LETTRE X
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

 

LETTRE X. (Année 389.)

 

Nébride rêvait une vie loin du monde avec son ami Augustin; la séparation lui pesait; vivre avec ce cher maître, c'était son désir, son besoin; il lui semblait qu'Augustin négligeait les moyens de réaliser ce doux rêve. Augustin, dans la lettre suivante, répond aux plaintes affectueuses de son ami; et lui rappelle combien la retraite est nécessaire à la paix chrétienne, on va voir avec quel intérêt et quel charme.

 

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

 

1. Jamais dans vos questions multipliées vous ne m'avez agité (esprit comme dans ces dernières lettres où vous nous reprochez de négliger la recherche des moyens de passer notre vie ensemble : grand crime et plein de périls si vos accusations étaient fondées ! Persuadé qu'il n'y a pour nous rien de plus raisonnable que de vivre ici plutôt qu'à Carthage ou même à la campagne, je ne sais pas véritablement, mon cher Nébride, ce que je dois faire avec vous. Vous enverrai je une très-commode voiture? Notre ami Lucinien croit que vous pourriez venir en litière sans aucun mal. Mais je pense à votre mère qui ne tolérait pas l'absence de son fils bien portant, et se résignerait encore moins à son départ maintenant qu'il est malade. Irai je moi-même vers vous? Mais il y a ici des amis qui ne pourraient pas venir avec moi et qu'il ne m'est pas permis d'abandonner. Vous pouvez, quant à vous, habiter doucement avec votre âme : ceux-ci ne le peuvent pas encore et travaillent pour cela. Irai-je vers vous et reviendrai-je sans cesse, de manière à partager ma vie entre eux et vous? Mais cela n'est ni vivre ensemble, ni vivre conformément à nos desseins. Le chemin est assez long, et ce serait une affaire que de le recommencer souvent nous n'atteindrions point ainsi à ce calme de la retraite tant souhaité. Ajoutez à ceci ma faiblesse que vous connaissez, et qui m'empêche de faire ce que je veux et me condamne à me borner à ce que je puis.

2. Songer ainsi pendant toute sa vie à répéter des voyages qu'on ne saurait faire sans trouble et sans difficulté, ce ne serait pas digne d'un homme occupé de ce dernier voyage qui s'appelle la mort, et qui seul mérite de remplir notre pensée. Quelques hommes, par une grâce de Dieu qui les a préposés au gouvernement de ses églises, attendent fortement la mort et même la désirent vivement, et poursuivent sans agitation leurs laborieuses courses de pasteur; quant à ceux que le goût des honneurs temporels a conduits à ces sortes de charges ou qui désirent échanger la vie privée contre la vie des affaires, je doute qu'au milieu de ces bruits, de ces réunions inquiètes et de ces allées et venues, il leur soit accordé ce grand bien de se familiariser avec la mort comme nous le cherchons nous-mêmes, car c'est dans la retraite que chacun pouvait se déifier. Si cela est faux, je suis, je ne dirai pas le plus insensé, mais le plus faible des hommes, de ne pouvoir goûter et aimer le vrai bien, tant que je ne me sens pas à l'abri du tumulte des choses humaines. Il est besoin, croyez-moi, d'être entièrement séparé du bruit de tout ce qui se passe pour arriver à ne rien craindre, sans qu'il y ait dans l'homme ni dureté, ni audace, ni vain désir de la gloire, ni superstitieuse crédulité. Voilà ce qui fait la solide joie, qui n'a absolument rien de comparable avec tous les plaisirs.

3. Si une telle vie ne saurait être le partage de l'humaine nature, pourquoi éprouve-t-on quelquefois cette tranquille confiance? pourquoi l'éprouve-t-on d'autant plus souvent qu'on adore plus ardemment Dieu dans les profondeurs sacrées de l'âme? d'où vient que cette paix nous accompagne dans l'accomplissement même d'un acte humain, si on va de ce sanctuaire à l'action? pourquoi, parfois, dans nos discours, nous ne redoutons pas la mort, et, dans le silence, nous allons jusqu'à la désirer? Je vous le dis à vous, car je n'adresserais pas cette question à tout autre; je vous le dis à vous, dont j'ai bien connu les élans vers les choses d'en. haut; est-ce que, après avoir si souvent éprouvé combien il est doux de vivre avec un coeur mort à tout amour corporel, vous ne reconnaîtrez pas que l'homme puisse s'affranchir assez du sentiment de la crainte pour bien mériter le nom de sage? Et cette ferme et calme impression sur laquelle la raison s'appuie, quand vous l'avez sentie, oserez-vous soutenir que ce n'était pas aux moments où vous vous enfonciez dans les solitudes de votre âme? Cela étant ainsi, vous voyez qu'il,reste une seule chose, c'est que vous avisiez vous-même aux moyens de réaliser notre désir de vivre ensemble. Vous savez mieux que moi ce qui est à faire avec votre mère, que (529) certainement votre frère Victor n'abandonnera pas. Je n'ai voulu vous écrire rien de plus pour ne pas vous détourner de cette pensée.

  

 

 

 

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