I - ÉPILOGUE
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ÉPILOGUE

 

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On n'aura pas oublié, j'espère, les graves affirmations de Fénelon qui ont amorcé le présent chapitre et que, pour ma part, je n'ai pas perdues de vue un seul instant. « On sait », écrivait-il dans une de ses premières défenses, « qu'en 1639 » - plus exactement de 1638 à 1642, « le disciple bien-aimé de saint François de Sales... fut attaqué sur les mêmes raisons qu'on allègue contre moi, et qu'après une longue controverse sa doctrine prévalut (1) ». Il est certain, en effet, que l'auteur de la Caritée eut le dernier mot. Condamné plusieurs fois par la Sorbonne et par le Clergé, éclaboussé, pour ne rien dire de plus, par les décrets romains contre les erreurs des casuistes (Alexandre VII, Innocent XI), Sirmond restera voué, jusqu'à la fin de l'Ancien régime, à une réprobation presque universelle. Ai-je besoin d'ajouter que, s'il n'avait pas été jésuite, on l'aurait oublié plus tôt! Je ne sais d'ailleurs pourquoi son nom parait moins souvent que celui d'Escobar dans les éternelles polémiques de ce temps-là ; mais son fâcheux paradoxe y est constamment stigmatisé. La poésie elle-même se mettra de la partie : féroce dans l'Épître de Boileau sur l'Amour de Dieu, plus suave dans les choeurs d'Athalie.

 

Vous qui ne connaissez qu'une crainte servile

Ingrats, un Dieu si bon ne peut-il vous charmer?

Est-il donc à vos coeurs, est-il si difficile

Et si pénible de l'aimer?

 

On ne saurait mieux comprendre la philosophie même de Sirmond, ni mieux la combattre. Il est d'ailleurs charmant, qu'à l'insu de Racine, ces deux derniers vers réprouvent également la philosophie de Jansénius. Pour Boileau, quand il se travaille à réfléchir, on doit naturellement s'attendre à tout. Mais, à cette fois, il s'est vraiment dépassé. Son

 

(1) Oeuvres, III, p. 292.

 

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épître, dont il croyait naïvement qu'elle ajouterait à la Xe Provinciale, n'est en vérité qu'une glorification du sirmondisme.

 

Voulez-vous donc savoir si la foi dans votre âme

Allume les ardeurs d'une sincère flamme?

 

C'est-à-dire : voulez-vous savoir à quoi vous oblige précisément,  rigoureusement, le premier précepte de la Loi? A des actes d'un amour affectif? Non, l'effectif suffit largement.

 

Consultez-vous vous-même. A ses règles soumis,

Pardonnez-vous sans peine à tous vos ennemis

Combattez-vous vos sens? Domptez-vous vos faiblesses?

Dieu dans le pauvre est-il l'objet de vos largesses?

Enfin, dans tous ses points pratiquez-vous la Loi ?

- Oui, dites-vous. - Allez, vous l'aimez, croyez-moi.

« Qui fait exactement ce que ma loi commande,

« A pour moi, dit ce Dieu, l'amour que je demande. »

 

Le rustique Sirmond écrivait d'une plume moins grossière, mais au style près, c'est bien là toute son hérésie, et la prompte et inconsciente conversion au sirmondisme du peu mystique Boileau montre assez que cette hérésie n'a rien qui révolte le gros bon sens du vieil homme. Cela est si vrai que plus d'un de mes lecteurs, se réveillant tout sirmondien, aura de la peine à comprendre que le livre de Sirmond ait tant scandalisé nos pères. Tandis que, pour l'ancien régime, façonné par seize siècles de christianisme et par les spirituels que nous connaissons à une vue théocentriste du monde, l'amour de Dieu, l'adoration, la prière étaient le plus impérieux des devoirs. Et de là vient, encore une fois, le prodigieux intérêt que présente l'affaire Sirmond à l'historien du sentiment religieux (1).

 

 

(1) Pour la critique théologique de cette Epître, cf. un curieux manuscrit du musée Calvet, ms. 2734, attribué à M. Brun, doyen de Saint-Agricol (1767), et qui a pour titre : Nouvelles remarques sur différents articles du dictionnaire de Moreri. Voici comment l'auteur s'explique sur les vers que je viens de citer : « On me dira peut-être que quelques théologiens, voulant raffiner mal à propos... ont cru que ce précepte n'était pas un commandement spécial, qui obligeât à faire des actes intérieurs et exprès d'amour de Dieu. Ils ont dit qu'en accomplissant tous les autres commandements..., on satisfaisait à celui d'aimer Dieu. C'est une des propositions condamnées par l'Assemblée du Clergé de 1700. Voilà, me dira-t-on, la doctrine que M. Despréaux entreprend de combattre... Il ne déclame donc pas contre une erreur imaginaire. A cela, je réponds qu'il n'y a nulle apparence, car enfin, il l'enseigne lui-même aussi expressément que jamais aucun casuiste l'ait fait, et pour les mêmes raisons qui les a portés à la soutenir » (c'est-à-dire l'extrême difficulté de l'amour). C'est la thèse du P. Antoine Sirmond, « un de ceux qui ont outré le plus la mauvaise théologie qui enseigne que le précepte de la charité n'oblige point à en faire des actes particuliers »... Bref, M. D... « a écrit sur une matière qu'il n'entendait point et s'est cru en droit de traiter comme des Pradon... ceux qui lui étaient opposés, sans même savoir qui ils étaient ».

 

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C'est ainsi encore que, pour peu qu'on se penche sur « les ordures des casuistes », comme parlait Bossuet, on voit d'abord surnager dans cette mare, ou dans cette poubelle, le piteux bonnet carré d'Antoine Sirmond, bien que ce bon Père n'ait jamais abordé le chapitre le plus délicat de la morale. Bossuet est encore plus impitoyable au sirmondisme que ne l'avaient été Camus et Pascal. De ses trois antéchrists, - Simon, Sirmond, Fénelon, - si on lui eût demandé lequel était le plus abominable, je crois que, même au beau milieu de la controverse quiétiste, il n'eût pas hésité à choisir Sirmond. Qu'on lise plutôt ses lettres, son livre contre l'attrition de crainte, et, plus encore, le journal de Ledieu (1).

 

(1) A Germigny, à Meaux, à Versailles, Bossuet ne se lasse pas d'exorciser le fantôme du pauvre jésuite. On sait qu'entre deux vols planés, il arrivait à cet aigle de picorer les plus ineptes potins. Celui-ci entre autres. N'ayant pas sous la main son confesseur ordinaire, un jésuite naturellement, la duchesse de Bourgogne, assez gravement malade à Marly, avait dit ses péchés au curé de l'endroit. Et le bruit courait que ce bon prêtre, en quelques minutes d'entretien, lui avait enfin appris la vraie religion. Le parallèle, esquissé par la princesse, entre son jésuite et le curé de Marly, enchantait M. de Meaux. « Avant la promenade, raconte Ledieu... sur ce qu'en rapporta le grand contentement que Mme la duchesse de Bourgogne avait eu de M. le prieur de Marly dans sa confession, « c'est ainsi, dit-on, que les jésuites les conduisent, en leur laissant ignorer les premiers éléments de la religion et les laissant dans une routine de petites dévotions e. J'en ai, ajouta M. de Meaux, une belle preuve. Je donnai autrefois au roi une instruction par écrit (nous l'avons encore) où le précepte de l'Amour de Dieu était expliqué comme le fondement de la vie chrétienne. Le roi l'ayant lu, dit : « Je n'ai jamais ouï parler de cela ; on ne m'en a rien dit. » (Ledieu, édit. Urbain, I, p. 21o).

C'était au mois de mai 1675, lorsque Bossuet tentait, avec le succès que nous a dit Mme de Caylus, de décider Louis XIV à quitter Mani de Montespan. Quel fut alors, dans les exhortations de l'évêque, le point précis, qui parut au roi d'une telle nouveauté (d'ailleurs si peu efficace), ce quelque chose dont ne l'auraient jamais entretenu ses innombrables prédicateurs, ni ses confesseurs, les uns et les autres ignorant également leur religion ? Nous l'ignorons et peu importe. On n'a d'ailleurs que le choix. Louis XIV a fort bien pu ne rien comprendre par exemple à ce passage de l'Instruction : « La véritable prière du roi, c'est de se faire peu à peu une douce et sainte habitude de tourner un regard secret du côté de Dieu » (Correspondance de Bossuet, I, p. 359) . « Un regard secret ? Qu'est-ce à dire ? On ne m'a jamais parlé de cela ! » N'oublions pas, du reste, que dans cette comédie, le jeu de Louis XIV est de brouiller les pistes. Reste, et cela seul est intéressant, que Bossuet croit dur comme fer et va répétant partout, le sourcil en feu, que tous les jésuites se font une loi de ne jamais prêcher l'obligation du premier commandement, en d'autres termes, que tous les jésuites se rallient, non pas seulement dans le huit clos des écoles, mais dans la pratique du ministère, à la doctrine de Sirmond. Conviction absurde, et qui fait encore moins d'honneur peut-être à l'intelligence qu'à la conscience de M. de Meaux. Comment, du reste, ne voit-il pas, que, dans ce cas particulier, Sirmond serait plus qu'excusable d'oublier le devoir de l'amour affectif et de se limiter à prêcher à Louis XIV l'amour effectif, c'est-à-dire le renvoi de Mme de Montespan ? Sur le mémoire même de Bossuet, j'aurais bien voulu consulter Pascal. Bon gré, mal gré, la casuistique n'en est pas absente. Insister sur la primauté de l'amour divin ou sur « le regard secret » en soi, rien de mieux, mais n'est-ce pas aussi une façon d'éviter le coup droit que, bon gré, mal gré, il fallait porter. Si vous ne, rompez avec cette femme, je vous refuse l'absolution.

 

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Bref, qui l'aurait accusé de sirmondiser lui aussi, à ses heures, n'aurait pu lui faire une plus sanglante injure. Ce n'eût pas été néanmoins une calomnie. Comment Fénelon n'y a-t-il pas songé? Il se contente de lui rappeler la victoire de Camus, mais il ne mentionne pas le nom du vaincu, ignorant peut-être lui-même que le Bossuet de ce temps-là s'appelait Sirmond. Que ne lui disait-il : qui l'aurait cru, Monseigneur, que la passion de me détruire vous réconcilierait un jour avec ce jésuite que vous avez tant maudit, que vous maudissez encore! A ce rapprochement redoutable, Fénelon a préféré une confrontation aussi accablante, à laquelle Bossuet n'avait aucun moyen de se dérober et qui relie étroitement l'affaire Sirmond à la querelle du quiétisme :

 

Si vous voulez encore, Monseigneur, que le motif de la béatitude soit essentiel en tout acte d'amour, rappelez, je vous supplie, les instructions que vous donniez autrefois à Monseigneur le Dauphin. Les voici tirées de celles de saint Louis à

 

 

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sa fille Isabelle. « Ayez toujours, disait-il, l'intention de faire purement la volonté de Dieu par amour, quand même vous n'attendriez ni punition, ni récompense. » Vous ajoutiez Monseigneur : « C'est ainsi qu'il instruisait ses enfants et qu'il vivait lui-même. L'amour de Dieu animait toutes ses actions; il louait beaucoup les paroles d'une femme qu'on trouva dans la Terre Sainte, tenant dans sa main un flambeau allumé, et de l'autre un vase plein d'eau. Comme on lui demanda ce qu'elle voulait faire, elle répondit qu'elle voulait brûler le paradis et éteindre l'enfer, afin que les hommes ne servissent plus Dieu que par le seul amour. C'est par cet amour qu'un si grand roi s'est élevé à un si haut degré de sainteté qu'il a mérité d'être canonisé et d'être proposé pour modèle à tous les princes. C'est pourquoi je me suis plus étendu sur ces paroles, qu'il a laissées à ses descendants comme un héritage plus précieux que la royauté ».

 

Ici finit la citation de M. de Meaux empruntée à son Histoire de France donnée en thèmes à Monseigneur le Dauphin. A Fénelon maintenant :

 

Vouloir brûler le paradis, c'est-à-dire anéantir la béatitude promise, et noyer l'enfer avec ses flammes, c'est-à-dire anéantir la peine éternelle, est-ce un amour qui ait la béatitude pour motif essentiel? Ne vent-on qu'être heureux; veut-on tout pour cela, ne veut-on rien que pour cela, quand on voudrait vouloir brûler le paradis, et anéantir la béatitude céleste, pour ne servir plus Dieu que par le seul amour? Voilà néanmoins l'amour que vous avez enseigné à Monseigneur le Dauphin, comme étant plus précieux que la couronne de saint Louis. Lui enseigniez-vous alors l'erreur fondamentale du quiétisme; vous perdiez-vous en lui enseignant cette erreur ? Pour moi, je n'ai jamais proposé ce pur amour à Monseigneur le duc de Bourgogne (1).

 

Ou, pour résumer cette noble page en un français moins courtois : votre philosophie de l'amour est à la merci de votre humeur. Vous canonisez Caritée, quand vous êtes calme, mais, quand souffle votre colère, vous demandez qu'on l'enferme, non pas, moins clément que Sirmond, dans une maison d'aliénés, mais à la Bastille avec Mme Guyon.

 

(1) Troisième lettre en réponse à celle de M. de Meaux, II, p. 666.

 

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Camus toutefois n'aurait pas approuvé la dernière ligne de Fénelon, encore trop sirmondienne à son goût. Pourquoi ne pas mettre le duc de Bourgogne à l'école de Caritée ? Comme si la grâce du baptême ne rendait pas le plus pur amour facile à un enfant de douze ans ! Mais si nous invitons Camus à dire son mot, le néo-Sirmond de la fin du siècle passerait un mauvais quart d'heure, et le présent chapitre ne finirait pas. Qu'on nous pardonne toutefois de l'avoir fait si long. C'est tant de pris sur notre dernière partie. Qui a suivi d'un peu près le duel entre Sirmond et Camus n'a plus grand chose à apprendre sur le duel entre Bossuet et Fénelon.

 

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