I - CHAPITRE VIII
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Chap. VIII. - Que nous avons d'autant plus d'obligation à la loi d'amour que moins elle a de contrainte...

 

c'est-à-dire que moins elle oblige. Si c'est là encore un jeu de mots, il a de quoi ravir Caritée.

 

Je l'ai déjà dit bien des fois et je ne me lasserai point de redire, de peur que quelqu'un ne s'imagine que nous devons aimer Dieu plus froidement s'il ne nous presse de ses effroyables menaces, que pour l'effet de l'amour qu'il recherche de nous... Tant s'en faut, cela nous doit plus échauffer de dire qu'un Dieu si amoureux et si aimable, nous commandant de l'aimer, se contente enfin que nous lui obéissions,

 

sans l'aimer.

 

Ce n'est pas qu'il ne soit jaloux de notre amour, autant que de notre obéissance, mais il ne veut gagner notre coeur que par le sien (2).

 

Tout cela n'est pas si mal raisonné, si manifestement scandaleux. Si je ne me retenais, le bon Père commencerait à m'attendrir; ou plutôt continuerait, car, en vérité, j'ai beaucoup d'amitié pour lui : ses erreurs mêmes m'enchantent. Peut-être ne serait-il coupable après tout que d'avoir manqué de goût. L'esprit de cet insigne maladroit

 

(1) Nicole, op. cit., p. 272.

(2) Cité dans la grande édition Brunschwig, aux notes de la Xe Provinciale. Et c'est très bien fait de citer ces textes si remarquables, mais je ne vois pas comment on les rattache - ce qu'on semble faire - au texte même de Pascal. Un des torts les plus graves de celui-ci est, en effet, de n'avoir retenu du livre de Sirmond que ce qui mettait ce bonhomme en piteuse posture.

 

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ne serait-il pas beaucoup moins épais que sa plume? Bref, il me plairait assez - et je ne me refuserai pas ce plaisir - de le défendre contre Pascal, Arnauld, Nicole et même Boileau; ou du moins de montrer à ces Messieurs que leur théologie ne leur permet pas d'attaquer Sirmond. Mais je ne le défendrai certes pas contre Camus. Nous allons les voir aux prises. Faut-il m'excuser encore de m'appesantir sur un épisode dont un volume entier n'épuiserait pas la richesse? Non, car en vérité, il y va de tout, comme on l'aura bientôt vu.

 

IX. - Sirmond ne serait-il qu'absurdité, on n'a pas le droit de le calomnier. Or, on ne s'en est guère privé jusqu'ici.

 

Il croit - c'est encore le grand Arnauld qui déclame - qu'il n'est pas nécessaire de diminuer par la moindre affection que nous aurions pour Dieu, ce torrent d'amour qui nous entraîne vers la créature. Il NOUS PERMET D'AIMER LE MONDE DE TOUT NOTRE COEUR, de toute notre âme et de toutes nos forces, et il se contente qu'on obéisse froidement aux commandements de Dieu SANS INTENTION ET SANS AFFECTION (1).

 

Si j'avais écrit cela, je me tiendrais pour un imbécile, ou pour un malhonnête homme, ou pour les deux, qui vont bien ensemble. Remarquez d'abord la transposition vipérine par où cette diatribe s'achève. Froide ou non, peu importe, mais l'obéissance que Sirmond exige de nous est totale. S'il nous dispense, par exemple, de faire l'aumône pour l'amour de Dieu, ou de résister, pour l'amour de Dieu, à une tentation criminelle, il entend que nos actes vertueux soient vraiment « intérieurs ». Sans « affection » actuelle pour Dieu, oui, sans doute, mais non pas sans « intention ». Quant à nous permettre « d'aimer le monde de tout notre coeur » et par suite de violer la loi morale, comme il nous plaira, pas une syllabe de Sirmond ne permet au grand Arnauld de lui prêter une pareille monstruosité. Les

 

(1) Nicole, loc. cit., p. 2o9.

 

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acrobaties de sa casuistique ne vont qu'à volatiliser le premier commandement. C'est beaucoup trop, mais elles s'arrêtent là et n'en respectent qu'avec plus de scrupule les obligations rigoureuses des autres articles de la Loi. Des deux règles essentielles qui fixent le devoir humain, je veux dire la religion et la morale, s'il fait assez bon marché de la première, il n'en insiste qu'avec plus de vigueur sur la sainteté de la seconde.

Sirmond est un stoïcien qui s'ignore. Comme l'a bien vu Camus, on retrouve dans son livre « la vaine philosophie naturelle qui a toujours fait la guerre à la foi (1) ».

 

Il est très favorable à la vertu morale, acquise, humaine, à la vertu pélagienne, à la vertu qui sort des forces ou plutôt de la faiblesse de la nature corrompue, mais désavantageux à la gloire de la reine des vertus, la sainte Charité, de l'honneur de laquelle il y va que nulle vertu morale acquise ne soit méritoire du ciel, si elle ne participe de son influence et ne part du mouvement actuel de la grâce surnaturelle et céleste (2).

 

Non pas, encore une fois, que Sirmond accepte les conséquences de sa doctrine mais elles s'en déduisent logiquement.

 

Qui ne se sent pénétré, écrivait-il, de ce feu divin, et néanmoins, sous quelque autre bonne considération se tient si sujet à son devoir qu'il n'a d'affection au coeur, pensée en l'esprit, passion en l'âme, dont il ne quitte les intérêts pour accomplir en toutes choses toutes les volontés principales de Dieu..., pour se régler à ce que la raison lui dicte..., qui en est là, obéit à la rigueur de ce grand commandement (3).

 

N'est-ce pas là, comme dit encore Camus,

 

mettre le mérite des bonnes oeuvres dans le seul motif naturel des vertus morales humaines et acquises, sans que le motif de

 

(1) Animadversions, p. 171.

(2) Ib., p. 196.

(3) Cité par le P. Daniel, op. cit., p. 113.

 

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la charité y soit requis, étant assez, à son dire, que celui qui produit ces oeuvres naturelles, sans motif surnaturel, soit en état de grâce. Il appelle vertu,

 

ce qui n'est pas un péché, quoi qu'en disent les jansénistes, mais

 

ce qui n'est pas, selon saint Thomas, une vraie vertu, étant dépourvu du mouvement de la grâce (1),

 

le premier effet de ce mouvement étant de ramener notre « intention » à Dieu.

 

D'influence de grâce actuelle, ni même de la grâce habituelle dans l'acte naturel, nulles nouvelles ; que cet acte de vertu morale, acquise humaine, petite, soit ni élicité, ni commandé par la charité, nulles nouvelles.

 

Comment s'expliquer un pareil état d'esprit? Camus passionne étourdiment et injustement le débat,- lorsque, faisant siennes pour un moment les diatribes de l'antijésuitisme, il leur attribue une « haine de la grâce actuelle, de laquelle, s'ils pouvaient, ils suffoqueraient l'esprit, tant ils sont amoureux de la bonne nature (2) ». Eh! tout au contraire, cette prétendue « bonne nature » leur paraît si misérable qu'ils croient l'amour de Dieu au-dessus de ses forces. C'est là, si je ne me trompe, le point tragique, et infiniment douloureux de tout le débat. Si le P. Sirmond rogne éperdument sur l'obligation d'aimer Dieu, s'il a e si peur d'en trop dire en faveur de la grâce et de la charité (3)», c'est qu'à son grand désespoir, la charité lui paraît une vertu chimérique, pratiquement impossible à l'immense majorité des humains.

 

Aimer Dieu purement et pour l'amour de lui, d'un amour de charité désintéressé, c'est pour lui un fantôme, une chimère, un

 

(1) Animadversions, p. 43.

(2) Ib., p. 133.

(3) Ib., p. 177.

 

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monstre, un sujet de raillerie, une baliverne ; encore c'est quand il est en belle humeur. Car, quand la bile prédomine, il l'appelle doctrine de l'antéchrist, et ceux qui la prêchent

 

à savoir Camus lui-Même,

 

précurseurs de ce beau Messie.

 

Laissons toutes ces exagérations ; là est vraiment le point névralgique. L'amour leur paraît au-dessus des forces humaines; l'amour, autant dire la religion. Car enfin, écrit le grand Arnauld, amplifiant deux lignes de la Xe Provinciale,

 

c'est détruire toute la religion chrétienne que de nier qu'il y ait un précepte qui oblige indispensablement les Chrétiens à aimer Dieu d'un amour véritable et intérieur. Car on détruit une religion, lorsqu'on nie que le culte en quoi elle consiste soit nécessaire pour être sauvé, et qu'on promet le salut éternel à ceux qui ne se sont jamais acquittés du devoir le plus essentiel de cette religion. Or ceux qui n'aiment point Dieu manquent au devoir le plus essentiel, ou plutôt ils manquent à tous les devoirs de la religion chrétienne. Car c'est dans l'amour qu'est renfermée cette adoration et ce culte véritable et spirituel, dont Jésus-Christ a dit, en expliquant.., la différence de la loi judaïque de la loi Evangélique : L'heure vient... Car on adore Dieu en esprit quand on l'aime... « La piété (dit saint Augustin) consiste à rendre à Dieu le culte que nous lui devons. Or, nous ne lui rendons ce culte véritable qu'en l'aimant (1) ».

 

J'avoue ne pas voir le moyen d'éluder ces conséquences, mais il est trop évident que Sirmond ne les voulait pas. Trois fois plus dément ou moins chrétien qui l'accuse d'avoir médité la ruine du christianisme. Il nous faut donc chercher une explication moins ridicule; c'est ce que nous ferons bientôt, quand nous aurons constaté que des Jésuites plus considérables que Sirmond ne sont pas loin de penser

comme lui, au moins sur le fond des choses.

 

(1) Nicole, op. cit., p. 173.

 

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Sa doctrine reposerait donc, non sur quelque principe dogmatique, mais sur une vérité de fait que Sirmond déplore assurément de tout son coeur, mais qui lui parait évidente, à savoir qu'il est presque aussi impossible d'aimer Dieu - ce qui s'appelle aimer - que de ressusciter les morts. Dans une pareille conviction, on s'explique aisément que l'auteur de Caritée, invitant, comme il faisait, au pur

amour les fidèles les moins parfaits, n'ait été pour eux qu'un dangereux maniaque. Au lieu de tant insister sur le premier commandement, que ne prêchait-il les autres, beaucoup plus pressants. Morale d'abord, quand tous les chrétiens observeront les autres articles du Décalogue, il sera temps de les initier aux mystiques rêveries de l'amour. C'est bien là ce que veut dire le titre même de Sirmond. A la Défense camusienne de l'Amour, s'oppose la Défense sirmondienne de la Vertu. Comme si, lui répond Camus, la victoire de l'amour n'entraînait 'pas nécessairement la victoire de la vertu.

 

Et qui sont ceux, dit-il splendidement, qui s'attachent à la vertu, sinon ceux qui aiment (1)?

 

Qui ne voit, écrit-il encore,

 

que celui qui jeûne pour le pur amour de Dieu dompte plus puissamment la tentation de gourmandise que celui qui jeûne par le seul motif naturel de l'honnêteté qui est en la vertu de tempérance ? Et que celui qui donne l'aumône aux nécessiteux pour le pur amour de Dieu, surmonte bien plus fortement la tentation d'avarice que celui qui la fait par la seule pitié que la nature lui donne du misérable, ou pour la beauté qui est dans la vertu morale de libéralité (2).

 

Chimères, chimères, reprenait-on. C'est là « remplir les cerveaux faibles plutôt d'imaginations que de raisons ».

 

(1) Notes, p. 317.

(2) La Caritée, p. 54. - La Défense, p. 454.

 

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Comme qui dirait, répond Camus, que c'est une haute spéculation que donner un denier à un pauvre, en état de grâce et pour l'amour de Dieu (1).

 

Quand saint Paul

 

nous invite de faire toutes nos actions à la louange de Dieu, conseille-t-il des témérités icariennes et phaétontiques (2)?

 

Evidemment ce sont là des vues mystiques, au sens large du mot, mais qui n'ont rien de commun avec l'ésotérisme de certains contemplatifs.

 

C'est à ces excellents spirituels qui nous promettent des vies essentielles et superéminentes, des applications essentielles de nos âmes à l'essence de Dieu..., par des extases, visions et révélations creuses et fantastiques..., qu'il faudrait adresser ces reproches, non à celui qui n'est point sage en choses hautes et qui, mettant sa bouche dans la poussière, s'accommode aux plus humbles et ne pense qu'à leur faire appliquer leurs plus simples actions.., à la fin pour laquelle Dieu a créé toutes choses (3).

 

« O certes, disent-ils encore, littéralement possédés par leur idée fixe,

 

il se faut bien garder de jeter le saint aux chiens, ni les perles devant les pourceaux, ni d'enseigner ce secret de haute spéculation aux séculiers... ce que c'est que de charité, ni ce que c'est que de grâce (4).

 

 

A merveille, mais pour être conséquents, vous devrez interdire aux séculiers la plupart des livres spirituels qui ont été écrits pour eux. Défendez-leur aussi de réciter le Pater.

 

Que si quelques esprits inégaux en leur balance... estiment ce

 

(1) La Défense, pp. 461-462.

(2) La Défense, p. 448.

(3) La Défense, p. 449.

(4) La Défense, pp. 529-63o.

 

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ton trop haut et s'imaginent que ce diapason ne puisse être chanté en cette vie, mais qu'il soit réservé à ces célestes esprits qui entonnent le Trisagion... dans le ciel, ils seront suppliés de faire donc en sorte que les trois premières demandes de l'oraison dominicale, qui battent toutes à ce point que Dieu soit aimé et servi purement pour sa seule et unique gloire, soient défendues aux fidèles qui sont en terre puisque, à leur avis, elles ne sont praticables que par les élus (1).

 

Que dis-je les trois premiers? toute l'oraison dominicale devrait y passer.

 

Regardez en quel ordre (l'intérêt) de Dieu y est inculqué trois fois aux trois premières demandes ; et aux quatre dernières, ce que nous demandons à Dieu retourne aussitôt à son honneur. Car c'est la gloire de sa libéralité de nous nourrir... ; c'est la gloire de sa clémence de nous pardonner nos offenses ; c'est la gloire de sa puissance de nous protéger dans les tentations, et la gloire de sa bonté de nous délivrer de tout mal (2).

 

Comment concevoir en effet une prière qui ne serait qu'anthropocentriste, et dont les demandes, même intéressées, n'impliqueraient pas une soumission de toute l'âme à l'être et à la volonté de Dieu ? Terminons par un paragraphe incomparable dont nous connaissons déjà le début, mais dont j'ai réservé pour la fin les dernières lignes.

 

Mais dira-t-on, ne se peut-on sauver sans avoir de si hautes volées ?- Il n'est pas nécessaire que cette science soit explicite, pourvu qu'elle soit implicite et, lorsqu'elle est proposée, qu'on n'y fasse point de résistance.

 

Mais ces vues, encore plus simples que sublimes, il faut les proposer sans relâche aux plus humbles des fidèles. Du fait de leur baptême, ils y ont droit; elles ne leur sembleront ni trop hautes ni trop décourageantes. Au contraire

 

ce qui les étonne davantage, c'est de découvrir en eux-mêmes

 

(1) La Caritée, p. 576.

(2) La Caritée, p. 552.

 

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des semences qui leur étaient inconnues, et qui en sortent comme les herbes et les fleurs du sein de la terre où l'hiver les tenait enfoncées... Quand on vient à leur déclarer la nature et l'essence de la vraie charité, dont l'habitude par le Saint-Esprit est répandue dans leurs âmes, sans qu'ils la connaissent, ils sont ravis... 0 Dieu, quelle joie de voir cette lumière cachée (jusque-là) sous leur boisseau, cette drachme retrouvée, cette brebis recouvrée (1)

 

La sublimité de ces directions et de la philosophie qu'elle supposent, n'échappe, j'en suis bien sûr, à personne. On s'explique sans peine qu'un moraliste pur les trouve irréelles, inefficaces, trop belles pour être pratiques. Un chrétien, on ne comprend pas. Moins encore un chrétien qui a lu saint Paul, saint Augustin, saint Thomas, saint François de Sales. Ajoutez que nombre des passages camusiens que je viens de citer, le dernier notamment, Sirmond les avait sous les yeux, lorsqu'il écrivait sa réponse. Non seulement il les connaît, mais encore il se propose expressément de les réfuter, et qui plus est, comme abominables. Res miranda ! Je sais bien que, dans la fureur de ces batailles, on n'y regarde pas toujours de si près. Sirmond en veut

aussi, et peut-être d'abord à la personne même de Camus, coupable à ses yeux de sympathiser avec les ennemis de la Compagnie. Mais je n'admets pas un instant que la vengeance l'anime seule. Pour lui, comme pour Camus, il y va

 

(1) La Caritée, p. 432. Voici quelques textes qui intéresseront les hommes du métier. « On m'a souvent demandé s'il est nécessaire, pour rendre une oeuvre, faite en grâce, méritoire de la vie éternelle, de la rapporter toujours actuellement au motif de la charité... ; et j'ai répondu que cette actualité continuelle et attention perpétuelle n'était pas du ressort de cette vie ». Caritée, p. 451. On demande encore « s'il ne suffit pas d'être en la charité habituelle pour faire que nos oeuvres moralement bonnes, faites en cet état, soient méritoires de l'éternité, sans avoir toutes ces attentions actuelles de les référer à la fin dernière ». Il répond en se ralliant à la doctrine de ceux ni tiennent « que pour rendre une bonne action, faite en grâce, méritoire lu ciel, il était besoin qu'elle fût faite pour Dieu au moins virtuellement ». « Celui-là est dit faire toutes ses bonnes oeuvres virtuellement pour la gloire de Dieu qui les ferait dans ce motif actuel, s'il venait en son souvenir, quand il fait quelque bonne action. » Caritée, pp. 451-457. Je m'en suis tenu du reste, dans le résumé, déjà si loin, que j'ai donné de ce débat, à ce qui nous permet de réaliser l'opposition foncière des deux doctrines, laissant de côté plusieurs questions intéressantes, mais plus techniques.

 

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de tout. Je sais bien encore que Sirmond est fort peu de chose, mais s'il ne représentait que ses propres confuses tendances, nous ne l'aurions pas écouté si longuement.

 

X. - Les saints, en ce temps-là, n'étaient pas invités aux disputes dogmatiques ; ceux du moins qui, de leur vivant, n'avaient pas enseigné ex cathedra et en latin la théologie. L'oratorien Le Porcq parut quelque peu ridicule lorsque l'idée lui vint - pourtant géniale - de réfuter les jansénistes par leur propres livres de dévotion. N'oublions pas - car l'aventure est d'un symbolisme bouleversant - n'oublions pas que Bossuet tomba de son haut, si l'on peut dire, lorsque Fénelon eut la naïveté d'en appeler à saint François de Sales, comme à une autorité décisive. Chacun son

métier : aux théologiens d'instruire, aux spirituels d'édifier. Il est donc plus que possible que, tout le long de sa campagne, Sirmond ne se soit jamais demandé ce que l'auteur des Exercices spirituels aurait pensé de sa Défense de la Vertu. Théocentriste avec saint Ignace pendant sa méditation de chaque matin; ivre de moralisme ou d'ascéticisme quand sonnait pour lui l'heure de philosopher. Camus n'admet pas ce discontinu.

 

Est-il possible, écrit-il, qu'un soldat enrôlé dans une Compagnie qui arbore pour enseigne la plus grande gloire de Dieu, combatte avec tant d'ardeur pour la moindre? Mériterait-il pas de manger de la casse, d'être congédié de ces bandes d'élite, et d'être renvoyé ad Triarios ou ad Tertiarios comme un dégénéré Néoptolème  (1)?

 

 

Il y revient dans ses Notes; nous savons qu'il aime à se répéter ; mais le mot de la fin en est si joli que je dois citer ce doublet.

 

Que celui qui est enrôlé dans une Compagnie, qui a pour son étendard A. M, D. G..., conseille, par sublimité de perfection, de

 

(1) Animadversions, p. 387.

 

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faire ses actions sans charité actuelle et par les moindres motifs des vertus morales acquises et naturelles,

 

et qu'après, il ose se dire

 

enfant du grand saint Ignace, ce géant spirituel,

 

c'est à n'y pas croire.

 

Peut-il lire, sans quelque sorte de dépit ou de honte, ces paroles de la règle 17 du Sommaire : Que tous s'étudient

 

à servir la divine majesté pour l'amour d'elle-même ?

 

O Traiteur ! Audi disciplinam Patris tui. A cela Te Pater Aeneas et a vunculus excitat Hector (1).

 

Enée, est saint Ignace ; Hector, le grand Sirmond, l'oncle du petit. Avouez qu'il est charmant, et Sirmond excusable presque de l'avoir fait bâillonner.

Les grandes sociétés religieuses devraient demander chaque jour au ciel de les sauver de leurs amis. Pour leurs ennemis, elles s'en chargent. Aussi plus d'un jésuite aura-t-il regretté sans doute qu'on n'eût pas commencé par bâillonner le P. Sirmond. Ceux-là même qui partageaient peut-être le principal de ses vues déploraient qu'un écrivain aussi désespérément brouillé avec les nuances et de la pensée et du style, et, pour dire le mot, français ou non, qu'un aussi redoutable gaffeur, intervînt de tout son poids clans une controverse aussi délicate, à un moment aussi critique pour la Compagnie, je veux dire, à la veille de la Fréquente Communion et de la Morale pratique des jésuites, à l'avant-veille des Provinciales. D'un autre côté il était

assez difficile aux supérieurs d'imposer silence à un protégé, qui plus est, à un agent de Richelieu. Quoi qu'il en soit, une armée bien ordonnée n'abandonne pas ses morts

sur le champ de bataille. Aussi essayèrent-ils, per fas et

 

(1) Notes, pp. 203-204.

 

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nefas, de défendre l'indéfendable. Ils ne l'approuvent ni ne le condamnent tout à fait. Ainsi dans les Dialogues du P. Daniel, si remarquables quoi qu'on en ait dit.

 

Hé bien, reprit Timandre, voulez-vous soutenir cette doctrine ? - Je ne dis pas cela, répondit l'abbé. Je suis, avec cette multitude de jésuites que je vous ai cités, d'un sentiment contraire... Mais, sans défendre la doctrine, on peut quelquefois défendre l'auteur (1).

 

Les variations et les progrès de la polémique leur offraient d'ailleurs le moyen d'éluder la vraie difficulté, de jouer sur le velours. Oubliant peut-être ou feignant

d'ignorer la première phase de la bataille et la plus critique, je veux dire les terribles réquisitoires de Camus, ils se gouvernent comme si le P. Sirmond n'avait jamais eu affaire qu'aux jansénistes, au grand Arnauld d'ab9rd, puis à Pascal et à Nicole. Ainsi limitée, et plus ou moins déplacée, la partie devenait belle. Quis tulerit Gracchos... Leurs discours, écrit le P. Annat dans sa réponse à un libelle d'Arnauld, leurs discours

 

sont si absurdes qu'il n'en pourrait faire une comédie, s'il ne valait mieux pleurer que rire de l'aveuglement des Illuminés. Ils demandent des rétractations aux jésuites, eux qui, par une opiniâtreté indomptable, après que le Pape a condamné huit fois une doctrine, soutiennent qu'il n'en est rien, et qu'elle est fort bonne (2).

 

Remarquons-le en passant : pour le P. Annat, et pour les premiers adversaires de Port-Royal, illuminé est synonyme de janséniste. En dehors de quelques bizarreries parasitaires qui ne tiraient pas à conséquence, la doctrine de Sirrnond serait celle de l'Église. C'est assez, disait très habilement Daniel,

 

(1) Daniel, op. cit., p. 113.

(2) Le Libelle intitulé Théologie morale des jésuites contredit et convaincu en tous ses chefs par un Père théologien de la C. de J., 1645, pp. 157-158.

 

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d'appeler cela une méprise ; un vain raffinement théologique... et une fausse subtilité... Sirmond pouvait fort bien sans cela,

 

et au fond c'est tout ce qu'il voulait,

 

soutenir la doctrine du Concile de Trente contre ceux qui ont enseigné que toute action qui n'a point pour motif le pur amour de Dieu est péché (1).

 

Voilà, en effet, qui gênera fort les disciples de Jansénius, mais l'auteur de la Caritée n'avait rien de commun avec eux. Il exorcise vingt fois cette même erreur. Peut-on oublier à ce point que la Défense de la Vertu est une riposte à la Caritée?

Ayant ainsi restreint le débat, rien ne leur sera plus facile que de prendre les critiques jansénistes de Sirmond en flagrant délit de « témérité » ou de « mensonge ». Ils ont passé, osait écrire Arnauld, que Pascal croira sur parole, « ils ont passé jusqu'à ce point d'impiété de soutenir ouvertement que l'acte intérieur d'amour de Dieu n'était que conseillé et non point commandé ». Ils, c'est-à-dire, non pas seulement Antoine Sirmond, mais tous les jésuites. Or c'est là une contre-vérité flagrante, une calomnie pure et simple.

 

N'a-t-il pas honte, répond le P. Annat ? Si tous les livres des jésuites qui assurent l'acte intérieur d'amour de Dieu être d'obligation étroite lui tombaient dessus, il y en aurait assez pour l'ensevelir (2).

 

Daniel reprendra, textes en mains, cette facile démonstration.

 

 

Nous en aurions pour longtemps, dit l'abbé, dans les Entretiens d'Eudoxe et de Cléanthe, si nous voulions lire... tous les écrivains de la Société qui disent en termes formels que l'amour de Dieu est nécessaire au salut. Je ne parle point,

 

et pourquoi donc, je vous prie ?

 

(2) Daniel, op. cit., p. 117.

(1) Annat, op. cit., pp. i6-17.

 

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des livres de méditations, des exercices spirituels, des pratiques chrétiennes, et d'une infinité d'autres ouvrages de dévotion, où les jésuites ne prêchent rien tant que l'amour de Dieu. Je laisse les Rodriguez, les Saint-Jure, les Hayneuve, les Suffren, les Du Pont et mille autres, cela se voit à l'ouverture du livre. Je me borne à leurs théologiens (1).

 

Pourquoi se borner aux théologiens, comme s'ils étaient seuls à représenter et l'esprit et l'influence de l'Institut? C'est l'invraisemblable aberration que nous déplorions tantôt, et c'est aussi, d'un autre côté, me semble-t-il, le paralogisme fondamental des Provinciales. Ne fait-on pas le jeu de Pascal en acceptant de maintenir le débat dans le huis-clos des in-folio latins et d'une littérature ésotérique?

Puisqu'on vous accuse d'attaquer « la piété dans le coeur ». non pas , j'imagine, de quelques spécialistes, mais des foules chrétiennes, le plus sûr moyen de vous défendre n'est-il pas d'en appeler à ceux de vos écrivains qui ont précisément pour objet l'éducation des foules chrétiennes? Pour un exemplaire d'Escobar ou de Sirmond, il s'en vend quatre mille de Rodriguez ou de Saint-Jure, sur le sens desquels nul ne peut se méprendre. Nul doute, d'ailleurs, que Sirmond n'ait contre lui, avec l'unanimité des écrivains dévots, tout ce qui compte parmi les théologiens de son Ordre,

 

(1) Daniel, op. cit., p. 97. Sur la quasi unanimité des théologiens de la Compagnie, non seulement à maintenir contre Sirmond l'obligation stricte d'obéir au premier commandement, mais encore à mettre l'amour pur ou de bienveillance au-dessus de l'amour intéressé, cf. des textes intéressants rassemblés par le R. P. Harent dans ses articles sur Fénelon et la question de l'amour pur. Etudes, 20   mai, 19 11, p. 490, seq. ; et notamment la réfutation de Bolgeni par Herrera : Bolgeni, ancien membre de la Compagnie, alors supprimée, ayant voulu prouver que la charité n'est qu'un amour de concupiscence, son ancien confrère, le P. Herrera, lui rappelle le cantique de François Xavier (Vienne à cesser la peine de l'enfer...), la règle d'Ignace que Camus opposait plus haut à Sirmond, et il ajoute : « Cette règle, Bolgeni, tu l'as apprise dès ta jeunesse, tu l'as comprise et pratiquée... ; je ne puis la croire disparue de ta pensée et de ta vie. Et pourtant quoi de plus clair en faveur de cet amour de bienveillance dont tu contestes la valeur. « Le beau texte, et d'une vibration qu'on ne rencontre pas souvent dans la littérature théologique. Mais pour la doctrine seule, on en citerait nombre d'autres et antérieurs à Pascal. Pourquoi n'en trouve-t-on pas au moins quelques-uns dans les éditions dites critiques des Provinciales ?

 

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Nous lui avons déjà opposé Suarez qu'il avait lu de travers. Bellarmin n'est pas moins catégorique.

 

Le précepte d'aimer Dieu, enseigne Lugo, est absolument du droit de nature ; quand il n'y aurait point d'ordre positif de Dieu,

 

 

point de Décalogue

 

ce précepte nous y obligerait, ainsi que tous les théologiens en conviennent.

 

Ils réfutent même, point par point, et prophétiquement pour ainsi dire, le paradoxe de Sirmond.  Becan par exemple :

 

Il y a un double précepte d'aimer Dieu ; le premier est un précepte général qui nous oblige à garder la loi de Dieu,

 

c'est l'amour effectif dont Sirmond se contente ;

 

Le second est particulier et positif, qui nous oblige à produire l'acte de charité.

 

Et ainsi des autres (1). Après en avoir manié plusieurs,

 

(1) Il semble à notre candeur que, sous une telle avalanche de textes, le grand Arnauld aurait dû battre en retraite. Vous ne le connaissez pas. On nous rapporte « fort inutilement, écrit-il, un grand nombre de passages d'autres jésuites que Montalte n'attaque point, si ce n'est peut-être en leur attribuant en général la doctrine du P. Sirmond comme il avait le droit de le faire. » Il ne les attaque point, lui qui leur reproche, en bloc, le « renversement entier de la Loi de Dieu ! » Ils enseignent exactement le contraire de ce qu'enseigne Sirmond, et Pascal a « le droit de leur attribuer la doctrine de Sirmond!» Arnauld continue: « Car il pouvait la regarder comme la doctrine de toute la Société, puisque quatre jésuites l'ont louée publiquement, et que les Apologistes des jésuites l'ont soutenue avec la dernière hardiesse. Mais quoi qu'en ce sens, on puisse l'attribuer à tous les particuliers de la Société, à moins qu'ils ne la rejettent et ne la condamnent expressément (et c'est ce qu'ont fait expressément les théologiens les plus représentatifs de l'Ordre) c'est néanmoins du P. Sirmond seul dont il s'agit proprement ici. » Allons donc ! « Et pour justifier... et ces particuliers et la Société des erreurs que ce Père a enseignées sur l'amour de Dieu, il fallait ou montrer que la Société condamne le P. Sirmond, on avouer qu'elle doit porter avec lui la confusion que méritent de telles, erreurs ». (Nicole, op. cit., pp. 326-327). N'a-t-on pas montré surabondamment que la Société refuse de faire sienne la doctrine de Sirmond en montrant qu'à l'exception d'une poignée de casuistes, tous ses grands théologiens, tous ses écrivains dévots enseignent l'obligation de produire des actes d'amour de Dieu ? Arnauld, à qui tout ce qui est humain est étranger, aurait encore voulu qu'en pleine bataille, la Compagnie condamnât, exorcisât, anathématisât publiquement le P. Sirmond, « ce pelé, ce galeux d'où venait tout le mal ». C'est trop demander. Je crois, en effet, que les premiers apologistes de Sirmond, tout en essayant d'atténuer ses méfaits, eussent été mieux inspirés de déclarer, à pleine bouche, que, sur le point précis du débat, ils se refusaient à le suivre. Mais enfin, ces apologistes eux-mêmes, un P. Pintereau, voire un Père Annat, que pèsent-ils, si on les compare à Suarez, à Lugo, à Bécan, à Tanner, et à tant d'autres maîtres ? Quoi qu'il en soit, le P. Daniel a fini par où l'on aurait dû commencer. Il avoue, le plus suavement possible, mais enfin il avoue que Sirmond n'est pas défendable : « Une méprise..., un vain raffinement théologique, une fausse subtilité. »

 

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comme il n'y a plus de place sur la table pour tous ces in-folio, n'en voilà-t-il pas assez, demande Eudoxe,

 

pour convaincre Pascal ou de mensonge ou de témérité? De mensonge s'il a consulté ces auteurs, comme il a dû le faire ; de témérité, s'il a avancé sur la foi d'autrui que les jésuites enseignent que l'amour de Dieu n'est point nécessaire au salut. Ce sont ici leurs plus fameux et leurs plus habiles théologiens, et la plupart des autres n'en sont que les abréviateurs ou les copistes. Qu'avez-vous à répondre à tous ces faits (1) ?

 

Rien du tout, s'il est uniquement question de décider sur ce point particulier - un point de fait - entre les jésuites et les jansénistes. Menteurs ou téméraires, qu'on juge ces derniers comme on le voudra, il est quatre fois certain qu'ils affirment le contraire de la vérité. Mais, en revanche, il n'est pas moins certain que cette démonstration, si accablante contre les jansénistes, ne peut rien contre Camus.

Elle ne l'effleure même pas, car il ne rêva jamais d'attribuer à la Compagnie elle-même, à ses théologiens, à ses écrivains dévots, les étranges nouveautés d'Antoine Sirmond. Au contraire, un de ses refrains est d'opposer l'auteur de la Défense de la Vertu aux « oracles » de son Ordre. Nous l'avons déjà vu qui se réclamait des spirituels, Drexelius, Du Pont, Suffren, et tant d'autres. Pour les théologiens ils viennent tour à tour, dans ces quatre volumes, jeter la pierre aux ennemis de l'amour. Les mêmes, naturellement,

 

(1) Daniel, op. cit., pp. 97-101.

 

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que sur la table aux in-folio du P. Daniel, mais de plus joviale apparence.

 

Le vaste Suarez, le subtil Vasquez, Becan le raccourci... Comme si ces gens-là faisaient un concile,

 

pour foudroyer leur indigne frère (1). Bellarmin est sa droite balle.

 

Son Bellarmin (j'ai tort de l'appeler sien puisqu'il le renie) avec sa main belle et armée lui empaume le soufflet le mieux asséné, et un sic respondes Pontifici, aussi vert qu'il s'en puisse donner, dans le chapitre XV du livre V de la Justification. Mais, sans l'accabler de l'autorité de cet héroïque personnage, duquel il ne mérite pas de délier la courroie des souliers,

 

passons à un autre argument (2).

Non qu'aux yeux de Camus, Antoine Sirmond ne représentât que lui-même. Un jésuite isolé, perdu, excentrique, d'ailleurs aussi insignifiant, l'aurait moins largement irrité et occupé. Deux chiquenaudes l'auraient replongé dans son

néant. Mais Sirmond est pour lui le porte-parole de ceux de la Compagnie, nombreux, croyait-il, qui depuis quatre ou cinq ans harcelaient dans l'ombre l'apôtre du pur amour. Son « parti » l'avait chargé, on avait accepté qu'il se chargeât de commencer « la guerre de plume », par cette Défense de la Vertu qui riposterait à la Caritée. Il est vrai que, pour aller plus vite en besogne, le bonhomme avait imaginé le bizarre système qui n'allait à rien de moins qu'à escamoter le premier commandement. Mais ce n'était là qu'un accident stratégique, fausse manoeuvre qui avait consterné ses propres amis, et à laquelle Camus lui-même n'attachait qu'une médiocre importance. Il n'est pas homme à se priver de bafouer les chinoiseries de la casuistique sirmondienne, mais loin de s'en tenir à cette besogne trop facile, il tourne le plus vif de son effort à dégager les

 

(1) Animadversions, p. 1o5.

(2) Ib., pp. 98-99.

 

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causes profondes des résistances imprévues qu'il a rencontrées de ce côté-là, restituant ainsi à cette mémorable controverse le sérieux, l'extrême gravité que les divagations personnelles de Sirmond risquaient de faire oublier. Laissons à Antonin Sirmond, semble-t-il dire, ce qui n'est qu'à lui ; allons droit à la philosophie implicite dont s'inspire tout son parti.

Cette philosophie, ai-je besoin de rappeler une fois de plus qu'elle ne répugne pas moins à saint Ignace et à nombre de jésuites qu'elle ne fait à l'auteur de la Caritée? Nous avons distingué jadis, dans le second volume de la Métaphysique des Saints, les deux courants spirituels qui se partagent ce grand Ordre, le théocentrisme absolu des uns, l'ascéticisme anthropocentriste des autres. Camus avait dressé, bien avant nous, la même carte, mais en l'enjolivant à sa manière bouffonne. Je vous ferai voir, écrivait-il,

 

l'entre-choc de la troupe ignatienne, et comme ils s'entre-entendent, environ comme les bâtisseurs de la tour de Nembroth. Le maçon demande du mortier, son aide dresse une grue. Vous verrez qu'ils s'entre-déferont et s'entre-déféreront l'un l'autre, comme les soldats qui naquirent des dents du serpent Python, semées par Cadmus ; et un certain Camus sera le spectateur de cette agréable bataille. Mais reprenons ces dents et les plantons sur le reste de cette préface (1).

 

La préface de Sirmond.

Nous avons déjà vu briller, sur le rempart sirmondien, la plus blanche et la plus aiguë de ces dents. Comment résister à cette débauche de métaphores ? Pour Camus, le vrai venin de Sirmond est d'ordre spéculatif, si l'on peut ainsi parler. Si, pense-t-il, ce bon Père nous tient quittes d'aimer Dieu pourvu que nous nous soumettions aux autres préceptes de la Loi, c'est, d'une part que la morale naturelle

lui est plus précieuse que la religion, et que, d'autre part,

 

(1) Animadversions, pp. 110-111.

 

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l'amour divin lui paraît une vertu chimérique. Telle serait aussi d'après lui, sinon la doctrine expresse, du moins les tendances de tous ceux des ignatiens qu'il a « sur les bras ». Il me semble que sur tous ces points les textes donnent raison à Camus. Pour Sirmond aucun doute n'est possible ; pour ses apologistes bien qu'ils reculent devant les conséquences pratiques et extrêmes de la philosophie sirmondienne, ils laissent voir assez clairement que cette philosophie elle-même ne leur déplaît pas. Ils ne se séparent de ce maladroit que pour le rejoindre aussitôt par quelque sentier de traverse. Même sous leurs désaveux perce une sympathie qui ne s'arrête pas à la seule personne de leur frère. Pascal l'avait bien remarqué

 

O mon Père.., on ne peut ouïr sans horreur les choses que je viens d'entendre. - Ce n'est pas de moi-même, dit-il. - Je le sais bien, mon Père, mais vous n'en avez point d'aversion (1).

 

Ruminez, par exemple, ces curieuses lignes du P. Annat répondant au grand Arnauld.

 

 

Objection : Ils ne peuvent souffrir qu'on enseigne aux chrétiens l'obligation qu'ils ont de rapporter toutes leurs actions à Dieu.

 

 

A cela, il n'y avait qu'à répondre : Mentiris impudentissime, car c'est manifestement un mensonge. Et c'est bien ce qu'Annat répondra plus loin. Mais son premier mouvement est de biaiser.

 

Rép. Les jésuites n'ont garde de faire rien contre la devise de saint Ignace. Mais ils ne peuvent souffrir que, suivant l'esprit de Luther..., on ne distingue point les conseils de perfection d'avec les commandements qui sont étroitement nécessaires (2).

 

Ne semble-t-il pas sirmondiser avec allégresse, reconnaître veux-je dire, que seules nous obligent en rigueur les lois de

 

(1) Xe Provinciale.

(2) Le Libelle, 1645, p. 15.

 

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la morale naturelle, et que le commandement d'aimer Dieu par-dessus toutes choses n'est qu'un « conseil de perfection? » Il excuse de même une des pires maladresses de Sirmond.

 

Puisqu'il n'est jamais licite de haïr Dieu, et qu'il n'est pas nécessaire d'être toujours dans l'exercice du même amour, quel grand blasphème sera-ce de dire « que nous ne sommes pas tant obligés de l'aimer que de ne le point haïr » (1) ?

 

Qu'une semblable proposition le choque si peu, n'est-ce pas déjà très grave, je veux dire très révélateur de l'esprit que Camus cherche à définir et qui ne s'ajuste pas sans effort à l'esprit de l'Évangile ?

Sirmond s'était dépassé lui-même, en enseignant qu'un des privilèges de la loi d'Amour sur la loi de Crainte était justement d'atténuer, de détendre les obligations de l'amour. A force d'être absurde, c'est presque innocent. Pour moi. si j'avais eu à le défendre, je m'en serais tiré sans la moindre peine. Je l'aurais fait examiner par un médecin, et nous aurions constaté qu'à la suite de quelque maladie enfantine

le cerveau du bonhomme était resté quelque peu brouillé. Caussin a préféré lui donner raison. Puisque, dit-il,

 

la loi du Nouveau Testament est une loi de grâce, n'est-il pas convenable qu'elle exige moins de (la) part (de l'homme) et que Dieu, de son côté, y donne davantage ? Il a donc été raisonnable qu'il levât l'obligation fâcheuse et difficile qui était en la loi de rigueur d'exercer un acte de parfaite contrition pour être justifié et qu'il instituât des sacrements qui pussent suppléer à son défaut,

 

au défaut de l'amour

 

à l'aide d'une disposition plus facile ; autrement certes les enfants n'auraient pas maintenant plus de facilité de se remettre aux bonnes grâces de leur Père qu'avaient jadis les esclaves d'être reçus à merci, et d'obtenir miséricorde de leur Seigneur (2).

 

(1) Ib., pp. 16-17.

(2) Cité dans l'édition Brunschwig des Provinciales, II, p. 239.

 

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Il s'agit de l'attrition. Sujet difficile, dans lequel je n'irai pas m'embarquer. Nous savons tous qu'il est de foi « qu'elle suffit avec le sacrement de pénitence pour justifier le pécheur » ; mais outre que cette contrition imparfaite doit impliquer elle-même un « commencement d'amour », il n'est pas de foi que l'obligation d'aimer Dieu soit tellement difficile », encore moins tellement « fâcheuse ». Quoi qu'il en soit de là doctrine en elle-même, on aura beau dire, ces deux mots sonnent mal à une oreille chrétienne. Eh quoi, le bienfait essentiel de la Loi d'Amour, n'est-il pas au contraire d'avoir rendu l'amour de Dieu plus facile qu'autrefois et plus suave ? Qu'on m'entende bien : l'exactitude proprement dogmatique de ces diverses formules n'est pas ici en question. Je ne me gouverne pas en théologien et pour cause, mais en historien du sentiment religieux. Critique littéraire, morale, philosophique et non doctrinale. Ces textes, je les regarde, pour ainsi dire, à l'envers, comme on peut faire pour les tapisseries des Gobelins. Je m'occupe moins de leur contenu didactique, formel, explicite, que du travail intérieur, à peine conscient, qui en a préparé, et qui9 par suite, en a dû colorer la rédaction. Je tâche de recréer l'atmosphère morale qui les enveloppe, leur rayonnement indéfinissable. Savoir s'il est difficile ou non d'aimer Dieu n'est pas mon affaire ; on peut, d'ailleurs, soutenir à ce sujet le pour et le contre. Mais si je remarque, dans un même groupe d'esprit, une tendance commune à mettre l'accent sur cette difficulté, voilà mon gibier ; ou encore une tendance à exalter le devoir moral aux dépens du devoir religieux. N'avons-nous pas assez dit que ce moralisme religieux, cet ascéticisme, que la controverse entre Camus et Sirmond nous offre une si belle occasion de décrire, n'est pas une doctrine proprement dite, mais seulement un « esprit?»

Cet esprit, peu de pages m'auront plus aidé à le saisir que celles du P. Daniel qu'on va lire. Pour n'en perdre ni le suc ni la pointe, qu'on veuille bien se rappeler que, dans le lexique sirmondien, « amour affectif » n'est pas synonyme

 

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d'amour affectueux, ou sensible, mais d'amour intérieur et réel. Son « amour effectif» n'est que l'ersatz que nous avons dit, il se conduit pratiquement comme s'il aimait, mais en vérité il n'aime pas. Rappelons aussi que, du point de vue théologique, Daniel n'accepte pas la doctrine de Sirmond, il la juge « fausse »; il veut simplement qu'elle ne soit pas l'abomination que dénoncent les jansénistes, en quoi je suis presque d'accord avec lui. Mais il n'a pour elle aucune « aversion », quelque tendresse plutôt.

 

Trève d'hyperbole et d'exagération... Cela n'est bon que pour éblouir les gens qui ne réfléchissent pas. Regardons les choses un peu de près. Croyez-vous que ce qui embarrasse le commun des chrétiens et ce qui leur fait de la peine dans la voie du salut, ce soit cet amour affectif? Non, certes, c'est l'amour que Sirmond appelle effectif, c'est cet accomplissement exact des commandements de Dieu,

 

le premier toujours excepté,

 

qui dompte et qui rebute la nature. Supposons au contraire qu'il n'y ait point de commandement d'amour affectif, mais que celui de l'amour effectif subsiste, et qu'il s'accomplisse. Voilà le monde réformé. Il n'y a plus ni injustice, ni envie, ni jalousie, ni dissensions, ni impuretés, ni débauches,

 

ni amour de Dieu, ni adoration non plus,

 

puisque cette réformation,

 

exclusivement morale,

 

l'exercice de l'amour effectif et l'observation du précepte qui le commande ne sont qu'une même chose. Que cette doctrine de Sirmond soit donc fausse tant qu'il vous plaira; c'est donner au monde une fausse alarme que de dire qu'elle va au relâchement et à la corruption des moeurs.

 

Oui, certainement, et nous avons assez protesté nous-mêmes contre cette calomnie chère aux jansénistes; mais est-ce donner au monde une fausse alarme que de dire, avec

 

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Camus, que cette doctrine va droit à volatiliser non pas, encore une fois, la morale, mais la religion ?

 

Descendons un peu plus en détail, et proposons un cas en cette matière dans les principes de Sirmond. Un homme observe exactement tous les commandements de Dieu,

 

à l'exception du premier.

 

Par quelques bons motifs d'une vertu différente de la charité... (il s'interdit) de jurer, de blasphémer, d'être immodeste dans l'église. Il honore son père et sa mère...; il est parfaitement soumis à ses autres supérieurs par le motif de l'obéissance qu'il leur doit. Il fait l'aumône aux pauvres par miséricorde; il jeûne par mortification, et pour obéir à l'Eglise ; en un mot, tantôt par un de ces motifs, et tantôt par un autre,

 

celui de l'amour toujours excepté,

 

il s'abstient d'offenser Dieu; ou, s'il l'offense, il retourne aussitôt à lui et déteste son péché dans le sacrement de Pénitence, animé du motif de quelqu'une de ces vertus dont je viens de parler. En se comportant de la sorte il observe le précepte négatif de la charité et accomplit le commandement de l'amour effectif.

On demande si un homme vivant de la sorte, sans faire d'ailleurs d'autre acte formel de pur amour de Dieu, violerait le commandement de la charité et pécherait mortellement : c'est là la question que se propose le P. Sirmond (1).

 

Daniel écrivait à la fin du XVII° siècle. Camus était mort depuis longtemps. Combien je déplore qu'il n'ait pas connu cette page extraordinaire, ou qu'il ne m'ait pas légué son génie. Un pareil chrétien n'exista jamais, ne peut même se concevoir. Non seulement, il n'a jamais fait un acte d'amour de Dieu, mais encore il s'est appliqué scrupuleusement à n'en pas faire, ce qui est, pour un baptisé, encore plus difficile que d'en faire. Songez à quoi l'entraîne sa gageure. Le Pater même lui serait scabreux, qui l'obligerait à désirer

 

(1) Daniel, op. cit., pp. 110-111.

 

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que le règne de Dieu arrivât, c'est-à-dire à vouloir du bien à Dieu, en d'autres termes à l'aimer. Mieux vaut qu'il s'en passe, comme il se passe des actes de charité ou de contrition, même quand il se confesse. Il peut à la rigueur n'accrocher aux mornes murs de sa demeure que les deux tables de la Loi - l'une d'elle délestée, comme il va de soi, par un ciseau pudibond, de ses premières lignes, - mais à l'église, il devra fermer les yeux, crainte d'y rencontrer quelque image un crucifix, l'enfant de la crèche, qui l'induirait, sait-on jamais? en tentation d'amour. De sa bibliothèque, il aura banni toute la littérature chrétienne, à commencer par l'Évangile, remplacé par les quatrains de Pibrac. J'allais oublier le plus rare de ses tours de force. Cet impossible chrétien, « entend la messe fort dévotement... il communie souvent » et sans que se mêle à sa prière le moindre mouvement d'amour. Après quoi, le P. Daniel lui ouvre le ciel. Moi aussi. Mais qu'y fera-t-il? L'enfer ne lui irait-il pas mieux, où il se trouverait enfin dans une impossibilité absolue d'aimer? Au surplus, que nous importe le salut ou la damnation de ce personnage? C'est un être de raison, un mythe scolaire, la quintessence héroïque et glacée de l'ascéticisme.

Cette construction allégorique du P. Daniel, notre Camus l'aurait accablée d'injures. Nous la bénissons plutôt : d'abord, parce qu'elle prouverait à elle seule que l'ascéticisme n'est pas, quoi qu'on en ait dit, une création de ma propre cervelle ; ensuite et surtout parce qu'elle nous aide à découvrir, à magnifier aussi la mystérieuse genèse de ce même ascéticisme.

Voici donc devant nous, la main dans la main, des prêtres, des religieux non médiocres, façonnés par des maîtres éminents et par le livre même de leur fondateur, à la pratique assidue, fervente, non seulement des vertus morales, mais des théologales et de celle surtout qui les contient, qui les couronne toutes. Comment s'expliquer chez eux cette application, concertée et obstinée, à réduire, autant que possible,

 

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le précepte qui oblige tous les chrétiens à des actes positifs de charité ? Comment expliquer que la Caritée de Camus - où rien ne se trouve que les auteurs spirituels de leur Ordre n'aient enseigné déjà et avec autant de force et qui ne s'adapte, de point en point, aux Exercices de saint Ignace - les ait mis si fort en colère? J'entends bien que chez Sirmond cet acharnement tourne à la manie, mais on a bien vu qu'après cent détours, un homme aussi intelligent, aussi équilibré que le P. Daniel, bien loin de trouver insupportables les théories de Sirmond, arrive presque à les partager. C'est l'énigme qu'il nous faut enfin résoudre.

Nous avons écarté, comme plus stupide encore qu'odieuse, l'explication janséniste. L'étrange façon de mettre des coussins sous les coudes des pécheurs que de ne leur faire grâce d'aucune des obligations de la loi morale ! Ils ne cherchent d'accommodements qu'avec les exigences du théocentrisme. Intransigeants sur tout ce qui touche au devoir moral ; indulgents et détendus, lorsqu'il n'est plus question que du devoir proprement religieux, celui-ci ne nous obligeant en toute rigueur, pensent-ils, et sous peine de péché mortel, qu'à l'observation du devoir moral.

Car enfin, et quoi qu'il en soit de la distinction que font les théologiens entre la vertu de charité et la vertu de religion, amour et adoration ont ici la même fortune. Le P. Sirmond ne parle pas de cette dernière, mais s'il en avait parlé, la logique de sa théorie l'eût conduit nécessairement à nous dispenser de l'adoration comme il a fait de l'amour; en d'autres termes, à se contenter aussi pour nous d'une adoration effective ; l'affective, c'est-à-dire l'acte intérieur et positif de la vertu de religion, n'étant ni plus ni moins difficile que l'amour affectif (1).

 

(1) J'ai renvoyé jusqu'au présent passage une critique assez désobligeante et qui me peine, mais que je dois faire au P. Daniel, faute de quoi ceux de mes lecteurs qui recourent aux textes pourraient m'accuser de jongler avec la pensée d'autrui. Il est vrai, en effet, que dans la page capitale de Daniel qu'on vient de lire, j'ai fait sauter plusieurs lignes : celles que voici. Oseriez-vous bien damner, écrit Daniel « un homme (qui) observe exactement tous les commandements de Dieu; soit par cette crainte salutaire, pieuse, surnaturelle, dont parle le concile de Trente... soit par quelques autres bons motifs d'une vertu différente de la charité ». J'ai fait sauter les mots soulignés, parce qu'ils ne reproduisent pas la pensée de Sirmond. Dans cette crainte « salutaire, pieuse, surnaturelle », il y a déjà au moins un commencement d'amour. Mais voici beaucoup plus habile et surtout plus grave : « Par exemple, un chrétien, entend la messe... et il l'entend var le motif de la vertu de religion, qui l'oblige à honorer celui dont l'excellence infinie mérite les hommages de tout ce qu'il y a de créatures... ; il communie souvent, dans cette vue, persuadé qu'il est que cette action, à raison de la victime immolée dans le Saint-Sacrifice, honore infiniment Dieu... En se comportant de la sorte, il observe le précepte négatif de la charité, et accomplit le commandement de l'amour effectif » (Daniel, op. cit., p. III). On voit l'habileté, si transparente qu'elle en devient maladresse. Soyons donc de bonne foi et prenons Sirmond tel qu'il est. Nul ne lui reprocha jamais de voiler ses courtes pensées. Voyons ! Voyons ! assister à la messe et communier pour honorer Dieu, est-ce là observer uniquement le précepte négatif, ou, en d'autres termes, est-ce là se borner à ne pas haïr Dieu, et sans l'aimer, se conduire comme si on l'aimait ? Si le P. Sirmond n'avait pas enseigné autre chose, il n'aurait scandalisé personne. Son erreur - car pour moi c'en serait une - serait de croire qu'un acte formel d'adoration n'implique pas un acte d'amour, n'équivaut pas à un acte d'amour. Bref, entre amour et religion, il creuserait un petit fossé métaphysique ; subtilité qui ne serait certes pas du goût de saint Augustin, mais qui ne tirerait pas à conséquence. Dans ce cas, recommencerait sur un autre plan la comédie où tantôt nous assistions : un chrétien s'appliquant à ne pas laisser pénétrer l'amour dans ses actes d'adoration ! Saint Pierre par exemple : Est-ce que tu m'aimes ? Oh ! non, Seigneur, pas du tout. Docile sirmondien que je suis, je n'oserais m'aventurer jusque-là. Je me contente de vous adorer. -J'ai l'air de m'amuser; mais que faire dans les notes si on ne s'y amuse pas ? Au surplus, je n'invente rien. Hier encore un ardélion ne reprochait-il pas à Bérulle de sacrifier l'amour à l'adoration ! Pourquoi s'arrêter en si beau chemin et ne pas reprocher aussi à l'oraison dominicale, au Gloria in excelsis, au Te Deum, d'oublier l'amour. Si l'Eglise n'avait pas si fâcheusement prébérullianisé après Adoramus te, Benedicimus te, elle aurait mis : Amamus te. Il y a, du reste plus désolant, Ignace lui-même escamotant l'amour dans la méditation fondamentale. Je ne m'arrêterais pas à de telles niaiseries, mais elles expliquent peut-être, en partie du moins, que le paradoxe de Sirmond ait enchanté certains casuistes. Il s'agissait moins pour eux de savoir si nous étions obligés à aimer Dieu que de savoir si, pour remplir cette obligation, il était absolument nécessaire de réciter l'acte de charité qui se trouve dans les livres de prières. Il est difficile de pousser plus à l'absurde le littéralisme pharisaïque, mais quelques indices me donnent à croire que pour plusieurs, l'affaire Sirmond se ramenait à ce problème ridicule. Or, il est trop évident que la formule n'a pas ici l'importance qu'elle prend dans le sacrement du baptême. L'apôtre de l'Amour ne récitait pas notre acte de charité. Il y a mille façons de dire à Dieu qu'on l'aime par-dessus toutes choses ; le Pater, le Te Deum, le Credo lui-même, les neuf dixièmes des oraisons jaculatoires, sans compter les prières sans paroles.

Pour en revenir à la mutilation que j'ai fait subir à Daniel, elle me parait non seulement innocente, puisque je la proclame sur les toits, mais encore inoffensive, entendant par là qu'elle laisse intacte la description de l'ascéticisme que je crois trouver dans la page que j'ai citée. C'est une mosaïque où, sans crier gare, Daniel, a glissé une philosophie qui non seulement n'est pas celle qu'il prétend venger, mais qui est précisément le contraire de celle-ci. Or, Daniel ne nous intéresse présentement que dans la mesure où il veut montrer que la philosophie de Sirmond après tout n'a rien de choquant.

 

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Bref c'est ici une philosophie théocentriste et une philosophie anthropocentriste de la vie qui se trouvent en conflit :

 

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d'un côté la primauté donnée aux actes de vertu - amour, adoration, louange - qui, si l'on peut dire, se terminent directement à Dieu, de l'autre, aux actes de vertu qui ont d'abord pour fin la perfection proprement morale de l'homme. La question est donc de savoir comment il a pu se faire que, dans une Compagnie vouée par son fondateur, par sa devise, par ses règles, au théocentrisme le plus exigeant, et qui, du reste n'a rien perdu de sa ferveur primitive, l'anthropocentrisme ait poussé de si vigoureuses racines que, dès avant le milieu du XVII° siècle, plusieurs de ses membres aient accueilli le moralisme extravagant de Sirmond avec moins de répugnance que la Caritée de Camus. Laissant les explications basses à qui les aime, voici comme il me semble qu'ont dû se passer les choses.

Leur fondateur a fixé les jésuites dans l'ordre mystique de la charité, mais un autre maître, sur lequel ils doivent aussi régler leur activité, à savoir l'expérience intime des âmes, les a fixés dans l'ordre des réalités concrètes et du possible. Ils prennent le monde non pas tel qu'ils le voudraient, mais tel qu'il est. Ils doivent le bien connaître, car on ne leur a jamais reproché d'en fuir le contact. Collèges, palais des rois, Universités, villes et villages, ils sont partout, si bien que, mieux que les anciennes équipes, ils se sont trouvés à même de tâter, si j'ose dire, le pouls de la chrétienté, jour par jour, pendant la période critique où le moyen âge achevait de s'effondrer. Passés les jeunes enthousiasmes de leurs foudroyantes conquêtes, j'imagine donc qu'a dû se former chez les plus clairvoyants d'entre eux une sourde angoisse qu'ils ne s'avouaient pas à eux-mêmes, mais dont les infiltrations croissantes auront insensiblement contaminé la conscience collective et modifié plus ou moins les premières directions de leur Institut. Malgré le succès de

 

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la contre-réforme, le fleuve ne remontait pas vers sa source; au contraire, les dernières retraites de l'âme nouvelle semblaient se fermer à l'Esprit de Dieu. Ce qui les épouvantait n'était pas, comme la prodigieuse myopie des historiens nous inviterait à le croire, le désordre persistant des moeurs ; elles ont toujours été, elles seront toujours vacillantes. La foi allait-elle s'affaiblissant ? Non, pas encore. Le mal était plus profond. Cette foi encore presque intacte, ils se demandaient si d'aventure elle ne survivait pas, en quelque manière, à la religion elle-même ; si le sens du divin, vivace malgré tout, depuis le commencement du monde, ne menaçait pas de s'éteindre au coeur de l'humanité. A l'appui de ces conjectures, qu'on ne me somme pas d'apporter des textes, les éléments d'un pré-essai sur l'indifférence. Ce n'étaient là que de vagues conclusions, aussi vite rétractées qu'entrevues, mais auxquelles ils ne laissaient pas d'adapter confusément leurs travaux apostoliques, s'appliquant de préférence à sauver, non ce qui était à leurs yeux le principal, mais ce qu'ils avaient le plus de chances de sauver, c'est-à-dire les principes de la morale. Par où ils préparaient, bien à leur insu, l'explosion du moralisme sirmondien. Nul d'entre eux ne mettait en question la primauté de l'amour, mais déjà ils tendaient à se gouverner comme si le seul amour qu'on pût exiger désormais de l'humanité moyenne, était cet « amour effectif » que définira Sirmond, et qui de l'amour n'a plus que le nom. Sirmond a révélé, à pleine bouche, leur secret tragique. De là vient que tout en répudiant les enfantillages de sa casuistique, ils ne peuvent désavouer les prémisses, non pas doctrinales, mais expérimentales, d'où il est parti. Bien avant lui, et plus douloureusement que lui, ils ont cru constater autour d'eux l'atrophie désespérée du sentiment religieux. Plus de place dans le monde moderne pour l'ancien amour de Dieu. C'est ainsi du moins que je les comprends : vagues intuitions que je livre à l'état brut, laissant aux spécialistes le soin de les  creuser plus à fond et de les présenter, si elles leur agréent

 

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sous une forme plus nuancée, moins géométrique. Je veux surtout qu'on réalise enfin la gravité pathétique de cet épisode, ou plutôt de la longue crise silencieuse qui a préparé le fracas de cet épisode, où l'on vit la Caritée de Joinville et de Saint-Louis, qui était devenue grâce à Camus la vive incarnation du théocentrisme ignatien, salésien et bérullien, traitée de folle, raillée, exilée dans ses nuages, non pas seulement par Antoine Sirmond, mais par ceux de ses frères dont ce maladroit a formulé brutalement la pensée. Ce nain prendrait ainsi les proportions d'un Titan. Il peut regarder Pascal en face et le défier. Vous attaquez « la piété dans le coeur », lui criait la Xe Provinciale; vous en arrachez « l'esprit qui donne la vie » : calomnie et contre-sens, aurait répondu Sirmond, s'il s'était bien compris lui-même. Je n'attaque rien, je n'arrache rien. Simplement, cette piété, je constate qu'elle n'est plus dans les coeurs ; cet esprit qui donnait jadis la vie, je constate qu'il agonise. Mon « amour effectif » vous fait horreur. Eh ! vous-même, êtes-vous bien sûr que votre vie intérieure se nourrisse d'autre chose que d'un ersatz de religion et d'amour. Votre Mystère de Jésus et vos autres prières respirent la dévotion la plus intense, mais j'y cherche en vain la religion véritable, cet amour qui oublie l'intérêt propre de l'homme pour ne vouloir que le bien de Dieu. Rien de commun entre vous et Caritée; de sa religion à votre dévotion il y a aussi loin que du ciel à la terre. Pourquoi tant m'injurier? Remerciez-moi plutôt de vous avoir ouvert le ciel à vous-même, en vous dispensant d'aimer Dieu comme l'aime Caritée.

 

XI. - Nous ne le répéterons jamais assez : l'affaire Sirmond n'est plus qu'une anecdote presque insignifiante, voire assez vile, si, comme on l'a fait jusqu'ici, on la fourvoie, pour ainsi parler, dans l'histoire du mouvement janséniste, ou, en d'autres termes, si l'on attend, pour s'y intéresser, qu'ait éclaté, quatorze ans après le livre de Sirmond, la Xe Provinciale. C'est là prendre la queue pour la tête, ou,

 

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si l'on veut, c'est là fondre en une seule les deux phases, si profondément différentes, de cet insigne épisode. Première phase : assaut des sirmondiens contre Camus et ses unanimes; deuxième phase : assaut des jansénistes contre les sirmondiens. Dès 1638, pendant que commence à se dérouler la première phase, il n'y a pas encore de jansénistes. Eh! quoi! demandera-t-on, dans ses réponses à Sirmond, Camus n'a-t-il pas associé sa propre cause à celle de son ami, Saint-Cyran? Oui sans doute, mais à un Saint-Cyran qui ne pense pas, ou qui ne parle pas autrement que l'évêque de Belley sur la philosophie de l'amour. Quoi, dira-t-on encore, presque en même temps que Camus, le grand Arnauld n'a-t-il pas dénoncé à la Sorbonne la doctrine de Sirmond? Oui encore, mais au nom de la tradition commune, et non pas au nom de la philosophie janséniste de l'amour, qu'à cette date Arnauld ne connaissait pas encore, ou qu'il n'avait pas eu le temps de s'assimiler. Quels qu'aient été les paradoxes que Saint-Cyran ait pu caresser dès lors, parmi les bégaiements tumultueux de ses méditations solitaires; quelle que doive être un jour l'adhésion d'Arnauld à l'Augustinus, pour l'instant ils appartiennent encore tous les deux au front théocentriste, où ils donnent la main, d'un côté au salésien Camus, de l'autre au bérullien Séguenot; et c'est contre ce front unique, le front, pour ainsi parler, du « premier commandement », qu'est dirigée l'offensive de Sirmond et de Richelieu. Aussi bien la face des choses changera-t-elle bientôt. Du jour où Arnauld, et Pascal derrière lui, auront substitué la philosophie janséniste de l'amour à la philosophie traditionnelle, ce front unique se disloquera de lui-même, sous nos yeux : les théocentristes resteront sur leurs positions, ainsi que les sirmondiens, pendant que les jansénistes iront se fortifier sur un autre point du champ de bataille. Ici nous attend un coup de théâtre assez amusant et qui ouvre à la réflexion des perspectives infinies : c'est la rencontre presque fraternelle des

 

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sirmondiens et de la nouvelle formation hyper-augustinienne dans l'hinterland souterrain de leurs tranchées respectives. Cette fraternité rugueuse, je ne l'ai pas inventée ; elle saute aux yeux; nous n'aurons qu'à la construire et qu'à l'orchestrer. Frères, disons-nous, puisque, en dépit des théologies ennemies qui les dressent les uns contre les autres, ils affirment d'une même voix contre saint Thomas et saint François de Sales, voire contre saint Augustin, que, même dans la loi de grâce, aimer Dieu dépasse de beaucoup les forces humaines.

Non pas certes que Jansénius ait pour Caritée les yeux de Sirmond, qui veut qu'on interne cette folle dans une maison de santé. Au contraire, elle n'est encore pour lui que trop humainement sage. S'il avait lu Camus, il l'aurait trouvé non pas, comme a fait Sirmond, chimérique, mais pélagien, voire impie. Croyez-en plutôt un insigne théologien de nos jours. Si l'on connaissait, écrit le R. P. Harent,

 

ce que Jansénius a dit dans son fameux Augustinius, évangile de tous ses disciples, on ne regarderait pas,

 

avec les théologiens de la moderne Sorbonne,

 

la continuelle pratique de l'Amour pur comme une invention nouvelle et stupéfiante de Fénelon, ou de Mme Guyon ou de Molinos... La pensée de Jansénius est très claire... (Il impose) le motif désintéressé de la charité théologale... à tous les fidèles ; pour chaque instant : l'acte de charité envers Dieu

 

doit « se mêler à tous leurs actes » ; faute de quoi ces actes sont foncièrement mauvais, méritent l'enfer. « Toute la carrière du chrétien, disait-il, depuis la première inspiration de l'amour divin jusqu'au dernier soupir, n'est qu'une carrière d'amour, c'est-à-dire de charité (théologale) dont il doit vouloir vivre et mourir ».

 

Quand non seulement il propose, continue le P. Harent, mais il impose comme le devoir de tout chrétien un tel idéal, Jansénius n'a pas le sens de la réalité. Avec une intelligence faible

 

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comme la nôtre, dans les choses spirituelles et divines, qui voit tout par fragments successifs, qui ne peut sans cesse penser à Dieu, et qui, lorsqu'elle pense à lui, le considère tantôt à un point de vue, tantôt à un autre également vrai, n'est-ce pas une nécessité que le chrétien, à certains moments, voie Dieu comme son bien personnel... et l'aime alors d'un amour intéressé... Et quel inconvénient peut-il y avoir à cela, si, d'ailleurs, à un autre moment de son existence, il tâche d'aimer Dieu d'un amour désintéressé et plus parfait qui, finalement, complètera tout, et rapportera tout l'homme, avec toute sa vie, à celui qui est le premier principe et la dernière fin?

 

Plus souple à manier la psychologie surnaturelle, plus salésien, je veux dire, plus mystique et par là plus optimiste, Camus aurait ajouté que l'amour pur est moins héroïque, moins rare qu'on ne semble ici le croire et qu'il se glisse aisément dans les actes mêmes qui ne semblent qu'intéressés. Mais, quoi qu'il en soit, conclut le P. Harent,

 

le jansénisme est outrancier, et l'on n'a pas assez remarqué que ses exigences sur l'amour pur dépassent de beaucoup celles du quiétisme. Les quiétistes, et Molinos lui-même, s'ils voulaient à l'égard de Dieu une continuelle pratique de l'amour désintéressé, ne la proposaient qu'à une rare élite, à des âmes aspirant aux sommets de la mystique, et ayant déjà subi un long entraînement... Mais c'était à tous les chrétiens... que Jansénius, sous peine d'éternelle damnation, imposait son rêve d'une continuelle subordination de soi-même à la gloire de Dieu. Il y a un abîme entre les deux exigences (1).

 

Serait-ce donc que, rallié à l'optimisme des mystiques, Jansénius croirait l'humanité moyenne capable de s'élever, de se maintenir à un tel degré d'amour? Non, il enseigne expressément le contraire, à savoir que, faute d'une grâce

 

 

(1) R. P. Harent : A propos de Fénelon. La question de l'Amour Pur, Etudes, 5 mai 19 11, pp. 356-359. Cf. les remarques toutes semblables d'Ellies du Pin, Traité philosophique et théologique sur l'Amour de Dieu, Paris, 1717, pp. 194-199. Cf. également, sur la genèse des idées de Jansénius, Raïus et le Baïanisme, par T. A. Jansen, s. j. Louvain, 1927, pp. 59-62; sur les fameux textes d'Augustin dont se réclament Baïus et Jansénius, cf. E. Gilson, Introduction à l'étude de saint Augustin, Paris, 1929, p. 170, seq.

 

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prodigieusement efficace, et qui n'est donnée qu'à un petit nombre, il nous est moralement impossible d'aimer Dieu comme le premier commandement nous ordonne de l'aimer. Rien n'est plus difficile, disait-il par exemple, qu'un acte de contrition parfaite (1). Et c'est par là que Sirmond et Jansénius fraternisent, à cela près que, de cette difficulté qu'ils paroxysent également l'un et l'autre, Sirmond conclut que Dieu, qui ne commande pas l'impossible, n'a pu nous faire un devoir strict de l'aimer. Aussi bien suis-je loin d'affirmer que, ceux que à tort ou à raison nous appelons jansénistes, se soient ralliés, dès la première heure, à cette philosophie jansénienne de l'amour. Je voulais seulement rappeler - et en deux mots - que cette philosophie, dans la mesure où ils la réalisaient, les conduisait logiquement à déserter ce front théocentriste et mystique où leur premier maître, Saint-Cyran, se trouvait encore, si j'ose dire, chez lui. Cinquante ans plus tard, la rupture semblera complète. Sans même prendre garde que, si Fénelon est quiétiste, Jansénius l'est cent fois davantage, ils feront bloc, presque tous du moins, contre Fénelon (2).

 

(1) Unum ex difficillimis quae charitas praestare possit. Cf. la réponse du P. Annat, citée plus haut, pp. 56-57.

(2) Sur ce revirement, cf. l'article déjà cité, du P. Harent, p. 359. J'ai esquissé déjà, maintes fois, cette évolution bizarre, notamment dans les chapitres de mon Ecole de Port-Royal sur la prière de Pascal et sur l'antimysticisme de Nicole. Guidé par M. Baudin, j'ai montré aussi dans le tome I de la Métaphysique des Saints, pp. 16-26, comment ils avaient été conduits par la logique même de l'Augustinus (impossibilité de l'amour ; délectation victorieuse, qui seule peut vaincre cette impossibilité) à un panhédonisme qui est tout ce qu'on peut imaginer de plus contraire à la commune doctrine des mystiques. Mais je ne prétends pas du tout que lorsqu'ils traitent ex professo et directement de l'amour, ils suivent docilement les principes de l'Augustinus. Ainsi, dans la longue dissertation d'Arnauld sur l'Amour et contre Sirmond, retouchée peut-être par Nicole, et insérée par lui dans sa traduction des Provinciales, la quasi impossibilité d'aimer Dieu n'est jamais ni affirmée, ni même insinuée. Je ne prétends pas davantage que leur vie intérieure se soit vraiment façonnée sur cette philosophie. J'ai montré expressément le contraire, au sujet de la Mère Agnès.

 

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