LETTRE CXXXVIII
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE CXXXVIII. (Année 412.)

 

Ceci est la réponse aux questions que Marcellin avait cru utile de soumettre à l'évêque d'Hippone; il s'agit de montrer comment Dieu, malgré son immutabilité, a pu substituer à la loi ancienne une loi nouvelle. Il s'agit aussi de faire justice des accusations portées contre le christianisme au nom de la conservation et des intérêts des Etats; ces accusations se sont renouvelées dans le dix-huitième siècle et surtout sous la plume de Rousseau ; elles ne subsistent pas longtemps devant la raison éloquente de saint Augustin.

 

AUGUSTIN A SON EXCELLENT ET ILLUSTRE SEIGNEUR, A SON TRÈS-CHER ET TRÈS-DÉSIRÉ FILS MARCELLIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. J'ai dû répondre à l'illustre, au très-éloquent et très-cher Volusien, mais pas au delà des questions qu'il a cru devoir m'adresser ; quant à celles que vous me marquez dans votre lettre et dont Volusien ou d'autres souhaiteraient la solution, c'est avec vous qu'il fallait les examiner selon mes forces, non pas en faisant un livre, mais en me renfermant dans les limites d'un entretien épistolaire, afin que, si vous le trouvez bon, vous communiquiez ma réponse à ceux dont les doutes se montrent chaque jour devant vous. Si ce discours ne suffit pas à des oreilles que la piété et la foi n'ont point préparées, nous achèverons d'abord entre nous ce que vous croirez pouvoir leur suffire, et puis on le mettra sous leurs yeux. S'il est encore beaucoup de choses qu'ils repoussent, ils pourront un jour se laisser convaincre, soit par des motifs plus développés et plus ingénieux, soit par une autorité à laquelle ils jugeraient indigne de résister.

2. Vous dites donc, dans votre lettre, qu'on se demande comment « ce Dieu qu'on affirme être le Dieu de l'Ancien Testament, aime de nouveaux sacrifices et rejette les anciens. On ne peut, dit-on, corriger que ce qui a été mal fait; ce qui a été une fois bien fait ne doit plus être changé. On ne peut, sans « injustice, toucher à des choses bien faites. » J'ai copié ceci de votre lettre.

Si je voulais y répondre longuement, le loisir me manquerait plutôt que les exemples; la nature des choses et les oeuvres humaines changent selon les temps, pour une raison certaine , sans qu'il y ait rien de muable dans la raison même par laquelle ces changements s'accomplissent. Le peu d'exemples que je citerai suffiront pour qu'un esprit éveillé en découvre d'autres. L'été ne succède-t-il pas à l'hiver par le retour progressif de la chaleur, et les nuits ne succèdent-elles pas aux jours? Et que d'âges divers dans notre vie ! L'enfance, qui ne revient plus, est remplacée par l'adolescence ; après l'adolescence vient la jeunesse, qui passe ; au bout de la jeunesse, la vieillesse; au bout de la vieillesse, la mort. Tout cela se fait sans que la raison de la divine Providence qui l'ordonne change elle-même. Je ne pense pas que la raison de l'agriculture changé parce qu'elle prescrit autre chose en été, autre chose en hiver. Et celui qui se lève le matin, après s'être reposé la nuit, ne change pas pour cela les desseins de sa vie. Un maître n'impose pas à l'adolescent la même tâche qu'à l'enfant. Ainsi une doctrine demeure la même, elle change ses préceptes et sa manière d'enseigner, sans changer elle-même.

3. Vindicien (1) , ce grand médecin de notre temps, ayant été appelé auprès d'un malade, lui fit appliquer un remède qui convenait à son âge et obtint sa guérison. Quelques années après, la même douleur ayant reparu, le malade crut devoir revenir au même remède, mais son état ne fit qu'empirer. Le malade, étonné, conta le fait au médecin; celui-ci, esprit pénétrant, lui dit : « Ce remède a tourné à mal parce que je ne l'ai pas donné. » Ceux qui étaient présents et qui ne connaissaient pas l'homme crurent qu'il avait moins de confiance dans la médecine que dans je ne sais

 

1. C'est le même Vindicien dont il est question dans les Confesssions.

 

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quels moyens illicites. Quelques-uns des assistants, stupéfaits, l'ayant ensuite interrogé, Vindicien leur expliqua ce qu'ils n'avaient pas compris, savoir, que ce remède ne pouvait plus être prescrit à l'âge du malade. Il est donc vrai que sans rien changer à la raison ni aux règles de l'art, elles commandent des changements selon la diversité des temps.

4. Il n'est donc pas exact de dire qu'il ne faut pas changer ce qui a été une fois bien fait. Quand d'autres temps arrivent avec des motifs de changer, loin que le changement soit un mal, c'est la vérité elle-même qui le demande. Les deux choses différentes ne seront bonnes que parce qu'elles auront été appropriées à la diversité des temps. Il peut arriver qu'à la même époque ce qui est permis à l'un ne le soit pas à l'autre: le fait sera le même, les personnes seront différentes; il peut arriver aussi que la même personne doive faire ou ne pas faire la même chose selon les temps; la personne reste la même, mais non l'opportunité.

5. La portée de ceci n'échappera pas à quiconque sait et veut comprendre la distance qui est en quelque sorte répandue dans l'universalité des choses entre le beau et le convenable. Car le beau est considéré et loué en lui-même, par opposition à ce qui est honteux et difforme. Mais le convenable, dont l'opposé est ce qui choque, dépend d'autre chose et se juge, non par soi-même, mais par ce à quoi il se rattache ; il en est de même où l'on a l'idée de ce qui est décent et indécent. Maintenant, appliquons ce que nous venons de dire à la question qui nous occupe. Le sacrifice que Dieu avait ordonné convint aux premiers temps; il n'en est plus de même. Dieu a ordonné un autre sacrifice convenable à notre temps; il sait mieux que l'homme ce qu'il faut à chaque époque; il sait quand il faut et ce qu'il faut donner, ajouter, ôter, effacer, augmenter, diminuer, lui le créateur et le modérateur immuable des choses changeantes, jusqu'à ce que s'achève, comme un grand concert d'un artiste ineffable, la beauté de tous les siècles diversement. et harmonieusement composés, et jusqu'à ce que passent à l'éternelle contemplation de Dieu ceux qui l'ont bien servi quand c'était le temps de la foi.

6. Ceux-là se trompent qui croient que Dieu ordonne ces choses pour son utilité ou son plaisir; ils auraient alors bien raison de se demander pourquoi Dieu les change, pourquoi il cherche comme un plaisir nouveau dans le nouveau sacrifice établi à la place des anciens. Mais il n'en est pas ainsi. Dieu n'ordonne rien pour lui, mais pour celui à qui il ordonne. Aussi est-il le vrai Maître, car il n'a pas besoin de son serviteur; et son serviteur a besoin de lui. Dans l'Ecriture qui se nomme l'Ancien Testament et dans le temps où l'on offrait les sacrifices qu'on n'offre plus aujourd'hui, il a été écrit : « J'ai dit au Seigneur: Vous êtes mon Dieu, parce que vous n'avez pas besoin de mes biens (1). » Dieu n'avait donc pas besoin de ces sacrifices et n'a jamais besoin d'aucun : mais ces sacrifices représentent des choses accordées par 1a volonté divine afin de remplir notre âme de vertus et d'obtenir le salut éternel : en les offrant, nous remplissons les devoirs de piété dont Dieu n'a que faire, mais qui nous profitent à nous-mêmes.

7. Il serait trop long de s'expliquer comme il conviendrait sur la diversité des signes qui, appartenant aux choses divines, s'appellent des sacrements. De même qu'un homme n'est pas réputé changeant parce qu'il agit autrement le matin que le soir, autrement ce mois qu'un autre mois, autrement cette année qu'une autre année, de même Dieu n'est pas changeant non plus pour avoir prescrit des sacrifices différents dans le premier espace et le dernier espace des siècles. Dans son immutabilité, il disposait ainsi, à travers la mobilité des temps, ce qui devait le plus convenablement servir à l'enseignement salutaire de la religion. Il faut apprendre à ceux qui se préoccupent de ces difficultés que le nouveau sacrifice était, des le commencement, dans la raison divine, et que les anciens n'ont pas tout à coup cessé de plaire à Dieu comme par un changement de volonté, au moment de l'établissement du nouveau; il faut leur répéter que cela était décidé, arrêté dans la sagesse même de Dieu, à qui le Psalmiste a dit au sujet de plus grands changements: « Vous les changerez et ils seront changés; mais vous, vous demeurez le même (2) ;» et pour qu'on se pénètre mieux de cette vérité, il importe de ne pas laisser ignorer que la diversité des sacrements dans l'Ancien et le Nouveau Testament a été prédite par les prophètes. Ainsi, on comprendra, si on le peut, que ce qui est nouveau dans le temps ne l'est pas pour celui qui a fait les temps, et que, sans aucune

 

1. Ps. XV, 2. — 2. Ps. CI, 28.

 

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de ces révolutions qui, pour nous, marquent la durée, Dieu a en lui tout ce qu'il distribue aux divers âges. Je vous ai cité plus haut, pour vous montrer que Dieu n'a pas besoin de nos sacrifices, quelque chose d'un psaume où il est dit à Dieu : « J'ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, parce que vous n'avez pas besoin de mes biens; » on lit dans le même psaume, un peu après, sur la personne du Christ : « Je ne les assemblerai point pour répandre le sang; » cela s'entend des animaux que les juifs avaient coutume d'immoler; et ailleurs le Psalmiste dit : « Je ne recevrai pas de votre main des veaux ni des boucs de vos troupeaux (1). » Citons un autre prophète : « Voici que des jours viendront, dit le Seigneur, où  je ferai avec la maison de Jacob une nouvelle alliance; elle ne sera pas semblable à celle que je fis avec leurs pères, quand je les tirai de la terre d'Égypte (2). » Il serait trop long de rappeler ici tous les autres passages des Livres saints qui ont prédit ce que Dieu devait faire à cet égard.

8. On vient de voir que des choses convenablement établies dans un temps peuvent très-bien être changées dans un autre temps, sans inconstance de la part de celui qui fait succéder des oeuvres nouvelles à des oeuvres anciennes et dont l'immuable pensée renferme ce qui ne peut s'accomplir que d'âge en âge, parce que tous les temps n'arrivent pas à la fois; quelqu'un peut-être nous demandera les causes de ce changement même; vous savez que ce serait une longue affaire. Il est cependant possible de dire en peu de mots (et cela pourrait suffire à un homme intelligent), qu'il a fallu pour annoncer le Christ après son avènement, d'autres sacrements que ceux qui avaient prophétisé sa venue ; comme il nous a fallu, à nous-même, pour parler de ceci, employer d'autres paroles pour. d'autres choses. Autre chose est d'être prédit, autre chose d'être annoncé , autre chose de devoir venir, autre d'être venu.

9. Voyons, dans la suite de votre lettre, les autres objections que vous avez recueillies. On dit « que la prédication et la doctrine du Christ sont incompatibles avec les besoins des Etats. Ne rendre à personne le mal pour le mal (3); après avoir été frappé sur une joue, présenter l'autre; donner notre manteau à celui qui veut nous prendre notre tunique; si un

 

1. Ps. XLIX, 9. — 2. Jérém. XXXI, 31, 32. — 3. Rom. XII, 17.

 

homme veut nous obliger de marcher avec lui, faire le double de chemin qu'il nous demande (1) : ce sont là des préceptes contraires au bon ordre des Etats. Qui supportera qu'un ennemi lui enlève quelque chose, ou bien qui donc, par le droit de la guerre, ne rendra pas le mal pour le mal au ravageur d'une province romaine? » Si je n'avais pas affaire à des hommes instruits dans les lettres, peut-être faudrait-il mettre plus de soin à réfuter ces objections inspirées, soit par la haine du christianisme, soit par le sincère désir de s'éclairer. Mais qu'est-il besoin de chercher longtemps? Qu'on veuille bien nous dire comment les Romains, qui aimaient mieux pardonner une injure que la venger (2), sont parvenus à gouverner et à agrandir leur république, et, de pauvre et petite qu'elle était à la faire grande et riche? Qu'on nous dise comment Cicéron, élevant jusqu'aux cieux César et ses moeurs, louait le chef de la république de ce qu'il avait coutume de ne rien oublier que les injures (3) ! Car ces paroles de Cicéron renfermaient ou une grande louange ou une grande flatterie; dans le premier cas, c'est qu'il connaissait César tel; dans le second, c'est qu'il montrait que le chef d'un gouvernement devait avoir les qualités qu'il prêtait faussement à César. Mais qu'est-ce de ne pas rendre le mal pour le mal? C'est de repousser le plaisir de la vengeance, c'est de mieux aimer pardonner que de venger une injure et ne rien oublier que le mal qu'on a reçu.

10. Lorsqu'on lit ces maximes dans les auteurs païens , on admire , on applaudit; on ne se lasse pas de louer ces moeurs généreuses , et l'on trouve que la république qui aimait mieux pardonner que de venger une injure était bien digne de commander à tant de nations. Mais quand c'est l'autorité divine qui enseigne qu'il ne faut pas rendre le mal pour le mal, quand cette salutaire exhortation retentit de haut à tous les peuples et comme à des écoles publiques de tout sexe, de tout âge, de tout rang, on accuse la religion d'être ennemie de la république ! Si cette religion était entendue comme elle devrait l'être, elle établirait, consacrerait, affermirait, agrandirait une république mieux que n'ont jamais su faire Romulus, Numa, Brutus et d'autres

 

1. Matth, X, 39-41.

2. Salluste, guerre de Catilina.— 3. Pro Ligario.

 

 

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hommes illustres de la nation romaine. En effet, qu'est-ce que c'est qu'une république, si ce n'est la chose du peuple, la chose commune, la chose de la cité? Et qu'est-ce que c'est que la cité, si ce n'est une multitude d'hommes réunis par les liens de la concorde? Car on lit dans les livres des Romains qu'en peu de temps « une multitude errante et dispersée devint une cité par l'union. » Et les Romains jugèrent-ils jamais à propos de lire dans leurs temples ces préceptes d'union ? Ils étaient misérablement forcés de chercher les moyens d'honorer tous leurs dieux divers sans donner du déplaisir à aucun, car tous ces dieux ne s'entendaient pas entre eux: s'ils avaient voulu les imiter dans leurs discordes, leur cité aurait péri dans les déchirements; c'est ce qu'on vit peu après par les guerres civiles qui suivirent l'altération et la corruption des moeurs.

11. Mais, parmi les gens même restés en dehors du christianisme, qui ne sait quels préceptes d'union on lit et relit dans les églises du Christ? ils ne sont pas l'ouvrage de la pensée humaine, mais de l'autorité divine. A ces prescriptions de concorde appartiennent les maximes qu'on aime mieux critiquer que d'apprendre : lorsqu'on est frappé sur une joue, présenter l'autre; donner son manteau à celui qui veut nous enlever notre tunique , faire le double du chemin avec celui qui veut nous obliger à marcher. — Cela se fait pour que le méchant soit vaincu par le bon, ou plutôt pour que le mal dans l'homme méchant soit vaincu par le bien, et que l'homme soit délivré du mal, non extérieur et étranger, mais intime, personnel, et dont le ravage est beaucoup plus terrible que. le ravage d'un ennemi extérieur, quel qu'il soit. Celui qui triomphe du mal par le bien se résigne patiemment à la perte des avantages temporels, pour qu'on sache combien la foi et la justice doivent mépriser des biens qui, trop aimés, inspirent des sentiments pervers : l'homme coupable d'iniquités apprend ainsi de l'homme même envers qui il a des torts ce que valent les choses pour lesquelles il a commis une injustice ; le repentir le fait rentrer dans l'union; si utile au bien public; il n'est pas vaincu par la violence, mais par la bonté de celui qui a eu tant à supporter. On se conforme au véritable esprit de ces maximes lorsqu'on les suit en vue même du bien de celui pour qui l'on agit ainsi : ce bien, c'est le redressement et l'union. Ce sentiment doit toujours nous animer, quand même nous n'obtiendrions pas les résultats désirés, c'est-à-dire le retour à des idées meilleures et l'apaisement, quand même fa guérison ne suivrait pas l'emploi de ce religieux remède.

12. D'ailleurs, si on veut regarder aux mots, ce n'est pas la joue droite qu'il faut présenter si on est frappé sur la joue gauche. « Si quelqu'un, dit l'Evangile, vous frappe sur la joue droite, présentez-lui la gauche (1) ; » c'est plutôt la joue gauche qui est frappée par la main droite, parce qu'elle se prête mieux au coup de l'agresseur. Voici donc comment il faut entendre ces paroles : si: quelqu'un atteint en vous ce qu'il y a de meilleur, présentez-lui ce qu'il y a de moindre, de peur que, plus occupé de vengeance que de patience, vous ne délaissiez les biens éternels pour les temporels, au lieu de mépriser les choses du temps pour vous attacher aux choses éternelles , comme on préfère à la main gauche la main droite. Telle fut toujours la pensée des saints martyrs : il n'est juste de demander la dernière vengeance qu'en présence d'un amendement impossible, c'est-à-dire au jour du suprême et souverain jugement. Maintenant, il faut prendre garde que le plaisir de la vengeance ne nous fasse perdre, pour ne rien dire de plus, cette patience elle-même qui est d'un bien plus grand prix que tout ce que peut nous ôter un ennemi, même malgré nous. Un autre évangéliste (2), rapportant cette maxime, ne parle pas de la joue droite, mais seulement des deux joues (3), ce qui tend à recommander simplement la patience, tandis que le premier évangéliste insinue la distinction que je viens de signaler. C'est pourquoi l'homme de justice et de piété doit supporter patiemment la malice de ceux qu'il cherche à ramener, afin qu'il contribue à accroître le nombre des bons, au lieu d'accroître le nombre des méchants en faisant comme eux.

13. Enfin ces préceptes tiennent plus à la préparation intérieure du coeur qu'aux oeuvres extérieures; ils ont polir but d'entretenir dans le secret de l'âme les sentiments de bonté patiente et de nous inspirer, dans la conduite extérieure, ce qui vaut le mieux à l'égard d'autrui; le Seigneur Jésus, modèle unique de patience, l'a fait voir dans les paroles adressées à celui qui venait de le frapper sur la face : « Si j'ai mal parlé, montre-le; mais si j'ai bien

 

1. Matth. V, 39. — 2. Luc. VI, 29. — 3. Luc. VI, 29.

 

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parlé, pourquoi me frappes-tu (1)?» Si on regarde aux mots, le Seigneur n'a pas suivi son propre précepte. Car il n'a pas présenté (autre joue à celui qui venait de le frapper, mais plutôt il a voulu empêcher qu'on ne recommençât; et cependant il était venu, non-seulement disposé à recevoir des coups sur la face, mais encore à mourir sur la croix pour ses insulteurs et ses bourreaux; suspendu à la croix, il dit en leur faveur: « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (2). » L'apôtre Paul n'aurait pas accompli non plus le commandement de son Maître, lorsque, frappé à la face, il dit au prince des prêtres : « Dieu vous frappera, muraille blanchie. Vous êtes là pour me juger selon la loi, et contre la loi vous ordonnez « que je sois frappé ! » Et comme les assistants reprochaient à l'Apôtre de manquer de respect envers le prince des prêtres, il voulut faire entendre ironiquement, à ceux d'entre eux qui pouvaient le comprendre, que l'avènement du Christ devait détruire la muraille blanchie, c'est-à-dire l'hypocrisie du sacerdoce des juifs. « Je ne savais pas, frères, répondit-il, que ce fût le prince; car il est écrit : Vous ne maudirez point le prince de votre peuple (3). » Il est hors de doute que Paul, qui avait grandi au milieu de ce même peuple et qui était instruit dans la loi, n'ignorait pas qu'Ananias fût le prince des prêtres : son langage ne pouvait tromper non plus ceux dont il était si connu.

14. Le coeur ne doit donc jamais oublier ces préceptes de patience, et la bienveillance doit être toujours entière dans la volonté, pour empêcher qu'on ne rende le mal pour le mal. Toutefois il arrive souvent qu'il faut employer contre des résistances une certaine sévérité qui a son principe dans le désir du bien; on consulte alors non pas la volonté, mais l'intérêt de ceux qu'on punit : cette conduite a été fort bien louée dans un chef de république par les auteurs païens. Quelque rude que soit la correction infligée à un fils, l'amour paternel est toujours là. C'est en faisant ce qu'il ne veut pas et ce qui est une souffrance, qu'on cherche à le guérir par la douleur. Ainsi donc, si les sociétés politiques gardaient ces préceptes chrétiens, les guerres elles-mêmes ne se feraient pas sans une certaine bonté, et les vaincus seraient plus aisément ramenés à la paix sociale qui repose sur la piété et la justice. La victoire

 

1. Jean, XVIII, 23. — 2. Luc, XXIII, 34. — 3. Act. XXIII, 3, 5.

 

est utile lorsqu'elle ôte au vaincu le pouvoir de faire le mal. Rien n'est plus malheureux que la prospérité des méchants; elle nourrit l'impunité vengeresse, elle fortifie la volonté mauvaise comme un ennemi intérieur. Mais les mortels, dans l'égarement de leur corruption, croient que les choses humaines prospèrent, quand de splendides palais s'élèvent et que les âmes tombent en ruines; quand on bâtit des théâtres et que les fondements des vertus sont renversés; quand on met de la gloire à dépenser follement et qu'on se raille des oeuvres de miséricorde ; quand les histrions s'enivrent des prodigalités des riches et, que les pauvres ont à peine le nécessaire; quand des peuples impies blasphèment le Dieu qui, par les prédicateurs de sa doctrine, condamne ce mal public, et qu'on s'empresse autour des dieux en l'honneur de qui se donnent des représentations théâtrales qui déshonorent le corps et l'âme. C'est surtout en permettant ces choses, que Dieu laisse voir sa colère; en les laissant impunies , il les punit plus terriblement. Au contraire, lorsqu'il détruit ce qui aide à soutenir les vices, et. qu'il substitue la pauvreté aux richesses dangereuses, il frappe miséricordieusement. Il faudrait même, si c'était possible, que les gens de bien fissent miséricordieusement la guerre pour dompter de licencieuses cupidités et détruire des vices que, l'autorité publique devrait extirper ou réprimer.

15. Si la doctrine chrétienne condamnait toutes les guerres, on aurait répondu aux soldats dont il est parlé dans l'Evangile qu'ils n'avaient qu'à jeter leurs armes et à se soustraire au service militaire. Mais au contraire il leur a été dit : « Ne faites ni violence ni tromperie à l'égard de personne; contentez-vous de votre paie (1). » En prescrivant aux soldats de se contenter de leur paie, l'Evangile ne leur interdit pas la guerre. Que ceux qui prétendent que la doctrine du Christ est contraire aux intérêts des Etats, nous donnent une armée composée selon les prescriptions de l’Evangile; qu'ils nous donnent des chefs de provinces, des maris, des épouses, des pères, des fils, des maîtres, des serviteurs, des rois, des juges, des contribuables et des exacteurs animés des sentiments chrétiens, et qu'ils osent dire que notre religion est contraire aux intérêts des Etats; ah ! plutôt, qu'ils ne craignent

 

1. Luc. III, 14.

 

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pas d'avouer que la pratique sincère du christianisme est la plus grande garantie de salut pour les empires.

16. Pourquoi répondrais-je quand ils soutiennent que l'empire romain a gravement souffert par la faute de quelques princes chrétiens? Ce reproche général est une calomnie. S'ils rappellent quelques fautes précises et certaines des derniers empereurs, je prouverai que des fautes pareilles, et de plus grandes peut-être, se sont rencontrées dans des empereurs qui n'étaient pas chrétiens, et l'on comprendra que ces maux ne sont pas imputables à la doctrine, mais aux hommes ou qu'ils ont été le fait des instruments sans lesquels les empereurs ne peuvent rien. On voit assez depuis quel moment la république romaine a commencé à décliner; les livres de ces mêmes Romains le disent; bien avant que le nom du Christ eût éclaté sur la terre, on s'était écrié: « O ville vénale, qui périrait bien vite, si elle trouvait un acheteur (1) ! » Dans son livre de la guerre de Catilina, qui a précédé aussi l'avènement du Christ, l'illustre historien d'où nous tirons cette parole marque l'époque où l'armée du peuple romain commença à s'adonner aux plaisirs et au vin, à attacher un grand prix aux statues, aux tableaux, aux vases ciselés, à se les approprier aux dépens des particuliers et du public, à dépouiller les temples, à souiller le sacré et le profane. L'honneur et la force de la république commencèrent à tomber, lorqu'au milieu de la corruption et de la perte des moeurs la cupidité rapace n'épargna ni les hommes ni ceux mêmes qu'on croyait des dieux. Il serait trop long de dire tout ce qui sortit de ces vices et quel succès obtint cette iniquité pour le malheur des choses humaines. Que les Romains à qui nous nous adressons ici écoutent leur poète satirique dire la vérité en badinant : « Jadis une humble fortune conservait la chasteté des Latines; le travail, un sommeil court, les mains fatiguées et endurcies à préparer la laine de Toscane, Annibal aux portes de Rome, les maris debout dans la tour Colline, ne, permettaient pas aux vices « de toucher leurs petits toits. Maintenant nous subissons les maux d'une longue paix ; plus cruels que les armes, le luxe pèse sur nous et venge l'univers vaincu. Aucun crime , aucune infamie ne nous manque

 

1. Salluste, guerre de Jugurtha.

 

depuis que la pauvreté romaine a péri (1). »

A quoi bon m'arrêter sur les maux produits par les longues prospérités de l'iniquité romaine, puisque les observateurs les plus attentifs d'entre les Romains ont regretté l'ancienne pauvreté et déploré la funeste opulence de la république ! Dans l'une se conservait l'intégrité des mœurs, et, par l'autre, une corruption plus redoutable que l'ennemi s'est précipitée, non sur les murs, mais sur l'âme même de Rome.

17. Grâces soient rendues au Seigneur notre Dieu qui, pour remédier à des maux pareils, nous a envoyé un secours unique. Où ne nous entraînerait-il pas ce fleuve d'effroyable iniquité qui enveloppe le genre humain? Qui de nous serait épargné, en quel abîme ne roulerions-nous pas, si la croix du Christ n'était pas plantée solidement comme sur le sommet de ce grand môle où commande son autorité ? C'est en nous couvrant de sa force que nous sommes en sûreté; elle nous défend contre les mauvais conseils et les mauvaises impulsions, et nous empêche d'être engloutis dans le vaste gouffre de ce monde. Dans cette fange amassée par la corruption des moeurs et le mépris des règles antiques, une autorité secourable a dû descendre du ciel pour persuader la pauvreté volontaire, la continence, la bienveillance mutuelle, la justice, l'union, la vraie piété, et les autres fortes et lumineuses vertus de la vie; ce n'a pas été seulement au profit de cette vie dont il importait de remplir les devoirs ni au profit de la société terrestre dont la concorde est le principal bien ; mais c'était aussi afin d'obtenir le salut éternel, afin d'arriver à la céleste et divine république d'un peuple qui durera éternellement, et dont nous devenons les concitoyens par la foi, l'espérance et la charité. Munis de ces vertus durant le pèlerinage de cette vie, nous supporterons, si nous ne pouvons pas les ramener, ceux qui veulent que la république se tienne debout par l'impunité des vices : les premiers Romains s'y étaient pris autrement pour l'établir et l'agrandir, et pourtant ils n'avaient pas envers le vrai Dieu, cette vraie piété qui , par l'exercice d'une religion salutaire, aurait pu les conduire à l'éternelle cité; mais ils gardaient les uns envers les autres une certaine probité qui suffisait pour fonder, accroître et maintenir une société de la terre. Dieu a montré, dans le riche et glorieux empire romain, ce que valent les

 

1. Juvénal, satire VI.

 

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vertus civiles, même sans la vraie religion, pour nous faire comprendre que, celle-ci de plus, les hommes deviennent citoyens d'une autre cité dont le roi est la vérité , dont la loi est la charité, dont la limite est (éternité.

18. Qui ne rirait de voir nos contradicteurs païens comparer, ou même préférer au Christ Apollonius, Apulée et d'autres habiles magiciens? Il est d'ailleurs plus supportable qu'ils lui comparent ces hommes-là que leurs dieux; car, il faut l'avouer, Apollonius valait beaucoup mieux que ce personnage chargé d'adultères qu'ils appellent Jupiter. Ceci est de la fable, disent-ils. Mais pourquoi louer encore la licencieuse et sacrilège prospérité d'une république qui a mis de semblables infamies sur le compte des dieux, infamies non-seulement racontées dans les livres, mais même représentées sur les théâtres ? Il y avait là plus de crimes que de divinités; ils y prenaient plaisir, les dieux, quand ils auraient dû punir leurs adorateurs de supporter ces spectacles immondes. Mais, dit-on, ce ne sont pas des dieux, ceux que représentent ces menteuses fictions. Qui sont-ils donc ces dieux qu'on apaise par de telles turpitudes? Parce que le christianisme a fait connaître la perversité et la fourberie de ces démons par lesquels la magie trompe l'esprit des hommes, parce qu'il a révélé cela au monde entier, parce qu'il a établi la différence des saints anges et des mauvais esprits, parce qu'il a appris à se défier d'eux et comment il fallait s'en défier, on dit que le christianisme est ennemi de la république ! Comme si , en admettant qu'on pût être heureux sur la terre parles démons, mieux ne vaudrait pas préférer à un tel bonheur la condition la plus misérable ! Mais Dieu n'a pas voulu nous laisser des doutes à cet égard; à l'époque de l'ancienne alliance dont les prophétiques ombres annonçaient l'alliance nouvelle, le peuple qui adorait l'unique vrai Dieu et méprisait les fausses divinités, fut comblé des biens humains : ces félicités temporelles accordées à la nation choisie montraient bien que ce ne sont pas les démons qui les dispensent, mais Dieu seul, ce Dieu auquel les anges obéissent et que les démons redoutent.

19. Apulée, pour ne parler que de lui (car, africain comme nous , nous le connaissons mieux), Apulée, dis je, quoique d'une naissance honnête, d'une belle éducation et d'une grande éloquence, ne put jamais, avec toute sa magie, s'élever à la souveraineté ni même à une part quelconque du pouvoir dans la république. Croira-t-on qu'Apulée professait pour les dignités un dédain de philosophe, lui qui, pontife de sa province, attacha tant d'importance à donner des jeux publics et à équiper ceux qui, dans ces jeux, devaient combattre contre les bêtes; lui qui, voulant obtenir une statue dans la ville d'Oéa, d'où sa femme était originaire, attaqua dans un procès les mauvaises dispositions d'un certain nombre de citoyens, et mit tous ses soins à ne pas priver de son plaidoyer la postérité? Ce magicien fut donc tout ce qu'il put en ce qui touche les félicités temporelles; et s'il ne monta pas plus haut, ce ne fut pas faute de bonne volonté. Il s'est du reste très-éloquemment défendu contre ceux qui lui attribuaient le crime de magie. Aussi j'admire que ses panégyristes, publiant je ne sais quels miracles qu'ils lui prêtent, s'efforcent de se porter témoins contre lui. Mais qu'ils voient une fois pour toutes si c'est bien la vérité qu'ils nous disent eux-mêmes, et si Apulée ment dans ses protestations. Que ceux qui s'occupent de magie pour y trouver le bonheur terrestre ou dans un but de coupable curiosité, ou qui, pendant qu'ils s'en tiennent éloignés, parlent avec une admiration dangereuse de la prétendue puissance de cet art, songent à notre David, de pâtre devenu roi, sans le secours de rien de pareil; l'Ecriture ne nous a laissé ignorer ni ses fautes ni ses mérites, pour nous apprendre comment on n'offense pas Dieu et comment on l'apaise après l'avoir offensé.

20. Pour ce qui est de ces miracles qui frappent les hommes de stupeur, on se trompe beaucoup en comparant les magiciens aux saints prophètes dont le souvenir se mêle à l'éclat de si grands prodiges; on se trompe davantage en les comparant au Christ, dont ces prophètes, à côté de qui il n'est pas permis de prononcer le nom des magiciens, ont prédit l'avènement et comme homme né d'une vierge, et comme Dieu inséparable du Père.

Je m'aperçois que j'ai écrit une longue lettre sans cependant avoir dit sur le Christ tout ce qu'il aurait fallu, soit pour convaincre les esprits peu pénétrants qui ne peuvent s'élever jusqu'aux choses divines, soit pour ramener les hommes, même intelligents, que le goût de la dispute et la longue habitude de l'erreur empêchent de comprendre la vérité. Voyez (295) pourtant les difficultés qu'ils pourraient nous opposer encore, et mandez-le moi, afin que je réponde à tout par des lettres ou par des livres avec l'aide de Dieu. Soyez heureux dans le Seigneur par sa grâce et sa miséricorde, excellent et illustre seigneur, très-cher et très-désiré fils!

 

 

 

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