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TRAITÉ DE LA MAISON INTÉRIEURE OU DE L'ÉDIFICATION DE LA CONSCIENCE.CHAPITRE I. Qu'il faut d'abord purifier et apaiser la. conscience avant de lédifier.
CHAPITRE III. De la seconde colonne qui est la mémoire des bienfaits du Seigneur.
CHAPITRE IV. De la troisième colonne qui est le cur pur.
CHAPITRE V. De l'esprit libre, quatrième colonne.
CHAPITRE VI. De l'esprit droit, cinquième colonne.
CHAPITRE VII. De l'esprit dévot, sixième colonne.
CHAPITRE VIII. De la raison éclairée, septième colonne.
CHAPITRE IX. Des marques et des titres d'une conscience bien établie.
CHAPITRE X. Quil faut préférer à la science le soin de la conscience.
CHAPITRE XI. Des avantages et des fruits de la bonne conscience.
CHAPITRE XII. De la garde et de la retenue du cur nécessaire à la bonne conscience.
CHAPITRE XV. Du livre de la conscience qu'il faut corriger.
CHAPITRE XIX. Le coeur gémit encore et déplore devant Dieu ses misères et ses vices.
CHAPITRE XX. Confession devant le supérieur.
CHAPITRE. XXI. Réponse et instruction du Père spirituel à son pénitent.
CHAPITRE XXIII. Des pertes que cause le péché d'orgueil, d'envie et de détraction.
CHAPITRE XXV. L'auteur propose diverses règles de conduite remarquables.
CHAPITRE XXVI. De l'importunité du ventre et des ruses du démon.
CHAPITRE XXVII. De la prière et de la manière de bien prier.
CHAPITRE XXVIII. Des défauts et des abus de la langue, du chant, du jugement, etc.
CHAPITRE XXX. Le pénitent continue d'ouvrir sa conscience et l'état de son âme à son Père spirituel.
CHAPITRE XXXI. Confession du pénitent au sujet du soin du corps et des vices de la bouche.
CHAPITRE XXXII. Le pénitent s'accuse des défauts de ses confessions. et du péché d'envie.
CHAPITRE XXXIII. Réponse du Père spirituel au sujet de l'envie.
CHAPITRE XXXIV. Accusation de pensées diverses, dissipées et oiseuses, et réponse du Père spirituel.
CHAPITRE XXXV. Le pénitent continue de confesser ses affections variées et mobiles, et ses troubles.
CHAPITRE XXXVIII. Analogie et ressemblance de l'âme avec Dieu.
CHAPITRE XXXIX. De la dignité de l'âme qui peut enfanter spirituellement le Christ.
CHAPITRE XLI. L'âme est excitée à la contemplation des choses sublimes et divines.
TRAITÉ DE LA MAISON INTÉRIEURE OU DE L'ÉDIFICATION DE LA CONSCIENCE.
« Ce traité est placé dans les oeuvres d'Hugues de Saint Victor; et dans Les quatre livres de l'âme, il occupe le « troisième rang. Il paraît cependant être d'un certain moine et professant la règle de Saint Benoît, car au chapitre 20, numéro 40, on y fait mention de la encule, et, si je ne « m'abuse, il est l'oeuvre d'un religieux Cistercien, compagnon de saint Bernard, comme on peut le conjecturer d'a« près la qualité de la nourriture dont il est parlé au chapitre 30. N'importe de qui il soit, saint Bernard ne l'a pas composé. Il est pieux cependant et utile, mais sans ordre et sans méthode ; à partir du chapitre 24 surtout, l'auteur entasse divers matériaux, répétant ensuite ce qu'il a déjà dit, et, en grande partie, ce qui se trouve au livre des méditations précédentes. La distribution en chapitres que nous avons trouvée dans les oeuvres d'Hugues, nous a paru plus convenable; nous l'avons conservée, mais en changeant çà et, là les sommaires des chapitres. »
AVANT-PROPOS.
Cette maison que nous habitons, nous menace de tous côtés de se ruines. C'est pourquoi, puisque bientôt elle va tomber, il faut nous en édifier une autre. Rentrons donc en nous et examinons notre conscience. Car de même que l'on appelle tente ce corps que nous habitons en combattant, de même notre conscience porte le nom de maison; nous nous y reposons après la lutte : et celui-là combat comme il faut qui, par la guerre qu'il fait à son corps, édifie la maison de la conscience. « Travaillez avec soin votre champ, » dit le Sage, « afin d'édifier ensuite votre maison (Prov. XXIV, 27). » Ce champ est notre corps, nous en utilisons bien les sensations et les mouvements quand nous les consacrons à cet usage , lorsque nous les fléchissons à la pratique de la vertu, en les soumettant à l'empire de l'âme, faisant obéir sans relâche la chair à l'esprit, et l'esprit entièrement à Dieu. C'est ainsi que se bâtit la conscience intérieure: la satisfaction nécessaire pour les péchés commis, et la fuite prudente et sage du mal présent, font, de cette construction, une chose excellente. La satisfaction parfaite consiste à corriger le mal que l'on a commis, et à ne pas commettre de nouveau les péchés dont on s'est rendu coupable. La conscience est comme l'âme, elle dure toujours. Immortelle, l'âme ne peut pas ne point être l'âme, de même elle ne peut être sans conscience. La conscience est la gloire ou bien la confusion inséparable de chacun, selon la qualité du dépôt qui lui est confié.
CHAPITRE I. Qu'il faut d'abord purifier et apaiser la. conscience avant de lédifier.
1. Il faut donc édifier cette conscience en laquelle l'âme demeure toujours, mais auparavant il la faut purifier. Et qui la purifiera ? Assurément, Dieu et l'homme. L'homme par les pensées et les affections, Dieu par sa miséricorde et sa grâce. Les pensées et les affections sont nécessaires pour sa purification : les pensées servent à rechercher la vérité, les affections, à pratiquer la vertu. Or, tantôt la miséricorde détruit le péché, tantôt elle dunne la force de lui résister : ici, elle enlève l'occasion de mal faire, là elle fait sentir l'amertume du crime le plus souvent, elle guérit l'affection. La grâce aide pour le bien, elle défend contre le mal, et elle instruit pour discerner et un et l'autre. Stimulé donc par la vérité, l'homme confesse ses péchés, Dieu, touché par sa miséricorde, les lui pardonne après l'aveu qu'il en fait. Car tout l'espoir du pardon et de l'indulgence est dans la confession, et nul ne peut être justifié de son péché, si, au préalable, il ne l'a pas déclaré. Chacun, en effet, commence à être juste du moment qu'il s'accuse lui-même. 2. Heureuse la conscience, en qui la miséricorde et la vérité se sont rencontrées, en qui la justice et la paix se sont embrassées (Psal. LXXXIV, 11). La vérité de celui qui avoue, et la miséricorde de celui qui prend pitié, se sont rencontrées : car la miséricorde ne peut faire défaut à celui qui se connaît en vérité. Le baiser de la justice, c'est d'aimer ses ennemis, c'est de quitter pour Dieu ses parents et tout ce que l'on possède en propre, de supporter avec patience les injures reçues, et d'éviter partout la gloire qui s'offre à nous. Le baiser de paix, c'est d'inviter à la réconciliation ceux qui se haïssent et qui sont en discorde, de supporter tranquillement les adversaires, d'instruire avec bonté et pitié ceux qui se trompent, de consoler suavement ceux qui sont attristés, et d'avoir la paix avec tout le monde. Bienheureuse l'âme qui est établie dans la paix du Christ et fondée en l'amour de Dieu, qui, en souffrant la guerre au dehors, ne sent pas sa paix troublée au dedans. Quelques bruits qui éclatent au dehors, ils ne vont pas jusqu'à interrompre le silence de sa tranquillité intérieure, parce que, touchée du goût de la douceur intime du coeur, elle est recueillie au dedans par le désir qu'elle en éprouve; elle ne se répand pas avec excès dans les voluptés de la chair, parce qu'elle possède en elle tout ce en quoi elle trouve ses délices; et de la sorte, pacifiée en elle-même, n'ayant rien à désirer au dehors, elle se repose tout entière au dedans, et quand elle se ramasse, pour ainsi dire, pour savourer cette joie intime, et se réforme à l'image de Dieu qu'elle vénère en elle-même. Cette âme heureuse reçoit souvent les visites des anges et des archanges, qui l'honorent comme le temple de Dieu et l'habitation du saint Esprit. Soyez donc le temple de Dieu, et le Très-Haut fixera en vous sa demeure. L'âme qui a le Seigneur en elle, est le temple de Dieu; en son intérieur, se célèbrent de divins mystères. 3. Or, l'âme qui ne s'applique ni à rester en elle-même, ni à fixer ses désirs dans l'amour- de Dieu, s'échappe par les yeux et par les oreilles, et se délecte dans les biens extérieurs. Lorsqu'elle aura trouvé ces portes fermées, revenant à elle, et se voyant nue et désolée, elle sera saisie d'une horreur et d'une confusion inexprimables. Et parce qu'elle a cherché la consolation du monde, elle n'aura pas celle que le Seigneur répand dans la conscience. Et non-seulement Dieu ne daignera pas la visiter, mais elle-même, sachant le mal qu'elle a commis, elle ne pourra se supporter elle-même. Il ne lui sera pas possible de se reposer en soi, parce qu'elle n'aime pas celui en qui elle devrait habiter et se fixer comme en son centre. Vous trouvant à présent dans ta société des autres, pensez que vous ne pourrez toujours rester avec eux. Et, en attendant, choisissez-vous pour compagnon celui qui, lorsque tout le reste vous sera enlevé, vous gardera fidélité, celui qui aime à jamais ceux qui le chérissent, et qui ne se retire pas aux jours de l'angoisse. Cet ami est votre Dieu, c'est lui que vous devez choisir. 4. Toutes les distractions de votre coeur et toutes les fluctuations de votre âme réunissez-les donc en un faisceau et établissez en Dieu seul tout votre désir ; que votre cur se trouve là où est votre trésor si aimable et si digne d'être recherché. Cet ami céleste entre souvent et habite avec délices dans la paix du coeur et dans le calme d'un esprit apaisé: parce qu'il est la paix, « et que sa place est. établie dans la paix (Psal. LXXXV, 3). » C'est pourquoi, disposez-vous de telle sorte, que Dieu soit avec vous, qu'il soit dans votre bouche et dans votre coeur : que toujours il aille et revienne avec vous, qu'il ne s'éloigne pas de vous. Il ne vous quittera jamais, si vous ne l'abandonnez le premier, où que vous soyez, jamais vous ne pourrez être seuil si Dieu est avec vous. Purifiez donc votre conscience et soyez toujours prêt, afin qu'à quelque heure que se présente le Fils de l'homme, voulant habiter avec vous, il trouve en votre coeur une demeure préparée. Car il a dit lui-même : «Faites-moi un sanctuaire et j'habiterai au milieu de vous. (Exod. XXV, 8). 5. Attachons-nous donc à bâtir en nous un temple au Seigneur, afin d'abord qu'il habite en chacun de nous et ensuite en nous tous parce qu'il ne dédaignera ni l'individu, ni l'universalité. En premier lieu donc, que chacun s'applique, qu'il ne se divise pas d'avec lui-même, « parce que tout royaume divisé contre lui-même sera désolé, et toute maison en lutte contre elle-même s'écroulera (Luc. XI, 17), » et le Christ n'entrera pas dans la demeure dont les murs penchent et les matériaux sont disjoints et fuient. L'âme veut posséder en entier la maison de son corps et il faut qu'elle parte si les membres sont divisés; qu'elle voie, elle aussi, si elle désire que le Christ habite par la foi en son coeur, c'est-à-dire en elle-même, qu'elle voie et qu'elle prenne soigneusement garde que ses membres ne soient pas divisés entre eux : la raison, la volonté et la mémoire. Il prépare à Dieu une habitation convenable, celui dont la « raison » n'est pas trompée, dont la « volonté » n'est pas perverse, dont la « mémoire » n'est pas souillée. Heureuse l'âme qui s'applique à purifier la maison de son coeur des taches du péché, et s'adonne aux oeuvres justes et saintes, de telle sorte que non-seulement les anges, mais encore le Seigneur des anges se plaisent à fixer en elle leur séjour. La maison étant purifiée, les péchés en étant chassés, qu'elle se remplisse de toutes les bonnes oeuvres, et qu'il ne nous faille pas chercher au-dehors quelque chose, après que nous avons quitté tout ce qui est extérieur.
CHAPITRE II. De sept colonnes à élever pour bâtir la maison de la conscience, et d'abord de la bonne volonté, qui est la première.
6. Que la Sagesse donc se bâtisse une maison : qu'elle dresse sept colonnes pour supporter tout l'édifice. La conscience est la maison les colonnes sont la bonne volonté, la mémoire, c'est-à-dire le souvenir des bienfaits de Dieu : le coeur pur, l'esprit libre, l'esprit droit, la pensée dévote, la raison éclairée. Qu'on élève d'abord la colonne qui est la première. Car entre tous les dons du Seigneur qui paraissent se rapporter au salut de l'homme, le bien premier et principal, c'est la bonne volonté par laquelle se rétablit en nous l'empreinte de la ressemblance avec Dieu. Elle est le premier, parce que tout bien débute par la bonne volonté. Elle est le principal, parce que rien n'est donné aux hommes de plus utile que la bonne volonté. Quelque action que fasse l'homme, elle ne peut être bonne, si elle ne procède de la bonne volonté. Sans bonne volonté il est absolument impossible de se sauver : avec elle, nul ne peut périr. Elle ne peut être donnée à l'homme malgré lui, elle ne peut lui être ravie que s'il y consent. Elle est la volonté de l'homme et la puissance de Dieu. Elle est la volonté de l'homme, parce qu'il dépend de lui de vouloir, voilà pourquoi aussi tout le mérite est dans la volonté. Autant vous voulez, autant vous méritez. Autant croit en vous la bonne volonté, autant croit votre mérite. Rendez-la donc bien. grande, si vous voulez que vos mérites soient considérables. Ainsi Dieu, comme un père très-miséricordieux et très-pieux, a placé le secret de notre rédemption, en ce point que nul ne peut être dans la disette s'il ne le veut. Aimer, tous les hommes riches ou pauvres, le peuvent, bien que tous ne puissent distribuer également de l'argent. Cependant la volonté n'est pas bonne, si elle n'opère point ce qu'elle peut.
CHAPITRE III. De la seconde colonne qui est la mémoire des bienfaits du Seigneur.
7. Souvenons-nous donc dés miséricordes de Dieu, afin de nous enflammer à son amour. Rappelons-nous les biens qu'il nous a faits; il nous a souvent tirés du danger; jamais nos péchés ne l'ont pu vaincre ni l'empêcher de prendre pitié de nous; quand nous l'oubliions, il nous a fait penser à lui; quand nous le fuyions, il nous a rappelés; revenant à lui, il nous a accueillis avec bonté; pénitents, il nous a graciés; persévérants, il nous a gardés; droits, il nous a retenus ; tombés, il nous a relevés ; il a changé en amertumes nos délectations mauvaises, et après nous avoir aussi salutairement traités, il nous a de nouveau accordé ses consolations. Enfin, après la tribulation, il nous a purifiés, il nous a rendu le repos et la paix parfaite, lui qui n'a jamais manqué ni aux pécheurs pour les corriger, ni aux justes pour veiller sur eux. Repassons en notre pensée combien Dieu nous a fait de bien sans que nous le demandions, sans que nous le désirions, bien plus, quand nous le refissions ; combien de péchés il nous a remis, et de combien de périls il nous a délivrés. Par quel excès de piété le Seigneur nous a préservés par sa grâce, d'un grand nombre de fautes dans lesquelles .nous aurions pu tomber,ainsi que cela nous est arrivé pour d'autres, nous qui étions ingrats à son égard, et contraires en tant de points son adorable volonté. C'est pourquoi, de même qu'il n'est aucun moment où nous né jouissions de la bonté et de la miséricorde de Dieu, ainsi il ne doit y avoir aucun instant où nous ne l'ayons présent à la mémoire.
CHAPITRE IV. De la troisième colonne qui est le cur pur.
8. Il suit de là qu'il faut aimer de tout notre coeur celui qui nous a accordé tant de bienfaits, c'est-à-dire, l'aimer de toute notre pensée, de toute notre affection, sans lui manquer en quoi que ce soit. Que notre coeur soit droit, pour que Dieu lui plaise en tonte chose: qu'il soit droit par la rectitude de l'intention, excluant toute pensée mauvaise, se livrant sans relâche à la contemplation, qu'il soit prêt à suivre la volonté de Dieu, de quelque côté qu'il la voie incliner. Qu'il se tienne en haut, ne considérant et ne désirant que les biens divins et célestes. Qu'il soit pur, ne souffrant en lui rien de souillé : que dans sa conscience ou dans celle d'autrui, il ne regarde jamais comme tolérable la moindre matière à scandale. Qu'il se montre doux, répondant avec suavité, réprimandant avec bonté, avertissant avec charité, corrigeant avec modération. Qu'il soit immaculé, que repoussant toute tache, il déplore ses péchés de pensées ou d'actions. Qu'il pleure sur sa misère et sur celle des autres : qu'il regrette non-seulement ses péchés, mais ceux du prochain ; qu'il soit pénétré de componction pour le mal qu'il a fait et pour le bien qu'il a négligé.
CHAPITRE V. De l'esprit libre, quatrième colonne.
9. Que l'esprit soit libre dés sollicitudes du monde, des voluptés de la chair, dés pensées mauvaises : afin qu'il puisse, lorsqu'il le voudra, se considérer lui-même, ou servir utilement ses frères, ou bien se reposer dans la contemplation des choses célestes. Qu'il soit fermé, pour n'être point ébranlé par aucun trouble subit, pour n'être pas séduit par les charmes ou brisé par les revers. Qu'aucune colère, qu'aucune impatience ne puisse troubler son calme et son repos : parce que le Christ est la paix, et que l'ami de la paix repose dans la paix, ne pouvant résider dans un esprit agité. Qu'il soit consommé dans l'amour de Dieu. Car aimer Dieu c'est lui donner son esprit, c'est concevoir le désir de jouir de sa vision, avoir la haine du péché, le mépris du Monde, c'est aimer le prochain qu'il a voulu faire aimer.
CHAPITRE VI. De l'esprit droit, cinquième colonne.
10. Que l'esprit soit droit, détourné entièrement dés choses terrestres et présentes, uni et inséparablement attaché à Dieu. Que dans sa tendre dévotion il s'élève, qu'il visité les demeures extérieures et les habitations nombreuses qui sont dans la maison du Père céleste, se prosternant humblement devant le trône de Dieu et de l'Agneau. Qu'il coure à travers les places de la Sion d'en haut : qu'il écoute le cantique des anges et qu'il adresse ses respectueuses supplications à tous les ordres des esprits bienheureux, se recommandant lui-même à chacun d'eux en particulier et en même temps à tous ensemble. L'âme ne peut' espérer une si grande grâce, si elle ne s'est exercée longtemps, et ne s'est pleinement perfectionnée dans sa propre connaissance. C'est en vain qu'il dirige l'exil du cur pour contempler Dieu, celui qui n'est pas apte encore à se voir lui-même. Il faut d'abord que vous connaissiez ce qu'il y a d'invisible dans votre esprit, avant d'être propre à apprendre ce qu'il y a d'invisible en Dieu. Et si vous ne pouvez vous connaître, ne pensez point saisir ce qui est au dessus de vous. 11. Le principal miroir pour voir Dieu, c'est l'esprit raisonnable qui se reflète lui-même. Car si les « choses invisibles du Seigneur sont vues, comprises par ce qui a été fait (Rom. I, 20), » où, je le demande, les vestiges de cette connaissance seront-ils plus saisissables que dans son image? Que celui qui a soif de voir son Dieu, nettoie son miroir, qu'il purifie son esprit ,« Heureux ceux dont le cur est pur, parce qu'ils verront Dieu (Matt. V, 8). » Le vrai pénitent ne cesse chaque jour de regarder,de purifier, de tenir et de garder ce miroir. De le garder, afin de voir s'il s'y trouve quelque chose qui déplaise à Dieu. De le nettoyer, non-seulement des péchés d'actions, mais encore des pensées, pour que rien n'y subsiste qui offense les yeux du Seigneur. De le tenir, dans la crainte que, tombant à terre, il ne s'y attache par l'amour, et ne se salisse de la poussière des vaines pensées. De le garder, afin que celui qui a fixé sa tente parmi les humains, dont les délices sont d'habiter avec les enfants des hommes, qui se tient à la porte et frappe, à quelque heure qu'il veuille entrer, trouve une demeure propre et disposée. Car Dieu, qui aime la pureté, ne peut rester dans un coeur souillé. 12. Ce miroir nettoyé et examiné longtemps avec soin, une certaine clarté de la lumière divine commence à luire sur l'âme, et le rayon prolongé d'une vision inaccoutumée frappe les yeux du coeur. Enflammée à la vue de cette lueur, dans sa pureté, elle se met à contempler, d'un regard pénétrant et élevé, les choses secrètes du ciel, à aimer Dieu et à s'attacher à lui : tout ce qui excite, elle le regarde comme n'étant pas, elle renonce à toutes les affections et s'adonne tout entière à l'amour, sachant que celui-là seul est heureux qui aime Dieu. Or, nul n'arrive à une grâce si considérable par son industrie propre. C'est un don du Seigneur; ce n'est point le mérite de l'homme. Mais sans nul doute, qui fuit les soucis du siècle, et prend souci de soi, qui s'étudie fréquemment lui-même et qui cherche à se connaître, la reçoit et en jouit. Revenez donc à votre cur, et scrutez-vous soigneusement vous-même. Considérez d'où vous venez ; où vous allez ; comment vous vivez ; ce que vous faites ; ce que vous perdez ; combien vous progressez chaque jour, combien vous déclinez; quelles sont les pensées qui vous occupent le plus fortement; quelles affections vous remuent plus souvent ; quelles tentations l'esprit malin vous fait éprouver le plus violemment. Lorsque, autant que cela est possible, vous aurez connu l'état de l'homme extérieur et intérieur, voyant pleinement, non-seulement ce que vous êtes, mais encore ce que vous devriez être, de votre propre connaissance, vous pouvez vous élever à la contemplation de Dieu. Plus chaque jour vous avancez dans cette connaissance, plus vous vous élevez. Mais déjà peut-être vous êtes monté, déjà vous êtes rentré dans votre cur , et vous avez appris à vous y fixer; que cela ne vous suffise pas. Apprenez à y séjourner; et quelque divagation d'esprit qui vous emporte au dehors, hâtez-vous toujours d'y revenir, à coup sûr l'usage fréquent se tournera en charme pour vous : au point que, sans nulle fatigue, vous pourrez être assidu à cette application; bien plus, ce sera pour vous une peine de vous trouver en quelque autre lieu que ce soit.
CHAPITRE VII. De l'esprit dévot, sixième colonne.
13. Si donc vous sentez vos désirs s'enflammer au sujet des délectations extérieures, vos pensées, et de tourner consamment vers elles, chassez-les avec grande application, ne souffrez pas qu'elles entrent dans votre cur : mais rentrez-y vous-même et attachez-vous à y revenir et à y rester autant que vous le pourrez. Car l'esprit qui, ne s'élevant pas jusqu'à la considération de lui-même, erre encore à travers mille désirs et se trouve sollicité de côté et d'autre par des pensées diverses, ne peut se recueillir lui-même, parce qu'il ne sait pas retourner en lui-même, rais encore, et par ses pensées et sa conduite, il se trouve au degré le plus infime. Aussi ne peut-il s'envoler sur les ailes de la contemplation, vers les réalités qui sont au-dessus de lui. Qu'il apprenne donc à ramener à place les divagations de ses pensées, qu'il s'habitue à demeurer dans son intérieur, à comprimer les envies de sortir qu'éprouve le cur et à oublier tout ce qui est au-dehors. Qu'il sache n'aimer que les biens intérieurs de l'âme, et les avoir fréquemment en pensée, lui qui soupire après la vue des choses célestes et qui brûle d'envie de connaître les biens divins. Lors donc qu'il se sera examiné attentivement, qu'il se sera cherché longtemps et qu'il aura trouvé ce qu'il est en réalité, il lui reste à apprendre dans la lumière divine quel il doit être , quel édifice il doit bâtir au Seigneur dans on âme, et par quels hommages il doit s'appliquer à l'apaiser. 14. Celui qui ramène à un point unique les divagations des pensées de son esprit, et qui fixe tous les mouvements de son coeur dans le désir de l'éternité, celui-là est, sans nul doute, rentré dans son coeur; déjà il y demeure avec plaisir, et y trouve de merveilleuses délices. Et comme dans la grandeur de sa joie, il ne se peut contenir lui-même, il est conduit au dessus de lui, dans le ravissement de son esprit, il est soulevé vers les choses d'en haut, et il monte de la sorte, par soi-même, au dessus de soi et de sa propre connaissance, il parvient à la connaissance de Dieu, il apprend à n'aimer que Dieu, à ne penser sans relâche qu'à Dieu seul, et à trouver ses délices en se reposant sur son coeur sacré. Quand l'amour du Christ a ainsi absorbé toute l'affection de l'homme, au point que, se négligeant et s'oubliant lui-même, il ne goûte que Jésus-Christ et que ce qui se rapporte à lui : alors, à mon jugement, la charité est parfaite en lui. A qui est animé de ces beaux sentiments, la pauvreté n'est pas à charge : cet heureux chrétien ne sent plus les injures; il se rit des opprobres, il méprise les pertes, il regarde la mort comme un gain, ou plutôt, il ne croit pas mourir, mais bien plutôt il pense passer de la mort à la vie. Celui que l'amour du Seigneur tient ainsi intérieurement lié, ne peut pas sortir au dehors, même pour un instant, mais il brûle dans son coeur du désir que lui cause cet amour, avec d'autant plus d'énergie, qu'il y a plus de familiarités, avec d'autant plus de forces que ces tendresses sont plus redoublées. Celui qui trouve de cette manière ses constantes délices dans lamour de Dieu, éprouve fréquemment des ravissements d'esprit; enlevé aux choses présentes et terrestres, il est présenté à Dieu : et quand il considère la beauté de cet être adorable et infini, étonné de la grandeur de ses charmes, il demeure suspendu et saisi, tant il éprouve d'admiration. Il voit avec étonnement la gloire de ce roi, la magnificence de son empire, la grandeur de la cité d'en haut, le bonheur des citoyens qui l'habitent : il contemple aussi l'éclat dont brille cette gloire, la bonté de Dieu, la douceur de la suavité intérieure, et la tranquillité du repos éternel. Il médite la puissance du Père, la Sagesse du Fils, la bonté du Saint-Esprit et la béatitude de la nature angélique. Il se réjouit de Dieu pour Dieu, en admirant sa tendresse et en contemplant sa splendeur. Oh quelles jouissances on éprouverait si un tel transport n'était pas si passager ! L'âme est enlevée et ravie, en contemplant les biens célestes seuls, et, en les contemplant, elle est enivrée de délices. Mais, en s'efforçant de rester davantage en cet état, elle tombe subitement ; et en revenant à elle-même, elle ne peut communiquer à personne ce qu'elle a vu au-dessus d'elle : attirée par la connaissance de cette suavité, elle admire en elle-même la douceur de la bonté qu'elle a goûtée, et l'infusion céleste de la joie spirituelle qu'elle a reçue. Elle rappelle également en son coeur secrètement la clarté de la lumière incorporelle, et le goût de cette ivresse secrète, le secret de ce repos intérieur, et le mystère de cette tranquillité souveraine. En cette contemplation et en la douceur qui l'accompagne, elle est comblée de joie et elle éprouve de merveilleuses délices. Qu'elle prenne donc son essort et ne défaille point. Qu'elle vole, jusqu'à ce qu'elle parvienne en présence du roi, et là qu'elle pleure et qu'elle soupire, qu'elle se fonde en larmes : qu'elle demande pardon, qu'elle implore grâce ; et qu'elle ne se retire pas, avant d'avoir senti apaisé le Dieu qu'elle avait trop offensé, et sans avoir senti la consolation qu'il lui versera au coeur.
CHAPITRE VIII. De la raison éclairée, septième colonne.
15. Enfin la raison élevée, dans le ravissement de son esprit, à la contemplation des choses supérieures, et transportée jusque dans le secret de la vision divine, illuminée dans ces hauteurs pour connaître la vérité et la pure lumière., enflammée pour soupirer après la bonté réelle, réunit, comme en un faisceau, toutes les voluptés illicites, toutes les affections, toutes les divagations de la mémoire, tous les égarements du coeur, toutes les agitations de l'esprit avec ses errements, et fixe tout son désir en cette fontaine de la félicité. Que la raison occupe toujours la place supérieure, qu'aucun mouvement ne se révolte contre elle ; mais que tout lui obéisse comme elle-même obéit à Dieu, que si elle sent un mouvement s'élever pour ce qui ne doit pas être voulu ou d'une manière qui ne convient pas, qu'elle ne consente point, mais que de suite elle fasse opposition. Car, c'est le consentement seul qui, nous rend coupables, même lorsqu'un obstacle empêche l'action de suivre. Alors on dit que l'âme meurt, quand la raison est inclinée vers le péché par le consentement. « L'âme qui aura péché mourra (Ezech. XVIII, 4). » Qu'elle résiste donc pour ne pas mourir, qu'elle combatte pour être couronnée. La lutte est pénible, mais elle est fructueuse ; parce que si elle cause de la peine, elle apportera la couronne. Le sentiment ne nuit pas, quand le consentement fait défaut : et ce qui fatigue le lutteur couronne le vainqueur.
CHAPITRE IX. Des marques et des titres d'une conscience bien établie.
16. C'est ainsi que s'édifie une bonne conscience. La bonne conscience est celle qui punit les péchés passés et évite de commettre ceux qu'il faudrait punir : que si elle sent le péché, elle lui refuse son consentement. Si elle est souillée par la pensée, elle est lavée par la raison. La conscience droite c'est celle à qui déplait son propre péché, et qui ne consent point à celui d'autrui : à raison de cela, elle n'abandonne pas le pécheur, et ne,dissimule point sa faute, et en le réprimandant, elle ne l'insulte pas. Elle est tranquille, parce qu'elle est douce envers tous et n'est à charge à personne: elle se sert de son âme pour avoir la grâce, et de son ennemi pour exercer la patience, de tous, pour pratiquer la bienveillance et pour être bienfaisante envers ceux à qui elle pourra faire du bien. Car c'est par ces vertus que s'édifie la maison de l'âme. Que si (comme c'est l'usage) le voleur se présente, lui qui ne vient que pour piller, égorger et perdre; si, dis-je, le voleur arrive, c'est-à-dire quelque orgueil intérieur du coeur, ou quelque désir extérieur de louange humaine ou quelque autre fléau qui s'efforce de ravager cette maison, alors que la raison irritée, comme un chien fidèle gardant son trésor, sonne l'éveil, crie, morde et déchire; qu'elle se précipite sur les ennemis en n'épargnant personne, qu'elle ne permette aucune entrée, mais qu'elle fasse du bruit, et qu'elle excite ceux qui sont, à l'intérieur, à prendre les armes. De quelque côté que le vice cherche à nuire, soit en secret, soit en public, qu'elle l'éloigne vivement, afin que la conscience demeure tranquille. Elle est en sûreté quand elle ne souffre pas d'être accusée justement soit de tiédeur dans le bien, soit de présomption dans le mal. Elle est pure, et se rend bon témoignage, quand elle n'est pas accusée avec raison, à cause du péché, et qu'elle ne se dilate pas injustement dans ce qui est présent. Elle est sans tache, quand Dieu ne lui impute point ses fautes, parce qu'elle ne les a pas commises; ni celles d'autrui, parce qu'elle ne les a pas approuvées; ni sa négligence, parce qu'elle s'est tue; ni son orgueil, parce qu'elle a persévéré dans son humilité.
CHAPITRE X. Quil faut préférer à la science le soin de la conscience.
17. Plusieurs cherchent la science : peu tiennent à la conscience. Que si on mettait autant de zèle et de soin à obtenir la conscience comme on en met à acquérir une science vaine et séculière, on la trouverait bien plus vite et on la garderait avec bien plus de profit. Car penser à la conscience, c'est un sens parfait, et celui qui la conserve sera toujours en sureté. Sans manquer au respect dû à la sagesse, il est plus utile de recourir à la conscience qu'à la sagesse, à moins qu'il ne s'agisse de cette sagesse qui édifie la conscience. L'âme se comprend elle-même, lorsqu'elle est éclairée par la conscience : le coeur est rempli par la bonne conscience quand elle reçoit Dieu en lui, et quand, par un retour réciproque, l'image créée se retrouve en Dieu. L'image créatrice dans l'image créée, ce n'est pas autre chose que la sagesse dans l'âme, que la gloire dans la conscience, que la sainteté dans l'arche. O qu'inexprimable est la bonté de Dieu, qui incline tant de majesté vers tant de bassesse ! Celui qui nous a créés, est formé en nous; et comme si c'était peu pour nous d'avoir Dieu pour Père, il veut de plus que nous lui devenions père et mère. «Quiconque, dit-il, aura fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, est mon père et ma mère (Matth. XIII, 50). n Père en obéissant, mère en le produisant; père par la participation à l'héritage. mère par l'instruction qu'il donne aux autres. O âme heureuse, ouvre ton sein, dilate tes affections : ne sois pas à l'étroit pour concevoir en tes entrailles celui que le monde entier ne put comprendre, jusqu'à ce que la bienheureuse Vierge le conçut par la foi. Car le Christ est conçu par cette vertu, il naît par la prédication de la parole, il est nourri par la dévotion, et il est tenu par l'amour. Que la conscience soit donc pure, afin qu'elle conduise Dieu jusqu'à la demeure hospitalière de notre cour: qu'elle s'attache à lui obéir fidèlement, pour qu'une si haute majesté ne refuse pas d'entrer dans l'intime de son coeur : qu'elle soit dévote, afin de plaire à Dieu seul, a lin de s'appliquer à lui seul et de ne jamais se séparer de lui. Une telle conscience réjouit l'âme, se rend agréable à Dieu, respectable aux anges et aux hommes, et se trouve tranquille et paisible à ses propres yeux.
CHAPITRE XI. Des avantages et des fruits de la bonne conscience.
18. La conscience est la science du coeur : elle se prend en deux sens ou celle qui se connaît par elle-même, ou celle qui en se connaissant elle-même, tonnait aussi d'autres choses par elle-même. Car le coeur se connaît lui-même par sa conscience et il connaît plusieurs autres choses. Quand il se tonnait, cette science s'appelle conscience ; quand, outre cela, il tonnait d'autres objets, cette connaissance prend le nom de science. La bonne conscience est le sceau de la vraie religion, le temple de Salomon, le champ de la bénédiction, le jardin des délices,le reposoir d'or, la joie des anges, l'arche d'alliance, le trésor du Roi, la cour du Seigneur, la demeure de l'Esprit-Saint, le livre fermé et scellé qui sera ouvert au jour du jugement. Rien de plus agréable qu'elle, rien de plus sûr, rien de plus riche. Que le corps presse, que le monde attire, que le démon épouvante, elle sera toujours en sûreté. Elle sera tranquille quand le corps mourra; tranquille, quand l'âme sera présentée à Dieu; tranquille ,lorsque le corps et l'âme comparaîtront devant le tribunal redoutable, du juste juge. Il n'est pas de remède plus utile, d'assurance plus certaine de la béatitude future que la bonne conscience. Que le monde autour d'elle soit emporté, comme par le mouvement rapide d'une roue, qu'il pleure, qu'il rie, qu'il passe et périsse, elle ne vieillit pas , elle demeure toujours jeune. Que le corps soit soumis au châtiment, qu'il soit macéré par les jeûnes, déchiré par les lanières, étendu sur le chevalet, frappé du glaive, cloué à la croix, elle demeure en calme et en sûreté. 19. Dans le miroir de la conscience, on tonnait l'état de l'homme extérieur et intérieur. L'âme qui est sans miroir, ne se connaît pas. Le miroir sans tache, lucide et pur de toute la religion, c'est la bonne conscience. Car comme la femme qui désire plaire à son époux ou à celui qu'elle aime, devant le miroir placé en face d'elle et reproduisant ses traits, renouvelle sa beauté et l'agencement. de son visage; de même, l'âme dans son miroir, voit et comprend en quoi elle diffère de la ressemblance avec la vérité et en quoi elle porte les traits de l'image créatrice. Ce n'est pas sans raison que nous avons comparé la conscience à un miroir : en elle comme dans un verre fidèle, l'exil de la raison peut clairement apercevoir ce qu'il y a en son intérieur de convenable ou de moins droit.
CHAPITRE XII. De la garde et de la retenue du cur nécessaire à la bonne conscience.
20. La vie de chacun ne se tonnait que dans la conscience; on ne parvient à une bonne conscience que par la surveillance exercée sur le corps. Abanbonné à lui-même, le cur se dirige vers la vie ou vers la mort. Car vouloir pécher, c'est mal; pécher, c'est pire; persévérer dans le péché, c'est très mal; ne pas vouloir se repentir, c'est chose mortelle. Tout ce que le cur pense donc, qui ne se rapporte pas à son utilité, ou à celle du prochain, doit être rejeté. Des diverses parties du monde où le coeur vagabond et profond est retenu ou vainement occupé, qu'il revienne vers lui, qu'il se discute lui-même, et, s'il trouve une faute en son intérieur, qu'il craigne un châtiment. Mais, en cherchant le péché, qu'il ne le trouve jamais qu'en lui-même ; après avoir trouvé le péché et la cause du châtiment, qu'en se punissant, il se place devant lui-même, et se juge comme un étranger; lui accusé devant lui, puni, lui coupable, devant lui juge sévère ; lui impie, devant lui revenu aux sentiments de piété ; qu'il comparaisse devant lui; qu'il décide ce qu'il a à faire de lui, que justement, pour punir ses injustices, il s'impose des châtiments équitables, qu'il s'adresse ce langage Parce que tu as abandonné la paix auprès du Seigneur ton Dieu, et que tu as attiré la guerre en toi-même, tu souffres une division, il faut que tu te condamnes! Parce que tu as rompu le pacte de paix, tu veux ce que tu ne veux pas, et tu ne veux pas ce que tu veux; tu te condamneras toi-même. Tu veux ce qui ne doit pas être voulu; tu ne veux pas ce qui le doit être. Voici que je te juge par tes propres aveux, serviteur méchant. Afflige-toi donc, et mets-toi en ta propre présence, afin de voir ta turpitude et de considérer ta folie. C'est donc ainsi que, dans ses misères, le coeur revient à lui-même, et comparait devant lui-même. C'est une certaine violence qui tire ce parti du coeur, et le retient, errant et fugitif, pour l'empêcher de tomber dans l'abîme de la perdition. C'est cette force courageuse qui ravit le royaume des cieux. « Le royaume des cieux, dit le Seigneur, souffre violence, et ce sont ceux qui sont courageux et forts qui le ravissent (Matt. XI, 12). » Il possède un noble royaume celui qui est maître de son coeur. Il ne règne pas, l'homme qui, asservi dans son coeur à l'esclavage des vices, préside aux villes et aux assemblées des peuples. Celui-là seul règne, qui, ayant soumis l'empire de son coeur, règle, selon les lois de la raison, tous ses mouvements intérieurs et extérieurs. Si la rage du lion est excitée, la patience la réprime ; si la pétulance du boue éclate, l'abstinence la calme ; si la férocité du sanglier ravage, la douceur l'apaise ; si l'orgueil de la licorne se dresse, l'humilité l'abaisse.
CHAPITRE XIII. Qu'il faut retenir la mobilité du cur par la considération de la majesté et de la puissance divine.
21. Parmi les arts libéraux ne se trouve point l'art principal de retenir le cur plus mobile que les choses les plus mobiles, plus glissant que les plus glissantes. Rendu instable par cette mobilité naturelle, il refuse de se fixer même en un point; sa vie est dans le mouvement, et le mouvement est sa vie. Ce mouvement vital du coeur, si petit qu'il soit, mène la masse pesante de tout le corps de l'homme; et par quel art le retenir, pour que, mouvant le reste, il ne se meuve pas lui-même ? Peut-être si on lui attachait une meule pesante, il ne remuerait plus. Loin de là, avec ce poids, il serait encore plus agité. Voici comment il faut agir avec lui : qu'il fasse le tour de la terre et la parcoure en tous sens, afin de voir s'il peut trouver une créature plus agile et plus mobile que lui. Si sur la terre il ne rencontre rien qui lui ressemble, qu'il parcoure aussi l'immensité du ciel, et qu'il attache au char qui dirige sa course, les roues des chariots du Seigneur. Que fera-t-il alors à côté de ceux qui marchent sur les ailes des vents? Peut-être pourra-t-il lutter avec eux, mais pourra-t-il tenir à courir, avec la vertu qui « atteint avec puissance d'une extrémité à l'autre, et dispose tout avec force (Sap. VIII, 1) ? Égalera-t-il celle dont il est dit : « La sagesse est plus mobile que toutes les choses mobiles (Sap. VII, 24)? Au moins quand il verra la puissance de son créateur franchir, en bondissant, des espaces si considérables, qu'il s'arrête, qu'il laisse retomber ses ailes, que se renfermant et se repliant sur lui-même par la retenue que lui impose cette comparaison avec Dieu, il ne franchisse point ses propres limites. Ainsi les saints animaux de la vision d'Ézéchiel, quand la voix éclatait au dessus du firmament qui se déroulait sur leurs têtes, s'arrêtaient et laissaient tomber leurs ailes. C'est ce que font les âmes saintes, lorsqu'ayant parcouru les oeuvres et les merveilles du Seigneur, qui éclatent dans les mystères cachés au dessus des profondeurs intelligibles, elles comprennent qu'elles ne savent rien, et pèsent toutes leurs actions au mouvement de la balance. Le cur comprend alors que ce n'est pas lui qui se meut; car, de lui-même il resterait immobile, si celui qui donne le mouvement à tout ne le mouvait point avec le reste. Connaissant donc que son mouvement est emprunté de Dieu, qu'il ne l'emploie pas comme s'il était son bien propre , mais comme chose prêtée. Car celui qui a une chose en prêt, doit s'en servir d'après la volonté du prêteur : autrement il se rend coupable de vol.
CHAPITRE XIV. Des avertissements divins par lesquels le cur de l'homme est mû pour user des créatures avec précaution et pour sa droite conduite en ce qui le regarde.
22. Lors donc que Dieu te meut, ou voudra te mouvoir, ô cur de l'homme, laisse toi mener. Autrement, tu ne serais pas mû, mais ébranlé. Mais quand Dieu te meut-il? Lorsqu'il t'avertit. Or il t'avertit de cette manière. Tu t'occupes vainement, ô cur sage et plus excellent que tout, de ce qui n'est que vanité des vanités. Il ne te convient pas d'être au dessous de toutes ces choses, c'est toi qui dois t'élever au dessus d'elles. Elles ont besoin de toi, afin d'être mieux et plus commodément: tu n'en as besoin ni pour le bonheur, ni pour l'immortalité. Prises avec modération et sans aucun excès, elles préparent la nourriture du voyage à la bête qui te porte. Car parfois les animaux absorbent de la nourriture avec excès, et ils ont alors des évacuations d'entrailles trop fortes, de sorte que ce qu'ils ont mangé cause leur défaillance. Ainsi, si ton corps, ô prince et seigneur de la chair, si ton corps dépasse les règles de la nécessité, et ouvre la gueule du gouffre de la concupiscence, à l'endroit même où il devrait se réparer, il se creuse un lac de perdition, il tourne le remède en poison, et fait naufrage sur ce qui lui devait servir de véhicule. Que résulte-t-il de là? Le superflu enlève le nécessaire. Retranche le superflu et le nécessaire ne manquera à personne: parce que l'excessive abondance des uns occasionne la disette très-importune des autres. 23. A vous de corriger vos actions mauvaises; à vous de disposer avec ordre toute la multitude domestique des membres de votre corps et des mouvements de votre âme ; à vous d'assigner à chacun son office, selon sa compétence. Que dans le royaume de votre corps il ne se trouve aucun sujet qui viole impunément les lois et les règles que vous aurez établies, ni votre oeil, ni votre main, ni votre pied, ni votre oreille, ni votre gosier. Car que dirai-je des membres ignobles qui forment la plèbe! S'ils veulent se révolter, écrasez-les sous les pierres, percez-les de traits, et qu'ils apprennent que le roi Salomon est assis sur la mule du roi, ce qui veut dire que la raison domine sur la sensualité du corps. Mais si les membres honteux (que les lèvres chastes et pudiques désignent toujours sous des noms couverts) ravagent la république par leurs mouvements désordonnés? qu'ils soient retranchés non par le fer, mais parle jeûne , non par une opération sanglante, mais par la mortification spirituelle. « Plaise à Dieu, » dit l'Apôtre, « que ceux qui vous troublent soient retranchés (Gal. V, 12). » C'est par ces persuasions que le cur effréné, courant aux abîmes, peut être retenu, et que la bonne conscience peut s'établir. Elle est bonne si elle a la pureté dans le coeur, la vérité dans la bouche , la rectitude dans la conduite. Pour ces biens elle méritera de voir la Trinité. O heureuse vision! en laquelle Dieu sera connu et saisi de telle sorte que chacun de nous le verra en chacun de ses frères : le contemplera en lui-même, dans le ciel nouveau, et dans la terre nouvelle, et en toute créature qui existera alors.
CHAPITRE XV. Du livre de la conscience qu'il faut corriger.
24. La conscience humaine est la vigne du Seigneur; la confession des péchés et la satisfaction faite pour les expier, la pratique des bonnes oeuvres et la vigilance qui s'exerce sur elles, voilà quelle en doit être la culture. Chacun a sa conscience pour livre : et toutes les oeuvres ont été inventées pour le corriger et l'améliorer. En sortant de son corps, l'âme ne pourra emporter avec elle d'autre volume, et là elle connaîtra où elle doit aller et ce qu'elle doit recevoir. Nous serons jugés par ce qui \ sera écrit dans nos livres, aussi doivent-ils être écrits selon 'l'exemplaire du livre de vie, et s'ils ne se trouvent pas rédigés de la sorte, faut-il au moins les corriger. Comparons donc nos livres avec ce prototype; et s'ils offrent des différences, qu'elles disparaissent, de crainte que lorsque la dernière confrontation sera faite, ils ne soient rejetés s'ils se trouvent contenir des oppositions. Heureux l'homme qui se peul connaître et mépriser , éprouver et blâmer. Car qui se déplaît, plaît à Dieu, et qui est vil à ses propres yeux, est cher au Seigneur. Il existe bien des sciences, mais la meilleure de toutes est celle par laquelle l'homme se connaît lui-même. C'est pourquoi je rentrerai dans mon coeur et je m'habituerai à y rester, afin que, toute ma vie, je puisse m'examiner et me connaître moi-même. Je répandrai toutes mes misères devant le Seigneur, afin que sa grande compassion l'émeuve. Je lui avouerai mes péchés, à lui pour qui tout est à nu et à découvert, à lui que je n puis tromper, car il est la sagesse : à lui que je ne puis éviter; car il est présent partout.
CHAPITRE XVI. L'homme déplore devant Dieu ses misères, l'inquiétude de son cur, et sa propension au mal.
25. Ecoutez donc, ô Dieu très-clément, ma confession; ayez égard à votre bonté, et traitez-moi selon votre miséricorde. Entendez combien de fois vous a chassé de ma mémoire, cette grande quantité de pensées nombreuses qui affluent d'ordinaire dans mon coeur, semblables à la foule qui se précipite vers quelque spectacle. Quand je veux prier on chanter dans le monastère , je ne sais quelle idée folle enlève mon coeur et le promène en des lieux divers. Et lorsque je le rappelle moi, je ne puis le retenir, de suite il s'échappe, il divague de côté et d'autre, et parcourt une infinité d'endroits différents. Aussi la séduction multiple des cupidités terrestres et le flot des vanités le remplissent au point, que je pense et que je roule dans mon esprit précisément ce que je cherche à éviter. Mon pouvoir ne s'étend pas sur mon cur et sur mes pensées qui, fondant à l'improviste sur mon intelligence et sur mon âme, les confondent et les entraînent bien loin du but que je m'étais proposé. Les préoccupations séculières me rappellent, les mondaines mattirent en bas, les voluptueuses m'envahissent, les séductrice, m'enlacent : et au temps même où je me dispose à élever mon âme vers vous, envahi par de vaines pensées, je suis entièrement renversé à terre. Chaque jour je veux éloigner de mon tueur le tumulte de ces idées bruyantes, et je ne puis y parvenir, mais ce que j'ai vu, entendu, dit et fait me revient en mémoire, et cause en mon esprit un grand bruit et un grand dérangement. Je pense à ce à quoi il faut penser, je repasse ce que j'ai pensé, et je ne cesse de ruminer les mêmes idées; je ne puis rester sans réfléchir, mais les pensées entrent et sortent, les unes introduisent et chassent les autres. Je souffre malgré moi cette révolution ; quelquefois cependant je consens, quand, sans utilité et sans discrétion, je reviens et laisse errer mon esprit à travers ce que j'ai vu ou fait. Ainsi mon âme, toujours mobile, jamais stable, sans . cesse vagabonde, et comme enivrée, est attirée sur plusieurs objets différents. Je pèche gravement, lorsque j'abandonne mon 'coeur; parce que c'est une perte considérable que celle que cause la négligence. Je souffre violence lorsque mon cur s'éloigne de moi. Confirmez mon coeur, ô mon Dieu, parce que lorsqu'il cherche à se tenir en lui-même, même à son insu, en quelque manière, il s'échappe de lui-même. Ainsi, par l'habitude de pécher, je pèche même lorsque je ne le sais pas; et mon cur vain est entraîné à travers une infinité de pensées, et mille désirs le partagent. 26. La nuit, quand je veux dormir, les images de plusieurs objets et des fantaisies se présentent à mes yeux fermés, et je les supporte malgré moi ; plus je veux en détourner l'esprit, plus elles se font sentir; plus elles souillent mon cur par l'ennui des mauvaises pensées. De là vient que bien des fois, m'a été nuisible, la délectation mauvaise qui a coutume de naître du souvenir des péchés passés, et principalement du souvenir de l'impureté. Et plus cette peste m'est familière par dessus les autres vices, plus elle est dangereuse pour moi, et plus elle est difficile à chasser. Car lorsque je la veux repousser, elle s'attache à moi malgré mes efforts, agréablement onéreuse, agréablement déplaisante, et déplaisamment agréable. Jamais je n'ai pu fuir la passion de la chair , toujours elle me poursuit, et quand elle peut me saisir par la pensée de quelque délectation, ou par l'intention provoquée par quelque vue, elle ne m'accorde aucun repos, ni le jour ni la nuit. Elle entre subitement et s'empare de l'esprit, si elle n'est pas repoussée de suite ; elle attire, elle excite et, comme un virus pestilentiel, elle envahit peu à peu tout le corps. Elle multiplie les pensées mauvaises, elle engendre les affections mauvaises, elle fait sentir à l'âme les délectations coupables, elle l'incline à consentir au mal et corrompt toutes les forces de l'homme. Ce fléau me tient enchaîné, je puis à peine m'en éloigner, parce que je ne sais pas, ou je rougis d'avouer ses atteintes, tant elles sont subtiles et honteuses. Dans le fait il est difficile d'éteindre les incendies de la volupté. Elle excite les enfants, elle enflamme les jeunes gens, elle énerve les hommes, et fatigue les vieillards décrépits. Elle ne dédaigne pas les cabanes, elle ne respecte pas les palais. Plaise au ciel qu'elle épargne les couvents. Aidez-moi, Seigneur mon Dieu, afin que je puisse résister à un vice si pestilentiel et si mortel. Je sais qu'il fatigue qui résiste, et qu'il couru ne qui triomphe. Je sais pareillement que si je souille mon esprit d'une pensée impure, je ne puis vous plaire, vous qui êtes l'auteur de la pureté.
CHAPITRE XVII. L'homme continue à accuser et à déplorer ses misères relativement aux pensées amères, l'abus des membres et des choses extérieures qui se rapportent à lusage de la vie.
27. Créez en moi, â Dieu, un coeur pur, parce que non-seulement la pensée vaine l'occupe, la honteuse le souille, et de plus, celle qui est amère le dissipe. Car souvent, ému par quelque injure, je suis pressé dans le coeur par les flots de mes pensées pressées. Ainsi inquiet et aveuglé, je cherche l'occasion de me venger, j'en multiplie les résolutions, et je ne roule en mon âme que les dissensions et les disputes qui manquent du dehors. Je ne vois pas ceux qui sont présents, je contredis les absents; au dedans de moi je fais et je reçois des injures, et je réponds plus durement à celles que je reçois. Et comme personne ne se présente à moi, je calme en mon esprit toutes ces rixes, je con sidère les embûches que tendent les envieux, et je pense à tout ce qu'ils peuvent opposer aux reproches, je cherche ce que j'ai à répondre, et, ne trouvant rien de solide, je travaille et m'épuise en dés luttes imaginaires. Je m'abstiens d'un travail qui serait utile, pace que je me fatigué en des pensées illicites. Ainsi combat intérieurement mon. esprit, lorsque personne ne combat contre lui. Quelquefois, ce que j'ai fait dans le corps, je le roule ensuite dans mon , esprit par' une pensée importune, et, bien souvent, je suis plus fatigué par le souvenir, que je ne l'avais été en faisant la réalité elle-même. Fréquemment aussi, ce que je n'ai pas fait, et même ce que je n'ai pas voulu faire, je le rumine dans mon esprit, comme si je me repentais de, ne l'avoir pas fait. Seigneur, purifiez-moi de mes péchés, cachés, parce que lorsque je ne fais rien extérieurement, au dedans je èche gravement. Car le garde gravées dans le coeur les choses que j'ai vues et que j'ai faites. Aussi, même lorsque je me repose, je ne cesse pas d'agiter en mon coeur le tumulte des occupations temporelles. Par la pensée en effet, je mange quand je jeûne; je parle quand je me tais; je suis irrité et tranquille; mon corps est calme et mon esprit court de droite et de gauche. 28. De cette sorte, je n'ai jamais pu passer cette vie sans péché . le peu même que j'ai mené avec quelque louange, n'est pas sans taché, si on le considère en écartant la clémence. Seigneur, délivrez-moi de mes nécessités, car souvent quand je veux les satisfaire, je sers le vice de la volupté ; sous prétexte de besoin, je tombe dans le piège du plaisir. Très souvent j'ai, en effet, mangé et j'ai bu, non pour obéir à la nécessité, mais par délectation, et ce qui suffisait pour répondre au besoin était peu pour le plaisir. J'ai pensé aussi au boire et au manger, quand je ne devais pas, où je ne devais pas, et plus que je ne devais. En pensant à la nourriture, je ruminais en esprit des mets tout le long du jour. Quand je cherche des vêtements pour couvrir mon corps, je réclame non-seulement ce qui peut abriter mes membres, mais encore ce qui les pare : et contre le froid, je veux non-seulement ce qui me garantit par l'épaisseur, mais encore, ce qui est doux au contact, et non-seulement ce qui est doux, mais de plis; ce qui frappe les yeux par la couleur. Lorsque, pour quelque nécessité, j'ai eu la permission de parler à quelqu'un, je me suis entretenu non-seulement des choses nécessaires, mais encore de celles qui ne l'étaient pas, et qui ne me regardaient point, et au sujet desquelles je n'avais reçu nulle autorisation. Je me suis plongé dans les colloques avec les hommes. Alors, j'ai parlé non pour l'édification, mais pour la destruction; j'ai dit, non ce qui convenait, mais ce qui me plaisait : j'ai proféré des paroles vaines et de nature à égayer, j'ai tenu des propos oisifs et inutiles. Me livrant à la loquacité, m'adonnant à la distraction, j'ai souillé ma langue par le mensonge et par la médisance. Ma bouche est pleine de toute tromperie, et elle m'a été plus nuisible que tous mes autres membres. Car ce que j'ai entendu ou vu, jamais je ne puis le rapporter exactement : mais j'affirme une chose pour une autre, et souvent j'y mêle du superflu; je mens presque chaque fois que je parie. 29. Mon gosier est brûlé par une insatiable avidité : plusieurs saveurs ne le peuvent contenter. Jamais je n'ai pu, par une pure confession, purifier mon coeur mauvais, plein de malice et de ruse. Mes mains ont toujours été prêtes pour le mal, toujours paresseuses pour le bien! Distendus par une nourriture trop copieuse, mon estomac et mes intestins sont remplis de douleurs. Car ce qui dilate la bouche, garnit les entrailles, affaiblit le corps et amène souvent la mort. Par les délices de la bouche; je suis tombé dans l'avidité du ventre, et de ce qui devait entretenir ma santé, j'ai tiré la nuisible habitude de manger avec excès. Mes pieds m'ont porté plus rapidement à quelque spectacle curieux qu'à l'Église. Mes yeux m'ont perverti par des regards mauvais, et ont entraîné, vers des désirs immondes, toute l'activité de mon corps. J'ai ouvert mes oreilles, plutôt aux paroles vaines et oisives qu'aux saints discours. Mon odorat s'est complu dans les senteurs inutiles, mon goût aux saveurs diverses des mets différents, et chacun de mes sens s'est délecté de ce vers quoi l'entraînait mon appétit. Ainsi, ô mon Dieu, en tous mes membres, j'ai dépassé le mouvement de la nature. Comme s'ils avaient formé une conspiration, ils m'ont livré au pouvoir de l'ennemi, ils ont fait alliance avec la mort et pacte avec l'enfer.
CHAPITRE XXVIII. Suite de l'accusation de ses propres iniquités, surtout du péché d'envie, de haine et de jactance, etc.
30. Arrachez-moi, Seigneur, des mains de l'homme ennemi, c'est-à-dire de moi-même, je ne puis m'éloigner de lui. Car, où que je me tourne, mes vices me suivent, où que j'aille, ma conscience ne me quitte pas, elle est présente, et tout ce que je fais, elle l'écrit, C'est pourquoi, bien que je fuie les appréciations des hommes, je ne puis échapper au jugement de ma propre conscience. Et si je cache aux autres ce que j'ai fait, je ne puis me le dérober à moi-même (qui connais le mal que j'ai commis). Le sentiment de ma culpabilité ne me laisse pas de repos, mais de jour en jour il me tourmente violemment et m'épouvante avec plus de force à la pensée du jugement. Car en ce temps , lorsque le Seigneur viendra pour rendre justice, la conscience de chacun sera amenée pour déposer, et le livre qu'elle a écrit étant ouvert, toutes les fautes commises seront luises devant les yeux : et ainsi, sous son influence nécessaire, chacun sera sots accusateur et son juge . C'est pourquoi je comparaîtrai devant moi , et je me jugerai moi-même, afin de pouvoir éviter le jugement de ce jour redoutable et extrême. Ma conscience me condamne, bien que le jugement de Dieu ne me condamne pas encore. Elle m'accuse d'homicide : que si je ne l'ai pas accompli de fait, par la volonté et par le désir, je m'en suis souvent souillé. Elle m'accuse d'adultère, et je réponds de la même manière. Elle m'accuse d'envie, et j'avoue que souvent ce vice a déchiré mon cour. Par l'envie, j'ai fait, des mérites de ceux qui vivaient saintement, mes propres péchés. Car le bien que je leur entendais faire ou dire, je ne le croyais pas tout-à-fait; ce qui était bien fait, je l'altérais par mes interprétations malignes. Tout le mal que disait d'eux une renommée menteuse, je le croyais de suite, comme si je l'avais vu. J'attribuais à mes émules toute espèce de mal et je trouvais matière à pécher dans les progrès qu'ils faisaient. Ces sentiments haineux, je les cachais au fond de mon coeur, et je les nourrissais pour en être tourmenté. Je portais envie à ceux qui progressaient, je favorisais ceux qui péchaient, je me réjouissais de leurs fautes et je pleurais à cause de leur avancement. 31. Je brillais contre ceux qui étaient gratuitement mes ennemis, et je redoutais que l'on aperçût cette malice de mon coeur. 'toujours je lui étais amer, jamais je ne lui étais soutien assuré: et par là j'étais l'ami du démon et mon propre ennemi. J'ai semé la discorde entre les âmes, j'ai affermi dans leurs brouilleries ceux qui étaient divisés, j'ai altéré par des mensonges leurs sentiments; dans les choses spirituelles, j'ai loué ce qui était de la chair, pour leur persuader que les biens spirituels leur faisaient défaut. J'ai feint des amitiés, pour tromper, autant que cela m'était possible, ceux qui se confiaient imprudemment à moi. Par mes soupçons mauvais, j'ai amassé des occasions de haines pour moi, et aussi j'ai réjoui les démons dont j'imitais le rôle. Pour plusieurs, j'ai été ami par les services que je rendais, ennemi dans l'âme, affecté dans mes discours, et sujet de honte par les actions. J'ai trahi les secrets, j'ai maintenu les soupçons injurieux, toujours pervers. Et ainsi « l'ennemi a poursuivi mon âme, il a humilié mon existence jusqu'à terre (Psal. CXLV, 3). » Très-clément Seigneur, d'où puis-je être bon, moi gui ai été si mauvais dans le bien? Je péchais et vous gardiez le silence, je prolongeais longtemps mon iniquité et vous continuiez votre bonté pour moi : parce que vous aviez des pensées de pénitence et de miséricorde. Faites donc miséricorde à ce malheureux, vous qui l'avez épargné tant de fois criminel. Car je crois que tout ce que vous avez résolu de me pardonner sera comme s'il n'avait jamais existé. 32. Non-seulement l'envie a affligé mon coeur, mais encore la vanité a enveloppé mon âme languissante, de diverses délectations. Car, par vanité, je me suis honteusement vanté d'oeuvres dont je n'avais pas conscience. J'entreprenais aussi d'enseigner ce que je ne savais pas. Je voulais que l'on crût de moi des choses fort relevées, je préférais les choses agréables aux solides, je détestais en paroles ce que je désirais en pensées, je donnais à mes vices le titre de vertus, et ainsi je me trompais et je trompais ceux qui me favorisaient. J'ai été prompt à faire de belles promesses que je n'ai pas tenues : inconstant dans le bien, constant dans le mal; grave dans les paroles, vil dans les pensées, toujours trompeur; joyeux dans la prospérité, faible dans l'adversité, enflé devant les hommages, inquiet devant les opprobres, immodéré dans la joie, facile à me laisser aller aux faiblesses humaines, éprouvant de la difficulté pour ce qui est bien. O Seigneur très-miséricordieux, ainsi mes jours se sont écoulés dans la vanité, ces jours que j'aurais dû employer à pleurer l'iniquité que j'ai commise, à exciter ma volonté languissante, à soupirer après l'héritage perdu, à désirer la félicité qui m'était promise, à me hâter d'arriver au lieu où je partagerai la société des anges, et à obtenir le pardon de votre majesté.
CHAPITRE XIX. Le coeur gémit encore et déplore devant Dieu ses misères et ses vices.
33. Toute ma vie m'épouvante, ô mon Seigneur, parce que, soigneusement examinée, elle ne me parait, que péché ou que stérilité: et s'il s'y montre quelque fruit, ce fruit est chose feinte ou imparfaite ou corrompue en quelque manière, de telle sorte qu'elle peut toujours ou ne pas vous plaire ou vous être déplaisante. Et bien qu'il en soit réellement ainsi pour l'impression que j'en éprouve , c'est comme s'il en était autrement : ce qui est le comble de la misère. En cette illusion, je mange, je bois et je dors en sûreté, comme si j'avais passé déjà le jour de la mort, et comme si j'avais échappé aux rigueurs du jugement et aux tourments de l'enfer. Je ris et je me livre à la joie, absolument comme si j'étais déjà avec vous en votre royaume. Aussi, redoutant le grand nombre de mes iniquités, me confiant en votre bonté, j'avoue devant vous, qui êtes mon Créateur et mon Rédempteur; à vous qui avez promis d'accorder indulgence et pardon après le crime, quand on en aurait fait une confession sincère et pleine des larmes du repentir, j'avoue que j'ai été conçu et, pourri dans les péchés et que j'y ai croupi tout le temps de ma vie jusqu'à ce jour. Je ne trouve aucune faute dont je; ne sois souillé en quelque manière. Car par l'orgueil j'ai transgressé vos ordres et ceux de mes supérieurs. Je n'ai pas observé le silence, ainsi que le veut ma règle, j'ai possédé, donné et reçu des choses qu'il ne m'était, pas permis d'avoir. Je n'ai pas écouté volontiers ou avec compassion, les cris des pauvres et des malheureux; je ne les ai pas visités dans leurs infirmités. J'ai acquiescé aux paroles de ceux qui me conseillaient le mal. Je pense plus facilement à beaucoup de choses d'en bas qu'à une seule d'en haut ; je reprends avec moins de répugnance les défauts des autres que les miens; et je ne rougis point de faire ce que je blâme dans les autres. Je regarde plutôt les vices que les vertus d'autrui. Voyant les fautes du prochain, je ne considère pas les miennes. Je suis indulgent pour mes manquements, je veux être sévère pour ceux de mes frères. Pour causer de la confusion aux autres, je suis fort; pour la supporter, je suis faible; lent pour obéir, je suis infatigable pour, fatiguer les autres ; engourdi pour ce que je dois et peux faire, je suis prêt pour ce, que je ne dois pas et ne puis pas accomplir. C'est ainsi que, par la suite de mes péchés, mon âme est remplie de maux. 35. Je me trouve pire encore dans l'Église : devant les autels, je ne prie point avec dévotion : je ne touche pas avec respect les vases sacrés : de corps je suis au chur, et d'esprit en quelqu'autre affaire qui m'occupe. Tantôt je reste dedans, tantôt je vais dehors; tant est grande ma légèreté de corps et d'esprit. Je chante une chose, je pense à une autre. Je profère les paroles de la Psalmodie, et je ne prête pas attention au sens qu'elles reniement: distrait d'esprit, d'un extérieur peu recueilli, les yeux. hagards, regardant de côté et d'autre tout ce qui se passe, je l'examine et je le vois. Malheur à moi, parce que je pèche là où je dois corriger mes péchés. Quelquefois même dans ce que je fais de bien, je tends vers ce qui est pire, parce que ce qui produit la joie dans mon âme et lui procure une certaine sécurité, rassure mon esprit et le fait se relâcher dans une sorte de torpeur. Souvent aussi je me suis loué, vantant les oeuvres que j'avais accomplies, et j'ai voulu que les autres me louassent. Bien souvent, les éloges des hommes que je ne cherchais pas, et qui ni ont été donnés, m'ont fait plaisir : et quand mon cur s'en exaltait imprudemment, le souvenir de bien d'autres choses que j'avais faites, se présentait soudainement à moi et augmentait mon orgueil. Réunissant habilement toutes ces pensées, et les engeançant ensemble, trompé, je me suis mis à m'enfler de plus en plus. Et quand je m'arrêtais à m'admirer ainsi moi-même, m'attribuant la gloire et ne la donnant pas à Dieu de qui j'avais reçu toutes choses, j'en ai perdu le fruit, et j'ai appris par cette expérience, que ceux qui me louaient juraient vraiment contre moi. Car plus on se glorifie en soi, plus on s'éloigne de l'amour de Dieu. 35. C'est ainsi, ô mon Seigneur, que ma vie s'approchait de l'enfer. Si vous me délivrez, j'aurai sujet de vous en rendre grâces : si vous ne m'en délivrez pas, je n'ai pas lieu de vous blâmer: parce que vous êtes juste. Hélas! quelle vie, que de mal j'ai fait, que de mal j'ai dit! J'ai honte d'avoir tenu une conduite pareille et d'être né. J'aimerais mieux ne pas exister que de me trouver en cet état. J'étais bon et je me suis rendu mauvais : il est juste que je sois toujours malheureux, puisque de mon gré je me suis rendu misérable. Ma conscience mérite condamnation : ma pénitence ne suffit pas pour satisfaire. Mais il est certain que votre miséricorde détruit toute offense. Détruisez donc, Seigneur plein de clémence, détruisez mon iniquité parla multitude de vos bontés. Et si, jusqu'à ce jour, j'ai vécu sans raison, désormais je ne veux plus qu'il en soit de la sorte. 36. Mais, hélas ! malheureux, j'ai si souvent avoué ces mêmes péchés ; je me suis relevé et je suis retombé, tant de fois je les ai commis, détestés et tant de fois je les ai déclarés! J'ai promis de me corriger, je n'ai jamais tenu parole et toujours je suis revenu à mon iniquité : aux fautes précédentes j'en ai joint de nouvelles et de pires encore. Jamais je n'ai amélioré ma conduite, comme c'était un devoir pour moi, je n'ai pas fui les méfaits. Et de plus, en me perdant, j'ai fait pécher, plusieurs personnes et ai été la cause de leur mal; quelques-uns ont été ruinés dans leur âme par les exemples de ma vie. Voilà mes péchés, ô Dieu très-plein de miséricorde, je ne les cache pas, je les montre, : je m'en accuse, je ne les excuse pas, parce que je connais, mon état criminel. Je ne suis pas juste pour cela, parce que si un autre m'accusait ainsi que je m'accuse moi-même, je ne pourrais le supporter avec patience. Assurément, j'aurais pu tomber dans le désespoir à cause de ces manquements et de ces vices sans nombre, de ces fautes et de ces négligences incalculables que j'ai commises et dans lesquelles chaque jour je ne cesse de tomber, péchant de cur, de bouche et d'acte, et de toutes les autres manières dont peut se rendre coupable la fragilité humaine, si, votre Verbe, â Dieu, ne s'était fait chair et n'avait habité parmi nous. Mais je n'ose pas désespérer, parce que ce divin Fils obéissant, jusqu'à la mort et à la mort. de la croix, a enlevé la cédule de condamnation portée contre nous à cause de nos iniquités, clouant à sa croix et le péché et la mort. Je vous rends grâces, ô Seigneur mon Dieu, de ce que vous m'avez visité et m'avez montré mes crimes. Maintenant tout d'abord, sous votre inspiration, j'ai appris à revenir à mon cour et à me connaître moi-même. J'appellerai quelqu'un de vos amis, et je lui exposerai toutes mes iniquités, ainsi que vous m'en avez donné l'ordre, afin que, par ses conseils et son secours, je puisse être délivré de toutes mes fautes et réconcilié avec vous.
CHAPITRE XX. Confession devant le supérieur.
37. Écoutez donc, mon Père, un misérable pécheur : entendez la voix de ce malheureux qui pleure et qui se repent : considérez combien j'ai gravement péché, et combien gravement j'ai offensé mon Créateur. Sur l'ordre de Dieu, je suis rentré dans mon coeur, et après en avoir tout banni, excepté le Seigneur et moi, je l'ai examiné avec soin et en détails, et pour avouer la vérité, je n'y ai trouvé qu'un lieu d'horreur et de vaste solitude : c'est-à-dire une conscience longtemps négligée, couverte de ronces et d'épines et pleine de tonte: sorte d'immondices. Je n'aperçois aucun vice dont je n'aie ressenti les atteintes. La colère m'a agité, l'envie m'a déchiré, l'orgueil m'a enflé. De là sont venues l'inconstance de l'esprit, la bouffonnerie de la bouche, les moqueries à l'égard du prochain, les méchancetés de la détraction, les libertés de la langue. Je n'ai pas gardé les ordres des anciens, je les ai critiqués : réprimandé au sujet de mes négligences, ou bien je me suis révolte, ou bien j'ai murmuré; j'ai cherché avec impudence à être préféré à ceux qui étaient meilleurs que moi; j'ai tourné en dérision la simplicité de mes frères selon la religion ; j'ai prononcé mes sentences avec arrogance; j'ai dédaigné les prévenances que l'on me faisait, je les ai recherchées lorsqu'on ne me les offrait pas. Je n'ai pas observé le respect dans ma soumission, la modestie dans mon langage, la retenue dans ma conduite. J'ai eu de la ténacité dans ma volonté, de la dureté dans mon coeur, de la jactance dans mon bavardage. J'ai été trompeur dans l'humilité, obstiné dans ma haine, mordant dans mes plaisanteries. Impatient de soumission, avide de puissance, paresseux pour le bien, rude pour me plier à l'unité, raide pour l'obéissance, prompt à parler de ce que je né savais pas, prêt à supplanter les autres, inhumain dans la société de mes frères, téméraire pour juger, criard en parlant, pénible à entendre, présomptueux en enseignant, effréné jusqu'à l'indécence dans mes plaisanteries : onéreux à mes amis, importun pour ceux qui étaient en repos. ingrat pour mes bienfaiteurs, enflé par les hommages et impérieux à l'égard des inférieurs. Je me suis souvent vanté d'avoir fait des choses que je n'avais pas faites, d'avoir vu ce que je n'avais pas vu, d'avoir dit ce que je n'avais pas dit. J'ai feint, aussi de n'avoir pas fait ce que j'avais fait, j'ai nié avoir dit ce que j'avais dit, j'ai assuré n'avoir pas vu et pas entendu ce que j'avais vu et entendu, et ainsi je suis coupable de toutes parts. Coupable dans le siècle, coupable dans le cloître : mais là par ignorance et ici par négligence, et ce double spectacle me remplit d'épouvante et de terreur. 38. Cependant, ce qui m'effraie encore davantage, c'est que dans le monastère je me trouve pire en présence du peigneur. Dieu m'a placé en un lieu de délices, dans la maison de l'abondance, dans le paradis des jouissances : et moi, malheureux et misérable, au milieu des tables de ceux qui prennent leurs repas, je meurs de faim, j'ai soif au bord de la fontaine, je grelotte devant le feu ; et je ne veux étendre les mains d'aucun côté tant je suis paresseux et dégoûté. Ainsi je perds le temps que Dieu, dans sa bonté, m'avait accordé pour faire pénitence, pour obtenir le pardon, pour acquérir la grâce, pour mériter la gloire. Je suis comme un monstre au milieu des enfants de Dieu; je porte l'habit du moine, je n'en tiens pas la conduite. Je crois que tout est sauvé, pour moi par ma grande couronne et ma grande cuculle. Comme un arbre stérile, j'occupe la terre, et comme un vil animal, je dépense plus que je ne profite. Je tiens la place plus élevée d'un autre, et je ne remplis l'office de personne. et e suis comme un tronc sans feuilles et sans fruits. Les autres me nourrissent du fruit du travail de leurs mains comme leur prébendier. Et moi, comme un pauvre, comme un malheureux, je ne mène ni la vie d'un clerc, ni celle d'un laïque. Je ne puis ni chanter ni lire, je ne sais pas travailler : je suis l'opprobre des hommes, plus vil que les animaux, pire qu'un cadavre. Un chien pourri inspire moins d'horreur aux hommes que n'en cause à Dieu l'âme pécheresse. Aussi je m'ennuie de vivre, je rougis d'exister, parce que je progresse peu. Je crains de mourir parce que je ne suis point prêt : néanmoins, je préfère mourir et me remettre et me confier à la miséricorde de Dieu qui est bon et tendre (Joel. II, 13) que de causer du scandale à quelqu'un par ma mauvaise conduite. Car tout le jour ma honte est contre moi, et la confusion de ma face me couvre (Psal. XLIII, 16) quand je me vois somnolent dans les veilles, lent à me rendre aux heures canoniales et paresseux pour le travail des mains. Je vois les uns assister avec tant de courage et de ferveur aux louanges de Dieu, les autres se tenir devant Dieu avec tant de respect et d'allégresse et le bénir; pour moi je ne puis être contrit jusqu'aux larmes, tant est grande la dureté de mon coeur. Il ne me convient pas de chanter, la prière ne me plaît point; je ne trouve pas de méditations saintes, tant est grande la stérilité de mon âme, si considérable la disette de dévotion dont je suis affligé. 39. Infortuné que je suis ! tous ceux qui m'entourent, le Seigneur les visite, mais il ne s'approche pas de moi. L'un, je le vois, est d'une abstinence singulière ; l'autre, d'une patience admirable ; l'autre, d'une humilité profonde et d'une grande douceur; l'autre, d'une insigne miséricorde et bonté; celui-ci a de fréquentes extases dans ses contemplations; celui-là, par la force. de ses prières, frappe et pénètre les cieux ; les autres excellent dans d'autres vertus, je les regarde tous et les vois toits fervents, tous dévots, tous unis parfaitement en Jésus-Christ, tons inondés des dons célestes de la grâce, comme des hommes véritablement spirituels que Dieu visite et en qui il réside; en moi je ne trouve rien de semblable, parce que dans son courroux, le Seigneur s'est éloigné de son serviteur. De là vient que lorsque les autres veillent, je dors ; quand ils chantent dans le monastère, moi je divague de côté et d'autre; quand ils se dérobent dans un lieu caché aux colloques des hommes, pour s'y entretenir avec le roi des anges, moi je cherche à causer avec les hommes ; lorsqu'ils s'appliquent à la lecture, moi je me livre à des conversations vaines et oiseuses; quand ils s'examinent et se jugent eux-mêmes, moi je juge les autres. La vie commune, la discipline générale et létude faite ensemble plaisent aux autres, moi j'aime les places et les chemins écartés. Ainsi, depuis que j'ai pu pécher, je n'ai jamais cessé de manquer et de faire des oeuvres coupables. Sans relâche j'ai entassé péché sur péché, et les fautes que je n'ai pu commettre par actions, je n'ai cessé de les commettre par mes mauvais désirs et mes volontés coupables. 40. Mais par dessus tout, la délectation de la chair qui a crû avec moi dès le berceau, s'est toujours attaquée à moi, et encore elle ne me lâche pas, bien que mes membres commencent à sentir la faiblesse de la vieillesse; en beaucoup de diverses manières, elle a souillé, captivé et affaibli mon âme infortunée et l'a rendue débile et sans vigueur, après l'avoir dépouillée de toute vertu. Et j'avoue que souvent je suis remué et enflammé par les souvenirs impurs de cette conduite criminelle, j'en éprouve des ardeurs violentes et déshonnêtes; et ce ne sont pas seulement les tristes souvenirs et les folles pensées des délectations que j'ai ressenties qui m'ont été nuisibles, j'ai reçu aussi dommage des fautes que l'on m'a racontées des autres, fautes qui, rappelées en ma mémoire par de honteux souvenirs, ont souillé mon coeur par le grand venin de leur iniquité. Et en cela je suis tristement misérable, parce que je n'ai pas autant de chagrin que je connais qu'il m'en faudrait éprouver; mais je reste en sûreté dans ma torpeur, comme si je ne savais pas ce que je suis au dedans. 41. Ce qui dépasse pont moi toute infortune, c'est que, pervers de la sorte dans ma conduite, souillé dans mes lèvres, impur dans mon coeur, je m'approche de l'autel et je né crains pas de toucher le corps du Christ de mes mains coupables. Orgueilleux, je vais à celui qui est humble, colère, à celui qui est doux, cruel à celui qui est miséricordieux, et néanmoins celui qui est humble supporte l'orgueilleux, celui qui est doux supporte celui qui est emporté, et le miséricordieux accueille le violent. Serviteur, je viens à mon maître, conduit non par l'amour, mais par la crainte, non par la dévotion, mais par la routine. Je viens au maître dont j'ai frappé. le serviteur, au Père, dont j'ai tué le Fils, l'ayant frappé par la parole, l'ayant tué par l'exemple : malgré cela, je ne redoute pas te Seigneur, je ne respecte pas le Père. Restant au milieu des frères, troublant les uns et troublé par quelqu'un d'entreux, parfois je m'approche de celui qui est pacifique. En cet état, je me présente pour recevoir le baiser de paix, moi qui aurais dît, au préalable, aller recevoir le baiser de réconciliation du Père à qui j'ai fait, de la peine. Mon iniquité me convainc d'être coupable et d'être ennemi du Seigneur, et souvent mon péché m'a séparé de Dieu. C'est pourquoi je vous conjure, mon Père, de m'instruire et de m'apprendre comment je puis ou toujours rester avec mon Dieu, ou revenir à lui, lorsque par suite de mes fautes, je me serai séparé de lui.
CHAPITRE. XXI. Réponse et instruction du Père spirituel à son pénitent.
42. Mon Fils, votre confession m'a arraché des larmes, soit à cause de moi, soit à cause de vous. Je pleure sur moi, parce que tout ce que vous m'avez dit, je le trouve, ou à peu près, en moi, et vous m'ayez rappelé en souvenir bien des fautes que j'avais oubliées. Je me réjouis à cause de vous, parce que celui qui se lève dans les hauteurs de l'orient vous a visité. Vous n'êtes pas loin, en effet, du royaume de Dieu. La connaissance de son péché, c'est le commencement du salut. Ayez confiance dans le Seigneur, parce que l'humilité de votre confession sincère suppléera à ce qui manque en vous, en fait de ferveur et de bonnes oeuvres. A quelque heure, en effet, que le pécheur se convertira en gémissant, il sera sauvé (Ezech. XVIII, 21), parce que Dieu ne méprisera pas un coeur contrit et humilié (Psal. L, 19). En effet, il semble au Seigneur qu'il a plus tardé à accorder le pardon au pécheur, que le pécheur à l'accepter. Ainsi, il se hâte, dans sa miséricorde, de le délivrer du tourment que lui fait souffrir sa conscience, comme si la comparaison à l'égard de ce malheureux le touchait plus que sa propre misère n'émeut le coupable lui-même. Car, qui se repent vraiment et éprouve un sincère regret, sans nul doute comme sans nul retard, il recevra indulgence. Et plus souvent et plus grandement il éprouve de la douleur au fond de l'âme à cause de son péché. plus il devient certain et assuré d'avoir reçu son pardon. A raison de quoi l'Esprit paraclet console avec autant de plaisir que de continuité, le cur affligé par les pleurs et les regrets gage produit la pénitence. Il le visite souvent, il le fortifie avec bonheur, il le ramène aux sentiments d'une confiance parfaite, quand il le voit condamner ses crimes en pleurant, et pleurer en les condamnant. Il s'établit dès-lors une certaine familiarité entre Dieu et l'âme; celle-ci éprouve plus souvent la joie des visites de son Seigneur, et l'arrivée de son bon maître ne la console pas seulement, mais, de plus, la remplit d'une certaine joie inexprimable. 43. Mais qui est propre à recevoir ces consolations? Assurément le vrai pénitent. Car toits les péchés sont lavés dans la confession : la conscience est purifiée, l'amertume est enlevée, l'iniquité est chassée, la tranquillité revient, l'espérance renaît, et l'esprit retrouve sa joie. Après avoir reçu le baptême, nous n'avons pas d'autre remède à employer que la confession. Que la componction du cur soit donc véritable, la confession de la, bouche sincère, 1a mortification de la chair discrète, l'extirpation des vices prompte, la pratique des bonnes oeuvres empressée et joyeuse. Ne rougissez pas de vous confesser à Dieu, aux yeux de qui vous ne pouvez être caché. Il tonnait les secrets des coeurs, tout est à nu et découvert à ses regards; tous nos péchés sont écrits en sa présence. Mais ce que la transgression écrit d'un côté, la confession le détruit de l'autre. N'ayez donc pas de honte de dire ce que vous n'avez pas eu honte de faire. Que si vous rougissez de me dire, à moi seul pécheur, les fautes que vous avez commises, que ferez-vous au jugement, quand votre conscience sera montrée à tous les hommes ? Si vous étiez contraint de traverser nu une grande multitude, vous ne pourriez vous empêcher de rougir; pourquoi donc éprouvez-vous moins de confusion, quand une pensée immonde souille votre esprit? Pourquoi rougissez-vous moins des nudités du cur que vous ne rougiriez de celles du corps? Pourquoi redoutez-vous davantage le regard des hommes que celui des anges? Une telle confusion sépare de Dieu. Tout l'espoir du pardon et de la miséricorde git dans une confession sincère. Une confession feinte n'est pas du tout une confession, elle est une double confusion. Cacher sa misère, c'est écarter la miséricorde de Dieu . la pitié ne peut s'exercer là où la présomption affecte la dignité et les dehors du bien. L'humble aveu de son mal excite la compassion. Il n'est point de faute si grave qui n'obtienne son pardon par une confession sincère. Manifestez donc de suite les vices de votre cur et vos mauvaises pensées. Car le péché révélé est bientôt guéri, le crime célé s'augmente. Le vice, s'il se découvre, devient petit de grand qu'il était; s'il se cache, petit, il prend des proportions considérables. Car une prompte confession applique un prompt remède. Il vaut mieux éviter le vice que le châtier, de crainte qu'y étant tombé, vous ne puissiez l'éloigner.
CHAPITRE XXII. On suggère des remèdes efficaces contre les mauvaises pensées, le souvenir de la passion de Jésus-Christ et la considération des fins dernières.
44. Chaque fois que vous vous sentez attaqué de pensées honteuses et attiré. vers des délectations illicites, mettez devant vos yeux Jésus-Christ crucifié pour vous. Considérez comment Judas le livre aux Juifs, avec quel mépris il est traité, blasphémé et souffleté, jugé et condamné, dépouillé et flagellé, et enfin, comblé d'opprobres et de hontes, crucifié entre deux voleurs, attaché au bois de son supplice par des clous, couvert de crachats, couronné d'épines, et blessé par le fer d'une lance. De tous côtés son sang coule, et, en courbant la tête, il rend l'âme. Ainsi votre rédempteur meurt pour vous, et vous, vous laissez souiller votre âme par je ne sais quelle vile idée. Cette seule considération suffirait pour exclure toutes les pensées défendues. Mais passons à d'autres. 45. Considérez comment vous mourrez, lorsque, tourmenté par une grave maladie, et arrivé à l'extrémité, renversé à terre, au milieu de longs soupirs et de pénibles hoquets, entre des douleurs et des craintes de toute sorte, vous exhalerez votre souffle dernier. Votre corps alors sera pâle et horrible, la puanteur et la corruption s'empareront de lui : il sera la nourriture des vers. Ces spectres affreux qui attendent le passage de votre âme, se saisiront d'elle et l'entraîneront de tous côtés, les démons terribles et effroyables la glaceront d'épouvante. Examinons qui la défendra de ces bêtes rugissantes prêtes à la dévorer, qui la consolera lorsqu'elle redoutera que ces monstres infernaux ne se précipitent en foule sur elle; ou qui la conduira dans les régions inconnues qu'elle aborde? Considérez aussi avec quelle soudaineté arrivera le jour dernier : il arrive subitement, et peut-être viendra-t-il aujourd'hui. Le voici : déjà vous serez présenté devant le juge redoutable; vous serez accusé de crimes nombreux et considérables; il n'y en a pas un seul, il n'y en a pas peu, ils sont innombrables; ils ne sont pas médiocres, ils sont très-grands; ils ne sont pas douteux, ils sont très-certains; ce n'est pas une accusation courte qui les signale, c'est un long réquisitoire, catalogue aussi étendu que toute votre vie : ce n'est pas un seul accusateur qui vous attaque, vous avez autant de poursuivants que vous avez commis de délits. Le juge sévère vous accusera lui-même. Tous les esprits bons et mauvais s'élèveront aussi contre vous devant Dieu. Les bons, parce qu'ils doivent pratiquer la justice à l'égard de Dieu; les mauvais, parce qu'ils conservent votre iniquité. Vous serez présenté à autant de juges et de peuples qu'il y a eu de personnes qui vous ont précédé dans la voie des bonnes oeuvres. Vous serez confondu par autant de critiques qu'il y aura eu de personnes qui vous ont donné le modèle d'une sainte conduite. Vous serez convaincu par autant de témoins qu'il y aura eu de personnes qui vous auront averti par leurs bonnes paroles et leurs actions louables. A tous les peuples seront découvertes vos iniquités, et à tous les hommes seront dévoilés les manquements que vous aurez commis non-seulement par actions, mais encore par pensées et par paroles. 46. En cet instant fatal, vos nombreux péchés, que vous ne voyez présentement pas, sortiront comme à l'improviste, et s'élanceront comme d'une embuscade, et peut-être en sortiront-ils plus nombreux et plus terribles que ceux que vous voyez actuellement. De toutes parts vous serez dans les angoisses. D'un côté seront les fautes qui vous accuseront, de l'autre, la justice effrayante : sous vos pieds l'horrible bouche béante de l'enfer, au-dessus de votre tête, le juge irrité; au dedans la conscience qui vous brûlera, au dehors le monde qui vous consumera. Si le juste échappera à peine, saisi de la sorte, dans quelle direction le pécheur se pressera-t-il? Se cacher sera impossible; se montrer sera insupportable. En un si grand danger, votre conscience, ayant le sentiment du mal quelle a commis, vous tourmentera, les secrets de votre cur vous feront souffrir. Cette conscience vous y contraignant, vous serez vous-même ,votre accusateur et votre juge: Convaincu par son propre témoignage et par les yeux du juge lui-même, qui auront tout vu, vous ne pourrez fuir, mais, tremblant et inquiet, vous serez suspendu, en attendant la sentence, dans l'angoisse de ce péril et de ce danger, comme sur le point de recevoir de suite ce que vous ne pourrez jamais plus ni abandonner ni perdre. Le juge sera alors grandement irrité et horriblement sévère : une fois rendue, sa sentence sera immuable : les effroyables bourreaux dans le coeur de qui la compassion n'entre jamais, seront prêts, à vous entraîner aux tourments, aussitôt que l'arrêt sera prononcé. Ces tourments seront sans relâche et sans adoucissement : la crainte vous épouvantera lorsque la terre s'ouvrira devant vous et que vous serez renversé, et que vous tomberez dans l'étang du souffre brûlant et infect. Le feu calcinera extérieurement votre corps; le ver rongera intérieurement votre conscience; là vous resterez sans fini sans espoir de pardon et de miséricorde. Et ce qui surpassera tous les supplices de l'enfer, ce sera de ne pas voir Dieu, ce sera d'être privé des biens qu'il était en votre pouvoir d'obtenir. 47. Si vous voulez chasser de votre coeur toutes les mauvaises pensées, ayez souvent ces réflexions présentes à votre esprit. Car là où est votre pensée, là est votre affection, là est votre coeur, où se trouve votre désir; car nous roulons plus; souvent dans notre idée, ce que nous aimons davantage: Chacun se tient debout ou tombe dans sa pensée. Si vous pensez au bien, votre pensée sainte vous conserve. Si vous pensez au mal; « l'esprit saint de la discipline fuira la feinte et se soustraira aux idées; qui sont sans intelligence (Sap. I, 5), et le temple de Dieu sera la caveras du démon : parce que le diable saisit celui que Dieu abandonne. Le Saint-Esprit suggère des pensées douces et bonnes : l'esprit mauvais en inspire de mauvaises, d'amères, de vaines, d'inutiles et d'immondes. Et c'est pourquoi, à quelque heure qu'une pensée nuisible touche votre coeur, n'y donnez point consentement: ne souffrez pas qu'elle reste dans votre coeur, mais repoussez-la tout de suite. Car aux yeux du Seigneur, nos pensées ne s'en vont pas vides, et aucune minute du temps de notre vie ne s'écoule sans mériter quelque récompense. La mauvaise pensée enfante la délectation, la délectation amène le consentement, et le consentement l'action, l'action, l'habitude, l'habitude, la nécessité, la nécessité la mort. Comme la vipère meurt déchirée par les petits portés dans son ventre, ainsi nos pensées entretenues; dans notre esprit nous donnent la mort. Il appartient au démon de nous souffler des mauvaises pensées; il este en notre, pouvoir de les rejeter de- suite. Si elles croupissent dans notre esprit, ce séjour résulte de notre volonté, et nous est attribué comme notre propre faute. Car, celui qui est debout se tient par la volonté de Dieu. Cependant la pensée immonde ne souille pas l'esprit, lorsqu'elle le touche; mais seulement lorsqu'elle le subjugue par la délectation.
CHAPITRE XXIII. Des pertes que cause le péché d'orgueil, d'envie et de détraction.
48. De même que l'orgueil est la source de tous les crimes, il est aussi la ruine de toutes les vertus. Il est le premier dans le péché, et le dernier dans la détraction. Au début, il renverse l'âme par le péché, ou bien à la fin, il la fait déchoir de l'état de vertu. Aussi est-il le pire de tous les péchés, parce que soit par rapport aux vertus, soit par rapport aux vices, il ruine l'âme des hommes. Les autres vices n'attaquent que les vertus auxquelles ils sont opposés et qu'ils détruisent ainsi la luxure est l'ennemie de la pudeur, la colère, celle de la patience seul, l'orgueil s'élève contre toutes les vertus de l'esprit, et comme une maladie générale et pestilentielle, il les corrompt toutes. Aussi, si l'humilité ne précède, n'accompagne, et ne suit toutes nos actions : si elle n'est placée devant pour que nous la voyions à côté , pour que nous nous attachions à elle, entre nous et ce qui nous entoure pour nous retenir, l'orgueil nous arrachera tout des mains. Quelle que soit la sainteté de l'ouvre, elle est nulle devant le juge intérieur, si l'orgueil de l'âme l'élève. Tout ce que l'on fait périt, si l'humilité ne le garde pas avec soin. Voici les marques de l'orgueil : clameur dans les paroles, amertumes dans le silence, dissolution dans la joie, fureur dans la tristesse, humilité en apparence, honte dans sa conduite, rancune quand on est repris. 49. L'envie est la teigne de l'âme. Elle dévore le sens, brûle la poitrine et infecte l'esprit; comme une peste, elle ronge le coeur de l'homme et consume toutes les bonnes actions dans son ardeur empestée. Qui envie le bien fait par autrui , en fait par là un péché pour lui-même. Quand nous voyons quelques pécheurs, ne les jugeons pas facilement, mais plutôt pleurons, parce que nous sommes tombés ou nous pouvons tomber dans les mêmes fautes. Si vous voulez corriger un coupable, gourmandez-le en public, mais ne le mordez pas, en secret. De quoi sert, en effet, qu'en mon absence, vous racontiez mes fautes aux autres ? Malheur à qui refuse de corriger sa vie, et qui ne cesse pas de critiquer celle d'autrui. Si vous voulez attaquer, rétorquez contre vous-même vos propres fautes, examinez vos manquements et non ceux des autres. Jamais vous ne direz de mal d'eux, si vous vous examinez bien. Ne souillez pas votre bouche de ce que les autres font, de mal : ne mordez, pas celui qui pêche, mais ayez compassion de lui : parce que la détraction est une faute grave. Celui qui dit le mal et celui qui l'écoute sont également coupables. De même que vous vous irritez, contre une autre personne qui dit du mal de vous : de même, mettez-vous en colère contre vous lorsque vous dites du mal d'autrui. La détraction est plus blessante quune véritable et sincère réprimande faite de coeur.
CHAPITRE XXIV. Avis divers pour éviter la curiosité, le mensonge, les vaines paroles et les désirs de la vengeance.
50. La curiosité séduit plusieurs personnes. Tant que l'on considère avec attention les fautes des autres, on ignore les siennes propres. Qui s'examine lui-même ne cherche point ce qui est à reprendre dans les autres, mais ce qu'il a à pleurer en soi-même. Ne désirez jamais savoir ce que les hommes disent entr'eux. Fuyez aussi avec une précaution extrême toute sorte de mensonge. Ni par hasard, ni de propos délibéré, ne trompez personne, « parce que la bouche qui ment tue l'âme (Sap. I, 11). » Ne défendez la vie de qui ce soit par n'importe quelle fausseté. Evitez les paroles déshonnêtes ; rejetez tout propos qui n'édifierait pas ceux qui l'entendraient, car les expressions vaines souillent vite l'âme, et on fait avec facilité ce que l'on écoute avec plaisir. Les vains propos sont l'indice d'une vaine conscience. La langue découvre les moeurs de l'homme, et telle est la conversation, telle est l'âme parce que le cur parle de labondance du cur (Matt. XII, 34). Les vains propos n'échappent pas au jugement : ceux qui se laissent aller aux paroles inutiles, s'écartent de la droite voie. Qui ne désire pas la louange, ne sent pas la honte. Jugez par votre propre jugement et non par celui d'autrui. Personne ne peut mieux savoir qui vous êtes, que vous qui avez sentiment de vous-même. De quoi vous sert, si vous êtes méchant, d'être proclamé bon. Soyez tel que vous voulez être vu.
Si vous êtes sage, vous vous conserverez toujours le même.
Appliquez-vous à dire non ce qui plaît, mais ce qu'il faut. Qui ne réprime pas une parole oiseuse, glisse bientôt dans celles qui sont nuisibles, c'est une grande vertu de ne pas blesser celui qui vous a blessé ; c'est une grande gloire de faire grâce à celui à qui vous pouviez nuire.
Epargner le vaincu, c'est bien noble vengeance.
Tout ce qui survient de contraire vous arrive à cause de vos péchés. Calmez donc votre douleur,et dites : c'est là un petit châtiment comparé à celui que méritent mes iniquités. Vainquez la malice par la bonté, foulez aux pieds, en les dissimulant, les erreurs de ceux qui disent du mal de vous : en temps de paix, ne soyez pas infidèle, en matière d'amitié, ne soyez pas inconstant. Invitez à la paix ceux qui se haïssent et ramenez à la concorde ceux que les brouilleries divisent.
CHAPITRE XXV. L'auteur propose diverses règles de conduite remarquables.
51. La conscience de l'homme est un abîme profond. Car de même qu'un abîme ne peut être épuisé, de même le coeur humain ne peut être privé de ses pensées, mais elles roulent en lui avec une perpétuelle volubilité. C'est une grande mer, et aux bras étendus, là se trouvent des reptiles sans nombre (Psal. CIII, 25). Car ainsi que le reptile rampe en secret et se promène de côté et d'autre dans les sinuosités anfractueuses, de même, les pensées empoisonnées entrent dans la conscience de l'homme, et en sortent, de sorte que l'homme ne sait ni d'où elles viennent ni où elles vont. Il le connaissait bien celui qui disait « Le coeur de l'homme est pervers, il est insondable, et qui le con naîtra (Jer. XVII, 9)?» Ce qui ne se laisse pas sonder, ne se laisse pas connaître. 52. Nulle peine n'est plus insupportable que la mauvaise conscience. La mauvaise conscience est toujours piquée par ses propres aiguillons. Si le bruit public ne vous condamne pas, elle vous condamne parce que personne ne peut se fuir soi-même. Voulez-vous n'être jamais triste ? Vivez saintement. La bonne conduite procure toujours la joie; la conscience du méchant est incessamment dans la peine. Soyez indulgent à l'égard des manquements des autres, comme à l'égard des vôtres : ne jugez personne aussi sévèrement que vous. Jugez les autres comme vous désirez être jugé vous-même. Votre loi vous ne vous-même. Le jugement que vous infligez à autrui, on vous le fera subir. Ne condamnez nul homme avant de bien examiner, éprouvez, et ensuite prononcez. Ce n'est pas celui qui est accuse, c'est celui qui est convaincu qui est coupable. C'est chose très-périlleuse de juger quelqu'un sur simple soupçon. Dans les choses douteuses, référez la sentence au jugement de Dieu. Ne choisissez pas celui à qui vous voulez faire miséricorde, dans la crainte de laisser celui qui mériterait de la recevoir. Donnez-vous à tous si vous le pouvez, parce que vous ne savez les soins de qui vous rendront plus agréable aux yeux du Seigneur. Que votre bonne volonté soit plus grande que ce que vous donnez, parce que, telle sera votre intention, tel sera votre don. Qui tend la main avec tristesse, perd le fruit de la récompense. Là où il n'y a pas de bienveillance , il n'y a pas de miséricorde. N'enlevez pas à l'un pour donner à l'autre : parce qu'il ne sert de rien de refaire l'un de ce qui appauvrit l'autre. Ecartez de vous tout ce qui empêche votre bonne résolution : méprisez vivant ce que vous ne pouvez avoir après la vie. 53. Il est difficile, disons mieux, il est impossible de jouir des biens présents et des biens à venir : de rassasier ici-bas son ventre, là-haut son unie : de passer des délices à d'autres délices, et de trouver sa gloire et sur la terre et dans le ciel. Si vous voulez vivre dans les joies de l'âme, n'ayez pas beaucoup de. possessions. Chacun en achevant cette vie présente, ne peut avoir ensuite que ce qu'il aura mérité en celle-ci. Plus nous cherchons de basses jouissances, plus nous nous éloignons . du souverain amour. Qu'il n'y ait aucun revers que votre pensée ne prévienne; aucune adversité qui vous prenne à l'improviste. Mettez-vous bien dans l'esprit qu'il n'est rien qui ne puisse vous arriver. Evitez la fosse dans laquelle vous voyez qu'un autre est tombé. Que la chute d'autrui vous rende précautionné. Tandis que nous ne le savons pas, la mort fond soudain sur nous. Nous ignorons ce qui nous attend aujourd'hui, et nous ne savons si cette nuit, le sort de la mort n'enlèvera pas notre âme. Chaque jour nous avançons vers le terme de la vie et nous nous acheminons vers la mort. Aussi à chaque heure nous devons penser au but dont chaque instant nous rapproche. De là vient que le Seigneur dit par le Prophète : « Ta perdition vient de toi, Israël : ton secours n'est qu'en moi (Osee. XIII, 9). » Comme s'il disait si tu péris, prends-t'en à toi, si tu te sauves, c'est grâce à mon secours. Le pénitent ne doit jamais être rassuré sur le pardon de ses péchés. Car la sécurité produit la négligence et fait souvent retomber le coeur inattentif, dans ses antiennes fautes. Il faut éviter non-seulement les fautes graves, mais encore celles qui sont légères. Car plusieurs péchés véniels en forment un mortel, comme les petites gouttes forment de grandes rivières. Il n'est pas douteux que ceux qui demeurent chastes et vierges, sont semblables aux anges. (Matt. XXII, 30 et Luc. XX, 36).
CHAPITRE XXVI. De l'importunité du ventre et des ruses du démon.
54. Il n'est pas pour l'homme, d'exacteur aussi impitoyable que le ventre, qui chaque jour vous presse par l'aiguillon de la faim. Que si parfois nous naissons avec les autres vices, nous ne mourrons pas avec eux, mais nous naissons avec le ventre et nous mourons avec lui. Mon père m'a laissé obligé à beaucoup de créanciers, je me suis délivré de tous. Il en reste un dont je ne puis me libérer, c'est le ventre. Il n'écoute pas les préceptes, il demande, il réclame. Il n'est pas cependant un créancier exigeant : on peut le congédier avec peu, pourvu que vous lui donniez ce que vous devez et non ce que vous pouvez. Dieu, prévoyant que certains peuvent pécher, pour qu'ils ne pèchent pas, leur envoie pour les sauver, l'infirmité de la chair : de sorte qu'il leur est plus utile d'être brisés par la maladie pour leur salut, plutôt que d'être bien portants pour leur damnation. Il est une santé nuisible qui conduit à la désobéissance; et il est une infirmité salutaire qui, par la rigueur divine, brise la dureté de l'âme et l'humilie. 55. Le diable, quand il veut tenter quelqu'un, regarde d'abord la nature de chacun, et il s'attache ensuite au péché vers lequel il aperçoit que l'on est porté. Aux esprits doux et agréables, il propose la luxure ou la vaine gloire; aux âmes rudes, il offre la colère, l'orgueil ou la cruauté. Notre ennemi se voyant exclus de la sensualité extérieure, attaque l'intérieur et y pénètre après avoir ramassé toutes ses forces. Il réprime ce qu'il peut; il tolère ce qu'il ne peut faire disparaître parce que, bien qu'il supporte l'aboiement du chien, il n'en craint pas la morsure. Il mord, lorsqu'il entraîne à consentir ; il aboie quand il suggère; et alors, il ne blesse pas, mais il couronne, parce que, bien qu'il fatigue celui qui lui résiste, il ne lie que celui qui donne son consentement.
CHAPITRE XXVII. De la prière et de la manière de bien prier.
56. La prière est la dévotion de l'âme : c'est-à-dire, la conversion vers Dieu, par une affection pieuse et humble. Humble, à cause du sentiment de sa propre faiblesse : pieuse, par la considération de la clémence divine. Nulle autre méthode n'incline plus promptement le Seigneur à la miséricorde, que la conversion vers lui, de l'homme qui le prie, conversion opérée avec un sentiment parfait de dévotion. Rien ne l'embrasse comme le pur attachement de l'âme. Ainsi lorsque vous voulez prier, entrez seul dans la retraite de votre coeur, et votre esprit recueilli, votre esprit entier et libre de soucis, rendez-vous au lieu de la prière, et, vous tenant en présence de Dieu devant l'un des autels, pénétrez dans les cieux par l'instance de vos prières, et, admis au centre des choeurs célestes, déplorez devant eux, vos misères et vos malheurs. Découvrez votre besoin, implorez leur pitié, et je me confie à celui qui a dit : Demandez et vous recevrez (Luc. XI, 9). Si vous persistez à frapper, vous ne sortirez pas les mains vides. Priez comme si vous étiez ravi et présenté à la divine majesté assise sur son trône, en ce lieu où mille millions d'anges servent le Seigneur, et où dix centaines de mille assistent à ses côtés (Dan. VII, 10). Nous prions véritablement, lorsque nous n'avons pas de pensées étrangères. Car, comme il n'est aucun moment où l'homme ne jouisse ou n'use de la bonté et de la miséricorde de Dieu : de même, il ne doit se trouver aucun instant où il ne l'ait présent à sa mémoire. Heureuse l'âme qui s'applique à recueillir et à concentrer en un seul point toutes les divagations de son esprit, et à fixer ses désirs en cette fontaine de la félicité véritable. Quand nous prions, nous appelons à nous le Saint-Esprit. C'est le coeur qui forme la prière, ce ne sont pas les lèvres. Dieu ne s'attache pas aux paroles de ceux qui l'implorent, il regarde leur coeur. Voulez-vous accroître vos vertus ? ne les trahissez pas. Cachez dans le silence ce que vous pourrez perdre en le découvrant. A plusieurs il a été accordé seulement de bien agir et ils ne recueillent pas le fruit de leur bonne conduite : ils se le ravissent à eux-mêmes en recherchant les éloges des hommes. Comme la chaleur fait fondre la glace, ainsi la vertu disparaît sous le souffle qui la loue. 57. Quand je veux revenir à mon cur, les désirs charnels en foule, les vices en tumulte, par leurs assauts multipliés dissipent ma pensée et troublent l'application de mon cur dans la prière. Et quand après avoir commis le mal, je cherche à me convertir vers Dieu, lorsque je m'efforce de le prier contre les fautes que j'ai commises, les images de ces fautes se présentent à mon cur, elles émoussent la pointe de mon esprit, elles le troublent et retiennent, comme en l'étouffant, l'accent de ma prière. De cette sorte, le mal que j'ai commis, imprimé dans nia pensée par l'imagé qu'il y produit, me trouble dans ma prière même. Du reste, plus le tumulte des souvenirs charnels pèse sur moi et me trouble, plus ardemment je dois me livrer à la prière. Plus, en cet instant sacré, les fantômes de mes vices me font souffrir, plus il devient nécessaire que, plus rudement contrariée, l'intention de mon esprit s'applique avec plus d'ardeur à l'oraison, afin de surmonter le bruit de ces pensées défendues; afin, par l'excès de son importunité, de se frayer un passage jusqu'aux oreilles du Seigneur, et d'éloigner des yeux du cur, par la main du saint désir, ces ennemis trop dangereux. La vraie tranquillité s'obtient, quand toute l'âme est recueillie en elle-même et se fixe immuablement dans l'unique désir de l'éternité. Elle doit donc retenir la fluctuation du cur, et réunir les flots de ces pensées et de ces affections en ce point unique, de désirer exclusivement la joie réelle et véritable.
CHAPITRE XXVIII. Des défauts et des abus de la langue, du chant, du jugement, etc.
58. Parler beaucoup est une sottise : parce que le péché ne peut manquer de 'se trouver dans des paroles trop abondantes (Prov. X, 19). La langue s'appelle langue parce qu'elle lèche. Elle lèche en flattant, elle mord en médisant, elle tue en mentant. Elle lie et ne peut être liée : elle est glissante et on ne peut la tenir: mais elle s'échappe et elle est trompée. Elle glisse comme l'anguille, elle pique comme une flèche; elle fait perdre les amis, elle multiplie les ennemis; elle excite les rixes et même les discordes. Du même coup, elle frappe et elle tue plusieurs victimes. Elle est douce et rusée, large et prête à épuiser le bien et à mélanger le mal. Qui garde sa langue, garde son dîne parce que la mort et la vie sont au pouvoir de la langue (Prov. XVIII, 21). Qui ne peut retenir sa langue et son ventre, n'est pas moine. Qui subit le péché, doit en subir la peine. Plus, avant de tomber, on avait de vertu, plus, après sa chute, on est coupable. L'instrument de votre péché, sera l'instrument de votre supplice. Le mal n'est pas dans les choses, il est dans l'usage que l'on en fait. Souvent une lecture prolongée, hébète, par sa longueur, la mémoire de celui qui la fait. 59. Il est des hommes à la voix dissolue, qui tirent vanité de ce défaut : non-seulement ils se réjouissent du don de la grâce, mais encore, ils méprisent les autres. Gonflés d'orgueil, ils chantent autrement que ne portent les livres : tant est grande la légèreté de leurs voix et peut-être la légèreté de leur âme. Ils chantent pour plaire au peuple plutôt qu'à Dieu. Si vous chantez pour chercher les louanges des autres, vous vendez votre voix, et elle n'est plus à vous, mais à eux. Vous avez votre voix en votre pouvoir, ayez y aussi votre esprit. Vous brisez votre voix, brisez pareillement votre volonté. Vous observez la consonnance de sons, mettez vos moeurs en harmonie avec la règle par vos exemples, accordez-vous avec le prochain, par la volonté, avec Dieu, par l'obéissance, avec votre maître. Prenez garde de vous délecter de l'élévation orgueilleuse de votre esprit, comme vous vous délectez du ton élevé auquel votre organe parvient. Les richesses ne nuisent point à celui qui les a, s'il en fait un bon usage : la pénurie ne rend pas le pauvre recommandable, si, dans sa misère, il n'évite pas les souillures du péché. 60. Avec quelque habileté de parole que l'on jure, Dieu, qui est le témoin de ce qui se passe dans la conscience, prend le serment comme le comprend celui qui le reçoit : qui jure avec duplicité, est doublement coupable, et parce qu'il prend en vain le nom du Seigneur, et parce qu'il trompe son prochain par ses ruses. Souvent Dieu souffre qu'en ce monde soient punis ceux qu'il dispose au salut éternel. La joie du coeur est la vie de l'homme. Le coeur pervers occasionnera la tristesse. La tristesse empêche tout bien. L'humilité ne s'irrite pas et elle ne souffre point que les autres se mettent en colère. C'est humilité, lorsque votre frère pèche contre vous, que de lui pardonner avant qu'il se repente de sa faute. Chacun recevra du Seigneur la mesure d'indulgence qu'il aura montrée envers les manquements de son frère. C'est en vain qu'il recherche le pardon de Dieu, celui qui néglige de se calmer promptement à l'endroit du prochain. Dans votre infirmité, ne vous méprisez pas, mais priez Dieu et il vous guérira. Souvent Dieu n'exauce pas selon ce qu'on demande, afin d'exaucer d'une manière utile au salut. L'effet de la prière est empêché de deux manières : si on commet le mal, ou si l'on ne pardonne pas à ceux qui nous ont offensé en quelque manière. 61. La véritable confession et -la véritable pénitence consistent en ce que l'homme se repente d'avoir péché de telle sorte qu'il ne recommence plus: Rien de pire que de connaître sa faute et de ne la pas déplorer. Si vous voyez quelquefois votre ennemi trop emporté, sachez qu'il est stimulé par le démon qui le monte comme une bête. Tout homme qui persécute son prochain dans le corps montre qu'il souffre lui-même persécution dans son coeur. La perfection de l'humilité repose d'une manière solide sur trois choses, sur ces trois considérations : qu'a été l'homme avant sa naissance ;qu'est-il depuis qu'il vient au monde jusqu'à sa mort; que sera-t-il après cette vie? Où trouverait-il matière à s'enorgueillir, celui qui se rappellerait qu'il a été une vile semence et du sang coagulé dans le sein de sa mère ; qu'ensuite il est un malheureux exposé aux misères de cette vie et au péché; et qu'enfin dans le sépulcre, il sera poussière et la pâture des vers? Pourquoi s'énorgueillit-il ? sa conception est une faute;
Sa naissance, une souffrance; sa vie, un labeur, et sa mort, une rude nécessité?
Ne sachant ni quand, ni comment, il mourra, ni où il sera après la mort ?
CHAPITRE XXIX. Confession du pénitent au sujet de l'instabilité du cur et réponse du Père spirituel.
62. Seul j'entre dans la solitude de mon coeur, et m'entretiendrai un peu avec lui, prenant de lui des informations sur lui et sur ce qui le concerne. Ce cur est un cur pervers, vain et vagabond, plus mobile que toute mobilité; d'une chose il passe à l'autre, cherchant le repos où il ne se trouve point. J'ai voulu me fixer dans les choses qui se voient et je n'ai pu y rencontrer de véritable calme. Revenant ensuite à moi, je ne puis me fixer en mon. cur : parce que mon esprit est fort léger, grandement inconstant, errant; vagabond, partout il varie, partout il est mobile comme les flots ; parce que il veut et ne veut pas dans sa paresse; il change d'idées, il prend sans cesse des résolutions différentes, semblable à la feuille que le vent agite et emporte dans ses tourbillons. Delà il résulte que mes pensées vaines et importunes me tirent et m'entraînent tantôt au forum, tantôt aux discussions de ceux qui plaident, tantôt aux repas copieux, tantôt aux délices immondes. Tantôt la chair s'enflamme par des châtouillements honteux; tantôt l'esprit est souillé par une pensée fétide, et quand je veux fuir ce nuage épais de confusion qui l'entoure, je ne le puis. Et ainsi, lorsque je m'examine avec attention, je ne puis me souffrir. Il n'est pas une heure du jour, pas un instant, où je n'offense en quelque manière mon créateur, où je n'obscurcisse en moi son image en quelque façon. Quand je parcours, en l'examinant, toute ma vie, une confession quotidienne ne peut exprimer les vices qui chaque jour repullulent en moi. Vous avez ouï, mon Père, les abominations affreuses dont je me suis souillé; et sachez que dans les replis de mon coeur, il en est de pires encore que je n'ose laisser venir à la lumière d'une confession sincère. Cependant si vous avez les conseils de Dieu, indiquez-moi ce qu'il faut faire. 63. Quand vous errez dans ces idées mauvaises et sottes, vous ouvrez aux esprits trompeurs une entrée pour pénétrer en vous. Et aussi vous vous séparez de Dieu, parce que les pensées perverses éloignent de lui, et le Saint-Esprit fuira l'apparence feinte de la discipline et se soustraira aux réflexions qui sont sans intelligence (Sap. I, 5). L'esprit inquiet et inconstant, en s'efforçant toujours de saisir ce qu'il désire, agité par ses envies ne trouve jamais de repos. C'est pourquoi, il faut le figer immuablement dans l'unique envie de la vie éternelle. Quant à vos péchés, ne rougissez pas de les avouer : parce que la confession les lave tous, et nul n' est remis, si au préalable il n'a pas été accusé. Poursuivez donc : et si vous désirez arriver à la santé parfaite, ne différez pas de décharger votre conscience, en rejetant au dehors par une confession sincère tout ce qui pèse sur elle. Car le venin des vices, s'il n'est promptement vomi, corrompt d'abord l'intérieur, et ensuite, étendant ses ravages au dehors, il s'empare de tout le corps et le souille.
CHAPITRE XXX. Le pénitent continue d'ouvrir sa conscience et l'état de son âme à son Père spirituel.
64. Puis donc que vous n'avez pas horreur de votre Égyptien, mais que vous l'accueillez et l'instruisez, je vous manifesterais non-seulement mes péchés d'actions, mais ceux de pensées. Écoutez donc ma misère. Souvent viennent en mon esprit des pensées, des affections sans nombre; elles me causent de l'inquiétude au sujet du soin de mon corps, et m'inspirent bien des calculs au sujet de mes nécessités. Elles se réunissent pour me conseiller, mais en réalité c'est pour me tromper : des conseillers nombreux et vains, disons mieux, de vrais trompeurs, se donnent rendez-vous. Ils se réunissent en un conseil, comme pour chercher un bon avis et ils en donnent avec accord plusieurs, mais ces conseils sont vains et inutiles : tout ce qu'ils peuvent insinuer est vanité et vient de la vanité. Ils me persuadent de diminuer le sang afin que je puisse reposer, de prendre une nourriture plus succulente et de laisser les veilles afin de pouvoir dormir. Ils m'engagent à délasser le corps pour qu'il ne défaille point, à soutenir la chair pour qu'elle ne tombe pas, à me relâcher quelquefois de l'abstinence, à donner de temps en temps, un peu plus d'étendue au repos : et c'est ainsi qu'on prend un soin superflu du corps : ainsi que la vanité fait agiter des questions inutiles, et souvent pour une affaire superflue de ce genre on perd une heure entière. 65. Celui qui ne résiste pas aux désirs de -sa chair et néglige de surveiller les mouvements de son coeur, se laisse enlacer par la mauvaise habitude, tellement que plus tard lorsqu'il voudra les combattre, il ne le pourra pas. C'est pourquoi, lorsque vous sentez que ces conseillers iniques et dangereux se réunissent de la sorte, ne les écoutez pas, mais secouez-vous et mettez-vous de suite à la prière, soit au travail, soit fréquemment à la méditation : ne cessez que lorsque ces atteintes importunes disparaîtront. Considérez comment le Christ se tint sur la croix; considérez comment, ou, quand, ou en quel lieu vous mourrez placez-vous devant le tribunal effroyable du juge redoutable; descendez jusqu'au centre de l'enfer et voyez combien les âmes y sont pu nies pour leurs péchés. Une telle vie est un remède très-assuré contre les mauvaises pensées.
CHAPITRE XXXI. Confession du pénitent au sujet du soin du corps et des vices de la bouche.
66. Puisque vous ne dédaignez pas d'écouter l'aveu de mes fautes, puisque vous l'entendez avec patience, il faut encore dire ce qui;reste à déclarer. Lorsque j'acquiesce aux insinuations des conseillers iniques et pervers dont je viens de parler, et que j'accepte avec plaisir les avis qu'ils me donnent, soudain accourent les pensées mauvaises, les affections perverses se font sentir, toujours inquiètes, toujours peu réservées, pour m'engager à prendre un soin extrême de mon corps; et avec quelque tendresse qu'il soit traité, ce corps est toujours chair. Elles m'offrent l'infirmerie, mais parce qu'il est honteux d'y résister longtemps, elles cherchent l'occasion de voyager et la trouvent. Sans retard, les chevaux sont préparés, les mesures sont remplies, les lieux d'arrêt sont désignés, et les provisions nécessaires à la vie sont attachées et préparées. On m'appelle et j'accours. On m'impose cette obéissance : craignant de m'avilir en paraissant désirer, je refuse de bouche, ce que je brûle d'avoir, j'acquiesce comme par contrainte, et joyeux, je monte sur ma bête et me mets en route. Oh douleur ! l'observance religieuse est abandonnée et le silence rompu : de toutes parts volent des paroles vaines et inutiles et peut-être pleines de médisance. Le jour entier se passe souvent à bavarder ainsi. J'arrive au lieu du repos, je me place à table, on m'apporte du pain blanc et du bon vin, des poissons, du fromage et des oeufs, etc. En ce moment mon esprit se rapporte vers mes frères qui sont dans les couvents, et il m'est pénible de prendre une nourriture différente de la leur, de bien me traiter lorsqu'ils font maigre chère, et ma conscience me reproche de manger du poisson au lieu de fèves, du fromage au lieu d'oignons ou de mil, un gâteau au lieu de mie, et de boire du vin quand mes frères boivent de l'eau. 67. Mais la gourmandise, impatiente d'avoir attendu, m'invite et me pousse à manger et à boire. Elle dit : il ne faut pas contrarier celui qui a la bonté de te recevoir, mais tu dois être docile à ses moindres invitations, et obéir à ses désirs, recevoir avec reconnaissance les attentions qu'il a pour toi, parce qu'il ne faut rien refuser de ce qui est offert avec charité. Il est de la charité, de prendre avec lui de ce qu'il te présente, pour ne pas le scandaliser, s'il voit que tu manges autre chose que ce qu'il prend lui-même. Faites donc comme il convient. Prends part au repas de tes hôtes, comme il est écrit : mangeant et buvant ce qu'il y a chez eux (Luc. X, 7). Vaincu par ces raisons, je mange avec celui qui me reçoit, par égard pour lui. Et parce qu'on me donne de ce qui est à autrui et non de ce qui m'est propre, je commence à être plus indulgent envers moi et je me sers plus copieusement. J'obéis au motif qui m'a conduit à table, car je mange, et je bois abondamment, comme c'est la coutume : on multiplie les plats et les coupes, tant que le ventre est chargé, et le cerveau se trouble : on ne fait pas de reproche sur cette superfluité, l'hospitalité l'excuse. M'oubliant de la sorte en me livrant à l'avidité de la bouche, je ne pense plus à ce que font les frères dans le réfectoire, je perds le souvenir des fèves, des choux, du pain dur et de l'eau fraîche. Ma vie est comme une histoire fabuleuse. Et je crains bien, qu'en parlant ainsi, je ne devienne moi-même, une fable, si je suis trouvé, sans bonnes oeuvres. Dites-moi donc ce que je dois faire et comment je puis retenir la gourmandise, et ne pas devenir l'esclave d'une bête si méprisable. 68. La gourmandise est toujours en lutte et en faute. Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, elle est là pour vous combattre : si vous ne résistez pas avec force, vous serez certainement vaincu; beaucoup lui tiennent tète et peu viennent à bout d'elle. Pour vous, attaquez-la avec d'autant plus de force, que vous connaissez plus clairement qu'il faut la réduire. Et parce que vous ne pouvez arriver à la connaissance de Dieu qu'en vous connaissant vous-même, examinez-vous sans cesse, dans la crainte qu'il ne se cache en vous, quelque chose qui. déplaise au Seigneur. Vous ne pouvez voir Dieu que si votre coeur est pur: et votre âme ne sera joyeuse et contente que lorsqu'elle aura été purifiée de toute contagion.
CHAPITRE XXXII. Le pénitent s'accuse des défauts de ses confessions. et du péché d'envie.
69. J'ai encore bien des choses à vous dire, mais je rougis de me confesser. Néanmoins, puisque je ne puis par aucun autre moyen parvenir à voir Dieu, je vous ouvrirai mon coeur. J'avoue aussi que j'ai négligé d'examiner mes péchés, c'est pourquoi j'en ai oublié un grand nombre. Ceux que je suis parvenu à connaître, je ne les ai pas tous accusés à cause de leur multitude. Ceux que j'ai avoués, je ne les ai pas confessés sincèrement à cause de leur laideur, ou même je les ai entièrement passés sous silence. Ceux que j'ai, soit bien, soit mal confessés, je ne les ai pas pleurés comme il fallait, à cause de l'habitude ancienne et invétérée que j'en ai. Je me suis confessé à qui je ne devais pas, et j'ai caché mes fautes au prêtre, à qui je devais me confesser, et ce qui est pire, j'ai cherché à tirer vaine gloire de ma confession. Mes péchés manifestés, je les ai excusés quand j'ai été convaincu, ou (ce qui est plus triste) j'ai voulu les défendre. Dans ma confusion, j'ai pallié mes fautes. Et ainsi, entassant toujours iniquité sur iniquité, je me propose chaque journée de changer de vie : mais sans cesse je diffère de jour en jour, et tandis que je me propose de le faire plus tard, il arrive que ce plus est toujours futur et peut-être, qu'il n'arrivera jamais. Seigneur mon Dieu, combien de temps roulerai-je dans mon âme ces résolutions (Psalm. XII. 2)? Quelle est l'utilité de ma vie quand je tombe dans la corruption (Psalm. XXIX, 10) ? Il n'est pas de vice dont je n'aie été l'esclave en quelque manière. Tous se disputent pour savoir quel est celui d'entre eux auquel je suis le plus asservi. Mais de tous les vices, c'est l'envie qui me tourmente le plus cruellement. Ce fléau me torture en tout lieu. Donnez-moi donc des conseils afin que je puisse éviter ses atteintes.
CHAPITRE XXXIII. Réponse du Père spirituel au sujet de l'envie.
70. Rien de plus triste que l'envie, elle torture et fait souffrir soudain qui lui donne le jour. Il faut donc la fuir et la détester en toutes manières . parce qu'elle offense Dieu, parce qu'elle blesse le prochain et afflige l'âme. Car toujours elle fait souffrir l'esprit de celui qui la porte en son coeur, bien qu'elle ne puisse attaquer le prochain contre lequel elle exerce sa malice. Encore que toute envie soit mauvaise, la pire est celle qui se pratique sous l'apparence de la sainteté. Car souvent elle sévit contre le prochain par l'effet du vice de la colère ou par le venin de l'envie, et elle feint de le faire par zèle pour la justice. Celui qui a été lésé par son prochain, ne peut plus facilement le considérer d'un oeil simple et calme. Tout ce qu'il lui voit faire, lui déplait. Presqu'à chaque heure, sa pensée l'occupe en secret. Il s'offre chaque jour des raisons sans nombre qui le présentent comme coupable et des motifs nombreux qui réclament la punition des fautes qu'il a commises. Le mal en vient à ce point, que l'on se croit coupable soi-même, si on ne le réprimande avec sévérité de sa mauvaise conduite. Voici l'entretien qu'a avec elle-même la pensée maligne du jaloux. Jusques à quand supporterai-je un tel homme? je prouve que je suis d'accord avec lui, si je ne le réprimande pas; si je converse avec lui, j'offense Dieu. Je le corrigerai donc, pour ne pas outrager le Seigneur. Si je prends ce parti sévère, ce n'est pas pour venger l'injure que j'ai reçue, c'est pour maintenir l'honneur du ciel; par là aussi je ramènerai à lui ce coupable. Réprimander son prochain et le châtier, ce n'est pas lui nuire, c'est vouloir lui être utile. Ainsi a parlé souvent l'esprit malin, car sa malice l'a aveuglé. Il prend sa haine pour de l'amour, et il croit pratiquer la justice en se livrant à son iniquité. Et ainsi de tous côtés, se réunissent, dans l'esprit, des pensées haineuses; elles feignent de venir pour rendre gloire à Dieu et nullement pour satisfaire l'aigreur qui les ronge. Considérez donc fréquemment, examinez attentivement, fouillez soigneusement votre conscience, afin de savoir ce que vous devez corriger, et ce au sujet de quoi vous devez rendre grâce. Il vous est très utile et extrêmement nécessaire, de connaître ce qui vous manque, ce que vous voulez, ce que vous désirez et ce que vous voulez avoir.
CHAPITRE XXXIV. Accusation de pensées diverses, dissipées et oiseuses, et réponse du Père spirituel.
71. Je compterais plus facilement les atômes qu'il y a dans le monde, que les mouvements de mon coeur. La rapidité qui emporte les animaux et les oiseaux ne peut être comparée à celle de mes mouvements agités. Mes désirs n'ont pas de mesure. Je pense et je veux tantôt ceci, tantôt cela, et je ne puis avoir ni l'un ni l'autre. Tant que mon corps est dans le calme, j'erre par la pensée en divers lieux. A aucune heure, à aucun moment, on ne me trouve en repos; mais en un instant, en un clin d'oeil voyageant à travers des espaces considérables, je mets au monde de nouvelles créatures, et les détruis ensuite avec la même facilité ou bien je les multiplie d'une façon et puis d'une autre. Je désire une chose ou une autre, je veux être tel ou tel, comme si Dieu n'avait su ou pu me donner cette chose ou me faire tel ou tel. 72. O gardien du coeur, quel cur petit et désireux que le vôtre! il est étroit et il ambitionne de grandes choses. Il pourrait à peine faire le repas d'un milan et le monde entier ne lui suffit pas. Par le cur seul, vous promenez dans tout l'univers votre course vagabonde. Sans pieds vous courez, sans mains vous travaillez; dépourvu d'ailes, vous ne cessez de voler. Tous les jours vous amassez des richesses et vous ne pouvez vous rassasier , vous préparez des mets pour vous nourrir et vous n'en mangez pas : vous avez telles et telles idées, et ce que vous pensez est faux. Apprenez comment il en est ainsi, afin de prendre garde à vous par la suite. Peut-être en ce moment, l'objet de votre réflexion est-il le soleil, ou quelqu'un de vos amis ou vous-même. Si le soleil est un, celui-là n'est pas réel que vous inventez en votre esprit, puisqu'il fournit sa carrière en passant à certains temps dans certains lieux; quant à celui que vous imaginez, vous le placez où vous voulez. Si cet ami est un, celui que votre pensée se forme, est faux : parce que vous ne savez pas où est le premier; et l'autre, vous l'imaginez où vous voulez. Vous sentez que vous êtes en tel lieu, et cependant par la fiction de la pensée, vous allez où bon vous semble, vous vous entretenez avec qui vous voulez, et cependant, cela n'est réellement pas, parce que en ce moment vous n'êtes pas en cet endroit. Puisque toutes ces pensées sont fausses, n'en ayez pas désormais de pareilles, mais jetez toutes les occupations de votre esprit dans le Seigneur qui vous â fait et rétabli, qui vous a élu et appelé, qui vous jugera et qui vous sauvera. 73. O combien en est-il qui, en ce moment, lui parlent et l'embrassent en leur cur ! et vous, vous placez vos jouissances dans les biens qui passent, qui périssent et ne peuvent demeurer avec vous? Regardez combien il meurt d'hommes en ce moment, si on leur accordait pour faire pénitence cette heure qui vous est laissée, avec quel empressement ils courraient aux pieds des autels, et là, à genoux ou entièrement prosternés à terre, ils soupireraient, ils pleureraient, ils prieraient jusqu'à ce qu'ils obtiendraient du Seigneur pardon complet de leurs fautes. Et vous. vous perdez le temps dans l'oisiveté en mangeant, en buvant, en jouant, en riant; ce temps que Dieu vous avait accordé pour acquérir la grâce et pour mériter la gloire. Pensez aussi combien d'âmes sont en ce moment tourmentées dans l'enfer, sans espoir de pardon et de miséricorde. Si l'amour de Dieu ne vous petit retenir, qu'au moins vous contiennent la crainte du jugement, la frayeur de l'abîme, les lacets de la mort, les douleurs de l'enfer, le feu brûlant, le ver rongeur, le souffle fétide, la flamme infernale, et tous les maux qui la suivent. Examinez-vous encore vous-même, pour savoir ce qui vous manque, afin de n'être pas couvert de confusion dans ce jugement dernier, si l'iniquité se rencontrait en votre coeur.
CHAPITRE XXXV. Le pénitent continue de confesser ses affections variées et mobiles, et ses troubles.
74. Je ne puis considérer assez, ni estimer suffisamment, quelle est cette mobilité multiple de mes pensées et la rapidité si infatigable et si inconstante, qui m'entraîne à travers des objets si nombreux, si divers, et pour parler ainsi, si infinis. En aucun instant, je ne puis me reposer, mais je traverse avec une promptitude merveilleuse, des espaces immenses de lieux, et des temps sans nombre et sans mesure. Partout je puis facilement passer et promptement courir : du sommet au bas, du bas au faite, du commencement à la fin, de la fin au début. Je ne puis assez bien expliquer que de changements je subis à chaque instant, combien de formes je revêts dans les révolutions successives qui me font varier sans cesse, à combien d'affections alternativement renouvelées, je suis livré. Tantôt la confiance m'élève, tantôt la défiance me renverse. A présent, la constance me fixe, ensuite une crainte subite m'ébranle et m'agite : ici, c'est la colère qui me trouble; là, c'est une grande fureur qui me bouleverse. Le plus étonnant n'est pas qu'à chaque moment, je subisse des impressions et des agitations diverses : ce qui est surprenant surtout, c'est que presque dans le même instant, je suis livré à des influences contraires : à présent, la haine et l'amour; ensuite, la joie et le chagrin me tirent en sens opposés. Combien de fois, au milieu des transports merveilleux de ma joie, un motif de tristesse, fondant soudain sur moi, m'ébranle violemment et me renverse, changeant en chagrin tout ce tressaillement de mon âme. Souvent, je poursuis de ma haine ce que j'ai beaucoup et longtemps aimé, et je me prends à subitement détester ce que j'avais grandement désiré et approuvé. Mais qui calculerait les variations de tous mes sentiments? Qui expliquerait tous ces accidents divers? Autant il y a de nuances dans les choses, autant presque, il y en a dans mes affections.
CHAPITRE XXXVI. Réponse du Père spirituel; combien utile et nécessaire est la connaissance de soi-même.
75. Parmi tous les animaux, la race humaine est la plus noble, soit par sa forme plus élégante, soit par sa puissance plus excellente, nulle science n'est donc plus digne que celle par laquelle l'homme se connaît lui-même. Laissez conséquemment le reste, et considérez-vous vous-même : parcourez-vous vous-même, et fixez en vous votre séjour. Que votre pensée débute par vous et finisse par vous, et n'examinez pas les autres objets en négligeant celui-là qui est le principal. Hors de votre salut, ne pensez à rien autre chose, parce que dans l'acquisition de ce bonheur, nul ne vous est plus proche et plus voisin que vous-même. Que si à votre pensée s'offre quelque objet qui ne se rapporte point, en quelque façon, à votre salut, de suite, écartez-le et rejetez-le, afin de pouvoir vous considérer toujours, et, par la connaissance que vous acquerrez de vous, arriver à la connaissance de Dieu. L'homme doit connaître vers quel bien il est plus porté naturellement, ou vers quel mal il est plus entraîné : à quelle application il doit se livrer avec plus d'efforts, contre quels péchés il doit être plus vigilant. : par quels exercices il peut progresser davantage. Quels vices peuvent le corrompre avec plus de facilité : à quelles fautes il est exposé, ou bien, quels mérites se font remarquer en lui, et ce qu'il doit attendre pour les uns et pour les autres, en fait de châtiments ou de récompenses : combien chaque jour il avance ou recule : avec quel soin, il s'attache à pleurer le mal passé, à éviter celui qui est présent, à prévenir celui qui arrive; avec quelle constance il travaille à regagner les biens perdus, à garder et accroître ceux qu'il possède. O l'examen nécessaire, ô l'admirable considération, que d'avoir sous les yeux tant de vertus de l'âme, tant d'exercices, tant d'applications et de mérites, et de s'attacher longtemps à cette recherche? 76. Eloignez donc votre esprit de l'amour des choses inférieures, dans la crainte que, tombant des régions supérieures, et attiré et séduit par ses propres désirs, il ne sorte du bien de la volupté divine, il ne marche après ses concupiscences, et ne soit errant et vagabond sur la terre. De plus, si vous désirez accomplir le précepte du Seigneur, « gardez avec tout soin votre coeur (Prov. VI, 23). » Qui ne réfléchit pas au préalable sur son propre esprit, ne sait pas ce qu'il doit penser de l'esprit angélique et de l'esprit divin. Il n'estime rien exactement, celui qui s'ignore lui-même. S'il ne fait pas réflexion sur la dignité de sa condition, il ne sait pas que toute la gloire du monde est sous ses pieds. O gardien du coeur, si vous n'êtes pas encore apte à entrer en vous-même, comment serez-vous propre à examiner ce qui est au dedans ou au dessus. de vous? Si vous n'êtes pas digne d'entrer dans le premier tabernacle, de quel front osez-vous pénétrer dans le second, c'est-à-dire, dans le saint des saints ? Si vous ne pouvez point diriger vos pas en haut et gravir avec le Seigneur Jésus , ou du moins avec Moïse, une montagne élevée, par quelle présomption prétendez-vous voler vers le ciel! Rentrez en vous, avant de vouloir juger ce qui est au dessus de vous. A son lever, le soleil jette ses rayons d'abord sur les régions qui l'entourent, et puis il les dirige vers les sphères supérieures. La première chose à faire, c'est donc de revenir à vous-même, d'entrer dans votre coeur, d'apprendre à connaître votre âme. Examinez qui vous êtes, qui vous avez été, ce que vous deviez être et ce que vous pouvez faire, ce que vous avez été par nature, ce qu'actuellement vous êtes par le, péché, ce que vous auriez dû être par application et industrie, ce qu'encore vous pouvez être par la grâce. Par votre propre esprit, apprenez à connaître, ce que vous devez savoir des autres esprits. Voilà la porte, voilà l'échelle, telle est l'entrée, tel le moyen de s'élever: c'est par là qu'on arrive dans l'intérieur, c'est par là qu'on parvient au sommet. Voyez-vous ce que vaut à l'homme la pleine connaissance de soi-même ? Par elle, en effet, il parvient à la connaissance de tout ce qui est au ciel, sur la terre et dans les abîmes.
CHAPITRE XXXVII. Résolution du pénitent, se méfiant de lui et soupirant après la familiarité de Dieu.
77. Je voudrais savoir qui je suis, mais c'est avec peine que je discerne la vérité en ce qui me concerne. L'amour particulier que je me porte, m'empêche en effet de juger sainement de moi. Cest pourquoi, j'ai médiocre confiance en ce que je crois de moi, homme menteur, craignant que si je prononce à cet égard, l'iniquité ne se trompe elle-même (Psalm. XXVI, 12). Que celui-là donc me juge, pour qui tout est nu et à découvert, que je ne puis tromper, parce qu'il est la sagesse, que je ne puis éviter, car il est présent partout, que je ne puis corrompre, car il est la justice. Qu'il vienne à moi, lui qui trouve ses délices à être avec les enfants des hommes (Prov. VIII, 31), qui se tient à la porte et frappe, prêt à entrer si je lui ouvre (Apoc. III, 20). Qu'il arrive donc, et qu'il se consacre en moi un sanctuaire, parce qu'il est saint, et que la sainteté doit orner sa demeure (Psalm. XCII, 5), que rien ne lui fasse opposition, et que son séjour s'établisse dans la paix. Plût au ciel qu'au dehors, nul homme ne fût à mes côtés, afin qu'intérieurement je pusse parler plus familièrement avec mon Dieu. Car il cherche la retraite et il aime la solitude. Je fuirai donc les consolations et les conversations des hommes, afin de pouvoir porter en moi le Seigneur habitant dans le recul de mon coeur. Il est cependant bien difficile de rappeler son âme, des choses extérieures au dedans de soi, et de l'y fixer. Il n'y a pas moins de difficulté, des choses visibles à pénétrer dans les invisibles, et de s'y arrêter longtemps. Ce sont des opérations pénibles, qui demandent beaucoup d'efforts, et qui donnent beaucoup de fruit. Je m'habituerai donc à ne penser qu'à ce qui est au-dedans de moi, à l'aimer et à m'y tenir, afin de pouvoir entendre ce qu'y dira le Seigneur mon Dieu. Me voici, très-doux Seigneur, je suis avec vous, je suis dans mon coeur ; tant que les objets extérieurs m'ont occupé, je n'ai pu entendre votre voix en moi-même. Mais à présent, revenu à moi, je suis entré et venu vers vous, afin de pouvoir vous ouïr et vous entretenir. Parlez donc, Seigneur très miséricordieux, parce que votre serviteur écoute, parlez, car je suis prêt à obéir. Quoique vous ordonniez, volontiers je le ferai avec amour dans la mesure de mes forces. 78. O mon âme, le roi des anges vient à nous et prend son gîte avec nous. Réjouissons-nous donc de tout notre coeur, de recevoir un tel hôte. Donnons-lui gloire et honneur, parce qu'il a daigné visiter ses serviteurs. Tressaillons d'enthousiasme avec lui, dans l'allégresse et les transports. Trouvons en lui nos déliées à cause de lui, que rien en nous, ne lui fasse de la peine, de crainte que dans sa colère, il ne s'éloigne de nous, et qu'au lieu de la bénédiction il ne fasse venir la malédiction sur nos têtes. Rendons-lui tous les offices de la charité; le priant et le suppliant de daigner rester avec nous. Que si nous ne pouvons lui donner tout ce que nous devons, humilions-nous du moins, en nous soumettant à lui, pour faire tout ce qu'il voudra. Que ce jour soit un jour de grande solennité, jour où nous recevrons joyeux notre Sauveur sous notre toit. Qu'aucun de nos membres, qu'aucune de nos actions ne reste sans prendre part à cette réjouissance. Que toutes nos pensées, que toutes nos affections se réunissent et célèbrent cette fête en toute pureté et sainteté. Qu'aucune idée étrangère, ne se glisse qui trouble l'allégresse de ce jour. Mes yeux sont toujours dirigés vers le Seigneur, par qui je suis, je vis et suis sage; qu'ils ne cessent jamais de baigner ses pieds de leurs larmes. Que mes oreilles entendent et comprennent ce qui dans nous lui déplaît ou lui plaît, ce qu'il condamne ou ce qu'il approuve. Que l'odorat se délecte de la senteur très-suave de sa douceur. L'odeur qu'il répand, c'est l'odeur de la vie éternelle, le parfum de toute allégresse et de toutes les délices. Que ma bouche se remplisse de louanges pour chanter votre gloire, ô Seigneur très-haut. (Psal. LXX, 8) Que la méditation de mon coeur soit toujours en votre présence, (Psal. XVIII, 15) afin que je puisse vous voir par la foi et la contemplation, jusqu'à ce que je mérite de vous voir face à face. Père très-clément, que rien en nous ne cesse jamais de vous louer. Mon âme, bénis le Seigneur et que tout ce qui est en moi exalte son saint nom (Psal. CII, 1), et dis :
Gloire, louange, honneur à vous, Roi, Christ Rédempteur.
CHAPITRE XXXVIII. Analogie et ressemblance de l'âme avec Dieu.
79. O mon âme, si tu veux que le Seigneur t'aime, rétablis e toi son image et il te chérira : réforme-toi selon sa ressemblance et il désirera venir à toi. D'après le conseil de la sainte Trinité, ton créateur t'a formée à son image et à sa ressemblance : ce qui n'a eu lieu pour aucune autre créature, dans le but que tu l'aimes avec d'autant plus d'ardeur que tu trouverais plus merveilleux l'honneur d'une telle condition. Considère donc ta noblesse : de môme que Dieu est tout en tous lieux, donnant à tous les êtres la vie et le mouvement, et les gouvernant tous de même, tu es tout entière en toutes les parties de ton corps, le vivifiant, le mouvant et le gouvernant. Et comme Dieu est, vit et aime ; ainsi, toi aussi, selon la capacité , tu es , tu vis et tu aimes. Et aussi bien qu'en Dieu sont trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit , pareillement en toi, il y a trois forces, l'intelligence, la mémoire et la volonté. Et comme le Fils est engendré du Père, comme le Saint-Esprit procède de l'un et de l'autre : ainsi l'intelligence engendre la volonté, et la mémoire procède des deux. Et comme le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu, et que néanmoins, il n'y a pas trois Dieux, mais un seul Dieu et trois personnes; aussi l'âme est intelligence, l'âme est volonté, l'âme est mémoire ; il n'y a pourtant pas trois âmes, mais une seule âme et trois puissances. C'est par ces puissances de l'âme, comme plus excellentes, que nous avons reçu l'ordre d'aimer le Seigneur de tout notre coeur, de toute notre âme, de tout notre esprit; c'est-à-dire, de toute notre intelligence, de toute notre volonté, et de toute notre mémoire, c'est-à-dire, de toute notre affection, sans nul manque, et avec discernement. Pour le bonheur, il ne suffit pas d'avoir l'intelligence de Dieu, si son amour ne se trouve dans la volonté. Et même ces deux choses ne suffisent point, si on n'y ajoute la mémoire, par laquelle Dieu reste toujours dans l'esprit de celui qui le voit et l'aime: de sorte que, comme il ne peut y avoir aucun moment où l'homme ne jouisse ou n'use de la bonté et de la miséricorde de Dieu, de même aussi, il n'y ait aucune heure où il ne l'ait présent en sa mémoire.
CHAPITRE XXXIX. De la dignité de l'âme qui peut enfanter spirituellement le Christ.
80. Noble créature, comprends ta dignité : non-seulement tu es décorée de l'image de Dieu, mais encore tues embellie de sa ressemblance. Car comme ton créateur qui t'a formée en cette manière, est charité, bon et juste, suave et doux, patient et miséricordieux, ayant toutes les éclatantes qualités que nous lisons de lui; de même, tu as été créée pour avoir la charité, pour être pure et sainte, belle et ravissante, douce et humble. Plus tu auras en toi ces vertus, plus tu te rapprocheras de Dieu, plus tu atteindras à sa ressemblance. Que pouvait-il faire de plus considérable pour toi, que de te créer à son image, et que de t'orner des mêmes vêtements de vertus qui le décorent lui-même? Fais donc attention à l'excellence de tes débuts dans la vie, et connais en toi, l'image vénérable de la sainte Trinité : attache-toi à porter dignement l'honneur de cette similitude divine par la noblesse de tes murs, par l'exercice des vertus, et par la richesse des récompenses, afin que lorsque le Seigneur apparaîtra tel qu'il est, tu puisses te montrer semblable à lui. Le semblable, en effet, ne cherche son semblable : et telle fil te montreras pour Dieu, tel Dieu se montrera pour toi. Si donc tu répares en toi ta beauté première, « le roi désirera tes charmes, parce qu'il est ton Dieu (Psalm. XLIV, 12) ; » il est ton ami et ton époux, tort père et ton fils. Car il a dit lui-même : « Qui fera la volonté de mou l'ère qui est aux cieux, il est mon frère, et ma soeur et ma mère (Matt. XII, 50). » Entends comment cela se fait. Le Verbe et la sagesse du Père, c'est le Fils du Père. Le verbe du Père, c'est la volonté du Père. La volonté de l'homme n'est pas autre chose qu'un certain fils de l'esprit. Si donc ta volonté et la volonté du Père forment une seule volonté, ton fils est le mètre que le Fils du Père. La vérité, la sagesse, la volonté se conçoit dans le mur, et en est engendrée. 81. Si donc tu veux et si tu aimes ce que le Père aime et veut, tu as le même fils que lui. En toi, il se trouve de quoi être père ou mère, ou plutôt l'un et l'autre, et cela ne vient pats (le ton mérite, mais du don de Dieu. Car tu peux l'enfanter dans ton coeur et dans le coeur des autres. Tu peux le concevoir de ton coeur et de la bouche d'autrui. Il est engendré par l'intelligence, conçu par le consentement, il naît par l'affection et se nourrit par les actes réels. Lorsque tu comprends la vérité ou la fais comprendre à quelqu'un, tu enfantes le Christ. Tu connais la volonté de Dieu? Donne-lui ton consentement et tu as conçu. Quand tu engendres, tu es père; quand tu conçois, lu es mère. Tu l'enfantes en aimant, tu le nourris en agissant. Et de cette sorte, il laisse au pouvoir de chacun, d'être la mère d'un enfant si divin. Maudite donc l'âme stérile qui ne produit pas, elle qui, par un simple désir, aurait pu avoir, avec la grâce de Dieu, un tel fils ! Pourquoi n'est-il pas pareillement maudit celui qui n'engendre pas, si ce n'est qu'il n'est pas également en notre pouvoir de comprendre la vérité et d'y acquiescer? Car je ne la saisis pas toutes les fois que je le veux : quand je l'ai comprise, je puis toujours lui donner mon consentement : je ne puis néanmoins le vouloir, si la grâce de Dieu n'est pas avec moi. L'industrie de l'homme ne peut rien sans le secours du Seigneur. Depuis que le premier des humains a péché. nous avons perdu le bien de notre nature et la vigueur de notre libre arbitre, mais non la faculté de choisir, pour qu'il ne dépendit pas de nous de corriger notre péché. Car la liberté de la volonté, c'est-à-dire, la volonté raisonnable demeure en nous pour nous aider à chercher le salut, mais après que Dieu nous a avertis et nous a invités, ou à le choisir ou à marcher vers lui. Il est en notre pouvoir d'acquiescer à l'inspiration divine, et de choisir ce qui se rapporte au salut : il vient du don de Dieu que nous puissions attendre et obtenir ce que nous avons désiré, il est en notre pouvoir et au pouvoir de notre lâcheté de tomber : mais pour ne pas chuter, il faut et notre vigilance et le secours du ciel à la fois. Heureux l'homme qui marche avec tant de sagesse, qu'il ne tombe pas, ou qui, s'il tombe, se relève tout de suite. Mais plus heureux celui qui n'est jamais tombé: et extrêmement fortuné, celui qui règne déjà avec le Seigneur.
CHAPITRE XL. De la promptitude de l'âme à recevoir Jésus-Christ, et de la retraite intime de l'amour divin.
82. Heureux l'homme qui peut quand il le voudra, avoir Dieu pour fils. Quel grand honneur pour lui de produire un tel fils; quelle humilité pour le Tout-Puissant d'avoir un homme pour Père; quelle noblesse pour l'âme d'avoir Jésus-Christ pour époux! L'âme sainte et l'amante de l'époux véritable doit donc toujours soupirer vivement après l'arrivée de celui qu'elle chérit et se trouver libre et prête afin de pouvoir l'accueillir, quand il frappera, sans lui causer l'ennui du moindre retard, et accourir en toute promptitude à lui, quand sa voix se fera entendre, de crainte, qu'arrivant à l'improviste, il ne la trouve moins préparée ou moins ornée, ou que laissé longtemps à l'entrée, il n'éprouve de l'ennui, à cause de cette attente prolongée. Autre chose est d'entrer avec lui, et autre de sortir pour aller vers lui. Par la première démarche, l'âme revient vers elle, et en compagnie de son bien-aimé elle entré jusques dans l'intérieur du coeur; par la seconde, elle est conduite hors d'elle-même, et se voit élever jusqu'aux hauteurs sublimes de la contemplation. Car qu'est-ce pour elle que rentrer, sinon se recueillir totalement en elle-même ? qu'est-ce que sortir, sinon se répandre complètement hors d'elle ? Par conséquent, entrer dans l'appartement avec celui qu'elle aime et demeurer seule avec lui seul et jouir de ses douceurs, ce n'est pas autre chose qu'oublier tous les objets extérieurs, et trouver ces délices intimes et profondes, dans l'amour du céleste époux ? Elle se voit seule avec son bien-aimé, quand, oubliant tout ce qui est au dehors, en s'examinant elle-même, elle enflamme son désir de connaître celui qui possède son amour, lorsque, parce qu'elle considère dans son intérieur, elle embrase son coeur par ces sentiments ardents, et lorsque enfin, soit par la vue du bien, soit par celle du mal qu'elle y découvre, elle trouve matière à actions de grâces, et immole ainsi les victimes de la dévotion intérieure, d'un côté, en reconnaissance des bienfaits qu'elle a reçus et d'un autre du pardon qu'elle a obtenu. Le bien-aimé est introduit dans l'intime du coeur, il y est mis à la meilleure place, alors qu'il est aimé du fond de l'âme et par dessus tout. 83. Cherchez ce que vous avez aimé dans votre vie avec le plus d'ardeur, ce que vous avez le plus vivement désiré, ce qui vous causait les impressions les plus agréables, et qui vous délectait par dessus tout le reste. Examinez donc si vous éprouvez la même violence d'amour, et le même transport de jouissance, quand vous brûlez de désirs pour votre amant souverain, quand vous vous reposez en son amour. Qui peut douter qu'il n'occupe pas l'intime de votre cur, si l'aiguillon de l'affection pénètre moins votre âme, en matière d'amour de Dieu, s'il l'excite pins médiocrement qu'il ne l'affecte ou ne l'émeut d'ordinaire dans les autres attachements? Que si, au fond de vous-même, vous éprouvez une émotion d'amour ou de jouissance, pour les choses divines, aussi forte ou même plus grande, que celles que vous avez ressenties par le passé, voyez encore si, par cas, il est quelque objet en quoi vous puissiez trouver délectation ou consolation. Assurément tant que je puis recevoir des jouissances ou des consolations de n'importe quelle chose du dehors, je n'ose pas encore affirmer que notre bien-aimé occupe le foyer intime de notre ardent amour. Efforcez-vous donc, ô âme qui êtes en cet état, hâtez-vous de l'attirer dans l'intime et dans la partie la plus secrète de votre coeur. Qui niera, en effet, que cette retraite intérieure du coeur humain ait ou puisse avoir de tels réduits, que la force de l'amour suprême et singulier y ayant fixé quelque sentiment, il ne soit au pouvoir d'aucune délectation étrangère de l'en arracher? Sans nul doute, si vous cherchez ou recevez quelque consolation du dehors, vous pouvez aimer votre Dieu d'une manière souveraine, mais vous ne l'aimez pas encore d'une façon singulière. Cet être divin n'est pas encore introduit dans l'intime de votre coeur, il,n'est pas placé au centre. Que si vous ne cherchez pas à le faire entrer au fond de vous-même, comment pourrai-je croire que vous voulez, ou que vous pouvez le suivre dans ses hauteurs sublimes ? 84. Qui que vous soyez, ô âme, que ce soit là pour vous une marque assurée que vous chérissez moins votre bien-aimé, ou qu'il vous chérit moins, si vous n'êtes pas encore appelée à ces ravissements en esprit, ou si vous n'avez pas mérité encore de suivre celui qui vous y invitait. Car, comment aimez-vous ou êtes vous aimée parfaitement, si par les plus ardents de vos voeux, vous n'êtes pas élevée aux régions souveraines, si dans le transport de votre esprit vous n'arrivez pas à ces efforts élevés et qui appartiennent aux sphères de l'autre patrie? Voulez-vous voir que la sublimité des révélations divines est. un indice manifeste de l'affection du Seigneur? Je ne vous appellerai pas mes serviteurs, dit Jésus-Christ, mais bien mes amis : parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père (Joan. xv, 15). Attachez-vous donc à aimer votre Dieu tendrement et souverainement, et à toute heure, désirez vivement la jouissance de la contemplation divine. Recueillez-vous vous-même en vous, et ne prenez votre repos que dans le désir de jouir de la divinité.
CHAPITRE XLI. L'âme est excitée à la contemplation des choses sublimes et divines.
85. Car l'âme parfaite et adonnée assidûment à la contemplation des biens d'en-haut, doit attendre avec ardeur la fin de son pèlerinage et sa sortie de la captivité, attacher son esprit au spectacle de la contemplation divine que nous espérons avoir sous les yeux en l'autre vie, et soupirer avec impatience dans cette espérance : afin de mériter de contempler face à face ce, qu'en attendant, elle aperçoit en énigme et par reflet. Il est donc nécessaire que le coeur s'élève et que l'âme ravie apprenne. dans une révélation divine, quel est le but vers lequel il faut s'efforcer d'arriver et vers quelle hauteur on doit diriger les habitudes et les tendances de son esprit. Car une fois admise dans la gloire qui illumine ces hauteurs angéliques, après avoir mérité de pénétrer dans l'enceinte étincelante où brillent ces rayons, avec quels désirs brûlants, avec quels soupirs profonds, avec quels gémissements inexplicables, avec quelle joie profonde, l'âme, qui a obtenu ce bonheur, ne regarde-t-elle pas les lueurs qu'elle aperçoit, avec quelles délices ne les savoure-t-elle pas, les désirant, les regardant, soupirant après elles, jusqu'à ce quelle soit changée elle-même en une image semblable, marchant de clarté en clarté comme conduite par l'esprit du Seigneur (II Cor. III, 18) 86. Cependant, lorsque de cette élévation nous descendons et revenons à nous, nous ne pouvons de suite rappeler en notre mémoire ce que d'abord nous avons vu au dessus de nous, dans la vérité ou dans l'éclat dont. nous avons été les heureux témoins. Et quoique nous en retenions quelque chose dans le souvenir, l'apercevant comme à travers un voile ou au milieu d'un nuage, nous ne pouvons parvenir à comprendre, ou bien à nous rappeler la manière dont nous avons vu ou bien l'objet même qui nous a été montré : et par un effet prodigieux, en ne nous souvenant point, nous nous souvenons, voyant, nous ne distinguons pas, considérant, nous ne saisissons pas, et regardant, nous ne pénétrons point, jusqu'à ce qu'une nouvelle méditation nous élève à la contemplation, de la contemplation à l'admiration, de l'admiration au ravissement de l'esprit. La contemplation de la vérité commence en cette vie, mais elle s'achève sans fin en celle qui est à venir. Par elle, l'homme est formé pour la justice et consommé pour la gloire. Cette grâce purifie le coeur de tout amour mondain, et de plus, elle enflamme le coeur de l'affection des biens célestes. Celui qui, par l'inspiration et la révélation divine, est appelé au don de la contemplation, reçoit des arrhes de la plénitude future en laquelle il s'attachera perpétuellement à la considération qui ne finira point. Qui veut se livrer à cet exercice adorable, doit absolument apprendre à se reposer, à s'éloigner non-seulement des oeuvres mauvaises, mais encore des pensées superflues. Car plusieurs, sachant se livrer au repos du corps, ne peuvent point se livrer à celui du coeur, et ne sauront point faire le sabbat du sabbat. Aussi, ne sont-ils pas en état d'accomplir ce qui est dit dans le psaume : Reposez-vous et voyez que je suis Dieu (Psalrn. XLV, 11). Tranquilles du corps, mais errant de tous côtés par le coeur, ils ne méritent jamais de voir combien le Seigneur est doux et combien le Dieu d'Israël est bon pour ceux qui ont le coeur droit (Psalm. LXXII, 1). De là vient que les ennemis tournent leurs sabbats en dérision, c'est-à-dire que même le repos de leur tranquillité est consacré aux pensées inutiles, et que par toutes sortes de sentiers détournés sans aucun but fixe, ils errent de toutes parts. Leur esprit est tiré en directions contraires, et tantôt de ce côté, tantôt de cet autre, il est entraîné avec une étonnante rapidité en sens opposés. 87. Et ainsi, tant que nous vivons sous les éléments indigents de ce monde, nous étendons nos désirs au delà de nos joies, parce que nous désirons infiniment plus que nous ne pouvons obtenir en cette vie. Quant à la bienheureuse multitude des esprits supérieurs, elle ne porte point ses vceux au delà de la plénitude des biens dont elle jouit, et elle suffit pleinement à comprendre et à contenir l'infinité ou l'immensité de sa félicité. Or, leur bonheur résulte non-seulement de la contemplation du Créateur, mais encore de la considération des êtres qu'il a produits. Trouvant Dieu magnifique dstins ses oeuvres, est-il étonnant qu'en l'admirant, ces célestes intelligences le vénèrent en tous lieux, et qu'en le vénérant, elles s'extasient devant les grandes oeuvres de celui qu'elles chérissent. Elles trouvent donc, non-seulement dans les créatures incorporelles, mais dans celles qui sont matérielles, un juste sujet d'admirer et de dignement vénérer celui qui les a créées. Examinant tous ces êtres, elles sont dans le ravissement en les considérant, et elles sont pleines de joie en le ravissement que cette vue leur cause. Elles tressaillent de joie dans la contemplation divine, elles se congratulent en se voyant réciproquement, elles sont saisies d'étonnement au spectacle de la création corporelle. 88. Apprenons nous aussi à admirer en contemplant, et à contempler en admirant, comment les habitants célestes de ce séjour bienheureux regardent sans cesse ce qui est au dessous d'eux, comment ils se réjouissent infiniment de leur mutuelle société et de l'indissoluble charité qui les unit; comment ils brûlent, sans se rassasier jamais, de jouir toujours davantage de la vision de la clarté divine. Rien n'est plus agréable, rien n'est plus utile que la grâce de la contemplation. Plus vous vous délectez dans la contemplation des choses célestes et les admirez en les contemplant, plus vous vous arrêtez avec plaisir, plus vous les sondez avec soin, et plus vous êtes illuminé. Toujours vous trouverez en cette mine inépuisable, de quoi admirer et de quoi goûter. Il n'existe point de matière plus ample pour alimenter l'étonnement, pour faire éprouver la joie. Que toujours en ces matières, se fixent votre admiration et vos jouissances. Il ne sera pas nécessaire de chercher d'autres sujets pour remplacer les premiers, ni de courir de toutes parts, emporté par je ne sais quelle divagation de pensées inconstantes. Car connaître Dieu, c'est la plénitude de la science. Or la plénitude de cette science, c'est la plénitude de la gloire. La consommation de la grâce, c'est la perpétuité de la vie. Pour arriver à la plénitude de cette science, il faut la componction intérieure plutôt qu'une recherche profonde et attentive; il faut des soupirs plutôt que des arguments; des lamentations fréquentes plutôt que des argumentations étendues ; des larmes plutôt que des sentences; il faut l'oraison plutôt que la lecture; la grâce des larmes plutôt que la science des lettres ; la contemplation des choses du ciel plutôt que l'attachement à celles de la terre (a).
a En ce lien, dans les éditions récentes, suivait un petit livre intitulé : de la conscience; mais Horstius l'a supprimé avec raison, comme n'étant qu'une répétition du précédent.
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