|
- Sans aucun doute ; toutefois votre idée d'un arc triomphal chrétien suppose des moyens humains ; d'où les attendez-vous ?
- A vrai dire, Pancrace, mes pensées se tournent vers un des membres de la famille des Auguste, sur lequel je fonde un peu d'espoir pour un avenir meilleur ; je parle de Constance Chlore.
- Cependant, Sébastien, comment ne trouverez-vous pas parmi nous des gens savants et honnêtes prêts à réfuter votre opinion ! Ils vous diront que sous les règnes d'Alexandre, de Gordien ou d'Aurélien, on entretenait de semblables espérances qui n'aboutirent qu'à une déception. Pourquoi, ajouteront-ils, n'en serait-il pas de même aujourd'hui ?
- Je ne le sais que trop, cher Pancrace, et plus d'une fois j'ai amèrement déploré ces sombres regards jetés sur les événements, et qui refroidissent notre zèle ; ces pensées insidieuses, que la vengeance est perpétuelle et que la miséricorde n'a qu'un temps ; que le sang des martyrs et les prières des vierges sont impuissants à raccourcir les heures d'épreuve et à hâter l'arrivée de la grâce.»
Ce fut alors qu'ils arrivèrent dans l'appartement de Sébastien ; la pièce principale était éclairée, et tout semblait préparé pour une réunion. Vis-à-vis de la porte était une fenêtre ouvrant de plain-pied sur une terrasse qui longeait ce côté du palais. La nuit leur parut si brillante, qu'ils se dirigèrent instinctivement vers cette terrasse et y demeurèrent. Un délicieux et charmant spectacle s'offrit alors à leurs regards. Au-dessus de leur tête, la lune, une vraie lune d'Italie, glissait majestueusement au plus haut des cieux ; son ombre arrondie, loin de présenter une surface plate, se détachait en relief vigoureux, et semblait baigner dans les doux reflets de sa propre lumière. Les étoiles voisines en perdaient leur éclat ; elles semblaient s'être réunies en groupes plus serrés et plus brillants dans les coins de ce ciel d'azur. Bien des années plus tard, Augustin et Monique, penchés sur leur fenêtre, à Ostie, s'entretenaient des choses célestes en contemplant une nuit aussi sereine et aussi tranquille.
Le Colisée En vérité, à leurs pieds, autour d'eux, tout était beau, tout était grand. Le Colisée ou l'amphithéâtre de Flavius, entièrement achevé, se dressait d'un côté ; le doux murmure de la fontaine, dont les eaux étincelaient comme une colonne d'argent, pareille à la vague qui se retire en glissant le long des flancs abrupts d'un rocher, venait doucement flatter l'oreille. De l'autre, le superbe édifice appelé le Septizonium de Sévère ; en face, et dominant fièrement le Coelius, les bains somptueux de Caracalla reflétaient sur leurs colonnes orgueilleuses et leurs murs de marbre le doux éclat de cette lune d'automne. Mais ces lourds monuments de la gloire humaine n'attiraient point les regards des deux jeunes chrétiens, demeurés silencieux ; le plus âgé avait placé son bras droit autour du cou de son compagnon et s'appuyait sur son épaule. Après une longue pause il reprit le fil de son discours et dit d'une voix plus douce : «Lorsque nous sommes entrés sur la terrasse, j'allais vous désigner à nos pieds l'endroit exact où mon imagination se plaît à élever l'arc triomphal dont je vous ai entretenu (3). Mais qui pourrait songer aux misères d'ici-bas en contemplant au-dessus de nos têtes cette voûte splendide, si brillamment éclairée, comme pour attirer vers elle et nos yeux et nos coeurs ?
- Vous avez raison, Sébastien ; je réfléchis parfois que si cette partie du firmament vers laquelle l'homme indigne et pécheur ose lever ses regards est si éclatante de beauté, que doit être cette autre partie dans les profondeurs de laquelle plonge l'oeil de Celui dont la gloire est sans bornes ! Je me le représente comme un voile richement brodé, dont le tissu laisse échapper quelques fils d'or ; c'est là tout ce que nous pouvons en apercevoir. De quelle splendeur vraiment royale doivent resplendir ces régions élevées que foule le pied léger des anges et des justes qui ont satisfait à la justice de Dieu !
- Quelle gracieuse idée, Pancrace, et combien elle est vraie, puisqu'elle nous apprend que ce voile placé entre nous, qui travaillons ici-bas, et l'église triomphante, réunie là-haut, est bien délicat et facile à traverser !
- Pardonnez-moi, Sébastien, dit le jeune homme en regardant son ami avec ce même regard qu'il avait dirigé, quelques jours auparavant, sur le visage inspiré de sa mère ; pardonnez-moi si, pendant que vous méditez avec sagesse sur le monument destiné à rappeler le triomphe du christianisme, je vois déjà se dresser devant moi, dans toute sa beauté, cet arc triomphal par lequel, malgré notre faiblesse, nous conduirons l'église à une victoire rapide et glorieuse, et marcherons nous-mêmes à la félicité.
- Où cela, cher enfant ? que voulez-vous dire ?»
|
|
- Une misère, en vérité, répondit-il timidement, pour un homme aussi brave et aussi généreux que vous, mais une chose importante pour un faible enfant aussi inexpérimenté que moi.
- C'est quelque bon et vertueux projet, je n'en doute pas ; dites-moi ce qui vous occupe, et je vous promets de vous aider de mon mieux.
- Eh bien donc, Sébastien, - ne vous hâtez pas de me trouver ridicule, ajouta Pancrace, hésitant et rougissant à chaque mot, - vous savez que j'ai chez moi une grande quantité de vaisselle d'argent, fort embarrassante, vous comprenez, pour nous qui vivons si simplement. Ma chère mère, pour tout au monde, ne voudra jamais porter les nombreux bijoux anciens que l'on garde sous clef et qui ne servent à personne. Je n'ai point d'héritier : je suis et je serai le dernier de ma race. Vous m'avez dit souvent qu'en pareil cas les héritiers naturels d'un chrétien sont la veuve et l'orphelin, les indigents et les infirmes. Pourquoi attendraient-ils ma mort pour entrer en possession de ce qui leur revient de droit ? S'il est vrai qu'une persécution soit imminente, et si nous devons faire le sacrifice de notre vie, pourquoi courir le risque de voir ces richesses confisquées ou livrées aux mains avides des licteurs ? Pourquoi en dépouiller nos héritiers naturels ?
- Pancrace, dit Sébastien, je vous ai écouté sans vous interrompre, afin de vous laisser tout le mérite d'exprimer de si nobles pensées. Maintenant dites-moi quel est le motif qui vous fait hésiter dans l'accomplissement d'un projet qui vous est cher.
- A vrai dire, Sébastien, je crains qu'on ne me trouve présomptueux et impertinent, de vouloir, à mon âge, faire ce que tout le monde est sûr de considérer comme un acte grand et généreux, tandis que je puis vous assurer qu'il n'en est rien. Je ne regretterai nullement tout cela, et je n'y attache aucune valeur ; quel précieux secours ce sera pour les pauvres, à qui l'avenir se montre déjà plein de menaces !
- Sans doute Lucine y consent ?
- Oh ! soyez sans inquiétude. Je ne voudrais pas toucher la moindre parcelle d'or sans sa permission. Mais voici mon principal motif pour solliciter votre assistance. Je serais au désespoir qu'on me crût capable de faire la moindre chose qui pût sembler extraordinaire, surtout de la part d'un jeune homme. Vous me comprenez ? Ce que je désire, ce que je vous supplie de faire, c'est de distribuer ces aumônes dans quelque autre maison. Vous pourrez dire qu'elles viennent de... d'une personne qui a grand besoin des prières des fidèles, surtout de celles des pauvres, et qui veut rester inconnue...
- Je vous rendrai ce service de tout coeur, cher et noble enfant ! Chut ! N'avez-vous pas entendu prononcer le nom de Fabiola ? Tenez, encore ! et avec une épithète de mauvais augure.»
Pancrace s'approcha de la fenêtre ; deux voix se faisaient entendre très près d'eux ; mais la corniche empêchait de voir les interlocuteurs, évidemment un homme et une femme. Quelques minutes après, ils s'avancèrent dans la partie éclairée par la lune presque aussi vivement qu'en plein jour.
«Je connais cette Africaine, dit Sébastien ; c'est Afra, l'esclave noire de Fabiola.
- Et l'homme, ajouta Pancrace, est mon ancien condisciple Corvinus.»
Ils crurent qu'il était de leur devoir de chercher à saisir, s'il était possible, ce qui semblait être la trame d'un complot ; mais, comme les deux complices passaient et repassaient devant la fenêtre, on ne pouvait surprendre, de temps à autre, que quelques phrases détachées. Nous n'avons pas l'intention de nous contenter de si peu de choses ; nous donnerons donc le dialogue en entier. Un mot seulement sur ces deux personnages.
L'esclave, nous la connaissons assez pour le moment. Corvinus, nous l'avons déjà dit, était le fils de Tertullus, d'abord préfet du prétoire. Cette charge, inconnue de la république et de création impériale, avait graduellement absorbé, depuis le règne de Tibère, le pouvoir civil aussi bien que le pouvoir militaire ; celui qui en était investi remplissait à Rome les fonctions de premier juge au criminel. Il fallait un homme vigoureusement trempé pour occuper ce poste à la satisfaction d'un maître despotique et impitoyable. Siéger tout le jour dans un tribunal, entouré de hideux instruments de torture, insensible aux gémissements et aux cris douloureux arrachés aux vieillards, aux jeunes gens et aux femmes ; interroger froidement un malheureux étendu sur un chevalet, et dont tous les membres tressaillent dans l'agonie, pendant qu'on en exécute un autre, condamné à périr sous le fouet garni de plomb ; et après de pareilles scènes aller chercher le repos, et se lever le lendemain avec une nouvelle ardeur pour les recommencer, quelle occupation ! quel emploi digne d'envie pour les membres du barreau romain ! On avait été jusqu'en Sicile chercher Tertullus, destiné à ces fonctions : non pas qu'il fût cruel ; mais cet homme, au coeur froid et glacé, était également inaccessible à la pitié et à la partialité. Son tribunal fut la première école de Corvinus ; dès son jeune âge, il y passait de longues heures assis aux pieds de son père, jouissant avec délices du spectacle cruel qu'il avait sous les yeux, et se montrant fort irrité si quelqu'un échappait au supplice. Il devint vulgaire, grossier et brutal ; avant même qu'il fût arrivé à l'âge d'homme, ses traits défigurés, son visage couvert de taches, ses yeux chassieux, dont l'un était à moitié fermé, annonçaient déjà un caractère dissolu et l'habitude de la débauche. Sans aucun goût délicat, sans aucune aptitude pour s'instruire, on trouvait en lui un certain courage instinctif et la force physique, unie à une forte dose de la plus basse malice. Jamais il n'avait éprouvé de sentiments généreux, ni cherché à combattre ses passions mauvaises. Jamais personne ne l'avait offensé sans devenir aussitôt l'objet de sa haine et le but de sa vengeance. Il avait juré de ne jamais pardonner, surtout à deux personnes : à son ancien maître d'école, qui l'avait souvent châtié pour son mauvais caractère, et à son ancien condisciple, qui avait répondu avec tant de douceur à ses brutales injures. La justice, la miséricorde, le bien et le mal qu'on lui pouvait faire, tout lui était également odieux.
Tertullus n'avait point de fortune à laisser à son fils, et celui-ci semblait manquer du génie qui la fonde. A ses yeux, devenir riche était la chose du monde la plus importante ; car la richesse, qui lui eût permis de satisfaire tous ses désirs, lui apparaissait comme la félicité suprême. Une riche héritière, ou plutôt sa dot, voilà tout simplement quel était le but de ses efforts. Trop maladroit, trop timide, trop lourd pour faire son chemin dans la société, il chercha d'autres moyens, plus dignes de son coeur dépravé, afin d'avancer ses projets ambitieux et cupides. Sa conversation avec l'esclave noire nous fera mieux connaître quels étaient ces moyens.
«C'est la quatrième fois que je viens vous trouver à la Meta sudans, à une heure si incommode. Quelles nouvelles m'apportez-vous ?
- Aucune : seulement ma maîtresse part après-demain pour sa villa de Cajeta (5) ; naturellement je l'accompagne. Il me faut encore de l'argent, pour que je puisse continuer mes opérations en votre faveur.
- Encore de l'argent ! mais je vous ai donné tout ce que j'ai reçu de mon père depuis plusieurs mois.
- Ignorez-vous donc qui est Fabiola ?
- Non, certes, c'est le plus riche parti de Rome.
- La hautaine et fière Fabiola ne sera jamais le prix d'une si facile victoire.
- Vous m'avez cependant promis que vos charmes et vos philtres me garantiraient son consentement ou au moins sa fortune. Que peut vous coûter tout cela ?
- Beaucoup assurément. Les plus précieux ingrédients sont nécessaires et se payent au poids de l'or. Croyez-vous que je puisse sortir à une heure comme celle-ci, pour aller cueillir des simples au milieu des tombeaux de la voie Appienne, sans être convenablement récompensée ? De quelle manière comptez-vous seconder mes efforts ? Ne vous ai-je pas dit que vous pourriez aussi m'aider à réussir ?
- Et que puis-je faire ? La nature m'a refusé la beauté et les talents qui s'emparent des coeurs, j'ai plus de confiance dans votre art puissant et ténébreux.
- Eh bien, laissez-moi vous donner un avis : si vous n'avez ni la grâce ni les dons qui puissent vous gagner le coeur de Fabiola...
- Vous voulez dire la fortune.
- Ils sont inséparables ; il est une chose irrésistible, comptez-y bien, dont vous pouvez vous munir.
- Qu'est-ce donc ?
- L'or.
- Et où le trouverai-je ? c'est justement cela que je cherche». L'esclave noire sourit malicieusement et dit : «Pourquoi ne vous le procurez-vous pas comme Fulvius ?
- Qu'emploie-t-il pour cela ?
- Le sang !
- Qu'en savez-vous ?
- Il a un vieux domestique avec lequel j'ai fait connaissance ; la noirceur de sa peau, moins foncée que la mienne, est bien compensée par celle de son coeur. Son langage et le mien ont assez d'affinité pour nous permettre de converser ensemble. Il m'a beaucoup questionnée sur les poisons, et prétend me racheter pour m'épouser ensuite et m'emmener dans son pays ; je crois avoir quelque chose de mieux que cela en vue ; enfin j'en ai tiré tout ce que je voulais.
- Que vous a-t-il dit ?
- Eh bien, il m'a dit que Fulvius avait découvert une grande conspiration contre l'empereur Dioclétien. Un méchant regard de ce vieux coquin me fit comprendre que Fulvius lui-même en était l'auteur ; il a été envoyé à Rome avec de puissantes recommandations pour s'y occuper de ce genre d'affaires.
- Quant à moi, il peut m'arriver d'avoir à châtier des conspirateurs ; mais je n'ai pas le don de découvrir ou d'inventer des complots.
- Il y a cependant un moyen facile.
- Quel est-il ?
- Dans mon pays il existe de très grands oiseaux que l'on poursuit en vain avec les chevaux les plus rapides ; si vous cherchez à vous en emparer plus tranquillement, ils se contentent de cacher leurs têtes, et sont les premiers à se trahir.
- Que voulez-vous désigner ainsi ?
- Les chrétiens. Ne va-t-on pas bientôt les persécuter encore ?
- Oui, plus cruellement que jamais.
- Alors suivez mon avis. Ne vous fatiguez point à les poursuivre, pour conquérir, après tout, un assez maigre butin. Soyez vigilant ; tâchez de découvrir autour de vous quelque riche proie, saisissez-la, prenez une grosse part de la confiscation, et revenez avec une bonne poignée d'or, vous en aurez deux en retour. - Merci, merci, je vous comprends. Vous n'aimez donc pas ces chrétiens ?
- Les aimer ? Je déteste cette race entière. Les esprits que j'adore sont les ennemis mortels de leur nom». Elle ajouta en grimaçant un horrible sourire :
«Je soupçonne une de mes compagnes d'être chrétienne. Oh ! combien je la déteste !
- Qu'est-ce qui vous le fait supposer ?
- D'abord rien ne pourrait la décider à mentir, et sa sotte franchise nous cause souvent les plus grands ennuis.
- Bon ! après ?
- Ensuite elle méprise l'argent, les cadeaux, et empêche qu'on ne nous en offre.
- De mieux en mieux !
- De plus, elle est...» Le dernier mot vint mourir à l'oreille de Corvinus, qui répondit :
«Je suis sorti de la ville aujourd'hui pour voir entrer une caravane de vos compatriotes ; en vérité, vous l'emportez sur eux tous.
- Est-ce vrai ? s'écria joyeusement Afra ; qui était-ce ?
- Oh ! rien que des Africains (6), ajouta Corvinus en riant : des lions, des panthères, des léopards.
- Misérable ! osez-vous m'insulter !
- Allons, allons, ne vous fâchez pas. On les fait venir précisément pour vous débarrasser de vos odieux chrétiens. Séparons-nous amicalement. Voici votre argent ; que ce soit le dernier. Prévenez-moi lorsque les philtres commenceront à agir. Je n'oublierai point votre avis à propos de l'or des chrétiens ; c'est tout à fait de mon goût.»
Pendant qu'il s'éloignait par la voie Sacrée, elle feignit de s'acheminer par la rue des Carinae, qui s'étend entre le Palatin et le Coelius, puis se retourna, et le regardant de loin : «Crois-tu, dit-elle, que pour un sot de ton espèce, je vais faire des expériences sur une personne du caractère de Fabiola !»
Elle le suivit à distance ; Sébastien, à son grand étonnement, crut la voir entrer dans le vestibule du palais. Il prit aussitôt la résolution de mettre Fabiola sur ses gardes, en la prévenant de ce nouveau complot, ce qui ne pouvait se faire avant qu'elle revînt de la campagne.
|