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On oublie trop vite en France, et peu de nos lecteurs sans doute se rappellent la vive et profonde impression que produisit en 1854 la publication d'un nouveau roman anglais, dont l'auteur était un cardinal de l'Eglise romaine. Quatre ans auparavant, le pape Pie IX, par un coup d'Etat admirable et dont on ne trouverait peut-être pas un second exemple dans toute l'histoire ecclésiastique, avait solennellement rétabli la hiérarchie catholique en Angleterre, et osé nommer un archevêque de Westminster. De Westminster ! «Quelle audace !» s'écriaient les protestants. «Quel courage !» répondaient les catholiques, qui formaient un groupe encore peu nombreux, mais déjà très vivant et plein d'espérance. Somme toute, le cardinal Wiseman, archevêque de Westminster, était loin d'être alors populaire de l'autre côté du détroit, et il semblait que sa nouvelle oeuvre, Fabiola, fût condamnée fatalement à la même impopularité. Il n'en fut rien, et le succès fut considérable. Tous les journaux anglais, toutes les revues s'occupèrent à l'envi de ce livre, qui exhalait je ne sais quel charme frais et pénétrant. Ce n'était pourtant qu'un roman archéologique, et ces deux mots, si singulièrement accouplés, ne présageaient rien de séduisant. Mais enfin, que voulez-vous ! dès les premières pages on était conquis. Parmi ceux qu'on appelle en Angleterre «puséistes» et «ritualistes», il y a de belles âmes que tourmente le souci de la Vérité, et qui à tout le moins en recherchent le voisinage. Cette aimable figure de saint Pancrace, placée sur le seuil du livre, cette mâle physionomie de saint Sébastien, et par-dessus tout cette délicieuse apparition de sainte Agnès, emportèrent l'enthousiasme universel. On peut dire que sainte Agnès conquit alors l'Angleterre, et il est difficile de supputer le nombre d'âmes que Fabiola achemina vers la Vérité. Il ne faut pas oublier que l'élément «naturel» eut sa part dans un triomphe aussi inattendu, et que la science profonde de l'auteur contribua à l'heureux effet de son oeuvre. «Hé quoi ! l'on trouve dans les catacombes des images révérées de la Vierge et des saints ! il y aurait dans ces cryptes saintes certains sièges qui ressemblent à des confessionaux ! et les dogmes catholiques, pour tout dire en deux mots, remonteraient vraiment à une aussi glorieuse antiquité !» On s'étonnait d'abord, on se convertissait ensuite. O puissance d'un bon livre !
En France, le succès ne fut pas moins éclatant, mais il fut peut-être moins profond. Fabiola n'est guère lue chez nous que dans les familles catholiques, et c'est le livre que l'on conseille tout d'abord aux jeunes filles sortant de leur couvent. Hélas ! c'est presque le seul qu'on puisse alors leur conseiller, et il est trop certain qu'en France les romanciers ne travaillent point pour les âmes pures. Il est possible, en Angleterre, de laisser errer les romans nouveaux sur la table du salon ; il les faut, en France, cacher sous clef au fond de quelque armoire, où certains curieux et certaines curieuses parviennent trop souvent à les découvrir. Bref, nos adversaires n'ont guère lu l'oeuvre du grand cardinal anglais, et nous le regrettons profondément. Elle leur eût fait beaucoup de bien, et à notre chère France, qui est le plus charmant... et le moins traditionnel de tous les peuples. C'est, à coup sûr, le pays où l'on connaît le moins ses origines nationales ou religieuses. Au delà de 1789, nos compatriotes ne voient rien qu'un vilain brouillard qu'ils ne se soucient pas de dissiper. Le Moyen-Age leur apparaît, suivant un mot récent de M. Renan, comme une effroyable et singulière aventure, et les antiquités chrétiennes leur sont absolument étrangères. Combien y a-t-il de Français qui connaissent les catacombes, et qui souhaitent de les connaître ? Fabiola renferme à leur adresse la plus salutaire et la meilleure de toutes les leçons.
Ce n'est pas le seul enseignement que nous devions à cet excellent livre, à cette oeuvre féconde. Il existe de par le monde un préjugé tenace contre la possibilité du roman honnête, du roman chrétien. On nous a servi sous ce nom tant d'oeuvres sottes ou odieuses, que beaucoup parmi nous se déclarent suffisamment renseignés et absolument écoeurés. «La cause est entendue», disent-ils. «Le genre n'existe pas et n'a pas même le droit de naître.» Rien cependant n'est plus injuste que la sévérité d'un tel verdict, et Fabiola n'est pas, à beaucoup près, le seul roman qui soit une protestation vibrante contre un jugement aussi excessif. Je ne m'imagine pas, quant à moi, que l'on puisse jamais nous interdire d'observer l'âme humaine, de l'analyser, de la décrire, et d'incarner en quelques personnages fictifs toutes les passions qui nous agitent, tous les vices qui nous rongent, toutes les vertus qui nous sauvent. Je ne saurais me persuader qu'on puisse nous défendre de mettre aux prises le Mal et le Bien, et de donner celui-ci une victoire achetée par une lutte longue et rude. Comment ! les chrétiens n'auront pas le droit d'être, en quelque manière, les historiographes de la grande lutte humaine, et de se servir à cet effet de la fiction comme de la réalité ! Une telle étroitesse nous révolte, et il faudrait en finir avec tous ces jansénismes. Certes, nous avons le droit strict d'être rigoureusement purs et de ne pas souiller par un seul épisode, par un seul personnage, par un seul mot de nos romans, la tranquillité et la pureté d'une seule âme. Mais est-ce que le cardinal Wiseman s'est rendu coupable d'un tel crime, et ne nous est-il pas donné de l'imiter très légitimement ? Il se proposait d'écrire toute une série d'autres romans sur l'Eglise des basiliques, sur l'Eglise des cloîtres, sur l'Eglise des écoles. Que n'entreprenons-nous de les écrire sur les modèles de sa première oeuvre, avec la même délicatesse de touche, la même sûreté de doctrine, la même précision de science ? N'écrivons pas de mauvais romans, et ayons horreur des médiocres ; mais ne reculons pas devant les bons.
A cette édition nouvelle de Fabiola, on a voulu donner l'austère parure d'une illustration scientifique. L'archéologie, qui passait, il y a cinquante ans, pour être la spécialité de quelques érudits ennuyeux et ridicules, est aujourd'hui devenue la plus populaire de toutes les sciences. Dans les notes de ses classiques, le petit écolier de dix ans contemple avec ravissement les images exactes de ces temples et de ces statues antiques, dont il a tant entendu parler, mais dont il ignorait la beauté sévère et divine. Dans les facultés de province, voire même dans quelques pensions de jeunes filles, on a fondé des cours d'archéologie grecque, romaine, nationale. Les femmes se passionnent pour la science «nouvelle», et se sentent portées vers elle par une véritable aptitude longtemps méconnue. Ce qu'on demande aux livres de luxe, c'est une illustration sainement archaïque, et pour la première fois les lecteurs de Fabiola vont avoir la joie de rencontrer ici ce trésor longtemps attendu. On a pour eux interrogé Herculanum et Pompéi ; on est descendu pour eux dans les saintes ténèbres des catacombes, où l'on veut aujourd'hui les conduire à leur tour la lampe à la main, la science aux lèvres. Ils vont éprouver le noble plaisir de voir tous les personnages de ce roman (car enfin c'est un roman) se mouvoir dans leur véritable milieu, dans l'atrium d'une maison romaine ou dans les galeries d'une crypte restituée par un Rossi. Voyant plus clairement, ils comprendront mieux ; comprenant mieux, ils aimeront davantage, et l'image, une fois de plus salutaire, les conduira à la Vérité et au Bien.
Tel est le but que se sont proposé les éditeurs de Fabiola. A leurs yeux, l'archéologie n'est pas seulement une science, mais un culte : le culte du passé. Ils s'estimeraient heureux d'avoir donné à quelques intelligences le goût vif des traditions antiques, et feront tout, dans leur humble sphère, pour qu'on ne puisse jamais appliquer à notre chère France cette parole terrible et juste : «Les seuls peuples qui aient le droit de compter sur l'avenir sont ceux qui aiment le passé.»
Léon Gautier
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