LA MONTÈE DU CARMEL DE ST JEAN DE LA CROIX

 

Jean de la Croix

 

LIVRE  TROISIÈME



OÙ L'ON TRAITE DE LA PURIFICATION ET DE
LA NUIT ACTIVE DE LA MÉMOIRE ET DE LA VOLONTÉ.
ON ENSEIGNE LA
CONDUITE QUE L'ÂME DOIT TENIR
À
L'ÉGARD DES ACTES DE CES DEUX PUISSANCES
POUR ARRIVER À
L'UNION AVEC DIEU PAR LA
PERFECTION DE L'ESPÉRANCE ET DE LA CHARITÉ.
 
 
 

SOMMAIRE
 
 
 

 Nous avons déjà montré comment l'entendement, première puissance de l'âme, doit se diriger dans toutes les connaissances qu'il acquiert, d'après les lumières de la foi, qui est la première des vertus théologales, afin qu'il puisse s'unir à Dieu par la pureté de cette vertu. Il nous reste maintenant à accomplir le même travail en parlant des deux autres puissances de l'âme, qui sont la mémoire et la volonté, afin que, purifiées elles aussi dans leurs rapports avec leurs connaissances respectives, l'âme arrive à s'unir à Dieu par une espérance et une clarté parfaite. C'est ce que nous ferons brièvement dans ce troisième Livre. Ayant déjà établi que l'entendement est le réservoir de tous les objets de ces puissances, nous avons par le fait même accompli une grande partie de la tâche que nous nous proposons. Il ne sera donc pas nécessaire de nous étendre aussi longuement sur ces deux puissances que sur la première. Il n'est pas possible en effet que l'homme adonné à la spiritualité, qui a bien formé son entendement à suivre les enseignements de la foi dont nous avons parlé, n'instruise pas en même temps les deux autres puissances dans la pratique des deux autres vertus d'espérance et de charité; car les opérations des unes dépendent des opérations de autre. Cependant, pour nous conformer à notre plan et pour mieux donner à comprendre ce sujet, il faut en parler d'une manière précise et déterminée. Nous parlerons donc ici des appréhensions propres de chacune de ces facultés, et tout d'abord de celles de la mémoire. J'en ferai les distinctions qui seront suffisantes pour le but que je me propose. Or ces distinctions nous pouvons les tirer des objets mêmes de la mémoire, qui sont au nombre de trois, à savoir: naturels, surnaturels imaginaires, et spirituels; d'après ces trois objets, il y a aussi trois sortes de connaissances pour la mémoire: les naturelles, les surnaturelles imaginaires et les spirituelles. Avec l'aide de Dieu, nous en traiterons ici, et nous commencerons par les connaissances naturelles qui proviennent d'objets plus extérieurs. Nous traiterons ensuite des affections de la volonté, et ainsi nous terminerons ce troisième livre de la Nuit active de l'esprit.
 
 
 

CHAPITRE I
 
 
 

OÙ L'ON TRAITE
DES CONNAISSANCES NATURELLES
DE LA MÉMOIRE; ON MONTRE
COMMENT ELLE DOIT S'EN DÉTACHER
POUR QUE L'ÂME PUISSE S'UNIR
À DIEU PAR CETTE
PUISSANCE.
 
 
 

 Il est nécessaire au lecteur de ne point perdre de vue dans chacun de ces livres le but que nous nous proposons. Sans cela bien des doutes pourraient lui venir en lisant soit ce que nous venons de dire de l'entendement, soit ce que nous dirons à présent de la mémoire et ensuite de la volonté. En voyant comment nous réduisons à néant les puissances à l'égard de leurs opérations respectives, il lui semblera peut être qu'au lieu d'élever l'édifice de la vie spirituelle, nous le détruisons. Et cela serait vrai si nous ne nous adressions qu'à des commençants, car il leur convient de se préparer encore par des méditations discursives et des raisonnements. Mais notre but en ce moment est d'enseigner le moyen de franchir ce degré pour arriver par la contemplation à l'union divine; voilà pourquoi tous ces moyens et tous ces exercices sensibles des puissances doivent être abandonnés et mis dans le silence, afin que Dieu opère par lui-même dans l'âme l'union avec lui. Il faut donc débarrasser les puissances, les dépouiller, les priver de leur droit naturel et de leurs opérations; c'est par là qu'elles seront disposées à recevoir des grâces infuses et des lumières surnaturelles. Leur capacité naturelle ne saurait les aider à accomplir un acte si élevé, elle y serait plutôt un obstacle; les puissances doivent donc la perdre de vue. S'il est vrai, comme il l'est en réalité, que l'âme doit arriver peu à peu à connaître Dieu plutôt parce qu'il n'est pas que parce qu'il est, il s'ensuit nécessairement que, pour aller à lui, elle doit procéder par le renoncement, le détachement complet et absolu de toutes ses connaissances naturelles et surnaturelles.

 Tel est le sujet dont nous allons nous occuper maintenant en parlant de la mémoire; nous la tirerons des limites et des bornes de sa nature, nous l'élèverons au-dessus d'elle-même, c'est-à-dire au-dessus de toute connaissance distincte, de toute possession sensible, pour la placer dans la souveraine espérance en Dieu qui est l'Être incompréhensible.

 Je commence donc par les connaissances naturelles. Je dis que ces connaissances naturelles de la mémoire sont toutes celles qu'elle peut former des objets à l'aide des cinq sens corporels: l'ouïe, la vue, l'odorat, le goût et le tact, ainsi que toutes les autres de ce genre qu'elle pourrait fabriquer et imaginer. Or elle doit se dépouiller et se défaire de toutes ces connaissances et imaginations, travailler même à en perdre le souvenir, de telle sorte qu'elle n'en garde aucune impression ni aucune trace et soit dans le dénûment absolu, comme si rien ne s'était passé en elle, dans l'oubli et l'abstraction de tout. La mémoire ne peut faire moins que de s'annihiler par rapport à toutes ces formes, si elle doit s'unir à Dieu. Car l'amour avec Dieu ne saurait exister, tant qu'elle ne sera pas complètement séparée de toutes les formes qui ne sont pas Dieu. Dieu en effet, comme nous l'avons dit dans le nuit de l'entendement, n'est pas renfermé dans quelque forme ou représentation distincte. Or si, comme l'enseigne notre Rédempteur, « on ne peut servir deux maîtres à la fois (Mat. VI, 24) », la mémoire ne saurait être parfaitement unie à Dieu, si elle est encore unie à des formes et à des représentations distinctes. Mais Dieu n'a ni forme ni image qui puissent être comprises par la mémoire; il s'ensuit donc que quand l'âme est unie à Dieu, comme le prouve l'expérience de chaque jour, elle est comme si elle n'avait ni forme ni figure, l'imagination n'agit plus, et la mémoire enivrée du souverain bien est dans l'oubli de tout et ne se souvenant de rien. Cette divine union, en effet, opère le vide dans l'imagination, qu'elle purifie de toutes les formes et connaissances pour l'élever à un état surnaturel. C'est quelque chose d'extraordinaire que ce qui se passe alors parfois. Il arrive en effet quelquefois, quand Dieu accorde ces touches d'union à la mémoire, qu'il se produit tout à coup dans le cerveau, à cette partie où elle a son siège, un tressaillement si sensible qu'il semble que l'on s'évanouit, que l'on perd absolument le jugement et l'usage des sens. Cet effet est plus ou moins grand, selon la puissance de la touche divine. Mais alors, je le répète, la mémoire est dégagée et purifiée de toutes ses connaissances; elle est comme hors d'elle-même, et parfois si oublieuse d'elle-même qu'elle doit faire un grand effort pour se rappeler quelque chose. Cet oubli de la mémoire et cette suspension de l'imagination sont tels quelquefois, par suite de l'union de la mémoire avec Dieu, qu'il s'écoule beaucoup de temps sans qu'on s'en aperçoive et sans qu'on sache ce qui s'est passé. Et comme l'imagination est parfois suspendue alors, viendrait-on à faire ce qui devrait lui causer de la souffrance, elle ne le sent point, parce que sans imagination il n'y a pas de sentiment; elle ne songe même pas, puisqu'il n'y a pas de pensée.

 Aussi, pour que Dieu vienne produire ces touches d'union, il convient à l'âme de purifier la mémoire, comme nous l'avons dit, de toutes les connaissances sensibles. Mais nous devons remarquer que ces suspensions dont il vient d'être parlé n'existent plus ainsi chez les parfaits, car ils sont arrivés à l'union parfaite, et ces suspensions n'ont lieu que dans les commencements de l'union.

 Vous me direz peut-être: Tout cela est bon, mais ce qui en découle, c'est qu'on détruit l'usage naturel et le cours régulier des puissances; c'est que, de plus, l'homme devient semblable à la bête, oublieux de tout, et ce qui est pire encore, il ne raisonne plus et ne songe plus aux exigences et aux opérations de la nature. Or Dieu ne détruit pas la nature; au contraire, il la perfectionne; mais d'après vos principes il s'ensuit nécessairement que vous la détruisez, car l'homme ne se souvient plus des principes de la moralité et de la raison pour agir, ni de sa nature pour les mettre en pratique; car il ne peut se souvenir de rien de tout cela, dès lors qu'il se dégage de toutes les connaissances et perceptions qui sont les moyens de réminiscences.

 A cette objection je réponds qu'il en est vraiment ainsi. Plus la mémoire s'unit à Dieu, et plus les connaissances distinctes qu'elle avait s'affaiblissent, jusqu'à ce qu'elles se perdent complètement. Cela a lieu quand par sa perfection elle est parvenue à l'état même de l'union. Au début de l'union, quand le travail de l'union se fait, il ne peut manquer d'y avoir un grand oubli de toutes choses, puisque leurs formes et leurs perfections s'effacent peu à peu de la mémoire. Aussi fait-on beaucoup de fautes dans les rapports extérieurs que l'on a avec le prochain; on ne se souvient plus de manger ou de boire; on oublie si l'on a fait une chose ou non, si on l'a vue ou non, si on a dit une parole ou non; la mémoire est absorbée en Dieu. Mais quand l'âme a déjà l'habitude de l'union, ce qui est pour elle le souverain bien, elle n'a plus d'oublis de ce genre dans ce qui concerne sa vie morale et naturelle. Au contraire, elle manifeste une perfection supérieure dans toutes les actions qui sont convenables ou nécessaires, bien que ces actions ne proviennent plus des connaissances et des perceptions de la mémoire; car, je le répète, quand il y a l'habitude de l'union, ce qui est déjà un état surnaturel, la mémoire et les autres puissances perdent complètement leurs opérations naturelles; elles sont élevées de leur être naturel à celui de Dieu qui est surnaturel. La mémoire, étant donc ainsi transformée en Dieu, ne peut plus recevoir l'impression des formes et des connaissances naturelles. Dans cet état, toutes les opérations de la mémoire et des autres puissances sont divines. Dieu, en effet, les possède, comme un Maître absolu, par suite de leur transformation en lui; c'est lui qui les meut et leur commande divinement, selon son Esprit et sa volonté et cela s'accomplit de telle sorte que les opérations de Dieu et de ces puissances de l'âme ne sont pas distinctes, et que celles de l'âme sont celles de Dieu. Ce sont donc des opérations divines, en tant que « celui qui s'unit à Dieu ne fait qu'un Esprit avec lui (I Cor. VI, 17) ». De là il résulte que les opérations de l'âme qui est dans l'union proviennent du Saint-Esprit et par conséquent sont divines. Il en résulte encore que les oeuvres de ces âmes sont les seules qui soient convenables et conformes à la raison, sans être jamais défectueuses; car l'Esprit de Dieu leur donne à connaître ce qu'elles doivent connaître, et les laisse ignorer ce qu'elles doivent ignorer, ou se rappeler ce dont elles doivent se souvenir à l'aide de représentations ou non, ou bien oublier ce qu'il faut oublier, ou aimer ce qu'elles doivent aimer, et ne pas aimer ce qui n'est pas en Dieu. Ainsi donc tous les premiers mouvements des puissances de ces âmes sont divins. Il ne faut donc pas s'étonner si les mouvements et les opérations de ces puissances sont divins, dès lors qu'ils sont transformés dans l'être de Dieu.

 Je veux apporter quelques exemples de ces opérations. En voici un. Une personne demande à une autre qui est en état de la recommander à Dieu. Or cette dernière ne conserve dans sa mémoire aucune impression, aucune connaissance de ce qui lui a été demandé. Mais, s'il convient de la recommander à Dieu, et si Dieu veut agréer la prière qui lui sera faite, il agira sur la volonté de cette personne, et lui inspirera le désir de faire ce qui lui a été demandé. Si Dieu ne veut pas de cette prière, l'âme aura beau s'efforcer de la faire, elle n'y réussira pas, elle n'en aura même pas le désir. Parfois même Dieu lui suggérera de prier pour d'autres qu'elle ne connaît point ou dont elle n'a jamais entendu parler. Cela vient de ce que c'est Dieu seul, comme je l'ai dit, qui meut de pareilles âmes à accomplir les oeuvres qui sont conformes à sa volonté ou à ses desseins, sans qu'elles puissent se porter à d'autres; voilà pourquoi les oeuvres et les prières de ces âmes sont toujours couronnées de succès.

 Telles étaient celles de l'auguste Mère de Dieu. Dès le premier instant de son existence, elle fut élevée à cet état suprême. Elle n'eut jamais dans son âme l'impression quelconque d'une créature qui pût la détourner de Dieu; elle ne se dirigea jamais d'après une impression de cette sorte, et l'Esprit-Saint fut son guide.

 Voici un autre exemple. Une personne doit à tel moment fixé s'occuper d'une affaire nécessaire. Elle n'en a aucun souvenir qui lui vienne par la voie d'une forme imaginaire; mais, sans qu'elle sache comment, sa mémoire recevra cette motion dont nous avons parlé au moment et de la manière qu'il convient pour agir avec succès. L'Esprit-Saint lui donne ses lumières non seulement dans ces circonstances, amis encore dans une foule d'autres faits ou d'événements qui arrivent ou arriveront, alors même qu'elle en serait éloignée. Ces connaissances, qui parfois lui viennent par la voie des formes intellectuelles, lui sont très souvent communiquées sans aucune forme sensible; l'âme elle-même ignore comment elle les a reçues; mais elles lui sont données par la Sagesse divine; car, les âmes de cette sorte s'exercent à ne savoir comprendre par leurs puissances naturelles aucune des choses qui seraient pour elles un obstacle à l'union; aussi elles en viennent généralement, comme nous l'avons dit à l'occasion de la montagne figurée au commencement de ce livre, à tout connaître, selon que le dit le Sage: « L'auteur de toutes choses, la Sagesse, m'a tout appris (Sag. VII, 21) ».

 Mais, me direz-vous peut-être, il est impossible à l'âme de dégager sa mémoire et de la dépouiller si bien des images et représentations qu'elle puisse arriver à un état si élevé. Il y a, en effet, ici deux difficultés qui sont au-dessus des forces et de la capacité de l'homme: la première qui est de se dépouiller de sa nature et de ses aptitudes naturelles, ce qui ne saurait se réaliser; et la seconde, qui est encore plus ardue, est d'atteindre le surnaturel et de s'unir à lui. En réalité, il est impossible d'arriver à ce résultat avec les seules forces de la nature. Il est certain que c'est Dieu qui doit élever l'âme à cet état surnaturel. Quant à l'âme, elle doit ne rien négliger pour s'y disposer, et cela, elle le peut naturellement, surtout avec les secours que Dieu lui donne progressivement. Voilà pourquoi, au fur et à mesure qu'elle avance dans le renoncement et ce détachement de toutes formes sensibles, Dieu lui donne une plus grande possession de l'union. Or ce résultat, s'opère en elle passivement, comme nous le dirons, s'il plaît à Dieu, lorsque nous traiterons de la Nuit passive de l'âme. Et ainsi, c'est quand Dieu le jugera bon et selon la disposition où l'âme sera parvenue qu'il lui donnera l'union parfaite par mode d'habitude.

 Quant à ces divins effets que produit l'union lorsqu'elle est parfaite, tant du côté de l'entendement que du côté de la mémoire et de la volonté, nous n'en parlerons pas dans cette nuit et purification active; car elle seule ne suffit pas pour faire l'union divine. Nous en reparlerons dans la nuit passive par laquelle s'opère l'union de l'âme à Dieu. Je ne traiterai donc maintenant que du moyen nécessaire pour que la mémoire se dispose activement, et autant que cela dépend d'elle, à entrer dans cette nuit ou purification active.

 Ce moyen consiste en ce que l'âme adonnée à la vie spirituelle observe bien l'avis suivant: Tout ce qui frappera la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût ou le tact, elle veillera à ne pas s'y attacher et à n'en rien conserver dans sa mémoire; elle s'appliquera à l'oublier tout de suite, et y travaillera même, s'il le faut, avec ce zèle que l'on met à se rappeler d'autres souvenirs. Elle ne doit laisser dans sa mémoire aucun connaissance ou impression des choses d'ici-bas, qu'elle considérera comme si elles n'existaient pas; sa mémoire en sera absolument dégagée et libérée; elle ne s'arrêtera à aucune considération, soit d'en haut, soit d'en bas; qu'elle se conduise comme si cette faculté de la mémoire n'existait pas, et la laisse librement se perdre dans l'oubli, comme une chose qui trouble si elle ne disparaît pas. Car tout ce qui est naturel est plutôt un obstacle qu'un recours, si l'on veut s'en servir dans ce qui est surnaturel.
 
 

[(Les éditions antérieures donnaient ici le paragraphe suivant tout différent des Ms. c, A, B,  C,  D, P: « Qu'elle laisse passer ces connaissances et s'établisse dans un saint oubli à leur égard; qu'elle n'y réfléchisse pas, si ce n'est quand il le faudra pour de bonnes pensées et de pieuses méditations. Toutefois cette application à oublier et à rejeter les connaissances et les souvenirs ne s'entend jamais du Christ et de son Humanité. Si parfois l'âme élevée à une très haute contemplation et à la vue simple de la Divinité ne se souvient pas de la sainte Humanité du Christ, cela provient de ce que Dieu a, par un moyen spécial élevé l'âme à cette connaissance comme confuse mais très surnaturelle. Mais s'appliquer, de propos délibéré, à l'oublier, voilà ce qui ne convient sous aucun rapport. Car la vue et la méditation amoureuse de cette sainte Humanité est une aide pour toutes sortes de biens, et par elle l'âme monte plus facilement et au plus haut degré de l'union. Il est clair que si toutes les choses visibles et corporelles doivent être laissées dans l'oubli, parce qu'elles sont un obstacle, il ne faut pas considérer comme tel Celui qui s'est fait homme pour nous guérir de nos maux, Celui qui est la vérité, la porte, la voie, le guide qui mène à tous les biens. »

 « Cela supposé, l'âme doit s'appliquer à faire abstraction de tout le reste et à l'oublier, de telle sorte que, autant que possible, il n'y ait plus dans sa mémoire une connaissance ou un souvenir quelconque des choses créées et les considère comme n'existant même pas; que la mémoire en soit libérée et dégagée pour aller à Dieu, et qu'ainsi elle soit comme perdue dans un saint oubli. »

 Que ce texte ne soit pas le texte original du docteur mystique, cela, à mon avis, ne fait aucun doute pour ces trois raisons très fortes: la première, c'est qu'on ne le trouve pas dans les cinq manuscrits que nous citons; la deuxième, parce que l'on ne  trouve pas, dans ces manuscrits ni plusieurs autres, trois petits paragraphes où l'on enseigne la même doctrine, comme on peut le voir au chapitre précédent, au chapitre XIV de ce livre et au chapitre X du livre premier de la Nuit obscure; la troisième, parce que l'enchaînement du texte des Manuscrits est plus parfait.

 Le motif pour lequel on a introduit ce paragraphe ainsi que les autres est, à mon avis, celui de montrer comment saint Jean de la Croix ne partageait pas l'opinion de certains mystiques d'après lesquels l'âme, arrivée à la contemplation, doit éloigner de sa mémoire tout ce qui est corporel, et même la très Sainte Humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ; mystiques qui avaient déjà été victorieusement réfutés par sainte Thérèse (Vie, ch. 22 et Château de l'âme, Dem. 6E, ch.7). Certainement le Saint pensait ainsi. Mais, pour le prouver, il n'y avait pas de nécessité our celui qui édita ses oeuvres de recourir à de telles fictions. La dévotion toute particulière que le Saint avait pour l'Humanité du Christ, le souvenir constant qu'il gardait de la Passion, bien qu'il fût déjà arrivé à la plus haute contemplation, sont une preuve plus que suffisante pour réfuter d'une façon péremptoire ces mystiques outrés et montrer qu'il n'était pas de leur bord. L'auteur de l'interpolation a quelque excuse. Son but était de fournir des textes comme preuves, et vraisemblablement il ignorait encore ceux que nous connaissons. On peut voir dans le Senteciaro les Sentences 1er, 2e, 74e et 78e, etc.; dans les Dictamenes de espiritu la règle 11e, qui dit littéralement: « Il disait (le saint) que deux choses servent d'ailes à l'âme pour s'élever à l'union à Dieu: la compassion affective à la Passion de Jésus-Christ et l'amour du prochain. » (Homenaje a S. Juan de la Cruz, p. 195, et au tome 3e de la présente édition.) Si l'on désire des preuves plus claires et qui touchent directement cette question, on peut les voir dans le traité intitulé: Espinas de espiritus et dans le Conocimiento oscuro de Dios, qui sont, l'un et l'autre, du docteur mystique, comme nous le prouverons.

 D'ailleurs, le Saint n'était pas obligé de traiter ce point de théologie mystique, et il y en a beaucoup d'autres dont il n'a pas parlé. Voilà pourquoi nous répondrons à ceux qui n'admettent pas l'authenticité de ces deux derniers traités que, d'après nous le Saint s'en occupe d'une manière toute spéciale dans son livre intitulé Reglas para conocer el buen y mal espiritu, qui s'est perdu.)]
 

 Si les doutes et les objections dont il a été parlé au sujet de l'entendement venait à se produire encore, et si l'on disait que l'entendement ne fait rien alors et perd son temps, que l'âme se prive des biens spirituels qu'elle peut recevoir en s'aidant de la mémoire, nous disons que nous avons déjà donné alors une réponse à toutes ces difficultés et que nous en traiterons de nouveau dans la Nuit passive. Ainsi il n'y a pas de motif pour nous y arrêter en ce moment.

 Il faut remarquer toutefois que si, durant quelque temps, l'âme ne constate pas le progrès produit par cette suspension de toutes les connaissances et de tous souvenirs, elle ne doit pas pour cela se décourager. Dieu ne manquera pas de la soutenir à temps; et quand il s'agit d'acquérir un bien aussi grand, il est souverainement convenable de supporter sa peine et de souffrir avec patience et confiance en Dieu.

 Sans doute, et c'est là un fait certain, à peine trouvera-t-on une âme qui soit mue par Dieu en tout et toujours, et qui lui soit si constamment unie que sans l'intermédiaire d'aucune forme ses facultés soient toujours mues divinement; cependant il y a des âmes qui très ordinairement sont mues par Dieu; ce ne sont pas elles qui se meuvent, mais c'est Dieu lui-même qui les dirige, selon cette parole de saint Paul: « Les enfants de Dieu », c'est-à-dire ceux qui sont transformés en Dieu et unis à lui, « sont mus par l'Esprit de Dieu (Rom. VIII, 14) », qui pousse leurs facultés à accomplir des oeuvres divines. Il ne faut pas s'étonner que leurs oeuvres soient divines, dès lors que l'union de l'âme avec Dieu est une union divine.
 
 
 

CHAPITRE II
 
 
 

OÙ L'ON PARLE
DE TROIS SORTES DE DOMMAGES
QUI SONT CAUSÉS À L'ÂME,
QUAND ELLE NE FAIT PAS LA NUIT EN ELLE
EN REJETANT DE SA MÉMOIRE

TOUTES LES CONNAISSANCES ET TOUTES
LES CONSIDÉRATIONS.

ON PARLE DU PREMIER.
 
  

 L'homme adonné à la spiritualité est exposé à trois sortes de dommages ou inconvénients, lorsqu'il veut user encore des connaissances et des discours naturels de la mémoire pour aller à Dieu ou pour accomplir un autre but. Deux de ces inconvénients sont positifs, et le troisième est privatif. Le premier résulte du contact avec les choses du monde, le second vient du démon; le troisième, qui est privatif, est un obstacle, un trouble qu'ils produisent et causent dans l'âme pour empêcher son union avec Dieu.

 Le premier inconvénient, qui résulte du contact avec les choses du monde, est d'être exposé à toutes sortes de dangers par suite des connaissances et des discours de la mémoire; ce sont des faussetés, des imperfections, des convoitises, des jugements, des pertes de temps, et beaucoup d'autres choses encore qui produisent dans l'âme une foule de souillures. Or il est clair que l'on tombera nécessairement dans une foule de faussetés, si l'on donne prise à ces connaissances et à ces discours; car très souvent le vrai paraîtra faux, et au contraire ce qui est certain paraîtra douteux; c'est à peine si nous pouvons connaître à fond une seule vérité. Or l'âme se préserve de toutes ces erreurs en fermant les yeux de la mémoire à tout discours et à toute connaissance.

 On tombe à chaque pas dans des imperfections si on occupe la mémoire de ce que l'on a entendu, vu, senti, touché ou goûté; chaque objet lui procure quelque impression d'amour, de douleur, de crainte, de haine, de vaine espérance, de fausse joie, ou de vaine gloire, etc... Toutes ces impressions sont au moins des imperfections, et parfois même des péchés véniels manifestes: toutes choses qui troublent la pureté parfaite de l'âme et sa très simple union avec Dieu.

 Il est clair, en outre, que de là proviennent des désirs frivoles, car ils naissent tout naturellement de ces connaissances et de ces discours de la mémoire; d'ailleurs le fait seul de vouloir posséder ces connaissances et de s'y entretenir est déjà une tendance de la convoitise.

 On voit très bien encore que les jugements téméraires seront sans nombre: la mémoire, en effet, ne peut manquer de s'occuper du bien ou du mal d'autrui; or bien souvent ce qui est mal lui paraît bon, et ce qui est bon lui semble mal. Or personne, à mon avis, ne pourra se préserver de tous ces inconvénients si la mémoire n'est pas tenue dans la nuit la plus profonde par rapport à toutes ces choses.

 Vous me direz peut-être que l'homme pourra surmonter toutes ces difficultés, à mesure qu'elles se présenteront; pour moi, il ne le pourra pas d'une manière complète, s'il fait cas des connaissances que lui fournit la mémoire; car ces connaissances engendrent mille imperfections; quelques-unes même sont si subtiles, si cachées, que, sans qu'on s'en aperçoive elles s'attachent d'elles-mêmes à l'âme, comme la poix à celui qui la touche, et le meilleur moyen de remporter la victoire, c'est que la mémoire en finisse une bonne fois avec toutes les connaissances qui sont en elle.

 Vous m'objecterez encore que par cette méthode on prive l'âme d'une foule de bonnes pensées et de considérations qui lui attireraient les faveurs de Dieu. A cela je réponds qu'il ne faut point rejeter ce qui se rapporte purement à Dieu et peut favoriser cette connaissance confuse, universelle, pure et simple de Dieu. Ce qu'il faut rejeter, ce sont les images, formes, figures ou ressemblances des créatures. Et puisque nous parlons de purification qui prépare aux faveurs divines, la meilleure est la pureté de l'âme; elle consiste dans le détachement de toute affection aux créatures, aux choses du temps et au souvenir volontaire qu'on en garde, car cette affection, à mon avis, ne peut manquer de s'attacher fortement à l'âme, à cause de l'imperfection que ses puissances apportent d'elles-mêmes dans leurs opérations. Aussi n'y a-t-il rien de mieux que de s'appliquer à les réduire au silence et à ne plus dire un mot, mais à laisser la parole à Dieu. Car, ainsi que nous l'avons dit, si l'âme veut arriver à l'état d'union, l'âme doit perdre de vue ses opérations naturelles; elle y parvient quand, selon la parole du prophète, elle entre avec toutes ses puissances dans la solitude (Osée, II, 3), et que Dieu parle à son coeur.

 Vous répliquerez peut-être, et vous direz que l'âme n'acquerra aucun bien si la mémoire ne considère pas les choses de Dieu et n'en discourt pas, et que, de plus, elle sera exposée à mille distractions et faiblesses. Je réponds que si la mémoire rejette à la fois tous les souvenirs d'ici ou de là, il lui est impossible d'être sujette à un mal quelconque, aux distractions, aux autres divagations ou vices, car ces misères n'arrivent jamais que par suite des extravagances de la mémoire; or il n'y a pas alors d'entrée pour elles dans cette faculté, ni rien qui les y introduise. Cela arriverait cependant si, tout en fermant la porte aux considérations et aux discours sur les choses d'en haut, on l'ouvrait sur les choses d'en-bas. Mais ici nous fermons la porte à toutes les choses qui peuvent être un obstacle à l'union divine ou procurer des distractions à la mémoire; nous voulons que cette faculté reste dans le silence, se taise, et prête seulement l'oreille de l'esprit pour écouter Dieu à qui elle dit par la voix du prophète: « Parlez, Seigneur, car votre serviteur écoute (Rois, III – Vulgate – , 10). » Telles devaient être les dispositions de l'Épouse des Cantiques, puisque son Époux divin disait: « Ma soeur est un jardin fermé, une fontaine scellée (Cant. IV, 12) », c'est-à-dire que nulle créature ne peut y pénétrer. Que l'âme reste donc fermée ainsi, et demeure sans préoccupation ni chagrin. Celui qui entra corporellement dans le cénacle où étaient ses disciples, bien que les portes fussent fermées, et qui leur donna sa paix, tandis qu'eux-mêmes ignoraient et ne pouvaient imaginer que cela fût possible, entrera aussi spirituellement dans l'âme sans qu'elle-même en sache le moment ou y coopère, et cela alors qu'elle aura fermé les portes de ses trois connaissances: mémoire, entendement et volonté, à toutes les connaissances. Il remplira de paix ses puissances, et répandra sur elle-même, comme dit le prophète, un fleuve de paix pour dissiper les défiances et les incertitudes, les troubles et les ténèbres qui lui faisaient craindre d'être perdue. Utinam attendisses mandata mea: facta fuisset sicut flumen pax tua (Is. XLVIII, 18).

 Que l'âme donc ne se lasse point de crier et d'espérer dans le dénûment et le détachement complet; car celui qui est son Bien ne tarde pas.
 
 
 

CHAPITRE III
 
 
 

CE CHAPITRE PARLE
DU SECOND DOMMAGE, DE
CELUI QUE LE DÉMON PEUT CAUSER
À L'ÂME PAR LE MOYEN DES CONNAISSANCES
NATURELLES DE LA MÉMOIRE.
 
 

 Le second dommage positif peut venir à l'âme des connaissances de la mémoire a pour auteur le démon, qui s'insinue très facilement par ce moyen. Il peut, en effet, susciter des formes, connaissances ou discours et ainsi porter l'âme à l'orgueil, à l'avarice, à l'envie, à la colère, etc...; il peut lui suggérer une haine injuste, un amour vain, et la tromper de beaucoup de manières. De plus, il a pour habitude d'imprimer si bien ses suggestions et de les fixer de telle sorte dans l'imagination que le faux paraît vrai, et le vrai paraît faux. En somme, la plupart des illusions ou des maux causés par le démon proviennent des connaissances et des discours qu'il représente à la mémoire. Mais que cette faculté s'en détache et les anéantisse dans un oubli complet, elle ferme totalement la porte à tous ces dangers du démon, elle se délivre de toutes ces tentations, et c'est là un grand bien. Le démon, en effet, ne peut rien dans l'âme, si ce n'est par les opérations de ses puissances, surtout par le moyen des connaissances et des représentations imaginaires, parce que c'est d'elles que dépendent presque toutes les opérations des autres puissances. Par conséquent, si la mémoire s'en détache, le démon ne peut plus rien car il ne trouve rien à quoi il puisse s'attacher; et, tout moyen lui faisant défaut, il ne peut rien.

 Je voudrais que les personnes adonnées à la spiritualité en arrivent à bien comprendre quels ravages les démons causent dans les âmes par le moyen de la mémoire quand elle veulent s'en servir. Que de tristesses, que d'afflictions, que de vaines joies il leur inspire au sujet de leurs pensées sur Dieu et sur les choses du monde! Que de souillures il laisse enracinées dans leur esprit en les détournant avec force du vrai recueillement qui consiste à appliquer l'âme tout entière, avec ses puissances, au seul bien, le bien incompréhensible, et à l'éloigner de toutes les choses sensibles, parce qu'elles ne sont pas ce bien! Aussi, alors même que ce détachement ne produirait pas un avantage aussi précieux que celui de placer l'âme en Dieu, il suffit déjà qu'il la mette à l'abri d'une foule de peines, d'afflictions et de tristesses, sans parler des imperfections et des péchés dont il la préserve, pour le regarder comme un très grand bien.
 
 
 

CHAPITRE IV
 
 
 

DU TROISIÈME DOMMAGE
CAUSÉ À L'ÂME PAR LES CONNAISSANCES
PARTICULIÈRES ET NATURELLES
DE LA MÉMOIRE.
 
 
 

 Le troisième dommage causé à l'âme par les connaissances naturelles de la mémoire est négatif. Il peut en effet empêcher le bien moral et priver du bien spirituel. Et d'abord, pour montrer comment ces connaissances empêchent le bien moral dans l'âme, il faut savoir que ce bien moral consiste à réprimer les passions et à mettre un frein aux tendances désordonnées; et de là résultent dans l'âme la tranquillité, la paix et le repos, les vertus morales, toutes choses qui constituent le bien moral.

 Ces freins et ces rênes, l'âme ne les possède pas en réalité si elle ne se tient pas dans l'oubli et à l'écart par rapport à tout ce qui engendre ses affections; car, il ne lui vient jamais de trouble si ce n'est des connaissances que lui suggère la mémoire. En effet, si toutes les choses d'ici-bas sont mises dans l'oubli, il n'y a plus rien qui puisse troubler sa paix, ou exciter ses tendances, car, ainsi que le dit l'adage: ce que l'oeil ne voit pas, le coeur ne le désire pas.

 Cette vérité est confirmée par une expérience de tous les instants. En effet, nous voyons que toutes les fois que l'âme se met à penser à une chose, elle en est impressionnée et remuée plus ou moins, selon la connaissance qu'elle en a. En reçoit-elle une impression pénible et fâcheuse? Elle en conçoit de la tristesse ou de la haine. Son impression est-elle agréable? Elle sera dans la joie et désirera cet objet. Voilà pourquoi ce changement d'impressions doit nécessairement produire en elle des troubles. Elle passe de la joie à la tristesse, de la haine à l'amour; elle ne peut jamais persévérer dans le même état, ce qui serait un effet de la tranquillité morale, à moins de se tenir dans l'oubli de toutes les choses créées. Il est donc clair que les connaissances de la mémoire sont un grand obstacle au bien des vertus morales.

 De tout ce que nous avons dit, il résulte encore clairement que la mémoire qui n'est pas complètement détachée est un obstacle pour le bien mystique et spirituel. Car l'âme qui est dans le trouble et qui ne possède pas le fondement du bien moral n'est pas capable, comme telle, des biens spirituels qui ne s'impriment que dans l'âme où règne le calme et la paix.

 De plus, si l'âme tient compte des connaissances de mémoire, si elle en fait cas et s'en occupe, comment, puisqu'elle ne peut être attentive qu'à une chose à la fois, lui serait-il loisible de s'occuper des choses incompréhensibles, c'est-à-dire de Dieu? Pour que l'âme aille à Dieu, ainsi que nous l'avons toujours dit, elle doit procéder par la non-compréhension plutôt que par la compréhension; elle doit échanger ce qui est variable et compréhensible pour ce que est immuable et incompréhensible.
 
 
 

CHAPITRE V
 
 
 

DES AVANTAGES QUE
L'ÂME TROUVE DANS L'OUBLI
ET L'ABNÉGATION DE TOUTES LES
PENSÉES ET CONNAISSANCES QU'ELLE
PEUT NATURELLEMENT TIRER
DE LA MÉMOIRE.
 
 
 

 D'après ce que nous avons dit des dommages causés à l'âme par les connaissances de la mémoire, nous pouvons présumer les avantages qui leur sont opposés et qui proviennent de ce qu'on les oublie et qu'on en fait l'abnégation. Car, au dire des philosophes, la science d'un contraire sert à la connaissance d'un autre contraire.

 Et tout d'abord on jouit de la tranquillité et de la paix de l'esprit; on n'est plus exposé au trouble et à l'agitation qui naissent des pensées et des connaissances de la mémoire; et par conséquent on possède la pureté de conscience et de l'âme, ce qui est un bien supérieur. L'âme est alors très bien disposée pour acquérir la sagesse humaine et la sagesse divine, comme aussi pour pratiquer les vertus.

 En second lieu, on se délivre d'un grand nombre de suggestions, de tentations et d'impulsions qui ont le démon pour auteur et qu'il suggère par le moyen des pensées et des connaissances de la mémoire pour faire tomber l'âme dans une foule d'impuretés et de péchés, comme nous l'avons dit, et comme l'enseigne David: « Ils ont pensé, et ils ont trouvé l'iniquité (Ps. LXXVII, 8). » Voilà pourquoi, si l'on fait abnégation de toutes ces pensées, le démon n'a plus le moyen naturel de tourmenter l'esprit.

 En troisième lieu, l'âme, par suite de cet oubli et de cette abnégation de toute connaissances, possède en elle la disposition nécessaire pour être dirigée et instruite par l'Esprit-Saint, car le Sage a dit: Auferet se a cogitationibus quae sunt sine intellectu: « Il s'éloigne des pensées qui ne sont pas raisonnables (Sag. I, 5). » Et ne retirerait-il d'autre avantage par cet oubli et cette abnégation que de se délivrer des peines et des troubles qui lui viennent de la mémoire, que ce serait déjà un grand avantage et un bien immense pour lui. Car les peines et les troubles qui proviennent des événements fâcheux et des adversités ne servent de rien pour les améliorer; ils les aggravent au contraire et portent tort à l'âme elle-même. Aussi David a-t-il dit: « En vérité, c'est en vain que tout homme se laisse aller au trouble (Ps. XXXVIII, 7). » Il est clair, en effet, qu'il est toujours inutile de se troubler, car jamais le trouble n'a été d'un profit quelconque. Voilà pourquoi, alors même que tout disparaît ou que tout s'écroule, que tous les événements arrivent au rebours de nos desseins ou nous sont défavorables, il est inutile de se troubler; car, bien loin de remédier au mal, on ne ferait que l'augmenter. Il faut tout supporter avec égalité d'humeur, tranquillité et paix; cette disposition non seulement procure à l'âme beaucoup de biens, mais elle aide même à mieux comprendre les adversités, à en juger et à y apporter le remède convenable.

 Salomon, qui connaissait fort bien ces inconvénients et ces avantages, a dit: Cognovi quoid non esset melius, nisi laetari, et facere bene in vita sua: « J'ai reconnu qu'il n'y avait rien de mieux pour l'homme que de se réjouir et de faire le bien dans le cours de sa vie (Eccl. III, 12). » Par là, il nous montre que, dans toutes les adversités, si fâcheuses qu'elles soient, nous devons plutôt nous réjouir que nous troubler, afin de ne point perdre un bien supérieur à toutes les prospérités, c'est-à-dire la tranquillité de l'esprit et la paix de l'âme que l'on garde également dans toutes les circonstances , heureuses ou malheureuses. Cette sérénité, l'homme ne la perdrait jamais, si non seulement il mettait dans l'oubli les connaissances qui lui viennent de la mémoire et rejetait ses propres pensées, mais encore s'il évitait, dans la mesure du possible, d'entendre, de voir et de converser avec le prochain. Mais notre nature est très fragile et très facile à entraîner; aussi, malgré ses bonnes habitudes, c'est à grand'peine qu'elle évitera de ne point tomber dans les troubles et les agitations d'esprit qui viennent des connaissances fournies par la mémoire, tandis qu'en les tenant dans l'oubli elle jouissait de la tranquillité et de la paix. Voilà pourquoi Jérémie a dit: « Je me suis rappelé mes souvenirs, et mon âme va défaillir de douleur (Lament. III, 20). »
 
 
 

CHAPITRE VI
 
 
 

OÙ L'ON PARLE
DE LA SECONDE SORTE DE
CONNAISSANCES DE LA MÉMOIRE,
C'EST-À-DIRE DES CONNAISSANCES
IMAGINAIRES ET SURNATURELLES.
 
 
 

 En traitant de la première sorte de circonstances naturelles, nous avons donné une doctrine qui s'applique également aux connaissances imaginaires qui sont aussi naturelles. Mais il convenait de faire cette division pour les autres connaissances que la mémoire conserve en elle-même et qui sont surnaturelles, comme les visions, révélations, locutions, sentiments qui nous viennent par voie surnaturelle. Or ces faits, quand ils se sont produits dans l'âme, laissent ordinairement dans la mémoire et l'imagination une image, une forme, une représentation qui est parfois très vive et très profonde. A ce propos, il est nécessaire de prévenir que la mémoire ne doit pas s'embarrasser de ces connaissances; car elles lui seraient un obstacle qui l'empêcherait de s'unir à Dieu dans la pureté et la perfection de l'espérance.

 Je dis donc que, pour obtenir cette fin et ce bien, l'âme ne doit jamais faire de réflexion sur ces connaissances claires et distinctes qui lui ont été communiquées par la voie surnaturelle pour en conserver la forme, la figure ou l'image. Il ne faut d'ailleurs jamais perdre de vue ce principe, que plus l'on s'attache à quelque connaissance naturelle ou surnaturelle qui soit distincte et claire, moins on a d'aptitude et de disposition pour entrer dans l'abîme de la foi où toutes les autres connaissances sont absorbées. Car, ainsi que nous l'avons démontré, aucune forme, aucune connaissance surnaturelle communiquée à la mémoire n'est Dieu ou n'a de proportion avec Dieu et, par suite ne peut servir de moyen prochain pour nous unir à lui. L'âme doit donc se dégager de tout ce qui n'est pas Dieu pour s'unir à Dieu; voilà pourquoi la mémoire, elle aussi, doit se débarrasser de toutes les connaissances ou images afin de s'unir à Dieu par le moyen d'une espérance pure et mystérieuse. Toute possession, en effet, est opposée à l'espérance; et cette vertu, dit saint Paul, a pour objet « ce que l'on ne possède pas (Heb. XI, 1) ». Aussi, plus la mémoire se dépouille, et plus elle acquiert d'espérance; par suite, plus elle a d'espérance, et plus elle est unie à Dieu. Car plus une âme espère en Dieu, plus elle obtient de lui. Or je le répète, son espérance grandit en proportion de son renoncement; c'est quand elle est parfaitement dépouillée de tout qu'elle jouit parfaitement de la possession de Dieu et est unie à Dieu. Mais ils sont nombreux ceux qui ne veulent pas se priver des jouissances et des douceurs que la mémoire leur fournit par ses connaissances; voilà pourquoi ils n'arrivent point à posséder complètement le souverain Bien ni à goûter ses délices. Car celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être le disciple du Christ (Luc, XIV, 33).
 
 
 

CHAPITRE VII
 
 
 

DOMMAGES QUE LA
CONNAISSANCE DES CHOSES
SURNATURELLES PEUT CAUSER
À L'ÂME, SI ELLE Y RÉFLÉCHIT;
ON LES ÉNUMÈRE ET ON
PARLE DU PREMIER.
 
 
 

 L'homme adonné à la spiritualité s'expose à cinq sortes de dommages, s'il s'arrête ou réfléchit à ces connaissances ou à ces images qui lui sont communiquées par la voie surnaturelle.

 Le premier, c'est qu'il se trompe très souvent, en prenant une chose pour une autre.

 Le second, c'est qu'il est dans le danger et l'occasion de tomber dans quelque présomption ou vanité.

 Le troisième, c'est qu'il donne largement prise au démon, qui le trompera par le moyen de ces connaissances.

 Le quatrième, c'est qu'il empêche l'union avec Dieu par l'espérance.

 Le cinquième, c'est qu'il juge ordinairement de Dieu d'une manière grossière.

 Quand au premier inconvénient, il est clair que si l'homme adonné à la spiritualité s'arrête et réfléchit aux connaissances et images dont nous avons parlé, il se trompera très souvent dans son jugement. Comme personne, en effet, ne peut connaître à fond les choses qui se passent naturellement dans son imagination, ni en porter un jugement sûr et certain, à plus forte raison ne le pourra-t-il pas au sujet des choses surnaturelles qui dépassent notre capacité et se présentent rarement. Aussi il s'imaginera très souvent que ces choses viennent de Dieu, quand elles ne seront que le produit de son imagination. D'autres fois il se figurera que ces choses viennent de Dieu quand elles viennent du démon, ou les attribuera au démon quand elles sont de Dieu. Plus souvent encore il conservera très vif le souvenir du bien ou du mal d'autrui ou du sien propre, ou d'autres connaissances; il regardera ces connaissances comme très certaines et très vraies, tandis que, au contraire, elles ne seront qu'une très grande fausseté. D'autres qui sont vraies, il les réputera fausses, bien que ce jugement me paraisse plus sûr, parce qu'il découle ordinairement de l'humilité. Mais supposé qu'on ne se trompe pas sur la chose elle même, on peut se tromper sur sa quantité ou qualité ou sur l'estime qu'on doit en faire, et s'imaginer, par exemple, que ce qui est petit est grand, ou que ce qui est grand est petit. Quant à ce qui regarde la qualité, on la confondra; l'imagination les prendra pour tel ou tel objet, et il n'en sera pas ainsi, et, comme le dit Isaïe, « on prendra les ténèbres pour la lumière, et la lumière pour les ténèbres, l'amertume pour la douceur, et la douceur pour l'amertume (Is. V, 20) ». Mais enfin, si l'on rencontre juste une fois, il serait bien étonnant que l'on ne se trompe pas une autre fois; supposé même que l'on ne veuille pas porter un jugement sur un fait, il suffit déjà qu'on en fasse quelque cas, pour y apporter au moins passivement quelque attache et en subir quelque dommage du genre de ce premier dont nous parlons ou de l'un des quatre dont il va être question immédiatement.

 L'homme adonné à la vie spirituelle devra donc, s'il veut ne point tomber dans l'inconvénient de se tromper, ne pas appliquer son jugement pour savoir ce que peut être ce qu'il éprouve et ce qu'il sent, quelle est la nature de telle ou telle vision, connaissance ou représentation; il ne doit pas désirer le savoir, ni en faire grand cas, si ce n'est seulement pour en parler à son directeur qui lui enseignera à dégager sa mémoire de toutes ces connaissances. (Les éditions précédentes mettaient ici la variante suivante: « ou ce qui dans certains cas convient le mieux au dénûment ». Ed. P. Gerardo). Car tout ce qu'elles peuvent être par elles-mêmes ne saurait l'aider autant à aimer Dieu que le plus petit acte de foi vive et d'espérance, que l'on fait dans le dépouillement et l'abnégation de toutes ces connaissances.
 
 
 

CHAPITRE VIII
 
 
 

DU SECOND GENRE
DE DOMMAGES, OU DU DANGER
DE TOMBER DANS LA PROPRE ESTIME
ET LA VAINE PRÉSOMPTION.
 
 
 

 Les connaissances surnaturelles de la mémoire dont nous avons parlé sont, en outre, pour les personnes adonnées à la spiritualité, une grande occasion de tomber dans quelque présomption ou vanité, si elles en font quelque cas ou quelque estime. De même, en effet, qu'il n'est pas exposé à tomber dans ce vice celui qui n'a rien de cela, puisqu'il n'a pas en lui de fondement à la présomption, de même au contraire, celui qui reçoit de pareilles connaissances est exposé à croire qu'il est déjà quelque chose, dès lors qu'il est favorisé de ces communications surnaturelles. Sans doute il peut les attribuer à Dieu, lui en rendre grâces et se considérer comme indigne de les recevoir; néanmoins ces faveurs laissent ordinairement dans l'esprit une certaine satisfaction cachée, une estime de ces faveurs et de soi-même; il en résulte pour lui, sans qu'il s'en aperçoive, beaucoup d'orgueil spirituel. C'est ce qu'il constate clairement dans la répugnance et l'éloignement qu'il éprouve à l'égard de qui n'approuve pas son esprit, ou n'estime pas ces faveurs qu'il reçoit, ou encore au chagrin qu'il ressent quand on pense ou qu'on dit que d'autres personnes reçoivent les mêmes faveurs ou de plus grandes. Tous ces sentiments viennent d'une secrète estime de soi-même et de l'orgueil; on ne comprend pas qu'on est peut-être profondément plongé dans ce défaut, on s'imagine qu'une certaine connaissance de notre misère suffit, tout en gardant une secrète estime et complaisance de soi-même et tout en préférant les talents et les biens dont on jouit à ceux du prochain. On ressemble au pharisien qui rendait grâces à Dieu de n'être pas comme les autres, de posséder telles et telles vertus et qui, plein de présomption, se complaisait ainsi en lui-même (Luc. XVIII, 11-12). Sans doute les personnes dont nous parlons ne s'expriment pas formellement comme lui, mais elles sont animées habituellement des mêmes sentiments. Quelques-unes même en arrivent à cet excès d'orgueil, qu'elles sont pires que des démons. Aperçoivent-elles en elles quelques connaissances ou sentiments de dévotion ou de joie qui leur semblent venir de Dieu, qu'elles sont pleines de satisfaction; elles s'imaginent qu'elles sont très rapprochées de Dieu, et que ceux qui n'ont pas les mêmes faveurs sont bien au-dessous d'elles; aussi elles les méprisent, comme le pharisien méprisait le publicain.

 Pour fuir ce fléau qui est en abomination devant Dieu, il faut considérer deux choses. La première, c'est que la vertu ne consiste pas dans les connaissances que l'on a de Dieu ni dans les sentiments que l'on éprouve à son égard, si élevés qu'ils soient, ni en rien de semblable que l'on sent en soi-même; elle consiste, au contraire, dans ce qui est insensible, c'est-à-dire dans une humilité profonde, dans le mépris de soi et de tout ce qui est à nous, mépris sincère et profond, qui fait que l'on est heureux quand les autres ont les mêmes sentiments sur nous et que l'on veut n'être compté pour rien dans leur affection.

 La seconde chose à considérer, c'est que toutes les visions, révélations, sentiments célestes et tout ce que l'on voudra imaginer de plus élevé, ne vaut pas le plus petit acte d'humilité, car l'humilité produit les mêmes effets que la charité; elle n'a point d'attache à ses propres intérêts et ne les recherche pas; elle ne pense mal que d'elle-même, et ne songe pas à son bien mais à celui des autres. Pour tous ces motifs, il convient donc de ne pas attacher d'importance à ces connaissances surnaturelles, mais de s'appliquer à les oublier pour conserver la liberté d'esprit.
 
 
 

CHAPITRE IX
 
 
 

DU TROISIÈME
DOMMAGE QUI EST CAUSÉ
À L'ÂME PAR LE DÉMON QUAND
ON TIENT COMPTE DES REPRÉSENTATIONS
IMAGINAIRES DE LA MÉMOIRE.
 
 
 

 De tout ce qui a été dit, on voit clairement à quels dommages le démon expose l'âme quand elle suit la voie de ces connaissances surnaturelles. Il peut lui représenter dans la mémoire et l'imagination une foule de connaissances ou d'idées fausses qui semblent bonnes et vraies. Il les imprime par ses suggestions dans l'esprit et dans les sens avec beaucoup d'efficacité et de certitude. L'âme se persuade même qu'il ne peut en être autrement que ce qui lui est alors représenté. Comme le démon en effet se transforme en ange de lumière, il lui semble qu'elle possède la lumière vraie.

 Le démon peut, en outre, la tenter de bien des manières dans les connaissances vraies qui viennent de Dieu; il porte vers elles d'une façon désordonnée les tendances ou les affections soit de l'esprit, soit des sens; car si l'âme se complaît dans ces connaissances, il est très facile au démon d'augmenter en elle ces tendances et ces affections et de la faire tomber dans le vice de la gourmandise spirituelle et dans d'autres défauts. Pour mieux réussir, il a coutume de suggérer et d'insinuer des goûts, des saveurs et des complaisances sensibles dans les choses même qui regardent Dieu, afin que l'âme, éblouie et fascinée par ces goûts sensibles, en soit aveuglée, s'y attache plus qu'à aimer Dieu, ou du moins diminue son application à aimer Dieu, fait plus de cas de ces communications que de l'abnégation et du dénûment qu'il y a dans la foi, l'espérance et la charité. Aussi la porte-t-il peu à peu dans la voie de l'erreur et il lui fait croire ses mensonges avec la plus grande facilité. Une fois, en effet, que l'âme est aveuglée, ce qui est faux ne lui paraît plus faux, ce qui est mauvais ne lui paraît plus mauvais, car les ténèbres lui semblent la lumière, et la lumière les ténèbres; voilà pourquoi elle tombe dans toutes sortes de folies au sujet de ce qui est naturel, moral ou spirituel, et alors se vérifie l'adage: Le vin s'est changé en vinaigre.

 Tout cela provient de ce qu'elle n'a pas, dès le début, repoussé le plaisir qu'elle goûtait dans les communications surnaturelles. Ce plaisir, au début, était peu de chose et ne se présentait pas comme un grand mal; aussi l'âme ne s'en défiait-elle pas beaucoup: elle le laissait subsister et grandir, comme le grain de sénevé qui devient un grand arbre, car, ainsi qu'on le dit, une petite erreur dans le principe devient grande à la fin.

 Voilà pourquoi, afin d'éviter ce grand danger qui peut venir du démon, il convient beaucoup à l'âme de repousser les attraits qu'apportent ces connaissances surnaturelles, car il est très certain qu'elle s'aveuglerait peu à peu et ferait une chute. En effet, indépendamment du démon, les goûts, les délices et les suavités portent par leur nature à affaiblir l'âme et à l'aveugler. C'est ce que David veut nous faire comprendre quand il dit: « Peut-être que les ténèbres m'aveugleront au milieu de mes plaisirs, et je prendrai la nuit pour la lumière (Ps. CLXXXVIII, 11). »
 
 
 

CHAPITRE X
 
 
 

DU QUATRIÈME
DOMMAGE QUE LES CONNAISSANCES
SURNATURELLES ET DISTINCTES
DE LA MÉMOIRE PEUVENT
CAUSER À L'ÂME ET QUI CONSISTE À
EMPÊCHER L'UNION.
 
 
 

 Il n'y a pas grand'chose à dire sur ce quatrième dommage, vu tout ce dont nous avons déjà parlé à chaque page de ce troisième Livre. Nous avons prouvé, en effet, comment l'âme, pour s'unir à Dieu par l'espérance, doit renoncer à toutes les connaissances qu'elle possède dans sa mémoire; car, pour que l'espérance en Dieu soit parfaite, la mémoire ne doit rien posséder qui ne soit Dieu lui-même. Comme nous l'avons montré encore, aucune des formes, figures, images ou représentations, soit célestes ou terrestres, soit naturelles ou surnaturelles, qui lui sont communiquées, n'est Dieu ou semblable à Dieu. C'est ce que David nous enseigne en ces termes: « Seigneur, parmi les dieux, il n'y en a aucun qui soit semblable à vous (Ps. LXXXV, 8). » Aussi quand la mémoire veut en faire quelque cas, elle met une entrave à son union avec Dieu, d'abord parce qu'elle se crée un embarras, et ensuite parce que plus elle possède de ces connaissances, et moins elle a d'espérance. Il est donc nécessaire qu'elle soit dépouillée des formes et des connaissances distinctes des choses surnaturelles, et les oublie pour ne pas empêcher son union à Dieu par une parfaite espérance.
 
 
 

CHAPITRE XI
 
 
 

DU CINQUIÈME
DOMMAGE QUE PEUVENT
CAUSER À L'ÂME LES FORMES ET
LES CONNAISSANCES IMAGINAIRES
SURNATURELLES, ET QUI CONSISTE À JUGER
DE DIEU D'UNE MANIÈRE
BASSE ET IMPROPRE.
 
 
 

 Le cinquième dommage qui suit n'est pas moins grave que les précédents. Il consiste à vouloir retenir dans la partie imaginative de la mémoire les formes et les images des choses qui lui sont communiquées surnaturellement, et cela spécialement dans le but de s'en servir comme d'un moyen pour s'unir à Dieu. Il est très facile, en effet, de juger de l'être et de la grandeur de Dieu d'une manière moins digne et moins profonde que celle qui convient à son incompréhensibilité. Sans doute, la raison et le jugement ne lui disent pas expressément que Dieu est semblable à quelqu'une de ces images, mais l'estime que l'âme porte à ces images fait qu'elle n'a pas cette connaissance profonde et ces sentiments élevés de la foi dont les enseignements nous révèlent un Dieu incomparable et incompréhensible... Or non seulement l'âme enlève ici à Dieu toute l'estime qu'elle donne à la créature, mais elle se fait naturellement en elle-même par l'estime qu'elle accorde à ces connaissances une certaine comparaison entre elles et Dieu, et cette comparaison ne la laisse pas concevoir de Dieu une idée et une estime aussi relevée qu'il faudrait. Car, ainsi que nous l'avons dit, toutes les créatures de la terre et du ciel, toutes les connaissances et images distinctes soit naturelles soit surnaturelles qui peuvent être communiquées aux puissances de l'âme, quelque élevées qu'on puisse les avoir ici-bas, n'ont de rapport ni de comparaison avec l'être de Dieu: Dieu, en effet, n'est contenu ni dans un genre ni dans une espèce, comme l'est la créature, ainsi que s'expriment les théologiens. L'âme en cette vie n'est capable de recevoir d'une manière claire et distincte que ce qui est renfermé dans un genre ou dans une espèce. Aussi saint Jean a dit: « Personne n'a vu Dieu (Jean, I, 18) »: Deum nemo vidit unquam, et Isaïe, que « l'homme ne saurait concevoir comment Dieu est (Is. LXIV, 4; I Cor. II, 9) ». Et Dieu a dit à Moïse que « personne ne pouvait le voir en cette vie (Ex. XXXIII, 20) ». Voilà pourquoi celui qui surcharge sa mémoire et les autres puissances de l'âme de ce qu'elles peuvent comprendre est incapable d'avoir sur Dieu les idées et les sentiments qu'il faudrait. Voici une comparaison simple. Il est clair que plus on jette les regards sur les serviteurs du roi ou plus on leur accorde d'estime et de respect, et moins on accorde d'attention ou d'égard au roi lui-même. Si l'on n'a pas cette intention formelle et explicite dans l'esprit, on la montre toutefois dans la pratique. Et, en effet, plus on accorde d'attention aux serviteurs, plus on en retranche à leur maître. On n'a donc pas alors des sentiments très élevés du roi, puisque les serviteurs semblent être quelque chose en présence de leur seigneur. Ainsi en est-il de l'âme dans ses rapports avec Dieu, quand elle fait cas des souvenirs dont nous avons parlé. Sans doute cette comparaison est très grossière, car, ainsi que nous l'avons dit, Dieu est un être tout autre que toutes les créatures et leur est infiniment supérieur. Voilà pourquoi il faut les perdre de vue et ne porter aucune attention au souvenir de quelqu'une d'entre elles, afin de pouvoir tourner les yeux vers Dieu avec une foi et une espérance parfaites. Aussi ceux qui non seulement en font cas, mais s'imaginent que Dieu ressemble à ces images ou pourront s'unir à lui par ce moyen, sont dans une erreur profonde; ils perdront peu à peu la lumière de la foi, qui est le moyen par lequel l'entendement s'unit à Dieu, et n'atteindront pas la hauteur de l'espérance qui, nous le répétons, est le moyen par lequel la mémoire s'unit à Dieu, à la condition d'être dégagée de toutes les conceptions imaginaires.
 
 
 

CHAPITRE XII
 
 
 

DES AVANTAGES
QUE L'ÂME TROUVE A SE
DÉGAGER DE TOUTES LES
REPRÉSENTATIONS IMAGINAIRES.
 
 
 

 L'âme trouve des avantages à dégager la mémoire de toutes les représentations imaginaires. C'est ce que montre avec évidence ce que nous venons de dire des cinq inconvénients où elle tombe quand elle garde comme aussi quand elle veut conserver l'impression des connaissances naturelles. Mais il y a encore d'autres avantages précieux où elle trouve le repos et la quiétude de l'esprit.

 Sans parler de la paix dont elle jouit naturellement quand elle est dégagée des images et des représentations, elle est encore dégagée du souci de savoir si ces représentations sont bonnes ou mauvaises, ou comment elle devrait se comporter vis-à-vis des unes ou des autres; en outre, elle n'a plus à travailler ni à employer du temps avec les maîtres de la vie spirituelle pour examiner si elles sont bonnes ou mauvaises ni si elles sont de cette sorte ou de telle autre; d'ailleurs elle n'a pas besoin de le savoir, dès lors qu'elle ne doit en faire aucun cas. Aussi le temps et les efforts qu'elle y aurait employés pour s'en rendre compte, elle peut les employer à des exercices meilleurs et plus utiles, comme celui de diriger la volonté vers Dieu, de poursuivre avec soin le dénûment et la pauvreté tant de l'esprit que des sens. Or ce dénûment consiste dans la privation volontaire et généreuse de toute consolation ou appréhension qui serve d'appui intérieur ou extérieur. On y arrive facilement quand on veut se dégager de toutes ces images et qu'on en prend le moyen; c'est alors qu'on obtient l'avantage si grand qu'il y a à s'approcher de Dieu, qui n'est ni une forme, ni une image, ni une figure, et cela dans la proportion où l'on s'éloignera de toutes les formes, figures ou représentations imaginaires.

 Mais quelqu'un me dira peut-être: Pourquoi donc les auteurs spirituels en grand nombre donnent-ils aux âmes le conseil de profiter avec soin des communications et des sentiments dont Dieu les favorise, pourquoi les engagent-ils à désirer les recevoir de lui pour avoir de quoi lui rendre, puisque, s'il ne nous donne tout d'abord, nous n'aurons rien à lui donner? Saint Paul ne dit-il pas en effet: Spiritum nolite extinguere: « Veillez à ne pas éteindre la lumière de l'esprit (Thess. V, 19) »? L'Époux ne dit-il pas à l'Épouse: Pone me ut signaculum super cor tuum, ut signaculum super brachium tuum: « Placez-moi comme un sceau sur votre coeur, comme un sceau sur votre bras (Cant. VIII, 6) »? Or il y a là quelque connaissance. Or d'après l'enseignement donné plus haut, non seulement il ne faudrait point rechercher ces connaissances; il faudrait, au contraire, les repousser et s'en dégager, alors même que Dieu les enverrait. Mais il est clair que si Dieu les envoie, il les envoie pour un bien et elles auront un bon effet. Pourquoi repousserions-nous avec dédain ces perles précieuses? N'y aurait-il pas une sorte d'orgueil à refuser les faveurs de Dieu, comme si sans leur concours et par nous-mêmes nous pouvions quelque chose?

 Pour répondre à cette objection, il faut se rappeler ce que nous avons dit au chapitre XV et au chapitre XVI du second Livre, où se trouve en grande partie la solution. Nous avons dit là, en effet, que le bien procuré à l'âme par les connaissances surnaturelles, quand elles viennent de Dieu, se produit passivement en elle au même instant où il est senti, et sans que ses puissances aient fait quelque chose d'elles-mêmes. Aussi n'est-il pas nécessaire que la volonté fasse l'acte d'admettre ces connaissances. Comme nous l'avons dit, en outre, si l'âme veut agir alors avec le concours de ses puissances, sa coopération basse et naturelle empêcherait l'oeuvre surnaturelle que Dieu accomplit alors par le moyen de ces connaissances et ne serait d'aucun profit. De même que l'esprit de ces connaissances imaginaires se produit en l'âme passivement, de même l'âme doit se tenir passivement à leur égard, sans interposer en rien son action, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur. De la sorte elle garde les sentiments qui conviennent à Dieu, dès lors qu'elle ne les compromet pas par sa manière d'agir grossière. De la sorte elle n'éteint pas la lumière de l'esprit, puisqu'elle ne recherche pas une autre ligne de conduite que celle voulue par Dieu. Elle y serait opposée si, quand elle reçoit passivement l'Esprit, comme cela a lieu dans ces manifestations, elle voulait alors se conduire activement, agir avec l'entendement, ou s'ingérer de quelque manière en ces faveurs. Cela est très clair. Si, en effet, l'âme veut alors agir par force, son action ne sera que naturelle, car d'elle-même elle ne peut rien de plus; elle ne se meut pas aux oeuvres surnaturelles et ne saurait y atteindre, si Dieu lui-même ne la meut et ne l'élève. Par conséquent si l'âme veut alors agir par elle-même, elle empêchera forcément, autant que cela dépend d'elle, par son activité l'action passive que Dieu lui communiquait, c'est-à-dire son Esprit; elle restera dans le domaine de son activité personnelle, qui est grossière et d'une autre sorte que celle qui lui est communiquée par Dieu, vu que celle de Dieu est passive et surnaturelle, et que celle de l'âme est active et naturelle; voilà ce qui serait éteindre l'esprit.

 Il est clair, en outre, que cette manière d'agir est plus grossière. En effet, les facultés de l'âme ne peuvent pas par elles-mêmes faire réflexion et agir si ce n'est sur quelque forme, figure ou image. Or ce n'est là que l'écorce et l'accessoire qui voilent la substance et l'esprit. Cette substance ou cet esprit ne s'unit aux puissances de l'âme, dans cette véritable intelligence et cet amour dont nous parlons, que quand a déjà cessé le travail des puissances; car le but et la fin de cette opération pour l'âme est d'arriver à posséder la substance connue et aimée de ces formes. Aussi entre l'état actif et l'état passif il y a la même différence et le même avantage qu'en ce qui se fait et ce qui est déjà fait, ou qu'entre le but vers lequel on tend et celui où l'on est déjà parvenu. Voilà pourquoi si l'âme veut employer activement ses puissances dans ces connaissances surnaturelles, où, nous le répétons, elle en reçoit passivement de Dieu l'esprit, ce ne sera rien moins que laisser ce qui est déjà fait pour le faire de nouveau; elle ne jouirait pas de ce qui est fait, et par son activité y mettrait obstacle. Comme nous l'avons dit, ses puissances ne peuvent pas, par elles-mêmes, arriver au bien spirituel que Dieu répand sans leur concours dans l'âme. L'âme donc travaillerait directement à éteindre les lumières de cet esprit que Dieu infuse par ces connaissances imaginaires, si elle en faisait cas. Elle doit par conséquent s'en dégager et se tenir à leur égard dans une attitude passive et négative, comme nous l'avons dit. Dieu alors meut lui-même l'âme à un état qu'elle ne pourrait et ne saurait atteindre. De là cette parole du prophète: Super custodiam meam stabo et figam gradum super munitionem; et contemplabor ut videam quid dicatur mihi: « Je me tiendrai debout sur mes gardes; je m'arrêterai d'un pied ferme sur le rempart, et je serai attentif à ce qui me sera dit (Hab, II, 1). » C'est comme s'il disait: Je serai debout pour surveiller mes puissances; je ne leur permettrai pas de faire un pas en avant et d'agir; de la sorte je pourrai être attentif à ce qui me sera dit, c'est-à-dire, j'écouterai et je goûterai ce qui me sera communiqué surnaturellement.

 Quand au texte de l'Époux que l'on a objecté, il doit s'entendre de l'amour qu'il porte à l'Épouse et dont le propre est de les assimiler l'un à l'autre dans ce qu'ils ont de meilleur. Voilà pourquoi il lui dit: Pone me ut signaculum super cor tuum. L'Époux  demande à l'Épouse de le « placer sur son coeur (Cant. VIII, 6) » comme un signe où toutes les flèches du carquois de l'amour iront frapper, c'est-à-dire où aboutiront toutes les oeuvres et tous les motifs d'amour; il faut que toutes ses oeuvres aboutissent à ce but qui leur est fixé et que toutes soient pour lui; c'est ainsi que l'âme ressemblera à l'Époux par les oeuvres et les mouvements de l'amour, jusqu'au point de se transformer en lui.

 L'Époux dit encore à l'Épouse qu'elle doit le placer comme un signe sur son bras, car le bras symbolise l'exercice de l'amour dans lequel le Bien-Aimé se nourrit et prend ses délices.

 Aussi, tout ce que l'âme doit faire à l'égard de ces connaissances qui lui viennent d'en haut, qu'elles soient imaginaires ou d'une autre sorte, et qu'il s'agisse de visions et locutions, ou de sentiments et révélations, c'est de ne tenir aucun compte de la lettre ou de l'écorce, c'est-à-dire de ce qui est alors signifié, représenté ou donné à comprendre, mais de veiller seulement à conserver l'amour de Dieu que ces faveurs impriment intérieurement dans l'âme. De la sorte l'âme doit tenir compte des sentiments, je ne dis pas de la saveur, de la suavité, des figures, mais des sentiments d'amour qui lui sont causés. Et quand il s'agit uniquement de ce but, l'âme peut bien se rappeler parfois le souvenir de cette image ou de cette connaissance qui lui a causé l'amour, afin de fournir encore à l'esprit des motifs d'amour. Sans doute ce souvenir ne produit plus un effet aussi profond que ne le fut celui où la faveur elle-même a été accordée la première fois, mais il renouvelle néanmoins l'amour, il élève l'âme vers Dieu, surtout quand il porte sur certaines images, figures ou impressions surnaturelles qui d'ordinaire se gravent et s'impriment si bien dans l'âme qu'elles durent très longtemps et que quelques-unes même ne s'effacent jamais. Celles qui se gravent ainsi dans l'âme produisent, presque chaque fois qu'on se les rappelle, de divins effets d'amour, de suavité, de lumière... plus ou moins profonds; c'est d'ailleurs dans ce but que ces souvenirs se sont gravés ainsi dans l'âme. C'est donc là une grande grâce que Dieu accorde; car on possède en soi une source de biens surnaturels.

 Les représentations qui produisent ces effets sont profondément gravées dans cette partie de l'âme qu'on appelle la mémoire intelligible. Elles diffèrent de ces autres formes et images qui se conservent dans l'imagination. Aussi l'âme n'a-t-elle pas besoin de recourir à cette dernière faculté pour se les rappeler; elle voit qu'elle les a en soi, comme on voit l'image dans un miroir. Quand une âme possède en elle-même d'une manière formelle ces représentations, elle peut fort bien se les rappeler pour produire l'amour dont je parle, car elles ne la gêneront pas dans l'union d'amour par la foi. L'âme ne doit pas se laisser séduire par ces représentations, mais s'en servir et s'en dégager tout de suite pour grandir dans l'amour. Et alors elle y trouvera un secours.

 Il est difficile de discerner quand ces représentations sont gravées dans l'âme et quand elles le sont dans l'imagination. Celles de l'imagination, en effet, sont ordinairement très fréquentes, car certaines personnes ont coutume d'avoir dans l'imagination et fantaisie des visions imaginaires, et elles se les représentent très fréquemment de la même manière. Cela vient ou de l'activité de leur imagination qui leur présente cette vision dès qu'elles y pensent et la reproduit sous la même forme, ou de l'action du démon qui la leur communique, ou de l'opération même de Dieu qui cependant ne grave rien dans l'âme d'une manière formelle. On les reconnaît cependant à leurs effets. Celles qui sont naturelles ou qui ont le démon pour auteur, malgré tout le souvenir que l'on peut en avoir, ne produisent aucun bon effet, ni aucune rénovation spirituelle dans l'âme; elle ne les considère même que d'une manière froide. Néanmoins celles qui sont bonnes produisent encore, lorsque l'on s'en souvient, quelques bons effets, semblables à celui qu'elles ont produit la première fois. Quant aux représentations formelles qui se gravent dans l'âme, elles produisent presque toujours quelque bon effet, quand on y pense. Celui qui en a l'expérience pourra facilement discerner les unes d'avec les autres, car la différence qu'il y a entre elles sera très claire pour lui. Je dis seulement que celles qui se gravent formellement dans l'âme et d'une manière durable sont plus rares. Mais qu'il s'agisse des unes ou des autres, il est bon que l'âme s'applique à ne rien comprendre, si ce n'est Dieu lui-même, qui est l'objet de notre foi et de notre espérance.

 Quant à l'objection d'après laquelle il semblerait qu'il y a de l'orgueil à repousser ces représentations si elles sont bonnes, j'affirme, moi, au contraire, que c'est là une acte d'humilité. Il est prudent, en effet, de s'en servir de la meilleure manière possible, comme nous l'avons indiqué, et de suivre la voie la plus sûre.
 
 
 

CHAPITRE XIII
 
 
 

OÙ L'ON PARLE
DES CONNAISSANCES SPIRITUELLES,
EN TANT QU'ELLES PEUVENT RÉSIDER
DANS LA MÉMOIRE.
 
 
 

 Les connaissances spirituelles, avons-nous dit, constituent une troisième sorte de connaissance de la mémoire. Ce n'est pas toutefois qu'elles appartiennent au sens corporel de l'imagination, comme les autres, car elles n'ont ni image ni forme corporelle, mais elles sont, elles aussi, l'objet de la réminiscence et de la mémoire spirituelle. Lorsque quelqu'une d'entre elles s'est produite, l'âme peut, quand elle veut, s'en souvenir. Ce n'est pas que cette représentation ait laissé quelque figure ou image dans le sens corporel; car, nous l'avons dit, ce qui est corporel est incapable de recevoir les formes spirituelles; mais l'âme s'en souvient intellectuellement et spirituellement, soit par la forme que cette connaissance y a gravée, forme qui est aussi une connaissance ou image spirituelle ou formelle qui l'aide à s'en souvenir, soit par l'effet qui en découle. Voilà pourquoi je range ces connaissances parmi celles de la mémoire, bien qu'elles n'appartiennent pas à celles de l'imagination.

 Mais quelles sont ces connaissances, et quelle conduite doit tenir à leur égard l'âme qui tend à l'union divine? Nous l'avons expliqué suffisamment dans le chapitre XXIV du second Livre, où nous les avons considérées comme des connaissances de l'entendement. Qu'on les examine-là, et on verra que nous les avons divisées en deux catégories: celles des perfections incréées et celles des créatures.

 Quant à ce qui concerne notre but, c'est-à-dire à l'attitude de la mémoire par rapport à ces connaissances pour parvenir à l'union, je dis, comme je viens de le faire remarquer en parlant des connaissances formelles dans le chapitre précédent dont font partie celles qui regardent les choses créées, que nous pouvons nous les rappeler, quand elles produisent un bon effet; mais il ne faudra pas chercher à les garder en soi, à moins qu'il ne s'agisse de raviver la connaissance et l'amour de Dieu. Si, au contraire, leur souvenir ne produit pas un bon effet, que l'on veille à ne jamais le rechercher.

 Quant aux connaissances qui regardent les choses incréées, je dis qu'il faut tâcher de se les rappeler, toutes les fois qu'on le pourra, parce qu'elles produiront un grand effet; car, ainsi que nous l'avons dit dans le chapitre indiqué, ce sont des touches, des sentiments de l'union avec Dieu, but vers lequel nous acheminons l'âme. Or la mémoire ne s'en souvient pas à l'aide de quelque forme, image ou figure qui serait gravée dans l'âme, parce que ces touches ou sentiments de l'union avec Dieu n'en ont pas, mais à l'aide des effets de lumière, d'amour, de délices, de rénovation spirituelle qui se produisent en elle, et qui se renouvellent en partie, chaque fois qu'on s'en souvient de nouveau.
 
 
 

CHAPITRE XIV
 
 
 

OÙ L'ON MONTRE
D'UNE MANIÈRE GÉNÉRALE
COMMENT L'HOMME ADONNÉ À LA
SPIRITUALITÉ DOIT SE COMPORTER À
L'ÉGARD DE CETTE FACULTÉ
DE LA MÉMOIRE.
 
 
 

 Pour en finir avec cette question de la mémoire, il sera bon d'exposer ici la manière dont on doit généralement se comporter pour s'unir à Dieu selon cette puissance. Sans doute ce qui a été dit l'explique suffisamment; néanmoins, en le résumant ici, on en facilitera l'intelligence.

 Il faut donc observer que notre but est de montrer que la mémoire doit s'unir à Dieu par l'espérance; or on n'espère que ce dont on n'a pas encore la possession. Mais moins l'âme possède les autres choses, plus elle a de capacité et d'aptitude pour espérer ce qu'elle désire, et par conséquent plus elle a d'espérance. Au contraire, plus on possède de choses, et moins on a d'aptitude et de capacité pour espérer, par conséquent moins on a d'espérance. Aussi, plus l'âme dépouille la mémoire de toutes les images ou choses créées qui ne sont pas Dieu,

(Ms. c, A, B, P: « qui ne sont pas de Dieu ou du Verbe Incarné dont le souvenir est toujours un aide, puisqu'il est la voie, le guide et l'auteur de tout bien ». Cette incise avait été ajoutée au texte. – Cf. la note du ch. I de ce Livre III)

et plus elle la met en Dieu et par suite plus elle est libre et apte à espérer qu'il la comble de ses biens.

 Ce que l'âme doit faire pour vivre dans une complète et pure espérance en Dieu, c'est que toutes les fois que se présenteront des connaissances, des formes, des images distinctes, elle veille, comme nous l'avons dit, à ne pas s'y arrêter, et à se tourner immédiatement vers Dieu dans un élan plein d'amour; elle sera complètement détachée de toutes ces connaissances; elle n'y pensera pas, elle ne s'en occupera pas, si ce n'est dans la mesure nécessaire pour connaître ses obligations et s'y conformer. Même alors elle n'y mettra ni plaisir, ni complaisance, ni affection. Ainsi donc on ne doit pas omettre de penser à ce qu'il faut faire et savoir, ni de s'en souvenir, et pourvu qu'on n'y mette pas un esprit de propriété, on n'en subira aucun dommage. Mais pour arriver à ce dénûment, on pourra se servir des petits vers placés au chapitre I du premier Livre de cette Montée du Carmel.

 Toutefois remarquons bien ici que nous n'avons nullement l'intention, ni la volonté de confondre notre doctrine avec celle de ces hommes pervers qui, aveuglés par leur orgueil et une jalousie satanique, ont cherché à soustraire aux regards des fidèles le saint et nécessaire usage ainsi que le culte admirable des images de Dieu et des Saints. Notre doctrine, au contraire, est, toute différente de la leur. Notre but, en effet, ici, n'est pas, comme le leur, de prétendre qu'il ne faut plus d'images et qu'on ne doit pas les vénérer: nous voulons montrer la différence qu'il y a entre ces images et Dieu, et le moyen de se servir des images sans y trouver un obstacle à la réalité spirituelle qu'elles représentent, en s'y attachant plus qu'il ne faut. De même que le moyen est bon et nécessaire pour arriver à la fin, comme le sont les images pour nous rappeler le souvenir de Dieu et des Saints, de même, quand on s'arrête au moyen plus qu'il ne faut, ce moyen lui-même devient un obstacle comme le serait toute autre chose différente.

 Cela est d'autant plus vrai que je m'occupe ici surtout des images et des visions surnaturelles qui sont exposées à beaucoup d'erreurs et de dangers. Mais le souvenir, le culte et l'estime des images que naturellement nous propose la sainte Église, n'expose à aucune illusion ni à aucun danger; car on ne recherche en elles que l'objet qu'elles représentent. Leur souvenir ne manquera pas d'être utile à l'âme, car elle ne les recherche que par amour pour cet objet; elle ne s'en sert que dans ce but; voilà pourquoi ces images favorisent toujours l'union divine, pourvu qu'on laisse l'âme s'élever, quand Dieu lui en fait la grâce, de la représentation de l'objet au Dieu vivant, tandis qu'elle oublie toutes les créatures et tout ce qui en découle.
 
 
 

CHAPITRE XV
 
 
 

OÙ L'ON COMMENCE
À TRAITER DE LA NUIT DE LA VOLONTÉ.
ON APPORTE UN TEXTE
DU DEUTÉRONOME ET UN AUTRE
DE DAVID; ON DONNE LA DIVISION
DES AFFECTIONS DE LA
VOLONTÉ.
 
 
 

 Il ne suffit pas de purifier l'entendement pour l'établir dans la vertu de la foi, ni la mémoire pour l'établir dans la vertu de l'espérance. On n'aura rien fait si l'on ne purifie aussi la volonté pour l'établir dans la troisième vertu théologale, qui est la charité. C'est elle qui donne la vie aux oeuvres accomplies avec foi et leur donne la plus haute valeur; car sans cette vertu les oeuvres n'ont aucun prix, et comme le dit saint Jacques: « Sans les oeuvres de la charité, la foi est morte. (Jac. II, 20) »

 Or, comme je veux traiter maintenant de la nuit obscure de la volonté et du dépouillement actif de cette puissance pour la disposer et la former à cette vertu de l'amour de Dieu, je ne trouve pas de parole plus opportune que celle du Deutéronome où Moïse dit: « Tu aimera le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de toutes tes forces (Deut. VI, 5). » Ce passage renferme tout ce que l'homme spirituel doit faire, et tout ce que j'ai à lui enseigner en ce moment pour qu'il arrive vraiment à unir sa volonté à Dieu par le moyen de la charité. Il prescrit, en effet, à l'homme de diriger vers Dieu toutes les puissances, toutes les tendances, toutes les oeuvres et toutes les affections de son âme, afin que toutes ses aptitudes et toutes ses forces ne servent qu'à cette fin. C'est là ce que dit David: Fortitudinem meam ad te custodiam ((Ps. LVIII, 10) Je vous garderai ma force.) La force de l'âme se trouve dans ses puissances, dans ses passions et dans ses tendances, qui toutes sont gouvernées par la volonté. Or quand la volonté les détourne de ce qui n'est pas Dieu et les dirige vers Dieu, elle garde alors la force de son âme pour Dieu; c'est ainsi qu'elle parvient à aimer Dieu de toutes ses forces. Pour que l'âme atteigne ce but, nous nous occuperons ici de purifier la volonté de toutes ses affections désordonnées, qui sont la source d'où procèdent ses tendances, ses attaches et ses oeuvres désordonnées, et d'où vient également qu'elle ne garde pas toute sa force pour Dieu.

 Ces affections ou passions sont au nombre de quatre, à savoir: la joie, l'espérance, la douleur et la crainte. Quand on les applique à Dieu par un exercice raisonnable, de telle sorte que l'âme ne se réjouisse que de ce qui intéresse purement l'honneur et la gloire de Dieu Notre-Seigneur, ne mette qu'en lui son espérance, ne s'afflige que de ce qui le blesse, ne craigne que lui, il est clair que l'on dispose et que l'on garde toutes les forces de l'âme et toute son habileté pour Dieu. Au contraire, plus l'âme se réjouirait en quelque autre chose, et moins de force elle conserverait pour mettre sa joie en Dieu; plus elle mettrait sa confiance dans quelque chose de créé, moins elle en mettrait en Dieu; et ainsi des autres passions.

 Pour expliquer davantage cette doctrine, nous suivrons notre coutume et traiterons en particulier de chacune de ces quatre passions ou tendances de la volonté. En définitive, pour arriver à l'union avec Dieu, il faut purifier la volonté de ses affections et tendances, afin que, d'humaine et grossière qu'elle est, elle devienne une volonté toute divine et ne fasse plus qu'une même chose avec la volonté de Dieu.

 Ces quatre passions règnent d'autant plus dans l'âme et lui font d'autant plus la guerre, que la volonté est moins forte au service de Dieu et plus dépendante des créatures. Alors, en effet, elle se réjouit très facilement de choses qui ne méritent point la joie; elle espère ce qui ne lui procure aucun avantage; elle se désole de ce qui peut-être devrait la réjouir, et elle craint quand il n'y a rien à redouter.

 Ces passions donnent naissance à tous les vices et à tous les obstacles, je veux dire, aux imperfections, quand elles ne sont pas tenues sous le frein; mais elles engendrent aussi toutes les vertus quand elles sont bien dirigées et gouvernées. Il faut savoir, en outre, que si l'une d'elles est bien dirigée et soumise au joug de la raison, toutes les autres la suivront dans la même mesure. Elles sont vraiment soeurs et si unies entre elles que là où l'une va actuellement, les autres y tendent virtuellement; ou si l'une d'elles se retire actuellement, les autres se retirent virtuellement dans la même mesure. Si, en effet, la volonté se réjouit d'une chose, c'est dans la même proportion qu'elle va l'espérer, ou qu'elle va éprouver de la douleur ou de la crainte par rapport à cet objet. Dans la mesure, au contraire, où sa joie diminue, elle perd aussi la douleur, la crainte ou l'espérance. La volonté avec ses quatre passions est en quelque sorte symbolisée par cette représentation des quatre animaux qu'Ézéchiel vit dans un seul corps qui avait quatre faces; et les ailes de l'un étaient rattachées aux ailes de l'autre, et chacun d'eux allait dans la direction de sa face, et quand ils marchaient, ils ne retournaient point en arrière (Ex. I, 8-9).

 Ainsi donc les ailes de chacune de ces passions sont rattachées de telle sorte aux ailes des autres, que là où l'une d'elles tourne actuellement sa face, ou son activité, il est nécessaire que les autres la suivent virtuellement: si l'une s'abaisse, toutes s'abaissent; si l'une s'élève, toutes s'élèvent; là où tend l'espérance, tendent aussi la joie, la crainte ou la douleur; mais si elle se détourne d'un objet, toutes s'en détournent; ainsi en est-il des autres passions.

 Aussi je vous en préviens, ô homme adonné à la spiritualité, là où se dirigera l'une de vos passions, se dirigera toute votre âme; la volonté et les autres puissances vivront comme des esclaves sous sa dépendance; les trois autres puissances ou passions y trouveront leur vie; elle affligeront l'âme de leurs chaînes, l'empêcheront de prendre librement son vol; elles la priveront du repos de la douce contemplation et de l'union. Voilà pourquoi Boèce a dit: Si vous voulez connaître la vérité dans toute sa clarté, faites abstraction de la joie, de l'espérance, de la crainte et de la douleur; car tant que ces passions régneront en vous, elles ne laisseront pas à votre âme la tranquillité et la paix requises pour recevoir naturellement et surnaturellement la sagesse.
 
 
 

CHAPITRE XVI
 
 
 

OÙ L'ON COMMENCE
À PARLER DE LA PREMIÈRE
AFFECTION DE LA VOLONTÉ. ON DIT
CE QUE C'EST QUE LA JOIE, ET ON
FAIT LA DISTINCITON DES OBJETS
DONT LA VOLONTÉ PEUT
SE RÉJOUIR.
 
 
 

 La première des passions de l'âme et des affections de la volonté est la joie. Nous la définissons, pour le but que nous nous proposons, un contentement de la volonté, et une estime d'un certain objet que l'on regarde comme convenable. Car il n'y a jamais de joie dans la volonté, si ce n'est quand on estime l'objet et qu'on en est satisfait. Je parle ici de la joie active qui a lieu quand l'âme comprend d'une manière claire et distincte l'objet qui la lui donne et qu'elle est libre de l'accepter ou repousser. Car il existe aussi une joie passive, que la volonté peut éprouver sans en comprendre d'une manière claire et distincte la cause, ou, quand elle la comprend parfois, il n'est pas en son pouvoir alors de l'éprouver ou non. Nous traiterons plus tard de cette dernière. Pour le moment, nous parlerons de la joie en tant qu'elle est active et volontaire, et a pour objets des choses distinctes et claires.

 La joie peut naître de six genres d'objets ou de biens: ils sont temporels, naturels, sensuels, moraux, surnaturels et spirituels. Nous parlerons de chacun d'eux à part, en dirigeant la volonté d'après la raison, pour qu'elle n'y trouve pas un obstacle qui l'empêche de placer en Dieu toute la force de sa joie.

 Mais avant tout il faut rappeler un principe qui sera comme le fondement sur lequel nous devons toujours nous appuyer. Or ce principe, il convient de ne point le perdre de vue; car il est la lumière qui doit toujours nous guider pour nous faire comprendre la doctrine que nous enseignons et nous diriger au milieu de tous ces biens dont il est question, pour placer notre joie en Dieu seul.

 Ce principe est le suivant: La volonté ne doit se réjouir que de ce qui regarde l'honneur et la gloire de Dieu; or le plus grand honneur que nous puissions lui rendre, c'est de le servir d'après les règles de la perfection évangélique; et tout ce qui est en dehors de là est de nulle valeur ou utilité pour l'homme.
 
 
 

CHAPITRE XVII
 
 
 

QUI TRAITE DE LA JOIE
PROVENANT DES BIENS TEMPORELS.
ON MONTRE COMMENT IL FAUT
LA DIRIGER VERS DIEU.
 
 
 

 La première sorte de biens dont nous avons parlé renferme les biens temporels. Par là nous entendons les richesses, les possessions, les emplois et autres avantages extérieurs; nous y comprenons aussi les enfants, les parents, les alliances..., toutes choses dont la volonté peut se réjouir. Mais combien est vaine la joie que l'on tire des richesses, des titres, des possessions, des emplois et autres biens de ce genre qui d'ordinaire excitent l'ambition! Cela est la clarté même. Si, en effet, l'homme, parce qu'il est plus riche, était plus grand serviteur de Dieu, il aurait raison de se réjouir de ses richesses; mais elles sont, au contraire, une cause qu'il offense Dieu, comme nous le rappelle le Sage par ces paroles: « Mon fils, si tu es riche, tu ne seras pas à l'abri du péché (Eccl. XI, 10). »

 Sans doute, les biens temporels par eux-mêmes ne portent pas nécessairement au péché, mais le coeur de l'homme s'y attache d'ordinaire par faiblesse d'affection, et il manque à ses devoirs envers Dieu, ce qui est un péché, parce que c'est un péché véritable que de manquer ainsi à ses devoirs; voilà pourquoi le Sage a dit: « tu ne seras pas à l'abri du péché ». C'est aussi la raison pour laquelle Notre-Seigneur Jésus-Christ a, dans l'Évangile, appelé les richesses des épines (Mat. XIII, 22; Luc, VIII, 14), pour nous faire comprendre que celui qui y est attaché par la volonté sera blessé de quelque péché. Voici encore cette exclamation, rapportée dans saint Matthieu, qui est bien capable de nous faire trembler: Oh! Combien il est difficile aux riches, c'est-à-dire à ceux qui placent leurs joies dans les richesses, d'entrer dans le royaume des cieux! (Mat. XIX, 23) Il veut nous faire comprendre que nous ne devons pas mettre notre joie dans les richesses, dès lors qu'elles nos exposent à un si grand danger.

 C'est pour nous éloigner d'un si grand danger que David a dit: « Si les richesses abondent, n'y attache pas ton coeur (Ps. LXI, 11). » Inutile d'apporter d'autres témoignages dans une question aussi claire. Je n'en finirais plus de citer la Sainte Écriture et d'énumérer les maux que nous en décrit Salomon dans l'Ecclésiaste. Ce roi, qui avait possédé tant de richesses et la plus haute sagesse, les connaissait bien quand il disait que tout ce qu'il y avait sous le soleil était vanité des vanités, affliction d'esprit et frivole sollicitude de l'âme. – Et encore: « Celui qui aime les richesses n'en recueillera point le fruit. » – Et de plus: « Les richesses se gardent pour le malheur de leur maître (Eccl. I, 14; II, 26; V, 9; V, 12). »

 Voici encore ce qu'on lit dans l'Évangile, de celui qui se réjouissait d'avoir recueilli des biens abondants qui devaient lui suffire durant plusieurs années. Il lui fut dit du ciel même: Stulte, hac nocte animam tuam repetunt a te: quae autem parasti, cujus erunt? « Insensé, cette nuit même on appellera ton âme à rendre ses comptes; et ce que tu as amassé, pour qui sera-t-il? (Luc, XII, 20) » Enfin David nous enseigne la même vérité quand il nous dit: « Ne portons point envie à notre prochain lorsqu'il s'enrichit, car cela ne lui servira de rien pour l'autre vie (Ps. XLVIII, 17-18) »; il nous fait entendre que nous devrions plutôt le plaindre d'avoir des richesses.

 Il suit de là que l'homme ne doit pas se réjouir des richesses qu'il possède, ou que son frère possède, à moins qu'on ne s'en serve pour Dieu. Si on peut à la rigueur se réjouir d'en posséder, c'est quand on les emploie ou qu'on les dépense au service de Dieu, car sans cela on n'en retirerait aucun profit.

 Il faut dire de même des autres biens, titres, possessions, emplois... C'est une vanité de s'en réjouir, si l'on ne constate pas que l'on sert mieux Dieu et que l'on suit un chemin plus sûr pour la vie éternelle. Or comme on ne peut savoir clairement qu'il en est ainsi et que l'on sert Dieu plus fidèlement, ce serait une chose vaine que de se réjouir de ces biens d'une façon déterminée, parce qu'une telle joie ne peut pas être raisonnable. Notre-Seigneur dit en effet: « Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme? (Mat. XVI, 26) » Il n'y a donc pas lieu de se réjouir, si ce n'est de ce qui favorise la gloire de notre Dieu.

 Il n'y a pas lieu, non plus, de se réjouir d'avoir des enfants, parce qu'ils sont nombreux, ou riches, comblés des dons et grâces de la nature ou des biens de la fortune; il faut s'en réjouir seulement s'ils servent Dieu. Voyez Absalon, fils de David; sa beauté, ses richesses, son origine illustre, ne lui ont servi de rien, car il ne servit pas Dieu (II Rois, XIV, 25). Voilà pourquoi vaine fut la joie qu'il eut de ses biens.

 De là il suit encore qu'il est vain de désirer d'avoir des enfants, comme le font quelques-uns qui remuent et bouleversent le monde pour en avoir. Ils ne savent pas, en effet, si ces enfants seront bons et serviront Dieu, et si le contentement qu'ils en attendent ne se changera pas plutôt en douleur, si le repos et la consolation qu'ils s'en promettent ne se transformeront pas en travaux et en désolations, si l'honneur qu'ils en espèrent ne sera pas plutôt le déshonneur et pour eux-même l'occasion d'offenser Dieu davantage, comme cela arrive souvent. C'est de ceux-là que Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit qu'ils parcourent la mer et les terres pour enrichir leurs enfants, et en faire des fils de perdition deux fois plus mauvais qu'eux-mêmes (Mat. XXIII, 15).

 Voilà pourquoi, alors même que tout sourirait à l'homme et lui serait propice, ou, comme on dit, lui arriverait à souhait, il devrait se tenir dans la crainte plutôt que dans la joie, car dans cet état, comme nous l'avons dit, se multiplient les occasions et les dangers d'oublier Dieu et de l'offenser. C'est pour cette raison que Salomon, qui s'en défiait, a dit dans l'Ecclésiaste: « Le rire, je l'ai regardé comme une erreur; et j'ai dit à la joie: Pourquoi te trompes-tu en vain? (Eccl. II, 2) » Comme s'il disait: Lorsque tout me souriait, j'ai regardé comme une erreur et une illusion la pensée de m'en réjouir. Grande, en effet, est l'erreur et la folie de l'homme qui se réjouit de ce qui se présente à lui favorable et prospère, quand il n'a pas la certitude qu'il lui en reviendra quelque bien éternel. « Le coeur de l'insensé, a dit le Sage, est là où se trouve la joie; et le coeur du sage est là ou se trouve la tristesse. (Eccl. VII, 5) ». La raison, c'est que la joie vaine aveugle le coeur et ne le laisse pas examiner et peser la valeur des choses; la tristesse au contraire, fait ouvrir les yeux et examiner si les choses occasionneront une perte ou un gain. De là vient que, comme le dit encore le Sage: « La colère est préférable au rire. Aussi vaut-il mieux aller à une maison de deuil qu'à une maison de festin, car on y voit la fin de tous les hommes (Ibid. VII, 4). »

 C'est encore une vanité pour des époux de se réjouir quand ils ne savent pas clairement si l'état de mariage les aidera à servir Dieu plus parfaitement. Ils devraient, au contraire, être tout confus de ce que, comme dit saint Paul, le mariage est cause que leur coeur, partagé par l'amour mutuel qu'ils ont l'un pour l'autre, ne soit pas tout entier à Dieu. Voilà pourquoi l'Apôtre a dit: « Si vous êtes affranchis des liens du mariage, n'en contractez pas (I Cor. VII, 27). » Mais si vous avez une épouse, il convient que vous la gardiez avec une telle liberté de coeur que ce soit comme si vous n'en aviez pas.

 Tout cela, ainsi que ce que nous avons dit des biens temporels, l'Apôtre nous l'enseigne encore par ces paroles: « Une chose certaine, mes frères, c'est que le temps est court; par conséquent, que ceux qui sont mariés soient comme ceux qui ne le sont pas; que ceux qui pleurent soient comme ceux qui ne pleurent pas; ceux qui se réjouissent, comme ceux qui ne se réjouissent pas; ceux qui achètent, comme ceux qui ne possèdent pas; ceux qui usent de ce monde, comme ceux qui n'en usent pas (I Cor. VII, 21-31). » Tout cela, il le dit pour nous donner à entendre que si l'on met sa joie dans ce qui ne se rapporte pas à la gloire de Dieu, tout est vanité et sans profit, car la joie qui n'est pas selon Dieu ne saurait être utile à l'âme.
 
 
 

CHAPITRE XVIII
 
 
 

DES DOMMAGES
QUE L'ÂME PEUT SUBIR QUAND ELLE MET SA JOIE
DANS LES BIENS TEMPORELS.
 
 
 

 Si nous voulions raconter tous les dangers auxquels l'âme s'expose quand elle porte l'affection de sa volonté aux biens temporels, nous n'aurions pas assez d'encre, ni de papier, ni de temps. Il s'agit d'un petit mal; mais il peut mener à de très grands maux et détruire les plus grands biens. C'est comme une étincelle qui n'est pas éteinte; elle est capable d'allumer d'immenses incendies qui embrasent le monde. Tous ces dommages ont leur racine et leur origine dans un autre dommage provenant de la joie que l'on a des biens temporels; et celui-là est le principal; il est privatif; il nous détourne de Dieu. Tous les biens nous viennent quand nous nous approchons de Dieu par les affections de la volonté; mais au contraire, quand nous nous détournons de lui en donnant notre affection aux créatures, tous les dommages et tous les maux nous arrivent dans la proportion où nous nous attachons à elles avec complaisance et amour, parce que par le fait même on se détourne de Dieu. Par conséquent, on peut comprendre que, selon que l'on s'éloigne plus ou moins de Dieu, les dommages seront plus ou moins considérables en étendue ou en intensité, et, le plus souvent, sous ce double rapport à la fois.

 Ce dommage privatif d'où proviennent, avons-nous dit, les autres dommages privatifs et positifs, renferme quatre degrés, tous plus mauvais les uns que les autres. Quand l'âme est arrivée au quatrième degré, elle a atteint tous les maux et toutes les adversités qu'on peut énumérer en cette matière. Ces quatre degrés sont parfaitement caractérisés par Moïse. Il nous dit dans le Deutéronome: « Le peuple chéri de Dieu s'est repu et est retourné en arrière. Il s'est repu, engraissé et dilaté; il a abandonné Dieu son créateur, il s'est éloigné de Dieu son sauveur (Deut. XXXII, 15). »

 Cet embonpoint de l'âme qui précédemment était la bien-aimée de Dieu signifie qu'elle s'est plongée dans la joie des créatures. De là vient le premier dommage qu'elle subit; elle retourne en arrière, c'est une pesanteur d'esprit à l'égard de Dieu, qui lui voile les biens spirituels, comme le nuage qui obscurcit l'air et empêche de voir la clarté du soleil. Par le fait même que le spirituel met sa joie dans quelque créature et lâche la bride à ses tendances vers des objets frivoles, il s'obscurcit par rapport à Dieu, il perd la simplicité de son intelligence et de son jugement. C'est là ce que nous enseigne l'Esprit de Dieu au livre de la Sagesse: « Le charme trompeur ou la fausse apparence de la vanité, ainsi que l'illusion, nous cachent les vrais biens, et les caprices de nos tendances troublent et pervertissent le jugement qui était sans malice (Sag. VI, 12). » Par ces paroles le Saint-Esprit nous donne à comprendre que, alors même qu'aucune mauvaise intention de l'entendement n'aurait précédé l'action, il suffit de mettre de la complaisance et de la joie dans les créatures pour causer ce premier dommage. C'est un engourdissement de l'esprit, une obscurité qui empêche le jugement de bien comprendre la vérité et d'apprécier les choses comme elle sont. La sainteté et le bon jugement n'empêchent même pas de tomber dans ce danger, si on se laisse aller à mettre de la complaisance et de la joie dans les biens temporels. Voilà pourquoi Dieu nous donne un avis par Moïse, et nous dit: « Tu ne recevras point de présents, parce qu'ils aveuglent les sages eux-même (Ex. XXIII, 8). » Cette recommandation s'adressait particulièrement à ceux qui devaient exercer les fonctions de juges; car ils doivent avoir l'esprit droit et lucide; mais ils ne l'ont pas quand ils se laissent aller à la convoitise et à l'amour des présents. Aussi Dieu a-t-il encore ordonné au même Moïse de nommer des juges qui auraient en horreur l'avarice, afin que leur jugement ne fût pas perverti par l'attrait des richesses (Ex. XVIII, 21-22). Il dit que ceux-là non seulement ne doivent pas désirer les richesses, mais qu'ils doivent les avoir en horreur. En effet, pour se prémunir parfaitement contre l'amour d'un objet, il faut l'avoir en horreur, car un contraire est exclu par un autre contraire. Aussi le motif pour lequel le prophète Samuel a toujours été un juge si droit et si éclairé, c'est que, comme il le dit lui-même au premier livre des Rois, il n'avait reçu aucun présent de personne; Si de manu cujusquam munus accepi (I Rois, XII, 3).

 C'est de ce premier degré du dommage privatif que naît le second; il nous est donné à entendre dans ces paroles du texte déjà cité: « Il s'est repu, il s'est dilaté (Deut. XXXII, 15). » Ainsi le second degré est une dilatation de la volonté qui se donne déjà plus de liberté pour les biens temporels; elle ne se préoccupe plus autant de la peine et de la répugnance que lui donnaient sa joie et sa complaisance pour les biens créés. Cette disposition lui est venue de ce que dès le principe l'âme a lâché bride à cette joie; ce désir à grossi l'âme, comme nous l'avons dit, et cet embonpoint qui lui est venu de la joie a fait dilater davantage la volonté en la portant vers les créatures. Voilà ce qui entraîne de grands préjudices pour l'âme. En effet, ce second degré l'éloigne des choses de Dieu et des exercices de piété; elle ne les goûte plus; elle porte son affection à d'autres choses; elle se livre à mille imperfections, futilités, joies frivoles et vaines satisfactions. Quand ce second degré est achevé, consommé, il éloigne complètement l'âme des exercices de piété dont elle avait l'habitude et fait que toutes ses attentions et ses désirs se tournent vers les vanités du monde.

 Ceux qui sont déjà arrivés à ce second degré ont leur esprit et leur jugement obscurcis pour connaître la vérité et la justice, comme ceux qui sont dans le premier degré. Il y a de plus chez eux beaucoup de lâcheté, de tiédeur et d'indifférence pour s'instruire et remplir leurs devoirs. C'est d'eux que parle Isaïe quand il dit: « Tous aiment les présents et se laissent entraîner par l'appât des récompenses. Ils ne défendent pas les droits de l'orphelin, et la cause de la veuve n'a point d'accès auprès d'eux, et ils ne s'en occupent point (Is. I, 23). » Cela ne leur arrive pas sans qu'il y ait faute de leur part, surtout quand ils y sont obligés par leur office. En effet ceux qui se trouvent déjà dans ce degré ne sont pas exempts de malice comme ceux du premier degré; voilà pourquoi ils s'éloignent davantage de la justice et de toutes les vertus, parce qu'ils embrassent de plus en plus leur volonté d'affection pour les créatures.

 Aussi le caractère distinctif de ceux qui se trouvent dans ce deuxième degré consiste dans une grande tiédeur pour les exercices spirituels, qu'ils accomplissent fort mal, et plutôt par manière d'acquit, par force ou par routine, que par un motif d'amour.

 Le troisième degré de ce dommage privatif consiste à abandonner Dieu complètement, sans se préoccuper de sa loi, afin de ne point manquer aux frivolités mondaines; aussi l'âme entraînée par la passion se laisse tromper dans le péché mortel. Ce troisième degré est marqué dans le texte que nous avons cité, et où il est dit: « Il a abandonné Dieu, son créateur (Deut. XXXII, 15). » Dans ce troisième degré se trouvent compris tous ceux qui ont si bien engagé les puissances de l'âme dans les vanités du monde, les richesses, et tout ce qui s'y rattache, qu'ils n'ont plus aucun souci d'accomplir la loi de Dieu. Ils vivent dans le plus grand oubli, dans la plus grande torpeur par rapport aux choses du salut, et dans la plus grande activité et habileté par rapport aux choses du monde. Aussi Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l'Évangile les appelle-t-il « les enfants de ce siècle », et il dit qu'ils sont plus prudents et plus habiles dans leurs affaires que les enfants de lumière dans les leurs (Luc, XVI, 8). Ainsi donc ils ne sont rien par rapport aux choses de Dieu, mais par rapport aux choses du monde ils sont tout. Ce sont là, à proprement parler, les avares dont la complaisance et la satisfaction pour les choses créées ont pris une telle proportion, une telle étendue, un tel attrait, qu'elles ne peuvent se rassasier; au contraire, la faim et la soif qui les dévorent grandissent d'autant plus qu'ils s'éloignent davantage de l'unique source qui pourrait les satisfaire, c'est-à-dire de Dieu. C'est de ces gens que le Seigneur a dit par la bouche de Jérémie: Me dereliquerunt fontem aquae vivae, et foderunt sibi cisternas, cisternas dissipas, quae continere non valent aquas: « Ils m'ont abandonné, moi qui suis la source d'eau vive, et ils se sont creusé des citernes percées qui ne peuvent contenir l'eau (Jér. II, 13). » Et cela, parce que les avares ne trouvent point dans les créatures de quoi étancher leur soif, mais au contraire de quoi l'augmenter. Ce sont ceux-là qui tombent dans toutes sortes de péchés par amour pour les biens temporels, et innombrables sont les pertes qu'ils subissent; voilà pourquoi David s'est exprimé ainsi à leur sujet: Transierunt in affectum cordis: « Ils se sont abandonnés à toutes les passions de leur coeur (Ps. LXXII, 7). »

 Le quatrième degré de ces dommages privatifs est exprimé par les dernières paroles du texte cité: « Il s'est éloigné de Dieu, son sauveur (Deut. XXXII, 15). » Il est une conséquence du troisième degré dont nous venons de parler. Quand, en effet, l'avare ne fait plus cas de la loi divine et ne lui donne plus son coeur, parce qu'il est épris d'amour pour les biens temporels, il en vient à s'éloigner beaucoup de Dieu par sa mémoire, son entendement et sa volonté; il l'oublie et le regarde comme s'il n'existait pas, et cela parce qu'il se fait un dieu de l'argent et des biens temporels, car, ainsi que le dit saint Paul: « L'avarice est une idolâtrie (Col. III, 5). » Ce quatrième degré en vient jusqu'à oublier Dieu; et l'homme qui devait placer formellement son coeur en Dieu le met formellement dans l'argent, comme s'il n'y avait pas d'autre Dieu.

 C'est à ce degré que se trouvent ceux qui n'hésitent point à faire servir les choses divines et surnaturelles aux choses temporelles comme à leur dieu, quand au contraire ils devraient ordonner les choses temporelles à Dieu, s'ils le reconnaissaient comme tel, ainsi que la raison l'exige. De ce nombre fut l'impie Balaam, qui vendait la grâce de prophétie dont Dieu l'avait favorisé (Nomb. XXII, 7). Tel fut également Simon le Magicien, qui s'imaginait que la grâce de Dieu pouvait être appréciée au poids de l'or et voulait l'acheter (Act. VIII, 18-19). Par là il montrait bien que l'argent avait plus de valeur à ses yeux; il s'imaginait qu'il y aurait quelqu'un qui estimerait davantage l'argent, puisqu'il donnerait la grâce pour de l'argent. Ils sont nombreux ceux qui dans ce quatrième degré leur ressemblent de beaucoup de manières; leur raison est obscurcie par leur convoitise des choses spirituelles; c'est l'argent qu'ils servent, et non Dieu; ils travaillent pour de l'argent, et non pour Dieu; ils recherchent une rétribution temporelle, et non la valeur de la grâce divine et sa récompense. Ils ont une foule de manières de faire de l'argent leur dieu principal et leur fin, dès lors qu'ils le mettent au-dessus de la fin dernière, qui est Dieu.

 C'est à ce quatrième degré qu'appartiennent également tous ces infortunés qui sont tellement épris des biens temporels et les regardent si bien comme leur dieu, qu'ils n'hésitent pas à leur sacrifier leur vie. Quand, en effet, ils voient que leur divinité temporelle vient à leur manquer, ils se désespèrent et se donnent eux-mêmes tristement la mort pour de misérables motifs; ils montrent ainsi quelle triste récompense on peut attendre d'une pareille divinité. Comme il n'y a rien à attendre d'elle, elle ne donne que le désespoir et la mort. Quant à ceux qu'elle ne pousse pas jusqu'à ce triste dénouement de la mort, elle fait de leur vie une sorte de mort par les peines, les sollicitudes et mille autres misères dont elle les accable; elle ne laisse pas la joie entrer dans leur coeur; elle ne laisse aucun bien briller à leurs yeux sur la terre. Pour eux, ils apportent sans cesse le tribut de leur coeur à leur trésor; c'est pour lui qu'ils souffrent, c'est avec lui qu'ils s'approchent de la dernière calamité, qui sera leur juste réprobation, selon cette parole du Sage: « Les richesses sont gardées pour le malheur de leur maître (Eccl. V, 12). »

 C'est encore à ce quatrième degré qu'appartiennent ceux dont parle saint Paul en ces termes: Tradidit illos Deus in reprobum sensum (Rom. I, 28: Dieu les a livrés à leurs sens pervers). Voilà jusqu'à quels dommages peut conduire la joie quand l'homme la met dans les biens terrestres comme dans sa fin dernière. Mais ceux en qui cette joie est moins désastreuse sont toujours dignes d'une très grande compassion, car, comme nous l'avons dit, elle fait reculer énormément les âmes dans la voie de Dieu. Aussi, comme dit David: « Ne craignez pas l'homme qui s'enrichit (Ps. XLVIII, 17-18) », c'est-à-dire ne lui portez pas envie, et ne vous imaginez pas qu'il l'emporte sur vous. Car, lorsqu'il aura achevé sa carrière, il n'emportera rien, et sa gloire comme sa joie ne descendra pas avec lui dans la tombe.
 
 
 

CHAPITRE XIX
 
 
 

AVANTAGES
QUE L'ÂME SE PROCURE
PAR LE RENONCEMENT À LA JOIE
DES BIENS TEMPORELS.
 
 
 

 L'homme adonné à la vie spirituelle doit se tenir beaucoup sur ses gardes pour ne pas commencer à attacher son coeur ou à donner sa joie aux biens de ce monde; il doit craindre que cet attachement, léger au début, ne devienne très grand et ne prenne peu à peu d'immenses proportions. Car une cause minime en soi finit par produire des dommages considérables; c'est comme une étincelle qui peut embraser une montagne et même le monde tout entier. On ne doit jamais vivre en sécurité, si petit que soit l'attachement aux biens de ce monde, dès lors qu'on ne le rompt pas tout de suite, sous prétexte qu'on le fera plus tard. Si en effet on n'a pas le courage d'y couper court quand il est encore faible et à son commencement, comment avez-vous la pensée et la présomption de pouvoir le faire quand il aura grandi et aura pris racine? Est-ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ n'a pas dit dans l'Évangile: « Celui qui est fidèle dans les petites choses le sera aussi dans les grandes ? (Luc, XVI, 10) » Car celui qui évite les petites fautes se préservera aussi des plus grandes; d'ailleurs il y a déjà un grand dommage à s'attacher aux petites choses; par  là en effet l'enceinte, la forteresse du coeur est déjà forcée, et, comme le dit l'adage: Celui qui commence, a déjà moitié fait. Aussi David nous prévient par ces paroles: « Bien que vous ayez beaucoup de richesses, n'y attachez pas votre coeur (Ps. LXI, 11). » Alors même que l'homme ne pratiquerait pas ce détachement par amour pour Dieu, ou à cause de l'obligation où il est de tendre à la perfection chrétienne, ne devrait-il pas, en constatant les avantages temporels qui en découlent, sans parler des intérêts spirituels, délivrer complètement son coeur de toute joie dans les biens d'ici-bas? Non seulement il s'affranchit alors de tous ces dommages si déplorables dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, mais il acquiert la vertu de libéralité, qui est un attribut, une vertu de Dieu, mais qui est incompatible avec la convoitise. De plus, il se procure la liberté d'esprit, la sérénité de la raison, le repos, la tranquillité et la confiance paisible en Dieu, auquel il rend par sa volonté un véritable culte et ses adorations les plus sincères. D'ailleurs, plus il se dégage des créatures, plus il en jouit et y trouve d'agréments; au contraire, il ne pourrait nullement en jouir s'il les regardait avec esprit de propriété, car il y aurait là un souci, et ce souci est un lien qui attache l'esprit à la terre et ôte la dilatation du coeur. C'est dans le détachement des biens terrestres que l'on s'en forme une connaissance vraie et que l'on comprend bien les vérités qui les concernent au point de vue naturel et au point de vue surnaturel. Aussi en jouit-on d'une autre manière que celui qui y est attaché; on en retire de grands profits et de grands avantages. Celui-ci en jouit selon la vérité, celui-là selon leurs apparences trompeuses; celui-ci selon leur côté le meilleur, celui-là selon leur côté inférieur; celui-ci selon leur substance, celui-là selon leurs accidents puisqu'il s'attache d'une manière sensible. Le sens, en effet, ne peut atteindre et ne pénètre que l'accident; tandis que l'esprit purifié de tous les nuages et de toutes les formes accidentelles pénètre la vérité et la valeur des choses, parce que tel est son objet. Voilà pourquoi la joie est comme un nuage qui obscurcit le jugement, parce qu'il est impossible que la joie volontaire pour la créature existe sans qu'il y ait aussi l'esprit de propriété volontaire; de même que la joie, en tant que passion, ne peut pas exister s'il n'y a pas en même temps le sentiment habituel de propriété dans le coeur. Au contraire, l'abnégation, la purification de cette jouissance laisse au jugement toute sa clarté, comme l'air qui redevient pur quand les vapeurs qui l'obscurcissaient sont dissipées.

 Ainsi donc celui qui ne met plus aucune complaisance dans les créatures, et dont le coeur en est désapproprié, jouit de toutes comme s'il les possédait toutes; au contraire, celui qui les regarde avec un esprit particulier de propriété perd la jouissance de toutes en général. Le premier, qui n'en possède aucune dans son coeur, les possède toutes d'une manière très libre, comme dit saint Paul (II Cor. VI, 10). Le second, qui y tient attaché son coeur, n'a rien et ne possède rien; ce sont les créatures plutôt qui possèdent son coeur et lui font sentir la dureté de l'esclavage. Aussi plus une âme veut mettre sa complaisance dans les créatures, plus aussi elle sent son coeur lié et enchaîné par la souffrance et la peine. Celle qui est détachée n'a plus ces angoisses, ni à l'oraison ni en dehors de cet exercice; voilà pourquoi elle peut, sans perdre de temps, acquérir avec facilité un grand trésor spirituel. L'autre, au contraire, ne cesse de se retourner avec cette chaîne qui captive et retient son coeur: c'est à peine si elle peut se délivrer pour quelques instants des pensées et de la complaisance qui la portent vers l'objet dont son coeur est épris. L'homme spirituel doit donc réprimer le premier mouvement qui le porte vers la jouissance des créatures. Il se souviendra de ce principe que nous venons d'exposer, à savoir que l'homme ne doit se réjouir de rien, si ce n'est de servir Dieu, de procurer son honneur et sa gloire en tout, de ne diriger toute sa vie qu'à ce but, de fuir enfin toute vanité qu'il pourrait rencontrer dans les créatures, sans jamais y rechercher de complaisance ou de consolation.

 Il y a un autre avantage très grand et très important à renoncer à la jouissance que procurent les biens de ce monde. C'est celui de laisser notre coeur libre pour Dieu. C'est là une condition qui dispose l'âme à toutes les faveurs que Dieu voudra lui accorder, et sans laquelle il ne les accordera pas. Ces récompenses sont de telle sorte que, même au point de vue temporel, viendrait-on à sacrifier une jouissance par amour pour Dieu, ou dans le but de se conformer à la perfection de l'Évangile, Sa Majesté, d'après l'Évangile lui-même, donnerait le cent pour un dès cette vie (Mat. XIX, 29). Mais alors même qu'il ne s'agirait pas de ces intérêts, est-ce que le déplaisir causé à Dieu par ces complaisances dans les créatures ne suffirait pas à lui seul pour porter le spirituel et le chrétien à les étouffer dans son âme? Or que voyons-nous dans l'Évangile? Le fait seul que ce riche se réjouissait de posséder des biens pour plusieurs années irrita à tel point le Seigneur qu'il lui dit: « Cette nuit même on appellera ton âme à rendre ses comptes (Luc, XII, 20) ». Voilà pourquoi nous devons craindre que, toutes les fois que nous nous réjouissons vainement, Dieu qui a l'oeil sur nous nous prépare quelque châtiment ou amertume en rapport avec notre faute, et encore arrive-t-il très souvent que la peine qui provient de cette jouissance est bien supérieure à la jouissance elle-même.

 Sans doute, elle est vraie cette parole que saint Jean nous dit de Babylone dans son Apocalypse: « Plus elle a été dans la jouissance et les délices, et plus grands doivent être son tourment et sa peine (Apoc. XVIII, 7). » Mais cela ne veut pas dire que la peine ne sera pas plus grande que ne l'a été la joie, car, hélas! Pour des plaisirs de courte durée il y aura des tourments terribles et éternels. On veut seulement donner à entendre qu'aucune faute ne restera sans un châtiment particulier, car celui qui châtie la parole inutile ne laissera pas sans punition la vaine joie que l'on prend dans les créatures.
 
 
 

CHAPITRE XX
 
 
 

OÙ L'ON MONTRE
COMBIEN IL EST FRIVOLE
DE PLACER LA JOIE DE LA VOLONTÉ
DANS LES BIENS TEMPORELS, JE
VEUX DIRE NATURELS, ET COMMENT
IL FAUT S'EN SERVIR POUR
MONTER VERS DIEU.
 
 
 

 Par biens naturels nous entendons ici la beauté, la grâce, la distinction des manières, la complexion et toutes les autres qualités du corps; nous entendons aussi les qualités de l'âme qu'on appelle la belle intelligence, la discrétion, et les autres dons de la raison. Or si un homme met ses complaisances à considérer que lui ou les siens possèdent ces qualités, sans élever plus haut ses pensées, ni rendre grâces à Dieu qui ne concède ces dons que pour être mieux connu et aimé, s'il n'a pas d'autre but que ces complaisances, c'est une vanité et une illusion, comme le dit Salomon: « Trompeuse est la grâce, vaine est la beauté; la femme qui craint Dieu est celle qui mérite d'être louée (Pro. XXXI, 30). » Par ces paroles nous sommes prévenus que l'homme, au lieu de se glorifier de ces dons naturels, doit plutôt se tenir dans la crainte, car il peut facilement être entraîné à y trouver l'occasion de s'éloigner de l'amour de Dieu, de tomber dans la vanité et l'illusion. Voilà pourquoi le Sage nous dit que la grâce corporelle est trompeuse. Elle trompe l'homme, en effet, dans le chemin qu'il suit; elle l'entraîne à ce qui ne lui convient pas, et cela par suite de la vaine joie et de la complaisance qu'il en conçoit en lui-même ou en celui qui en est favorisé. Le Sage ajoute encore que la beauté est vaine; et, en effet, elle fait tomber l'homme de bien des manières quand il l'estime et y met ses complaisances; car il ne doit s'en réjouir que si elle l'aide, lui ou le prochain, à servir Dieu. Sans cela il doit craindre et se défier que ces dons et ces grâces de la nature ne soient peut-être pour lui une cause d'offense de Dieu, parce qu'il y mettra une vaine présomption ou les regardera avec une affection désordonnée. Aussi celui qui est favorisé de ces dons doit être prudent et veiller avec soin à n'être pour personne, par une vaine ostentation, la cause de s'éloigner tant soit peu de Dieu. Ces grâces et ces dons de la nature ont des charmes si attrayants et si provocateurs, pour celui qui les possède comme pour celui qui les regarde, qu'à peine s'en trouve-t-il un dont le coeur échappera à leurs filets et à leurs liens. Voilà pourquoi nous voyons beaucoup de personnes spirituelles qui, étant quelque peu favorisées de ces dons, vivaient dans la crainte et obtinrent par leurs prières d'en être dépourvues; elle ne voulaient être, ni pour elles-mêmes ni pour d'autres, la cause ou l'occasion de quelque vaine affection ou satisfaction frivole.

 L'homme spirituel doit donc purifier sa volonté de cette vaine complaisance et en détourner le regard; il saura que la beauté comme toutes les autres grâces naturelles ne sont que terre; c'est de la terre qu'elles viennent; c'est à la terre qu'elles retournent. Les bonnes grâces et les agréments extérieurs ne sont que fumée ou vapeur légère. Aussi, pour ne point tomber dans la vanité, doit-on les regarder et apprécier comme tels, élever le coeur vers Dieu dans la joie et l'allégresse, parce qu'il renferme éminemment toutes les beautés et toutes les grâces des créatures et les dépasse d'une manière infinie; car, ainsi que le dit David: « Toutes les créatures sont comme un vêtement qui vieillit et qui passe; Dieu seul est immuable et ne change pas (Ps. CI, 27). » Voilà pourquoi, si l'on ne surnaturalise pas la joie qui vient des créatures et si on ne l'élève pas à Dieu, elle sera toujours vaine et trompeuse. C'est évidemment d'une joie semblable et puisée dans les créatures que Salomon a prononcé cette parole: « J'ai dit à la joie: Pourquoi vous laissez-vous tromper vainement? (Eccl. II, 2) » C'est là ce qui se vérifie quand le coeur de l'homme se laisse séduire par les créatures.
 
 
 

CHAPITRE XXI
 
 
 

DES DOMMAGES
CAUSÉS À L'ÂME QUAND
SA VOLONTÉ SE PORTE AVEC JOIE
AUX BIENS NATURELS.
 
 
 

 Beaucoup de ces dommages et profits dont je parle ici dans ces divers genres de joies, au nombre de six, sont communs à tous: cependant, parce qu'ils viennent directement de l'adhésion ou du renoncement à la joie qui appartient à l'un ou à l'autre de ces genres, ce que j'exposerai de chacun d'eux s'appliquera également aux autres à cause de leur connexion mutuelle. Mais mon but principal est d'exposer les dommages ou profits particuliers qui reviennent à l'âme quand elle se réjouit ou non des biens naturels. Je les appelle particuliers parce qu'ils proviennent premièrement et immédiatement de telle sorte de joie, mais secondairement et médiatement de telle autre. Voici un exemple. La tiédeur de l'esprit est un dommage qui provient directement de tous les genres de joie et de chacun d'eux en particulier; et ainsi il est commun aux six genres de joie; mais la sensualité est un dommage spécial qui ne provient directement que de la joie que l'on met dans les biens naturels et corporels dont nous parlons.

 Or les dommages spirituels et corporels causés directement et effectivement à l'âme quand elle met sa joie dans les biens naturels se réduisent à six dommages principaux.

 Le premier est la vaine gloire, la présomption, l'orgueil et le mépris du prochain. Et, en effet, on ne peut pas donner une estime exagérée à un objet, sans la refuser aux autres. Il en découle, au moins d'une manière réelle et implicite, un mépris de tout le reste; car il est naturel que si l'on porte son estime vers un objet, le coeur se retire des autres pour aller à celui qu'il préfère; et de ce mépris réel, il est très facile d'arriver à un mépris formel et volontaire de quelqu'une de ces autres choses en particulier ou en général; cette disposition existe non seulement dans le coeur, mais elle se traduit par les paroles et on dit: Telle chose ou telle personne n'est pas comme telle ou telle autre...

 Le second dommage consiste à exciter les sens; il porte à des complaisances sensuelles et à la luxure.

 Le troisième dommage est de porter à l'adulation et aux vaines louanges qui sont remplies de mensonges et d'illusions, comme le dit Isaïe: « Mon peuple, celui qui te flatte et te trompe (Is. III, 12). » La raison, c'est que, si parfois on dit la vérité en faisant l'éloge des bonnes grâces et de la beauté du corps, il est bien rare qu'il n'en résulte quelque inconvénient; ou bien on fait tomber le prochain dans la vaine complaisance ou la joie frivole, ou bien on y porte de l'attachement et des intentions imparfaites.

 Le quatrième dommage est général; il consiste à émousser la raison et aussi le sens de l'esprit, comme cela arrive quand on se réjouit des biens temporels, et même le dommage est ici beaucoup plus grave. Les biens naturels, en effet, nous étant plus intimes que les biens corporels, la joie qu'on en ressent est aussi plus efficace et plus prompte; elle laisse une trace plus profonde dans les sens et fascine plus fortement l'esprit. La raison et le jugement perdent leur liberté; ils sont comme dans les ténèbres par suite de cette affection de joie qui leur est si intime.

 De là naît le cinquième dommage qui est une distraction de la mémoire, je veux dire une divagation de l'esprit vers les créatures d'où découlent et proviennent la tiédeur et la langueur spirituelle.

 C'est là le sixième dommage qui, lui aussi, est général. Il arrive ordinairement à tel point qu'il engendre un grand ennui et une profonde tristesse pour les choses de Dieu, et qu'il porte même à les avoir en horreur. Quand on a cette joie dans les biens naturels, on perd infailliblement la pureté de l'esprit, du moins au début. Si l'on ressent quelque mouvement de ferveur, ce ne sera qu'une ferveur toute sensible et grossière, très peu spirituelle, peu intérieure et peu recueillie; elle consistera plutôt dans la jouissance du sens que dans la vigueur de l'âme. L'âme est si basse et si faible, qu'elle n'étouffe pas l'habitude de cette joie; il suffit, pour n'avoir pas la pureté de l'esprit, qu'elle ait cette habitude imparfaite, alors même que dans certaines occasions elle ne consentirait pas à certains actes de complaisance. Mais sa ferveur réside en quelque sorte plutôt dans la faiblesse des sens que dans la force de l'esprit. C'est ce que manifesteront la perfection et la force que l'on déploiera dans les occasions. Je ne nie pas qu'il ne puisse y avoir de hautes vertus à côté de nombreuses imperfections; mais quand ces joies pour les biens naturels ne sont pas réprimées, l'esprit intérieur n'est ni pur ni savoureux; car ici règne en quelque sorte la chair qui milite contre l'esprit, et bien que l'esprit ne se rende pas compte du dommage qui en résulte, il est du moins la victime d'une discrète dissipation.

 Mais revenons au second dommage, qui en renferme d'autres en grand nombre; on ne saurait décrire avec la plume ni exprimer avec les paroles une chose qui n'est ni voilée ni secrète, jusqu'à quel point arrive ce dommage et combien est grand le malheur qui provient de la complaisance que l'on met dans les bonnes grâces et la beauté naturelle. Que de meurtres ne compte-t-on pas, chaque jour, pour ce motif? Que de réputations perdues! Que d'insultes faites! Que de fortunes dissipées! Que de jalousies! Que de contestations! Que d'adultères, crimes honteux, ou fornications! Et enfin que de saints tombés! Leur nombre est comparé à cette troisième partie des étoiles du ciel qui ont été renversées sur la terre par la queue du serpent de l'Apocalypse (Apoc. XII, 4). Et Jérémie nous dit: « Comment l'or s'est-il obscurci, et comment a-t-il perdu son éclat et sa beauté? Comment les pierres précieuses du sanctuaire ont-elles été dispersées au coin de toutes les rues? Comment les enfants de Sion, qui étaient si illustres et si nobles, qui étaient revêtus de l'or le plus pur, ont-ils été traités comme des vases d'argile brisés comme des tessons? (Lament. IV, 1) »

 Jusqu'où n'arrive-t-il pas, le poison provenant de ce quatrième dommage? Quel est celui qui n'approche pas plus ou moins ses lèvres de ce calice doré de la femme de Babylone dont nous parle l'Apocalypse, qui est assise sur ce monstre à sept têtes et dix cornes ? (Apoc. XVII, 3). Ces paroles nous donnent à entendre que c'est à peine si parmi les grands ou les petits, les saints ou les pécheurs, il s'en trouve un seul auquel elle ne donne à boire de son vin, en gagnant quelque peu son coeur, puisque, comme on le raconte dans ce texte, elle a enivré tous les rois de la terre du vin de sa prostitution. Elle s'attaque à toutes les conditions; elle ne respecte même pas la condition suprême et illustre du sanctuaire et du divin sacerdoce; et, comme dit Daniel, elle place sa coupe abominable dans le lieu saint (Dan. IX, 27). A peine y a-t-il quelque fort auquel elle ne donne plus ou moins à boire du vin de ce calice, c'est-à-dire de cette joie frivole des biens naturels dont nous parlons. Voilà pourquoi, d'après ce texte, tous les rois de la terre, ont été enivrés de ce vin: et en effet il y en a bien peu, même parmi les plus saints, qui n'aient été quelque peu fascinés et séduits par ce vin de la joie et du plaisir qu'offrent la beauté et les charmes naturels. Aussi devons-nous bien remarquer cette expression: « ils se sont enivrés ». Car dès que l'on boit du vin de cette joie, le coeur est fasciné et charmé; la raison, de son côté, est obscurcie comme chez ceux qui sont pris de vin. L'ivresse est telle que si on ne prend tout de suite quelque antidote pour rejeter promptement ce poison, la vie de l'âme elle-même est en danger.

 Quand, en effet, la faiblesse spirituelle augmente, l'état de l'âme arrive à un état aussi déplorable que celui de Samson quand on lui eut crevé les yeux et coupé les cheveux qui faisaient sa première force. L'âme se voit alors, elle aussi, obligée de tourner la meule du moulin; elle est captive au milieu de ses ennemis, et peut-être mourra-t-elle de la seconde mort, la mort spirituelle, comme Samson mourut de la mort temporelle avec ses ennemis. La cause de tous ces malheurs, c'est que l'âme s'est enivrée de cette joie; elle produit dans l'ordre spirituel ce qu'elle a produit chez Samson dans l'ordre temporel, et ce qu'elle produit aujourd'hui chez un grand nombre. Les ennemis de l'âme viendront peut-être lui dire, comme les Philistins le disaient à Samson pour le couvrir de confusion: N'est-ce pas vous qui rompiez les triples liens de vos chaînes? N'est-ce pas vous qui mettiez les lions en pièces? N'est-ce pas vous qui mettiez à mort des milliers de Philistins? Qui enleviez de leurs gonds les portes des villes, et échappiez à tous vos ennemis?

 Enfin pour conclure, indiquons le remède nécessaire contre ce poison mortel. Le voici. Dès que le coeur se sent ému par cette joie frivole des biens naturels, il doit se rappeler combien il est vain de se réjouir de quoi que ce soit en dehors de Dieu, et combien cela est dangereux et pernicieux. Il doit considérer quelle catastrophe ce fut pour les anges de se réjouir et de se complaire dans leur beauté et leurs biens naturels, puisqu'ils furent pour cette faute précipités dans les horreurs de l'abîme. Qu'ils réfléchisse encore à ces maux sans nombre que cette même vanité cause chaque jour à l'homme. Aussi doit-on s'encourager à prendre à temps le remède conseillé par le poète à ceux qui commencent à sentir en eux l'affection pour les biens naturels: Hâtez-vous maintenant et dès le début de prendre le remède, parce que si vous laissez au mal le temps de croître dans le coeur, il sera trop tard d'y apporter le remède. Le Sage d'ailleurs a dit: « Ne faites pas attention au vin quand sa couleur est rose et qu'il brille dans la coupe, car on le boit avec plaisir, mais à la fin il mord comme la couleuvre et il distille son venin comme le basilic (Pro. XXIII, 31-32).
 
 
 

CHAPITRE XXII
 
 
 

DES AVANTAGES QUE
L'ÂME RETIRE À NE POINT METTRE SA
JOIE DANS LES BIENS NATURELS.
 
 

 Nombreux sont les avantages que l'âme retire à éloigner son coeur de cette joie. Non seulement cette abnégation la dispose implicitement à l'amour de Dieu et aux autres vertus, mais il la porte directement à pratiquer l'humilité vis-à-vis d'elle-même, ainsi qu'à la charité d'une façon générale vis-à-vis du prochain. En effet, quand elle ne s'affectionne à personne en particulier à cause des biens naturels apparents qui sont trompeurs, elle est libre et indépendante pour aimer tous les hommes d'une manière raisonnable et spirituelle, comme Dieu veut qu'ils soient aimés. Par là on reconnaît que personne ne mérite d'être aimé, si ce n'est à cause de la vertu qui est en lui. Quand on aime de la sorte, on aime selon Dieu et en toute liberté, et si cet amour attache à la créature, c'est qu'il attache surtout à Dieu; car alors plus grandit l'amour du prochain, plus aussi grandit l'amour de Dieu; et de même, plus l'amour de Dieu grandit, plus aussi grandit l'amour du prochain. L'amour du prochain procède de celui de Dieu; ils ont la même raison d'être; ils ont la même cause.

 Il en résulte un autre avantage excellent: c'est que l'âme, par ce détachement, accomplit et observe avec perfection le conseil de Notre-Seigneur qui nous dit: « Que celui qui veut me suivre renonce à lui-même (Mat. XVI, 24). » Ce conseil, l'âme ne pourrait nullement l'accomplir si elle se complaisait dans ses biens naturels. Car celui qui fait quelque cas de lui-même ne se renonce pas, et ne marche pas à la suite du Christ.

 Il y a un autre grand avantage à renoncer à ce genre de joie: c'est que par là on établit l'âme dans une grande tranquillité, on met fin aux divagations d'esprit, et on établit le recueillement des sens, et surtout des regards. Dès lors, en effet, que l'âme ne veut pas mettre ses complaisances dans les biens naturels, elle ne veut pas y appliquer ses regards ni les autres sens afin de ne pas y être attirée, ni enlacée, comme aussi afin de ne pas perdre le temps à y penser; elle est devenue « semblable au rusé serpent qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre la voix des enchanteurs et ne pas en éprouver quelque funeste impression (Ps. LVII, 5) ». Quand, en effet, on garde les sens qui sont les portes de l'âme, on la garde bien, et on augmente sa tranquillité et sa pureté.

 Un autre avantage qui n'est pas moindre chez ceux dont les progrès dans la mortification de ce genre de joie sont déjà considérables, c'est que les objets et les pensées obscènes ne leur font plus ces impressions impures auxquelles sont assujettis ceux qui conservent encore quelque affection pour les biens naturels. Aussi la privation et la négation de cette complaisance apportent au spirituel la pureté de l'âme et du corps, c'est-à-dire de l'esprit et des sens, lui confèrent une vie tout angélique dans ses rapports avec Dieu; son âme et son corps deviennent le digne temple de l'Esprit-Saint. Or une telle pureté ne peut exister quand le coeur se complaît dans les grâces et les biens naturels. Il n'est même pas nécessaire que l'on consente formellement à une chose impure ou qu'on s'en souvienne; la complaisance seule provenant de la connaissance de cette chose suffit pour causer l'impureté de l'âme et du sens. Le Sage, en effet, a dit que « l'Esprit-Saint s'éloignera des pensées qui sont sans intelligence (Sag. I, 5) », c'est-à-dire qui ne sont pas ordonnées à Dieu par une raison éclairée.

 Voici encore un autre avantage; il est général. Non seulement l'âme est délivrée des dangers et des maux dont nous avons parlé, mais elle se préserve, en outre, de frivolités sans nombre et de beaucoup d'autres dangers tant spirituels que temporels, et surtout elle évite le peu d'estime où tombent ceux que l'on voit se réjouir et se complaire dans leurs qualités naturelles ou celles des autres. Voilà pourquoi on estime et on apprécie comme des gens prudents et sages, car ils le sont en vérité, tous ceux qui ne font pas cas de ces biens naturels, et ne s'attachent qu'à ce qui plaît à Dieu.

 De tous ces avantages découle le dernier. C'est un bien incomparable pour l'âme et qui lui est absolument nécessaire pour servir Dieu: c'est la liberté d'esprit; avec elle elle surmonte facilement les tentations, elle sanctifie les épreuves et réalise les plus heureux progrès dans toutes les vertus.
 
 
 

CHAPITRE XXIII
 
 
 

OÙ IL EST PARLÉ
DE LA TROISIÈME SORTE DE
BIENS, OU DES BIENS SENSUELS
DANS LESQUELS LA VOLONTÉ PEUT
SE COMPLAIRE. ON EN DIT LA
NATURE ET LES DIVERSES ESPÈRCES,
ET ON MONTRE COMMENT LA VOLONTÉ
DOIT FAIRE ABNÉGATION DE TOUTE
JOIE EN CES BIENS POUR S'ÉLEVER VERS DIEU.
 
 
 

 Il faut traiter maintenant de la joie qui regarde les biens sensuels. C'est, avons-nous dit, la troisième sorte de biens dont la volonté peut se réjouir. Notons tout d'abord que par biens sensuels nous entendons ici tout ce qui, durant cette vie, peut tomber sous le sens de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût et du toucher, ou encore tout ce que forme intérieurement le raisonnement imaginaire, tout ce qui en un mot dépend des sens corporels intérieurs et extérieurs.

 Or pour mettre la volonté dans la nuit par rapport à cette joie des objets sensibles, pour l'en purifier et la diriger alors vers Dieu, il est nécessaire de rappeler comme nous l'avons dit souvent, que le sens de la partie inférieure de l'homme dont nous nous occupons n'est pas et ne peut être capable de comprendre Dieu tel qu'il est. Voilà pourquoi l'oeil ne peut ni le voir, ni voir un objet qui lui ressemble; l'oreille ne peut entendre sa voix ni aucune voix qui lui ressemble; l'odorat ne saurait respirer un parfum aussi suave que le sien, ni le goût savourer une douceur aussi élevée et aussi délectable, ni le toucher éprouver des sensations aussi délicates; d'autre part, ni l'esprit ni l'imagination ne pourront se former une idée de lui ou une figure quelconque qui le représente. Isaïe l'a dit: « L'oeil de l'homme ne l'a point vu, son oreille ne l'a point entendu, et son coeur ne l'a point goûté (Is. LXIV, 4 ; I Cor. II, 9) ». Mais il faut remarquer ici que les sens peuvent percevoir des goûts et des délices, soit de l'esprit moyennant quelque communication qui lui vient de Dieu intérieurement, soit des choses extérieures qui impressionnent les sens eux-mêmes. Et d'après ce que nous avons dit, le partie sensible ne peut connaître Dieu tel qu'il est ni par la voie de l'esprit ni par la voie des sens. Elle n'a pas d'aptitude pour arriver à cette hauteur; ce qui est spirituel et intelligible, elle le reçoit d'une manière sensible; elle est impuissante à monter plus haut. Par conséquent arrêter la volonté dans la jouissance que produisent quelques-unes de ces perceptions sensibles est au moins une vanité: par là encore on empêche la volonté d'employer toutes ses forces pour Dieu et de mettre sa joie en lui seul. Elle ne pourrait le faire complètement qu'en se mettant dans la nuit par rapport à ce genre de joie, et en s'en purifiant comme de tout le reste.

 J'ai dit à dessein que si la volonté fixe sa joie dans quelqu'un de ces biens sensibles dont il a été question, c'est au moins une vanité. Quand elle ne s'y arrête pas, mais que dès le premier moment où elle perçoit de la joie de ce qu'elle voit, entend, touche... l'âme s'élève vers Dieu et lui offre cette joie, qui lui sert de motif et de stimulant pour atteindre ce but, elle agit très bien. Non seulement on ne doit pas alors éviter ces impressions quand elles produisent cette oraison et cette dévotion, mais au contraire on peut s'en servir, on le doit même dès lors qu'elles favorisent un si saint exercice. Il y a des âmes, en effet, qui tirent des objets sensibles un grand secours pour aller à Dieu. Néanmoins elles doivent agir avec beaucoup de prudence sur ce point et bien examiner quels effets elles en retirent; car très souvent un grand nombre de personnes adonnées à la spiritualité usent des récréations susdites que donnent les sens sous le prétexte de se donner à l'oraison et au service de Dieu, mais en réalité elles se conduisent de telle sorte qu'elles recherchent une récréation plutôt que l'oraison, et leur propre satisfaction plutôt que le service de Dieu. Leur intention, semble-t-il, est de servir Dieu, mais l'effet n'est autre qu'une récréation sensible, et, au lieu de stimuler la volonté et de la porter vers Dieu, on ne retire que plus de faiblesse et d'imperfection. Voilà pourquoi je veux donner ici une règle qui servira à découvrir quand les satisfactions sensibles sont utiles ou non. Voici un exemple. Si toutes les fois que l'on entend de la musique ou des choses agréables, que l'on respire de suaves parfums, que l'on goûte quelques saveurs ou que l'on éprouve des touches délicates, on dirige de suite la pensée et les affections vers Dieu, si l'âme estime plus ce souvenir de Dieu que l'impression sensible qui l'a provoqué, si même elle n'apprécie cette impression que pour cette fin, c'est un signe qu'elle en tire profit, et cette impression sensible est utile à l'âme. Dans ce cas elle peut s'en servir, car alors les objets sensibles nous aident à obtenir la fin pour laquelle Dieu les a créés et nous les a donnés, et cette fin est qu'ils nous servent à le mieux connaître et aimer.

 Il faut savoir ici que celui à qui ces impressions sensibles produisent uniquement l'effet spirituel dont nous parlons ne les désire pas néanmoins pour cela et ne s'en soucie pour ainsi dire point, bien que, quand elles s'offrent à lui, il en éprouve une grande joie, à cause de ce plaisir d'aimer Dieu dont il a été question et qu'elles lui procurent. Aussi ne les recherche-t-il point, et, quand elles se présentent, sa volonté, je le répète, les dépasse aussitôt et les abandonne pour se fixer en Dieu. Le motif pour lequel il ne se préoccupe pas beaucoup de ces impressions, bien qu'elles l'aident pour s'élever vers Dieu, c'est qu'il est habitué à aller vers lui, en tout et pour tout; il est tellement attiré, absorbé, captivé par l'esprit de Dieu, que rien ne lui manque et qu'il ne désire rien. Si néanmoins il lui arrive de les désirer dans ce but, il passe outre aussitôt, il les oublie et n'en fait aucun cas.

 Quand, au contraire, on ne sent point cette liberté d'esprit, ou lorsqu'on éprouve ces impressions et ces goûts sensibles, et que la volonté s'y arrête ou s'y attache, il en résulte un dommage pour l'âme; elle doit donc éviter de s'en servir. Car si la raison lui dicte d'y chercher un aide pour aller à Dieu, cependant quand on y trouve l'occasion d'une jouissance sensible, et que l'effet est toujours conforme à cette jouissance, il est plus certain qu'il y a là un obstacle plutôt qu'un secours, et plus de dommage que de profit. L'âme vient-elle à constater que le désir de ces sortes d'agréments règne en elle, elle doit le mortifier, car plus il est fort, plus il cause d'imperfections et de faiblesses. L'homme adonné à la vie spirituelle doit dont, lorsqu'il éprouve des satisfactions dans les sens, qui lui viennent par hasard ou qu'il a recherchées, s'en servir uniquement pour Dieu et élever jusqu'à lui la jouissance qu'il y trouve, pour qu'elle soit utile et parfaite. Il doit savoir que toute jouissance, fût-elle d'après les apparences, de l'ordre le plus élevé, et qui ne serait pas de cet nature, ni fondée sur le renoncement et sur la destruction de toute autre jouissance, est vaine et sans profit; elle est un obstacle à l'union de la volonté avec Dieu.
 
 
 

CHAPITRE XXIV
 
 
 

QUI TRAITE DES
DOMMAGES QUE L'ÂME
ÉPROUVE QUAND ELLE VEUT METTRE
LA JOIE DE SA VOLONTÉ DANS LES
BIENS SENSIBLES.
 
 
 

 Tout d'abord si l'âme n'apaise pas et n'étouffe pas la joie qui peut lui venir des choses sensibles ou ne la dirige pas vers Dieu, elle encourt tous les dommages généraux dont nous avons parlé et qui proviennent de tous les autres genre de joie, comme l'obscurcissement de la raison, la tiédeur, la langueur spirituelle... Mais il y a en particulier un grand nombre de dommages, tant spirituels que corporels et sensibles, qui procèdent de cette joie.

 Premièrement, la joie que procure la vue des objets, quand on n'en fait pas abstraction, uniquement pour aller à Dieu, peut engendrer directement la vanité de l'esprit et la dissipation du coeur, une convoitise désordonnée, la perte des convenances et du maintien intérieur et extérieur, les pensées impures, les jalousies.

 La joie qu'on éprouve à entendre des choses inutiles engendre directement la distraction de l'imagination, la superfluité des paroles, la jalousie, les jugements téméraires, la mobilité des pensées et une foule d'autres dommages de cette sorte très dangereux.

 La joie que l'on éprouve à respirer de suaves parfums engendre le dégoût des pauvres, ce qui est opposé à la doctrine du Christ, l'horreur de la dépendance, le peu de soumission du coeur pour les choses humiliantes et une insensibilité spirituelle qui est au moins proportionnée à la passion de cette joie.

 La joie qu'on éprouve à savourer les mets engendre directement la gourmandise et l'ivrognerie, la colère, la discorde, le manque de charité envers le prochain et les pauvres, c'est ce que prouve la conduite que tint à l'égard de Lazare ce riche qui mangeait chaque jour d'une manière splendide (Luc, XVI, 19). De là viennent encore les indispositions corporelles, les infirmités; de là naissent aussi les mouvements déréglés, parce que les foyers de la luxure augmentent. De plus, il engendre directement une grande torpeur d'esprit, ainsi qu'une langueur telle pour les choses spirituelles qu'on ne peut plus les goûter, ni y prendre part, ni en parler. Enfin cette joie produit la dissipation dans tous les autres sens et dans le coeur, et le mécontentement sur une foule de points.

 Quant à la joie que le toucher éprouve dans les choses douces, elle produit plus de dommages encore et des dommages plus funestes, elle met moins de temps pour pervertir le sens et ruiner l'esprit dont elle éteint la force et la vigueur. De là naît le vice abominable de la mollesse et des motifs qui l'excitent, selon le degré de cette sorte de joie: cette joie nourrit la luxure, rend l'esprit efféminé et pusillanime, tandis que le sens devient lascif, facile à l'émotion et porté à pécher et à faire le mal. Elle répand dans le coeur une vaine allégresse et une folle satisfaction. Elle crée la liberté de langage et l'immodestie des yeux; elle fascine et émousse les autres sens, selon le degré où elle est parvenue elle-même. Elle entrave la droiture du jugement; elle le maintient dans l'ignorance et la sottise spirituelle; moralement elle engendre la lâcheté et l'inconstance, répand des ténèbres dans l'âme, de la faiblesse dans le coeur, et inspire de la crainte là où il n'y a pas lieu d'en avoir. Cette joie produit encore parfois la confusion dans l'esprit, comme l'insensibilité dans la conscience et l'intelligence. Elle affaiblit beaucoup la raison: elle la réduit même à un état tel que l'âme ne sait ni recevoir un bon conseil ni le donner; elle la rend incapable des biens spirituels et moraux, inutile en un mot comme un vase brisé.

 Tous ces dommages découlent de ce genre de joie; ils sont plus ou moins nombreux chez les uns et chez les autres, plus ou moins intenses, selon le degré d'intensité de cette joie, comme aussi selon les dispositions, la faiblesse de l'inconstance du sujet. Il y a, en effet, des natures qui subiront plus de dommages d'une petite occasion que d'autres d'une grande. Enfin par cette sorte de joie qui provient du toucher, on peut encourir tous les maux et tous les dommages qui, comme nous l'avons dit, sont la conséquence de la joie qu'on met dans les biens naturels. Dès lors qu'il en a déjà été question, je n'en parle pas ici. Je ne dis rien, non plus, de beaucoup d'autres préjudices qui résultent de cette joie du toucher, comme par exemple la négligence dans les exercices spirituels et les pénitences corporelles, la tiédeur et le manque de dévotion par rapport à la pratique des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie.
 
 
 

CHAPITRE XXV
  
 

DES AVANTAGES
SPIRITUELS ET TEMPORELS
DONT L'ÂME S'ENRICHIT PAR LE RENONCEMENT
À LA JOIE QUI PROVIENT DES
CHOSES SENSIBLES.
 
 
 

 Admirables sont les avantages que l'âme tire du renoncement à cette joie; les uns sont spirituels, et les autres temporels.

 Le premier fruit que l'âme recueille du renoncement à la joie qui vient des choses sensibles est de réparer les forces qu'elle avait perdues par les distractions où l'avait fait tomber l'exercice exagéré des sens; elle se recueille en Dieu; elle conserve l'esprit surnaturel; quant aux vertus qu'elle a acquises, elle les augmente, et ses profits vont toujours grandissant.

 Le second fruit spirituel qui découle de ce détachement est excellent. Nous pouvons dire en toute vérité que, de sensuel qu'il était, l'homme devient spirituel, que de l'état animal il s'élève à l'état raisonnable, que sa vie d'homme se rapproche de la vie angélique, et que, de temporel et humain, il devient céleste et divin. Si, en effet, l'homme qui recherche sa joie dans les choses sensibles et s'y complaît ne mérite et ne doit avoir d'autres noms que ceux dont nous avons parlé, c'est-à-dire de sensuel, d'animal, de terrestre..., celui, au contraire, qui renonce à la joie qui provient des biens sensibles mérite les noms opposés de spirituel, de céleste... Il est clair que c'est là une vérité; si, en effet, l'exercice des sens et la force de la sensualité contredisent, d'après l'Apôtre, la force et l'exercice de l'esprit (Gal. V, 17), il en résulte que, l'une de ces deux forces venant à s'affaiblir et à manquer, celle qui lui était opposée doit augmenter et se développer, puisqu'elle ne trouve plus d'obstacle à son progrès. Ainsi donc, lorsque l'esprit de l'homme, c'est-à-dire cette partie supérieure de l'âme qui est en rapport et en communication avec Dieu, se purifie, il mérite tous les titres que nous avons signalés, car il se perfectionne par la participation aux biens spirituels et aux dons célestes qui lui viennent de Dieu. Cette double vérité est confirmée par saint Paul. Il appelle le sensuel dont la volonté ne recherche que le sensible « un homme animal, qui ne comprend rien aux choses de Dieu », tandis que celui qui porte ses affections vers Dieu, il l'appelle « un homme spirituel qui pénètre et juge tout, jusqu'aux secrets de Dieu les plus profonds (I Cor. II, 10-12; 14) ». L'âme trouve donc ici un avantage admirable qui la dispose grandement à recevoir de Dieu les biens et les dons spirituels.

 Le troisième avantage consiste dans une augmentation vraiment extraordinaire de joie et de délices que reçoit, même au point de vue temporel, la volonté; car le Sauveur l'a dit: on reçoit dès cette vie le cent pour un (Mat. XIX, 29). Si l'on renonce à une satisfaction, le Seigneur en donne cent autres dès cette vie, soit au point de vue spirituel, soit au point de vue temporel. Mais si on accepte une joie qui provient de ces choses sensibles, on en retire cent fois plus de peine et d'amertume. Ainsi par exemple, lorsque l'âme est déjà purifiée du plaisir que lui procurera la vue des objets, elle éprouve une joie toute spirituelle à diriger vers Dieu la joie de tout ce qu'elle voit, que ce soit divin ou que ce soit humain. Si elle est purifiée du plaisir que lui procurerait le sens de l'ouïe, elle éprouve cent fois plus de joie spirituelle à élever vers Dieu tout ce qu'elle entend, que ce soit divin ou que ce soit humain. Il en est ainsi des autres sens, quand ils sont déjà purifiés. Voyez nos premiers parents lorsqu'ils vivaient dans l'état d'innocence au paradis terrestre. Tout ce qu'ils voyaient, disaient ou mangeaient... leur servait à goûter davantage la contemplation, parce que la partie sensitive était chez eux parfaitement soumise et assujettie à la raison. De même, celui qui a le sens bien purifié de toutes les choses sensibles et subordonné à l'esprit, jusque dans les premiers mouvements, puise des délices ineffables dans la connaissance et la contemplation de Dieu.

 Ainsi donc, pour celui qui est pur, tout dans les choses élevées ou inférieures tourne à son plus grand bien et lui procure une plus grande pureté. Celui qui est impur, au contraire, voit tout se convertir en mal, à cause de son impureté. Mais l'homme qui ne dompte pas la joie des sens ne goûtera pas la sérénité d'une joie ordinaire en Dieu par le moyen de ses créatures et de ses oeuvres. Celui, au contraire, qui ne vit plus de la vie des sens a dirigé vers la divine contemplation toutes les opérations de ses sens et de ses puissances. Il est reconnu en bonne philosophie que chaque chose vit et agit selon la qualité de son être et de son existence. Si donc l'âme vit de la vie spirituelle, après avoir mortifié la vie animale, il est clair que, toutes ses actions et toutes ses affections étant déjà spirituelles et procédant d'une vie spirituelle, elles se dirigera vers Dieu en tout et sans contradiction. Il suit de là que cet homme, qui a déjà le coeur pur, trouve en tout une connaissance de Dieu délicieuse, suave, chaste, pure, spirituelle, pleine de joie et d'amour.

 De tout ce que nous avons dit découle la doctrine suivante: Tant que l'homme n'aura pas tellement habitué ses sens à se priver de toute joie sensible que dès le premier mouvement il en retire l'avantage dont nous avons parlé, et dirige immédiatement toutes choses vers Dieu, il doit nécessairement en mortifier la jouissance et l'attrait pour éloigner son âme de la vie sensitive. Sa crainte sera, puisqu'il n'est pas spirituel, de puiser peut-être dans les créatures plus de sève et de vigueur pour les sens que pour l'esprit, surtout quand la force sensible qui prédomine déjà augmente encore par cet exercice même la sensualité, la soutient, ou même la provoque. Notre-Seigneur l'a dit: « Ce qui naît de la chair est chair, et ce qui naît de l'esprit est esprit (Jean, III, 6). » Que l'on y regarde bien: c'est là une vérité prouvée par l'expérience. Que celui qui n'a pas encore le goût mortifié par rapport aux choses sensibles n'ait pas la prétention de tirer beaucoup de profit de la force et de l'exercice des sens dans l'espoir d'y trouver un secours pour l'esprit. Au contraire, les forces de l'âme augmenteront plus, si elle se prive des plaisirs sensibles ou si elle en apaise le désir et la jouissance, que si elle en fait usage.

 Quant aux biens de la gloire qui sont réservés dans l'autre vie à celui qui pratique cette abnégation des joies sensibles, il est inutile de les énumérer. Considérons seulement les qualités des corps glorieux, comme l'agilité, la clarté..., qui seront bien supérieures à celles de ceux qui n'ont pas pratiqué cette abnégation; voyons aussi l'augmentation de gloire essentielle qui correspond au degré d'amour de Dieu que l'âme a acquis; car c'est par amour pour Dieu que l'âme a repoussé la joie des plaisirs sensibles, et à chaque acte d'abnégation de cette joie momentanée et périssable, dit saint Paul, correspond un poids immense de gloire qui durera éternellement (Cor. IV, 17). Je ne parlerai pas maintenant, non plus, des autres avantages moraux, temporels et spirituels, qui découlent de ce renoncement. Ils sont les mêmes que ceux dont nous avons parlé en traitant des autres genres de joie, mais ils se manifestent ici dans un degré bien supérieur, parce que les jouissances auxquelles on renonce touchent plus intimement la nature de l'homme; voilà pourquoi, lorsqu'on pratique ce renoncement, on acquiert une pureté plus intime.
 
 
 

CHAPITRE XXVI
 
 
 

OÙ L'ON COMMENCE
À PARLER DU QUATRIÈME
GENRE DE BIENS QU'ON APPELLE LES
BIENS MORAUX. ON MONTRE LEUR
NATURE ET ON EXPOSE COMMENT LA
VOLONTÉ PEUT LICITEMENT EN FAIRE
L'OBJET DE SA JOIE.
 
 
 

 Le quatrième genre de biens où la volonté peut mettre sa joie comprend les biens moraux. On entend par là les vertus et leurs habitudes, en tant qu'habitudes morales, la pratique de toutes les vertus et des oeuvres de miséricorde, l'accomplissement de la loi divine et humaine, en un mot, les oeuvres qui proviennent d'un naturel heureux et d'une bonne inclination. Ces biens moraux, quand on les possède et qu'on s'en sert, méritent peut-être plus la joie de la volonté qu'aucun des trois autres genres de biens dont nous avons parlé. Il y a deux causes qui peuvent, chacune séparément ou toutes les deux réunies, produire cette joie: on considère soit ce qu'ils sont en eux-mêmes, soit l'avantage qu'ils nous procurent comme moyens ou comme instruments. Et ainsi nous verrons que la possession de ces trois genres de biens dont nous avons parlé ne mérite pas la joie de la volonté.

 Comme nous l'avons vu, ils ne procurent à l'homme aucun avantage par eux-mêmes; ils ne possèdent aucune valeur intrinsèque; ils sont, en effet, si caducs et fragiles; et, nous le répétons, ils n'engendrent et ne procurent que peine, douleur et affliction d'esprit. S'ils méritent quelque joie à cause du second motif, c'est-à-dire quand l'homme s'en sert pour aller à Dieu, ce résultat est si incertain, que, comme on le voit communément, il procure à l'homme plus de dommage que de profit. Les biens moraux, au contraire, méritent déjà quelque estime de la part de celui qui les possède, d'abord pour le premier motif, c'est-à-dire à cause de ce qu'ils sont en eux-mêmes et de ce qu'ils valent. Et en effet, comme ils apportent avec eux la paix et la tranquillité, la rectitude et l'ordre dans l'usage de la raison, et la prudence dans la conduite, l'homme ne peut, humainement parlant, rien posséder de meilleur en cette vie. Ainsi donc, dès lors que les vertus par elles-mêmes méritent d'être aimées et estimées, l'homme, humainement parlant, peut bien se réjouir de les posséder et de s'en servir, tant à cause de ce qu'elles sont en elles-mêmes, qu'à cause de avantages humains et temporels qu'elles procurent. C'est dans ce sens et pour ce motif que les philosophes, les sages et les princes de l'antiquité les estimaient, en faisaient l'éloge, les ont recherchées, en ont fait usage, tout païens qu'ils étaient. Ils ne les envisageaient qu'au point de vue temporel et pour les biens temporels, corporels et naturels qu'ils savaient devoir en tirer. Or en agissant ainsi, non seulement ils obtenaient les biens et la renommée passagère qu'ils poursuivaient, mais de plus, comme Dieu aime tout ce qui est bon (même dans le barbare et le gentil) et que rien, nous dit le Sage, ne peut l'empêcher de se montrer bon (Sag. VII, 22), il prolongeait leur vie, augmentait leur renommée, leur empire, et leur donnait une paix glorieuse. C'est ainsi qu'il agit à l'égard des Romains, parce qu'ils avaient de justes lois; il leur soumit pour ainsi dire tout l'univers; il récompensait ainsi temporellement les coutumes louables de ces hommes qui, à cause de leur infidélité, étaient incapables de recevoir la récompense éternelle.

 Dieu aime extrêmement ces biens de l'ordre moral; Salomon, qui avait seulement désiré la sagesse pour instruire son peuple, le gouverner dans la justice et le former dans les bonnes moeurs, lui fut si agréable que le Seigneur lui dit: « Puisque tu m'as demandé la sagesse dans ce but, je te la donnerai, mais je t'accorderai encore ce que tu n'as point demandé, c'est-à-dire des richesses et des honneurs, tels qu'aucun roi n'en a jamais eus et n'en aura jamais (III Rois, III, 11-13). »

 Sans doute le chrétien doit se réjouir de cette première manière des biens moraux et des bonnes oeuvres qu'il accomplit temporellement, puisque par là il se procure les biens temporels dont nous avons parlé. Mais là ne doit pas s'arrêter sa joie comme le faisaient les Gentils, avons-nous dit, dont le regard ne s'élevait pas au-dessus des biens de cette vie mortelle. Dès lors qu'il possède la lumière de la foi, par laquelle il espère la vie éternelle, et que sans elle tous les biens d'ici ou de là ne lui serviront de rien, il doit seulement et surtout se réjouir de la possession et de la pratique de ces vertus morales, pour ce motif qu'il accomplit ses oeuvres par amour pour Dieu et qu'ainsi il acquiert la vie éternelle. Ainsi donc, dans l'accomplissement des bonnes oeuvres et dans l'exercice des vertus, il n'aura en vue que Dieu et ne mettra sa joie qu'à le servir et à le glorifier. Sans cela, toutes les vertus n'ont aucune valeur devant Dieu, comme nous le démontre l'Évangile par la parabole des dix vierges. Toutes avaient gardé la virginité et accompli de bonnes oeuvres. Mais cinq d'entre elles n'avaient pas su chercher leur joie dans leurs vertus en les dirigeant vers Dieu; elles se réjouirent vainement et se vantèrent de les posséder; aussi elles furent bannies du ciel et ne reçurent de l'Époux ni attention, ni récompenses (Mat. XXV).

 Il y eut également dans l'antiquité beaucoup d'hommes qui pratiquèrent certaines vertus et accomplirent de bonnes oeuvres. Nous voyons même de nos jours beaucoup de chrétiens qui font de même; ils distinguent par de hauts faits; et tout cela ne leur servira de rien pour la vie éternelle; car  ils n'ont pas en vue l'honneur et la gloire de Dieu seul et ne mettent pas son amour au-dessus de tout. Le chrétien doit donc se réjouir, non pas de faire de bonnes oeuvres et d'avoir de saintes coutumes, mais d'agir uniquement par amour pour Dieu, sans autre considération. Plus, en effet, les oeuvres faites pour Dieu seul méritent de récompense et de gloire, plus aussi, quand elles sont accomplies pour d'autres considérations, elles attirent de confusion devant Dieu.

 Aussi le chrétien, pour élever vers Dieu la joie qu'il trouve dans les biens moraux, doit considérer que la valeur de ses bonnes oeuvres: jeûnes, aumônes, pénitences, oraisons, etc., ne repose pas seulement sur leur nombre ou leur qualité intrinsèque, mais sur l'amour de Dieu dont il s'anime alors; ses oeuvres sont d'autant plus excellentes qu'elles partent d'un amour de Dieu plus pur et plus parfait, et qu'on y recherche moins un intérêt quelconque de joie, de goût, de consolation ou de réjouissance pour ce monde et pour l'autre. Voilà pourquoi le coeur ne doit pas s'attacher au goût, à la consolation, à la saveur ni autres satisfactions qui accompagnent d'ordinaire l'exercice de la vertu et la pratique des bonnes oeuvres; il doit rapporter sa joie à Dieu, désirer travailler à la gloire de Dieu par ce moyen, renoncer à la joie qu'il y trouve et s'en priver, vouloir que Dieu seul s'en réjouisse et la savoure en secret, enfin il n'aura pas d'autre intérêt, ni d'autre bonheur que de travailler à l'honneur et à la gloire de Dieu. C'est ainsi qu'il concentrera en Dieu toute la force de sa volonté en ce qui concerne les biens de l'ordre moral.
 
 
 

CHAPITRE XXVII
 
 
 

DES SEPT DOMMAGES
OÙ PEUT TOMBER LA VOLONTÉ QUAND
ELLE MET SA JOIE DANS LES BIENS
DE L'ORDRE MORAL.
 
 
 

 Les dommages principaux où l'homme peut tomber quand il se complaît vainement dans ses bonnes oeuvres ou ses saintes pratiques sont, à mon avis, au nombre de sept; ils sont très préjudiciables, parce qu'ils sont spirituels. Je veux en parler ici brièvement.

 Le premier dommage est la vanité, l'orgueil, la vaine gloire et la présomption. On ne peut, en effet, se réjouir de ses oeuvres sans les estimer. De là naissent la jactance et les autres vices dont nous venons de parler. C'est là ce que faisait le Pharisien. L'Évangile nous dit qu'il priait et, tout en remerciant Dieu, il se vantait de ses jeûnes et autres bonnes oeuvres (Luc, XVIII, 11-12).

 Le second dommage est ordinairement uni au précédent. Il consiste à juger les autres mauvais et imparfaits par rapport à nous-mêmes. Il nous semble qu'ils n'agissent pas et ne se conduisent pas aussi bien que nous. Nous avons peu d'estime pour eux dans notre coeur et nous le montrons parfois dans nos paroles. Le Pharisien avait aussi ce défaut, car dans sa prière il disait: « Je vous rends grâces de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, voleurs, injustes, adultères (Luc, XVIII, 11). » Aussi par un seul acte il tombait dans ces deux défauts, l'estime de soi et le mépris des autres. C'est là ce que font aujourd'hui beaucoup de gens; ils disent: Je ne suis pas comme celui-ci; je n'agis pas comme celui-là, ni comme tel ou tel autre. Beaucoup d'entre eux sont pires que le Pharisien. Celui-ci méprisait tout le monde en général, et il avait aussi un mépris particulier pour le Publicain; aussi il disait: Je ne suis pas comme cet homme; mais ceux dont nous parlons ne se contentent pas de faire l'un et l'autre; ils en viennent à se fâcher et à être remplis de jalousie quand ils voient que d'autres sont loués, qu'ils agissent mieux et valent mieux qu'eux-mêmes.

 Le troisième dommage consiste en ce que, comme ces personnes ne recherchent dans leurs oeuvres que leur propre satisfaction, elles ne les accomplissent généralement que quand elles voient qu'elles vont en retirer quelque satisfaction ou quelque louange. Aussi Notre-Seigneur a-t-il dit d'elles: « Tout ce qu'elles font, elles le font afin d'être vues des hommes (Mat. XXIII, 5) », et elles n'agissent pas uniquement pour Dieu.

 Le quatrième dommage découle de ce dernier, et il consiste en ce que ces personnes ne recevront pas de Dieu leur récompense parce qu'elles ont voulu l'avoir dès cette vie dans la jouissance, les consolations, l'honneur et d'autres intérêts qu'elles ont recherchés dans leurs oeuvres; voilà pourquoi le Sauveur a dit d'elles que de la sorte elles ont reçu leur récompense (Mat. VI, 2). Aussi ne retireront-elles de leurs oeuvres que la peine et la confusion, sans récompense aucune. Quelle misère que celle qui découle de ce dommage parmi les enfants des hommes! Je suis persuadé que la plupart des oeuvres qu'il font en public sont vicieuses, sans valeur, imparfaites ou défectueuses devant Dieu, parce qu'ils ne sont pas détachés de tout intérêt et de tout respect humain. Quel autre jugement peut-on porter sur ceux qui accomplissent certaines oeuvres, ou élèvent des monuments commémoratifs dans le seul but de manifester les honneurs et les vains hommages dont ils ont été l'objet durant leur vie? Ne veulent-ils pas par là perpétuer leur nom, la célébrité et la noblesse de leurs familles? Est-ce qu'ils ne vont pas jusqu'à mettre leurs âmes et leurs blasons dans les églises? Ne dirait-on pas qu'ils veulent se mettre là à la place des images des Saints, devant lesquelles tout le monde doit fléchir le genou? On peut bien dire que quelques-unes de ces personnes, en agissant de la sorte, s'estiment elles-mêmes plus que Dieu. Et cela est vrai quand elles font ces oeuvres dans ce but, et que sans cette intention elles ne les auraient pas accomplies.

 Mais laissons de côté ceux qui arrivent à un pareil excès. Combien n'y en a-t-il pas qui tombent dans le même défaut d'une foule de manières? Les uns veulent être loués pour leurs oeuvres, d'autres veulent qu'on leur en témoigne de la reconnaissance, qu'on les raconte, ou qu'elles soient connues de telle ou telle personne, ou même de tout le monde; parfois même ils veulent que leurs aumônes ou autres bonnes oeuvres se fassent par l'intermédiaire d'un tiers pour qu'elles soient mieux divulguées; d'autres font même toutes ces choses à la fois. Voilà ce qui s'appelle sonner de la trompette; c'est, dit Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l'Évangile, ce que font les âmes vaines qui, pour ce motif, ne recevront de Dieu aucune récompense de leurs oeuvres (Mat. VI, 2).

 Il faut donc, pour éviter un pareil dommage, cacher nos bonnes oeuvres, afin que Dieu seul en soit le témoin, et vouloir que personne n'en fasse cas. Non seulement nous devons les cacher à tout le monde, mais encore à nous-mêmes, c'est-à-dire que nous ne devons pas y mettre de complaisance ni les estimer comme si elles avaient quelque valeur, ni en tirer la moindre joie. C'est là le sens spirituel que Notre-Seigneur a donné à cette parole: « Que votre main gauche ne sache pas ce que fait votre main droite (Ibid, VI, 3) », c'est-à-dire: Ce n'est pas avec un oeil terrestre et charnel que vous devez regarder et estimer l'oeuvre spirituelle que vous accomplissez. De la sorte, la force de la volonté se recueille tout entière en Dieu, et l'oeuvre quelle accomplit a de la valeur à ses yeux. Sans cela, comme nous l'avons dit, non seulement elle perd le fruit de ses bonnes oeuvres, mais très souvent par sa jactance et sa vanité elle se rend grandement coupable devant Dieu. C'est dans ce sens qu'il faut entendre cette parole de Job: « Si mon coeur s'est réjoui dans le secret, si j'ai donné à ma main un baiser de ma bouche, j'ai commis une iniquité et un grand péché (Job, XXXI, 26-28). » Par la main Job signifie l'oeuvre que l'on accomplit, et par la bouche, la volonté qui se complaît dans cette oeuvre. Comme cela, ainsi que nous l'avons expliqué, est de la complaisance en soi-même, Job dit: « Si mon coeur s'est réjoui dans le secret, il a commis une grande iniquité »; il ajoute même que c'est là une négation de Dieu. Et en effet, quand on se donne à soi-même et qu'on s'attribue une bonne oeuvre, on refuse de la donner à Dieu, qui est l'auteur de tout bien; on suit les traces de Lucifer, qui, se complaisant en lui-même, refusa à Dieu ce qui lui appartenait, et se l'attribua, ce qui fut la cause de sa perte.

 Le cinquième dommage consiste à ne pas faire de progrès dans le chemin de la perfection. C'est le cas de ceux, en effet, qui s'attachent aux goûts et aux consolations qu'ils trouvent dans les bonnes oeuvres. Dès qu'ils ne trouvent plus dans leurs bonnes oeuvres ou exercices de piété ni goûts ni consolations, ils ne comprennent pas que cela arrive ordinairement quand Dieu, pour les élever plus haut, leur donne le pain dur destiné aux parfaits, et les sèvre du lait des enfants; il éprouve leurs forces et purifie leurs désirs encore faibles, il veut leur faire goûter le pain qui convient aux hommes mûrs. Mais le plus souvent ces âmes sont déconcertées, et perdent courage parce qu'elles ne trouvent plus de douceur dans leurs bonnes oeuvres. Il faut leur appliquer dans le sens spirituel cette parole du Sage: « Les mouches qui meurent dans le parfum en gâtent la suavité (Eccl. X, 1). » Quand en effet, il s'offre quelques mortifications à ces âmes, elles ne les accomplissent pas; elles perdent courage et ne goûtent pas la suavité de l'esprit et la consolation intérieure qui étaient renfermées dans ces oeuvres.

 Le sixième dommage vient de ce que l'on se trompe généralement quand on regarde comme meilleures les choses et les oeuvres qui plaisent que celles qui ne plaisent pas; on loue et on estime les unes, tandis que l'on critique et déprécie les autres. Et cependant, on peut dire qu'en général, les oeuvres qui, par elles-mêmes, procurent plus de mortification à l'homme, surtout quand il n'est pas très avancé dans la perfection, sont plus agréables à Dieu et plus précieuses devant lui par suite de l'abnégation de soi que l'homme doit y pratiquer, que celle où il trouve sa consolation et où il peut très facilement se rechercher. Le prophète Michée dit à ce sujet: « Ils ont appelé bien le mal qu'ils font (Mich. VII, 3) », c'est-à-dire que ce qui dans les oeuvres est mauvais, ils l'appellent bon. Cela vient de ce qu'ils mettent leur joie dans leurs oeuvres, et non dans l'unique désir de plaire à Dieu.

 Ce dommage règne à un tel point chez les personnes adonnées à la spiritualité, comme chez les personnes communes, qu'il serait trop long de le raconter. A peine peut-on trouver une seule personne qui consente à n'agir que pour Dieu, sans jamais s'attacher à une consolation, jouissance ou intérêt pour soi-même.

 Le septième dommage consiste en ce que l'homme qui n'a pas étouffé en lui la vaine joie qui provient des biens de l'ordre moral, est incapable de recevoir les bons conseils et les enseignements sages qui lui seraient nécessaires pour les oeuvres qu'il doit accomplir. Cette habitude de faiblesse qu'il a de rechercher dans ses oeuvres une vaine jouissance comme son bien propre l'enchaîne de telle sorte qu'il ne regardera pas le conseil des autres comme meilleur, ou du moins, s'il le trouve tel, il ne voudra pas le suivre, faute de courage. La charité alors devient très faible soit pour Dieu soit pour le prochain. Car l'amour-propre que l'on apporte dans les oeuvres refroidit la vertu de charité.
 
 
 

CHAPITRE XXVIII
 
 
 

DES AVANTAGES
QU'IL Y A POUR L'ÂME À
RENONCER AUX JOIES QUI VIENNENT
DES BIENS TEMPORELS.
 
 
 

 Il y a de très grands avantages pour l'âme à refuser d'appliquer la vaine joie de la volonté à cette sorte de biens.

 Le premier, c'est qu'elle se délivre d'une foule de tentations et de pièges du démon qui se trouvent cachés sous la joie qui provient des bonnes oeuvres. Nous pouvons le comprendre par ces paroles de Job: « Il dort à l'ombre dans le secret des roseaux, dans des lieux humides (Job. XL, 16). » Il désigne ainsi le démon, qui trompe l'âme par la joie et la vanité des oeuvres, figurées par l'humilité des lieux et la fragilité du roseau. Or il n'y a rien d'étonnant à ce que le démon nous trompe secrètement sous le couvert de cette joie; car avant même que ses suggestions se produisent, cette vaine joie est elle-même une illusion; et cela a lieu surtout quand il y a dans le coeur une certaine jactance au sujet de cette joie. Jérémie nous le dit clairement en ces termes: « L'arrogance de votre coeur vous a séduit: Arrogantia tua deceptit te (Jér. . XLIX, 16). » Et, en effet, quelle plus grande illusion que celle de la jactance? Or l'âme ne peut s'en délivrer qu'en renonçant à cette joie.

 Le second avantage, c'est que l'on accomplit ses oeuvres avec plus de sagesse et de perfection, car s'il y a la passion de la joie et du plaisir, on n'y donne pas lieu. Cette passion de la joie, en effet, excite extrêmement ces tendances que l'on appelle irascible et concupiscible; la raison perd son autorité et ordinairement se montre versatile dans ses oeuvres et ses projets, laisse les uns pour les autres, les commence et les abandonne sans jamais rien achever. Comme l'homme agit alors à cause du goût qu'il trouve dans ces oeuvres, et que ce goût est très variable, et beaucoup plus encore dans certaines natures, il en résulte que, là où ce goût vient à cesser, les oeuvres et les projets cessent aussi, malgré toute leur importance. Pour ces sortes de personnes, la jouissance qu'elles trouvent dans leurs oeuvres en est comme l'âme et toute la force. Dès que la jouissance vient à cesser, c'en est fait de l'oeuvre; elles l'abandonnent, et ne persévèrent pas. Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit de ces personnes qu' « elles reçoivent la parole divine avec joie, mais bientôt le démon la leur ravit, pour qu'elles ne persévèrent pas (Lc, VIII, 12) ». Ce malheur arrive parce que la parole divine n'avait pas d'autre force et d'autre racine que la joie que l'on en avait conçue. Quand donc on enlève cette joie à la volonté et qu'on l'en sépare, on lui donne un motif de persévérance et de succès. Aussi cet avantage est très grand, comme est très grand le dommage qui lui est opposé. Le Sage jette ses regards sur la substance de l'oeuvre et ses avantages, et non sur la saveur et le plaisir qu'il y goûterait. Aussi n'agit-il pas en l'air, il tire de ses oeuvres une joie durable, sans rechercher le tribut des saveurs qu'elles pourraient apporter...

 Le troisième avantage est divin. Il a lieu quand on étouffe la vaine joie que l'on trouve dans les bonnes oeuvres, et que l'on se fait pauvre d'esprit. C'est là l'une des béatitudes dont a parlé le Fils de Dieu quand il a dit: « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux (Mat. V, 3). »

 Le quatrième avantage, c'est que celui qui renoncera à cette joie sera doux, humble et prudent dans sa conduite. Il n'agira pas avec précipitation ou impétuosité, et ne se laissera pas entraîner à la joie par la partie de son âme que l'on appelle concupiscible et irascible; il ne sera pas présomptueux, ni affecté par une estime exagérée de ses oeuvres à cause du goût qu'il y trouve, il ne sera point non plus imprudent jusqu'à se laisser aveugler par cette joie.

 Le cinquième avantage est qu'on se rend agréable à Dieu et aux hommes; on se délivre de l'avarice, de la gourmandise, de la paresse spirituelle, de l'envie spirituelle et de mille autres vices.
 
 
 

CHAPITRE XXIX
 
 
 

OÙ L'ON COMMENCE
À TRAITER DU CINQUIÈME
GENRE DE BIENS, C'EST-À-DIRE DES
BIENS SURNATURELS DONT LA VOLONTÉ
PEUT SE RÉJOUIR. ON EN EXPLIQUE LA NATURE,
ON MONTRE COMMENT ILS SE DISTINGUENT
DES BIENS SPIRITUELS ET COMMENT ON DOIT
DIRIGER VERS DIEU LA JOIE
QU'ON EN ÉPROUVE.
 
 
 

 Il convient maintenant de parler du cinquième genre de biens dans lesquels l'âme peut mettre sa joie et que nous avons appelés surnaturels. Nous entendons par là tous les dons et toutes les grâces qui viennent de Dieu, qui dépassent les facultés et les forces de la nature, et que l'on appelle (gratis datae) grâces données gratuitement; tels sont les dons de sagesse et de science qui ont été accordés à Salomon; telles sont aussi les grâces dont parle saint Paul: « la foi, le don des guérisons, le don des miracles, l'esprit de prophétie, la connaissance et le discernement des esprits, l'interprétation des paroles et aussi le don des langues (I Cor. XII, 9-10) ». Ces biens sont sans doute spirituels, comme ceux du sixième genre dont nous traiterons bientôt; mais comme il y a beaucoup de différence entre eux, j'ai voulu en traiter à part. L'exercice de ces biens regarde immédiatement l'utilité du prochain: c'est dans ce but et pour cette fin, dit saint Paul (Ibid, XII, 7), que Dieu les accorde. L'Esprit surnaturel ne se donne à personne, si ce n'est pour le bien du prochain, et cela s'entend de ces grâces. Quant aux grâces spirituelles, leur exercice comprend seulement les rapports de l'âme à Dieu et de Dieu à l'âme, dans une communication d'intelligence, de volonté, etc., comme nous le dirons plus tard. Il y a donc une différence dans l'objet, puisque les dons spirituels regardent Dieu et l'âme, tandis que les faveurs surnaturelles dont nous parlions sont ordonnées aux autres créatures et pour leur utilité. Elles diffèrent aussi dans leur substance et par suite dans leurs opérations, et par conséquent, elles diffèrent nécessairement dans la doctrine.

 Nous allons donc parler maintenant des dons et des grâces surnaturelles dans le sens où nous les entendons ici. Or, pour surnaturaliser la vaine joie qui en provient, il convient de signaler deux avantages qu'il y a dans ce genre de biens, c'est-à-dire l'un temporel, l'autre spirituel. Le temporel regarde la santé rendue aux malades, la vue restituée aux aveugles, la résurrection des morts, la délivrance des possédés du démon, la prophétie de l'avenir qui avertit les hommes de se tenir sur leur gardes, et autres choses de ce genre. L'avantage spirituel et éternel consiste en ce que Dieu est connu et glorifié par ces oeuvres, par celui qui les accomplit, par ceux en faveur de qui ou en présence de qui elles s'accomplissent.

 Quant au premier avantage, qui est l'avantage temporel, les oeuvres et les miracles surnaturels ne méritent que peu ou même nullement la joie de la part de l'âme, car, si on exclut le second avantage, ils n'ont pas beaucoup d'importance pour l'âme; ils n'en ont même aucune, puisqu'ils ne sont pas par eux-mêmes le moyen qui unit l'âme à Dieu; c'est là l'oeuvre exclusive de la charité. Ces oeuvres ou grâces surnaturelles peuvent même être accomplies par quelqu'un qui n'est pas en état de grâce et ne possède pas la charité, car ou bien Dieu confère véritablement ces dons et ces grâces comme il le fit à l'impie prophète Balaam et à Salomon, ou bien le démon les falsifie, comme cela eut lieu avec Simon le Magicien, ou enfin cela provient d'une vertu secrète de la nature.

 Or si parmi ces oeuvres et ces merveilles, il y en avait qui fussent de quelque profit à celui qui les accomplit, ce serait les véritables, celles qui viennent de Dieu. Et si vous voulez savoir ce qu'elles valent quand elles sont privées du second avantage, écoutez ce que nous dit saint Paul: « Si je parlais le langage des hommes et des anges, et que je n'eusse pas la charité, je ne serais qu'un airain sonnant ou une cymbale retentissante. Si j'avais le don de prophétie, si je connaissais tous les mystères et toutes les sciences; si j'avais une foi à transporter les montagnes et que je n'eusse pas la charité, je ne suis rien (I Cor. XIII, 1-2). » Aussi quand un grand nombre de ceux qui auront ainsi estimé leurs oeuvres demanderont à Notre-Seigneur pour récompense la gloire et lui diront: Domine, nonne in nomine tuo prophetavimus... et virtutes multas fecimus? « Seigneur, est-ce que nous n'avons pas prophétisé en votre nom et accompli beaucoup de miracles? » Notre Seigneur répondra: Discedite a me qui operamini iniquitatem: « Retirez-vous de moi, vous qui avez accompli l'iniquité (Mat. VII, 22-23). »

 L'homme doit donc se réjouir, non de la possession de ces grâces extraordinaires et de l'usage qu'il en fait, mais du fruit spirituel qu'il peut en retirer en servant Dieu avec une véritable charité, car c'est elle qui nous donne droit à la vie éternelle. Voilà pourquoi notre Sauveur reprit ses disciples qui revenaient tout joyeux d'avoir chassé les démons et leur dit: « Gardez-vous de vous réjouir de ce que les démons vous sont soumis, mais plutôt de ce que vos noms sont inscrits dans le livre de vie (Luc, X, 20) ». En bonne théologie cela veut dire: Réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans le livre de vie. Par conséquent l'homme ne doit se réjouir que s'il est dans la voie qui conduit à cette vie, voie qui consiste à accomplir ses oeuvres dans la charité de Dieu; car de quoi sert ce qui n'est pas amour de Dieu? Quelle en est la valeur? Or cet amour n'est pas parfait, s'il n'a pas assez de force et de sagesse pour purifier l'âme de toutes les joies qui viennent de la créature et pour ne se complaire que dans l'accomplissement de la volonté de Dieu. C'est à cette condition que la volonté s'unit à Dieu par le moyen de ces biens surnaturels.
 
 
 

CHAPITRE XXX
  
 

DES DOMMAGES
OÙ L'ÂME TOMBE QUAND
ELLE MET LA JOIE DE LA VOLONTÉ
DANS CE GENRE DE BIENS.
 
 
 

 Trois dommages principaux peuvent, ce me semble, arriver à celui qui met sa joie dans les biens surnaturels: il se trompe ou il est trompé; il subit un détriment de la foi; et il s'expose à la vaine gloire ou à quelque vanité.

 Quant à ce qui concerne le premier, il est très facile de tromper les autres et de se tromper soi-même, lorsque l'on met sa joie dans ces sortes d'oeuvres. La raison en est que pour discerner quand ces oeuvres sont fausses ou quand elles sont véritables, comme on doit les accomplir et à quel moment, il faut une grande prudence et beaucoup de lumière de Dieu. Or ces deux qualités sont entravées par la joie que l'on a de ces oeuvres et l'estime que l'on en fait; et cela pour deux motifs: le premier, parce que la joie émousse le jugement et l'obscurcit; le second, parce que cette joie,non seulement entraîne à accomplir l'oeuvre plus tôt, mais encore pousse à l'accomplir en dehors du temps voulu. Supposé même que les vertus et les oeuvres qui en découlent viennent de Dieu, il suffit des deux défauts que nous venons de signaler pour que l'on se trompe souvent; ou bien on ne les comprendra pas comme il faudrait, ou bien on n'en profitera pas comme il faut et quand ce serait plus convenable. Sans doute, il est vrai que, lorsque Dieu confère ces dons et ces grâces, il communique aussi la lumière et l'impulsion pour en user de la manière et dans le temps voulu. Mais par suite de l'attachement et de l'imperfection que l'on peut avoir par rapport à ces faveurs, on peut se tromper grandement et ne pas en user avec la perfection que Dieu veut, ni comme il veut, ni quand il veut. Telle était, lisons-nous, la conduite de Balaam; il voulait, contre la volonté de Dieu, maudire le peuple d'Israël, et Dieu irrité le menaça de mort (Nomb. XXII, 22, 23). Telle fut aussi la conduite de saint Jacques et de saint Jean. Se laissant entraîner par leur zèle, ils voulaient faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains, parce qu'ils ne donnaient pas l'hospitalité à Notre-Seigneur Jésus-Christ; mais Notre-Seigneur les en reprit (Luc, IX, 54).

 Ces exemples montrent clairement que les imparfaits dont nous parlons se déterminent à accomplir ces oeuvres en dehors du temps voulu, par suite de quelque passion imparfaite qui provient de la joie et de l'estime qu'elles ont de ces sortes de faveurs. Quand il n'y a pas d'imperfection de cette sorte, on n'agit et on ne se détermine à user de ces dons que quand et comme il plaît à Dieu, jusqu'alors cela ne conviendrait pas. Voilà pourquoi Dieu se plaint de certains prophètes par la bouche de Jérémie et dit: « Je n'envoyais pas ces prophètes, et ils couraient; je ne leur parlais pas, et ils prophétisaient (Jér. XXIII, 21) ». Il dit encore un peu plus loin: « Ils ont trompé mon peuple par leurs mensonges et leurs miracles, quand je ne leur avais rien commandé et que je ne les avais pas envoyés (Jér. XXIII, 32) ». Dans le même endroit, il ajoute: Ils avaient des visions appropriées au goût de leur coeur, et ce sont celles-là qu'ils divulgaient; ce qui n'aurait pas eu lieu s'ils n'avaient pas eu cette abominable défaut d'une attache à ces faveurs extraordinaires.

 Ces textes nous font comprendre que le danger de cette joie non seulement mène une âme à user d'une façon inique et perverse des dons de Dieu, comme le fit Balaam et les autres dont nous avons parlé qui opéraient des miracles à l'aide desquels ils trompaient le peuple, mais encore à prétendre user de ce pouvoir sans l'avoir reçu de Dieu, comme ceux qui faisaient des prophéties de leur invention et les publiaient, ou donnaient celles que le démon leur représentait. Comme le démon, en effet, les voit affectionnés à ces faveurs extraordinaires, il leur fournit un vaste champ et une matière abondante; il exerce son influence d'une foule de manières. Aussi ces infortunés déploient-ils leurs voiles, montrent une audace sans pudeur et s'adonnent à la pratique de ces oeuvres prodigieuses. Ils ne s'arrêtent pas là. Leur joie pour ces oeuvres extraordinaires, le désir de les pratiquer, peut arriver à tel point que s'ils avaient déjà fait un pacte secret avec le démon (car c'est le cas de beaucoup d'entre eux), ils ont l'audace de contracter avec lui un pacte formel et explicite. Ils se constituent de plein gré ses disciples et ses adeptes. De là viennent les sorciers, les maléfices des enchantements et de la magie, les augures et les devins. La joie de pouvoir pratiquer ces choses extraordinaires arrive même à un tel excès, que non seulement on veut acheter ces dons et ces faveurs pour de l'argent, comme le voulait Simon le Magicien, afin de servir le démon, mais que l'on cherche encore à se procurer les choses sacrées et ce que l'on ne peut dire sans frémir, les choses divines elles-mêmes: c'est ainsi que ces infâmes se sont procuré le corps sacré de Notre-Seigneur Jésus-Christ pour leurs pratiques d'impiétés et leurs abominations. Oh! Que Dieu manifeste ici les profondeurs et les richesses de sa miséricorde! Il n'est personne qui ne comprenne aisément combien ces malheureux se font tort à eux-mêmes et sont préjudiciables à la société. Aussi doit-on se rappeler que tous ces mages et ces devins qu'il y avait parmi les enfants d'Israël et que Saül fit mettre à mort, parce qu'ils avaient voulu imiter les vrais prophètes du Seigneur étaient tombés dans toutes ces abominations et ces illusions étranges.

 Que celui donc qui aura reçu de Dieu des grâces et des dons surnaturels se garde bien du désir et de la joie de s'en servir, qu'il n'en parle pas; car Dieu, qui les lui confère surnaturellement pour l'utilité de l'Église et de ses membres, lui inspirera aussi surnaturellement d'en user de la manière et au moment qu'il faut. Il recommandait à ses disciples de ne pas se préoccuper de ce qu'ils auraient à dire, parce que leurs réponses devaient être l'effet surnaturel de la foi; or il veut également, puisque l'usage de ces faveurs n'est pas moins surnaturel, que l'homme attende que Dieu lui-même meuve intérieurement son coeur pour agir, car c'est par sa vertu que doit se produire toute vertu. Voilà pourquoi nous voyons dans les Actes des Apôtres que les disciples, bien qu'ayant déjà reçu ces grâces et ces dons surnaturels, priaient Dieu et le suppliaient de daigner étendre sa main afin d'opérer par eux des miracles et des guérisons et de répandre dans les coeurs la foi de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Act. IV, 29-30).

 Le second dommage peut venir du précédent; c'est un détriment de la foi qui peut avoir lieu de deux manières. Et tout d'abord chez les autres. Si un homme se propose de faire des miracles ou des prodiges en dehors du temps voulu ou de la nécessité, non seulement il tente Dieu, ce qui est un grand péché, mais il peut se faire qu'il ne réussisse pas, et dans ce cas il engendre dans les coeurs une diminution et un mépris de la foi; et quand parfois, il réussit, parce que Dieu le permet ainsi pour d'autres motifs et d'autres causes, comme il le fit pour la pythonisse de Saül (Rois, XXVIII, 12) (si toutefois, c'est bien l'ombre de Samuel qui apparut alors à Saül), il n'en sera pas toujours ainsi. Mais alors même qu'ils réussissent, ils sont vraiment dans l'illusion et sont coupables de vouloir user de ces dons quand cela ne convient pas.

 En second lieu, l'âme qui se réjouit de ces faveurs peut recevoir en elle-même un détriment sous le rapport du mérite de la foi. Quand elle fait grand cas des miracles, elle se détourne beaucoup de l'habitude substantielle de la foi, qui est une habitude obscure; aussi plus il y a de miracles et de prodiges, moins il y a de mérite à croire. Aussi saint Grégoire dit que la foi est sans mérite lorsque la raison lui donne des preuves humaines et palpables. Voilà pourquoi Dieu n'accomplit jamais ces merveilles que quand elles sont absolument nécessaires pour la foi, ou pour d'autres fins qui intéressent sa propre gloire et celle des Saints. C'est pour ce motif et aussi afin que ses disciples ne fussent pas privés du mérite de la foi s'ils constataient par eux-mêmes sa Résurrection qu'il fit beaucoup de choses avant de se montrer à eux, afin de leur inculquer tout d'abord la foi. C'est pour ce motif qu'il fit montrer à Marie-Madeleine tout d'abord son sépulcre vide; ensuite, il voulut lui annoncer sa résurrection par la voix des anges (car la foi vient de l'ouïe, dit saint Paul (Rom. X, 17)), et qu'ainsi elle crût en lui avant de l'avoir vu. Et même lorsqu'elle le vit, c'est sous la figure d'un jardinier. Le Sauveur voulait par là achever de la perfectionner dans la foi qui lui manquait encore par suite de son attachement à sa présence sensible. Quant à ses disciples, il leur envoya tout d'abord les saintes femmes pour leur annoncer sa résurrection, et c'est alors qu'ils vont au sépulcre et le trouvent vide. Voyez ce qu'il fait aux disciples d'Emmaüs. Il se joint à eux sous la forme d'un voyageur et il commence tout d'abord par enflammer leur coeur de la foi la plus vive. Et finalement, il reproche à tous ses disciples de n'avoir pas cru à ceux qui leur avaient annoncé sa Résurrection (Luc, XXIV, 15). Voyez ce qu'il dit à saint Thomas, qui avait voulu voir ses plaies comme preuve de sa Résurrection: « Bienheureux ceux qui auront cru en lui sans l'avoir vu (Jean, XX, 29) ». Ainsi donc Dieu n'aime pas qu'il se fasse des miracles; car s'il les fait, c'est, comme l'on dit, qu'il ne peut pas faire autrement. Voilà pourquoi il adressait des reproches aux Pharisiens qui ne croyaient que parce qu'ils voyaient des prodiges; il leur dit: « Si vous ne voyez pas des prodiges et des miracles, vous ne croyez pas (Jean, IV, 48) ». Ils perdent donc beaucoup du mérite de la foi ceux qui se complaisent dans ces faits surnaturels.

 Le troisième dommage consiste en ce que la joie que l'on a de ces faits surnaturels jette l'âme dans la vaine gloire ou quelque vanité. La joie elle-même que l'on conçoit de ces faits, n'étant pas purement en Dieu et pour Dieu, est déjà une vanité. La preuve nous en est donnée par Notre-Seigneur lorsqu'il a reproché à ses disciples de s'être réjouis de la puissance qu'ils avaient sur les démons (Luc, X, 20): si cette joie n'avait pas été vaine, jamais le Sauveur ne leur en aurait fait un reproche.
 
 
 

CHAPITRE XXXI
 
 
 

DE DEUX AVANTAGES
QUE L'ON SE PROCURE QUAND ON
RENONCE À LA JOIE QUI VIENT DES
GRÂCES SURNATURELLES.
 
 
 

 Indépendamment des avantages qu'il y a pour l'âme à s'affranchir des dommages dont nous venons de parler lorsqu'elle s'abstient de se complaire dans les grâces surnaturelles, elle en acquiert deux autres excellents. Le premier est de glorifier et d'exalter Dieu; le second est de s'exalter elle-même.

 L'âme peut exalter Dieu de deux manières. La première, lorsqu'elle retire son coeur et la joie de sa volonté de tout ce qui n'est pas Dieu, pour les mettre en lui seul. C'est là ce que David a voulu dire dans ce texte que nous avons rapporté au début du traité sur la Nuit de cette puissance: « L'homme élèvera son coeur, et Dieu sera exalté (Ps. LXIII, 8) ». En effet, quand le coeur s'élève au-dessus de toutes les créatures, l'âme s'élève comme lui au-dessus de tout. Comme elle met alors toutes ses affections en Dieu seul, Dieu en est exalté et glorifié; il lui manifeste son excellence et sa grandeur; et comme elle s'élève au-dessus de toutes les joies créées, il lui donne un témoignage de ce qu'il est. Cette faveur n'a pas lieu sans que la volonté soit sevrée de toute joie et de toute consolation par rapport aux choses créées comme le dit encore David: « Laissez tout, et considérez que c'est moi votre Dieu (Ps. XLV, 11). » Et ailleurs il dit encore: « C'est par une terre déserte, aride et sans chemin que je me suis présenté devant vous comme dans votre sanctuaire pour y contempler votre puissance et votre gloire (Ps. LXII, 3). » Or, s'il est vrai que Dieu est exalté quand on renonce à toute la joie qui provient des créatures, il l'est beaucoup plus quand on renonce à la joie de toutes ces faveurs si extraordinaires pour la reporter en lui seul, car, dès lors qu'elles sont surnaturelles, elles sont de beaucoup plus élevées que les autres biens; aussi quand on y renonce pour ne se réjouir qu'en Dieu seul, on attribue beaucoup plus de gloire et plus d'excellence à Dieu qu'à elles; et en effet, plus les choses que l'on méprise pour un autre sont élevées et supérieures, plus on montre l'estime que l'on a pour lui et plus on l'exalte.

 De plus, Dieu est glorifié d'une autre manière, lorsque la volonté se détache de ce genre de faits extraordinaires; car plus on croit en lui et plus on le sert sans avoir des témoignages ou des faits extraordinaires, et plus on le glorifie; l'âme alors a par sa foi une connaissance de Dieu plus grande que ne pourraient lui en donner les prodiges et les miracles.

 Le second avantage est celui qui grandit l'âme. Quand l'âme dégage sa volonté de toute affection aux témoignages et signes sensibles, elle s'élève à une foi plus pure que Dieu lui infuse et élève à un degré beaucoup plus éminent. Il augmente en même temps en elle les deux autres vertus théologales: l'espérance et la charité. Elle jouit alors de connaissances divines très élevées par le moyen de cette habitude obscure et nue de la foi. Elle jouit des délices les plus suaves de l'amour par le moyen de la charité, à l'aide de laquelle la volonté ne se complaît que dans le Dieu vivant; elle jouit enfin du repos de sa volonté par le moyen de l'espérance. Ces faveurs constituent un avantage admirable qui a une importance essentielle et directe pour l'union parfaite de l'âme avec Dieu.
 
 
 

CHAPITRE XXXII
 
 
 

OÙ L'ON COMMENCE
À TRAITER DU SIXIÈME GENRE
DE BIENS DONT LA VOLONTÉ PEUT SE
RÉJOUIR. ON DIT QUELS SONT CES BIENS
ET ON EN FAIT UNE
PREMIÈRE DIVISION.
 
 
 

 Le but que nous poursuivons dans cet ouvrage est de conduire l'esprit par le moyen des biens spirituels jusqu'à l'union parfaite de l'âme avec Dieu. Maintenant nous devons traiter du sixième genre de biens, c'est-à-dire des biens spirituels; ce sont ceux-là qui contribuent le plus à la réalisation de notre dessein; nous devons donc, le lecteur et moi, apporter toute notre attention à ce sujet. C'est une chose très certaine et très fréquente que bien des âmes, par défaut de science, ne se servent des choses spirituelles que pour la satisfaction des sens et laissent leur esprit sans profit. A peine en trouvera-t-on une à qui la satisfaction des sens ne cause une grande perte en retenant pour eux l'eau de la grâce avant qu'elle ait pu parvenir à l'esprit qui, par suite, demeure dans la sécheresse et le vide.

 Or pour en venir à notre sujet, je dis que par biens spirituels j'entends tous les biens qui nous aident et nous meuvent vers les choses divines, ou les rapports soit de l'âme avec Dieu, soit de Dieu avec l'âme.

 Commençant donc à les diviser par les genres les plus universels, je dis que les biens spirituels sont de deux sortes: les uns sont agréables à l'âme, les autres lui sont pénibles. Chacun de ces deux genres se divise à son tour en deux catégories, car, parmi les biens qui sont agréables, il y en a que l'esprit comprend clairement et distinctement, et d'autres qu'il ne comprend pas clairement et distinctement. Parmi les biens qui sont pénibles, il y en a dont l'objet est clair et distinct, et d'autres dont l'objet est obscur et confus. Tous ces biens, nous pouvons encore les diviser d'après la distinction des puissances de l'âme. Les uns, en effet, sont des connaissances intellectuelles et appartiennent à l'entendement, d'autres sont des affections et appartiennent à la volonté; et d'autres sont imaginaires et appartiennent à la mémoire.

 Pour le moment, laissons de côté les biens pénibles; ils font partie de la nuit passive; c'est là que nous en parlerons. Ne parlons pas, non plus, des biens agréables qui, avons-nous dit, ont pour objet des choses confuses et non distinctes; nous en parlerons plus tard, parce qu'ils appartiennent à la connaissance générale, confuse, amoureuse par laquelle s'accomplit l'union de l'âme avec Dieu. Lorsque nous faisions la division des diverses conceptions de l'entendement au second Livre, nous avons différé de parler de cette connaissance confuse, parce que nous voulons en traiter à la fin, au traiter de la Nuit obscure. Nous ne parlerons donc ici que des biens agréables qui ont pour objet des choses claires et distinctes.
 
 
 

CHAPITRE XXXIII
 
 
 

DES BIENS SPIRITUELS
QUI SONT PERÇUS DISTINCTEMENT
PAR L'ENTENDEMENT ET LA MÉMOIRE.
ON MONTRE COMMENT LA VOLONTÉ
DOIT SE COMPORTER PAR RAPPORT
À LA JOIE QUI EN PROVIENT.
 
 
 

 Nous aurions beaucoup à faire ici, à cause de la multitude de conceptions qui se forment dans la mémoire de l'entendement, si nous devions marquer à la volonté quelles dispositions elle doit avoir à l'égard de la joie que causent ces biens. Mais nous en avons déjà parlé longuement dans le deuxième Livre et le troisième. Mais comme nous avons déjà marqué là de quelle manière il convenait à ces deux puissances d'agir à l'égard de ces connaissances pour les diriger à l'union avec Dieu, et que d'autre part, il convient à la volonté d'agir de la même manière à l'égard de la joie qui provient de ces biens, il n'est pas nécessaire d'insister. Il suffit de prévenir que, partout où l'on dit que ces deux premières puissances doivent se dépouiller de telles et telles appréhensions, il faut dire également que la volonté doit renoncer à la joie qui en découle. Et s'il est établi que l'entendement et la mémoire doivent être dégagés à l'égard de toutes ces appréhensions, il en doit être de même pour la volonté. L'entendement et les autres puissances ne peuvent rien accepter ni rejeter, sans que la volonté les suive; il est donc clair que la doctrine qui concerne les premières facultés concerne aussi la volonté.

 Voilà pourquoi on aura soin de se conformer à ce que nous avons déjà dit pour le cas présent; car l'âme tombera dans tous les dommages et tous les dangers que nous avons signalés alors, si elle ne sait pas au milieu de toutes ces connaissances élever vers Dieu la joie de la volonté.
 
 
 

CHAPITRE XXXIV
 
 
 

DES BIENS SPIRITUELS
AGRÉABLES QUI PEUVENT ÊTRE L'OBJET
DISTINCT DE LA VOLONTÉ. ON EXPOSE
COMBIEN DE SORTES IL Y EN A.
 
 
 

 Nous pouvons réduire à quatre tous les genres de biens spirituels dont la volonté peut distinctement se réjouir: ils motivent la dévotion, ils la provoquent, ils la dirigent et la perfectionnent. Nous allons en parler séparément et dans l'ordre énoncé.

 Et tout d'abord les biens qui motivent la dévotion sont les images, les portraits des Saints, les oratoires et les cérémonies.

 Quant à ce qui regarde les images et les portraits des Saints, il peut y avoir beaucoup de vanité et de joie frivole. Ils sont cependant très importants pour le culte divin, et même très nécessaires pour porter la volonté à la dévotion. La preuve, c'est que la sainte Église, notre Mère, les approuve et en fait usage. Aussi est-il toujours convenable que nous les mettions à profit pour secouer notre tiédeur. Et cependant, il y a beaucoup de personnes qui se complaisent plutôt dans la peinture et les ornements de ces images que dans le sujet qu'elles représentent.

 L'Église s'est proposé deux fins principales en nous prescrivant le culte des images: d'abord d'honorer les Saints par ce moyen, et ensuite de mouvoir la volonté pour réveiller la dévotion à leur égard. Or en tant qu'elles servent à ce double but, elles sont très utiles et l'usage en est nécessaire. Aussi devons-nous choisir celles qui représentent le mieux et le plus exactement leur objet et portent davantage la volonté à la dévotion. C'est là le point sur lequel nous devons jeter les yeux, et non sur la valeur de l'image, la délicatesse du travail ou de l'ornementation. Il y a, je le répète, certaines personnes qui s'attachent plus à la beauté de l'image et à sa valeur qu'à ce qu'elle représente. Quant à la dévotion intérieure et spirituelle qu'elles devraient avoir pour le Saint que l'on ne voit pas, que devient-elle? On oublie immédiatement l'image, puisqu'elle n'a servi qu'à donner une émotion; on l'emploie comme un objet de curiosité, ou un ornement extérieur. Par là, les sens sont flattés et satisfaits, et là s'arrêtent la joie et l'affection de la volonté. Mais une telle conduite détruit complètement la véritable ferveur qui requiert le renoncement absolu à l'affection pour tous les objets particuliers. Nous en avons une preuve dans cet usage abominable que certaines personnes ont introduit de nos jours. Elles n'ont pas horreur des modes profanes du monde; elles ornent les images de ces costumes que les mondains inventent périodiquement pour s'en faire des passe-temps et satisfaire leurs propres légèretés; or ces costumes qui sont répréhensibles chez eux leur servent à couvrir les images, quand les Saints qu'elles représentent les avaient en horreur, et à juste titre. Ils sont d'accord avec le démon pour canoniser ainsi leurs vanités en les imposant aux Saints, comme si ce n'était pas là leur faire une grave injure. De la sorte la vraie et solide piété, qui rejette et repousse bien loin toute vanité et toute apparence même de vanité, a disparu. La dévotion ne consiste plus, pour ainsi dire, qu'à parer des poupées. Pour quelques-uns l'image est devenue une idole, dans laquelle ils mettent leur complaisance.

 Aussi vous verrez certaines personnes qui ne se lassent pas d'entasser images sur images; ces images devront être faites de telle sorte et de telle manière; elles ne seront placées que de telle façon, afin de plaire aux sens. La dévotion du coeur sera bien peu de chose. On a autant d'attachement à ces images que Michas et Laban à leurs idoles. Le premier sortit de sa maison en criant qu'on les lui avait enlevées (Jug. XVIII, 24), et le second, après avoir couru longtemps et s'être emporté, bouleversa tous les meubles de Jacob pour les retrouver (Gen. XXXI, 34).

 Celui qui est vraiment pieux met surtout sa dévotion dans l'objet invisible que représentent ces images. Il n'a pas besoin de beaucoup d'images; très peu lui suffisent; et encore, il ne se sert que de celles qui rappellent plus le divin que l'humain. Ce sont celles-là qu'il veut voir, comme lui-même d'ailleurs, en conformité avec cet extérieur qui élève la pensée vers le ciel et les Saints qui l'habitent, plutôt que vers la terre. De la sorte non seulement il se garde des vanités de ce monde, mais il n'en a même pas la pensée quand il a sous les yeux ce qui leur ressemble, ou quelque chose de ce genre. Il y a plus: son coeur n'a aucune attache aux images dont il se sert. Vient-on à les lui enlever, il ne s'en préoccupe pas beaucoup; il cherche, en effet, cette image vivante qu'il porte en lui-même, c'est-à-dire Jésus crucifié. Voilà pourquoi, par amour pour lui, il est plutôt heureux de ce qu'on lui enlève tout et de ce que tout lui manque, même les moyens qui semblaient les plus aptes à l'élever vers Dieu; il est alors dans la paix. Il y a d'ailleurs plus de perfection pour l'âme à garder la paix et la joie quand on la prive de ces moyens que quand elle les possède avec attachement et avec passion. Sans doute, c'est une chose bonne que de se réjouir quand on a ces images ou ces moyens qui favorisent la dévotion; aussi doit-on choisir toujours celles qui y portent le plus; mais ce n'est pas une perfection que d'y être tellement attaché qu'on les possède avec un esprit de propriété, et que si on nous les enlève nous en soyons attristés. Il faut même regarder comme certain que plus on est attaché avec esprit de propriété à une image ou à un secours sensible, moins la dévotion et l'oraison s'élèveront vers Dieu. Évidemment parmi ces images, il y en a qui représentent mieux que d'autres leur objet, elles porteront aussi beaucoup plus à la dévotion; et ce motif seul suffit pour les estimer davantage, comme nous venons de le dire, mais nous ne devons pas y apporter cet esprit d'attache et de propriété dont nous avons parlé. Ce moyen, en effet, doit aider l'âme à prendre son vol vers Dieu, et il doit être mis aussitôt de côté; mais si le sens absorbe ce moyen pour y concentrer sa joie, ce qui devait être un secours pour l'âme devient un obstacle et n'est rien moins quelquefois par son imperfection que cet attachement personnel ou cet esprit de propriété que l'on a pour toute autre chose.

 Si cette question des images vous suggère quelques difficultés, cela vient de ce que vous ne comprenez pas bien le dénuement et l'esprit de pauvreté que requiert la perfection; du moins vous reconnaîtrez l'imperfection que l'on apporte généralement dans l'usage des chapelets. On trouvera à peine une personne qui n'ait quelque faiblesse à leur sujet; on veut qu'ils soient de telle sorte plutôt que de telle autre, de telle couleur, de tel métal, ou avec tel ou tel ornement; or il importe peu qu'ils soient d'une façon ou d'une autre. Dieu n'écoute pas mieux la prière qu'on fait avec ce chapelet que celle qu'on fait avec un autre; il a pour agréable celle qu'on lui adresse avec un coeur simple et droit, avec l'unique but de lui être agréable, sans se préoccuper de ce chapelet plutôt que d'un autre, à moins qu'il ne soit indulgencié.

 Notre nature est tellement avide de jouissance qu'elle cherche à s'attacher à tout; elle est semblable au ver rongeur, qui s'attaque à ce qui est sain et n'épargne pas plus le bon que le mauvais. Voyons. N'est-ce pas là ce que vous faites, quand vous prenez plaisir à avoir un beau chapelet, de telle matière plutôt que de telle autre? Est-ce que vous ne mettez pas votre joie dans ce qui n'est qu'un instrument? Et quand vous préférez cette image à une autre, vous ne considérez pas si elle réveillera davantage en vous l'amour de Dieu, mais si elle est plus précieuse et plus belle. Évidement si vous n'aviez d'autre désir et d'autre joie que de plaire à Dieu, vous ne tiendriez aucun compte de ces accessoires. Aussi est-il vraiment fâcheux de voir certaines personnes pieuses attachées si fortement à la forme, au travail, à la beauté de ces moyens ou accessoires, et au plaisir frivole qu'elles y mettent. Vous ne les verrez jamais contentes, elles ne font que laisser les uns pour les autres; elles les changent encore, et de la sorte elles oublient la dévotion spirituelle pour rechercher ces objets sensibles auxquels elles s'attachent avec cet esprit de propriété qui ressemble parfois à celui qu'elles ont pour les biens temporels. De là résultent pour elles toutes sortes de dommages.
 
 
 

CHAPITRE XXXV
 
 
 

OÙ L'ON CONTINUE
LA QUESTION DES IMAGES ET
OU L'ON MONTRE QUELLE EST
L'IGNORANCE DE CERTAINES PERSONNES
SUR CE POINT.
 
 
 

 Il y aurait beaucoup à dire sur l'ignorance d'un grand nombre de personnes à l'égard des images. La sottise va si loin que quelques-uns mettent plus de confiance dans certaines images que dans d'autres. Ils s'imaginent que Dieu les écoutera mieux par celles-ci que par celles-là, bien que les deux représentent le même personnage, comme par exemple deux images de Notre-Dame ou deux de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La cause de cette préférence, c'est qu'ils aiment telle figure plus que telle autre. Ils montrent par là quelle est leur ignorance et leur grossièreté dans leurs rapports avec Dieu, dans le culte et l'honneur qu'on lui doit; car Dieu regarde seulement la foi et la pureté du coeur de celui qui prie. Si parfois Dieu accorde plus de faveur par l'intermédiaire de telle image plutôt que de telle autre, ce n'est pas parce que l'une sera plus apte que l'autre à cet effet, malgré toute la différence qu'il y aura entre elles, mais parce que celui qui prie est porté à plus de dévotion devant l'une que devant l'autre. S'il a la même dévotion avec l'une qu'avec l'autre, ou même sans l'une ni l'autre, Dieu lui accordera la même faveur. Aussi le motif pour lequel Dieu fait des miracles et accorde des grâces par l'intermédiaire de telle image et non de telle autre n'est pas pour qu'on estime les unes plus que les autres, mais pour que la dévotion endormie soit réveillée et que les fidèles se portent à prier. De là vient que si la dévotion est rallumée par cette image, et si la prière continue, double condition pour que Dieu nous soit propice et nous accorde ce que nous lui demandons, alors c'est à cause de l'affection des fidèles et la continuité de la prière devant cette image que Dieu continue à répandre ses faveurs et à opérer des miracles par le moyen de cette image. Mais il est clair que Dieu n'agit pas ainsi à cause de l'image elle-même; car en soi elle n'est pas autre chose qu'une peinture; il agit ainsi à cause de la foi et de la dévotion que l'on a pour le Saint représenté par l'image. Voilà pourquoi si vous avez la même dévotion et la même foi pour Notre-Dame devant une image que devant une autre ou même sans sans l'une ni l'autre, comme nous l'avons dit vous recevrez les mêmes grâces. L'expérience même démontre que si Dieu fait quelques grâces ou quelques miracles, il les fait d'ordinaire par le moyen d'images qui ne sont pas bien taillées, ni bien peintes, ou bien représentées, afin que les fidèles n'attribuent pas ces faveurs à la peinture ou à la forme. Bien souvent Notre-Seigneur accorde des faveurs par le moyen d'images qui sont dans des lieux très écartés. Il agit de la sorte tout d'abord afin que le pèlerinage que l'on fait pour s'y rendre accroisse la dévotion et en rende l'acte plus intense, en second lieu afin qu'on s'éloigne du bruit et de la foule pour prier comme le faisait Notre-Seigneur. Voilà pourquoi celui qui va en pèlerinage fait bien de choisir le moment où il n'y a pas de monde, alors même que l'époque paraîtrait extraordinaire. Mais quand il y a beaucoup de monde, je ne lui conseille pas d'y aller; car on en revient ordinairement plus distrait qu'avant. Beaucoup, en effet, y vont par esprit de récréation plutôt que de dévotion. Ainsi donc, quand il y a de la dévotion et de la foi, tout image suffit; mais si l'une et l'autre viennent à manquer, aucune image ne suffira. Notre-Seigneur était une image bien vivante quand il était en ce monde, et malgré cela, ceux qui n'avaient pas la foi avaient beau être en sa compagnie et contempler ses oeuvres merveilleuses, ils n'en tiraient aucun profit. C'est là le motif pour lequel il ne faisait pas beaucoup de miracles dans son pays, comme nous le raconte l'Évangéliste. (Luc, IV, 24).

 Je veux encore parler ici de quelques effet surnaturels que des images produisent parfois chez certaines personnes. Dieu communique à une âme une impression spirituelle à l'aide d'une image: il le fait de telle sorte que l'image et la dévotion qu'elle lui a causée restent fixées dans son esprit et lui sont comme présentes; lorsqu'elle se souvient tout à coup de cette image, elle en éprouve un effet qui est le même que la première fois, ou plus grand ou plus faible; tandis qu'une autre image beaucoup plus belle ne produit pas cette impression.

 Il y a aussi beaucoup de personnes qui ont plus de dévotion pour les images de telle forme que de telle autre forme, et chez quelques-uns ce ne sera qu'une question d'affection ou de goût naturel; il en est ainsi de celui qui a plus de sympathie pour le visage d'une personne que pour celui d'une autre; il lui porte naturellement plus d'affection et son souvenir lui est très présent alors même que ce visage serait moins beau que celui des autres; mais il a un attrait naturel pour cette sorte de forme et de figure. Aussi quelques personnes prendront-elles pour de la dévotion l'affection qu'elles ont pour telle ou telle image, et ce ne sera peut-être qu'une affection ou un goût de la nature.

 D'autres fois, il arrive qu'en regardant une image on la voit se mouvoir, changer de physionomie, faire des signes, donner certaines choses à entendre, parler de telle ou telle sorte. Ces faits surnaturels des images dont nous parlons peuvent être bons et vrais très souvent. Dieu les produit pour augmenter la dévotion, ou donner à l'âme quelque appui auquel elle s'attache afin de soutenir sa faiblesse et ne point se perdre dans les distractions. Mais bien des fois aussi c'est le démon qui les produit pour tromper et pour nuire. Voilà pourquoi dans le chapitre suivant nous enseignerons la ligne de conduite que requièrent l'un et l'autre cas.
 
 
 

CHAPITRE XXXVI
 
 
 

DE LA MANIÈRE
DONT IL FAUT RAPPORTER
À DIEU LA JOIE QUE LA VOLONTÉ
TIRE DES IMAGES, AFIN DE NE PAS Y
TROUVER UNE CAUSE D'ERREUR
ET UN OBSTACLE.
 
 
 

 Les images sont très utiles pour nous rappeler le souvenir de Dieu et des Saints; elles portent la volonté à la dévotion, quand on s'en sert comme il convient, et selon la voie ordinaire. Au contraire, elles peuvent jeter dans de grandes erreurs, si, quand il se présente des faits surnaturels à leur occasion, l'âme ne sait pas se guider comme il convient dans sa marche vers Dieu. Et, en effet, un des moyens dont se sert le démon pour tromper facilement les âmes imprudentes et les empêcher de suivre le chemin de la vraie vie spirituelle c'est celui des choses supranaturelles et extraordinaires. Il les manifeste soit dans les images matérielles et corporelles en usage dans l'Église, soit dans celles qu'il a coutume de représenter à l'imagination en lui montrant tel ou tel Saint ou son image; c'est ainsi qu'il se transforme en ange de lumière pour nous tromper. Il applique sa ruse à se servir des mêmes moyens qui nous sont donnés pour nous guérir ou nous soutenir; il se dissimule de la sorte, pour mieux surprendre notre imprudence. Voilà pourquoi l'âme vertueuse doit toujours se tenir davantage sur ses gardes, quand elle accomplit le bien; car ce qui est mauvais porte en lui-même son cachet distinctif. Aussi faut-il éviter tous les inconvénients auxquels l'âme est exposée alors. Ces inconvénients sont d'être empêchée de prendre son vol vers Dieu, de se servir des images d'une manière grossière et inintelligente, d'être trompée naturellement ou surnaturellement par elles, toutes  choses dont il a déjà été parlé; de plus, il faut purifier le goût que la volonté porte à ces images et par elles élever l'âme vers Dieu car tel est le but de l'Église en nous en recommandant l'usage. Pour obtenir ce résultat, je ne veux donner ici qu'une seule recommandation qui répond à tout. La voici. Dès lors, que les images ne doivent nous servir que comme des moyens qui nous rappellent les choses invisibles, nous ne rechercherons en elles que ce qui porte la volonté à aimer l'objet vivant qu'elles représentent et à y mettre sa joie. Voilà pourquoi le fidèle aura soin de ne pas rechercher la satisfaction des sens lorsqu'il verra une image, qu'elle soit corporelle ou imaginaire, bien travaillée ou richement ornée, qu'elle lui inspire une dévotion sensible ou spirituelle, qu'elle lui donne des indications surnaturelles. Il ne fera aucun cas de ces choses accidentelles; il ne s'y arrêtera pas. Dès qu'il aura fait à l'image l'acte de vénération que commande l'Église, il élèvera immédiatement sa pensée à l'objet qu'elle représente; il mettra en Dieu ou dans le Saint qu'il invoque la joie et le plaisir de sa volonté, par l'amour qu'il lui portera et la prière qu'il lui adressera. Car ce qu'il y a de vivant et de spirituel dans le culte de l'image ne sera point frustré par la peinture de l'image ou l'impression sensible qu'elle produit. De la sorte, il ne s'exposera pas à l'illusion, puisqu'il ne fera aucun cas de ce que l'image lui dira; il n'occupera point l'esprit et le sens à l'empêcher d'aller librement vers Dieu; il ne mettra pas plus sa confiance dans une image que dans une autre. Celle qui lui inspirait surnaturellement de la dévotion lui en donnera alors plus abondamment, parce qu'il ira alors tout de suite vers Dieu avec amour. D'ailleurs, chaque fois que Dieu accorde ces faveurs dont nous avons parlé et d'autres semblables, il ne les accorde qu'en inclinant l'amour et la joie de la volonté vers ce qui est invisible. C'est là ce qu'il veut que nous fassions en détruisant la force des puissances et le joug où elles nous tiennent du côté de toutes les choses visibles et sensibles.
 
 
 

CHAPITRE XXXVII
 
 
 

ON CONTINUE LE
SUJET DES BIENS SPIRITUELS
QUI MOTIVENT LA DÉVOTION. ON PARLE
DES ORATOIRES ET DES LIEUX
CONSACRÉS À LA PRIÈRE.
 
 
 

 Il me semble que j'ai déjà fait comprendre suffisamment que l'âme adonnée à la spiritualité, qui arrête son affection aux accessoires des images, peut tomber dans des imperfections aussi nombreuses et plus dangereuses peut-être que si elle s'attachait aux autres biens corporels. J'ai dit plus dangereuses peut-être, car, sous prétexte qu'il s'agit de choses saintes, on se croit plus en sûreté; on redoute moins l'esprit de propriété et l'attachement naturel. Aussi l'illusion est-elle parfois très profonde. On s'imagine être rempli de dévotion, parce que l'on éprouve du goût pour ces choses saintes, et il n'y a peut-être là qu'une disposition ou une tendance naturelle qui se porte sur ces objets, comme elle se porterait sur d'autres.

 Et maintenant parlons des oratoires. Il y en a qui ne se lassent pas de multiplier les images dans leur oratoire; ils se plaisent à les disposer avec ordre et avec goût, pour que l'oratoire soit bien orné et paraisse beau. Quant à Dieu, ils ne l'aimeront pas plus pour cela; au contraire, ils l'aiment moins; car l'amour que l'on porte à ces ornements et à ces peintures est détourné de la réalité vivante, comme nous l'avons dit. Sans doute, tous les ornements, toutes les parures, toutes les marques de vénération que l'on donne aux images sont très peu de chose en comparaison de ce qu'elles méritent, et ceux qui les traitent avec peu de convenance et de respect devraient être repris très sévèrement; il faut en dire autant de ceux qui les sculptent si mal qu'au lieu de favoriser la dévotion, ils l'enlèvent; aussi devrait-on interdire à certains ouvriers l'exercice de cet art, puisqu'ils ne travaillent, que d'une manière inhabile et grossière. Mais, dira-t-on, qu'y a-t-il de commun entre tout cela et l'esprit de propriété, l'attachement, l'affection que l'on a pour les ornements et décors extérieurs, quand ils absorbent les sens de telle sorte qu'ils empêchent grandement l'âme de s'élever vers Dieu, de l'aimer, et de se détacher de tout par amour pour lui? Si vous manquez à votre devoir pour suivre votre attrait, non seulement Dieu ne vous donnera aucune récompense, mais au contraire, il vous châtiera, parce que, au lieu de rechercher en tout chose son bon plaisir, vous avez recherché le vôtre.

 Voilà ce que vous pourrez comprendre très bien, si vous considérez quelle fête on fit au divin Maître lors de son entrée à Jérusalem. On le reçut avec des palmes et au milieu de chants enthousiastes (Mat. XXI, 8), et cependant Notre-Seigneur pleurait. Quelques-uns des manifestants avaient le coeur bien loin de lui; et ils ne le payaient de ses bienfaits que par ces signes extérieurs et ces manifestations. Aussi nous pouvons bien dire que, cette fête, ils la faisaient pour eux-mêmes plutôt que pour Dieu. C'est encore ce que beaucoup de gens font aujourd'hui. Y a-t-il une fête quelque part, ils s'en réjouissent, non pas pour plaire à Dieu, mais parce qu'ils trouvent là une belle occasion de voir, ou d'être vus, ou de faire bonne chère, ou pour d'autres motifs de ce genre. De pareilles inclinations ou intentions ne sont nullement agréables à Dieu, surtout quand on mêle à ces solennités des choses ridicules et profanes qui excitent le rire plutôt que la dévotion, ce qui est cause d'une plus grande dissipation. Il en est qui y apportent ce qui plaira à la foule plutôt que ce qui favorise la piété. Et que dire des intentions de tant d'autres? Que de vues intéressées n'y ont-ils pas? Est-ce que leur oeil et leur coeur ne sont pas au gain plutôt qu'à la gloire de Dieu? Ils le savent, mais Dieu, qui voit tout, le sait aussi. Ceux qui agissent ainsi dans ces divers cas doivent se bien persuader qu'ils se donnent une fête à eux-mêmes plutôt qu'à Dieu. Tout ce qu'ils font pour se procurer du plaisir à eux-mêmes et aux autres, Dieu ne le compte pas pour lui. Il y en a même beaucoup qui se seront réjouis avec ceux qui participent aux fêtes du Seigneur, et à qui le Seigneur fera sentir son courroux. C'est ce qui arriva aux enfants d'Israël: ils célébraient une fête, en chantant et en dansant autour de leur idole avec la pensée qu'ils honoraient Dieu; or le Seigneur en fit mettre à mort un grand nombre (Ex. XXXII, 7-28). De plus, les prêtres Nadab et Abiud, fils d'Aaron, furent mis à mort lorsqu'ils tenaient encore en main l'encensoir, parce qu'ils offraient à Dieu un feu étranger (Lev. X, 1-2). Nous voyons encore celui qui entra dans la salle des noces mal vêtu et ne portant pas la robe nuptiale, jeté, sur l'ordre du roi pieds et mains liés, dans les ténèbres extérieures (Mat. XXII, 12-13). Tout cela nous montre combien Dieu est irrité des irrévérences qui se commettent dans les assemblées établies en son honneur. Et pourtant, ô Seigneur, mon Dieu, que de fêtes vous font les enfants des hommes et où le démon a plus de part que vous! Le démon s'en réjouit, car il s'y trouve comme un habile commerçant qui en retire profit. Que de fois ne dites-vous pas alors, ô Seigneur: « Ce peuple ne m'honore que des lèvres, et son coeur est loin de moi, parce que son culte est sans fondement (Mat. XV, 8) ». La cause, en effet, pour laquelle Dieu doit être servi, vient de ce qu'il est par lui-même; et nous ne devons pas interposer d'autres fins; elles seraient indignes de lui.

 Revenons aux oratoires. Je dis que certaines personnes les ornent plus pour leur satisfaction personnelle que pour le bon plaisir de Dieu. D'autres, au contraire, font si peu de cas du respect qui leur est dû, qu'elles ne les estiment pas plus que leur chambres profanes, et même quelquefois moins encore, puiqu'elles ont plus de goût pour le profane que pour le divin. Mais pour le moment laissons de côté ces personnes. Parlons de celles qui filent plus fin, dit le proverbe, c'est-à-dire de celles qui se croient des personnes pieuses. Il y en a beaucoup qui éprouvent un tel attrait pour leur oratoire et un tel goût pour l'orner, qu'elles y consacrent tout le temps qu'elles devraient employer à prier Dieu et à se recueillir intérieurement. Elles ne voient pas que si tout cela n'est pas ordonné au recueillement intérieur et à la paix de l'âme, elles y trouveront autant de distractions que dans tout le reste; leur attrait et leur goût seront troublés à chaque pas, surtout si on cherche à les leur enlever.
 
 
 

CHAPITRE XXXVIII
 
 
 

LA MANIÈRE DONT
IL FAUT SE SERVIR DES
ORATOIRES ET DES TEMPLES, C'EST DE
LES REGARDER COMME UN MOYEN
D'ÉLEVER L'ESPRIT VERS DIEU.
 
 
 

 Les objets du culte aident l'âme à s'élever vers Dieu; il est bon de remarquer que l'on permet aux commençants d'avoir, comme cela leur convient d'ailleurs, quelque goût au plaisir sensible pour les images, les oratoires et autres objets matériels de dévotion, car ils n'ont pas encore perdu le goût des choses du siècle, ils n'en sont pas sevrés; d'ailleurs, par ce goût ils chassent l'autre. Voyez ce que l'on fait avec un enfant. Veut-on lui enlever un objet qu'il a dans la main, on lui en donne un autre, pour qu'il ne pleure pas en se voyant les mains vides. L'âme qui veut progresser doit également se sevrer de tous ces goûts et de tous ces attraits où la volonté se délecte. L'homme vraiment spirituel s'attache très peu à quoi que ce soit de ces objets. Ce qu'il recherche, ce sont le recueillement intérieur et les entretiens intimes avec Dieu. Sans doute, il tire profit des images et des oratoires; mais ce n'est qu'en passant, et tout de suite son esprit se repose en Dieu et il oublie tout ce qui est sensible. Voilà pourquoi, s'il est mieux en soi de prier dans les endroits qui sont plus appropriés au culte, il faut néanmoins, et malgré cela, préférer l'endroit où les sens sont moins absorbés par le sensible et où l'esprit est plus libre de s'élever vers Dieu. Il convient donc de rappeler ici ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ répondit à la Samaritaine. Elle lui demandait lequel des deux, du Temple de Jérusalem ou de la montagne, était le plus favorable à la prière. Il répliqua que la véritable prière est indépendante de la montagne et du Temple, et qu'on la fait d'une manière agréable à son Père quand on l'adore en esprit et en vérité (Jean, IV, 23). Par conséquent, si les temples et les oratoires sont dédiés à la prière et appropriés dans ce but, car ils ne doivent pas avoir d'autre destination, néanmoins, quand il s'agit d'une affaire aussi importante et intime comme celle de nos entretiens avec Dieu, il faut choisir celui qui occupera le moins et absorbera le moins les sens. Il ne faut donc pas rechercher un endroit qui soit agréable et flatte les sens, comme quelque-uns le font, car, au lieu de se recueillir intérieurement pour être avec Dieu, l'esprit n'y trouverait que récréation, goûts et saveurs pour les sens. Ce qui convient, c'est un lieu solitaire et même d'aspect sévère, afin que l'esprit monte sûrement et directement vers Dieu, sans être empêché ni retenu par les choses visibles. Sans doute les choses visibles aident parfois l'esprit à s'élever, mais l'esprit ne s'élève qu'en les oubliant aussitôt pour se fixer en Dieu. Voilà pourquoi notre Sauveur choisissait ordinairement pour prier les lieux solitaires et ceux qui flattaient peu les sens, afin de nous donner l'exemple; il préférait ceux qui élèvent l'âme à Dieu, comme les montagnes qui s'élèvent au-dessus de terre et qui, généralement dénudées, n'offrent pas de récréation aux sens. Aussi l'âme véritablement adonnée à la spiritualité ne recherche pas si l'endroit où elle veut prier offre telle ou telle commodité, car ce serait là une marque que l'on est encore l'esclave des sens; elle songe à se procurer le recueillement intérieur; pour cela elle oublie tout le reste, et choisit pour faire oraison l'endroit où elle sera le plus à l'abri des objets et des plaisirs sensibles; elle détourne le regard de tous les objets extérieurs, afin que, dégagée de toutes les créatures, elle puisse mieux s'entretenir seule avec Dieu. Et pourtant, chose curieuse! On voit quelques âmes adonnées à la spiritualité qui ne songent qu'à orner leur oratoire, à disposer des lieux agréables à leur condition et à leur inclination. Quant au recueillement intérieur, qui est ce qu'il y a de plus important, c'est ce dont elles font moins de cas; aussi en ont-elles fort peu car si elles en avaient, elles ne pourraient prendre plaisir à ces ornementations et décorations elles en éprouveraient plutôt de la fatigue.
 
 
 

CHAPITRE XXXIX
 
 
 

ON CONTINUE À
DIRIGER L'ESPRIT VERS LE
RECUEILLEMENT INTÉRIEUR PAR
L'USAGE DES BIENS DONT
IL EST QUESTION.
 
 
 

 La cause pour laquelle certaines personnes adonnées à la spiritualité n'arrivent jamais à entrer dans la véritable joie de l'esprit, c'est qu'elles n'achèvent pas elles-mêmes de se sevrer de la joie que procurent les choses extérieures et visibles. Elles doivent savoir que si le lieu convenable et consacré à la prière est le temple ou l'oratoire visible, et si l'image est le motif de la prière, il ne s'ensuit pas qu'on doive réserver son goût et la saveur pour le temple visible ou l'image, tandis que l'on oublierait de prier dans le temple vivant, c'est-à-dire de se recueillir intérieurement. C'est ce que saint Paul nous fait remarquer en ces termes: « Considérez que vos corps sont les temples du Saint-Esprit, qui habite en vous (I Cor. III, 16) ». Le Christ nous dit aussi par saint Luc: « Le royaume de Dieu est au-dedans de vous (Luc, XVII, 21). » C'est à cette considération que nous renvoie la parole du Christ que nous avons rapportée, c'est-à-dire: « Il faut que ceux qui prient adorent le Père en esprit et en vérité (Jean, IV, 24). » Car Dieu fait très peu de cas de vos oratoires et des autres lieux consacrés à la prière, si, parce que vous y mettez votre plaisir et votre satisfaction, vous avez un peu moins de détachement intérieur ou de cette pauvreté spirituelle qui consiste dans le renoncement à toutes les choses que vous pouvez posséder.

 Vous devez donc, pour purifier la volonté de la vaine satisfaction et de la complaisance qu'elle met dans ces choses, ne viser qu'à un but: celui d'avoir la conscience pure, le coeur complètement attaché à Dieu et l'esprit tout occupé de lui. Puis, comme je l'ai dit, on choisit l'endroit le plus écarté et le plus solitaire qu'on peut pour mettre toute notre joie et notre bonheur à prier Dieu et à le glorifier. Quant à ces petits sentiments de dévotion et à ces douceurs sensibles, n'en faites aucun cas; appliquez-vous plutôt à les repousser. Si, en effet, l'âme s'habitue à la dévotion sensible, elle n'arrivera jamais à posséder par le recueillement intérieur ces fortes suavités spirituelles qui se trouvent dans la nudité de l'esprit.
 
 
 

CHAPITRE XL
 
 

DE QUELQUES
INCONVÉNIENTS OÙ TOMBENT
CEUX QUI, COMME NOUS L'AVONS DIT,
SE LAISSENT ALLER À LEUR GOÛT POUR
LES CHOSES SENSIBLES ET LES
LIEUX DE DÉVOTION.
 
 
 

 Il y a de nombreux inconvénients intérieurs et extérieurs à rechercher les goûts sensibles dans les objets dont nous avons parlé. D'abord du côté de l'intérieur: l'homme n'arrivera jamais au recueillement de l'esprit qui consiste à se détacher de tous ces objets, à oublier tous les goûts sensibles qu'ils occasionnent, à se retirer dans le plus intime de lui-même et à acquérir les vertus solides. Quant à l'extérieur, il en résulte l'inconvénient que l'on ne peut pas prier partout, mais seulement dans les endroits qui sont de notre goût: et ainsi on omettra bien souvent de prier, parce que, comme dit le proverbe, on ne sait lire que dans le livre de son village. De plus, cet attrait pour les goûts sensibles engendre des changements continuels; celui qui en est l'esclave ne peut jamais demeurer longtemps dans le même endroit, ni même parfois persévérer dans sa vocation. Aujourd'hui vous le verrez dans un endroit, et demain dans un autre; aujourd'hui il se retire dans un ermitage, et demain dans un autre; aujourd'hui il décore un oratoire, et demain il en décorera un autre. Ce sont aussi les personnes de ce genre qui passent toute leur vie à changer d'état et de manière de vivre. Elles ne connaissent de la vie spirituelle que cette ferveur et ces goûts sensibles dont nous avons parlé; aussi elles n'ont jamais fait le moindre effort pour arriver au recueillement intérieur par l'abnégation à leur propre volonté et la résignation à supporter la gêne. Toutes les fois qu'elles rencontrent un lieu qui semble favorable à leur dévotion, ou quelque genre de vie ou situation qui correspond à leur goût et à leur attrait, elles y courent aussitôt et abandonnent ce qu'elles avaient précédemment. Mais, comme elles n'ont eu d'autre mobile que cet attrait sensible, elles ne tardent pas à chercher autre chose, parce que cet attrait sensible n'est pas constant et fait promptement défaut.
 
 
 

CHAPITRE XLI
 
 
 

ON MONTRE QU'IL
Y A TROIS SORTES DE LIEUX
DE DÉVOTION ET COMMENT LA VOLONTÉ
DOIT SE CONDUIRE À LEUR
ÉGARD.
 
 
 

 Je trouve qu'il y a trois sortes de lieux par le moyen desquels Dieu a coutume de porter la volonté à la dévotion. La première consiste dans certaines dispositions du terrain ou du site qui par l'aspect agréable de leurs variétés, leurs vallons, leurs bosquets, leur paisible solitude, excitent la dévotion. Il est utile de profiter de ces lieux, mais à la condition de les oublier pour élever tout de suite son coeur vers Dieu, car celui qui veut la fin ne doit pas s'arrêter plus qu'il ne convient au moyen qui y conduit. Si on recherche un attrait naturel ou le plaisir des sens, on ne trouvera que sécheresse et distraction pour l'esprit, car la satisfaction et la joie de l'esprit ne se trouvent que dans le recueillement intérieur. Voilà pourquoi, lorsqu'on est dans un lieu de cette sorte, il faut chercher à se trouver intérieurement avec Dieu, comme si l'on n'était pas dans ce lieu. Car si l'on court vers la jouissance et le plaisir de ce lieu ou de cet autre, comme nous l'avons dit, on recherche une récréation pour les sens et l'on favorise l'instabilité de l'esprit plutôt que le calme de l'âme. Que faisaient les anachorètes et tous les anciens ermites dans leurs solitudes si vastes et si belles? Ils ne prenaient que le moins de terrain possible pour y bâtir une très étroite cellule, ou se creusaient quelque grotte pour s'y renfermer. C'est ainsi que saint Benoît passa trois années dans le désert; de même un autre appelé saint Simon s'attacha avec une corde pour ne pas dépasser la limite que lui fixait ce lien volontaire. C'est ainsi que firent beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer. Ils comprenaient très bien, ces saints, que, s'ils ne mortifiaient pas les tendances de la nature et le désir même des joies et satisfactions spirituelles, ils ne pourraient pas arriver aux joies de l'esprit ni être spirituels.

 La seconde sorte de lieux qui favorisent la dévotion est plus particulière. Je veux parler de certains endroits, déserts ou autres, peu importe, où Dieu a coutume d'accorder quelques faveurs spirituelles très élevées à quelques âmes choisies. Aussi, arrive-t-il d'ordinaire que celui qui a reçu une faveur à cet endroit sent que son coeur y est porté; il éprouve parfois le désir le plus vif et le plus véhément d'y retourner. Sans doute, quand il y retourne, il ne se trouve pas impressionné comme avant, car il ne dépend pas de lui de recevoir de pareilles faveurs. Dieu les accorde quand il veut, à qui il veut et où il veut; il n'est pas lié au lieu, ni au temps, ni à la libre volonté de celui à qui il les accorde. Néanmoins, si l'âme est détachée de tout sentiment égoïste, il est bon qu'elle retourne quelquefois à ce lieu pour prier, et cela pour trois raisons. La première, c'est que si Dieu, comme nous l'avons dit, n'est pas lié à tel endroit, il semble bien que c'est là qu'il a voulu être loué par cette âme, lorsqu'il a daigné lui accorder cette faveur. La seconde, c'est que l'âme se rappelle mieux là quelle reconnaissance elle doit à Dieu pour le bienfait qu'elle y a reçu. La troisième, c'est que par ce souvenir l'âme se sent portée davantage à la dévotion. Telles sont les trois raisons pour lesquelles il est bon qu'elle y retourne. Mais elle ne s'imaginera pas que Dieu soit obligé d'accorder en ce lieu des faveurs qu'il ne pourrait accorder ailleurs. Car le lieu le plus convenable pour Dieu c'est l'âme, et ce lieu est plus apte à son action divine que tout lieu corporel. Ainsi nous lisons dans la sainte Écriture qu'Abraham dressa un autel à l'endroit même où Dieu lui était apparu et que c'est là qu'il invoqua son saint Nom; et plus tard, à son retour d'Égypte, il passa par ce même chemin où Dieu lui était apparu; il y invoqua de nouveau le Seigneur sur ce même autel qu'il avait érigé (Gen. XXII, 8; XIII, 4). Jacob, de son côté, consacra le lieu où le Seigneur lui était apparu au sommet de l'échelle mystérieuse. Il y érigea une pierre sur laquelle il répandit l'onction sainte (Ibid. XXVIII, 13-18). Agar donna son nom à l'endroit où l'Ange lui était apparu, pour montrer quelle estime elle avait pour ce lieu, et elle dit ces paroles: « Assurément, j'ai vu ici l'ombre de celui qui me voit (Ibid. XVI, 13) ».

 Troisièmement, les lieux qui donnent de la dévotion sont ceux que Dieu choisit particulièrement pour y être invoqué et glorifié, comme le mont Sinaï où il a donné sa loi à Moïse (Ex. XXIV, 12), comme ce lieu qu'il a fixé à Abraham pour qu'il y immolât son propre fils (Gen. XXII, 12); comme le Mont Horeb où « Dieu commenda à Élie d'aller pour se montrer à lui (III Rois, XIX, 8) »; comme le mont Gargano dédié à saint Michel, qui apparut à l'évêque de Siponto et lui déclara qu'il était le gardien de ce lieu et voulait y voir érigée une église en l'honneur des saints Anges. La glorieuse Vierge Marie n'a-t-elle pas désigné à Rome par le prodige de la neige l'endroit où elle demandait un temple en son nom à Patrice? Le motif pour lequel Dieu choisit tel endroit plutôt qu'un autre pour y être loué, c'est son secret. Ce qui nous convient à nous autre de savoir, c'est que tous ces lieux sont pour notre avantage et que Dieu y écoute nos prières, comme partout d'ailleurs où nous le prions avec une foi vive. Cependant les endroits qui sont consacrés à sa gloire sont une occasion beaucoup plus favorable de voir exaucées nos prières, parce que l'Église nous les a signalés et dédiés dans ce but.
 
 
 

CHAPITRE XLII
 
 
 

ON PARLE DE
PLUSIEURS MOYENS DONT UN
GRAND NOMBRE DE PERSONNES SE
SERVENT DANS LA PRIÈRE ET QUI
CONSISTENT DANS UNE FOULE
DE CÉRÉMONIES.
 
 
 

 Les joies inutiles et l'esprit imparfait d'attachement que l'on a pour ces lieux dont nous avons parlé peuvent êtres tolérables dans une certaine mesure chez beaucoup de personnes, parce qu'elles y vont avec un peu de bonne foi. Quant à cette ténacité que quelques-uns montrent pour une foule de cérémonies introduites par des gens peu éclairés et dépourvus de la simplicité de la foi, elle est insupportable. Laissons de côté pour le moment ces pratiques qui renferment des mots extraordinaires, des termes qui ne signifient rien, ou des choses non sacrées que les âmes ignorantes grossières et superstitieuses ont coutume de mêler à leurs prières; elles sont évidemment mauvaises; il y a péché à s'en servir; un grand nombre d'entre elles renferment un pacte occulte avec le démon; bien loin d'attirer la miséricorde de Dieu, elles provoquent sa colère. Aussi, je ne veux pas m'en occuper en ce moment.

 Mon but est de parler seulement de ces pratiques qui ne renferment point de superstition et dont font usage aujourd'hui un grand nombre de personnes en y mêlant une dévotion indiscrète. Elles attachent tant d'efficacité et apportent tant de crédulité à ces pratiques avec lesquelles elles veulent satisfaire leurs dévotions et réciter leurs prières, qu'elles s'imaginent que Dieu ne les écoutera pas si elles remarquent qu'elles en ont manqué un seul point ou une seule circonstance; tout cela est inutile, et Dieu ne l'aura pas pour agréable. Elles ont plus de confiance dans ces pratiques et cérémonies que dans ce qui constitue le fond de la prière, et elles ne craignent pas par là de manquer de respect à Dieu et de lui faire injure. Ainsi, par exemple, elles veulent que la messe soit célébrée avec tel nombre de cierges, ni plus ni moins, que le prêtre la dise de telle sorte, que ce soit à telle heure, ni plus tôt ni plus tard, tel jour, ni avant ni après, que les oraisons ou stations soient de tel nombre et à tel moment précis, qu'il y ait telles cérémonies ou postures, sans devancer ni retarder le moment fixé, que l'on ne fasse pas autrement, et que celui qui célébrera ait telles aptitudes ou telles qualités. On s'imagine que si la moindre circonstance de ce qui a été fixé vient à manquer, il n'y a rien de fait. Je ne parle pas de mille autres détails qui sont en usage. Mais ce qu'il y a de pire et d'intolérable, c'est que ces personnes veulent éprouver en quelque effet de ces pratiques et constater l'efficacité de leurs prières, aussitôt que seront terminées ces oraisons entourées de tant de cérémonies. Tout cela n'est rien moins que tenter Dieu et lui déplaire profondément. Aussi Dieu permet-il parfois au démon de tenter ces personnes, et de leur faire sentir et connaître des choses qui sont très opposées à leur avantage spirituel. C'est là un juste châtiment de l'attachement que ces personnes ont pour leur pratiques: elles désirent voir se réaliser ce qu'elles prétendent, et non ce que Dieu veut; et, comme elles ne mettent pas en Dieu toute leur confiance, elles ne retireront jamais de profit de leurs pratiques religieuses.
 
 
 

CHAPITRE XLIII
 
 
 

MANIÈRE DONT IL
FAUT DIRIGER VERS DIEU,
PAR L'INTERMÉDIAIRE DE CES
DÉVOTIONS, LA JOIE ET LA FORCE
DE LA VOLONTÉ.
 
 
 

 Nous déclarons à ces personnes dont nous venons de parler que plus elles attachent d'importance à leurs cérémonies, moins elles ont de confiance en Dieu; aussi n'obtiendront-elles jamais de lui ce qu'elles désirent. Il y en a aussi quelques-unes qui agissent plus dans le but de favoriser leurs prétentions personnelles que de procurer la gloire de Dieu. Sans doute, elles savent bien que la chose se réalisera si tel est le bon plaisir de Dieu, et qu'elle ne s'accomplira pas dans le cas contraire; néanmoins, vu l'attachement à leur propre volonté et la complaisance qu'elles y mettent, elles multiplient toutes sortes de prières pour arriver à leur but. Elles feraient bien mieux de les diriger à des choses qui sont plus importantes pour elles, comme une grande pureté de conscience, une application sérieuse à l'affaire du salut, et de mettre au second rang toutes les autres demandes qui ne tendent pas à ce but. De la sorte elles obtiendraient ce qui leur est le plus indispensable; mais en même temps tout ce qui leur serait utile leur serait accordé, sans qu'elles le demandent, beaucoup mieux et plus tôt que si elles y avaient apporté toute leur dévotion. C'est là d'ailleurs ce que Notre-Seigneur a promis quand il a dit dans l'Évangile: « Cherchez tout d'abord et surtout le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît (Mat, VI, 33). » Tel est le désir, telle est la demande qu'il a pour le plus agréable. Voulons-nous voir se réaliser les désirs de notre coeur, il n'y a pas de meilleur moyen de réussir que de lui demander surtout ce qui est conforme à son bon plaisir. Il nous accordera alors non seulement ce que nous lui demandons, c'est-à-dire le salut, mais encore ce qu'il juge convenable et bon pour nous, alors même que nous ne le demandions pas. C'est là ce que David nous donne bien à comprendre, quand il nous dit au psaume: « Le Seigneur est proche de ceux qui l'invoquent, de ceux qui l'invoquent en vérité (Ps. CXLIV, 18). » Or, ceux-là l'invoquent en vérité qui lui demandent les grâces de l'ordre le plus élevé, comme celle du salut éternel. C'est d'eux, en effet, qu'il est dit: « Le Seigneur accomplira la volonté de ceux qui le craignent, il exaucera leurs suppliques et il les sauvera, parce qu'il est le gardien de ceux qui l'aiment (Ps. CXLIV, 19-20). » Ainsi donc, quand David dit que Dieu est proche, il ne signifie pas autre chose si ce n'est que Dieu tient à satisfaire leurs désirs et à leur accorder même ce qu'ils ne songeaient pas à demander. Voilà pourquoi on lit que Salomon ayant demandé une chose qui était agréable à Dieu, c'est-à-dire la sagesse pour gouverner son peuple selon la justice, Dieu lui répondit: « Puisque tu as préféré la sagesse à tous les autres biens, que tu ne m'as point demandé la victoire sur tes ennemis ni leur mort, ni les richesses, ni une longue vie, je te donne non seulement la sagesse que tu as demandée afin que tu gouvernes mon peuple selon la justice, mais encore ce que tu ne m'as point demandé, c'est-à-dire les richesses, les biens de ce monde, la gloire, à un tel degré que jamais un roi ni avant ni après toi ne pourra t'être comparé (II Par. I, 11-12) ». Dieu fut fidèle à sa promesse. Il établit si bien la paix avec ses ennemis d'alentour, qu'il les obligea à lui payer tribut et à ne plus l'inquiéter.

 Nous lisons le même fait dans la Genèse. Dieu avait promis à Abraham de multiplier les descendants de son fils légitime et de les lui donner aussi nombreux que les étoiles du firmament; c'est là ce qu'avait demandé Abraham. Mais Dieu ajouta: « Je multiplierai aussi les descendants du fils de l'esclave, parce qu'il est également ton fils (Gen. XXI, 13). »

 Ainsi donc, quand nous prions, nous devons aller à Dieu avec toute l'énergie et toute la joie de notre volonté, sans chercher à nous appuyer sur des cérémonies d'invention tout humaine qui ne sont pas en usage dans l'Église catholique et ne sont pas approuvées par elle. Laissons le prêtre célébrer la messe selon le mode et la manière qui lui sont commandés, car c'est à l'Église qu'il obéit; c'est d'elle qu'il a reçu les rites qu'il doit suivre. Ne cherchons pas de nouvelles cérémonies, comme si nous avions lus de sagesse que l'Esprit-Saint et l'Église qu'il inspire. Et si en suivant cette voie toute simple nous ne sommes pas exaucés, soyons assurés que nous ne le serons pas, non plus, quelle que soit la multiplicité de nos inventions. Telle est la nature de Dieu que si nous nous conformons à sa volonté, nous faisons de lui ce que nous voulons. Mais si nous le prions d'après nos vues personnelles, il est inutile de lui parler. Quant aux autres cérémonies qui regardent la prière ou certaines dévotions, nous ne chercherons point à attacher notre coeur à des rites ou manières de prier qui diffèrent de ce que nous ont enseigné le Christ et son Église.

 Il est évident que lorsque les disciples demandèrent à Notre-Seigneur de leur enseigner à prier (Luc, XI, 1-sv.), il a dû leur dire tout ce qu'il fallait pour être exaucés du Père Éternel, dont il connaissait parfaitement la volonté. Or, il ne leur a enseigné que les sept demandes du Notre Père, où est contenue l'expression de toutes nos nécessités corporelles et spirituelles. Il ne leur enseigna nullement une foule de prières et de cérémonies. Au contraire, il leur dit dans une autre circonstance: « Lorsque vous prierez, veillez à ne pas dire beaucoup de paroles, parce que votre Père céleste sait très bien ce qui vous est utile (Mat. VI, 7-8). » La seule chose qu'il leur recommanda avec les plus vives instances, c'est de persévérer dans la prière, c'est-à-dire dans la récitation du Notre Père. Car, il a aussi dit: « Il faut prier toujours et ne jamais cesser de prier (Luc, XVIII, 1). » Toutefois, il ne nous a pas enseigné à varier nos demandes, mais à redire souvent la même prière avec ferveur et attention. Car, je le répète, ces demandes du Notre Père renferment tout ce qui est conforme à la volonté de Dieu et à notre avantage. Voilà pourquoi quand le divin Maître s'adressa par trois fois au Père Éternel, il répéta chaque fois la même parole du Notre Père, comme le marquent les Évangélistes: « Mon Père, s'il faut que je boive ce calice, que votre volonté soit faite (Mat. XXVI, 42) ».

 Quant aux cérémonies que nous devons suivre à la prière, elles se réduisent à l'une ou à l'autre de ces deux méthodes: ou bien nous devons nous retirer dans le secret de notre demeure, et là, loin de tout bruit et en toute liberté, nous pouvons le prier avec un coeur plus pur et plus dégagé, comme il nous l'enseigne lui-même par ces paroles: « Lorsque vous prierez entrez dans votre demeure, fermez-en la porte et priez (Ibid. VI, 6). » Ou bien, si nous ne prions pas dans notre demeure, recherchons les lieux solitaires, comme il le faisait lui-même, pour y prier au temps le plus favorable et le plus silencieux de la nuit. Ainsi donc il n'y a aucun motif de signaler tel temps, ou tel jour, et de regarder l'un comme plus favorable que l'autre pour nos dévotions. Nous ne devons pas, non plus, employer d'autres manières de prier, formules ou paroles équivoques, mais suivre seulement celles de l'Église avec le rite qu'elle emploie, et qui toutes se réduisent à ce que nous avons dit du Notre Père.

 Je ne condamne pas pour cela, mais j'approuve au contraire l'usage qu'ont certaines personnes de faire quelquefois des dévotions à tel jour déterminé, comme des neuvaines ou exercices de ce genre. Ce que je condamne, c'est l'importance donné à telle cérémonie déterminée et à la manière d'accomplir ces actes de piété. Voyez ce que fit Judith. Elle reprocha aux habitants de Béthulie d'avoir limité à Dieu le temps où ils attendaient de sa main la miséricorde. « Ce n'est pas là, dit-elle, le moyen d'attirer sa clémence, mais plutôt celui d'exciter son indignation (Jud. VIII, 12).
 
 
 

CHAPITRE XLIV
 
 
 

ON TRAITE DU SECOND
GENRE DE BIENS PARTICULIERS DANS
LESQUELS LA VOLONTÉ PEUT METTRE
UNE CERTAINE COMPLAISANCE.
 
 
 

 La seconde sorte de biens particuliers et agréables dans lesquels la volonté peut mettre une vaine complaisance, comprend les biens qui nous invitent et nous stimulent à servir Dieu: nous les appelons provocatifs. Ils s'agit des prédications; et nous pouvons les considérer sous un double aspect: celui qui concerne les prédicateurs, et celui qui regarde leurs auditeurs. Car, il ne manque pas de conseils à leur donner aux uns et aux autres sur la manière dont ils doivent élever vers Dieu les joies qu'ils éprouvent dans leur coeur.

 Parlons tout d'abord du prédicateur. S'il veut être utile aux fidèles et ne point se laisser follement aller à une vaine complaisance et à la présomption, il doit considérer que la prédication est un exercice où l'esprit a plus de part que la parole. S'il est vrai que la parole en est la moyen extérieur, sa force et son efficacité dépendent tout entières de l'esprit intérieur. Voilà pourquoi, quelque élevée que soit la doctrine prêchée, quelques belles qu'en soient les pensées, quelque sublime que soit le style dont elles sont revêtues, tout cela ne produira d'ordinaire qu'un résultat proportionné à l'esprit intérieur de celui qui prêche. Sans doute, la parole de Dieu est efficace par elle-même, comme le dit David: « Il donnera à sa voix une vertu et une force (Ps. LXVII, 34). » Or, le feu a, lui aussi, par lui-même une vertu, celle de brûler, et cependant il ne brûle pas, tant que le sujet n'y est pas disposé. De même, pour que la prédication produise son effet, deux dispositions sont nécessaires: l'une dans le prédicateur, l'autre dans l'auditeur; et d'ordinaire l'effet est en rapport avec la disposition de celui qui prêche. Voilà pourquoi on dit: Tel est le maître, tel est généralement le disciple. Aussi nous lisons dans les Actes des Apôtres que les sept fils de Scéva, prince des prêtres juifs, se mirent à conjurer les démons avec la même formule que saint Paul, mais le démon les brava et leur dit: « Je connais Jésus, et je connais Paul; mais vous, qui êtes-vous? (Act. XIX, 15) » Et se précipitant sur eux, il les mit à nu et les couvrit de plaies. Tout cela arriva parce que ces hommes n'avaient pas les qualités requises, et non parce que le Christ voulait les empêcher de chasser les démons en son nom. Nous lisons, en effet, qu'un jour les Apôtres rencontrèrent un homme qui, n'étant pas du nombre des disciples de Notre-Seigneur Jésus-Christ, chassait un démon en son nom; et, comme ils s'y opposaient, le Sauveur leur dit: « Ne l'en empêchez pas, parce que si quelqu'un opère des prodiges en mon nom, il ne pourra pas se mettre immédiatement après à parler mal de moi (Marc, IX, 39) ».

 Mais il a en horreur ceux qui enseignent la loi divine sans l'observer, et qui prêchent la vertu sans la pratiquer. Voilà pourquoi le Seigneur nous dit par saint Paul: « Tu instruis les autres, et tu ne t'instruis pas toi-même! Tu prêches qu'il ne faut pas voler, et tu voles! (Rom. II, 21) » L'Esprit-Saint nous dit par la bouche de David: « Dieu a dit au pécheur: Pourquoi proclamez-vous ma justice, et ne cessez-vous jamais de parler de ma loi, tandis que vous avez en horreur la conduite qu'elle commande et que vous méprisez mes paroles? (Ps. XLIX, 16-17) » Par là, il nous montre qu'il ne donnera pas à ces hommes les dons qui sont nécessaires pour produire le bien.

 Aussi nous voyons d'ordinaire que plus la vie du prédicateur est sainte, autant que nous pouvons en juger sur la terre, plus est abondant le fruit qu'il produit, alors même que son style serait vulgaire, sa doctrine pauvre et ses pensées communes. L'esprit de vie dont il est animé communique sa chaleur. Un autre au contraire ne produit que peu de fruits, malgré la perfection de son style et la profondeur de sa doctrine.

 Sans doute un bon style, de beaux gestes, une doctrine solide, une diction parfaite, touchent et font plus d'effet, s'ils sont accompagnés d'une sainte vie; mais, sans elle les sens auront beau être flattés et l'intelligence satisfaite, la volonté n'en retirera que très peu de piété ou de ferveur, ou même n'en retirera nullement; l'âme d'ordinaire se trouve aussi faible et aussi lâche dans la pratique de la vertu qu'elle l'était précédemment, malgré toutes les merveilles si merveilleusement dites de l'orateur, qui n'ont servi qu'à flatter l'oreille, comme un concert de musique, ou un son de cloches harmonieux; l'âme, je le répète, ne sort pas de son ornière; elle est au même point après qu'elle l'était avant, et pareille éloquence n'a pas la vertu de ressusciter les morts et de les faire sortir du tombeau. Peu importe donc qu'on entende une parole plus harmonieuse qu'une autre, si elle ne stimule pas plus que l'autre à la pratique de la vertu. On a dit des merveilles, soit; mais elles s'oublient promptement, dès lors qu'elles n'ont pas porté le feu sacré dans la volonté. Non seulement l'impression agréable que de telles paroles excitent dans les sens ne produit par elle-même que peu de fruit, mais elle empêche l'enseignement d'arriver à l'esprit; et tout se borne à faire l'éloge de la forme et les accessoires dont la prédication est revêtue. On loue telle ou telle qualité du prédicateur, et on le suit plutôt à cause des qualités de son éloquence qu'à cause de l'amendement qu'on en retire. Telle est la doctrine que saint Paul fait admirablement comprendre quand il dit aux Corinthiens: « Quant à moi, mes frères, lorsque, je suis venu vers vous, je ne suis point venu vous prêcher le Christ avec tout l'apparat de la science et de la sagesse; ma parole et ma prédication n'avaient point pour ressources l'éloquence et la sagesse des hommes, mais toute leur efficacité venait de l'Esprit-Saint et de la vertu de Dieu (I Cor. II, 1-4 ; N.B. : Les fragments que le P. Gérard a ajoutés à la Montée du Carmel, et dont il fait les ch. XLV et XLVI, ne peuvent être considérés comme la continuation de ce livre. Ils sont la reproduction d'une longue et admirable lettre adressée par le Saint à un religieux, son fils spirituel. P. Silverio t. II, p. 358). » Sans doute l'intention de l'Apôtre et la mienne ne sont pas de condamner ici le beau style, l'éloquence, le langage noble, toutes choses qui favorisent beaucoup la prédication comme d'ailleurs toutes les affaires, car un beau langage ou une parole habile relève et gagne même les causes qui étaient perdues et désespérées, tandis qu'une parole maladroite ruine et perd les meilleurs causes.
 
 
 

FRAGMENT I
 

(CHAPITRE XLV, ÉDITION P. GÉRARD)
 

ON PARLE DE LA
PREMIÈRE AFFECTION DE LA
VOLONTÉ ET ON MONTRE COMMENT
AUCUN OBJET INFÉRIEUR À NOS
TENDANCES NE PEUT ÊTRE UN MOYEN
D'UNION DE L'ÂME AVEC DIEU
PAR LA VOLONTÉ.
 
 
 

 La première des passions de l'âme et affections de la volonté, c'est la joie. La volonté la cause toujours dans l'âme, lorsque les objets se présentent à elle comme bons, convenables, pleins de suavité et d'attrait, ou parce qu'ils semblent beaux, agréables, délicieux ou splendides. C'est d'après cela que la volonté se porte vers eux, les désire et y met sa complaisance quand elle les possède, craint de les perdre et se désole quand elle les a perdus. Ainsi donc, selon la passion de la joie, l'âme s'inquiète et se trouble.

 Pour détacher cette passion de tout ce qui n'est pas Dieu, il faut savoir que tout ce dont peut se réjouir d'une manière particulière la volonté est pour elle suave et agréable; or cet objet suave et agréable, quel qu'il soit, dont elle fait sa joie et ses délices n'est pas Dieu. Dieu, en effet, qui ne peut être perçu par aucune des autres puissances, ne peut l'être non plus par les penchants et les goûts de la volonté, car sur cette terre l'âme ne pouvant goûter Dieu d'une manière essentielle, toutes les suavités et délices qu'elle peut savourer, si élevées qu'elles soient, ne peuvent être Dieu.

 De plus, la volonté ne peut goûter et désirer d'une manière particulière tel ou tel objet qu'autant qu'elle en a la connaissance. Or comme elle n'a jamais goûté Dieu tel qu'il est, et qu'elle ne l'a pas connu par quelque appréhension de ses puissances, elle ne peut pas savoir comment il est, ni ce que c'est que de le goûter. Ses puissances sont incapables de le goûter et de le désirer. Il est au-dessus de toute sa capacité. Il est donc clair qu'aucune de ces choses particulières où elle met sa joie n'est Dieu; voilà pourquoi, si elle veut s'unir à lui, elle doit faire le dénûment dans ses puissances et se détacher de toutes les joies particulières qui pourraient lui venir d'en haut ou d'en bas, car si la volonté peut d'une certaine manière comprendre Dieu et s'unir à lui, ce n'est pas par un moyen appréhensif de ses puissances, mais par l'amour. Or comme ni les délices ni la suavité ni les joies perçues par la volonté ne sont l'amour, il en résulte qu'aucun de ces sentiments agréables ne peut être un moyen proportionné pour l'union de l'âme à Dieu; il faut l'opération de la volonté elle-même, opération qui est toute différente de son sentiment. Par l'opération, elle s'unit à Dieu et son terme, c'est l'amour, mais ce n'est pas l'effet du sentiment ou de l'appréhension de sa tendance qui s'arrête à l'âme comme à son but et à son terme.

 Les sentiments peuvent servir seulement de motifs pour aimer, si la volonté veut aller de l'avant; mais, là s'arrête leur rôle. Voilà pourquoi les sentiments de joie par eux-mêmes ne dirigent pas l'âme vers Dieu; ils la fixent plutôt en eux-mêmes. Seule l'opération de la volonté, qui est d'aimer Dieu, place l'âme en lui; elle laisse loin derrière elle toutes les créatures, et aime Dieu au-dessus de tout. Par conséquent, si quelqu'un se met à aimer Dieu non à cause du plaisir qu'il y éprouve, c'est qu'il laisse de côté cette suavité et met son amour en Dieu, lequel n'est pas sensible. S'il mettait avec advertance son amour dans la suavité et le goût qu'il ressent, ce serait le mettre dans la créature ou ce qui la concerne, et prendre ce qui n'est qu'un moyen pour la fin et le terme; par conséquent, l'oeuvre de la volonté serait vicieuse. Dès lors que Dieu est incompréhensible et inaccessible, il ne faut pas que la volonté, pour mettre son opération d'amour en Dieu, la place dans ce que sa tendresse peut toucher ou saisir, mais dans ce que qu'elle ne peut comprendre ni atteindre. De la sorte l'âme aime d'une manière certaine et en réalité au goût de la foi; elle fait le vide et la nuit dans tout ce qu'elle est capable de percevoir par les sens, l'entendement fait de même par rapport à toutes ses connaissances et sa foi monte au-dessus de tout ce qu'on peut comprendre.
 
 
 

FRAGMENT II
 

(CHAPITRE XLVI, ÉDITON P. GÉRARD)
 

LA VOLONTÉ, POUR
ARRIVER À L'UNION DIVINE,
DOIT NÉCESSAIREMENT ÊTRE
DÉTACHÉE DE SES TENDANCES
NATURELLES.
 
 
 

 Il serait bien insensé, celui qui étant privé des suavités et délices spirituels s'imaginerait que pour ce motif Dieu va lui manquer, ou que les ayant, il jouit de Dieu et s'imagine le posséder; mais il le serait davantage encore s'il allait chercher ces suavités en Dieu et s'il s'y complaisait. Et en effet, il n'irait plus à la recherche de Dieu avec une volonté qui a pour fondement le dénuement de la foi, mais avec une volonté qui s'attache au goût spirituel, c'est-à-dire à quelque chose de créé, et par conséquent il suivrait ses inclinations; il n'aimerait pas Dieu purement et au-dessus de tout, c'est-à-dire en mettant en lui toute la force de la volonté. Car, lorsqu'il s'attache à la créature et par ses tendances, il ne s'élève pas au-dessus d'elle pour arriver à Dieu, dès lors que Dieu est inaccessible. Il est impossible, en effet, que la volonté puisse arriver aux suavités et délices de l'union divine, sans que la tendance soit détachés de tous les goûts particuliers. C'est ce que signifie cette parole du Psalmiste : Dilata os tuum, et implebo illud (Ps. LXXX, 11: Ouvre ta bouche et je la remplirai). Cette tendance, c'est comme la bouche de la volonté qui s'ouvre quand elle n'est pas occupée à savourer quelques délices, car lorsque la tendance se porte vers un objet, par le fait même la volonté se ferme. Mais en dehors de Dieu tout est étroit; la volonté doit donc tenir sa bouche toujours ouverte à Dieu, avoir sa tendance sevrée de tout mets, afin que Dieu puisse la combler elle-même de son amour et de ses délices; elle se tiendra dans la faim et la soif de Dieu seul, sans chercher de satisfaction personnelle; car ici-bas elle ne saurait goûter Dieu tel qu'il est. Ce qu'elle peut goûter, si elle a le désir de quelque chose, serait encore un obstacle à cet amour. Tel est l'enseignement d'Isaïe, quand il nous dit: « Vous tous qui avez soif, venez aux eaux. (Is. LV, 1-2). » Par ces paroles il invite ceux qui ont soif de Dieu seul, et sont détachés de leurs tendances, à s'abreuver aux eaux divines en s'unissant à Dieu. Or comme la joie se soutient par cette bouche de la volonté, c'est-à-dire par la tendance, nous parlerons des différentes sortes d'aliments qu'elle peut goûter, et nous la détacherons de chacun d'eux. Il faut sevrer cette bouche de toute nourriture sensible, pour qu'elle n'ait plus faim que de la volonté de Dieu, en tant qu'il est au-dessus de toute compréhension.

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