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LETTRE CCXLVII.
Saint Augustin intervient auprès d'un maître impitoyable pour empêcher qu'il exige que des paysans le payent deux fois.
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET FILS ROMULUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
1. La vérité est douce et amère: douce quand elle épargne, amère quand elle veut guérir. Vous l'éprouverez, si vous ne refusez pas de boire ce que je vous présente en ce moment. Plût à Dieu que les injures que vous m'adressez ne vous fissent pas plus de mal qu'à moi ! Et. plût à Dieu que l'iniquité dont vous usez envers des malheureux et des pauvres vous fût aussi nuisible qu'elle l'est à eux-mêmes ! (100) Car, pour eux, ils souffrent pendant un temps; mais voyez, pour vous, quels trésors vous vous préparez au jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses uvres (1) ! Je prie sa miséricorde de vous corriger ici comme il l'entend, plutôt que d'attendre ce jour, où il n'y aura plus de place pour le repentir; je supplie Celui qui vous a donné cette crainte de lui-même, cette crainte qui m'empêche de désespérer de vous, je le supplie de vous ouvrir l'esprit, afin, que vous puissiez voir ce que vous faites, que vous en ayez horreur, et que vous reveniez à de meilleurs sentiments. Cela vous parait peu de chose, presque rien, et c'est pourtant un très-grand mal; quand, votre cupidité une fois domptée, il vous sera permis de le voir, vous arroserez la terre de vos larmes, demandant à Dieu d'avoir pitié de vous. Si c'est moi qui suis injuste, en demandant que de malheureux et de pauvres gens ne payent pas deux fois ce qu'ils doivent, puisqu'ils ont remis à votre intendant ce qu'il exigeait d'eux en votre nom (et l'intendant ne pourrait nier l'avoir reçu) ; si donc, dis-je, c'est moi qui suis injuste, parce que je trouve mauvais qu'on fasse payer deux fois ce que ces malheureux ne peuvent que difficilement payer une seule fois, faites ce que vous voudrez. Si, au contraire, vous reconnaissez que c'est une injustice , faites ce qui convient, faites ce que Dieu ordonne, et ce que je vous demande. 2. C'est moins pour ces malheureux (celui que je crains le sait), c'est pour vous-même que je vous prie « d'avoir pitié de votre âme, selon les paroles de l'Ecriture, en cherchant à plaire à Dieu (2). » Et ce ne sont pas des prières, mais des reproches qu'il faudrait vous adresser, car il est écrit : « Je reprends et je châtie celui que j'aime (3). » Si c'était pour moi cependant que je dusse vous prier, peut-être ne le ferais-je pas; mais parce que c'est pour vous, je vous demande de vous épargner vous-même dans votre colère, de vous fléchir vous-même, afin que celui que vous priez se laisse fléchir. J'ai envoyé vers vous samedi , pendant que vous dîniez encore; je vous demandais de ne pas partir sans m'avoir vu; vous en avez fait la promesse. Vous êtes venu à l'église dimanche, d'après ce qu'on m'a dit; vous avez prié, vous êtes parti et n'avez pas voulu me voir. Que Dieu vous le pardonne. Que vous
1. Rom. II, 5, 6. 2. Ecclés. XXX, 24. 3. Apoc. III, 19.
dirai-je de plus, si ce n'est que Dieu sait combien je le désire ? Mais je sais aussi que si vous ne changez pas, sa justice vous attend. En vous épargnant , vous m'épargnerez moi-même ; car je ne suis pas assez misérable, ni assez éloigné de la charité du Christ, pour ne point sentir dans le cur une blessure profonde, en voyant se conduire de la sorte ceux que j'ai enfantés dans l'Evangile. 3. Vous direz encore : Je ne leur avais pas ordonné de remettre l'argent à Ponticant (1). On vous répondra : Mais vous leur avez ordonné d'obéir à Ponticant ; ils ne pouvaient pas marquer dans quelle mesure ils avaient à lui obéir, surtout lorsqu'il réclamait ce que ces pauvres gens reconnaissaient devoir. Si votre intendant le leur demandait sans votre consentement, vous auriez dû leur adresser une lettre qu'ils auraient mise sous ses yeux; ils lui auraient alors déclaré qu'ils ne le paieraient pas avant d'être informés de vos intentions à cet égard. Si vous leur avez ordonné un jour, de vive voix, de ne rien donner à l'intendant, ils ont pu ne pas s'en souvenir; et vous-même vous pouvez ne pas vous souvenir de l'avoir véritablement ordonné, et ne pas savoir si c'est à eux, ou à d'autres, ou à tous vos paysans; il peut d'autant plus en être ainsi que vous n'avez pas désapprouvé qu'un autre intendant ait reçu, et sans préjudice pour vous, l'argent qui était dû. Je vous dis alors : Mais si celui-ci avait détourné l'argent comme l'autre , aurait-il fallu que ceux qui Point payé payassent une seconde fois ? Et alors vous parûtes. regretter qu'ils eussent acquitté leur dette avec cet intendant; et vous me répétiez que vous n'aviez jamais chargé ni Valère, ni Aginèse de vos intérêts. On en vint tout à coup à parler du vin ; le devoir des paysans était d'avertir qu'il commençait à s'aigrir, et l'on vous dit que Valère était absent : vous oubliâtes alors, je crois, ce que tant de fois vous m'aviez fait entendre, et vous dites qu'ils auraient dû montrer le vin à Aginèse, et agir d'après ses ordres. Je vous fis observer que vous n'aviez pas coutume de charger de vos intérêts ni Valère, ni Aginèse, et vous me répondites : « Mais Aginèse avait une lettre de moi : » comme si votre habitude eût été d'écrire , pour que vos paysans fussent certains de la vérité des ordres transmis en votre non. Quand ils voient des personnes ainsi occupées de vos
1. C'était probablement le nom de l'intendant de ce maître injuste.
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affaires, ils ne peuvent pas imaginer qu'elles oseraient prescrire quoi que ce soit, si vous ne leur cri aviez donné le pouvoir. Au milieu de ces incertitudes ou ne voit donc pas ce due vous ordonnez, ils ne peuvent rien savoir de certain s'il n'ont pas vos lettres à montrer à tous, et s'ils n'obéissent pas à des lettres de vous qui leur seront présentées lorsqu'il s'agira de leur faire payer quelque chose. 4. Mais à quoi bon de longs discours, pourquoi vous importuner dans vos affaires et exciter en vous, par trop de paroles, une irritation qui peut retomber sur de pauvres gens? Ce qu'ils souffrent de votre colère en vue de votre salut, pour lequel je vous dis tant de choses, leur sera compté comme un mérite devant Dieu. Je ne veux rien ajouter, de peur qu'au lieu de voir dans mon langage l'expression des inquiétudes que m'inspire pour vous votre injustice, vous n'y croyiez reconnaître . une imprécation. Craignez Dieu, si vous ne voulez pas qu'une surprise terrible ne vous soit réservée; je le prends à témoin sur mon âme, qu'en vous écrivant ceci , je tremble bien plus pour vous-même que pour ceux en faveur de qui j'ai l'air d'intercéder auprès de vous. Si vous me croyez, grâces en soient rendues à Dieu; si vous ne me croyez pas, je me consolerai avec ces paroles du Seigneur : « Dites : Paix à cette maison ; et si vous y trouvez quelque enfant de la paix , votre paix reposera sur lui; sinon, elle reviendra sur vous (1). » Que la miséricorde de Dieu vous garde, mon cher seigneur et fils.
1. Ci-dessus, let. 238.
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