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L'intérieur païen Au moment où s'accomplissaient les événements que nous venons de raconter, une scène bien différente se passait dans une autre maison, située entre le Quirinal et l'Esquilin. C'était celle de Fabius, chevalier romain, dont la famille avait amassé d'immenses richesses en affermant les revenus des provinces d'Asie. Son palais, plus vaste et plus splendide encore que celui que nous venons de visiter, renfermait une troisième cour ou péristyle, de grande dimension, entourée d'appartements très étendus, et remplie des produits les plus rares de l'Orient, sans compter les nombreux trésors de l'art européen. Des tapis de Perse couvraient le sol ; les soieries de la Chine, les étoffes aux mille couleurs de Babylone, les broderies d'or des Indes et de la Phrygie ornaient les meubles. çà et là on voyait de curieux ouvrages en ivoire et en métal, dus à l'habileté des peuplades d'origine fabuleuse qui habitent les îles de l'océan Indien.
Quant à Fabius, le maître de tous ces trésors et d'immenses domaines, c'était le véritable type du Romain facile, bien décidé à jouir de la vie présente ; du reste il n'avait jamais songé qu'il y en eût une autre. Incrédule, il trouvait cependant tout naturel d'adorer tour à tour les nombreuses divinités de l'empire, à mesure qu'elles se succédaient devant lui : aussi honnête homme que qui que ce fût, il n'avait de compte à rendre à personne. La plus grande partie de son temps se passait à un des grands bains qui, outre les usages indiqués par leur nom, renfermaient encore dans leurs nombreuses annexes ce que nous appelons aujourd'hui clubs, salons de lecture ou de jeu, salles pour le jeu de paume, gymnase. Là, il prenait son bain, causait, lisait et cherchait à dépenser son temps : tantôt il se promenait nonchalamment sur le Forum, écoutait le discours d'un orateur, la plaidoirie d'un avocat ; tantôt il entrait dans un des nombreux jardins publics fréquentés par la société la plus élégante de Rome. Puis il retournait chez lui, à peu près à l'heure de notre dîner, prendre part à un souper élégant, où se réunissaient quotidiennement ceux qu'il avait invités à l'avance ou recrutés pendant le jour parmi la troupe nombreuse de parasites à l'affût d'un bon repas.
Chez lui c'était un maître bon et indulgent : sa maison était parfaitement tenue par une foule nombreuse d'esclaves, et comme le moindre embarras était ce qu'il redoutait le plus, pourvu que tout ce qui l'entourait fût agréable, élégant, soigné, il laissait doucement aller les choses sous la direction de ses affranchis.
Toutefois Fabius n'est pas la seule personne que nous désirons présenter à nos lecteurs ; sa fille, héritière de son opulence, partage avec lui le luxe et la splendeur de son palais ; selon l'usage romain, elle porte le nom de son père, adouci néanmoins par le diminutif Fabiola (1). Introduisons tout de suite le lecteur dans son appartement. On y pénètre par un escalier de marbre qui part de la seconde cour ; autour de cette cour, mais à l'étage supérieur, s'étend une suite de pièces s'ouvrant sur une terrasse ornée d'une gracieuse fontaine qui rafraîchit l'air, et couverte d'une profusion de plantes exotiques les plus rares. On a rassemblé dans ces salles les chefs-d'oeuvre les plus curieux de Rome et de l'étranger. Un goût raffiné, aidé de grandes ressources et d'occasions particulières, avait évidemment présidé à l'arrangement de cette précieuse collection. Comme nous arrivons presque à l'heure du repas du soir, nous pouvons apercevoir la maîtresse de ce lieu élégant se disposer à y paraître avec toute la splendeur convenable. Lit de repos (Pompéi) Fabiola est étendue sur un lit de repos incrusté d'argent et dû à l'art des Athéniens, dans une chambre de forme cysicaine, c'est-à-dire éclairée dans toute sa hauteur par d'immenses fenêtres qui s'ouvrent sur la terrasse garnie de fleurs. En face d'elle est suspendu un miroir d'argent poli, assez grand pour réfléchir une personne debout ; à côté, sur une table de porphyre, se trouve une quantité innombrable de parfums et de cosmétiques rares, que les dames romaines aimaient avec passion et achetaient à des prix fabuleux (2). Sur une autre table en bois de santal des Indes étaient étalés, dans leurs précieuses cassettes, des joyaux et des bijoux, parmi lesquels la jeune Romaine devait choisir la parure du jour.
Nous n'avons ni l'intention, ni le talent de peindre les personnes ni d'esquisser leurs traits ; nous préférons nous occuper des intelligences. Contentons-nous donc de dire que Fabiola, alors âgée de vingt ans, n'était pas la moins remarquable de toutes les personnes de son rang, de son âge et de sa position, et que plus d'un jeune patricien recherchait son alliance. Mais elle contrastait singulièrement avec son père par son genre d'esprit et son caractère. Hautaine, fière, impérieuse, irritable, elle dominait en princesse tous ceux qui l'entouraient, à part une ou deux exceptions, et exigeait les plus humbles hommages de tous ceux qui s'approchaient d'elle. Fille unique, car sa mère était morte en lui donnant le jour, elle avait été élevée avec trop d'indulgence par son insouciant et excellent père. Les meilleurs maîtres cherchèrent à l'orner de toutes les connaissances qui rendent une jeune fille accomplie, et on lui permit de satisfaire tous ses plus extravagants désirs ; jamais elle ne s'était rien refusé.
Abandonnée ainsi à elle-même, elle avait beaucoup lu, surtout les ouvrages sérieux, et s'était laissé complètement séduire par la philosophie raffinée, c'est-à-dire par l'épicurisme sensuel et païen, alors fort à la mode chez les Romains. Elle ne connaissait point le christianisme, ou plutôt elle n'en avait jamais entendu parler que comme d'un système inférieur, grossier et vulgaire ; en somme, elle le méprisait trop pour l'étudier. Quant au paganisme avec son cortège de dieux, de vices, de fables et d'idolâtries, elle se contentait d'en rire ; mais elle observait ses rites en public. Elle ne croyait donc à rien en dehors de la vie présente, dont les plus délicats plaisirs étaient sa seule préoccupation. Mais son orgueil même était le bouclier qui défendait sa vertu ; elle avait horreur de la corruption de la société païenne, et dédaignait les frivoles hommages des jeunes gens qui l'entouraient d'attentions jalouses, sans réussir à autre chose qu'à l'amuser par leur folie. On la croyait froide et égoïste ; moralement elle était irréprochable.
Si, en commençant, nous semblons nous jeter dans de longs détails, nous espérons que notre lecteur voudra bien les croire indispensables pour lui faire bien connaître la situation matérielle et morale de Rome à l'époque de notre histoire, que nous rendrons ainsi plus intelligible. S'il était tenté de croire que nous lui décrivons des choses beaucoup trop splendides ou trop perfectionnées pour une époque où le niveau de l'art et du goût avait déjà baissé, nous nous permettrons de lui faire une observation. C'est que l'époque supposée de notre visite à Rome n'est pas plus éloignée des meilleurs moments de l'art romain, par exemple, du règne des Antonins, que le XIXe siècle ne l'est des Cellini, Raphaël ou Donatello. Cependant dans combien de palais italiens ne conserve-t-on pas leurs ouvrages, qu'on estime très haut et qu'on ne cherche plus qu'à imiter ! Sans aucun doute, il en était de même dans les riches palais des vieilles et opulentes familles de Rome.
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«Que je serais heureuse, très noble maîtresse, dit l'esclave noire, si je pouvais ce soir me trouver dans le triclinium (3) pour juger du brillant effet que ce nouveau stibium (4) fera sur vos hôtes ! il m'en a coûté bien des essais avant d'arriver à cette perfection : je suis sûre que l'on n'a jamais rien vu de pareil à Rome.
- Quant à moi, interrompit la rusée Grecque, je ne prétends pas aspirer à un si grand honneur, et je me tiendrais pour satisfaite si, me trouvant seulement à l'entrée de la salle, je pouvais être témoin de la vive admiration qu'excitera cette merveilleuse tunique de soie. Elle est arrivée avec le dernier envoi d'or d'Asie ; rien n'égale sa beauté, et j'ose dire que l'arrangement de ses plis, fruit de mes études, n'est pas indigne de la richesse du tissu.
- Et toi, Syra, dit sa maîtresse avec un dédaigneux sourire, quels sont tes désirs ? N'as-tu rien à vanter de tes oeuvres ?
- Mon seul désir, noble dame, est de vous voir toujours heureuse, et il n'est rien dont je puisse me vanter, car je crois n'avoir rempli que mon devoir», répondit-elle avec modestie et sincérité.
Cette réponse déplut à l'altière Romaine. «Esclave, dit-elle, il me semble que tu es fort avare de louanges ; on entend rarement une parole agréable sortir de ta bouche.
- Et de quelle valeur serait-elle, répondit Syra, venant d'une pauvre servante comme moi, pour une noble dame accoutumée à entendre tous les jours les gens les plus polis et les plus éloquents ? Croyez-vous à la louange lorsqu'elle s'échappe de leurs lèvres, et ne la méprisez-vous pas quand elle vient de nous ?»
Ses deux compagnes lui lancèrent un regard de haine. Fabiola aussi était furieuse de ce qui lui semblait un reproche : un sentiment élevé dans une esclave !
«En es-tu encore à apprendre, répondit-elle orgueilleusement, que tu m'appartiens, et que je t'ai achetée fort cher pour me servir comme bon me semble ? J'ai le droit au service de ta langue, tout autant qu'à celui de tes bras. S'il me plaît d'être louée, flattée, ou de te faire chanter, tu auras à obéir, que tu l'aimes ou non. Singulière idée, en vérité, qu'une esclave puisse avoir une autre volonté que celle de sa maîtresse, à qui sa vie même appartient !
- C'est vrai, répondit-elle avec douceur et dignité, ma vie et tout ce qui se termine avec elle, mon temps, ma santé, mes forces, mon corps, mon souffle, sont à vous. Tout cela, acheté de votre or, est en votre possession. Mais je considère toujours comme mon bien ce que la richesse d'aucun empereur ne peut acheter, ce qu'aucun esclavage ne peut enchaîner, ce que le temps ne peut contenir.
- Et qu'est-ce donc, je te prie ?
- Une âme.
- Une âme ! répéta avec surprise Fabiola, qui n'avait jamais entendu une esclave réclamer la propriété d'une pareille chose ; permets-moi de te demander ce que tu entends par là.
- Je ne saurais m'exprimer comme les philosophes, répondit Syra. Pour moi l'âme est un sentiment vif, intime, que j'existe en compagnie d'êtres supérieurs à ceux qui m'entourent, sentiment qui répugne à la destruction, de même que l'instinct nous fait craindre ces deux alliées, la maladie et la mort : aussi le mensonge et la flatterie lui sont-ils odieux. Tant que je posséderai dans mon coeur ce don invisible et immortel, il me sera impossible de m'abandonner à de pareilles fautes.»
Cette scène était presque incompréhensible pour les deux autres esclaves, pétrifiées d'étonnement à la vue de l'audace de leur compagne. Fabiola aussi était stupéfaite ; mais, son orgueil reprenant bientôt le dessus, elle dit avec une visible impatience :
«Où as-tu appris toutes ces folies ? Qui t'a enseigné à bavarder ainsi ? Pour ma part, j'ai étudié pendant bien des années, et j'en suis venue à cette conclusion, que toutes ces idées de l'existence de l'âme sont autant de rêveries de poètes ou de sophistes. Et toi, ignorante et grossière esclave, prétends-tu être plus instruite que ta maîtresse, ou crois-tu vraiment que lorsque, après ta mort, on aura jeté ton cadavre avec ceux des autres esclaves tués par la débauche ou les coups de fouet, et qu'on doit brûler ignominieusement sur un bûcher, crois-tu qu'après que toutes ces cendres auront été jetées dans une fosse commune, tu survivras, toi, avec la conscience de ton être et l'espoir d'une vie de bonheur et de liberté ?
- Non omnis moriar (5), comme dit un de vos poètes, répondit modestement l'esclave étrangère, mais avec un regard si ardent, que sa maîtresse en fut étonnée ; oui, j'espère, et même je veux survivre à tout cela. Bien plus, je crois et je sais qu'il y a une main qui retirera un à un tous les os de mon corps de ce charnier que vous venez de décrire d'une manière si saisissante. Et il y a une puissance qui appellera devant son tribunal les quatre vents du ciel, et leur fera rendre compte du moindre atome de mes cendres dispersées par leur souffle ; je rentrerai en possession de mon corps, qui ne sera plus votre esclave ou celui d'aucune autre ; je serai libre, heureuse, glorieuse, destinée à aimer et à être aimée éternellement. Cet espoir certain est caché dans le fond de mon coeur (6).
- Quelles sont ces étranges visions de ton imagination orientale, qui te détournent de tes devoirs ? Il faut t'en guérir. A quelle école de philosophie as-tu appris toutes ces sottises ? Je n'ai jamais rien lu de pareil dans les auteurs grecs ou latins.
- Dans mon pays, et à une école où l'on ne connaît et où l'on n'admet aucune distinction entre le Grec et le barbare, entre le maître et l'esclave.
- Comment ! s'écria avec impétuosité l'altière Romaine, sans attendre cette existence idéale qui doit suivre la mort, tu prétends déjà te dire mon égale ! Eh ! qui sait, peut-être ne me donnes-tu que le second rang ? Allons ! dis-moi sur-le-champ, sans te permettre aucune équivoque, sans me rien déguiser, est-ce là ton idée, oui ou non ?» Et elle se redressa dans l'attitude de la plus vive curiosité. Son agitation augmentait à chaque mot de la calme réponse de Syra ; de violentes passions semblaient lutter en elle, lorsqu'elle entendit ces paroles :
«Très noble maîtresse, bien supérieure à une pauvre esclave par la position, la puissance, le savoir, le génie, et par tout ce qui enrichit et embellit l'existence, par toutes les grâces du corps et la beauté des traits, par le charme de tous vos mouvements et la séduction de vos paroles, vous êtes fort au-dessus de toutes les rivalités, et les envieuses pensées d'un être aussi humble et aussi insignifiant que moi ne sauraient vous atteindre. Mais puisque vous m'ordonnez de répondre à votre question avec simplicité et franchise (elle s'arrêta, hésitante, mais un impérieux regard de Fabiola la contraignit d'achever), je vous prierai donc de juger vous-même si une pauvre esclave ayant l'invincible conviction qu'elle possède en elle une intelligence spirituelle, vivante, immortelle, dont la seule véritable demeure est dans les cieux, et dont le seul prototype possible est la Divinité, peut se croire inférieure en dignité morale, ou dans le domaine de la pensée, à un être qui, malgré ses qualités, avoue ne pas désirer une destinée plus belle, ni reconnaître en lui un but plus sublime que n'en attendent ces jolis chanteurs, privés de raison, qui se heurtent, sans aucun espoir de liberté, contre les barreaux dorés de leur cage» (7). Les yeux de Fabiola étincelèrent de fureur ; pour la première fois de sa vie elle se sentait réprimandée, humiliée par une esclave. Elle saisit son stylet de la main droite et en frappa Syra presque au hasard. Celle-ci ne recula pas, mais porta instinctivement son bras en avant pour se préserver, et la pointe de l'arme, s'abattant sur elle du haut de la couche, lui fit une blessure plus profonde que toutes celles qu'elle eût jamais reçues. La douleur fut si vive, que les larmes jaillirent de ses yeux, tandis que son sang coulait abondamment. Fabiola, honteuse à l'instant de cet acte cruel, quoique involontaire, se sentit encore plus humiliée devant ses esclaves.
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