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527 LETTRE IX. (Année 389.) .
Saint Augustin répond à Nébride sur les questions précédentes. S'il est vrai, dit-il, que les mouvements de l'âme laissent toujours dans le corps une empreinte, et que cette empreinte, à son tour, puisse réagir sur l'âme; pourquoi les démons qui la voient sans aucun doute, ne s'en serviraient-ils pas pour nous inspirer des pensées et des songes?
AUGUSTIN A NÉBRIDE.
1. Quoique vous me connaissiez, pourtant vous ignorez peut-être combien je voudrais jouir de votre présence : Dieu m'accordera quelque jour cette grande joie. J'ai lu cette lettre d'un sens si vrai où vous vous plaignez de votre solitude , d'une sorte d'abandon de vos amis, de ces amis avec qui la vie a tant de douceur. Que puis-je vous dire ici que vous ne l'ayez sans doute fait vous-même? Rentrez en votre âme, et tenez-la élevée vers Dieu autant que vous le pourrez. C'est là que vous nous trouverez bien plus sûrement, non par le moyen des images corporelles auxquelles notre souvenir est maintenant réduit; mais à l'aide de cette pensée qui vous fait comprendre que le même heu ne nous réunit point. 2. En considérant vos lettres et les grandes questions auxquelles j'ai sûrement répondu, il y en a une dont j'ai été fortement épouvanté, c'est celle où vous me demandez comment les visions et les songes peuvent être mis au fond de nous-mêmes par les puissances supérieures ou les démons. C'est là une grande chose, et vous comprenez qu'il ne suffirait pas d'une lettre pour la traiter, mais qu'il faudrait un long entretien ou bien un livre. Cependant, connaissant votre pénétrant esprit, j'essayerai de jeter quelque lumière sur la question, afin que vous acheviez le reste avec vous-même, ou au moins que vous ne perdiez pas l'espoir d'arriver à de probables solutions. 3. Je crois que tout mouvement de l'âme fait quelque chose dans le corps; et quand il est plus prononcé, il se révèle malgré la faiblesse et la pesanteur de nos sens : la colère, la tristesse et la joie ont de visibles expressions. De là cette conjecture permise : lorsque nous avons des pensées dont rien ne nous apparaît dans notre corps, ces pensées peuvent ne pas échapper aux démons dont les sens sont très-pénétrants, et en comparaison desquels les nôtres ne sont rien. Les empreintes corporelles des mouvements de l'âme peuvent demeurer et devenir comme une forme habituelle; secrètement agitées et remuées, elles inspirent, avec une merveilleuse facilité, des . pensées et des songes selon la volonté de celui qui les touche. Si les musiciens, les danseurs de corde et tous les donneurs de spectacles de ce genre, parviennent manifestement à des choses incroyables par le seul exercice de nos organes terrestres et grossiers; il n'est pas absurde de penser que des esprits unis à un corps aérien ou éthéré et capables de pénétrer les autres corps, puissent exciter en nous des impressions à leur guise, sans que nous nous en doutions, mais tout en éprouvant néanmoins quelque chose. Nous ne sentons pas comment l'abondance de la bile nous pousse à des redoublements de colère; elle nous y pousse cependant, puisque, comme je l'ai dit, c'est elle qui les produit. 4. Si vous ne voulez pas accepter cette comparaison que je fais en passant, pensez-y autant que vous le pourrez. Un esprit qui trouve toujours quelque obstacle pour agir, pour accomplir ses desseins ou ses voeux, s'irrite toujours. Qu'est-ce, en effet, que la colère? sinon, comme je crois, un violent désir de faire disparaître ce qui empêche la liberté de nos actions. C'est pourquoi ce n'est pas seulement contre les hommes que nous nous emportons le plus souvent, c'est contre une plume pendant que nous écrivons, et nous la froissons, nous la brisons; les joueurs font de même avec les des, les peintres avec le pinceau, et chacun traite ainsi l'instrument dont il pense avoir a se plaindre. Les médecins prétendent que la bile croit avec cette croissante colère, et qu'on en vient à s'emporter pour peu de chose et à la fin sans motif : ce que l'âme a produit dans le corps de son propre mouvement suffit pour des excitations nouvelles. 5. On pourrait donner à ces observations plus d'étendue, et les preuves ne manqueraient pas pour établir une plus complète certitude. Mais joignez à cette lettre celle que je vous ai récemment adressée sur les images et la mémoire, et mettez tout votre soin à l'étudier; car il m'a semblé, par votre réponse, que vous ne l'aviez pas parfaitement entendue. Rapprochez ce que vous lisez maintenant de ce que je vous ai dit, dans cette autre lettre, d'une faculté naturelle de l'âme qui diminue et augmente ce qu'elle veut (1), et peut-être alors
1. Ci-dessus, lettre VIIe, n. 6.
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comprendrez-vous que les pensées et les songes puissent nous retracer ce que nous n'avons jamais vu.
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