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LETTRE CXLIV. (Année 412)
AUGUSTIN, ÉVÊQUE, A SES HONORABLES ET TRÈS-DIGNES SEIGNEURS, A SES BIEN-AIMÉS ET DÉSIRÉS FRÈRES DE CIRTA DANS TOUS LES DEGRÉS D'HONNEUR.
Les persistants efforts de saint Augustin avaient converti à l'unité catholique la population de Cirta ou Constantine; les principaux de cette ville écrivirent à l'évêque d'Hippone pour le lui annoncer et pour l'engager à les visiter et à jouir sur les lieux de son oeuvre de paix. On va voir avec quel sentiment chrétien saint Augustin leur répond; il ne perd pas cette occasion, de faire toucher du doigt la vérité aux donatistes non encore ramenés à l'unité.
1. Si ce qui nous affligeait tous dans votre ville a disparu, si la force de la vérité a vaincu des coeurs qui lui résistaient malgré ce qu'elle avait de notoire et en quelque sorte de public, si vous jouissez des douceurs de la paix, si (336) l'amour de l'unité ne blesse plus des yeux malades, mais s'il remplit de lumière et de force des yeux désormais guéris, ce n'est point là notre ouvrage, c'est l'ouvrage de Dieu; je ne l'attribuerais pas à des efforts humains, lors même que la conversion de cette grande multitude de chrétiens aurait eu lieu au moment où nous étions auprès de vous et où nous vous exhortions à revenir à la vérité catholique. C'est l'ouvrage de Celui qui, par ses ministres, avertit au dehors avec les signes des choses, et qui, par lui-même, instruit au dedans avec les choses elles-mêmes. Il ne faut pas que nous nous montrions moins pressés d'aller vous visiter, par la raison que le bien accompli en vous ne l'a pas été par nous, mais par Celui qui fait seul des merveilles (1); nous devons au contraire nous hâter bien plus pour aller contempler les oeuvres divines que nos propres oeuvres ; si nous sommes nous-mêmes quelque chose de bon, l'honneur en revient à Dieu et non pas aux hommes; de là ces paroles de l'Apôtre : « Ce n'est pas celui qui plante qui est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui donne l'accroissement (2). » 2. Vous rappelez dans votre lettre, et je me souviens d'avoir lu dans les auteurs profanes, que Xénocrate, parlant des avantages de la tempérance, fit changer tout à coup de vie à Polémon qui, non-seulement était sujet à s'enivrer, mais qui était ivre en ce moment-là. Quoique Polémon, ainsi que vous l'avez si bien compris vous-mêmes, n'ait pas été par là gagné à Dieu, mais seulement délivré d'une tyrannique et basse habitude, c'est à l'oeuvre divine et non pas à une oeuvre humaine que j'attribuerai l'heureux changement opéré en lui. Si le corps, la moins noble portion de nous-mêmes, a des biens, comme la beauté, la force,. la santé; si tous ces avantages viennent de Dieu seul qui a créé la nature et lui donne la perfection, à combien plus forte raison devons-nous penser que personne que Dieu ne peut donner les biens de l'âme ! A quel degré d'orgueil et d'ingratitude ne descendrait pas l'aveuglement humain, s'il croyait que la beauté du corps est l'ouvrage de Dieu et que la chasteté de l'âme est l'ouvrage de l'homme? Il est écrit dans le livre de la sagesse chrétienne : «Je savais que nul ne peut être continent sans un don de Dieu; et il y avait de la sagesse à savoir de qui venait ce don (3). » Si donc Polémon,
1. Ps. LXXI, 18. 2. I Cor. III, 7. 3. Sag. VIII, 21.
passant tout à coup de la débauche à la sobriété, avait su d'où lui venait ce don, de façon à rejeter les superstitions païennes et à pieusement adorer Celui qui lui accordait une telle grâce, il n'aurait pas été seulement continent, mais encore véritablement sage et salutairement religieux; cela lui aurait servi non pas uniquement pour l'honnêteté de la vie présente, mais pour l'immortalité de la vie future. Combien moins dois-je donc m'attribuer votre conversion et celle de votre peuple que vous nous annoncez ! Elle ne s'est faite ni quand je parlais dans votre ville ni même quand je m'y trouvais, mais elle est l'oeuvre de la grâce de Dieu dans les âmes où elle s'est faite véritablement. Reconnaissez-le avant toute chose, pensez-y avec piété et humilité. C'est à Dieu, mes frères, c'est à Dieu qu'il faut rendre grâce; é craignez Dieu de peur que vous ne tombiez ; aimez-le, pour que vous avanciez. 3. Si, parmi vous, il en est encore que l'amour de l'homme tienne secrètement éloignés de l'unité et que la peur de l'homme n'ait ramenés qu'en apparence, que ceux-là sachent bien que la conscience humaine demeure sans voiles devant Dieu, que c'est un témoin qu'ils ne tromperont pas, un juge auquel ils n'échapperont point. Et si la question même de l'unité leur inspire encore des doutes inquiets pour leur salut, qu'ils arrachent à leur propre coeur cet aveu bien légitime : que sur l'Eglise catholique, c'est-à-dire sur l'Eglise répandue par toute la terre, ils croient plutôt les enseignements des divines Ecritures que les outrages des langues humaines. Pour ce qui est du dissentiment survenu entre des hommes (et quels qu'ils soient, ils ne sauraient porter aucune atteinte aux promesses de Dieu qui a annoncé à Abraham que toutes les, nations seraient bénies dans sa race (1), et ceci qui a été cru lorsqu'on l'annonçait est nié lorsqu'on en voit l'accomplissement) ; pour ce qui est, dis-je, d'une affaire particulière entre des hommes, que ces donatistes encore hésitants réfléchissent à ce raisonnement qui me paraît aussi simple qu'invincible : ou l'affaire a été jugée devant un tribunal ecclésiastique d'outre-mer, ou elle ne l'a pas été ; si elle n'a pas été jugée, la société chrétienne des nations d'outre-mer, avec laquelle nous avons la joie de rester en communion est innocente, et c'est par un schisme sacrilège que les donatistes se trouvent séparés
1. Gen. XXVI, 4.
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de ces innocents; s'il y a eu examen et jugement de l'affaire, qui ne comprend, qui ne sent, qui ne voit que les donatistes ont été vaincus dans cette Eglise d'outre-mer avec laquelle ils ne sont plus en communion? Qu'ils choisissent donc ce qu'ils aiment mieux croire, ou la sentence des juges ecclésiastiques, ou les murmures des plaideurs vaincus. Remarquez avec soin et avec toute votre pénétration, qu'il est impossible de rien répondre de raisonnable à ce dilemme si court et si facile à comprendre; et cependant ce malheureux Polémon n'en persiste que davantage dans l'ivresse de sa vieille erreur. Pardonnez à cette lettre plus longue peut-être qu'agréable, utile pourtant, je pense, si elle ne vous flatte pas, ô mes honorables et excellents seigneurs, mes frères bien-aimés et très-désirés ! Quant à mon voyage sur vous, que Dieu remplisse notre désir mutuel. Les paroles ne suffiraient pas pour exprimer avec quelle ardeur nous souhaitons de vous visiter; vous voulez bien le croire, je n'en doute pas.
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