LETTRE CCXXXII
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

QUATRIÈME SÉRIE. LETTRES SANS DATE.

 

LETTRE CCXXXII (1).

 

Dans cette belle et éloquente lettre adressée aux païens de Madaure, saint Augustin ramasse ce qu'il y avait de plus capable de frapper leur esprit : on n'a jamais mieux parlé de l'établissement du christianisme. Il nous semble impossible qu'au temps où nous sommes, un homme du monde qui n'est pas chrétien, lise sans profit ces pages écrites il y a tant de siècles.

 

AUGUSTIN A SES HONORABLES SEIGNEURS ET BIEN AIMÉS FRÈRES LES CITOYENS DE MADRURE, DONT IL A REÇU UNE LETTRE PAR SON FRÈRE FLORENTIN (2).

 

1. Si la lettre que j'ai reçue m'est adressée par les chrétiens catholiques qui se trouvent dans votre ville, je m'étonne qu'elle ne le soit point en leur nom, mais qu'elle le soit au nom de vous tous. Si au contraire c'est vous tous, hommes de la cité, ou presque tous, qui avez bien voulu m'écrire , je suis surpris que vous m'appelliez « votre père, » et qu'en tête de votre lettre vous ayez tracé ces mots : « Salut dans le Seigneur. » Car votre attachement au culte des idoles m'est connu , et c'est pour moi une grande douleur: il est plus aisé de fermer vos temples que de fermer vos coeurs aux idoles, ou plutôt vos idoles sont

 

1. Malgré de savantes investigations, on n'a pu marquer la date des trente-huit lettres qui forment la dernière partie de ce recueil; mais l’incertitude du temps où saint Augustin les a écrites ne leur ôte don de leur valeur et de leur intérêt.

2. Cette lettre, écrite à Saint Augustin au nom de la cité de Madaure, ne nous est point parvenue.

 

bien plus dans vos coeurs que dans vos temples. Songeriez-vous enfin , par une considération prudente, à ce salut dans le Seigneur par lequel vous avez voulu me saluer ? S'il n'en est pas ainsi, comment ai-je blessé, comment ai-je offensé votre bienveillance, pour mériter que vous m'ayiez donné, en commençant votre lettre, un titre qui serait plutôt une raillerie qu'une marque de respect, ô mes honorables seigneurs et bien-aimés frères ?

2. En lisant ces mots : « A notre père Augustin, salut éternel dans le Seigneur, » j'ai tout à coup senti dans mon coeur une grande espérance; je vous croyais convertis au Seigneur et au salut éternel, ou désireux de l'être par mon ministère. Mais en lisant le reste de la lettre, j'ai senti d'autres pensées entrer dans mon coeur. J'ai pourtant demandé au porteur si vous étiez chrétiens ou si vous souhaitiez de l'être. Ayant appris par sa réponse que vous n'étiez pas changés, je me suis affligé de votre persistance à repousser le nom du Christ, à l'empire duquel le monde entier est soumis, vous le voyez; et je me suis affligé aussi que vous l'ayez raillé dans ma personne. Car je ne connais pas d'autre Seigneur que le Christ, en qui vous puissiez appeler un évêque votre « père; » et si un doute était possible à cet égard , il disparaîtrait par ces mots de la fin de votre lettre : « Nous souhaitons que vous jouissiez, en Dieu et en son Christ, d'une longue vie au milieu de votre (74) clergé. » Après avoir tout lu et tout examiné, j'ai dû voir là, et tout homme y verra, un langage sincère ou un mensonge. Si vous pensez ce que vous écrivez, qui donc vous empêche d'arriver à la vérité? Quel ennemi oppose à vos efforts des ronces et des précipices? Enfin, qui ferme à vos désirs l'entrée de l'Eglise, pour que vous n'ayez pas avec nous le salut dans le même Seigneur, par lequel vous me saluez? Mais si vous m'avez écrit de cette manière par un mensonge et une moquerie , pourquoi venir me charger du poids de vos affaires et oser refuser, au nom de Celui par qui je puis quelque chose, le respect qu'il mérite et lui adresser même d'insultantes flatteries?

3. Sachez, mes frères bien-aimés, que je vous dis ceci avec un ineffable tremblement de coeur pour vous; car je sais combien votre situation deviendra plus grave et plus mauvaise auprès de Dieu, si je vous le dis en vain. Tout ce qui s'est passé dans le monde, et que nos pères nous ont transmis; tout ce que nous voyons et nous transmettons à la postérité, en ce qui concerne la recherche et la pratique de la vraie religion; tout cela est renfermé dans les divines Ecritures : tout se passe pour le genre humain comme les Livres saints l'ont prédit. Vous voyez le peuple juif chassé de son pays et dispersé dans presque toutes les contrées de l'univers : l'origine de ce peuple, son accroissement, la perte de sa souveraineté, sa dispersion sur la terre se sont accomplis comme les Ecritures les ont annoncés. Vous voyez que la parole et la loi de Dieu, sorties du milieu des Juifs par le Christ, né miraculeusement parmi eux, sont devenues la foi de toutes les nations; nous lisons la prédiction de toutes ces choses comme nous en voyons l'accomplissement. Vous voyez des portions retranchées du tronc de la société chrétienne, qui se répand dans le monde par les siéges apostoliques et la succession des évêques; nous les appelons des hérésies et des schismes; elles se couvrent du nom chrétien, parce que leur origine fait toute leur gloire; elles se vantent d'être du bois de la vigne, mais c'est du bois coupé. Tout cela a été prévu, écrit et prédit. Vous voyez les temples païens tomber en ruine sans qu'on tes répare, ou bien renversés, ou fermés, ou servant à d'autres usages; les idoles brisées, brûlées, cachées ou détruites. Les puissances de ce monde, qui jadis persécutaient le peuple chrétien à cause de ces idoles, sont vaincues et domptées, non point par la résistance, mais par la mort des chrétiens; ces puissances tournent leurs lois et les coups de leur autorité contre ces mêmes idoles, pour lesquelles auparavant elles égorgeaient les chrétiens : vous voyez les chefs du plus illustre empire, après s'être dépouillés du diadème, s'agenouiller et prier au tombeau du pêcheur Pierre.

4. Les Ecritures divines, qui sont déjà entre les mains de tout le monde, ont depuis très-longtemps prédit toutes ces choses. Leur accomplissement nous donne d'autant plus de joie et fortifie d'autant plus notre foi, que nous les voyons prédites dans nos saints livres avec une autorité plus grande. Lorsque toutes les prophéties s'accomplissent, devons-nous penser, . je vous le demande, devons-nous penser que le jugement de Dieu, qui d'après ces mêmes livres doit séparer les fidèles des infidèles, soit la seule chose qui n'arrivera pas , viendra sûrement comme tout le reste est venu? Pas un homme de notre temps ne pourra, au jour de ce jugement, se justifier de n'avoir pas cru; car le nom du Christ remplit le monde entier l'honnête homme l'invoque comme garantie de l'équité de ses œuvres, le parjure pour couvrir son mensonge; le roi pour gouverner, le soldat pour combattre; le mari pour pro. mettre de se bien conduire, et l'épouse, pour promettre la soumission; le père pour ordonner, et le fils pour obéir; le maître pour commander doucement, et le serviteur pour bien servir; l'humble pour s'exciter à la piété, et l'orgueilleux pour s'exciter à faire, lui aussi, de grandes choses; le riche pour donner, et le pauvre pour recevoir; l'intempérant, autour de la coupe qui lui verse l'ivresse, et le mendiant à la porte; le bon pour garder sa parole, et le méchant pour tromper; le chrétien dans la piété de son culte, le païen dans ses flatteries; tous célèbrent le Christ, et ils rendront compte un jour de la manière dont ils auront invoqué son nom.

5. Il est un Etre invisible, principe, créateur de toutes choses, souverain, éternel, immuable, connu de nul autre que de lui-même. Il y a un Verbe par lequel cette suprême majesté se raconte et s'annonce; il est égal à Celui qui l'engendre et qui se révèle par lui. Il y a une Sainteté qui sanctifie tout ce qui devient saint; elle forme l'union indestructible et indivisible du Verbe immuable par lequel le Principe se révèle, et du Principe lui-même qui se raconte (75) au Verbe son égal. Qui pourrait atteindre, avec le regard de l'esprit, à ce que je viens de m'efforcer inutilement de dire? Qui pourrait pénétrer dans ces profondeurs infinies, arriver ainsi à la béatitude, s'y oublier soi-même dans une sorte de défaillance à force de ravissement. Et se plonger de plus en plus dans ce qui est invisible? Ce serait se revêtir de l'immortalité et obtenir le salut éternel par lequel vous avez bien voulu me saluer. Qui pourrait cela, si ce n'est celui qui, par l'aveu de ses péchés, aurait abattu son orgueil et se serait fait doux et humble pour mériter que Dieu l'instruise ?

6. Donc, comme il faut d'abord descendre de l'orgueil à l'humilité afin de monter ensuite à une grandeur solide, il n'y avait pas de manière plus magnifique et plus douce de nous y convier, pour réprimer notre arrogance non point par la force, mais par la persuasion, que l'exemple de ce Verbe par lequel Dieu le Père se montre aux anges, qui est la vertu et la sagesse de Dieu, qui ne pouvait pas être vu du coeur humain aveuglé par l'amour des choses visibles : ce Verbe a daigné se faire homme et se montrer sous une forme semblable à la nôtre, afin que l'homme craigne bien plus de s'élever par l'orgueil de l'homme que de s'abaisser par l'exemple d'un Dieu. Aussi le Christ prêché dans le monde entier n'est pas le Christ revêtu de la splendeur royale, ni le Christ riche des biens humains, ni le Christ tout éclatant des félicités de ce monde, c'est le Christ crucifié. C'est ce qui a été d'abord le sujet des railleries des superbes et l'est encore des restes de ces orgueilleux du monde; il n'y a eu d'abord qu'un petit nombre de croyants, ce sont les peuples en masse qui maintenant embrassent la foi. Pendant qu'aux premiers jours on prêchait le Christ crucifié, les boiteux marchaient, les muets parlaient, les sourds entendaient, les aveugles, voyaient, les morts ressuscitaient c'était une réponse aux moqueries des peuples, et la foi s'établissait. L'orgueil de la terre s'est enfin aperçu qu'il n'y a rien de plus puissant ici-bas que l'humilité d'un Dieu (1), et dès lors les hommes, soutenus par un exemple divin, ont pu livrer d'utiles combats contre leur orgueil.

7. Réveillez-vous donc, mes frères de Madaure, vous qui avez été aussi mes pères (2); c'est Dieu qui m'offre cette occasion de vous écrire. Avec

 

1. I Cor. I, 23-25.

2. Saint Augustin appelle let citoyens de Madaure ses pères, parce que c'est parmi eux, on le sait, qu'il avait été nourri dans l'étude des lettres.

 

la volonté de Dieu j'ai fait ce que j'ai pu pour l'affaire de mon frère Florentin qui m'a remis votre lettre; mais l'affaire aurait pu aisément s'arranger sans moi. Presque tous les habitants d'Hippone sont de la famille de Florentin; ils le connaissent et le plaignent beaucoup de son veuvage. Mais la lettre que vous m'avez écrite fait que la mienne ne paraît pas trop osée lorsque , profitant de l'occasion que vous me donnez, elle parle du Christ à des idolâtres. Je vous en conjure, si ce n'est pas pour rien que vous avez prononcé son nom dans votre lettre, que ce ne soit pas pour rien que la mienne vous arrive. Si vous avez voulu vous moquer de moi, craignez Celui dont le monde superbe s'est d'abord moqué. Il l'a jugé à sa manière, et, aujourd'hui soumis à son empire, il l'attend pour juge. L'affection de mon coeur pour vous, que j'exprime comme je le puis dans cette page, vous servira de témoin devant le tribunal de Celui qui confirmera ceux qui auront cru en lui, et confondra les incrédules. Que le Dieu unique et véritable vous délivre de toute vanité du siècle et vous convertisse à lui, ô mes bien-aimés frères et honorables seigneurs !

 

 

 

 

 

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