I - CHAPITRE III
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CHAPITRE III : LES PREMIÈRES PANIQUES (1632)

 

I.- Au tocsin de Séville fait écho, de ce côté-ci des Pyrénées, mais un écho tintamarresque, le livre du P. Archange Ripault, gardien des capucins de la rue Saint-Jacques, publié en 1632 - donc neuf ans après l'Édit de 1623 - et qui a pour titre : Abomination des abominations des fausses dévotions de ce temps. Deux volumes. Le monde est petit. Nous avons déjà rencontré, au début de nos recherches, dans un roman do Camus - la Pieuse Julie, où presque tout, sauf les noms est de l'histoire - le propre frère du P. Archange, le baron Piralte (Ripault = Piralte), un très honnête homme, certes, mais qui serait mort fou tout à fait, si des voisins de campagne ne l'avaient assassiné à temps (1). D'où je n'entends pas conclure que le P. Archange eût lui aussi le cerveau fêlé. Seulement un peu agité. Comme beaucoup d'autres à cette époque, l'Édit de Séville, qu'il savait par coeur et qu'il ruminait sans relâche, le remplissait d'épouvante. Il l'avait lu d'abord et in extenso dans le Mercure de 1624, puis résumé en traits de feu par Gaspard dans l'Histoire de notre temps et par le jésuite Gautier dans sa Chronologie : histoire de l'Église, qui se trouvait alors dans toutes les bibliothèques. Il renvoie lui-même expressément à ces trois sources documentaires, l'Édit de Séville lui ayant donné, pense-t-il, la clef des graves désordres qu'il voit se multiplier dans sot, propre pays. Archange, en effet, bien que plus exalté qu'on ne voudrait, n'est pas un simple visionnaire. Des faits réels que sa propre expérience de

 

(1) Cf. L’Humanisme dévot, p. 376, sq.

 

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confesseur l'a mis à même de connaître, ou que lui ont rapportés des témoins qu'il croit sérieux peuvent justifier en gros ses alarmes. Mais, sans qu'il s'en doute, une contamination perpétuelle le pousse à identifier les abominations de chez nous avec celles d'Espagne ; ici et là, un seul et même complot contre la foi et les moeurs, la même doctrine infâme, les mêmes pratiques.

 

II. -Puisqu'il se décide à entrer dans la mêlée, il fera d'une pierre trois coups, exterminant tour à tour trois catégories d'abominables : dans son premier volume - dont il ne conseille la lecture qu'aux prêtres - les Illuminés proprement dits et les Adamites ; dans le second, ce qu'il appelle les « Spirituels à la mode », autrement dit les faux dévots. Saluons d'abord ce dernier groupe : il n'est pas sans intérêt de le voir au pilori quelque trente ans avant le Tartufe. Déjà le grand vers alexandrin est de la fête. Colletet – le Colletet de la jolie chanson de La Fontaine : les Oracles ont cessé...-ayant pondu, pour la circonstance un sonnet liminaire de haut goût :

 

Nouveaux réformateurs de la dévotion,

Si votre humilité ne se pait que de gloire,

Si vos fronts pâlissants couvrent une âme noire,

Si toute votre vie est une fiction ;

 

Si votre piété crève d'ambition,

Si vaincus, de vos sens vous chantez la victoire,

Si vous parlez du ciel et de Dieu sans y croire,

Comment peut-on louer votre direction?

 

Ces adoucissements de voix entrecoupées,

De soupirs suspendus, de plaintes échappées,

Ces élans, ces langueurs ne servent plus de rien;

 

Voici ce qui confond l'orgueil qui vous enivre ;

Vantez-vous désormais d'être cause d'un bien :

Puisque votre péché produit un si beau livre (1).

 

(1) En tête du premier volume, il y a aussi un sonnet, mais anonyme, qui vise plus directement l'illuminisme, et qui pourrait bien être de la même main. C'est comme un premier brouillon des dialogues de La Bruyère e t du poème de Fléchier sur le quiétisme.

 

Souhaiter l'union de la divine essence,

Le doux ravissement des esprits glorieux,

S'assurer sans souffrir de la porte des cieux,

Jésus l'ayant ouverte avec tant de souffrance ;

 

Penser que l'on se vêt de l'habit d'innocence

Et fournir à ses sens plus d'objets spécieux

Que le traître serpent n'en découvrit aux yeux

De nos premiers parents pour tomber dans l'offense;

 

N'user de l'intellect et de la volonté,

Se voir dans l'oraison en extase porté

Et tout rempli de Dieu dans le fond d'un nuage;

 

J'ai crainte que le Verbe avec le Saint-Esprit,

Ne trouvant sur ces coeurs les traits de leur image

Qu'un démon n'en soit père et non pas Jésus-Christ.

 

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Il n'est que trop vrai : « La véritable dévotion n'a jamais été si profanée qu'en ce temps, où quantité de personnes font mine et parade de dévotion, qui, en effet, mènent une vie toute contraire (1). » Je vous fais grâce du développement.

C'est là un lieu commun, périodiquement repris par d'innombrables rhéteurs, et de nul intérêt pour l'historien. Je cueille quelques traits plus amusants.

 

Vous saurez que, comme il y a à Paris le Cours des Dames, qui est une petite promenade gentille hors les portes, où roulent les carosses dorés en quantité qui font nager l'or dans la fange, aussi y a-t-il un Cours de dévotes à la mode, d'un bel éclat de piété, remontées qu'elles sont de dévotions apparentes qui scandalisent la vraie spiritualité par l'impiété de leur hypocrisie.

 

Vanité : désir d'être vues et estimées; sensualité ; « dessein de donner de l'amour et d'en recevoir ».

 

Si vous me demandez quels sont ces signais d'impureté, je réponds que ce sont plusieurs noeuds de rubans de soie, dans la couleur dont ils conviennent, qui ont chacun leur nom, leur lieu et leur signification. L'un s'appelle le Mignon et se place sur le coeur; l'autre, au-dessous, proche le Mignon, et se nomme le Favori ; le troisième sur le haut de la tête et se dit le Galand;

 

(1) Abomination... II, pp. 3o1-3o3.

 

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avec le petit dizain de perles, de nusc ou de diamants sur le sein, et c'est l'Assassin des Dames, dont elles se parent et se vantent, disant : C'est là mon Assassin... Sans oublier le noeud pendant en l'éventail, qu'on nomme le Badin, et le petit livret de prière, le Bijou, et je me suis laissé dire qu'il y en a qui, pour toute dévotion n'ont dedans que des figures et des discours déshonnêtes... Elles ont des cheveux sur le front à double étage, dont je tais le nom par modestie, comme aussi celui du peigne qui les dresse..., qui sont horribles. Les cheveux frisés sur leurs tempes ont nom les Cavaliers... Les moustaches pendantes et les cheveux bavolant le long du visage s'appellent les Garçons. Les mouches sur le visage, sur le sein, et même sur la mamelle aux plus libertines, portent parfois le nom d'Assassins, quand elles sont plus grandes que les autres, en forme longue comme pour couvrir une plaie. Mais particulièrement sur le visage des hommes auxquelles ils donnent le nom d'Assassins et mettent le Galand à la moustache (1)...

 

On pensera peut-être que je perds mon temps à copier cette page de la Mode illustrée, comme le P. Archange a perdu son temps à l'écrire. Détrompez-vous, car elle a son prix. A elle seule elle prouverait d'abord que nous avons affaire ici à un dialecticien plus que débile. Y a-t-il là un seul trait qui soit propre aux fausses dévotes du temps de Louis XIII ? Non, manifestement. Ce ne sont pas ces dames qui font la mode; leur unique tort serait de la suivre. Et puis, les directeurs qu'il flagelle dans ses livres, comme il les aurait soupçonnés de délectation morose s'il les avait vus s'intéresser avec tant de minutie à ces « signais d'impureté! » Je suis bien sûr qu'il est plus blanc que l'hermine, mais il a des parties de niais. Ce n'est rien encore. Ces frivoles précisions, pense-t-on que notre capucin les ait puisées dans saint Bonaventure ? Non encore. Une de ses filles spirituelles les lui a dictées une à une, soit au confessionnal, soit au parloir. Initiation compliquée, et qui aura pris plusieurs séances. Songez aussi que cette fille s'appelle légion. Elle, ou ses cousines, elles jouent un rôle de premier plan,

 

(1) Ib., pp. 785-791.

 

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souvent même le grand rôle - Deus ex machina - dans l'histoire du quiétisme français, pour ne pas parler des autres Cherchez la dévote ; elle est toujours là qui mène le jeu. Prudentes limaces qu'on peut suivre au ruban de leur écume. La page que nous venons de lire en est toute mouillée, et, particulièrement, le passage sur les livrets de prières suspendus à l'éventail de ces dames. « Je me suis laissé dire » - et par qui donc, mon révérend? - « qu'il y en a qui n'ont dedans que des figures... déshonnêtes ». Cela est signé. Non que je conteste l'exactitude de ce potin. Ces femmes-là ont de très bons yeux, qui, d'ailleurs, ne voient jamais que le pire. Mais à qui fera-t-on croire qu'une telle « abomination » fût alors commune et qu'il y eût urgence à la dénoncer (1) ? Au lieu de tant se fatiguer à dépister les fausses dévotes, le P. Archange n'aurait eu qu'à prendre la plus dangereuse de toutes, celle-là même qui le documentait, verte de haine, entre deux extases.

 

Nos dévots à la mode, écrit-il plus loin, passent bientôt des jugements téméraires aux médisances atroces; car il n'y a point de personne plus sujette à condamner les actions des autres... Ils se persuadent que l'estime que l'on fait de la vertu des autres dérobe quelque chose du lustre de la leur... C'est aussi ce qui délie leurs langues serpentines, pour, en piquant, couler le venin de leurs passions enragées, et envies diaboliques, pour empoisonner toutes les actions des autres, les noircir et rendre criminelles... Ils tordent les actions bonnes des autres en des interprétations sinistres, et publient l'imperfection de quelques autres, ou bien inventent des calomnies pour amoindrir ou dénigrer leurs oeuvres les plus saines (2).

 

(1) Ce renseignement n'est pas néanmoins sans intérêt. La pratique dont parle le P. Archange n'est certainement pas un mythe et il est curieux d'apprendre que le temps de Louis VIII connaissait déjà ces recueils gaillards camouflés en livres de messe. L'écosse puritaine du XVIII° siècle les connaissait aussi. Cf. la description que donne Walter Scott d'un de ces livres : Ce volume était relié en marocain noir et l'extérieur aurait parfaitement convenu à un psautier. Mais quel fut l'étonnement d'Alan, en jetant les yeux sur le titre, d'y lire les mots suivant : Pensées joyeuses...! Et, en tournant rapidement quelques feuillets, il vit que c'était un recueil de contes licencieux..., orné de gravures dignes du texte. » Redgauntlet, ch. XIII.

Ib., pp. 841-842.

 

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Il a tracé là peut-être, bien à son insu, le vrai portrait de son informatrice. Conjecture, certes, mais très plausible. Sur les « abominations » qui affolent le P. Archange, l'ensemble des contemporains garde le silence. Force nous est de crossexaminer impitoyablement les très rares témoins qui nous les ont rapportées.

Il avait sans doute moins besoin de son informatrice pour se renseigner sur ses bêtes noires, les mauvais bergers d'en face, confesseurs et directeurs qu'il stigmatise sans relâche. Mais elle aura bien trouvé le moyen de corser, pour ainsi dire, l'image assez odieuse déjà qu'il se formait d'eux. Leur métier l'exige. Avant de harponner le prêtre naïf qui les gobera éperdument, elles ont espionné, un à un, tous les confessionnaux de l'endroit.

 

Nos directeurs à la mode, qui n'ont que de belles paroles sur les lèvres et point de bous effets..., qui demandent beaucoup plus de perfection des autres que d'eux-mêmes...

 

Ailleurs on nous dira qu'ils dispensent leurs disciples de tout effort vers la perfection ;

 

qui font des torticolis, qui n'ont rien de droit en leurs âmes, en leurs intentions et en leurs oeuvres : qui font mine d'être chastes, et Dieu sait ce qui en est, et quelques autres avec eux.

 

Même signature que tantôt :

 

qui sont de vraies harpies, ravissant la substance des filles et des femmes, mais principalement des veuves dévotieuses qu'ils charment par leurs hypocrisies et dévotions artificielles...; pires que les pharisiens par leur superbe et singeries dévotes (1).

 

Tartufe déjà, et qui plus est, prêtre. En 1632, Molière n'avait que dix ans. Eh! ne vous plaît-il pas qu'avant d'amuser le théâtre et d'enfler les pamphlets anti-religieux, le personnage ait été cliché par des hommes d'Église? Au demeurant,

 

(1) Ib., pp. 375-375.

 

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cliché est le mot. Car c'est encore là, comme la diatribe contre les dévotes, un de ces lieux communs que la rhétorique sacrée se transmet de génération en génération, et où l'histoire cherche en vain le seul gibier qui l'intéresse, des faits et des chiffres. Combien de ces mauvais prêtres le P. Archange a-t-il connus dans le Paris de 1632, et combien dans les provinces? Lorsqu'il déclame de la sorte, peut-être n'a-t-il en vue, revêtus de chair et d'os, affublés d'un état-civil, qu'une vingtaine de malheureux : plusieurs de ceux-ci, la plupart peut-être, sont-ils innocents. Archange affirme bien qu'il pourrait apporter « beaucoup d'exemples » - dix seraient déjà beaucoup - mais qu'il les taira « pour n'offenser personne (1)» ; peut-être aussi parce qu'il est moins sûr de son fait qu'il ne parait l'être. Car enfin, il avoue lui-même qu'il n'a souvent d'autres preuves que des inductions manifestement fallacieuses. Pour lui, tant vaut telle pécore, tant vaut son confesseur : « les soupçons que l'on conçoit, écrit-il, contre... l'intégrité » d'une dévote « sont cause que l'on préjuge de l'abus en la vie et doctrine » de qui la dirige (2). Tout prêt d'ailleurs à reconnaître, quand d'aventure il s'arrête de crier, qu'après tout ces écoles de corruption n'ont que peu d'élèves et que « ceux qui usent bien de la dévotion... sont incomparablement plus en nombre que

ceux qui en abusent (3) ». Sauf à constater aussi avec la même assurance, car il ne se pique pas d'être cohérent, que

 

cette mauvaise et contagieuse doctrine commence tellement à se répandre... qu'il est à craindre que, de sa corruption, l'on ne voie bientôt les rues aussi pleines de troupes de ces dévotes que l'air en été d'escadrons de mouches (4).

 

Franchement, tout ceci vous semble-t-il bien sérieux? Je n'ai pas du reste à juger l'étrange étourderie que trahissent

 

(1) Ib., p. 817.

(2) Ib., p. 8o4.

(3) Ib., p. 817.

(4) Ib., p. 482.

 

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la violence habituelle et la crudité fréquente de ces propos. Livrer au public les hontes du sacerdoce, est-ce là une besogne que le premier agité venu doive entreprendre de gaîté de coeur, et avant de communiquer ses informations aux autorités compétentes (1). Die Ecclesiae lui eut conseillé l'Évangile. Mais, simple historien que nous sommes, nous n'avons ici qu'à peser la valeur d'un témoignage, presque unique, et qu'on aurait pu croire précieux. Jusqu'ici rien que des phrases et combien prévues ! « La piété sert maintenant de couverture à toutes les abominations (2) ». Le trouverons-nous moins décevant dans la chasse que donne son autre volume aux abominations des Adamites et à celles des Illuminés ?

 

III. - Comme leur nom l'indiquerait au besoin, et comme nous l'apprend le savant Dictionnaire des hérésies (Pluquet, Claris), les Adamites sont des « hérétiques qui, dans leurs assemblées (cultuelles) se mettaient nus comme Adam et Eve l'étaient dans l'état d'innocence ». Ils seraient presque aussi anciens que leurs deux patrons. Dès le temps d'Epiphane, qui a pris quelques instantanés de leurs assemblées, ils étaient si connus qu'on ne les connaissait plus. Si bien que ce mauvais sujet de Beausobre veut qu'ils n'aient jamais existé que dans la féconde imagination d'Epiphane. Plus clairvoyant sans doute, le bon Pluquet estime au contraire qu'une telle hérésie ne pouvait guère ne pas naître. Saint Paul ayant loué les Grecs de prier la tête découverte, d'intrépides logiciens en auraient conclu qu'il vaudrait encore mieux pousser jusqu'au bout ce dépouillement.

 

(1) Comme s'il éprouvait enfin le besoin de s'excuser, je me contente, dit-il « de donner cet avis, aux femmes et aux filles que, dès qu'elles s'apercevront que, sous prétexte de dévotion et de confiance spirituelle, on leur tiendra des discours libres avec des privautés indécentes, qu'a cet appeau elles reconnaissent l'oiseleur et le pipeur », p. 817. Elevées chrétiennement, si peu qu'on leur suppose de bon sens, elles n'ont vraiment pas besoin de cet avis. A tant leur faire prévoir le mal, on habitue les consciences - ou légères ou effervescentes - à le voir partout.

 

(2) Ib., p. 663.

 

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D'ailleurs, continue Pluquet, nous apprenant par là qu'on ne doit jamais croire au mal que lorsqu'on ne peut faire autrement, « d'ailleurs c'était ainsi qu'Adam et Eve innocents avaient prié dans le paradis terrestre. On conçoit aisément qu'avec une imagination vive et un esprit faible, on pût faire de la nudité dans la prière un devoir, ou du moins la regarder comme la manière de prier la plus agréable à Dieu »..., encore plus dans les climats froids (1).

 

Nous n'avons pas à débrouiller ici le mystère de leur longue histoire. Un de nos maîtres en ces délicates matières, M. Alphandery, ne croit pas que les Adamites du bas Moyen Age, pas plus du reste que les autres sectes gnostiques de cette époque, « aient fait de la débauche un article de leur liturgie ni de leur éthique. » Soit par exemple, écrit-il, « les Adamites de Bohème (début du XV° siècle) et les Turlupins découverts et brûlés à Paris en 1372. Les uns et les autres avaient enseigné comme nécessaire une sorte de nudité rituelle, qui symbolisait l'état d'innocence où vivaient les sectaires libérés des liens du péché. Mais notre documentation sur ces deux groupes est pour le moins incertaine. Gerson lui-même se montre fort réservé quant aux accusations d'impudeur portées contre les Turlupins, et rien ne prouve que les Adamites n'aient pas été victimes d'une confusion calomnieuse répandue dans le peuple : leur doctrine comportait un système d'émanation, dans lequel figurait un aeon Adam (incarné dans le chef de la secte) ; il se peut que du nom d'Adamites qu'eux-mêmes se donnaient, la foule ait inféré qu'ils reproduisaient entre eux l'état d'ingénuité qui était celui d'Adam au Paradis Terrestre. » Et il ajoute une remarque assez obvie certes, mais que nombre d'historiens prétendus graves ne font jamais : « L'incertitude, les contradictions que révèlent nos documents sur ce groupe de sectes - et les documents du même genre qui

 

(1) Dictionnaire des hérésies (réédition de Migne), Paris, 1847, I, p. 31o-311.

 

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paraîtront plus tard, comme notre Édit de Séville –tiennent souvent au fait que les interrogatoires d'Inquisition s'adressaient fréquemment à des sujets peu qualifiés pour exposer la doctrine de leur secte (1). »

 

S'il faut en croire le P. Archange, la France de Louis XIII aurait eu ses Adamites comme celle de Charles VI. Mais chemin faisant, ils se seraient délestés de leurs aeons, sans rien, d'ailleurs abandonner de leurs abominations traditionnelles. Il nous donne sur eux des détails horrifiants et qu'il sait, nous assure-t-il,

 

de certaine science, et par mes propres expériences, ayant autrefois donné la chasse à telle sorte de gens, écouté plusieurs de cette cabale, éventé leurs mines et dissipé une bonne partie de ces nuages.

 

En aurait-il fait brûler quelques-uns? Dans les documents qui nous restent, nulle trace de cette croisade, à laquelle on dirait que le P. Archange a renoncé bientôt, soit que d'autres soucis l'aient absorbé, soit que les autorités ne l'aient que mollement secondé. En 1632, tout serait à recommencer:

 

Si j'avais plus de loisir, je ne voudrais sortir de Paris pour découvrir plusieurs de cette secte. En effet, depuis peu, il s'adressa encore à nous une jeune damoiselle mariée, qui nous assura que cette vie est toute commune à Paris et que ses pratiques y sont fort fréquentes, qui répandent leur venin en beaucoup de lieux, de provinces et de royaumes,

 

et, sans doute, de continents. Ceci me rappelle une curieuse expérience, toute voisine de celle-ci, et qui, voici bien longtemps, m'ouvrit de fâcheuses perspectives sur la valeur historique du témoignage. Le beau collège où j'enseignais alors les Belles-Lettres, se trouve dans la banlieue de

 

(1) Paul Alphandery, Le Gnosticisme dans les sectes médéviales latines parmi les mémoires du Congrès d'histoire du Christianisme, III, p. 68, seq. Paris, 1928.

 

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Villefranche-sur-Saône, ville ouvrière et où il poussait moins de lys que d'églantines. C'était le jour de la fête de Jeanne d'Arc, une des premières manifestations de ce genre au moins dans cette région. Nous pensions tous que la fête aurait peu d'éclat. Cependant aux premières heures de l'après-midi, comme nous devisions dans la salle commune, entre en coup de vent et ne se tenant pas de joie, un des Pères de la maison, excellent homme, bien incapable du plus léger mensonge. Il venait d'arpenter d'un bout à l'autre l'interminable grande rue de Villefranche et, sauf une dizaine, il avait vu toutes les fenêtres copieusement pavoisées. Dix minutes après, nous étions là nous aussi pressés de constater ce miracle. Hélas ! plus un seul drapeau, ou si peu que rien. Y avait-il, sous Louis XIII, beaucoup plus d'Adamites dans Paris, dans les provinces et dans les autres royaumes ?

 

Et encore depuis peu de temps, reprend le P. Archange, j'eus un pourparler avec une jeune damoiselle des plus modestes et des plus spirituelles en apparence, qui disputa fort et ferme contre moi, soutenant hardiment et sans rougir, tant elle était éhontée et bien instruite en cette école ! qu'il n'y avait point de mal en toutes ces choses-là; m'alléguant que toute notre perfection était de retourner dans l'état de notre création et que nous ne pouvions nous rendre plus parfaits que Dieu nous avait faits. Qu'il nous avait formés rudes, sans honte et qu'en cela consistait notre innocence première (1).

 

On dirait qu'il n'a mis à la question que des filles d'Eve. Les fils d'Adam qui se rappelaient le bûcher des Turlupins, étaient peut-être plus discrets. Peut-être aussi moins malicieux ou plus pitoyables. Gardien des capucins de la rue Saint-Jacques, ce grand chasseur d'Adamites n'aurait-il pas fait la joie du quartier latin? Quelques jeunes parisiennes, harcelées, d'ailleurs, par ses interrogations, ne se seraient-elles pas amusées à le faire monter à l'échelle, si j'ose

 

(1) Ib., pp. 228-229.

 

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ainsi m'exprimer, lui confessant mille abominations dont l'idée, sans lui, ne leur serait jamais venue? Je ne prétends naturellement pas que tout soit mystification dans cette aventure. Mais comment dégager les parcelles d'histoire vraie qui, sans justifier, semble-t-il, de si chaudes alarmes, les auraient amorcées dans cette cervelle dont nous connaissons la température inquiétante? Je sais bien que la folie humaine est insondable, mais la crédulité l'est à peine moins. Attendons pour croire le pire ou l'absurde qu'ils nous soient affirmés par de sûrs témoins (1).

IV. - C'est aux Illuminés qu'il en veut surtout. C'est pour mieux leur « donner la chasse » qu'il s'est désintéressé bientôt de ses premières bêtes noires, les Adamites, qu'il laissera désormais grelotter dans leurs Assemblées. Aquila non tapit muscas. Exterminer un nouveau fléau, plus abominable que l'autre, est devenu l'idée fixe du P. Archange, depuis le jour, me semble-t-il, où, grâce aux 76 articles de Séville, le signalement de l'Illuminé type s'est cristallisé dans son esprit. Non qu'il poursuive de purs fantômes : les Illuminés français de son livre sont des personnages très réels - d'ailleurs en petit nombre, si je ne me trompe. Il pourrait ,les nommer, et nous-même bientôt nous les identifierons sans trop de peine. Mais ces abominables, tout proche desquels il avait vécu et dont il avait flairé d'abord

 

(1) Un curieux détail, que le P. Archange n'a certainement pas inventé, nous, ferait prendre sur le vif la modernisation, si l'on peut dire, de ces Adamites. Les dames de la secte auraient fait consister la perfection « à se dépouiller... pour imiter Jésus-Christ nid à la colonne », p. 249. Celles-ci ne se réclamaient donc plus, ou du moins plus uniquement, de leur premier père. Il y aurait là un exemple intéressant de contamination. Il se pourrait aussi que la secte - si elle a existé - ait subi l'influence des mystiques modernes, s'appropriant, par exemple, et tournant à leur folie mère, l'exhortation, alors si fréquente, au dépouillement total, à la nudité spirituelle. A l'origine ou de tel désordre, ou de telle calomnie, il y a souvent un calembour. C'est ainsi qu'on accuse parfois les mystiques d'être iconolastes, pour la belle raison qu'ils goûtent peu le recours aux « imagés » dans la prière. La secte quelle qu'ait été sous Louis XIII, gardait-elle le nom d'Adamites, l’arborait-elle volontiers ; ou bien l'aurait-elle reçu de ses adversaires avec la généalogie infamante qui découlait de ce nom? Aux savants de répondre.

 

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la malice, l'Édit de Séville lés luis expliqués et définis à lui-même, lui en a donné le signalement aussi copieux que limpide, lui a permis de plaquer sur leur dos une étiquette flamboyante qui les désigne à l'horreur du peuple chrétien et aux vengeances de l'Église. Non pas davantage que le P. Archange ne fasse aucune différence entre ceux de Séville et ceux de Paris. Ils continuent, certes, à distiller le

même venin, mais non sans l'avoir raffiné, en quelque sorte, au contact des mystiques plus subtils qu'ils ont rencontrés dans leur exode de Séville aux Pays-Bas et des

Pays-Bas en France. Le bagage, assez lourd déjà quand ils passaient la frontière, s'est enrichi. A leur doctrine foncière ne varietur ils ont amalgamé, sinon des dogmes

nouveaux, du moins certaines interprétations moins grossières en apparence, des anciens dogmes. Ils se sont approprié avec plus de finesse « Taulère, un de leurs docteurs » principaux (1). Au reste, les moeurs plus avancées de chez nous et plus prudes, la vigilance plus attentive qu'y exercent fraternellement la police de l'État et celle de l'Église, les ont obligés à étoffer davantage le velours de leur masque, à surveiller leurs discours de plus près, à pateliner avec plus d'onction.

Aussi retrouvons-nous un à un dans le réquisitoire du P. Archange tous les articles de Séville, mais aggravés un à un par de vives additions qui en généralisent ou en maximent la portée, et qui en décuplent l'infamie.

 

Qu'ils ne doivent obéir à aucun prélat... au préjudice de la contemplation. Que les parfaits n'ont besoin de faire aucunes oeuvres vertueuses... (Qu'ils) ne sont obligés d'ouïr la messe... Qu'il ne fallait point méditer la Passion de Jésus-Christ (ni même) penser à sa sainte Humanité... Condamnent les abstinences, les jeûnes, les pèlerinages, les voeux, la clôture des religieuses et autres macérations de la chair, comme aussi toutes les disciplines ecclésiastiques et régulières, et tiennent que la seule foi est suffisante à salut... Ils tiennent que les sacrements ne sont pas

 

(1) Ib., p. 198.

 

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nécessaires... Ne font aucune conscience de mourir sans confession(1).

La méthode est transparente, d'ailleurs, parfaitement légitime, une fois admis les deux postulats fondamentaux du P. Archange, à savoir que Paris ressemble à Séville comme la fille à la mère, et que la fille a beaucoup ajouté aux abominations de la mère. Si l'on compare attentivement les deux syllabus, celui de Séville, et celui qu'a dressé le P. Archange, on ne peut qu'admirer l'habileté, inconsciente, j'en suis persuadé, mais d'autant plus redoutable, des perpétuels coups de pouce par où le second pousse au paroxysme les accusations du premier. J'en veux citer un exemple, assez insignifiant ou inoffensif, mais particulièrement limpide

 

           

 

SÉVILLE

 

Qu'au temps qu'on élève le Sanctissime Sacrement, par coutume et cérémonie nécessaire, on doit fermer les yeux (12)

PARIS

 

Pour le regard du très auguste sacrement de l'Autel, ils enseignent de le cacher quand on le lève à la messe, de peur de le regarder.

 

 

Il est fort peu vraisemblable que les Illuminés de France, qu'on nous dit si précautionnés, aient commis l'imprudence de désobéir, et d'une manière aussi éclatante, à la rubrique de l'Élévation. Ici, comme toujours, Archange n'aura fait que leur attribuer, mais tirée à un sens plus scandaleux, la proposition de l'Édit. L'obscurité, l'incohérence même de la formule parisienne, indiqueraient aussi que le P. Archange se réfère au texte espagnol, qu'il a d'ailleurs mal compris. Ou bien sa plume l'aura trahi. Elle voulait dire, non pas que le prêtre cache l'hostie en l'élevant - ce qui n'est pas le plus sûr moyen de la cacher - mais qu'au lieu de l'élever, il la cache.

J'ose à peine rapporter - mais il le faut bien - un autre exemple de ces déformations, tranchons le mot de ces

 

(1) Ib., pp. 86-89; 176, seq.

 

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falsifications enragées, et qu'il faudrait appeler diaboliques, si le P. Archange n'avait pas des parties d'hurluberlu. Ils ne se servent des sacrements, affirme-t-il,

 

que par bienséance et particulièrement de la confession que pour savoir les ordures les plus secrètes et les plus sales, tant ils sont spirituels en chair.

Cet arrière-désir indécent, qui donc a pu le révéler au P. Archange? Pense-t-on que, même à leurs plus intimes, ces prêtres aient risqué de pareilles confidences ? Notez bien qu'il ne s'agit pas simplement ici d'un ou deux cas de délectation morose, comme il peut s'en produire dans les milieux les plus orthodoxes, mais d'une attitude qui serait commune à tout ce clergé sectaire, et qu'ils n'essaieraient même pas de cacher. Reportez-vous donc à l'Édit de Séville, et vous comprendrez aussitôt comment a pu se former, dans l'esprit du P. Archange, cette calomnie encore plus absurde que venimeuse.

 

29. Et quand ils confessent, ils demandent avec un grand soin (aux pénitentes) si elles ont été sollicitées en leurs confessions... et celles esquelles ils trouvent quelque chose de cela, ils ne les veulent absoudre jusqu'à ce qu'elles aient déclaré devant quelques confesseurs, nommés pour cette fin,

 

le nom de ces mauvais prêtres. Quels, que soient les motifs qu'a eus l'Inquisition espagnole de réprouver cette proposition, la parenté entre les deux textes éclate assez, et plus encore la violence qu'il a fallu faire subir au plus ancien des deux pour en tirer le second (1). Soit deux

 

(1) Dans cette proposition - mal traduite peut-être - et aux incises multiples, quelle est précisément l'erreur qu'ont voulu condamner les Inquisiteurs de Séville? Je n'en sais trop rien. Mais plus vraisemblablement l'obligation imposée au pénitent de livrer le nom du confesseur coupable ; ils s'intéressent ici uniquement, me semble-t-il, à la technique de la discipline pénitentielle, laissant, comme ils le doivent, au jugement de Dieu, les dispositions secrètes où peut se trouver le ministre du Sacrement. Leur en prêter de malsaines serait un jugement téméraire qu'il ne parait pas que l'Inquisition se soit permis.

 

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calomnies enchevêtrées l'une dans l'autre ; imputer aux Illuminés de France toutes les abominations des Espagnols; imputer aux Espagnols eux-mêmes des abominations dont l'Édit de Séville ne les charge point, et dont rien ne prouve que leur intime conscience ait été souillée.

Pour lui d'ailleurs, plus sévère en cela encore et plus affirmatif que l'Inquisition espagnole, toute l'idéologie, soi-disant mystique, des chefs français de la secte est, si l'on peut dire, en fonction et au service de leurs débauches : « Le refrain de la ballade (est) qu'en faisant des actes déshonnêtes avec... il n'y a point de péché, mais plutôt vertu et piété (1) ». Et encore :

 

Voici enfin le centre où aboutissent toutes les lignes de nos pauvres illuminés, qui toutes tendent là, comme à la fin dernière de tous leurs dogmes et pratiques, en suite de quoi ils donnent plénière indulgence à faire toutes sortes d'...ordures,

 

qu'ils disent « licites, pourvu qu'elles se fassent en charité avec Dieu (2) ». On pense bien qu'ils

 

ne s'ouvrent de ces choses à ceux qui ne sont de leur secte..., voire même devant les leurs qui ne font que de commencer..., auxquels ils se montrent fort mortifiés et austères..., avec des discours ravissants (3).

 

Mais aux naïfs qu'ont enfin éblouis ces dehors de sainteté, ils

 

 

enseignent leur maudite doctrine,., en secret.. avec des serments exécrables et inviolables de plutôt mourir que d'en rien révéler, et de céler aux autres qui ne sont pas de leur cabale... Envoient des hommes, et des femmes missionnaires pour étendre leur secte, en toutes les provinces de France, comme d'Anjou, de Beauce, de Normandie et de Picardie et d'Ile-de-France, jusque même dans les Pays-Bas..., et ce nonobstant les défenses expresses,

 

(1) Ib., pp. 87-88.

(2) Ib., p. 214.

(3) Ib., pp. 222-223.

 

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à peine de la hart qui en ont été faites par les Magistrats, lesquels en ont fait châtier quelques-uns exemplairement; et toutefois ne laissent de continuer secrètement avec des intelligences et des correspondances merveilleuses (1).

 

Enfin, enfin ! Des nuages de l'abstrait, nous voici ramenés, espérons-le du moins, sur la terre ferme. Laissant l'illuminé ou le quiétiste en soi, coupable par définition de toutes les infamies qu'on vient de dire, et qui répond naturellement de point en point au signalement que, bien avant l'Édit de Séville on donnait déjà de lui, on nous fait entrevoir des êtres de chair et d'os, « qui font des conventicules », que la justice du roi menace de la hart, et qu'elle châtie exemplairement - sans aller semble-t-il, jusqu'à la hart - quand, par aventure, elle les prend au collet; avec cela si obstinés, si malins, qu'au nez de la police ils continuent comme si de rien n'était, étendant chaque jour leurs infernales propagandes. De tout cela, répète le P. Archange, nous avons « de bonnes preuves ».

 

Pour vous montrer que je ne parle point en l'air, je prends pour garants leurs propres faits et paroles dont sont chargées

 

avec l'Édit de Séville,

 

les informations qui bientôt sortiront au jour (2).

 

A la bonne heure ! Des faits, des propos réels, particuliers, munis de leurs dates, flanqués des circonstances qui nous aident à en saisir le caractère et à en mesurer la portée, dûment contrôlés par une expertise vigilante, enfin consignés en des pièces authentiques, c'est là ce que nous vous demandons, nous qui ne voulons que la lumière et qui enregistrerions ici docilement, impassiblement, pourvu qu'on nous en apporte de « bonnes preuves », les scandales les plus invraisemblables, serait-ce, par impossible, l'inconduite

 

(1) Ib., pp. 172-174.

(2) Ib., p. 172.

 

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de Fénelon. Le malheur est que ces «informations» qu'on nous annonçait comme imminentes en 1632, trois cents ans après nous les attendons encore. Qu'à cela néanmoins ne tienne. Quand il assure solennellement qu'il ne parle pas en l'air, Archange ne bluffe pas, si j'ose ainsi m'exprimer. Halluciné? pas davantage. Ces papiers, il les a vus de ses yeux, caressés de ses mains, promenés dans Paris aux bons endroits, je veux dire chez M. le Cardinal et à la Préfecture de police; bref, il en peut parler avec plus de certitude que personne, puisque c'est lui-même qui les a rassemblés, revisés, codifiés, lui et tels autres capucins de son entourage. Peut-être dorment-ils aujourd'hui encore dans quelque dépôt d'archives, mais ils me sont presque aussi connus que si je les y avais déchiffrés. En tout cas, il faut bien qu'ils aient existé puisqu'ils ont agi, puisque, rien qu'à les voir, la porte de Vincennes s'est refermée sur de nouveaux pensionnaires. Entrons dans cette prison. Ce ne sera pas la seule visite que nous aurons à faire à des hôtelleries de ce genre. Avant de franchir le pont-levis, je dois avertir le lecteur que, dans la reconstitution que je vais tenter, je ne me flatte pas d'arriver à des certitudes, simplement à de très sérieuses probabilités, et d'une cohérence parfaite.

 

V. -Nous partons néanmoins d'une donnée indiscutable, à savoir le ,rôle de premier plan joué par le P. Joseph dans cette aventure. Eclairé, poussé peut-être, si tant est qu'il ait besoin qu'on le pousse, par le P. Archange et d'autres capucins de Paris, de Chartres et de Montdidier, c'est lui qui a tout mené, et comme il sait faire, je veux dire rondement. Aussi bien ses historiens d'aujourd'hui, Fagniez et Dedouvres, s'accordent-ils à le louer d'avoir étouffé la secte naissante. Voici la version officielle. Chassés d'Espagne en 1623, raconte Dedouvres, les Illuminés « se répandirent secrètement en France... Ce monstre de nouveauté fut produit par quelques religieux et religieuses d'un Ordre que la piété et l'austérité rendaient également recommandables ».

 

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Par cette pudique périphrase, il désigne les Capucins. « Cela commença d'abord par deux malheureux moines, qui, lassés de la vie régulière, abandonnèrent leur couvent. Ils avaient vécu quelque temps ensemble, entretenant de secrètes pratiques pour répandre leurs erreurs. Ils apostasièrent enfin et se mirent à dogmatiser, non seulement en secret, mais en public. Ils débitèrent au commencement leur fausse doctrine par des manuscrits qu'ils eurent bientôt la hardiesse de faire imprimer... ; si bien qu'en peu de temps plusieurs se trouvèrent enveloppés dans le même filet, séduits par les faux dehors d'une sublime doctrine. Mais le P. Joseph fut informé de divers endroits de ces nouveautés. Des capucins l'assurèrent que cette herbe envenimée croissait particulièrement à Chartres et en Picardie... Le P. Joseph ayant fait ses diligences pour connaître si Paris en était exempt trouva que deux religieux de son ordre, l'un appelé Rodolphe et l'autre de Troyes, gens d'esprit, très sages en apparence, mais fort hypocrites en effet, abusaient le peuple... Il les fit arrêter par ordre du Roi et conduire pendant la nuit à la Bastille, avec un troisième, natif de Chartres, qui servait à l'impression de leurs livres » Après quoi la France est sauvée, pour un demi-siècle, du péril quiétiste. Quel homme que le P. Joseph !

 

Il parle et dans la poudre il les fait tous rentrer.

 

Hélas ! non pas tous ! A suivre en effet ces vertigineuses péripéties, qui ne s'est aperçu qu'au beau milieu de l'aventure, et la police de Richelieu, et le P. Joseph et Dedouvres lui-même ont laissé fuir les deux chefs de la bande, ces « deux malheureux moines », ces apostats qui avaient déjà ramassé dans leurs filets tant de candides poissons? Il est vrai qu'en leur place on a mis à l'ombre deux capucins de douteuse mine. La belle affaire ! puisque les deux autres,

 

(1) Dedouvres, Le P. Joseph et le quiétisme. Revue des Facultés catholiques d'Angers, février 1894, pp. 33o-334.

 

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bien plus redoutables, courent encore. Rassurez-vous toutefois. Bien que Dedouvres ne s'en doute guère, ils sont pris et de longtemps ils ne quitteront la Bastille. Apprenons-le donc à ce panégyriste étourdi : les deux « moines » de son début, lés deux capucins de son dénouement, cela ne fait pas quatre personnages ; deux seulement dont l'un s'appelle Laurent de Troyes et l'autre Rodolphe de je ne sais plus où. L'identité des deux couples saute aux yeux ; nos documents nous l'imposent. Après quoi, nous ne nous attarderons pas souligner les autres infirmités de la version qu'on vient de lire : la plus grave est qu'elle bouleverse de fond en comble l'ordre chronologique des faits, scandale que Dedouvres nous aurait épargné s'il avait connu notre P. Archange. Celui-ci aidant et le simple bon sens, je vais essayer de dire comment les choses ont dû se passer.

Le premier acte du drame se déroule chez les capucins de la région parisienne, très probablement au couvent de la rue Saint-Jacques. L'action a dû se nouer peu avant ou peu après l'Édit de Séville (1623).

Laissons le P. Rodolphe, simple disciple, lieutenant ou confident, j'imagine, sur lequel nous ne savons rien, et contentons-nous du P. Laurent, à coup sûr bien plus important. On nous l'a dit : c'est un homme d'esprit, et très sage, mais naturellement rien qu'en apparence. En réalité, et puisque le P. Joseph lui tordra le cou au dernier acte, ce ne pouvait être qu'un démon. Je le verrais moins noir, mais enfin je n'ai pas eu, comme Dedouvres, le moyen de le confesser. Beau prédicateur et chose plus grave, directeur des plus à la mode. Son confessionnal ne désemplit pas. A chacun de presser ou de négliger, comme il l'entendra, ces menus indices. Notre imprudent a aussi le tort - je ne cache rien - d'aimer la mystique et de la faire aimer autour de lui. Il en parle trop peut-être, et peut-être sans assez d'exactitude. Quelque rescapé de Séville l'aura-t-il initié comme on l'affirmera plus tard lorsqu'il faudra le montrer infâme? Non, c'est là une pure calomnie, et qui plus est, un enfantillage.

 

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Pour faire connaissance avec la mer, un Breton n'a pas besoin de descendre jusqu'à Marseille. Sa doctrine proprement mystique - nous la connaissons par le P. Archange - Laurent l'avait reçue directement de la grande tradition harphienne qui, grâce à l'enseignement de Canfeld et de quelques autres, comptait alors de nombreux adeptes dans les milieux capucins de France. Qu'il ait mal interprété ces maîtres, c'est fort possible, mais non pas du tout prouvé. Je le soupçonnerais plutôt d'un peu d'outrance dans sa direction. On lui aura reproché, et peut-être fort justement, de faire tourner les têtes, non seulement de ses dévotes, mais encore de quelques jeunes pères qui s'étaient engoués de lui. Bref une agitation que les supérieurs, mieux informés que nous, jugèrent assez grave. Pour en finir, on dut se résigner aux mesures énergiques et donner à Laurent le choix ou de s'amender ou de s'en aller. Il choisit de reprendre sa liberté, et il partit, suivi du P. Rodolphe. La date de leur exode ne m'est pas connue : je la fixerais volontiers aux environs de 163o, peut-être plus tôt.

Annexés au clergé séculier, nos deux prêtres exerceront désormais leur ministère à Chartres d'abord, semble-t-il. puis à Montdidier. On nous disait tantôt qu'ils avaient empoisonné la Beauce et la Picardie. A nos justes délicatesses d'aujourd'hui, le choix de ces résidences successives parait un manque et de tact et de prudence. Chacune de ces deux villes avait, en effet, son couvent de capucins. Chaire contre chaire, confessionnal contre confessionnal. Ce voisinage, qui pouvait avoir l'air d'un défi, n'était pas pour réchauffer le souvenir plus que tiède qu'avaient conservé d'eux leurs anciens confrères, l'exaspérerait plutôt, et d'autant plus que Laurent n'aura sans doute pas essayé de mettre son prestige en veilleuse. A peine installé à Montdidier, il y fait figure de grand directeur, en plein accord, du reste, avec les spirituels éminents, et sans reproche, qui gouvernaient alors l'élite dévote de cette ville : trois ou quatre prêtres et la supérieure des Augustins. Nous retrouverons plus loin

 

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ce petit monde mystique qui sera bientôt persécuté lui aussi par le P. Joseph, et dont tout le crime fut sans doute l'amitié confiante qu'ils avaient témoignée au P. Laurent. Le succès de celui-ci croissant chaque jour, sa morgue peut-être ou son zèle à débiter sous le manteau une méchante doctrine, les capucins de Montdidier qui le guettent depuis le premier jour et qui ne sont pas de force à le bâillonner, alertent leurs confrères de Paris qui dénoncent le suspect au bras demi-séculier, je veux dire au P. Joseph. Les signaux d'alarme, au moins les plus désespérés, ont dû être lancés dans le courant de 1631. Le livre du P. Archange, publié en 1632, et qui sonne le branle-bas contre Laurent, annonce en effet comme prochaines, non pas les « informations » qui sont déjà faites, mais leur suite naturelle, à savoir l'embastillage imminent de nos Illuminés. Tout me fait croire que l'événement aura suivi de près la prophétie et que, dès avant la fin de 1632, Laurent et Rodolphe étaient en prison (1). Encore une fois, je ne les ai pas vus passer dans leur charrette, mais pour l'essentiel et la suite des faits la version que je propose ne saurait s'écarter sensiblement de la vérité. Persuadé comme je le suis, après une critique assez anxieuse des documents, que ce procès est à reviser, assurément je ne me suis pas privé de souligner, au passage, les nombreux indices qui plaident en faveur des accusés, mais je n'ai pas caché davantage les indices de sens contraire. Avec son « monstre de nouveauté », son « mauvais grain », ses « herbes envenimées », ses : apostats » et ses « hypocrites », le panégyriste du P. Joseph vous parait-il moins passionné que moi et plus équitable ?

N'importe quel historien sérieux reconnaîtra, sans hésiter,

 

(1) D'après Lancelot, à qui nous allons revenir, la Bastille les aurait gardés « douze ans ». Comme on leur rendit leur liberté en 1642 à la mort de Richelieu, leur arrestation aurait donc eu lieu en 163o. Non, me semble-t-il, et après tout c'est bien assez de dix ans. - A la Bastille dès 163o, le P. Archange, qui publie son livre en 1632, n'aurait pas manqué de nous le dire. Qui sait même s'il eût publié son livre, les chefs de la secte se trouvant dès lors, et depuis deux ans, dans l'impossibilité de nuire; ne semble-t-il pas vouloir activer et justifier les poursuites?

 

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qu'une révision s'impose. On ne nous apporte pas l'ombre d'une preuve. De toutes les pièces du procès, il ne nous reste que le réquisitoire du P. Archange deux fois suspect et par l'exaltation qu'il respire et par l'intolérable postulat qui en commande toutes les lignes, à savoir la nécessité métaphysique où se trouve l'illuminé parisien, puisqu'il est illuminé, de reproduire, trait par trait, soit dans sa doctrine, soit dans ses moeurs la description de l'illuminé en soi, fixée une fois pour toutes par l'Édit de Séville. On nous répète que leur conduite était exemplaire, que rien ne paraissait des infamies qui fermentaient sous ces beaux dehors; « très sages en apparence », hypocrites fieffés en réalité. L'hypocrisie, suprême ressource du délateur mis au pied du mur. Seductor Ille. Pour moi, je veux bien, mais enfin ni la justice ni l'histoire n'ont à connaître que des « apparences ». On ne peut même pas invoquer l'autorité de la chose jugée, car il est fort probable qu'on s'en est tenu aux premières « informations » et qu'il n'y a pas eu de jugement. Coffrons-les d'abord, nous verrons ensuite, c'était la méthode de Richelieu. En tout cas, il est certain - je vais y venir - qu'on ne les a convaincus de rien de grave. Je ne prétends pas du tout qu'ils soient innocents ; j'affirme seulement qu'on n'a pas démontré qu'ils fussent coupables. Il paraît bien, du reste, que de ce temps-là on ne croyait guère au sérieux de ce procès. « Le capucin - c'est-à-dire le P. Joseph -, écrit Levassor, s'était fait comme inquisiteur général en France, et, sous prétexte de réprimer ceux qui répandaient ou embrassaient de nouvelles doctrines, il se vengeait des gens qu'il n'aimait pas. On dit qu'il fut l'auteur de la découverte de certains illuminés, gens à peu près semblables à ceux qu'on appelle à présent quiétistes. Le P. Joseph enveloppa deux religieux de son Ordre, dont l'un était son propre parent, parmi les illuminés et fit mettre l'un et l'autre à la Bastille. Quelqu'un rapporte que la grande hérésie du parent de Joseph était de lui avoir fait une forte réprimande en plein chapitre sur ce que, non

 

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content de se répandre trop dans le monde, il s'intriguait encore dans les affaires de la cour (1)». Levassor est un partisan et venimeux. Mais peut-être une bribe de vérité se cache-t-elle à l'origine du potin qu'il rapporte. Sans croire chez le P. Joseph à une rancune personnelle ni même mesquine, on peut se demander si le désir de venger les injures de son Ordre n'ajoute rien à la passion plus noble qui l'animerait en la circonstance. Laurent a du reste peur lui un plus honnête homme que Levassor et mieux informé. C'est le grand Arnaud qui parle de lui, à maintes reprises, et toujours pour affirmer, sans la moindre hésitation, l'entière innocence de ce malheureux, enfermé à la Bastille u pour faire plaisir à quelques capucins qui lui en voulaient (1) ».

Mais qu'avons-nous besoin de tant raisonner ? Le dénouement de cette affaire ne suffit-il pas pour montrer avec quel sans-façon on l'a conduite et qu'elle ne fut, en vérité qu'une longue, qu'une . très longue injustice ? « Après avoir été douze ans en prison - non : rien que dix ans, me semble-t-il (1632-1642) -, écrit l'honnête Lancelot, sous prétexte qu'il était hérétique et illuminé... (l')innocence (du P. Laurent de Troyes) fut reconnue et le Roi lui rendit la liberté après la mort du cardinal de Richelieu (2) ». Juridiquement convaincu de fautes graves contre la doctrine ou contre les moeurs, la disparition de Richelieu ne l'eût pas rendu moins dangereux. Mais l'enquête de levée d'écrou n'aura pris à la justice du Roi qu'une dizaine de secondes. Dans le léger dossier de cet innocent on ne trouve qu'une seule pièce et manifestement illusoire : l'Édit de Séville.

 

(1) Oeuvres complètes d'Arnauld, t. XXIX, pp. 196, 199, 399, 310. Pour expliquer cette intervention d'Arnauld, il faut se rappeler que les ennemis de Saint-Cyran avaient imaginé de le mêler à l'aime de l'illuminisme. Encore une calomnie. Notre chemin en est pavé. Saint-Cyran avait rencontré le P. Laurent et l'estimait fort. Voilà tout. Je voudrais savoir exactement où ils se sont rencontrés. C'était, semble-t-on dire, au cours du procès de Vincennes. Mais de Vincennes, où Saint-Cyran est emprisonné, à la Bastille, où était le P. Lassent, les communications n'étaient pas faciles.

(2) Mémoires de Lancelot.

 

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VI. - Je n'ai mis en relief jusqu'ici, dans le récit de cette première campagne contre les quiétistes, que les nombreux traits par où tant d'autres campagnes, plus ou moins prochaines, vont lui ressembler. L'histoire qui manque d'imagination se répète volontiers. Il serait injuste néanmoins de ne pas montrer aussi, à la plus grande gloire du P. Archange et de ses frères, le mérite particulier qui distingue leur polémique de celles, de toutes celles, hélas ! qui la rallumeront périodiquement jusqu'à la fin du XVII° siècle. Si exalté, si téméraire dans ses jugements sur le fond des coeurs, si injuste même que nous paraisse le P. Archange, il y a quelque chose qui le passionne plus encore que le péril quiétiste, et à quoi il ne permet pas qu'on touche : c'est la tradition même des mystiques, et la plus sublime. S'il arrive plus tard à Bossuet de mettre in tuto, comme il dira, les grands contemplatifs modernes, Ruysbroek, Tauler, Harphius, Jean de la Croix, on sent bien à le lire, et sa Correspondance intime nous apprendrait au besoin, que ce n'est là de sa part qu'une précaution stratégique. L'Église décadente du XVIIe siècle s'étant engouée de ces songes creux, il faut bien les disputer à m. de Cambrai, et leur tirer, en passant, quelques révérences ? Ainsi avaient déjà fait le P. Chéron, que nous rencontrerons plus loin, Nicole et d'autres encore. Cette parcimonieuse condescendance eût profondément scandalisé le fougueux Archange, mystique lui-même et rompu de longue date à la subtile psychologie qui devait un jour paraître si biscornue au rationalisme congénital de Nicole et intermittent de M. de Meaux. Je ne relis pas sans un sourire les vieilles notes, par moi griffonnées il y a longtemps, lorsque je dépouillais, à Sainte-Geneviève, l'Abomination des Abominations des fausses dévotions de ce temps. « Surtout, surtout, me criais-je à moi-même, ne pas ranger Ripault (Archange) parmi les anti-mystiques. » Certes, non !

D'après lui, nous l'avons déjà dit, le néo-illuminisme français justifiait, aggravait l'individualisme anarchique et

 

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l'immoralité de l'illuminisme espagnol par une théorie plus explicite, plus technique de l'état passif. A la synthèse chaotique de Séville, ils ajouteraient « l'exclusion de tout acte d'entendement (dans la prière) pour s'y comporter passivement, sans aucune coopération de leur part (1)? » C'est là, j'en suis presque certain, ce qui l'avait d'abord inquiété, et non peut-être sans raison, dans l'enseignement du P. Laurent. Puis, les condamnations de Séville l'ayant aidé à réaliser les conséquences abominables que l'on peut tirer de cette fausse mystique, il s'était peu à peu persuadé que son confrère ne reculait devant aucune de ces conséquences et qu'il accordait cette « indulgence plénière à tout ce que désire le corps sous prétexte d'une parfaite » passivité (2). Il est fort possible, en effet, non pas que le P. Laurent ait tenu école de débauche - puisqu'enfin on ne l'a convaincu d'aucune infamie - mais qu'il ait plus ou moins confondu, dans ses propos, ou semblé confondre quiétude et inertie. Archange débrouille à merveille cette confusion. Dans la prière sublime, écrit-il,

 

l'âme est plus occupée que jamais, mais d'une action si simple, si nue, mais si vive, si coye et si suave qu'il semble qu'elle ne fasse rien (3)... Il semble à l'âme qu'elle est sans penser à Dieu, quoique ce soit tout le contraire, car c'est lorsque sa vue de Dieu est plus vive qu'elle est plus paisible, moins active, moins réflexe.

 

Il ne lésine pas, si j'ose dire, sur « la cessation de tout acte » et même de ceux « qui se font en l'objet de Dieu, parmi le tumulte des fantômes et des discours de l'intellect, qui ne bruissent ni ne raisonnent dans cette vraie oisiveté de l'esprit, qui ne souffre pas même les actes simples de la suprême portion de l'âme » ; ceux, veut-il dire, « qui se font industrieusement avec propre recherche et trop

 

(1) L'Abomination, pp. 7, 86, 89.

(2) Ib., p. 215.

(3) Ib., p. 100.

 

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d'activité... Toutes lesquelles choses vaquent et cessent dans la sainte oisiveté, mais ni ne vaquent ni ne cessent

 

les actes d'une intelligence simple, qui sont plus agis de l'Esprit de Dieu qu'agissants par le propre esprit naturel, les propriétés duquel sont d'être industrieux, sec, laborieux, multipliant, violent, inquiet, impétueux et tumultueux, où le mouvement de l'Esprit est simple, doux, paisible, facile, suave et onctueux.

Partout le silence intérieur et la parfaite oisiveté de l'esprit, consiste en la cessation de toutes ces manières d'agir..., et non absolument en la privation des actes simples d'entendement et de volonté, qui sont d'autant plus vifs qu'ils sont plus épurés de toutes ces imperfections et particulièrement de celles de la multiplicité, pétillement et vivacité de l'esprit; le quittement desquelles manières imparfaites d'agir fait la sainte oisiveté et le parfait silence... qui ne sont point tous deux sans une simple vue et souvenir de Dieu, suivi d'un pur et paisible amour, qui est souvent plus cru que ressenti et aperçu de l'esprit, et parfois plus passif qu'actif, c'est-à-dire plus mu et agi de Dieu qu'agissant par lui et de sa propre industrie (1).

 

Laurent se réclamait sans doute de Tauler et de la « docte ignorance ». Bien entendu pourvu que l'on prenne cette ignorance« pour une non-considération d'aucune perfection particulière et distincte ; d'autant que Dieu est un bien universel, souverain et surexcellent à tous les biens et perfections particulières que nous pouvons concevoir (2) ». II

 

(1) Ib., pp. 134-136. Il revient plus loin et le mieux du monde à ces distinctions essentielles, banales pour nous, certes, mais qu'on n'a jamais pu faire entrer dans la cervelle de Nicole et que Bossuet, poète mystique tour à tour et cartésien, tantôt s'assimile avec une merveilleuse aisance, tantôt déclare de la dernière absurdité : « Il y a deux sortes d'actes d'entendement : les uns directs et les autres réflexes. Les directs sont ceux qui pointent droit sur leur objet, et se brisent là sans retour et sans connaître qu'ils connaissent; où les réflexes se replient sur eux-mêmes, faisant connaître que l'on entend... Que si le réflexe, quoique moins noble, est de l'entendement; à plus forte raison l'acte direct de la connaissance de Dieu... puisqu'il est plus parfait... Le même en est de la volonté qui a son sentiment spirituel parfois si fort absorbé en Dieu par amour qu'on n'y fait point de réflexion. Sentiment qui est d'autant plus épuré qu'il est moins reconnu, et plus excellent qu'il est plus extasié et aliéné de tous ces discernements. De sorte qu'il est (d'autant plus volontaire) qu'il est moins ressenti », pp. 372-373.

(2) Ib., p. 132.

 

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en va de même pour les autres consignes traditionnelles dont se paraient et se couvraient tout ensemble les illuminés, vrais ou prétendus. Au lieu de les discréditer, ces consignes, ou de les tourner comme feront plus tard Nicole et Bossuet, le P. Archange les arbore constamment, les fait sonner avec une conviction intrépide. Parce que certains les comprennent de travers ou les empoisonnent, faut-il que nous abandonnions les maximes inoffensives, toutes bonnes et d'une souveraine justesse que nous a léguées l'expérience des saints. Ainsi pour le dépouillement total que prêchaient les nouveaux mystiques - on se rappelle le manuel anéantissant de Gagliardi - :

 

Leur videment serait bon et purgatif, s'ils ne vidaient que l'imperfection des actions, à savoir leurs propres recherches, propres satisfactions, propres complaisances ou propre attribution, et non les actions d'entendement et de volonté. Ce que la Théologie germanique appelle Egoité, Ipsité, c'est-à-dire, moi, mien, soi, sien, qui sont autant de termes expressifs de cette proche attribution que l'on se donne de ses propres actions, à laquelle il faut mourir, pour vivre du moi de Dieu, lequel croît autant en nous que notre propre moi, ou mien y décroît et y meurt (1). Il faut vuider... la propriété de toutes nos actions (1)...

 

Mme Guyon en demandera-t-elle, le P. Laurent en demandait-il davantage ? Et le P. Archange est-il bien sur que son adversaire ait compris les choses d'une autre façon? Laurent professait-il par exemple qu'il fallait se dépouiller, non pas seulement du moi propriétaire, mais de ce moi plus profond qui seul peut « vivre du moi de Dieu »? « La sainte ignorance », telle qu'il l'entendait, excluait-elle avec le discours l'appréhension indistincte de l'Être divin ? La

 

(1) Il ajoute curieusement : « VU même que Dieu ne s'aime pas soi-même, comme soi, mais entamé ben, tant cette Égoité du appropriation de son acte d'amour est éloignée de Dieu! Tellement que s'il y avait quelque chose de meilleur que Dieu, il l'aimerait et non pas soi. » L'Abomination, pp. 581-582. Je connais plus d'un prétendu quiétiste qui n'eût pas signé ces dernières lignes ou, du moins, à qui aurait déplu cette forme extrême de « suppositions impossibles ».

 

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« sainte oisiveté », était-ce pour lui une inertie totale? Oui, peut-être, mais il est infiniment plus probable que toutes les précisions ou distinctions du P. Archange, le P. Laurent, sans hésiter, les eût faites siennes. De quel droit lui en contester le bénéfice, s'il ne les a pas répudiées en termes exprès? Je veux que ses dévotes, ou dans leurs libres bavardages ou dans les interrogatoires dont on les a fatiguées, aient présenté sa doctrine sous le jour le plus extrême. Pense-t-on qu'aux mêmes questions les dévotes du P. Archange eussent répondu d'une manière beaucoup plus satisfaisante? Quant aux manuscrits ou aux imprimés de ce malheureux, je veux bien encore qu'ils aient paru d'ici de là susceptibles des mauvais sens qu'on leur prête - d'ailleurs pourquoi ne jamais les citer ? Mais je doute fort qu'ils aient exclu, par des affirmations formelles, les sens orthodoxes dont ils étaient également susceptibles? Cet homme qu'on nous dit si intelligent, comment, de gaieté de coeur, eût-il enseigné de telles absurdités ? A quoi bon, du reste? Réflexion qu'on ne fait jamais et qui néanmoins a son poids. Supposez le P. Laurent aussi libidineux qu'on le voudra, quel besoin avait-il, pour innocenter ses débauches, de recourir à une théorie insoutenable de l'état passif? La théorie traditionnelle, si bien définie et limitée par le P. Archange, n'aurait-elle pas rendu exactement les mêmes honteux services. Désireux d'apaiser les derniers scrupules de ses dupes, et de s'affranchir lui-même avec eux de toute contrainte morale, il lui aurait suffi d'emprunter les distinctions classiques, et de dire par exemple que, lorsque la fine pointe, établie dans une sainte « oisiveté », se laisse faire à l'agir divin, les désordres de la partie inférieure n'ont plus la moindre importance. Corruptio, non pas seulement optimi, mais encore optimae doctrinae pessima faut-il le répéter? De cette perversion toute pratique et non pas spéculative - entendant par là que, sans fausser les principes, elle se borne à les salir -, rien ne prouve que nos illuminés aient été coupables.

 

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Si donc la justice et la charité ont été constamment blessées au cours. de ces polémiques, la haute mystique du moins n'y a pas reçu d'atteinte. Aussi bien la rare maîtrise dont fait preuve le P. Archange dans l'exposition de ces matières délicates, explique-t-elle sans doute en partie, si elle ne les justifie pas, les violences trop confuses tour à tour ou trop précises de ces anathèmes. Qu'il s'agisse de mystique ou de poésie, les initiés souffrent impatiemment l'épaisse désinvolture avec laquelle les médiocres s'aventurent, s'installent, pérorent dans les jardins secrets de l'esprit. Nous n'en savons rien, mais on peut croire, sans témérité, que le P. Laurent était de ceux-là. Archange, non certes. Son livre ne nous permet pas d'en douter. Ce n'était du reste pas son coup d'essai. Un an avant son Abomination des abominations, il avait publié un traité de doctrine pure, qui me paraît des plus remarquables : La divine naissance,

enfance et progrès admirable de l'âme au saint amour de Jésus et de Marie (1). Il y greffe, si l'on peut dire, ingénument, délicieusement, l'esprit bérullien sur la mystique franciscaine. Nous devons, écrit-il,

 

faire l'enfant auprès de Dieu, bégayant en enfants et parlant leur ramage, aussi court qu'affectif, et d'autant plus expressif qu'il est bref et concis; et d'autant plus dans l'intelligence qu'il tient plus du silence, qui est le langage des anges. Et comme les petits enfants parlent à leurs pères et mères par monosyllabes, disant pa, man et ainsi du reste..., ainsi font les petits enfants de Jésus et de Marie en leur oraison..., qui est d'autant meilleure, plus substantieuse, recueillante et efficace qu'elle est plus courte en paroles vocales ou mentales, comme plus conforme à celle des anges et à celle de Dieu même, ouvrière de toutes choses, quoique la plus simple de toutes (1).

 

Une dizaine de monosyllabes suffiraient: vous... ; seul... ; tout... pardon..., amour..., grand..., confus... (3). La fameuse

 

(1) Paris, 1631. Rare sans doute, l'Arsenal en possède un exemplaire.

(2) La Divine naissance..., pp. 21-22.

(3) Ib., pp. 419-421

 

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chanson de Fénelon parait moins ridicule, moins nouvelle aussi et moins uniquement guyonienne, quand on lit le P. Archange.

 

Il faut donc cheminer en aveugle et en enfant que l'on tient par les cordons... sans aucun souci... ; il faut travailler 'en pauvre homme, qui va du jour à la journée, sans se mettre en peine du lendemain... Car autrement, nous obligerions Dieu par notre très grand soin de nous laisser à nous-même... Trêve donc de toutes sortes d'inquiétudes et soins superflus de savoir si l'on est bien ou mal, si on avance ou si on recule... Dieu demande... que nous soyons des enfants sans souci et sans yeux pour voir le passé et l'avenir (1).

 

Insouciance, indifférence, sainte oisiveté, cessation des actes, il manie tous ces épouvantails, qui vont tant servir dans les prochaines controverses, avec la sérénité de l'enfant qui joue avec une arme chargée.

 

Paix... sur toutes sortes de pensées égarées, imaginations extravagantes, mouvements et sentiments déréglés.

 

Les contemplatifs s'enfoncent dans cette paix

 

par un recueillement et ralliement de toutes les forces et puissances de leurs âmes dans le centre de leurs esprits qui pacifient et accordent même toute sorte de mouvements, bons ou mauvais, se faisant quittes de toute autre pensée, désir, affection... Cela se fait par une seule et simple vue ou souvenir de Dieu... Lequel souvenir, chute et repos font éclipser tout autre objet importun de l'esprit, et rasseoir tout mouvement et sentiment de quoi que ce soit, tout autre objet faisant hommage à celui-ci, et donnant, dans le néant, comme si sourdement ils avouaient qu'il n'y a que le seul Dieu qui est et qui mérite d'être, dompter et remplir leur esprit, et ainsi cèdent la place à l'immense... Ce nu, simple, silencieux, amoureux, doux et gracieux souvenir de Dieu, contient éminemment tous les autres actes qu'on pourrait produire (2).

 

(1) Ib., p. 325.

(2) La divine naissance, pp. 297-400. Cf. p. 355, seq., d'admirables pages sur l'exercice de la mort mystique; et p. 342, seq. contre les faux zèles.

 

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Laurent de Troyes n'eût pas si bien dit sans doute, ni avec une telle onction. Mais c'est bien là ce qu'il voulait dire. Tout cela et rien que cela. - Qu'en savez-vous? - Eh! demandez plutôt au P. Archange à quelles enseignes il peut affirmer le contraire. Mais que nous font le p. Laurent, son ami le P. Rodolphe qu'on voulut exterminer avec lui? Même si l'on admettait le pire sur leur compte, quelle conclusion tirer de leurs crimes sinon qu'il y avait alors de mauvais prêtres? Cet épisode néanmoins, bien que très insignifiant en lui-même, est pour nous d'une importance majeure, parce que le souvenir de ces « abominations », ou imaginaires ou exagérées sans mesure, va répandre l'alarme par toute la France chrétienne, et nourrir pendant longtemps la phobie anti-mystique. Étouffée si vite, cette rougeole prendra de plus en plus les proportions d'une peste. Le chapitre suivant racontera l'affreux incendie qui s'est allumé à ce feu de paille.

 

 

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