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VIE DE SAINT BERNARD ABBÉ DE CLAIRVAUX, LIVRE VII, EXTRAIT D'UN LIVRE INTITULÉ GRAND EXORDE DE CITEAUX. DISTINCTION SECONDE.
CHAPITRE VII. Le crucifix embrasse Bernard.
CHAPITRE VIII. Bienfait ou grâce obtenue de Dieu par Bernard à un épileptique.
CHAPITRE IX. Sur l'ordre de Bernard, un moribond diffère, pendant quelque temps, de mourir.
CHAPITRE XII. Dieu accorde à saint Bernard le don de connaître de loin les besoins de ses religieux.
CHAPITRE XIII. Vocation religieuse de plusieurs clercs de Paris.
CHAPITRE XVI. Témoignages de respect avec lesquels saint Bernard est reçu à Milan.
CHAPITRE XIX. Saint Bernard ressuscite d'entre les morts dun impie blasphémateur.
CHAPITRE XXI. Admirable conversion d'un prêtre concubinaire qui avait été moine à Clairvaux.
CHAPITRE XXVI . Saint Bernard blâme ou plutôt éprouve la sécurité et la confiance d'un moribond.
CHAPITRE XXIX. Epilogue des livres de la vie et des gestes du saint père Bernard.
CHAPITRE Ier. Apparition à saint Bernard d'un moine défunt et révélation de ceux des religieux de Clairvaux qui devaient être sauvés.
Après que, par la grâce de Dieu, les vignes du Seigneur de Sabaoth, je veux dire la communauté de Cîteaux, eut commencé à se provigner, par la fondation des abbayes de la Ferté et de Pontigny, celle de Clairvaux se fonda en troisième lieu, au nom de la sainte et divine Trinité, en l'année de l'Incarnation de Notre-Seigneur, 1115. Le seigneur de bonne mémoire, Étienne de Cîteaux, ordonna notre bienheureux père Bernard, premier abbé de cette maison. Quoique le livre de sa vie eût mis en plein jour sa vie admirable, sa sainteté unique, son pouvoir miraculeux de guérir les malades. cependant j'ai cru à propos de rapporter ici à la mémoire de ce grand homme, et pour l'édification de mes lecteurs. quelques-unes des choses omises dans sa vie, pour ne point paraître avoir voulu passer sous silence, dans ce livre où se trouve redressée la vie d'hommes insignes, la plus splendide colonne sur laquelle s'appuie notre ordre tout entier. Il arriva un jour à Clairvaux que, pendant la célébration de la messe conventuelle, en présence de ce vénérable père, après l'évangile, l'eau qui devait servir à laver les mains du prêtre manqua , par suite de négligence ; on attendit pendant quelque temps qu'on en apportât, et, pendant ce temps là, tous les religieux se tenaient tournés vers l'orient. Le saint abbé était à sa stalle, dans la partie du choeur réservée aux prêtres. Un moine qui était mort peu de jours auparavant, lui apparut visiblement et se plaça devant lui, en lui faisant signe de la tête, comme s'il avait voulu lui faire quelques reproches. Le serviteur de Dieu le vit, le reconnut et lui demanda pourquoi il lui faisait ce signe de tête. Le moine lui répondit : « O si vous saviez quels compagnons vous aurez dans les cieux, certainement vous vous tiendriez en garde contre toute négligence. » Le saint, plein de reconnaissance pour ces paroles, lui répondit : «Pensez-vous, véritablement, que tous ceux qui sont dans ce monastère seront sauvés ? » « Oui, répartit l'autre, et non-seulement eux, mais encore tous ceux qui vivront avec obéissance et humilité dans notre ordre. » Le pieux abbé se souvint d'un frère qu'il était obligé de corriger souvent à cause de sa négligence et de sa dureté de coeur, et qui lui donnait beaucoup de chagrin; il dit donc à l'apparition : « Savez-vous quelque chose de certain touchant le salut de ce frère? » « La miséricorde de Dieu ne lui fera pas non plus défaut, répondit le moine.» En entendant cela, l'homme de Dieu se sentit transporté d'une grande joie, et garda les dures voies du Seigneur, avec ses frères, d'autant plus joyeusement, à cause de ces paroles, qu'une espérance plus certaine de la récompense éternelle se trouvait ainsi déposée dans son coeur.
CHAPITRE II. Un religieux défunt est délivré des peines du purgatoire par le secours de la prière et du saint sacrifice de la messe offert à son, intention.
Une fois, un frère convers vint à mourir à Clairvaux. Tous les religieux s'étant réunis, selon la coutume, pour réciter les prières de la recommandation de l'âme, un vieux religieux, d'une grande piété, entendit les démons qui passaient en troupe, crier à haute voix, et dire : «Bravo, bravo! voilà du moins une âme que nous avons entraînée de cette maudite vallée, pour partager notre sort. » La nuit suivante, le même vieillard qui avait entendu ces paroles, goûtait le repos . du sommeil, lorsque le frère défunt lui apparut triste et morne, et lui dit « Vous avez entendu hier les démons se réjouir de mes supplices, venez, et voyez . à quels affreux tourments le Dieu tout-puissant m'a condamné par un sage jugement. » Il le conduisit, en effet, sur le bord d'un puits d'une grande largeur, et d'une profondeur effrayante, et lui dit : « Voilà le puits où, à chaque instant, je suis précipité par les démons avec une telle cruauté que, si je pouvais choisir, je préférerais me voir jeté cent fois par les hommes, plutôt qu'une fois par les démons. » Le matin, pendant que le vieux religieux dot nous avons parlé racontait au saint abbé Bernard ce qu'il avait vu et entendu, bien qu'il le connût aussi lui-même par une révélation, celui-ci poussa un soupir, et dit : « Je sais bien que, sans une cause grave, jamais les démons n'auraient eu une pareille audace. Étant donc entré dans le chapitre des religieux, il exposa devant eux le malheur du religieux défunt, puis, par une exhortation salutaire, il s'adressa à la conscience de chacun d'eux, en les exhortant à marcher avec plus de précaution dans la voie de la sainte religion. Il ajoutait que, si la malice des démons était grande sur tous les chrétiens, elle l'était particulièrement contre ceux qui avaient embrassé la vie monastique. Après cela, il les engagea ardemment à venir au secours de l'âme qui se trouvait au milieu des supplices, et à apaiser, par la prière et par la célébration de la messe, la colère du Seigneur, attendu que, peut-être ce bon père, touché par leurs prières, ainsi que par l'immolation de l'hostie du salut, daignerait confondre l'orgueil des démons et délivrer l'âme du frère défunt de leur méchanceté. Les religieux s'étant acquittés de cela avec la plus grande dévotion, le même frère défunt apparut de nouveau au bout de quelques jours au vieillard dont nous avons parlé, et lui fit comprendre à son extérieur gai et heureux que son état était meilleur. Comme le vieillard lui demandait comment il se trouvait, il répondit « Grâce à Dieu, je me trouve bien! » Mais à cette autre question : « Comment avez-vous été délivré, » il répondit : « Venez et voyez. » Et à l'instant, il le conduisit à l'oratoire de Dieu, où il y avait un prêtre à chaque autel, qui célébrait avec une extrême dévotion l'immolation de l'hostie. « Voici, dit-il, les armes de la grâce de Dieu, par lesquelles j'ai été délivré; voici la vertu de la miséricorde de Dieu qui demeure invincible : voici cette hostie unique qui efface tous les péchés du monde. Car je vous dis en vérité que, à ces armes de la grâce de Dieu, à la vertu de sa miséricorde, à cette hostie salutaire, il n'est rien qui puisse résister, si ce n'est un coeur impénitent. » Le vieillard se réveilla, plein de joie de la délivrance de l'âme du frère; il fit part aux autres religieux de la vision qu'il avait eue, ce qui les rendit d'autant plus dévots pour l'immolation de l'hostie salutaire, qu'ils avaient éprouvé dans la délivrance d'un des leurs, combien est grande son efficacité.
CHAPITRE III. Bernard, dans une vision, voit les mérites différents des religieux qui psalmodiaient au choeur.
Le saint abbé assistait un jour à l'office de la nuit, avec cette pureté et cette dévotion qui lui étaient habituelles, et que lui seul et Dieu connaissaient. Comme le chant de la psalmodie par sa durée prolongeait les vigiles, le Seigneur lui ouvrit les yeux. Il regarda et vit un ange qui était debout à côté de chaque religieux, et qui tenait soigneusement compte sur un registre, à la manière d'un secrétaire, de ce que chaque religieux chantait, et n'omettait aucune syllabe, pas même la plus petite, avec quelque négligence qu'elle fût prononcée. Mais ces anges écrivaient d'une manière différente; quelques-uns écrivaient avec de l'or, d'autres avec de l'argent, ceux-ci avec de l'encre, ceux-là avec de l'eau, plusieurs même n'écrivaient rien du tout. L'esprit qui révélait ces choses à Bernard, lui donnait en même temps l'intelligence de ces différentes écritures. Ceux qui écrivaient avec de l'or marquaient le zèle le plus fervent pour le service de Dieu, et une attention d'esprit complète à ce qui se chantait. L'argent indiquait une ferveur moins grande, mais la dévotion et la pureté de coeur de ceux qui chantaient. L'écriture faite avec de l'encre signifiait la bonne volonté habituelle de ceux qui psalmodiaient, tout en montrant qu'ils ne le faisaient pas avec beaucoup de dévotion. Les anges qui écrivaient avec de l'eau, notaient ceux qui, cédant à la somnolence ou à la paresse, ou se laissant aller à des distractions, paraissent prononcer quelque chose, mais ont le coeur bien loin, et en désaccord avec les lèvres. Et, ô merveilleuse clémence de Dieu ! De même qu'il n'y a pas de mal impuni, ainsi n'y a-t-il pas de bien, si petit qu'il soit, et si négligemment qu'on le fasse, qui demeure sans récompense. Quant à ceux qui n'écrivaient rien, ils accusaient la lamentable dureté de coeur de quelques religieux qui, oubliant leur profession et perdant le souvenir de la crainte de Dieu, se laissent aller avec facilité à un sommeil de mort, ou bien, s'ils veillent, ont la bouche fermée, et se laissent emporter, non par faiblesse, mais par distraction volontaire, à des pensées vaines et nuisibles, et qui, en présence du Seigneur, ne craignent pas, malgré le précepte de la loi, de paraître vides. Le saint abbé qui voyait ces choses, se rappela ces paroles de l'Écriture ; « Ce sont tous des esprits qui tiennent lieu de serviteurs et de ministres, et qui sont envoyés pour exercer leur ministère, en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut (Hé. I, 14). » Et de même qu'il se réjouissait de la ferveur de ceux qui faisaient des progrès, ainsi, dans son cur de père, il s'affligeait de la tiédeur de ceux qui se ralentissaient.
CHAPITRE IV. Il faut chanter avec piété et dévotion les hymnes divins; combien cela est agréable aux anges.
Un jour, on célébrait des vigiles solennelles et l'homme de Dieu y assistait avec les autres frères. Quand on entonna le Te Deum laudamus, il vit les saints anges, tout brillants de clarté et exprimant leur dévotion par un visage merveilleusement épanoui, parcourir les deux choeurs, en excitant tantôt l'un, tantôt l'autre. Ils assistaient ceux qui chantaient, et sé tenaient auprès d'eux, comme pour les féliciter, puis s'efforçaient, par tous les moyens, de faire chanter cet hymne divin avec dévotion. Le saint homme comprit donc que cet hymne leur était familier, puisqu'ils s'appliquaient avec tant de soin à le faire chanter aux frères en l'honneur de Dieu, avec ferveur et dévotion. Un frère avancé en spiritualité eut aussi la grâce de voir, pendant le chant de cet hymne, une flamme de grande splendeur s'échapper des lèvres de celui qui l'entonnait et monter vers les cieux.
CHAPITRE V. Pusillanimité des frères excitée à la confiance dans la miséricorde de Dieu, par un mot remarquable de Bernard.
Un jour, Bernard prêchait la parole de Dieu aux frères, s'élevait avec force contre les vices, et excitait dans les âmes une grande appréhension des jugements de Dieu. Il sentit en esprit que plusieurs de ceux qui étaient assis dans l'assemblée éprouvaient de grands troubles de conscience et étaient presque tombés dans le gouffre du désespoir. Alors, tout embrasé du feu de la charité fraternelle, il s'écrie, au grand étonnement des assistants : « Doù vient mes frères, que vous êtes troublés dans vos consciences? pourquoi considérez-vous ainsi le nombre et l'énormité de vos crimes, comme si vous oubliez que les entrailles de la miséricorde de Dieu sont inépuisables? Je vous dis donc en vérité que si Judas, l'enfant de la perdition qui a vendu et livré le Seigneur, se trouvait assis dans cette école du Christ, et incorporé à cet ordre, il obtiendrait son pardon par la pénitence. » En entendant ces consolantes et magnifiques paroles, non-seulement ceux qui par faiblesse d'esprit étaient déjà presque tombés dans le désespoir, mais encore tous ceux qui étaient présents, ouvrant leur âme à l'espoir de la grâce divine, se mirent à glorifier Dieu.
CHAPITRE VI. Un moine niait la vérité du Sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ, Bernard le ramène miraculeusement à la foi.
Un moine de ce saint abbé avait été entraîné, par les ruses du démon, et par la simplicité de son propre esprit, dans une telle faiblesse d'esprit, qu'il disait que le pain et le vin offerts sur lautel ne sauraient être transubstanciés dans le vrai corps et le vrai sang de notre Seigneur Jésus-Christ. En conséquence, il dédaignait de recevoir le sacrement de vie parce qu'il ne pouvait lui faire aucun bien. Remarqué enfin par ses frères comme ne participant pas au sacrement de l'autel, il se vit repris en secret par les religieux les plus anciens. On lui demande la cause de sa conduite, il ne la nie pas, et dit qu'il n'a aucune confiance dans les sacrements; mais eux l'instruisent et le raisonnent, et comme ils n'avançaient en rien, car il n'acceptait pas le témoignage des Écritures qu'on lui citait, la chose fut portée au vénérable abbé. Celui-ci fit venir le religieux et se mit à confondre son incrédulité, avec toute la sagesse dont il était doué. Le religieux lui répondit: « Il n'y a pas d'assertion qui puisse m'amener à croire que le pain et le vin qui ont été offerts sur l'autel soient le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ, et je sais que pour cela j'irai en enfer. » En entendant ces mots, l'homme de Dieu qui, toutes les fois que les choses étaient dans un état désespéré, avait coutume de déployer une admirable autorité, s'écria: «Et quoi, un de nos moines descendra dans l'enfer? Non, non, et si vous n'avez pas la foi, je vous ordonne en vertu de la sainte obéissance d'aller communier, en vous en reposant sur ma foi (a). » O père charitable! O médecin vraiment sage des âmes, à qui l'onction de la grâce, enseigne en toute chose comment il doit guérir les tentations des faibles! Il ne dit pas: « Fuyez hérétique; allez damné, retirez-vous maudit! » Au lieu de cela, il dit avec confiance: «Allez communier en vous en reposant sur ma foi. » Il croyait fermement que ce fils qu'il engendrait du sein d'un sacré désir, jusqu'à ce que le Christ fût formé en lui, ne pouvait pas plus
a Il ne s'agissait évidemment ici que d'une tentation involontaire; car saint Bernard rapporte que saint Malachie agit autrement envers un hêtre qui soutenait opiniâtrement la même erreur, et qui, finissant par se repentir dans sa dernière maladie, « confessa sa faute, reçut labsolution et demanda le Viatique. »
être arraché des fondements de la foi, que des entrailles de sa charité. Aussi ce religieux, lié par la vertu de l'obéissance, s'approcha de l'autel, bien qu'il n'eût pas la foi, du moins à ce qu'il lui semblait. Il communia, et, par les mérites du saint abbé, il fut éclairé à l'instant, et eut la foi au sacrement. Il la garda sans tache jusqu'au jour de sa mort.
CHAPITRE VII. Le crucifix embrasse Bernard.
Dom Ménard, abbé de Mores, monastère voisin de Clairvaux, homme religieux, a rapporté à ses amis, comme étant arrivée à un autre, une chose merveilleuse, qui, croyons-nous, est arrivée à lui-même. Voici comment il s'exprimait: « Je connais un moine, qui a trouvé un jour le bienheureux abbé Bernard priant seul dans une église. Il était prosterné devant l'autel, et il lui semblait voir une croix avec le crucifix sur le pavé de l'église, placée devant lui, et que le bienheureux abbé adorait et baisait avec la plus grande dévotion. Or, il semblait que la majesté divine, détachant ses bras de ceux de la croix, embrassait le serviteur de Dieu, et le pressait contre lui. Ce que le moine ayant considéré pendant quelque temps il se trouva comme pétrifié sur place dans l'excès de son admiration, et comme transporté hors de lui. A la fin,craignant d'offenser ce saint abbé s'il le voyait si près de lui,et appréhendant qu'il le regardât comme un espion de ses secrets, il se retira en silence, comprenant assez et sachant au sujet de ce saint homme, que toute sa prière et toute sa vie étaient, bien au-dessus de l'homme.
CHAPITRE VIII. Bienfait ou grâce obtenue de Dieu par Bernard à un épileptique.
Un jour, le saint abbé sortit pour aller visiter ses frères, qui faisaient la moisson dans un champ. Mais, comme il était trop faible pour aller à pied, il monta sur un petit âne. Le religieux qui marchait avec lui et menaçait l'âne du bâton, était depuis longtemps sujet aux accès du mal caduc. Il tomba tout à coup le long du chemin, sous les yeux de Bernard, saisi d'une violente attaque d'épilepsie. En voyant cela, le saint eut pitié de lui, et pria le Seigneur que ces accès ne le prissent plus ainsi à l'improviste. Depuis ce moment-là, jusqu'au jour de sa mort, c'est-à-dire pendant plus de vingt ans qu'il vécut encore, il lui arriva ce qu'il ne lui était jamais arrivé auparavant, et n'arrive presque jamais aux autres épileptiques. En effet, toutes les fois qu'il allait avoir un accès de son mal, i1 en pressentait l'approche un peu d'avance, et il avait le temps d'aller se jeter sur son lit, et évitait ainsi les contusions d'une chute imprévue. Nous croyons même que le saint abbé, qui lui avait obtenu cette faveur du ciel, aurait pu lui obtenir sa guérison complète, si cela eut été utile à son salut. Mais, comme cet homme avait peu de résignation pour supporter son mal, et que son coeur était dur, il semblait que, pour être sauvé, il dût sentir en même temps la verge de la correction et le bâton de la consolation. La miséricorde de Dieu lui accorda la grâce de prévoir et d'éviter le péril des accès subits de son mal, sans le priver de l'aiguillon salutaire de sa maladie.
CHAPITRE IX. Sur l'ordre de Bernard, un moribond diffère, pendant quelque temps, de mourir.
Un religieux de Clairvaux était arrivé à ses derniers moments, lorsque saint Bernard entra dans sa chambre après complies, pour lui faire visite; le trouvant près de mourir, et sur le point d'expirer, il lui dit. » Vous savez, man très-cher frère, que notre couvent est fatigué par le travail, et que bientôt il va être obligé de se relever pour aller à l'office de la nuit : si vous interrompiez son repos, il en souffrirait beaucoup, et nos grandes vigiles en seraient moins solennelles. Four que tout soit pour le mieux, et que vous viviez éternellement dans la terre des vivants, que vous allez posséder en quittant ce monde, je vous ordonne, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de nous attendre pour mourir jusqu'à l'heur de l'office divin. » Le malade lui répondit : « Je ferai volontiers, seigneur, ce que vous me demandez, à condition que de votre côté, vous favorisiez mes voeux par vos prières. » Le saint abbé s'en alla donc en silence au dortoir, et celui qui était sur le point de rendre le dernier souper, ne mourut pas avant le moment indique. Mais, au moment où on sonna les vigiles, son heure soupa aussi et il mourut, Ce fait ne se produisit pas seulement pour ce frère, niais il arriva également plusieurs fois pour d'autres que leur dernier moment se trouva retardé à la volonté et au bon plaisir du bienheureux abbé.
CHAPITRE X. Un religieux beaucoup plus préoccupé des biens de la terre que de la charité fraternelle, est, en punition de sa faute, condamné à mourir hors de Clairvaux.
Une fois, l'homme de Dieu ayant appris qu'un de ses enfants spirituels, homme de bien et religieux, qu'il avait envoyé en Normandie, s'y trouvait atteint d'une maladie désespérée, il résolut d'envoyer quelqu'un le chercher pour le ramener auprès de lui, afin que ce pieux frère mourût dans son nid, et ne fut pas privé de la sépulture qu'il désirait avoir. Cependant, un de ses frères selon la chair, nommé Gui, s'efforçait de combattre ce projet, parce que, étant un des pourvoyeurs de Clairvaux, il avait la pensée, je crois, d'épargner la dépense et la fatigue. Comme il s'opposait avec vivacité à ce dessein, le bienheureux Bernard lui dit : « Est-ce que vous vous mettez plus en peine de l'argent et des bêtes de somme, que de vos frères? Puis, donc, que vous ne voulez pas que nos frères reposent avec nous dans cette vallée, vous n'y reposerez pas rien plus. » C'est ce qui arriva; car ce même Gui, quoique d'ailleurs homme de bien et bon religieux, ne mourut pas à Clairvaux, pour que la parole du saint s'accomplit, mais à Pontigny, où il tomba malade, se mit au lit, et, par une disposition particulière de Dieu, termina sa vie et fut enterré.
CHAPITRE XI. Saint Bernard est présent en esprit à ses frères de Clairvaux, bien qu'il en soit éloigné de corps.
Une fois le vénérable abbé Bernard fit un séjour de trois ans à Rome, et en divers endroits d'Italie, pour mettre fin au schisme de Pierre de Léon. Pendant ce temps-là, Notre-Seigneur Jésus-Christ honora grandement son serviteur. Enfin, revenu à Clairvaux, il commença par aller faire sa prière, puis entra au chapitre. Comme il était fatigué du voyage, il ne put pas parler longtemps; il ne dit donc que quelques mots, mais bien consolants, conçus en ces termes : « Béni soit Dieu, qui vous a rendus à moi, vous mes frères bien-aimés, et qui vous a rendu à vous, votre humble père. Pour moi, mes petits enfants, quoique pendant les trois ans qui viennent de s'écouler, j'aie paru être éloigné de vous, ne croyez pas pourtant que je fus toujours absent. Sachez même que, à trois reprises différentes, pendant cet intervalle de temps, je suis revenu pers vous, j'ai visité cette maison, j'ai parcouru vos ateliers, et toujours je suis reparti le coeur gai et l'esprit consolé, en voyant votre unanimité et votre zèle à persévérer dans les observances de votre ordre. » Il y a une multitude d'autres choses que le serviteur de Dieu a dites et faites, et qui montrent manifestement qu'il était doué du don de prophétie, et que bien souvent il fut présent par l'esprit, d'où il semblait absent par le corps. Il y en a beaucoup aussi qui étaient cachées ou même placées fort loin de lui, et que, par la grâce du Seigneur qui les lui révélait, il connut quand elles semblaient être complètement ignorées de lui. C'est ce que nous a appris dom Gérard, autrefois abbé de Longpont, un des plus anciens religieux de Clairvaux, qui s'attacha, avec beaucoup de soin, à recueillir les paroles et les actions du saint abbé. Nous lui avons entendu dire que ce saint homme de Dieu, un jour que, dans un chapitre de moines, il prêchait la parole de Dieu, deux religieux qui étaient présents le virent sur l'escabeau où il était assis, suspendu en l'air, et élevé da terre à la hauteur d'environ un pied.
CHAPITRE XII. Dieu accorde à saint Bernard le don de connaître de loin les besoins de ses religieux.
Ce dispensateur et fidèle des biens du Seigneur s'était vu un jour retenu hors de son monastère, pour les intérêts de l'Église, plus longtemps que de coutume. Car, il était bien souvent obligé de sortir malgré lui de son monastère, à la demande du souverain pontife, pour aller traiter de la paix, pour apaiser un schisme et pour confondre l'hérésie. Quand il avait résolu les difficultés pour lesquelles il était sorti de son monastère, il y revenait, et, dés qu'il le pouvait, il se rendait à la salle des novices. C'était pour lui comme de petits enfants dans l'âge le plus tendre, qu'il nourrissait de lait, et à qui il devait prodiguer d'autant plus abondamment le lait de la consolation, qu'ils avaient plus longtemps manqué de la douceur de ses saintes exhortations. En quelque lieu que le saint abbé allât, il semait la parole de Dieu sur toutes les eaux, et il était bien rare qu'il revint sans avoir recueilli quelque avantage spirituel; il remplissait la salle des épreuves d'une multitude de novices, dont le nombre s'élevait quelquefois jusqu'à cent, tellement que, aux heures de l'office divin, ils remplissaient le chur tout en entier, et que, à l'exception de quelques vieux religieux qui y pénétraient avec eux pour y maintenir la discipline, tous les autres étaient contraints de rester dehors (a). Étant donc entré, comme nous l'avons dit plus haut, dans la salle des novices, et, par sa parole, ayant porté le calme, l'édification et la joie dans les esprits et rendu ces novices plus fervents à observer leurs saints engagements, il en appela un à l'écart et lui dit: « Mon cher fils, d'où vous vient cette tristesse qui ronge d'une manière fâcheuse le fond de votre coeur ? » Comme le novice, par respect, n'osait pas lui répondre, Bernard, en homme vraiment doux et humble de coeur, qui savait se conduire envers tous les siens, non en mercenaire, mais en pasteur, lui dit : « Je sais, mon très-cher fils, je sais ce qui se passe en vous, voilà pourquoi je compatis à votre état avec des sentiments de père. Pendant ma longue absence., qui me priva si longtemps de la vue bien-aimée de mes frères, le Seigneur, par sa grâce, m'a accordé de suppléer par l'esprit ce que je ne pouvais faire de corps. Je revenais donc en esprit, je parcourais un à un tous les ateliers, me rendant compte avec soin de l'état dans lequel se trouvaient mes frères, j'entrais aussi dans la salle des novices. Là, après avoir va tous ceux qui s'y tenaient, pleins de joie dans la crainte de Dieu, et ardents aux travaux de, la pénitence, je vis que seul vous dépérissiez de tristesse, et j'en ai gémi. Lorsque, par des caresses, je voulais vous attirer vers moi, vous vous teniez de coté, vous détourniez votre visage de moi, et vous pleuriez si amèrement, que vos larmes inondaient mon capuchon. » En disant ces mots, le saint abbé fit entendre à son captif des avis spirituels, dissipa ses chagrins, et le tira de l'abîme de la tristesse, pour le faire jouir de la liberté et de la joie de l'esprit. Dieu est véritablement admirable dans ses saints : il est ineffable, et ses oeuvres ne peuvent se raconter. En effet, je ne sais ce que je dois admirer le plus dans notre bienheureux abbé, de cette grâce si grande et si extraordinaire qu'il a mérité de recevoir, non une fois mais bien des fois, ou de ce que, après avoir reçu une grâce aussi excellente, il n'en garda pas le secret pour lui, satisfait du seul témoignage de sa conscience; et cependant n'en donna pas même connaissance à ses amis les plus intimes, ce qu'il lui paraissait à peine possible de faire, même à lui, sans danger. Mais, dans une assemblée publique, comme nous l'avons rapporté plus haut, en
a Sept cents moines se trouvaient à Clairvaux à l'époque de la mort de saint Bernard, noue apprend Geoffroy. Voir plus haut, livre V, n. 20.
présence de tous les frères assemblés, il fit connaître que cette grâce lui avait été accordée, et que néanmoins, son âme avait été tellement affermie dans la crainte de Dieu, qu'il ne craignait pas de la voir ébranlée par les tentations de la vanité. On trouve dans les faits et gestes de ce saint homme que, lorsqu'il était encore vivant en ce monde, un novice de Clairvaux étant tombé dangereusement malade, il lui apparut en esprit avec une multitude de moines, et lui prédit que cinq jours après il mourrait, et que, le cinquième jour arrivé, comme le soleil allait se coucher, il visita de nouveau le novice, en lui disant d'avoir confiance et de ne rien craindre, de prendre son essor à l'instant même vers le Seigneur Jésus-Christ et de lui présenter les humbles salutations de sa famille de Clairvaux. A ces mots, le moine montra, comme il put, par une inclinaison de tête, et par un mouvement des lèvres, qu'il acceptait la commission ; il ferma les yeux, et, à l'heure même, il s'endormit dans le Seigneur.
CHAPITRE XIII. Vocation religieuse de plusieurs clercs de Paris.
Un jour, Bernard, l'homme de Dieu, eut un motif de venir à Paris, et, à la prière des clercs, il se rendit suivant son habitude à leurs écoles. Il leur montra la forme de la vraie philosophie, en les engageant à mépriser le monde, et à embrasser, pour notre Seigneur Jésus-Christ, la pauvreté volontaire. Le sermon fini, comme aucun clerc ne se convertissait, Bernard sortit la tristesse dans l'âme de ce que ses voeux n'étaient point accomplis comme ils l'étaient ordinairement, et, en arrivant à la maison d'un archidiacre, qui l'avait décidé à recevoir l'hospitalité chez lui, il se retira dans l'oratoire qu'on lui avait préparé. S'étant mis en prière avec une grande ardeur, il fondit en larmes, dans des sentiments d'une vive componction, au point que, du dehors, on entendait ses gémissements et ses sanglots, qu'il ne pouvait étouffer. En voyant cela, l'archidiacre dont nous avons parlé s'informa auprès des compagnons du saint, de ce qui pouvait être la cause d'une si grande douleur. L'un deux, un religieux, ancien abbé de Foigny, nommé Rainaud, qui était dans le secret des sentiments du serviteur de Dieu, lui répondit, comme nous l'avons appris de sa bouche: « Cet homme admirable, tout entier consumé par le feu de la charité, tout entier absorbé en Dieu, ne désire rien tant au monde, que de pouvoir ramener dans la voie de la vérité ceux qui s'en écartent, et de gagner leurs âmes à Dieu; et comme il vient de semer la parole de vie dans les écoles, et qu'il n'a pas recueilli le fruit de son sermon sur la conversion des clercs, il pense que Dieu est irrité contre lui, puisqu'il ne sent pas aujourd'hui son regard dans sa prédication. Voilà d'où viennent ses nombreux gémissements et ses torrents de larmes, et j'espère bien que la fertilité de la moisson de demain le récompensera, par son abondance, de la stérilité d'aujourd'hui. Le matin étant donc venu, notre admirable prédicateur retourna aux écoles, et, selon le désir du Seigneur il conduisit la barque de sa pensée en haute, mer, et jeta, pour la pèche, les filets de la sainte Écriture. A la fin de son sermon, plusieurs clercs se rendirent par ses mains au Seigneur. Il les retira aussitôt des périls du monde, comme du milieu des flots de la mer, et, ayant loué des chars pour eux, il les fit conduire sans retard dans le port assuré de Clairvaux. Il quitta enfin la ville, suivi de sou cortège ordinaire, et se rendit à Saint-Denis, où il passa la nuit. Le lendemain, de grand matin, comme ses frères pensaient qu'il allait continuer sa route directement, il leur dit. « Nous devons retourner tous à Paris, car il y a encore dans cette ville quelques-uns des nôtres qu'il faut que nous en tirions pour les conduire dans la bergerie du Seigneur, afin qu'il n'y ait plus qu'un seul troupeau et qu'un seul pasteur.» A peine entrait-il dans la ville, qu'il vit de loin trois clercs venir à sa rencontre. Il dit alors à ses compagnons: «Le Seigneur nous rend notre liberté, nous pouvons continuer notre route, car c'est pour ces clercs que nous étions revenus sur nos pas. » Ceux qui venaient, en apprenant que Bernard n'était pas loin, ressentirent une grande joie, et s'écrièrent: « Comme vous arrivez bien à propos, ô notre bienheureux père ; nous avions l'intention d'aller vous rejoindre, mais vous étiez parti, nous ne pensions pas pouvoir vous atteindre.» Bernard leur répondit en ces termes: « Je le savais bien, mes chers amis, aussi avais-je hâte d'aller à votre rencontre dans votre fuite, avec des pains à la main. Marchons donc maintenant ensemble, et, avec la grâce de Dieu, je vous montrerai la route. » Il réunit donc à sa troupe ceux dont nous venons de parler; ils suivirent le saint, s'attachèrent à lui et, à son école, ils firent la guerre spirituelle tous les jours de leur vie.
CHAPITRE XIV. Don admirable de prophétie clans saint Bernard; accomplissement de quelques-unes de ses prédictions.
Un jour, en recevant la bénédiction du saint abbé Bernard, quelques-uns de ses novices avaient dépouillé le vieil homme avec toutes ses oeuvres, et revêtu le nouvel homme qui a été créé selon Dieu dans la justice et dans la sainteté de la vérité. Le saint, inspiré de Dieu, leur adressa la parole, et leur prédit qu'ils recevraient tous la grâce d'une dignité spirituelle et qu'ils auraient le nom et l'office d'abbé. Avec les années, chacun d'eux en son temps reçut l'accomplissement de cette prophétie, mais il y en eut un, nommé Pierre, que le saint abbé avait envoyé ensuite à Nidar, qui vécut bien des années après la mort de Bernard, et arriva jusqu'à une vieillesse avancée et presque décrépite, sans avoir occupé le poste prédit, parce qu'il était d'une grande simplicité et ne paraissait pas capable d'occuper un poste aussi élevé. Mais quoi, est-ce que même au bout du monde, et sous les glaces de l'âge le plus avancé, quelqu'un pourra se soustraire à la toute-puissance du Saint-Esprit, en sorte que ce qu'il avait prédit autrefois, tant de temps auparavant, par la bouche de son prophète Bernard ne s'accomplira pas ? Enfin, après un si long espace. de temps, lorsque déjà ce que le saint abbé avait prédit de cet homme, en qui était la simplicité de la colombe, se trouvait presque oublié, il arriva que les religieux d'une maison dépendant de Nidar, dans une île appelée Gothland, qui avaient perdu leur abbé, recoururent, suivant la coutume générale de l'ordre, à leur maison mère, afin d'obtenir à la tête de leur communauté, par la prudence et la sollicitude du père abbé, un dispensateur digne et fidèle. Or Dieu, sans la permission de qui ni une feuille d'arbre, ni un passereau ne tombent à terre, permit que le père abbé et tous ceux qui prenaient part à l'élection choisissent ce vieillard pour l'admettre à partager leur solitude. Ce religieux devait avoir d'autant plus de confiance dans la bonté de Dieu, et dans les mérites de son très-saint abbé, qu'il en avait moins, à cause de sa grande humilité, dans ses propres talents. Quand cotte élection tut terminée, on se rappela la prédiction que le saint avait faite autrefois, et le bruit s'en répandit partout. Tous ceux qui en entendirent parler furent dans l'admiration, et disaient que la promotion de ce vieillard si simple à une si grande dignité était le fait d'une disposition de la Providence, qui n'avait pas voulu qu'un seul iota, un seul point des prédictions de l'homme de Dieu parût avoir été prononcé en vain.
CHAPITRE XV. Saint Bernard arrache au supplice de la croix un brigand, qu'il attache ensuite à la croix de l'état religieux.
Il arriva une fois que le même serviteur de Dieu alla trouver le comte Thibaut pour certaines affaires. Comme il approchait de la ville où était le comte, il rencontra une grande multitude de monde qui, par l'ordre du comte, conduisait au supplice un brigand fameux et chargé de crimes. En l'apercevant, le très-clément abbé saisit de sa main la corde dont le malheureux était attaché, et il dit à ses bourreaux: « Abandonnez-moi ce bandit, je veux le pendre de mes propres mains. » Le comte, en apprenant l'arrivée de Bernard, s'était empressé d'aller à sa rencontre, car il l'avait toujours eu en singulière affection et traité avec honneur. En le voyant tenir à la main la corde avec laquelle il conduisait le brigand derrière lui, il fut pris d'une violente horreur, et s'écria : « Ah ! mon vénérable père, qu'est-ce donc que vous voulez faire, et pourquoi avez-vous ramené de l'enfer ce pendard mille fois condamné ? Est-ce que vous pourrez le sauver? il est devenu diable dans toute sa personne, sa conversion est une chose complètement désespérée, et il ne fera jamais rien de bien, si ce n'est de mourir. Laissez-le donc, seigneur abbé, laissez cet homme de perdition périr, car sa vie, comme celle d'un pestiféré, est un danger pour la vie de tous les autres. » Le saint père lui répondit: «Je sais bien, ô homme, le meilleur des hommes, je sais que c'est un scélérat fieffé, et qu'il est digne des plus cruels tourments. Aussi, n'allez pas croire que je veux laisser un pareil pécheur impuni, bien loin de là; je songe, au contraire, à le livrer aux bourreaux et à tirer de lui un châtiment d'autant plus complet qu'il sera plus long. Vous ne l'aviez condamné qu'à un supplice de courte durée, à une mort d'un moment; moi, je le soumettrai à une longue torture, et le ferai mourir à petit feu. Peur vous, après l'avoir attaché ait gibet, vous laisserez son cadavre exposé pendant un jour ou pendant quelques jours à peine ; pour moi, je veux le laisser attaché à son gibet et vivre pendant de longues années dans ce supplice.» En l'entendant parler ainsi, le prince très-chrétien garda le silence et n'osa pas contredire davantage le saint. A l'instant donc, le bienheureux abbé se dépouillant de sa propre tunique a, en revêtit son captif, lui coupa les cheveux et le fit entrer dans le bercail du Seigneur : il avait changé un loup en agneau, et un brigand en religieux convers. Il revint avec lui à Clairvaux, et cet homme, devenu désormais obéissant jusqu'à la mort, se montra, par sa constance dans la vie qu'il avait embrassée, digne du nom de Constant qui lui avait été donné. Il vécut donc, si je ne me trompe, trente années et plus, dans l'ordre, puis s'en alla vers le Seigneur qui, par les mérites de notre bienheureux abbé, lui avait fait la grâce de l'arracher miséricordieusement à la double mort du corps et de l'âme.
CHAPITRE XVI. Témoignages de respect avec lesquels saint Bernard est reçu à Milan.
Nous savons par dom Rainaud, dont nous avons parlé plus haut, que le serviteur de Dieu, Bernard, étant venu un jour à Milan, pour faire cesser le schisme de Pierre de Léon, fut accueilli par tous les habitants avec de si grandes démonstrations de joie, que la ville entière se porta, une lieue loin, au devant de lui ; il y eut même un grand nombre d'habitants qui s'avançaient à sa rencontre jusqu'à quatre et cinq milles. Il plut tellement à tous les habitants, que, bien qu'ils ne l'eussent jamais vu auparavant, ils le portèrent, plutôt qu'ils ne l'élurent, d'un consentement unanime au siège archiépiscopal, lorsqu'il fut arrivé dans la ville. Comme il refusait cet honneur, les habitants se disposaient à lui faire violence, s'il ne s'était dérobé à eux en s'enfuyant secrètement. Un jour donc, qu'il se trouvait dans une très-grande maison, il se vit entourer d'une telle foule, que personne ne pouvait y entrer. Cependant, un habitant de Milan, dune mise et d'un extérieur honorables, voulant à tout prix se présenter devant l'homme de Dieu, et ne pouvant pénétrer jusqu'à lui par aucune voie, se jeta au milieu de la foule, et s'aidant des pieds et des mains, il s'avança sur la tête des assistants, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à celui qu'il désirait atteindre. Alors, il lui prend les pieds dans ses mains et se met à les baiser et à les embrasser avec une dévotion extraordinaire. Ce que voyant Rainaud qui était assis près de lui, il s'approcha pour l'écarter, parce qu'il savait bien que le saint ne pouvait souffrir, qu'on lui témoignât
a De ce passage, Manrique, chap. VIII, conclut, non sans raison, qu'en l'année 1146, l'usage s'était déjà introduit pour les novices de porter, non des vêtements séculiers, mais des habits religieux, la tunique, le capuchon et même la tonsure, ainsi que la règle le prescrit et que le rapporte saint Bernard, dans sa lettre première,
ces respects et cette vénération. Cet homme lui dit alors: « Laissez-moi, je vous en prie, laissez-moi toucher un homme si près de Dieu, cet homme apostolique, car, je vous l'assure et vous l'atteste sur la foi d'un chrétien, je l'ai vu parmi les apôtres du Christ. » En entendant cela, ce moine fut frappé d'admiration, et, désirant en savoir plus long sur ce point, il voulait le questionner sur la vision dont il parlait; mais, intimidé par le nombre des assistants, il n'osa pas le faire; cependant, il fut bien convaincu que cet homme ne se montrait rempli d'un si profond respect pour le serviteur de Dieu, que parce qu'il avait eu une grande vision à son sujet.
CHAPITRE XVII. Bernard repousse et confond d'une manière plaisante l'insolence d'un hérétique qui l'insultait.
Un jour, le légat du pape et quelques évêques avaient amené avec eux Bernard dans le pays de Toulouse, pour confondre l'hérésie des Manichéens. Les frères lui avaient préparé un cheval un peu meilleur que sa monture habituelle et qui pouvait suffire pour un si long voyage. Comme il arrivait dans ce pays, en compagnie des évêques, un moine noir, nommé Henri, qui était devenu apostat et chef des hérétiques portant son nom, ayant connaissance de l'arrivée du serviteur de Dieu, n'osa se présenter devant lui, sachant bien qu'il ne pouvait résister à la sagesse et à l'esprit qui parlaient en lui. Il prit donc bien vite la fuite, et se cacha si bien, qu'on ne put pas le retrouver alors. Dans cette ville, le Seigneur glorifia son serviteur en présence de tout le peuple et des grands du pays, par les prodiges et les grands miracles qu'il opérait par sa main dans le peuple. On ne saurait croire quelle foule suivait toute la journée cet homme apostolique; les uns venaient chercher auprès de lui l'enseignement, les autres la guérison de leurs maladies, tous sa bénédiction. Un jour donc, en présence d'une innombrable multitude de peuple qu'il avait engagée par un discours plein d'abondance, à conserver la foi catholique, et à éviter la société immonde des hérétiques, il arriva qu'il se trouvait là un de ces derniers, qui semblait plus puissant et plus prudent que les autres. Comme il voyait d'un mauvais oeil le respect que le peuple témoignait au serviteur de Dieu, il cherchait à faire quelque chose qui pût ternir l'éclat dont il était environné, et faire tache à sa gloire. Après avoir terminé tout ce qu'il croyait nécessaire pour le moment, l'homme de Dieu était remonté à cheval, pour s'en aller. Alors, l'hérétique dont nous venons de parler, tel qu'un serpent tortueux, se mit à relever la tête devant l'homme de Dieu, et à s'écrier en présence de la foule: « Seigneur abbé, sachez que la monture de notre maître, qui vous semble si mauvaise, n'a pas une si belle encolure et n'est pas aussi grasse que la vôtre. » En entendant ces paroles, l'homme de Dieu, plein de douceur et de patience, lui répondit aussitôt avec un visage et une âme tranquilles : « Mon ami, je ne vais pas à l'encontre de ce que vous dites. Pourtant, il faut que vous sachiez que cette monture, à l'occasion de laquelle vous m'insultez, n'est qu'une bête brute, pareille à celles que la nature a fait penchées vers la terre et soumises à leur appétit. Si donc elle mange à sa faim et s'engraisse ainsi, elle ne blesse en rien par là la justice de Dieu et ne l'offense en quoi que ce soit; car c'est une bête et elle ne fait que ce qui est le propre de sa nature. Par conséquent, ni votre maître ni moi, nous n'aurons à répondre au jugement de Dieu de l'état du cou de nos bêtes, mais nous répondrons chacun de l'état du nôtre. Maintenant donc, regardez, s'il vous plaît, mon cou et voyez s'il est plus gros que celui de votre maître, afin de vous assurer si, par hasard, vous pouvez m'accuser justement ». Ce disant, il abaisse son capuchon (a), et se découvrit la tête jusqu'aux épaules, on vit alors son cou long et maigre, mais qui tout décharné et dépourvu d'embonpoint qu'il se trouvait, était cependant, par un don du ciel d'une grande beauté et d'une extrême blancheur, comme le cou d'un cygne. Tous les assistants en le voyant, furent transportés de joie, et se mirent à bénir le Seigneur, de ce qu'il avait suggéré à son serviteur, une réponse si prompte et si convenable, pour confondre l'hérétique et fermer la bouche à cet homme au langage cynique.
CHAPITRE XVIII. Un aveugle recouvre la vue par sa confiance étonnante et par son respect pour la trace des pas du saint abbé.
Comme le trés-révérend abbé séjournait un peu dans ce pays et, comme un apôtre, allait de château en château et de ville en ville, annonçant l'Évangile, guérissant les malades, attaquant, confondant et réfutant les honteux égarements des hérétiques, il arriva qu'un aveugle des environs ayant entendu parler des merveilles et des miracles que l'homme de Dieu opérait tous les jours en grand nombre, conçut l'espérance de recouvrer la vue et prit la résolution d'aller trouver le serviteur de Dieu, dans la pensée que peut-être, par l'effet de la grâce de Dieu, qui se répandait par ses mains si abondamment sur les malheureux mortels, la douce lumière du jour serait rendue à ses yeux guéris de leur cécité. Il se met donc en route sans retard, et s'enquiert de l'endroit où il pourrait trouver le saint homme de Dieu. On lui dit qu'il était dans une assemblée célèbre et qu'il annonçait la parole de Dieu au milieu d'une grande multitude de monde. Y étant arrivé tout essoufflé, après une course où il avait heurté du pied toutes les pierres du chemin, il eut la tristesse d'appendre que l'homme de Dieu était reparti de cet endroit pour se rendre ailleurs. Que faire pourtant ? En même temps que le désir de recouvrer la santé le pressait de continuer sa course plus loin encore, les épaisses ténèbres qui pesaient sur ses
a peut rapporter ici ce que Othon de Freisingen a écrit des cénobites de son temps dans le livre VII, chapitre XXXIII de sa chronique: « Ils portent sur la peau, dit-il, des tuniques très. dures et par-dessus ils en ont d'autres plus larges, avec un capuchon. Ils diffèrent en ceci que les uns, pour exprimer le mépris qu'ils font du monde, portent cette tunique de couleur noire, tandis que les autres, sans s'arrêter ni à la couleur, ni à la finesse de l'étoffe, la portent blanche ou grise, on de toute autre teinte, ne songeant qu'à une chose, c'est de l'avoir peu élégante et rude. »
yeux lui ôtaient tout courage et ralentissaient sa marche. Découragé, il sentait son âme en proie à un flot de tristes pensées; tout à coup, par une inspiration de Dieu et plein d'espérance au fond du coeur dans les mérites du très-saint homme, il dit à ceux qui l'entouraient. « Je vous en prie, au nom de la miséricorde de Dieu, conduisez-moi à la place où vous êtes bien sûrs que l'homme de Dieu a été. Ayant vu ses voeux exaucés par la bienveillance de ceux qui étaient là, il n'est pas plutôt arrivé à l'endroit que le saint avait occupé, qu'il se prosterne tout de son long à terre, baise avec une grande dévotion la poussière où le saint avait mis le pied, et implore, avec ardeur, la miséricorde du Seigneur par les mérites de son serviteur. Après l'avoir fait pendant assez longtemps avec une foi entière et s'être frotté les yeux avec la poussière de l'endroit, tout à coup, par un effet de la miséricorde du Seigneur, qui daigna, par cette grâce, attester la sainteté de son serviteur absent, il recouvra l'usage des yeux. Cet événement, non-seulement confirma la foi orthodoxe dans les âmes des catholiques, mais encore augmenta la honte et la confusion des hérétiques que tourmentait un mauvais amour de la gloire. D'ailleurs, qui pourrait rapporter comme il convient, combien le saint homme était solidement établi dans l'humilité, soumis dans la crainte, et timide dans sa circonspection, au milieu des témoignages de respect et des honneurs qu'il recevait de tous les peuples, de toutes les tribus et de toutes les langues, en quelque lieu du monde que les intérêts de l'Église le fissent aller? Car, sans parler des populations qui habitent dans d'autres contrées et qui sont éclairées des pures lumières de la foi catholique, celles de la Gascogne, que le saint abbé rappelait des gouffres de la plus profonde hérésie, comme des entrailles même de l'enfer, par la parole de sa prédication, par les signes et les prodiges étonnants qu'il opérait, avaient pour lui une telle dévotion que, cédant quelquefois à leurs importunités, il montait en chaire et se mettait à leur discrétion. La foule de ceux qui se précipitaient vers lui pour lui demander sa bénédiction et baiser ses très-saintes mains, était telle que souvent il ne pouvait, à cause de la délicatesse extrême, de la faiblesse même de sa constitution, supporter la pression et l'empressement de ceux qui se précipitaient sur lui pour le baiser, et que ses mains et ses bras en devenaient tout enflés comme ceux des pugilistes. Ce qui était pour la foule une source de bénédictions, à cause des vertus qui sortaient de lui, était pour lui une cause d'épuisement tel que souvent il en était abattu de fatigue et en ressentait de vives douleurs dans tout soli corps. En tout cela béni soit Dieu, qui, dans ces derniers jours, a daigné susciter dans l'ordre de Cîteaux, un homme d'une religion si parfaite et d'une justice aussi consommée, pour faire refleurir dans l'ordre monastique; l'antique vigueur de la vie religieuse, et pour accabler son Église des bienfaits de sa miséricorde divine par le don apostolique des miracles qu'il lui accorda.
CHAPITRE XIX. Saint Bernard ressuscite d'entre les morts dun impie blasphémateur.
A l'époque où les Sarrasins occupaient la terre de Jérusalem, saint Ber. nard, dont le glaive de la désolation chrétienne avait percé l'âme avec un déchirement cruel, allait de tous les côtés, poussant, non-seulement par ses discours, mais encore par les miracles et les prodiges qu'il opérait, les bataillons chrétiens à venger l'injure faite au Sauveur, et à chasser des lieux saints une nation infidèle. Or, il arriva que, à l'époque où il était en Allemagne, lorsqu'il partit de la ville mémorable de Fribourg en Brisgau, il fut conduit par un jeune noble, nommé Henri, dans une de ses habitations, pour y passer la nuit. Il était précédé et suivi d'une foule considérable. Henri, qui venait de prendre la croix, avait résolu de ne point faire le trajet à cheval, mais d'aller à pied, jusqu'à ce qu'ayant rassemblé la somme nécessaire pour pourvoir aux dépenses de l'expédition, il pût se mettre en route pour la Terre Sainte; mais le saint abbé ne lui en donna pas moins l'ordre de monter aussi à cheval et de le suivre; c'est ce qu'il fit à l'instant même. Un fils de Bélial le vit et en conçut un mauvais sentiment. C'était un des serviteurs de Henri, un homme d'une complète perversité, et d'une entière incrédulité pour tout ce qui est bien. Il se mit donc à très-mal penser du serviteur de Dieu et à poursuivre son maître d'invectives semblables : « Allez, maintenant, suivez ce diable et que le diable vous emporte. » Cependant, deux pauvres femmes apparaissent d'un autre côté en portant une troisième entre elles deux; celle-ci était toute contrefaite et avait perdu l'usage de plusieurs de ses membres; elles voulaient prier l'homme de Dieu de soulager en même temps la pauvre infirme en la guérissant, et celles qui la portaient, en exauçant leurs voeux. Henri, en voyant cette femme, en eut pitié et dit: Placez la malade sur mon cheval et allez, en toute hâte, de votre côté, implorer le secours du serviteur de Dieu. A ces mots, le serviteur dont nous venons de parler, ne pouvant supporter la charité de son maître, entra en fureur et se mit à l'accabler des injures les plus piquantes, en lui disant que c'était à un jongleur, à un perturbateur des consciences, qu'il allait porter cette malheureuse femme. Henri lui répondit: Non, ce n'est point cela, mais je la porte vers l'homme de Dieu, pour qu'il la bénisse et qu'elle recouvre le santé, et je te promets, tant je suis certain qu'il la guérira, que s'il ne le fait point, je te donnerai le cheval que je monte en ce moment. Cet homme,plein de joie et de bonheur, en entendant ces mots, et bien convaincu d'un autre côté que le miracle ne se ferait point, se mit à rire et à plaisanter; il était aussi sûr d'avoir le cheval, qu'il l'était qu'elle ne serait point guérie. Mais à peine cette femme fut-elle présentée au saint et eut-elle reçu sa bénédiction, comme elle le désirait si ardemment, que, à l'instant même, elle se leva guérie, et n'ayant plus besoin comme précédemment de personne qui la portât. Le serviteur d'Henri, à cette vue, est stupéfait et, poussé par l'esprit du mal qu'il avait dans le cur, il s'avance rapidement de quelques pas, se retourne vers l'homme de Dieu et vomit contre lui, avec une violence extrême, sous l'inspiration de Satan, toutes les malédictions et toutes les injures les plus honteuses et les plus horribles qu'il put trouver. Mais la vengeance du Seigneur ne se fit pas longtemps attendre: il tombe en effet, à la renverse, se brise la tête et expire. Henri, saisi aussitôt de douleur à la vue de cette mort malheureuse, annonce à l'abbé la triste chute que vient de faire cet homme et les conséquences qu'elle a eues pour lui, et le supplie, comme il avait déjà passé outre, de revenir un peu sur ses pas pour voir ce triste spectacle, et ajoute en même temps : «C'est à votre occasion que ce malheur lui est arrivé, c'est parce qu'il n'a pas craint de s'emporter en paroles d'insulte et de mépris contre vous. Hélas! dit Bernard, à Dieu ne plaise que jamais j'aie le malheur que quelqu'un meure à cause de moi! » Il eut alors recours à la prière, son unique ressource dans toutes ses difficultés, et pria sur l'infortuné, la durée d'un Pater noster, puis aussitôt il dit aux assistants de le relever. Quand il fut debout comme il avait cessé de vivre, sa tête privée du soutien du cou tombait tristement tantôt d'un côté, et tantôt de l'autre. Bernard reprit alors : « Tenez-lui bien la tête. » Puis s'approchant, il oint et soigne sa blessure avec un peu de salive, remède dont il faisait souvent usage, et ajoute : « Au nom du Seigneur, lève-toi; » puis, un peu après: « Au nom du Père, du fils et du Saint Esprit, que Dieu te rende le souffle. » A l'instant même, le souffle lui revint; il était vivant ou plutôt revivant, au grand étonnement et à la grande joie de tous les assistants, qui firent éclater leurs chants de louange vers le ciel, en voyant un homme dont la mort était si manifeste rendu à la vie. Interrogé ensuite par le saint homme de Dieu comment il allait vivre désormais et quelle conduite il allait mener, il répondit : « Seigneur, je vivrai de la manière que vous l'ordonnerez, et je ferai tout ce que vous ordonnerez, tout ce que vous voudrez. » Les assistants lui demandèrent s'il était bien mort. « Oui répondit-il, je l'étais, déjà même ma condamnation était portée, et, si le saint abbé ne s'était liàté de venir à mon secours, j'allais être entraîné dans l'enfer. » Sur les instances de ceux qui étaient présents, il prit la croix et il partit avec les autres pour la Judée. Quant à Henri, dans le même voyage il se rendit à Dieu et à saint Bernard et devint dans la suite religieux à Clairvaux. Il avait vu ce miracle de ses propres yeux, et il croyait que les historiens de la vie du saint abbé le connaissaient très-bien ; en découvrant qu'il avait été enseveli dans le silence, il en éprouva de la peine, et il le raconta, à la gloire de Dieu et de, son saint, suivant qu'il s'était passé sous ses yeux, afin que toutes les générations futures, de siècle en siècle, sussent et comprissent en quel honneur devait être un saint que le Très-Haut a comblé d'une telle gloire.
CHAPITRE XX. Alexandre, chanoine et docteur de Cologne, est appelé d'une manière merveilleuse à la vie religieuse par saint Bernard.
A Cologne, capitale remarquable de la Germanie seconde, se trouvait un certain maître Alexandre ; c'était un chanoine et docteur, en grand renom dans cette ville. Or, il arriva que le grand serviteur de Dieu, Bernard, abbé de Clairvaux, sur l'ordre du pape Eugène, alla en Germanie, pour y prêcher l'expédition de Jérusalem à l'empereur Conrad et à tous les habitants de cette contrée. Il jeta dans ces pays un grand éclat par ses signes et ses innombrables miracles. En voyant les grandes merveilles que le Seigneur faisait éclater par lui, l'empereur se sentit touché dans l'âme et reçut la croix des mains de Bernard pour prendre part à l'expédition de Jérusalem. Mais la multitude infinie d'hommes qui se croisaient ne lui permettait point de retarder le moment de leur donner la croix; dans leur ardeur incroyable, ils se disputaient à l'envi les morceaux et les franges des vêtements du serviteur de Dieu, ce qui le forçait à chaque instant à en prendre de nouveaux ; on se trouvait malheureux quand on ne pouvait avoir une croix faite avec un morceau de sa tunique. Il y eut aussi une foule de nobles et de sages qui se donnèrent au Seigneur par ses mains. Il les conduisit à Clairvaux, où ils devinrent moines et portèrent plus tard de grands fruits dans l'Église de Dieu. Parmi ces derniers se trouvait Alexandre, le noble personnage dont nous avons parlé plus haut, qui vivait à cette époque, et qui avait l'esprit enflé par la science du monde. De plus, il jouissait de grandes richesses. et se trouvait couvert des insignes des honneurs fugitifs du siècle. Toutefois, il accomplit, de la manière la plus admirable dont je vais le raconter, une conversion à laquelle il ne songeait guère, avec l'aide de Dieu qui sait se saisir des sages dans leurs ruses même. En effet, le très-saint abbé Bernard lui parlait de sa conversion; mais, comme il était enflé par la science et par les richesses de ce monde, il avait constamment répondu que, pour le moment, il ne pensait à rien moins qu'à prendre l'habit monastique. La nuit suivante, au moment où le sommeil reposait ses membres, il eut une vision, et vit le même homme qui le levait de son lit, où il semblait retenu couché par une maladie grave, et le rendait à la santé. Ensuite, il prit l'habit dont il était revêtu lui-même et en couvrit Alexandre qui, après l'avoir repoussé une ou deux fois de ses épaules avec impatience, finit par l'accepter la troisième fois qu'il fut placé sur son cou, et à le retenir avec force quand il s'en vit revêtu. Ensuite ce saint abbé lui remit le bâton qu'il avait à la main, en signe de la prélature qui l'attendait, et puis lui ordonna de se retirer. A son réveil, Alexandre ne se sentit pas encore amolli par cette révélation, et demeura dans son premier endurcissement d'âme. Le même jour, comme le bienheureux abbé se trouvait à table, on lui offrit un poisson qu'on appelle perche, pour qu'il en mangeât. En le voyant, l'homme de Dieu leva les yeux au ciel, pria quelque temps sur ce poisson et, après l'avoir bénit, le donna à manger à Alexandre. A peine ce dernier en eut-il goûté, qu'il eut la grâce de ressentir au fond de son âme, dès la première bouchée, la vertu de la bénédiction du serviteur de Dieu. En effet, il se sentit à l'instant même un tout autre homme, son cur était pénétré de componction, et il se mit à verser des larmes sur le poisson qu'il mangeait. Cependant il était tout étonné de lui-même, et ne savait ni ce qu'il avait, ni pourquoi il pleurait. Se ressouvenant enfin de la vision qu'il avait eue la nuit précédente, il comprit que le Seigneur l'avait prévenu gratuitement de ses miséricordes. Rendant donc grâce, du fond de son âme, à Dieu qui l'appelait d'en haut, il se donna à l'instant même au bienheureux serviteur de Dieu, qui le reçut avec bonté. Il se fit moine à Clairvaux et devint, ensuite, abbé de Grandselve. Il fit de tels progrès dans cette vie de sainteté, qu'il devint plus tard abbé de Coteaux et père (a) de l'ordre tout entier. Nous tenons de la bouche même du serviteur de Dieu, Alexandre, tout ce que nous avons consigné ici dans une narration fidèle.
CHAPITRE XXI. Admirable conversion d'un prêtre concubinaire qui avait été moine à Clairvaux.
Un religieux, après avoir abandonné le monastère de Bernard, renoncé é. sa règle et quitté l'habit religieux, avait reçu l'administration d'une paroisse, car il était prêtre. Mais, comme il arrive souvent qu'un péché est puni par un autre péché, après avoir déserté son ordre il tomba dans le vice de l'incontinence. Il prit une concubine, à l'exemple de beaucoup d'autres, qui habita chez lui et lui donna des enfants. Mais, après quelques années, le. Seigneur eut pitié de lui, car il ne veut pas que personne périsse, et le saint abbé vint à passer par la villa où demeurait ce moine et à lui demander l'hospitalité. Ce. religieux, qui connaissait Bernard, le reçut comme son père avec une grande révérence, le servit avec dévouement et pourvut à tout ce qui était nécessaire tant pour lui que pour ses montures. Toutefois l'abbé ne savait pas qui il était. Le matin, quand le saint homme après avoir dit ses matines se préparait à partir, et ne pouvait parler au prêtre lui-même, parce qu'il s'était levé pour les matines et était allé à l'église, il s'adressa à son fils et lui dit: « Allez annoncer à votre maître que je pars. » Or, cet enfant était muet de naissance ; mais il n'obéit pas moins à cet ordre; et, sentant au dedans de lui la vertu de celui qui le lui avait donné, il court vers son père et lui répète mot polir mot ce qu'avait dit le saint abbé en ajoutant: «Voilà ce que l'abbé te mande.» Le père, en entendant pour la première fois la voix de son enfant, répand des larmes de joie, et l'invite à lui redire une seconde et une troisième fois
a Ce passage est bien propre à faire ressortir toute la dignité de l'abbaye de Cîteaux. On peut en rapprocher ce que Bernard en a dit dans sa lettre IV, n. 3, et dans sa lettre V, n. 1, où il l'appelle commissor. Ce même abbé est encore appelé a le Père de l'ordre entier, » par Herbert, un peu plus loin, au n. 1.
la même chose, et s'enquiert en même temps de ce que l'abbé lui avait fait. Cet enfant lui répondit: « Il ne m'a pas fait autre chose que de me dire: « Allez et dites cela à votre maître. » A la vue d'un miracle aussi manifeste, le prêtre se sentit l'âme toute pénétrée ; il accourt en toute hâte vers le saint et se prosterne à ses pieds, en fondant en larmes et en s'écriant : « Seigneur père, je suis un tel qui fut votre moine, et depuis telle et telle époque j'ai quitté votre monastère. Je prie donc votre paternité de vouloir bien me permettre de retourner avec vous dans votre monastère.» Le saint lui répondit : « Attendez-moi ici, ci quand j'aurai terminé ce que j'ai à faire, je reviendrai aussitôt vous prendre et vous emmener avec moi. » Mais ce prêtre, redoutant la mort qu'il ne craignait point auparavant, repartit: « Mais Seigneur, j'ai peur de mourir d'ici là. » A cela Bernard répondit : « Soyez bien convaincu que si vous venez à mourir dans l'état et l'intention où vous êtes, vous serez trouvé moine aux yeux de Dieu. » Il s'en alla donc; mais à son retour, le trouvant mort et enterré depuis quelques jours, il fit ouvrir son tombeau, et, comme on lui de. mandait ce qu'il voulait voir, il répondit: « Je veux voir s'il est dans son sépulcre comme un religieux ou comme un clerc. » Nous l'avons enterré, lui répond-on, comme un clerc, dans ses habits séculiers. On retira la terre et on le trouva enseveli, non point dans les vêtements avec lesquels on l'avait enterré, mais dans l'habit et avec la tonsure d'un religieux. Et tout le monde,célébra les louanges de Dieu.
CHAPITRE XXII. Vocation d'un noble flamand nommé Arnoul ; pénitence qui lui est imposée par saint Bernard.
Un jour que le très-révérend abbé Bernard était allé en Flandre et y avait jeté de tous côtés les filets du Seigneur pour y pêcher des âmes, il ramena aux rivages de la conversion, du milieu des flots du siècle, beaucoup de personnages nobles et lettrés, entre autres un certain Arnoul de Majorca, aussi illustre par sa naissance que par ses richesses; cet homme, d'une délicatesse extrême, vint se remettre secrètement entre ses mains. Ils convinrent l'un et l'autre de tenir la chose secrète, à cause de certains empêchements du siècle, jusqu'au dernier jour où il devait quitter son pays et sa famille. En effet, c'était un père de famille qui comptait des fils et des frères, et qui était retenu par les liens de si grandes richesses, qu'il ne pouvait s'en dégager sans dommage pour les siens et sans un grand scandale, que s'il commençait avant tout par régler sa maison avec sagesse et précaution. Mais, pendant que tout cela était enseveli dans le plus profond silence et qu'il n'y avait qu'eux deux au monde qui sussent ce secret, la voix de Dieu se fit entendre à un habitant de la campagne, qui était toucheur de boeufs, au moment où il menait ses bêtes au labour, et lui dit: « Vas dire à Arnoul de Majorca qu'il t'emmène avec lui à Clairvaux, où il est sur le point de se rendre pour y changer de vie, et demeures-y avec lui. » Il entendit la voix, mais il ne vit personne. Après avoir entendu ce langage, ce pauvre homme se mit à prier avec plus de soin encore, afin que, si ces paroles lui avaient été adressées par le Seigneur Jésus, il se fit entendre une seconde fois à lui. En effet, le Seigneur lui parla de nouveau et lui redit la même chose. Ayant donc reçu cet oracle pour la seconde fois, il se rendit auprès de celui que la voix lui avait indiqué, et il lui dit : « Seigneur j'ai un mot à vous dire, » et lorsque celui-ci l'eut pris à part, il tomba à ses pieds, en lui disant : « Je vous prie, au nom du Seigneur Jésus-Christ, de vouloir bien m'emmener à votre cher Clairvaux pour sauver mon âme avec la vôtre, et, si vous voulez savoir d'où moi-même j'ai appris cela, sachez que le Seigneur bon et miséricordieux a daigné me révéler votre secret dans l'intérêt de mon salut. » En entendant cela, ce noble père de famille se sentit frappé d'admiration et transporté d'une très-grande joie, il prit cet homme et l'emmena avec lui; plus tard il l'eut pour compagnon de voyage et de conversion, en attendant qu'il l'ait, comme nous l'espérons, pour compagnon de l'éternelle récompense. Après avoir réglé les affaires pour lesquelles il avait tardé à partir, il vint à Clairvaux, aussi humble et modeste qu'il avait été précédemment élevé et riche. Il donna aussi une grande partie de ses biens au monastère de Clairvaux et fit des largesses à plu sieurs autres monastères. Saint Bernard recul une bien grande joie de sa conversion, et prononça ce jugement sur lui dans une assemblée de religieux : « Jésus-Christ ne doit être ni moins admiré ni moins glorifié pour la conversion d'Arnoul que pour la résurrection de Lazare après quatre jours passés au tombeau, car il était enseveli et enfermé dans tant de délices, qu'il se trouvait comme étendu dans un sépulcre et qu'il était mort, sous l'apparence d'un vivant. » Il confessa, avec un torrent de larmes et bien des gémissements, tous les péchés qu'il avait commis dans le monde; et le bienheureux Bernard, en voyant l'amère contrition de son coeur et sa bonne volonté pour tout ce qui était bien, lui enjoignit pour pénitence de réciter seulement trois fois a l'oraison dominicale, et de persévérer désormais jusqu'à la mort dans son dessein. En entendant cela, Arnoul se sentit attristé et répondit à Bernard : Mon bienheureux père, ne vous moquez point de votre serviteur. En quoi me moqué-je de vous, lui repartit-il? Arnoul reprit : Un jeûne de sept ans, ou même de dix ans ne suffirait point, quand même je m'humilierais encore, par-dessus le marché, dans la cendre et le cilice, et vous vous contentez de me prescrire de réciter seulement trois fois l'oraison dominicale, et de persévérer dans l'ordre? Le saint lui repartit : Est-ce que vous savez mieux que moi ce que vous devez faire pour être sauvé? Vous semble-t-il donc, par hasard, que c'est peu de chose que de demeurer fidèlement
a Cela semple se trouver en opposition avec ce que dit Pierre Damiens dans son opuscule XIII, où il blâme plusieurs supérieurs de maisons religieuses qui « ne donnent point d'autre pénitence à ceux qui viennent du monde, quelques péchés qu'ils y aient commis, que de persévérer dans l'ordre. » Ce reproche peut être fondé si on l'applique à des maisons religieuses où la règle est relâchée, non point à celles où on suit la stricte observance, telle qu'était Clairvaux, surtout quand à cela s'ajoutent encore chez les pénitents des sentiments d'un profond regret. Voir le tome II des Analectes, pages 346 et suivantes.
dans l'ordre et d'y persévérer jusqu'à la mort? Loin de ma pensée, dit Arnoul, une pareille présomption; mais, au nom de Dieu, je vous prie de ne point m'épargner à présent, afin de m'épargner plus tard; imposez-moi donc maintenant une pénitence telle que, après la mort de cette chair, je parvienne sans peine au repos. Le saint abbé lui dit alors : « Faites ce que je vous ai dit, et je vous assure que vous aurez à peine déposé le fardeau de votre corps, que vous vous envolerez sans peine vers Dieu.» Recevant cette réponse comme si elle lui venait du ciel, il se sentit tout fortifié, et dans la suite il n'y eut ni tentation si violente, ni faiblesse si grande du corps qui pussent le retarder dans la voie de son désir, qu'il parcourait de toutes ses forces pour aller à Dieu. Il se montrait plein de zèle pour les observances de l'ordre et la garde de son coeur. Il avait l'âme si timorée, que je ne me rappelle point avoir jamais vu personne aussi attentif à veiller sur sa conscience. Tout le monde, mais particulièrement ceux qui recevaient sa confession, admirait cette instance quotidienne, ou plutôt cette importunité de sa part, qui ne leur permettait pas de rester en repos, de même qu'il n'y demeurait point lui-même en confessant ses péchés, en se frappant la poitrine, en déplorant quelquefois une parole, un geste inutile, si par hasard il lui en échappait, ce qui même était rare. Il se jugeait scrupuleusement, même pour ces pensées vaines et légères, que tout le monde, à l'exception de quelques gens parfaits, a coutume de regarder comme peu de chose, et se les reprochait comme des crimes. Comme il a été dit, avec vérité, que «le Seigneur reprend celui qu'il aime, et qu'il châtie le fils qu'il préfère, » jamais Dieu, dans sa miséricorde paternelle, n'a laissé cet homme vénérable sans correction; toujours il a coupé en lui les vices de la chair et fait fructifier dans son âme et pulluler les vertus. En effet, jusqu'à sa mort il fut, pendant un grand nombre d'années, affligé de Longues et grandes infirmités, que non-seulement il supporta toutes d'une âme égale, mais encore dont il se glorifiait comme de vrais trésors. 1 fut un temps où il se trouva si abattu et tellement affaibli qu'il ne pouvait plus se tenir penché sans de grandes douleurs; cependant cela ne l'empêchait point, toutes les fois que, pendant l'office du soir, à l'église, on chantait le Gloria Patri, de témoigner son respect pour la majesté de Dieu, cri s'inclinant profondément et avec une grande dévotion. Un jour, qu'il se tenait à l'écart dans le choeur, près d'un moine d'une très-grande sainteté, un ange du Seigneur apparut en cet endroit sous la forme d'un jeune moine d'une très-grande beauté, revêtu d'une coule blanche comme la neige; cependant Arnoul ne le voyait pas. Et comme il s'inclinait, selon sa coutume, avec dévotion, au Gloria Patri du psaume, l'ange du Seigneur se plaça devant lui et soutint sa tête suppliante de ses mains. En voyant cela, le moine qui se tenait à côté d'Arnoul reconnut l'ange à l'éclat de son visage et de son vêtement, et, transporté de joie à l'aspect d'un visage d'ange, il s'approcha pour le saisir dans ses bras et l'embrasser pieusement. Mais, pendant qu'il tend ses mains pour le prendre et l'attirer vers lui, il s'évanouit et disparut à ses yeux; mais au même instant il le revit apparaître à une autre place. En l'apercevant, le moine court de nouveau vers lui et s'efforce encore de le prendre, mais l'ange disparaît de nouveau pour se remontrer incontinent ailleurs, et encore une fois les efforts du religieux n'aboutirent à rien. Cela se répéta à plusieurs reprises, mais enfin l'ange disparut tout à fait; s'il s'était laissé voir, cependant il ne voulut point se laisser toucher. Un jour, l'athlète de Dieu, Arnoul, avait de grandes douleurs d'entrailles dont il souffrait souvent beaucoup. La crise était si forte, que le souffle lui manqua et qu'il semblait qu'il allait mourir. Il resta pendant quelque temps muet et insensible ; on désespérait de sa vie, aussi lui donna-t-on les saintes huiles des infirmes. Dès qu'il put respirer, il éclata en paroles de louanges et d'action de grâce, en disant : « Seigneur Jésus, tout ce que vous avez dit est vrai. » Comme il répéta plusieurs fois de suite la même chose, les assistants en furent frappés et lui demandèrent comment il se trouvait et pourquoi il parlait ainsi. Ils ne purent obtenir de lui rien autre chose que ces paroles : « Tout ce que Dieu a dit est vrai. » Quelques-uns disaient que la violence du mal lui troublait le cerveau et le faisait divaguer dans ses discours. Il leur répondit : «Non, non, mes frères ce n'est pas cela, mais ce que je dis c'est la tête parfaitement saine et l'esprit bien récent que je le dis; oui, tout ce que le Seigneur Jésus a dit est la vérité.» Les assistants reprirent à leur tour : « C'est aussi ce que nous disons; mais vous, qu'est-ce qui vous fait le redire ainsi? » Il répondit : « Le Seigneur a dit, dans son Évangile, que si quelqu'un renonçait à l'amour de ses parents et à tous ses biens, pour l'amour de lui, il recevrait en ce monde le centuple de ce qu'il laisserait, et la vie éternelle dans l'autre. Eh bien! j'éprouve, en ce moment, la vérité de cette parole, et dés maintenant je reçois mon centuple; car l'extrême violence de la douleur que j'endure m'est tellement douce, à cause de l'espérance de la miséricorde de Dieu, qui se trouve reposer en elle, que je ne voudrais pas m'en voir délivré pour le centuple de ce que j'ai laissé dans le monde. Mais, si moi, quine suis qu'un pécheur, un homme indigne, je confesse cependant qu'il en est ainsi et je me réjouis à ce point de mes tortures; quelles ne doivent pas être, pour nous, la joie et l'allégresse des saints et des hommes parfaits, lorsque Dieu les inonde de consolation? Oui, certainement, la joie spirituelle qui n'est encore qu'une espérance, surpasse cent mille fois les joies mondaines, bien que celles-ci soient présentes. Si donc, après avoir quitté ce siècle et avoir embrassé ce nouveau genre de vie, on ne mérite pas de recevoir ce centuple, c'est la preuve assurée qu'on n'a pas encore vraiment tout quitté, et qu'on retient encore une partie de sa propre volonté qui est une mauvaise propriété. » En l'entendant parler ainsi, tout le monde était dans l'admiration, car c'était un laïc illettré qui s'exprimait de la sorte, ce qui donnait assez manifestement à comprendre que le Saint-Esprit, qui permettait qu'il fût si cruellement éprouvé dans son corps, remplissait son âme de douceur; car sa très-sainte onction enseigne à celui qu'elle touche tout ce qui lui faut connaître. Ce saint homme, après avoir reçu des mains du Seigneur deux fois le châtiment de tous ses péchés, souffert le long martyre de ses tourments, et avoir été éprouvé comme l'or dans la fournaise, s'endormit enfin du sommeil le plus paisible dans le Seigneur. Et nous croyons fermement que, selon la pensée de saint Bernard, il ne quitta son corps que pour se rendre auprès de Dieu, sans passer par la souffrance. Mais que manqua-t-il donc à ce pauvre de Jésus-Christ, pendant les jours de son combat? En effet, comme dit le prophète, plein de confiance dans le Seigneur, il a changé la force de son corps contre la vigueur de l'esprit, en ne considérant pas ce que peut la chair, mais ce que l'ordre et la règle prescrivent. Il avait placé sur son coeur, comme un cachet, la parole courte mais substantielle du saint abbé, qui lui avais, recommandé de persévérer dans l'ordre pour ses péchés.
CHAPITRE XXIII. Ferveur admirable d'un frère lai sous la discipline de saint Bernard; ses aspirations vers la perfection des vertus.
Le Seigneur a dit par son prophète: « Que le sage ne se glorifie point dans sa sagesse, que le riche ne se glorifie point dans ses richesses; mais que celui qui se glorifie mette sa gloire à me connaître et à savoir que je suis le Seigneur qui fais miséricorde (Jerem. IX, 23 et 24). » Voilà la formule de science divine qu'ont parfaitement imitée ceux qui se sont imbus à Clairvaux, sous la direction de notre saint abbé Bernard, des préceptes de la philosophie du ciel. On ne comptait pas seulement dans leur nombre, qui était très-grand, des hommes lettrés et instruits dans les mystères sacrés de la loi, mais encore des laïcs et des gens sans lettres, en nombre considérable. Ceux-ci, sans avoir acquis les ressources de la science humaine, pour s'aider à s'élever vers le comble de la perfection, avaient cependant la grâce qui éclaire, le Saint Esprit qui vivifie et qui leur enseignait, avec une efficacité incomparablement plus grande que tout savoir humain, ce qu'ils devaient savoir. Un de ces frères lais, que l'esprit, sinon la lettre avait instruit, était plein de ferveur dans l'oeuvre de Dieu et d'empressement pour ses dons les plus excellents (I Cor. XIII, 31), et avait appris à J'école du Saint Esprit à n'avoir point de pensées d'élévation, mais à s'humilier lui-même en toutes choses, et à estimer comme très-grande et très-relevée l'étude de la sainte religion, qu'il pouvait, en prenant l'humilité pour guide, étudier, avec une entière sécurité, dans la conduite de ses compagnons de vie, et, en comparaison des vertus de ses frères, à tenir les siennes pour fort peu dignes d'estime, bien qu'elles fussent portées à un très-haut degré. Voilà comment il arriva à l'emporter de beaucoup, par l'excellence de son humilité, sur tous ceux qu'il n'égalait peut-être point dans les autres vertus; car, chose bien rare parmi les hommes, il examinait avec un soin pieux, non pas avec une secrète envie, dans les autres, ces vertus qui lui manquaient à lui et dans lesquelles ils excellaient eux-mêmes. Or il arriva un jour que, se trouvant dans ces sentiments, il assista aux vigiles solennelles des frères. Alors, secouant une négligence et une somnolence mortelles, il saisit ses armes ordinaires, dont il avait éprouvé la force, pour repousser l'ennemi ; il se remet ses péchés devant les yeux, et passe sévèrement en revue toutes ses négligences. Il se proclame un misérable, un coupable, un pécheur sous les yeux de la majesté suprême, et ensuite il se met à exalter et à béatifier, selon sa coutume, la vie de ses frères. Puis, faisant entrer humblement dans le secret de son coeur un de ceux qu'il avait remarqué bien souvent surpasser la plupart des autres par ses vertus, il passa en revue avec une religieuse attention son humilité, sa charité, sa patience, sa continence et tous les autres dons excellents de la grâce spirituelle qu'il trouvait dans ce serviteur de Dieu ; il trouvait qu'il n'était en comparaison de lui que cendre et que poussière. Enfin, ne pouvant plus supporter les ardeurs de la sainte humilité qui s'étaient allumées en lui pendant cette sublime contemplation, il fait un signe au très-révérend père Bernard, dès le point du jour, à l'heure où la régla lui permettait de parler, moment qu'il avait eu bien de la peine à attendre, le tire à l'écart et lui demande pardon, avec une tristesse profonde qui faisait connaître la douleur de son âme. Bernard lui demanda ce qu'il avait, il lui répondit : « Je suis bien malheureux, car j'ai passé tout le temps des vigiles à considérer un religieux, en qui j'ai compté trente vertus dont je ne possède pas même ni la première ni la dernière (V. Serm. de divers, XXXVI, n. 3). Je vous prie donc, seigneur abbé, de vouloir bien intercéder pour moi auprès de Dieu, afin que, par vos saints mérites et vos prières, j'obtienne la grâce de faire des couvres de vertu que je n'ai pas pu acquérir jusqu'à ce jour, à cause de mes péchés. » Le maître spirituel, en entendant la profonde humilité de son disciple, dont la piété lui était parfaitement connue, bien que, par une heureuse ignorance, celui qui en était doué et qui la possédait à un degré si éclatant, ne la connût pas lui-même; se sentit pénétré d'une très-grande joie et animé du désir ardent de voir tous ceux qui étaient confiés à ses soins faire aussi tant de progrès dans la vertu, qu'ils ignorassent en quelque sorte aussi eux-mêmes, par une religieuse considération de leur infirmité, qu'ils en faisaient quelques-uns. On peut juger de l'admiration dont il trouva digne la glorieuse preuve d'une telle humilité, par ce fait que, dans les sermons qu'il faisait devant ses frères assemblés, il se plaît quelquefois à rappeler les dispositions de ce frère avec les éloges qui leur étaient dus, en ajoutant que, de toutes les vertus dont ce religieux avait fait le compte dans la simplicité de son coeur, il n'y en avait peut-être pas une qui fût aussi excellente que l'était l'humilité de sa contemplation, puisqu'il ne voyait pas les religieux plus négligents et plus relâchés qu'il avait à ses côtés et ne faisait aucune attention à eux, n'ayant devant les yeux, par une volonté bien arrêtée, que ceux qu il savait être remarquables parleur vie et leurs murs, pour en concevoir, en comparaison d'eux, de plus bas sentiments de la manière dont il vivait.
CHAPITRE XXIV. Admirable don de vision prophétique, qui permettait à saint Bernard de pénétrer les secrets des autres même absents.
Un jour, c'était, si j'ai bonne mémoire, la veille de la très sainte solennité de l'Assomption de la Vierge, mère de Dieu, de la Vierge, dis-je, sans tache et sans souillure. Les frères des granges de Clairvaux se hâtaient de revenir à l'abbaye à cause de la grandeur de la solennité de ce jour. Mais, dans une des granges les moins éloignées de l'abbaye, se trouvait un frère convers, religieux et craignant Dieu. Si, à cause de sa simplicité, il ne pouvait s'élever aux choses les plus parfaites de la sainte religion, cependant comme il avait une très-grande bonne volonté et une très-grande dévotion, il avait pour notre dame la très-pieuse mère de Dieu, un amour sincère, et, comme le maître de la grange indiquait quels religieux devaient revenir à l'abbaye, et qui resterait à la maison pour la garder, il donna à ce religieux, qui faisait partie de ceux qui restaient à la grange, le soin de veiller sur les brebis. Quoiqu'il n'acceptât cette charge qu'à regret, cependant, bien qu'il eût nourri l'espérance et le désir d'aller assister aux hymnes divins et aux chants spirituels qu'il savait qu'on allait faire entendre dans cette sainte et pieuse assemblée, en l'honneur de la reine du ciel, cependant il ne protesta point et se soumit avec une entière obéissance à l'ordre qui lui était donné. Il résulta pour lui de cela, que la sainte dévotion qu'il avait dans le coeur, et qu'il craignait de perdre au milieu des soucis et des préoccupations terrestres que l'obéissance lui imposait,par un effet de sa soumission parfaite, fut récompensée et, telle qu'un feu qui scintille et qui brûle, elle devint plus fervente encore, et se dilata de plus en plus clans son cour. La nuit donc de cette très-sainte fête, pendant qu'il veillait avec soin à la garde de son troupeau parqué au milieu des pâturages, il arriva que le son matinal du signal qui appelait les frères dans le cloître au chant des louanges de Dieu, et que le profond silence de la première partie de la nuit permettait d'être entendu de loin, vint frapper ses oreilles. A ce son, il sentit son coeur s'échauffer clans sa poitrine, la foi de la méditation s'alluma à la pensée de la nombreuse assemblée de ses frères et des sentiments de piété et de ferveur avec lesquels ils allaient, dans les mouvements d'un sincère amour pour la très-pieuse mère de la miséricorde, faire entendre en commun les hymnes d'une céleste harmonie, et des voeux et des soupirs avec lesquels chacun allait, au fond de son coeur, implorer le patronage de la bienheureuse Vierge. Il se lève donc aussitôt et, dans son désir de participer de tout son pouvoir à une telle dévotion, il se tenait debout, le visage et l'esprit tourné vers le côté du ciel qui était au dessus du monastère. Puis, après avoir récité, avec toute la dévotion possible, les prières habituelles que les convers ont à dire à la place des matines, il se mit à chercher dans la pauvre armoire de son cour, quelle prière encore et quelle louange il adresserait à notre dame la sainte mère de Dieu pour compenser, en quelque façon, les veilles que les religieux prolongeaient ce jour-là beaucoup; il ne trouva rien de mieux à dire que la salutation de notre pieuse Dame telle qu'il l'avait apprise. Il prit donc cette prière comme un abrégé et un résumé dans lequel se trouvait la plénitude de la dévotion, et, élevant les yeux au ciel, il ajoute les demandes de pardon aux demandes de pardon, les soupirs aux soupirs, et les salutations aux salutations. C'est ainsi qu'il passe le reste de la nuit et qu'il arrive sans s'être ennuyé jusqu'au matin. Par un effet de la grâce de Dieu, qui avait allumé une si grande ferveur dans le coeur de son pauvre religieux, la répétition des mêmes choses, qui est la mère de la fatigue, la marâtre de la dévotion, éloigna au contraire la fatigue d'une manière admirable, et excita sa dévotion, pendant que ces très-douces paroles; ces paroles plus douces que le miel, en s'écoulant d'un coeur simple, et en se répétant fréquemment sur ses lèvres, obtenaient la faveur et la grâce de Notre-Dame à ce religieux, qui priait et soupirait, sans se lasser, vers elle. Enfin, le Seigneur a daigné révéler en esprit au très-révérend abbé Bernard, qu'il n'avait pas travaillé en vain en poussant ses gémissements, ni invoqué sans fruit la miséricorde de la Mère de miséricorde. En effet, lorsque, après le chant des hymnes divins, et la pieuse célébration des saints mystères par tous les prêtres, en l'honneur de la très-élevée Mère de Dieu, la vierge Marie, comme Bernard faisait, dans l'assemblée des frères, pour rehausser encore la prérogative d'une telle solennité, un sermon que la grâce du Saint-Esprit avait animé d'un feu extraordinaire, il dit entre autres choses: a Mes frères bien-aimés, il n'est pas permis de douter que vous ayez offert, cette nuit même, à Notre Seigneur Jésus-Christ, notre roi, et à notre patronne particulière, la glorieuse Vierge, sa mère, un sacrifice de dévotion saint, agréable et digne d'être bien accueilli; vous devez donc, en conséquence, tenir de foi certaine que le fruit de votre peine, je veux dire la récompense éternelle, repose, pour vous, auprès du Seigneur et de notre très-bienveillante protectrice. Mais, je veux que vous sachiez aussi qu'un de nos plus humbles et plus simples frères convers, que l'obéissance a contraint cette nuit de célébrer les joies de cette solennité sur les montagnes, dans les bois et sous la voûte des cieux, a rendu à Notre-Dame un culte de louange pendant les matines, si agréable, si plein de piété et de sentiment de fête, qu'il n'y a pas eu parmi nous de contemplation si extatique, de dévotion si attentive, qui puisse être placée avant la dévotion, que chez lui l'obéissance et l'humilité, unies à une sainte simplicité, non point les sublimes pensées d'une haute contemplation, ont formée.» En entendant ces paroles, tous furent frappés d'admiration, ou plutôt, non-seulement, tous furent dans l'admiration et se félicitèrent, mais les frères lais furent particulièrement édifiés, car ce sont eux que bien souvent, les jours de fête comme les jours ordinaires, l'obéissance applique à des oeuvres nombreuses. Ils surent par là, avec la plus entière certitude, que ce ne sont ni les clôtures du cloître, ni les murailles du temple qui sanctifient la crainte du Seigneur si elle se néglige, et que les choses que l'obéissance force de faire pour des nécessités terrestres, ne peuvent pas empêcher de lever vers Dieu des mains pures dans la prière, et de servir Dieu avec une conscience pure, si on le désire.
CHAPITRE XXV. Conversion d'un moine trois fois apostat, due aux avis et aux prières de saint Bernard. Le saint le châtie en père, son heureuse mort.
Un frère convers avait quitté Clairvaux pour la troisième fois, par suite de sa légèreté, et, pour la troisième fois, on l'avait reçu de nouveau. Touché enfin par les avis salutaires et par les saintes prières du bienheureux abbé Bernard, il commença à avoir une profonde horreur de l'abîme de l'apostasie, où il avait trois fois failli demeurer englouti, et à rechercher quel genre de pénitence ou de satisfaction il pourrait offrir à Dieu pour une aussi énorme faute. Le Seigneur lui inspira la pensée que, pour mériter le pardon de ses fautes, et pour obtenir plus efficacement la grâce des vertus qui lui manquaient, il ne pouvait lui offrir rien de plus efficace, rien de plus agréable, que le sacrifice d'un coeur contrit, d'un esprit humilié,le seul qui pût faire violence au royaume de Dieu, et qui fléchît le plus ordinairement, par des gémissements inénarrables, les exigences terribles pour tous les hommes de la justice divine. Il saisit donc ces armes de la piété, et, se levant contre lui-même, il s'appliqua avant tout à pratiquer toutes les observances de l'ordre autant qu'il put, sans cette négligence qui ferme les yeux sur ses devoirs, puis se mit en peine d'effacer les fautes passées par des prières et des lamentations quotidiennes, apprenant ainsi, par son exemple salutaire, à ceux qui se tiennent debout, à prendre garde de tomber, et à ceux qui sont tombés à se relever. Au reste, par une disposition du Seigneur, qui a coutume d'opposer aux péchés des remèdes plus forts que les péchés eux-mêmes, et qui, par un effet de son ineffable bonté, change quelquefois des vases d'ignominie en vases d'honneur et de gloire, la pourriture pénétra dans les os même de ce frère, un ulcère de la pire espèce lui vint à la cuisse; c'était un apostème cancéreux. La douleur qu'il lui causait alla tous les jours en augmentant, il maigrit au point que, toutes les chairs qui se trouvaient placées autour de cet ulcère, ayant fini par se corrompre, laissèrent l'os de la jambe à nu. Il se mit même des vers dans la plaie. Cloué comme en prison, pendant de longues années, sur son lit, mais humblement soumis aux fouets de la vengeance divine, on peut dire que chaque heure de vie était pour lui une heure de mort. Or, non-seulement pour le patient la douleur était pitoyable et l'angoisse grande à la vue de son corps qui tombait en pourriture, mais encore la peine qu'il ressentait au fond du coeur pour ceux qui le soignaient était immense, à cause de l'horreur que leur inspirait sa plaie et de la puanteur que cet ulcère en suppuration continuelle exhalait. Mais ses souffrances et leur patience leur préparaient à lui et à eux une abondante récompense auprès de Dieu. Au milieu de ses douleurs et de ses souffrances, ce frère s'efforçait de rendre constamment grâces à Dieu; il croyait du fond du coeur et confessait de bouche qu'il n'était pas encore traité comme il le méritait. Lorsque enfin la source du péché se trouva consumée en lui par le feu de la souffrance, et que, selon le mot du sage, le vase de l'argent le plus pur commença à se dégager de sa rouille, alors cette âme bienheureuse sortit de son purgatoire, tel qu'un argent éprouvé au feu, pure, nette, et fut transportée avec les autres vases de miséricorde, dans le palais du souverain Roi. Mais, avant de sortir de ce lac de misère et de cet épais bourbier, il mérita, pour la consolation de tous les vrais pénitents, de goûter dans cette vie le fruit de ses souffrances et de sa patience, et je ne sais quoi de cette douceur céleste dont elle allait être bientôt admise à jouir sans fin. Après y avoir goûté, il se trouva comme enivré d'un vin céleste, et, au même instant, il éclata en chants de victoire dignes des cieux, et, avec un visage plein de sérénité, cet homme ignorant, qui n'avait jamais appris à lire ni à chanter, se mit à faire entendre, sur un ton des plus mélodieux, certains chants nouveaux, des hymnes et des modulations délicieuses empruntées aux cantiques de Sion. A cette nouvelle, tous les frères se réunirent pour voir le grand miracle d'un homme accablé par de telles misères et de telles calamités, se rire des approches de la mort, la recevoir en chantant et en jubilant, et lui dire en quelque sorte: « O mort, où est ta victoire? Je ne suis qu'un grand pécheur, un pauvre misérable, rien moins qu'un homme, mais parce que j'ai supporté avec patience, dans ma chair, les stigmates du Seigneur Jésus, pour l'amour de son nom, je n'ai plus peur de toi, ombre des ombres, mère de douleur, exterminatrice de toute joie, meurtrière de la vie; bien plus je te méprise, parce que je sais que tu as été absorbée, plus que cela, réduite au néant, dans la victoire de Jésus-Christ Notre-Seigneur.» Voilà donc comment notre chantre modulait ses chants, et, si je puis parler ainsi, entrait déjà en jouissance de l'Alleluia, qui retentit dans les places de la Jérusalem céleste et montrait, par un miracle qui présageait l'avenir, dans sa chair corruptible où il se trouvait encore retenu, ce qu'il allait faire lorsqu'il en sortirait. Voilà comment, plein de joie et la louange sur les lèvres, il exhala sa bienheureuse âme dans un chant de bonheur et de gloire. Son heureuse mort réjouit le bienheureux Bernard; il fit un sermon très-pieux aux frères dans le chapitre, et leur montra à tous, dans ce frère convers, de dignes fruits de pénitence et l'exemple d'une patience admirable.
CHAPITRE XXVI . Saint Bernard blâme ou plutôt éprouve la sécurité et la confiance d'un moribond.
Un des frères convers de Clairvaux, d'une vie innocente et d'une conduite honnête, un jour, tomba gravement malade, et se trouva bien vite à la dernière extrémité. Saint Bernard vint le visiter, et, pour lui donner du courage, il lui dit : « Ayez confiance, mon fils, car vous allez bientôt passer de la vie à la mort, du travail du temps au repos de l'éternité. » Le patient répondit avec une grande confiance: « Pourquoi n'irais. je point vers le Seigneur, mon Dieu et mon Créateur? Je suis sans crainte, et, autant qu'il m'est permis de présumer de la miséricorde de Jésus-Christ mon Seigneur, je suis sûr que. je ne tarderai point à voir les biens du Seigneur, dans la terre des vivants. » Saint Bernard, alors, en sage médecin et en pasteur vigilant, craignit que cet homme simple n'eût répondu avec cette confiance, plus par une téméraire présomption que parcs qu'il se sentait la conscience pure, lui dit: «Signez votre coeur, mon frère, signez-vous, qu'avez-vous dit là ? D'où a pu vous venir tant d'audace et de présomption ? N'ôtes-vous pas un pauvre néant, un homme misérable, qui n'est peut-être venu chez nous, où il a fini par se faire recevoir à force de prières, que poussé par le besoin, bien plus que par la pensée de la crainte du Seigneur? Quant à nous, c'est pour l'amour de Dieu que nous vous avons accueilli dans votre dénuement, et que nous vous avons rendu semblable à ces savants et à ces nobles qui sont parmi nous, par le vivre et le vêtement, et par toutes les autres commodités de la vie. Voilà comment vous êtes devenu comme l'un d'eue. Or, qu'avez-vous rendu au Seigneur pour toutes ces choses qu'il vous a données? Ce n'est pas même assez pour votre ingratitude d'avoir reçu tant de bienfaits de la main du Seigneur, il faut encore que vous réclamiez comme un droit héréditaire, son royaume, que nul roi, nul prince, ne saurait s'assurer à prix d'or ou d'argent. » A cela il répondit d'un air doux et d'une âme tranquille : « C'est bien dit, à vous, mon très-cher père, oui c'est bien dit à vous, et vous n'avez avancé là que la plus stricte vérité ; mais pourtant, si vous le permettez, je répondrai à mon seigneur et père et je lui dirai en peu de mots d'où a pu me venir, à moi, si pauvre et si misérable, je ne dirai pas, une telle présomption, mais, comme je l'espère, une telle dévotion, s'il est vrai, comme vous nous l'avez souvent inculqué dans vos prédications, que ce n'est point par la. noblesse du sang ni par les richesses de la terre, mais par la seule vertu d'obéissance qu'on acquiert le royaume de Dieu. J'ai recueilli cette seule pensée, comme un abrégé de la parole de Dieu, et je l'ai retenue soigneusement gravée dans ma mémoire; je l'ai, dis-je, placée comme un cachet sur mon coeur, en en faisant l'objet assidu de mes méditations, et comme un cachet sur mon bras, en en faisant le but constant de ma conduite. Informez-vous si vous le voulez auprès de mes maîtres et de mes compagnons, à qui vous m'avez prescrit d'obéir et de rendre des services, et vous verrez si jamais j'ai failli dans l'obéissance que je leur devais, si jamais j'ai contristé, autant qu'il a été en moi, un seul de nos frères; par un mot, un signe, ou de toute autre manière que ce soit. Si donc, en toutes choses, je me suis appliqué à obéir et à rendre service à tout le monde en Jésus-Christ, et à aimer tous mes frères par la grâce de Dieu, qui peut m'empêcher d'avoir confiance en sa miséricorde? » Le saint abbé, en entendant cet homme simple lui faire une pareille réponse, se sentit pénétré de joie, et s'écria : «Oui, mon très-cher fils, vous êtes bien heureux, car ce n'est ni la chair ni le sang, mais le Père céleste lui-même qui vous a révélé cette sagesse, c'est lui qui a placé votre âme dans la voie de la vie, et qui vous a. conduit à la patrie par le chemin le plus droit. Eh bien donc, maintenant entrez-y avec sécurité, car la porte de la vie vous est toute grande ouverte. » Ce religieux mourut, on fit ses funérailles, et le vénérable abbé fit un sermon dans le chapitre, avec sa piété et son éloquence habituelles, sur la conversion et la consommation de ce frère convers, et, en citant son exemple, il alluma dans tous les coeurs un amour admirable de l'obéissance. Il avait été, en effet, profondément touché de la réponse que lui avait faite ce religieux, et il s'estimait bien plus heureux de voir la pureté de son âme et sa vertu d'obéissance que s'il lui avait vu faire des prodiges et des miracles éclatants.
CHAPITRE XXVII. Saint Bernard envoie des religieux en Suède, pour y fonder un couvent; il promet à l'un d'eux qu'il mourra et sera enterré à Clairvaux.
Ce grand aigle aux grandes ailes et aux plumes nombreuses, je veux dire le grand abbé Bernard, grand en mérites, élevé par les ailes de la sainte contemplation, orné d'une multitude de vertus, avait planté la moelle du cèdre, je veux dire la perfection religieuse qu'il avait prise au sommet du Liban, c'est-à-dire sur les hauteurs de. la grâce de Dieu, dans la solitude du Val d'absinthe, et par l'amère absinthe de la pénitence, avait changé ce nom en celui de Clairvaux. Alors la vie religieuse commença à se répandre sur beaucoup d'eaux, c'est-à-dire à plier au culte de la piété, comme les vagues bleues de la mer, les volontés révoltées et gonflées d'une foule de nations diverses. Ce vénérable père voulant donc recueillir quelque fruit chez les peuples des contrées septentrionales, comme il en recueillait chez les autres nations, envoya, à la prière d'une pieuse femme, la reine de Suède, un couvent de religieux vers ces pays. Comme les moines et les frères convers désignés pour aller porter à ces populations grossières et sauvages, la forme de la vie et de la discipline religieuses, étaient abattus par une grande tristesse, et recouraient à toutes les prières possibles pour ne point être privés de la présence d'un tel père et envoyés dans ces régions éloignées et barbares, le saint abbé leur dit: « Qu'est-ce donc, mes très-chers frères, que faites-vous là? Pourquoi attristez-vous ainsi mon âme par vos pleurs et vos prières déraisonnables? Est-ce que dans cette affaire je suis ma volonté plutôt que celle de Dieu à qui nous devons tous obéir? » On avait placé devant eux les ornements et les vases sacrés, ainsi que tous les autres instruments qui concernent l'office divin, que devaient emporter avec eux ceux qui allaient être envoyés dans cette mission. Voulant donc les convaincre que la pensée de les envoyer venait de Dieu, Bernard prit un bassin destiné à recevoir l'eau pour les mains du prêtre et, imprimant son doigt au fond de ce vase, il leur dit: « Voilà le signe que c'est Dieu qui vous envoie. » On vit alors la dureté et la rigidité de l'airain céder d'une manière étonnante sous l'impression de son doigt, en sorte qu'on peut voir encore aujourd'hui très-distinctement la grosseur de ce doigt sacré; le métal a fait saillie au dehors de même quantité que le doigt s'est marqué en creux au dedans. En témoignage d'un si grand miracle, ce même bassin se trouve conservé avec un souverain respect dans la sacristie de la maison que le saint abbé fonda en ce moment-là. Les frères dont nous avons parlé, en voyant d'une manière si évidente la présence de la grâce de Dieu, réprimèrent les aiguilles de la tristesse qui rongeait leur âme et se réjouirent, et, s'ils ne pouvaient se défendre d'une certaine terreur, à la pensée des nations éloignée et perdues aux extrémités brumeuses de l'Aquilon où ils allaient se rendre cependant ils se sentaient assurés dans leur pieuse confiance que la grâce de Dieu, par les mérites et les prières de notre saint abbé ne pouvait manquer de les y accompagner. Il y avait, entre autres, un jeune homme, d'un bon caractère et d'une simplicité de colombe, nommé Gérard, originaire de Trèves, ville de la Germanie seconde, qui, moins patient que les autres dans son chagrin, disait avec larmes à l'homme de Dieu : « Bienheureux père, je ne suis qu'un misérable jeune homme qui, après avoir abandonné la maison de mon père, et méprisé tout ce qui pouvait me paraître désirable et aimable dans le monde, suis venu par amour de la vie religieuse dans votre maison, dans l'espérance d'y jouir de votre très-douce présence, de me former à vos leçons et à vos exemples, de me fortifier par vu, mérites et vos prières, et, à l'ombre de cette sainte multitude, de me mettre à l'abri du tourbillon des tentations et des entraînements des désirs de la jeunesse, et, ce que j'appelle de tous mes voeux, d'atteindre le dernier jour au milieu des corps sacrés de nos frères qui reposent dans ce cimetière. Or, voici que vous m'éloignez de votre face, que je perds la société de ce sacré collège, et que, par-dessus le marché, je me vois, dans; l'avenir, privé de la sépulture que j'avais tant ambitionnée. Voilà pourquoi, oui voilà pourquoi j'éprouve une si vive douleur, pourquoi mon coeur est si vivement troublé en moi. » Le saint homme compatit à la douleur de ce jeune homme, et s'empressa, par de douces paroles, de calmer l'affliction de son âme, et, entrevoyant cinquante ans d'avance, dans un regard prophétique, ce qui; devait arriver, il lui dit : « Allez, mon très-cher fils, où le Saint-Esprit; vous fait la grâce de vous envoyer, et travaillez comme un bon ouvrier, dans le champ du Seigneur. Pour moi je vous promets au nom du Seigneur, et je vous assure que, selon votre désir, vous mourrez à Clairvaux et y attendrez avec nous le glorieux avènement du céleste époux. » Ce frère reçut la bienheureuse promesse du pieux père, comme la caution de son désir et il fut comblé de joie, parce qu'il savait qu'il ne pouvait ni se tromper ni vouloir tromper, car des merveilles et des prodiges manifestes montraient évidemment qu'il était admis dans les secrets de la vérité et de la sagesse. Il partit donc et remplit exactement, dans la maison qu'il était envoyé fonder avec ses autres frères, les fonctions de prieur et de célérier, et, par un effet de la grâce de Dieu, obtint en même temps le titre et les fonctions d'abbé. Il ne consentit qu'à regret à accepter cette haute dignité, aimant mieux faire son salut dans un poste plus humble que de l'exposer dans un plus élevé; mais une fois qu'il en fut investi, il l'embellit de l'éclat d'une vie très-religieuse. Mais comme, à cause de la pénurie des clercs, il ne se convertissait que bien peu de monde dans ce pays, le Seigneur envoya à son fidèle serviteur, de la Germanie et de l'Angleterre, des personnes lettrées et discrètes, qui tirent croître la discipline de la vie monastique dans ce royaume où elle avait été fondée, et porter des fruits parmi les populations qui connaissaient bien les religieux de nom, mais qui n'en avaient jamais vu jusqu'alors. Enfin, le seigneur abbé confia à son célérier, nommé Abraham, homme prudent, tout le soin de la maison pour ce qui concernait le temporel, et toutes les affaires du dehors, et pour lui il ne se réserva que les choses spirituelles. Il s'appliqua à gagner les âmes à la vigilance et à l'attention dans le service de Dieu. Il s'adonna au travail tant qu'il eut le loisir de s'y livrer et à la lecture fréquente; il soumit son corps ai régime de la communauté, et s'appliqua, avant tout, à donner à ses frères eu religion la forme de la piété en toutes choses. Il se montra aussi d'une telle mansuétude et d'une telle patience que, se sentant un jour frappé violemment d'un coup de poing, en descendant les escaliers du dortoir, par un moine qu'il avait châtié pour une faute et que l'esprit malin avait porté à cet excès, non-seulement il ne renvoya point un homme si pervers, malgré la vive douleur qu'il ressentit de ce coup, et ne le traita point comme un homme coupable d'une faute grave, mais au contraire il le tira à l'écart et lui demanda pardon en le suppliant d'oublier, pour Dieu, l'aigreur qu'il éprouvait contre lui. D'ailleurs, tout ce qu'il voyait de vertu, de religion, en lui ou dans ceux qui lui étaient soumis, bien loin de l'attribuer à son savoir faire, il ne le reportait qu'à la grâce de Dieu et aux mérites de son très-saint père Bernard. D'un autre côté, quand la nécessité de certaines affaires à traiter le forçait de sortir de son monastère, il se montrait aux yeux des hommes du monde si fortement ami de la discipline et de la continence, que le roi et le grands de ce pays le révéraient et l'honoraient comme un véritable homme de Dieu, faisaient bien des choses suivant ses avis, et lui demandaient même souvent des conseils. En effet, un duc de ce pays, homme illustre et puissant, se soumit si respectueusement à ce saint homme, et mit l'élévation de son titre de prince et sa grandeur si bien au dessous de sa sainteté., qu'il lui arriva quelquefois de dire à ses familiers: « A toute heure, je me figure que je vois l'abbé Gérard, et je ressens à sa pensée la même impression de crainte que si tous les secrets de mon coeur étaient à découvert sous ses yeux. » Il était avancé en âge et avait atteint une vieillesse décrépite; après quarante ans de prélature, il se sentit rempli de toutes sortes d'infirmités. Les frères se mirent à le prier de vouloir bien faire choit d'un endroit pour sa sépulture au milieu d'eux, avec qui il avait vécu tant d'années en communauté. L'homme de Dieu leur répondit: «Ne parlez pas ainsi, mes enfants; il faut, à tout prix, que je meurre à Clairvaux, et que, selon la promesse de mon père bien-aimé de Dieu, je m'endorme et je repose avec les saints qui reposent aussi dans cet endroit. » A leurs objections, qu'ils formulaient ainsi : « Père, comment pourrons-nous vous reconduire là-bas à présent que, à toutes les difficultés d'un âge avancé, s'ajoutent encore les infirmités qui vous affaiblissent et vous cassent? Vous ne seriez pas arrivé aux frontières du Danemark, que vous seriez mort; » il répondait avec une grande confiance : « La parole de Dieu est valide et forte, elle est pleine de vie et d'efficacité, je veux parler de celle que les lèvres d'un homme bien vénérable a fait pénétrer dans mes oreilles, et qui a déposé dans le fond de mon coeur les arrhes de la bonne espérance dont je suis soutenu; elle est pour moi le gage d'un heureux voyage. Pour vous, ayez seulement soin de faire ce que je vous dirai. » On lui prépare donc une litière à deux chevaux, on l'y place,et, par un miracle bien grand, des con. tins du monde, à travers de si longs espaces de pays, et malgré le péril que lui offre la mer et les fleuves à traverser, il arrive enfin à Clairvaux ; on le met à l'infirmerie pendant quelque temps et il y rend l'esprit en confessant la bonté de Dieu. Il obtint d'être enterré à l'endroit qu'il avait désiré, près du tombeau de dom Herbert de bonne mémoire, qui l'avait beaucoup aimé pendant qu'il vivait. En apprenant sa mort, le roide Suède poussa un soupir et protesta à haute voix que son royaume et son pays n'étaient pas dignes que les ossements sacrés d'un si grand homme reposassent dans leur sein.
CHAPITRE XXVIII. Très-heureuse mort du saint abbé Bernard. L'abbé de Cîteaux lui interdit de faire des miracles.
Le vénérable père Bernard, également cher à Dieu et aux hommes, étant heureusement arrivé au terme de sa carrière à Clairvaux, s'endormit en paix plein de jours, mais surtout plein de vertus. A sa mort, des évêques, des abbés et un grand nombre d'autres religieux se réunirent. On célébra ses funérailles pendant deux jours,et il y eut un tel concours de peuple qu'on n'eût presque aucun égard pour les évêques mêmes, et qu'on n'en eût aucun pour les religieux. Car ce don de guérir les malades, qu'il avait eu de son vivant, ne l'avait point quitté à la mort. On avait revêtu d'une manière convenable, son saint corps, des ornements sacerdotaux, et on l'avait exposé la figure et les mains découvertes. Un religieux, gravement atteint depuis longtemps du mal caduc, s'approcha de lui avec respect et humilité, et s'adressa au saint abbé avec larmes et prières, comme s'il eût été vivant. Ce charitable abbé, qui se trouvait mort au milieu des siens,ne pouvait être insensible à l'affreuse maladie de son enfant, mais comme s'il lui avait dit : « Mon fils, je dors, mais mon coeur veille, » il lui accorda sur-le-champ, par la grâce de Dieu, ce qu'il lui demandait. En effet, à partir de ce moment-là,le religieux fut complètement guéri et apprit ainsi, par une heureuse expérience, que, même après sa mort, ce saint abbé vivait encore. La veille du jour où ce précieux trésor allait être confié à la terre, un enfant vint d'un hameau voisin, avec un bras dont les nerfs s'étaient desséchés et une main contournée. Ceux qui étaient là présents, touchés de compassion pour son âge et sa faiblesse, l'invitèrent à venir toucher ce saint corps après la récitation des Nones, avec d'autant plus de confiance que cet âge innocent était loin d'oser se permettre de le faire. A peine eut-il fait toucher son bras desséché au bras du saint et sa main retournée à la main bénie de Bernard, que soudain la vigueur naturelle lui revint; son bras se guérit et sa main s'étendit librement, tout le monde répandu autour du saint corps le vit remuer les doigts; ils étaient parfaitement rendus à la santé. A cette cure, il se fit parmi les assistants une telle explosion de cris de louange à Dieu que c'est à peine si la règle des religieux put les réprimer. A l'approche de la nuit, on amena un autre enfant dont le corps tout entier était de la plus grande faiblesse, on le plaça sur le cercueil du saint, et, sous les yeux de ceux qui chantaient, il se releva et fut conduit à l'autel. Le seigneur abbé de Cîteaux, Gosvin, qui était venu avec plusieurs autres abbés de son ordre pour assister aux funérailles de Bernard, considérant que cette foule énorme de peuple était cause d'un grand désordre, et prévoyant par ce qu'il voyait, ce qui devait arriver ensuite, conçut de grandes craintes que, si les miracles continuaient à s'opérer, il se fit un tel concours de monde, que la discipline de l'ordre ne souffrit beaucoup de cet empressement désordonné, et la ferveur de la sainte vie religieuse ne se ralentît dans cet endroit. Aussi, après en avoir délibéré, il s'approche avec respect et défend à Bernard, en vertu de l'obéissance, de faire de nouveaux miracles. L'Apôtre dit, en parlant de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'il se fit obéissant jusqu'à la mort, et notre saint législateur Benoît nous recommande, dans sa règle, une obéissance qui aille aussi jusqu'à la mort, à l'exemple de celle du Sauveur (Reg. S. Ben. c. XII) ; l'âme sainte et vraiment humble de notre père obéit de même après la mort de sa chair à la voix d'un homme mortel. En effet, les miracles qui avaient déjà commencé à se multiplier cessèrent si bien, qu'à partir de ce moment-là, on ne lui. vit plus désormais opérer d'autres miracles. Il est vrai que maintenant il ne peut manquer, en particulier, à quelques religieux pleins de foi, de son ordre, qui le supplient pour différentes infirmités; mais aussi il est clair due dom l'abbé de Cîteaux n'a voulu l'empêcher de faire que les miracles qui pouvaient devenir nuisibles à la discipline de l'ordre, à cause de la multitude de ceux qui étaient accourus à ses funérailles. Plusieurs années après la mort du bienheureux, il y avait en Italie une dame possédée du malin esprit et cruellement tourmentée par lui. Ses proches et ses amis, profondément consternés de son malheureux état, se mirent à chercher avec tout le soin possible s'il y avait quelque remède à cela. Or, il y avait près de l'endroit où elle habitait un monastère de Cisterciens. Et, comme aux âmes qui se trouvent dans la peine, l'espoir,de quelque côté qu'il brille, donne de la confiance, on convient d'un commun accord de conduire la démoniaque à cette abbaye, pour qu'elle y obtienne sa guérison. C'est ce qu'on fit en effet. On place cette malheureuse femme à la porte du monastère, et on envoie quelques-uns de ceux qui l'accompagnaient faire part à l'abbé et aux religieux, d'un si grand malheur et implorer leur assistance. L'abbé prend avec lui quelques religieux âgés, qu'il connaissait pour les plus avancés dans la vie spirituelle, et il va avec la croix de notre Seigneur et les reliques des saints vers la patiente. Comme l'esprit malin, conjuré par la croix du Seigneur et par les sacrés gages des saints, ne bougeait point, l'abbé se rappelle qu'il possédait de vénérables reliques, c'étaient des poils de la barbe de saint Bernard et de ses cheveux qu'il avait reçus cette année-là même, comme une bénédiction, lorsqu'il s'était rendu à Clairvaux pour assister au chapitre et qu'il portait constamment sur lui comme un talisman, et, sans rien dire, porta la main sous sa encule dans la pensée de tirer ces reliques et de s'en servir pour chasser le démon. Celui-ci, s'apercevant de cela avec son regard de lynx, se met à tenir l'escabeau avec ses pieds, à lancer des crachats, et à montrer au-dehors, bien malgré lui, à tous les yeux par des mouvements de corps indécents tout ce qu'il souffrait intérieurement, puis élevant la voix il s'écrie: «Ah ! méchant petit abbaticule, que veux-tu donc faire? Qu'est-ce que tu projettes ainsi de faire contre moi sous ce vêtement? C'est peine perdue à toi, tu te donnes bien du mal pour rien, garde donc ton Bernard, tu ne réussiras point avec lui. » L'abbé reprend: « Par la grâce du Seigneur, et au nom des mérites de ce très-saint homme, sors d'ici à l'instant. » Le démon repart: « Et quoi, as-tu donc oublié qu'il lui a été défendu de faire des miracles? Quant à moi je ne l'ai point oublié, et je demeure tranquillement dans ma maison. » En entendant cela, l'abbé et les religieux qui étaient avec lui furent fort étonnés de voir que l'esprit mauvais s'abritait si vite derrière cette défense. Voilà ce que nous avions à rapporter en abrégé au sujet des miracles du bienheureux abbé Bernard; nous l'avons fait en demandant à Dieu de nous faire miséricorde, de nous garder de tout mal par les mérites et les prières de notre très-doux père, et de nous accorder de glaner encore quelques épis de la grâce de Dieu, sur les pas d'un tel patron et de ne point être privés un jour de notre part de la vie éternelle.
CHAPITRE XXIX. Epilogue des livres de la vie et des gestes du saint père Bernard.
Dom Étienne, d'heureuse mémoire, a été le chef et le porte-drapeau des plus forts athlètes du Christ, des hommes illustres de l'ordre de Cîteaux. Il n'y avait encore que dix ans que ce monastère existait, quand il y reçut l'office de la charge pastorale. Il brûlait d'un désir ardent de propager son ordre, et déjà il y avait quatorze ans entiers qu'il gémissait avec une affliction profonde et qu'il souffrait ainsi que ses frères du petit nombre de ses enfants. Mais enfin, la quinzième année, par un souffle d'en haut de la grâce de Dieu, il eut le bonheur de recevoir, pour l'épreuve du noviciat spirituel, le bienheureux apôtre de notre siècle, Bernard, qui se présenta à lui à la tête d'une troupe composée de ses frères et de quelques amis. Désormais, à partir de ce jour, le Seigneur répandit sur l'ordre de Cîteaux une très-abondante bénédiction d'expansion, qui le fit se répandre sur toutes les plages du monde occidental. Ce très-révérend père Étienne envoya, quelques années après, les frères du bienheureux Bernardfonder une maison à Clairvaux, avec le vénérable saint Bernard lui-même, qui, dans un âge bien jeune encore, l'emportait en maturité sur la sagesse et l'esprit religieux des hommes à cheveux blancs ; il le mit à leur tête en les envoyant, en qualité d'abbé; sans doute; du moins j'aime à le croire, le Saint-Esprit lui révéla et lui fit connaître d'avance alors quelle élévation, quelle beauté ce cèdre devait acquérir dans le jardin de l'Église de Dieu, et quelle multitude d'hommes, venus de toutes les parties du monde, se rafraîchirait un jour des brûlantes ardeurs des passions charnelles, à l'ombre de son épais feuillage, le veux dire à l'ombre de ses nombreux mérites. Y a-t-il quelqu'un qui puisse donner une juste idée de limmense multitude qu'a formée cette société de bienheureux et dire de combien de provinces différentes et de combien d'îles sont venus ceux qui l'ont formée? En effet, pour ne point parler des contrées méditerranéennes de l'Italie, de la Germanie et de la Gaule, les îles éloignées d'Irlande, de Bretagne, celles du Danemark et de la Suède, qui sont au bout du monde, ont envoyé de nombreuses personnes à cette société, et regardaient ce lier comme saint dans leur dévotion fameuse, à cause de la sainteté de son abbé. Sans compter non plus les frères convers, dont le nombre était plus considérable que celui des moines, on trouva dans un seul endroit, après la mort du bienheureux abbé, huit cent quatre-vingt-huit feuilles de profession , sans compter beaucoup d'autres feuilles qui se sont trouvées égarées par défaut de vigilance ou par suite de la longueur du temps et qu'on ne peut plus retrouver. A peine s'en trouvait-il quelques-uns, dans cette sainte assemblée, de cultivés par le soc de discipline, en qui les germes des vertus eussent poussé assez vigoureusement pour donner lieu d'espérer qu'ils pourraient produire des fruits et être utiles à d'autres, que, de même qu'ils s'étaient rassemblés des régions les plus diverses, ainsi ils étaient envoyés dans les contrées les plus différentes pour y fonder des monastères. Voilà comment il se faisait que, bien que souvent les novices dépassassent le nombre de quatre-vingt-dix et de cent même, cependant ce sacré couvent ne se trouva jamais trop étroit pour le nombre des religieux. Dom Henri, de sainte mémoire, premier abbé de Vita-Schole, monastère de Suède, de la lignée de Clairvaux, avait coutume de rapporter que, à l'époque de son noviciat à Clairvaux, il y avait avec lui dans la salle du noviciat, quatre-vingt-dix novices qui se formaient sous la direction du bienheureux Bernard. Or un jour, comme on était à table, le très-pieux abbé Bernard entra dans le réfectoire pour visiter ses enfants. Il était suivi d'un convers qui portait une corbeille pleine de morceaux de fromage. Il s'approcha de Henri, qui était dors prieur des novices, et de sa très-douce main il lui mit un morceau de fromage devant lui, en ajoutant cet avis: « Mangez mon frère, car il vous reste une longue route à faire. » Après cela, le ministre du grand Père de famille qui doit un jour faire asseoir ses serviteurs, passer au milieu d'eux et les servir, passe devant tous les novices et leur donne la pitance de la charité, répète les mêmes paroles à chacun, réconforte agréablement leur corps en même temps qu'il excite leurs âmes à la pensée de la voie étroite Et difficile qu'ils commençaient à parcourir. Quoiqu'il arrivât souvent que ces hommes vertueux fussent envoyés du sacré collège de Clairvaux dans les contrées les plus différentes du monde, pour y propager la règle de Cîteaux, cependant il n'est jamais arrivé que les chaleurs de l'Ibérie, ni l'horreur des froids de la Scythie ou l'inclémence de quelque autre climat, eût agi sur leur esprit au point de leur faire. changer quelque chose à la forme à laquelle ils avaient été façonnés à Clairvaux, pour les vêtements, la nourriture, et les autres nécessités de la vie, ils retinrent tout avec une constance virile et purent s'appliquer ces paroles d'Horace : « Ce sont des âmes constantes qu'un changement de lieu est incapable de changer. » Ce n'étaient pas seulement des évêques et des seigneurs de différentes contrées qui demandaient qu'on établît chez eux des monastères de l'observance de l'homme de Dieu, mais les habitants de villes superbes venaient se choisir parmi ses disciples des archevêques et des évêques, s'estimant heureux s'ils pouvaient puiser à la source même de tant de perfections, des pasteurs pour leurs âmes. Cependant le plus parfait instituteur d'un peuple entier de parfaits, obtint cette grâce devant Dieu et devant les hommes, après avoir mérité d'être appelé à devenir archevêque et évêque, et avoir plusieurs fois été élu en cette qualité, de n'avoir pourtant jamais été ravi à sa chère pauvreté, ni forcé de se revêtir malgré lui de ce haut degré de dignité. Mais pourquoi rappeler ces choses à propos des autres villes, quand la capitale même du monde, la sainte Église romaine, mère de toutes les autres églises, alla prendre dans cette humble société et sous la conduite du bienheureux Bernard, un souverain pontife pour lui donner la plénitude du pouvoir, et lorsque la cour romaine elle-même a pris quelques cardinaux dans sa société pour partager le fardeau de sa sollicitude ? Ce sont là vos oeuvres, Seigneur Jésus, vos oeuvres à vous, dis-je, qui glorifiez ceux qui vous glorifient et se soumettent à votre volonté, de telle sorte que vos serviteurs qui, selon le précepte de l'Apôtre, se soumettent à toute créature humaine à cause de vous, se trouvent élevés par vous, par un jugement plein de bonté, au dessus n de toute nature humaine. Au reste, après que Clairvaux eut envoyé au palais de l'empereur d'en haut, son premier et plus illustre abbé, après trente et un ans de prélature, pour qu'il devint d'autant plus puissant à secourir les siens, qu'il contemplera de plus près la face de la Majesté suprême, la vigueur de la sainte vie religieuse s'est conservée, et a duré sans mélange dans cette glorieuse maison, sous ses saints successeurs, comme Dieu nous a fait la grâce de le constater au temps de dom Pierre, cet homme vénérable et digne de Dieu, et de son successeur dom Garnier, qui devint plus tard évêque de Langres. En effet, le Seigneur nous est témoin que lorsque nous étions soumis, à Clairvaux, à la discipline claustrale et aux observances de l'ordre sacré, nous y avons vu tant de religion et de gravité, tant de pureté et d'honnêteté, que bien souvent, pleins d'allégresse dans la grâce de Dieu, nous avons dit dans notre coeur, que si notre bienheureux législateur Benoît, dont nous avons embrassé la règle, vivait encore en chair et gouvernait par lui-même ce saint couvent, les institutions du saint ordre n'auraient pas pu être observées plus strictement en ce lieu. En effet, ni l'incurie, ni la légèreté, ni la dissipation, qui est la ruine de l'ordre, ne trouvaient place pour elles dans cette maison ; on n'y voyait subsister qu'une émulation de vertus florissantes et de charité fraternelle. Mais ce qu'il y avait de plus admirable encore, c'est que les supérieurs n'avaient pas besoin de contraindre personne par des châtiments sévères, attendu que cette sainte congrégation regardait comme une tradition héréditaire chez elle, de fuir le vice et de s'appliquer à la vertu. Nous avons vu. aussi, dans cette maison, quelques-uns des plus anciens disciples de Bernard, que la gravité de leurs moeurs, la pureté de leur religion, leur prudence et leur simplicité rendaient vénérables, entre autres le prieur Dom Gérard, d'heureuse mémoire, dom Geoffroy, secrétaire de ce saint homme, dom Hugues de Montheureux, qu'il affectionnait beaucoup, dom Pierre, de Châlons-sur-Marne, et beaucoup d'autres moines et convers qui ont vécu avec ce saint et existent encore à présent, ei sont devenus un exemple de dévotion et de ferveur, pour le reste de cette sainte fraternité, et montrent facilement, dans leur aimable genre de vie, quelle plénitude de perfection religieuse a brillé à Clairvaux dans les premiers temps, puisqu'il y en a si peu dont la dévotion peut imiter aujourd'hui la ferveur avec laquelle ces quelques anciens religieux d'alors pratiquent encore les observances de notre saint ordre. Mais, pendant que nous nous arrêtons à rappeler la pureté de la vie religieuse qui a porté, dans les premiers temps, tant d'hommes vers le faite de la perfection, non-seulement à Clairvaux, mais aussi à Cîteaux, et dans d'autres maisons bien réglées, il nous revient en mémoire, non sans nous inspirer de la crainte et nous faire trembler, quelque chose que nous avons entendu le vénérable prieur dom Gérard, raconter un jour dans un chapitre de Clairvaux. Un jour, donc, qu'il nous adressait une exhortation douce comme le miel, pour nous exciter à la gravité des moeurs et à l'observance de la discipline, il nous rapportait que, précédemment, les âmes de certains défunts avaient apparu visiblement à un homme spirituel, religieux dans le même monastère que celui où ils avaient vécu, et lui avaient appris, avec des plaintes navrantes, qu'elles étaient condamnées à habiter dans le séjour des souffrances, non pas parce qu'elles avaient commis de bien grands péchés, mais parce qu'elles n'avaient pas eu soin d'éviter les fautes quotidiennes avec toute l'attention possible. Si donc, dans ces heureux temps, où la négligence pouvait à peine trouver quelques petites fentes pour se glisser, le juge, dans sa sévérité, punissait ainsi la rouille du péché et la soumettait de la sorte à la dent de la lime mordante, que faut-il penser de la misère de nos temps, où la négligence n'entre plus seulement par quelques petites fentes, mais par de grandes fentes, que dis-je, par la brèche de la tiédeur? Aussi, pour que la mort de la malice et de l'iniquité n'entre pas à la suite de la négligence et de l'incurie de la tiédeur, par les fenêtres de nos âmes, car le temps, qui use tout, énerve même la vie religieuse, attendu que l'homme est plus enclin au vice qu'à la vertu; secouons de toutes nos forces notre engourdissement, attachons-nous virilement à suivre les pas des pères qui nous ont précédés, en rappelant leur souvenir dans nos coeurs, et en relisant aussi souvent que volontiers l'histoire de leur sainte vie; peut-être ainsi, par la droiture de leur conduite, arriverons-nous à voir briller à nos yeux, comme dans un miroir éclatant, la force qu'ils ont déployée dans toutes leurs actions, et, couverts d'une confusion salutaire, apprendrons-nous à regarder le bien que nous faisons comme bien imparfait, et aspirerons-nous toujours à une justice plus abondante et plus parfaite. S'il s'en trouve gui veulent faire de plus grands progrès, mais qui ne le peuvent point, et, qui, à cause de cela, tombent dans l'ennui et finissent par se relâcher un peu, qu'ils écoutent ce que dit le saint père Bernard « Je ne veux point arriver d'un bond au faite, j'aime mieux m'y élever pas à pas. » Si donc, nos désirs d'avancement ne sont pas toujours suivis d'effet, cependant il y a toujours, pour celui qui veut faire des progrès, un certain point vers lequel il doit tendre, s'il ne peut aller au-delà. Il n'y a qu'une chose, ne point vouloir avancer, qui soit l'occasion de toute espèce de négligence et de relâchement, et finalement de mort et de damnation. Je prie donc ceux qui liront ces choses, an nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de tic point le faire seulement par un mouvement de curiosité, mais de peser avec toute sorte de soin ce qu'il y a, dans leur conduite, qui s'éloigne de la règle de la justice, qui a brillé d'un si vif éclat dans nos saints pères, et de s'empresser de ramener à la ligne droite de la vérité tout ce que, dans la lutte quotidienne des vices et des vertus, ils trouveront s'éloigner du sentier de la vraie vie religieuse. Car, si on a raison de regarder comme le plus stupide des hommes,.celui qui, près d'un arbre chargé en même temps de feuilles verdoyantes et de fruits nombreux, se remplirait l'estomac de feuilles et rie toucherait point aux fruits pour calmer sa faim, ainsi n'a-t-on point tort de réputer bien insensé, celui qui, en relisant la très-belle et très-féconde histoire de la vie admirable des saints pères, ne la parcourt que comme on lit les chroniques et les annales des rois, uniquement par un mouvement de vaine curiosité, et, d'une main dévote, ne retire rien de ce qu'il lit, pour allumer en soi la ferveur de la componction, pour limer la rouille de sa conscience, pour équilibrer l'inégalité de sa conduite. Car, si on a écrit les louables actions des pères qui nous ont devancés, ce n'est point pour donner un aliment à une vaine et inquiète curiosité, mais c'est pour instruire ceux qui ne sont point façonnés à ces pratiques, pour fortifier les faibles, pour donner de la gravité aux âmes légères, pour toucher de componction les coeurs endurcis, former les âmes dévotes à la perfection, pour fortifier la sainte Église, en édifiant et en consolant ceux qui les lisent, et enfin pour ajouter encore, par l'action de grâce, à la gloire de Dieu, auteur de tous nos biens. D'ailleurs, nous n'avons ici qu'un pardon à demander aux lecteurs zélés, c'est d'avoir en certains endroits retenu seulement le sens ou la substance des paroles qui ont été prononcées, en prenant soin de le rendre en termes convenables, car, pour ce qui est de la substance même des choses, il s'en faut bien que, pour le plaisir de tromper, nous ayons blessé notre conscience et rapporté le moindre détail des faits que nous racontons autrement qu'il a en effet existé. Que le Dieu éternel lui-même, que le fils du Dieu éternel, Notre Seigneur Jésus-Christ, qui, en instituant, aux jours de son humilité, le sacrement de la parfaite pénitence, et en jetant le fondement de la vraie religion, a dit : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même, prenne sa croix et me suive ; n que ce Dieu qui, dans ces derniers jours, lorsque déjà le monde vieillit, la foi flotte, l'espérance chancelle, la charité se refroidit, a allumé le feu de son saint amour dans le coeur d'un grand nombre d'hommes, par la pureté de l'ordre de Cîteaux, et a élevé à Clairvaux, dans la personne de notre très-révérend père saint Bernard, la plus splendide colonne de ce saint ordre; oui, dis-je, que ce même Dieu notre Seigneur, par les mérites et l'intercession des saints pères dont nous avons raconté un peu la vie et les moeurs pour l'édification de la postérité, nous fasse la grâce de marcher sur leurs traces, de retenir le sens de leur simplicité et de leur innocence, et de nous fortifier si bien dans la vraie humilité, par la continence de la chair, que, avec le secours de la grâce et par le même Notre Seigneur Jésus-Christ qui vit et règne pendant les siècles éternels avec le Saint Esprit, nous méritions de parvenir un jour à la gloire de l'éternelle béatitude, à laquelle nous croyons fermement que ces saints pères sont déjà parvenus eux-mêmes. Ainsi soit-il.
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