LETTRE CXXVII
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE CXXVII. (Année 411)

 

Un illustre personnage, Armeutarius, et sa femme, Pauline, qu'il ne faut pas confondre avec la sainte dame Pauline, épouse de Pammaque et louée par saint Jérôme, avaient fait voeu de continence; c'étaient des amis de saint Augustin; en apprenant ce voeu, l'évêque d'Hippone écrivit la lettre suivante à Armentarius et à Pauline pour les fortifier dans leur résolution. Le monde retentissait alors de la chute de Rome et des ravages des Barbares; saint Augustin, sous les coups de ces vastes malheurs, fait remarquer que la vie humaine a perdu de son charme et que les joies du temps sont devenues trop peu de chose pour qu'on n'en fasse pas aisément le sacrifice à Dieu. On trouve dans cette lettre des pensées ingénieuses et profondes sur notre passage ici-bas.

 

AUGUSTIN AUX EXCELLENTS SEIGNEURS, A SES HONORABLES ET CHERS ENFANTS ARMENTARIUS ET PAULINE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

l. Un homme éminent, mon fils Ruférius, votre allié, m'a instruit du voeu que vous avez fait au Seigneur; j'ai été heureux de ce qu'il m'a dit, mais, craignant les inspirations mauvaises du tentateur qui depuis bien longtemps n'aime pas de si saintes oeuvres, j'ai cru devoir engager brièvement votre charité, illustre seigneur, honorable et cher fils, à méditer ces divines paroles: « Ne tardez pas à vous convertir au Seigneur, et ne différez pas de jour en jour (1). » J'ai voulu aussi vous engager à vous acquitter de votre veau envers celui qui exige ce qui lui est dû et tient ce qu'il a promis; car il est aussi écrit: « Faites des veaux au Seigneur a votre Dieu et accomplissez-les (2). » Quand même vous n'auriez fait aucun voeu, quel meilleur conseil, quoi de meilleur pour l'homme que de se restituer à celui qui l'a créé, surtout parce que Dieu nous a tant aimés, qu'il a envoyé son fils unique, afin de mourir pour nous. Reste donc à accomplir la parole de l'Apôtre, lorsqu'il dit que le Christ est mort « afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour « eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et « ressuscité pour eux (3). » Peut-on encore aimer

 

1. Ecclési. V, 8. — 2. Ps. LXXV, 12.— 3.II Cor. V, 15.

 

le monde, brisé par tant de désastres (1), qu'il en a perdu même le fantôme de ses séductions? Autant il fallait louer et exalter ceux qui dédaignaient de briller avec un monde dans son éclat; autant il faut blâmer et accuser ceux qui mettent leurs délices à périr avec un monde périssant.

 

2. Si on se résigne à tant de travaux, de dangers et de disgrâces pour une vie qui doit finir, si on prend tant de précautions, non point pour ne pas mourir, mais pour mourir un peu plus tard; que ne doit-on pas subir pour cette vie éternelle où des soins prudents ne seront plus nécessaires, afin d'éviter la mort, où la lâcheté honteuse ne la craindra plus, où le sage n'aura plus besoin de sa fermeté, afin d'en supporter l'horreur ! elle ne sera plus rien pour personne, parce qu'elle ne sera plus. Soyez donc au nombre des amis de l'éternelle vie. Ne voyez-vous pas combien cette vie si misérable et si pauvre, est ardemment aimée, et par quels noeuds étroits on s'y attache? Ceux qu'elle trouble de ses périls la perdent plus tôt; ils hâtent leur fin par la peur même d'une fin prochaine; ils se précipitent dans la mort en voulant l'éloigner, comme un homme qui, fuyant un voleur ou une bête sauvage, tomberait dans un fleuve et y disparaîtrait. Parfois en mer, sous le coup de la tempête, on jette dans les flots les provisions; et, pour vivre, on jette ce qui fait vivre, de peur que des jours laborieux ne finissent trop vite. Que de peines on se donne pour allonger ses peines ! et quand la mort commence à nous menacer, nous nous en préservons de notre mieux pour avoir à la craindre plus longtemps. Que de genres de mort à redouter parmi tant d'accidents auxquels nos jours sont exposés ! une fois frappés par un de ces coups, les autres ne sont plus à craindre; et cependant on cherche à échapper à un de ces périls de mort pour avoir à les craindre tous. A quelles tortures ne se soumettent-ils pas, ceux qui livrent leurs membres au traitement, au fer des médecins : est-ce pour ne pas mourir? Non; mais c'est pour mourir un peu plus tard. Ils acceptent beaucoup de tourments certains, dans l'espoir incertain d'obtenir un petit nombre de jours de plus; quelquefois ils meurent tout à coup dans les douleurs violentes auxquelles ils s'étaient résignés par la crainte de la mort; ils n'aiment pas mieux finir leur vie

 

1. Allusion aux calamiteuses invasions des Barbares.

 

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pour ne plus souffrir, mais ils aiment mieux souffrir que de finir leur vie, et il arrive qu'ils souffrent et qu'ils meurent. Eussent-ils été guéris, il aurait fallu mourir après toutes ces tortures: la vie, même achetée au prix de tant de souffrances, ne peut pas être éternelle, parce qu'elle est mortelle; elle n'est pas longue, parce qu'une vie entière est encore bien courte; elle ne s'écoule même pas en sûreté dans l'espace rapide qui lui est assigné, parce qu'elle demeure toujours incertaine. Parfois aussi on meurt par la douleur même qu'on avait volontairement acceptée pour ne pas mourir.

3. Il y a un autre mal, un grand mal, un mal fort détestable et horrible dans l'amour excessif de cette vie : plusieurs, en voulant vivre un peu plus longtemps, offensent gravement Dieu, en qui est la source rte la vie, et tandis qu'ils repoussent la pensée d'une fin inévitable, ils s'excluent du lieu où nous attend une vie sans fin. D'ailleurs une vie misérable, quand elle pourrait toujours durer, ne saurait être comparée à une vie heureuse, même très-courte; et cependant le goût d'une vie misérable et fugitive fait perdre celle qui est heureuse et éternelle, lorsqu'on veut, dans celle qu'on aime autrement qu'on ne devrait, ce qu'on perd dans l'autre; car on n'aime pas la misère de la vie présente, puisqu'on veut être heureux; on n'en aime pas la brièveté, puisqu'on ne veut pas arriver à son terme; mais on l'aime parce qu'elle est la vie, et de telle sorte que, malgré sa misère et sa brièveté, on perd souvent, à cause d'elle, celle qui est heureuse et éternelle.

4. Ceci considéré, quelle obligation extraordinaire (éternelle vie impose-t-elle à ses amis, quand elle ordonne qu'on l'aime comme on aime la vie présente? On méprisera tout ce qui charme dans le monde pour retenir un peu plus longtemps une vie qui doit bientôt échapper; et l'on ne méprisera pas le monde pour gagner une vie sans fin dans celui par lequel a été fait le monde ! Récemment lorsque Rome, le siège du très-illustre empire, a été dévastée par les Barbares, combien d'amis de cette vie temporelle l'ont rachetée pour la prolonger dans le deuil et le dénûment, non-seulement au prix de ce qui l'embellissait, mais au prix de ce qui en était le soutien nécessaire! Les hommes ont coutume de beaucoup donner à celles à qui ils  veulent plaire: dans le sac de Rome, les amis de la vie ne l'auraient pas gardée s'ils ne l'avaient rendue pauvre; ils :ne lui ont pas tout donné, mais plutôt ils lui ont tout ôté, de peur que l'ennemi ne la leur ravît. Je ne les en blâme pas; qui donc ignore qu'ils auraient perdu la vie s'ils n'avaient pas perdu tout ce qu'ils tenaient en réserve pour elle? Quelques-uns, il est vrai, ont d'abord perdu leurs biens et ensuite leur vie, et d'autres, prêts à tout sacrifier pour elle, ont tout d'abord péri. Nous apprenons ici jusqu'à quel point nous devons aimer l'éternelle vie: nous devons mépriser pour elle tout ce qui est superflu, lorsque pour conserver une vie. passagère on a méprisé le nécessaire.

5. Pour garder la vie que nous aimons, nous ne la dépouillons pas comme ces hommes ont 1 dépouillé leur propre vie; nous l'employons à acquérir celle qui est éternelle ; elle en est 9 comme la servante, et afin qu'elle fasse mieux son service, nous ne l'enchaînons point dans de vains ornements , nous ne l'accablons pas du poids de nuisibles soucis; nous écoutons le Seigneur nous promettant cette autre vie que nous devons désirer avec la plus grande ardeur, et criant comme dans l'assemblée du monde entier.: « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués, et qui êtes chargés, je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur; et vous trouverez le repos pour vos âmes. Car mon joug est doux et mon fardeau léger. (1)» Cette leçon de pieuse  humilité chasse de nos coeurs et y éteint en quelque sorte cette vaine et inquiète cupidité qui désire ce qui est au delà de notre puissance. La peine est là où l'on aime et l'on recherche beaucoup de choses à l'acquisition et à la possession desquelles la volonté ne suffit point, parce que le pouvoir lui manque. Mais une vie de justice nous arrive du moment que nous la voulons, parce que la vouloir pleinement, c'est la justice, et que la justice pour être parfaite, ne demande rien de plus qu'une parfaite volonté. Voyez s'il y a peine dès qu'il suffit de vouloir. Voilà pourquoi cette divine parole a été prononcée : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (2). » Là où est la paix, là est le repos; le repus c'est la fin de tout désir et de toute peine. Mais cette volonté, pour être pleine, il faut qu'elle soit , saine ; elle le sera si elle ne refuse pas le médecin, dont la grâce seule peut guérir de la

 

1. Matth. XI, 28, 29, 30. — 2. Luc, II, 14.

 

maladie des mauvais désirs. C'est donc le médecin lui-même qui crie : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués; » il dit que son joug est doux et son fardeau léger. Quand la charité sera répandue dans nos tueurs par le Saint-Esprit, nous aimerons ce qui nous est ordonné; ce joug ne sera ni dur ni pesant si nous ne portons que celui-là et si nous le portons avec une soumission d'autant plus libre qu'elle est plus humble. C'est le seul fardeau dont le poids soulage au lieu d'accabler. Si on aime les richesses, qu'on les place là où elles ne peuvent périr. Si on aime l'honneur, qu'on le mette là où personne d'indigne ne sera honoré. Si on aime la santé, il faut désirer en jouir là où l'on ne craint plus de la perdre. Si on aime la vie, qu'on la possède là où il n'y a plus de mort.

6. C'est pourquoi rendez à Dieu ce que vous lui avez voué, puisque c'est vous-mêmes, et que vous vous rendez à celui par lequel vous existez; rendez-le-lui, je vous en conjure. Ce que vous rendrez n'en sera pas diminué, mais plutôt se conservera et s'accroîtra; car Dieu exige par bonté, non par indigence ; il ne s'agrandit pas de ce qu'on lui rend, mais il fait croître en lui ceux qui lui rendent. Ce qu'on ne lui rend pas est perdu ; ce qui lui est rendu est une richesse pour celui qui rend : il y trouve sa garantie et sa sécurité. La restitution et celui qui restitue sont la même chose , parce que la dette et le débiteur étaient tout un. Car l'homme se doit lui-même à Dieu, et pour être heureux, il doit se restituer à celui de qui il a reçu l'être. C'est ce que signifient ces paroles du Seigneur dans l'Evangile : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. (1) » II dit cela lorsque s'étant fait montrer une pièce de monnaie et ayant demandé de qui elle portait l'image, on lui répondit : De César. Il faisait entendre ainsi que Dieu exigeait de l'homme sa propre image dans l'homme lui-même , comme César exigeait l'empreinte de la sienne, sur la pièce de monnaie. Si on doit à Dieu cette image sans l'avoir promise, combien la lui doit-on plus encore lorsqu'on lui en fait la promesse?

7. Je pourrais, mon très-cher fils, selon mes faibles ressources, louer plus au long votre pieuse résolution, et montrer la différence qu'il y a entre les chrétiens qui aiment et les chrétiens qui méprisent le monde , quoique les uns et les autres soient appelés fidèles. Ils ont

 

1. Matth. XXII, 21.

 

été purifiés aux mêmes fonts sacrés, sanctifiés et consacrés par les mêmes mystères; ils ont été non-seulement auditeurs mais même prédicateurs du même Evangile, et cependant ils ne participeront pas les uns et les autres au royaume de Dieu et à sa lumière; ils n'auront pas pour héritage l'éternelle vie qui seule est heureuse. Le Seigneur Jésus ne les a pas distingués de ceux qui n'entendent point, mais il a établi de très-grandes différences entre ceux qui entendent sa parole : « Celui qui entend mes paroles, dit-il, et les met en pratique, je le comparerai à un homme sage qui a bâti sa maison sur la pierre : la pluie est tombée, les fleuves ont débordé, les vents ont soufflé et ont battu cette maison, et elle n'a pas croulé, car elle était fondée sur la pierre. Mais celui qui entend mes paroles et ne les met pas en pratique, je le comparerai à un insensé gui a bâti sa maison sur le sable : la pluie est tombée, les fleuves ont débordé, les vents ont soufflé et battu cette maison, et elle s'est écroulée, et sa ruine a été grande (1). » Ecouter les paroles divines, c'est donc bâtir; en cela, les uns et les autres sont pareils : la différence consiste à pratiquer ou à ne pratiquer pas ce que l'on entend ; c'est la différence entre l'édifice bâti sur le fondement de la pierre solide, et l'édifice qui se renverse parce qu'il n'a d'autre fondement que le sable mobile. Toutefois, celui qui n'écoute point ne se met pas davantage en sûreté : en ne bâtissant rien du tout, en restant sans toit, il sera beaucoup plus facilement accablé , saisi et emporté par les pluies, les fleuves et les vents.

8. Je pourrais aussi , selon mes humbles efforts, marquer la diversité des rangs et des mérites parmi ceux-là mêmes qui appartiendront à la droite de Dieu et au royaume des cieux, et montrer la différence entre une religieuse et pieuse vie conjugale, ayant pour but d'engendrer des enfants, et celle dont vous avez fait voeu, si j'avais à vous convier à cette résolution; mais ce voeu est prononcé, il vous lie, il ne vous est pas permis de faire autrement. Avant que vous fussiez engagé, vous étiez libre de rester à un rang inférieur; c'était, d'ailleurs une peu enviable liberté que celle où l'on n'était pas débiteur de ce qu'on paie avec tant de profit. Mais maintenant que votre promesse est engagée envers Dieu, je ne vous invite pas à une, grande justice, je vous détourne d'une

 

1. Matth. VII, 24, 27.

 

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grande iniquité. En ne pas accomplissant votre voeu, vous ne seriez pas tel que vous seriez resté si vous n'aviez pris aucun engagement. Alors vous seriez moindre et non pas pis; mais aujourd'hui, ce qu'à Dieu ne plaise, vous manqueriez à votre foi envers Dieu, et vous seriez d'autant plus malheureux que vous auriez été plus heureux en gardant votre promesse. Toutefois ne vous repentez pas de ce voeu, réjouissez-vous au contraire, de ce qu'il ne vous soit plus permis de faire ce qui n'eût servi qu'à votre désavantage. Marchez avec courage, que vos actions répondent à vos paroles; celui qui vous a demandé le voeu, vous aidera à l'accomplir. Heureuse la nécessité qui contraint à ce qu'il y a de meilleur !

9. Il y aurait une seule raison, qui non-seulement ne nous permettrait pas de vous exhorter à l'accomplissement de votre voeu, mais qui nous obligerait à vous interdire d'y donner suite : ce serait le cas où par hasard votre femme s'y refuserait, par faiblesse d'âme ou de chair. Entre personnes mariées, de tels voeux ne doivent se faire que d'un consentement mutuel et d'une volonté commune; et si l'un des deux époux s'est engagé légèrement, mieux vaut qu'il répare sa témérité que de tenir sa promesse. Dieu n'exige pas ce qu'on lui a promis aux dépens d'autrui, mais plutôt il nous défend de disposer de ce qui ne nous appartient pas. Écoutez sur ce point le divin sentiment de l'Apôtre: « Le corps de la femme n'est point en sa puissance, mais en celle du mari; de même le corps du mari n'est point en sa puissance, mais en celle de la femme (1). » Il veut parler ici de l'usage du mariage. Mais j'entends dire que votre femme est si disposée au voeu de continence qu'elle n'est retenue que par la crainte que vous ne réclamiez d'elle le devoir conjugal; acquittez-vous donc tous les deux envers Dieu de ce que vous lui avez promis tous les deux, et faites-lui le sacrifice de ce que vous ne vous demandez plus l'un à l'autre. Si la continence est une vertu, comme c'en est une, pourquoi le sexe le plus faible y est-il le plus disposé? Pourtant la ressemblance du mot l'indique, et c'est du nom latin de l'homme que la vertu tire son nom (2). Homme, soyez donc capable d'une vertu pour laquelle une femme est prête ; que votre consentement soit comme une offrande sur

 

1. Cor. VII, 4. — 2. Virtus a viro,

 

l'autel céleste du Créateur, que la concupiscence soit vaincue, que le lien de l'affection soit d'autant plus fort qu'il sera plus saint. Réjouissons-nous de la grâce abondante du Christ sur vous, ô illustres seigneurs, mes honorables et chers enfants !

 

 

 

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