I - CHAPITRE V
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CHAPITRE V : NOUVELLE PANIQUE : LES DIABLERIES DE LOUVIERS

 

I - Je l'ai déjà dit : la panique amorcée par l'affaire des deux ex-capucins et propagée par fe livre du P. Ripault, amorcera fatalement et justifiera, en apparence du moins, de nouvelles paniques. Qu'un scandale éclate quelque part dans le monde religieux, aussitôt, et sans plus d'examen, la « secte des Illuminés » en sera rendue responsable, et on la persécutera en conséquence. C'est ainsi que, huit ou dix ans après la facile victoire du P. Joseph sur les Illuminés de Paris et de Montdidier, une épidémie de possession, plus virulente que celle de Loudun en 1635, ayant ravagé un couvent de Louviers, deux prêtres, innocents peut-être, Mathurin Picard et Thomas Boullé, seront « l'un brûlé vif et l'autre mort »; coupables, assurait-on, assurait le diable en personne, d'avoir détraqué ce couvent en l'initiant aux « abominations » quiétistes (1) Après le livre, assez

 

(1) On n'aura pas oublié j'espère, ce numéro du Mercure de France pour 1623, où nous renvoyait tantôt le P. Archange; numéro si important dans l'histoire que nous racontons, puisqu'il publiait in extenso l'Edit de Séville, c'est-à-dire, le portrait avant la lettre, le signalement ne varietur de tous les Illuminés ou quiétistes français, présents et, futurs, vrais ou prétendus. Par une rencontre funeste, ce même fascicule apprenait aussi ou rappelait à ses lecteurs d'autres histoires contemporaines, encore plus propres que celle de Séville à bouleverser les esprits. Après quinze pages sur les Rose-Croix de Paris (Compagnie des Invisibles), on passait aux diableries : « Nous avons rapporté au tome du Mercure, année 1611 (l'affaire Gaufridyl... ; on vient (1623) d'imprimer l'histoire véritable et mémorable de ce qui s'était passé, l'an 1613, en l'exorcisme que firent le Père Domptius et Frère Michaelis d'une Marie de Sains, religieuse du monastère Sainte-Brigide de l'Isle-les-Flandres, soi-disant Princesse de la Magie. u Heureusement la procédure fut cassée par les commissaires du Nonce à Bruxelles, et Marie sauvée du bûcher. On se contenta de l'enfermer pour le reste de ses jours. Richelieu et Laurbardemont montreront bientôt plus de zèle). Suivent mille détails d'une bouffonnerie tragique qui fermenteront demain dans les imaginations dévotes avec d'autant plus de virulence que le rédacteur du Mercure, en bon journaliste, ne manquait pas l'occasion d'évoquer, autour de Marie de Sains, un long cortège de magiciennes et de possédées : Nicole Aubry, de Laon, Marthe Brossier, Barbe Buvée, d'Auxerre, Denise de la Cailles de Beauvais; elles semblent inviter Jeanne des Anges et Madeleine Bavent à les suivre ; elles leur apprennent le protocole des possessions. L'Antéchrist, paraît-il, venait de naître « l'an 16o6 d'une juive et d'un incube au pays de Judée »; après une courte villégiature en Provence, chez Gaufridy, il avait transporté son quartier général dans les Flandres (de Lille à Montdidier, où le P. Joseph le retrouvera bientôt, il n'y a qu'un pas). Il a pour agents Adocucq, Acucq, Antiocucq, personnages dent l'immonde naissance nous est également racontée en termes crus. On ne comprend pas que la censure de ce temps-là ait à ce point perdu le sens, dat veniam corvis...

 

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féroce déjà du P. Archange, nous en aurons un autre, encore plus affolant, et d'ailleurs, plus absurde : La Piété affligée ou discours historique et théologique de la possession des religieuses dites de Sainte-Élisabeth de Louviers... par le R. P. Esprit du Bosroger, provincial des RR. PP. Capucins de la Province de Normandie, Rouen, 1632 ; plus toute une série de brochures, riches en détails horrifiques ou obscènes et dont plusieurs ont été rééditées de notre temps pour l'amusement des bibliophiles (1). A Dieu ne plaise que je remue ce fumier. Mais comme c'est ici un des épisodes les plus significatifs dans le développement de l'agitation anti-mystique au XVIIe siècle, je dois retenir de cette

 

(1) On trouvera la bibliographie du sujet dans les ouvrages spéciaux. J'indiquerai uniquement les ouvrages que j'ai consultés : Histoire de Magdeleine Bavent... avec sa confession générale et testamentaire, où elle déclare les abominations, impiétés et sacrilèges qu'elle a pratiqués et vu pratiquer tant dans le dit monastère (de Sainte-Elisabeth) qu'au Sabbat, et les personnes qu'elle y a remarquées. Ensemble l'arrêt donné contre Mathurin Picard, Thomas , Boulle et la dite Bavent, tous convaincus du crime de Magie (par le P. Desmarets, de l'Oratoire, sous-pénitencier de Rouen), Paris, 1632. Il a paru de ce livre une réimpression textuelle, à Rouen, chez Lemonnyer en 1878. - Vie de la Mère François e de la Croix, institutrice des religieuses hospitalières de la Charité de Notre-Dame..., Paris, 1745. Une réimpression des principales pièces relatives à cette affaire, fût faite en 1879. Recueil devenu très rare. Un exemplaire en est conservé à la bibliothèque de Rouen. J'ai en mains la seconde partie de ce recueil, sans lieu ni date, et j'en ai tiré quelques citations. Cf. aussi Alex Féron : Le Dr Pierre Maignart : une controverse médicale au XVIIe siècle, à Rouen chez l'auteur. Controverse d'une extrême violence entre Pierre Maignart (neveu de Charles M. de Beruières) et Yvelin. Maignart faisait partie de la commission d'enquête et croyait, dur comme fer, à la possession. Yvelin plus sceptique.

 

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épouvantable aventure quelques détails qui nous intéressent directement et que, du reste, la « littérature. » du sujet a jusqu'ici négligés.

Aussi bien, la possession de Louviers en 1643, prise en elle-même, n'offre-t-elle rien d'imprévu: C'est une seconde édition, un plagiat de Loudun (1635), qui, du reste, copiait servilement les diableries précédentes. J'imagine que de la Salpêtrière à Nancy, le spectacle ne change guère. Les scènes de Loudun étant dans toutes les mémoires, la moindre crise d'hystérie, fouettée par ces brûlants souvenirs, tournait à la possession. Mais au lieu qu'à Loudun presque tout le couvent avait été secoué par la contagion; il semble qu'à. Louviers. cinq ou six exceptées, le gros dé la communauté, une cinquantaine de religieuses, ait tenu bon, et Dieu sait pourtant que les exorcistes firent ce qu'il fallait, et même davantage, pour les détraquer. C'est là, même pour moi, une sorte de miracle, et une assez grave raison de croire, sinon à la parfaite innocence de Picard et de Boullé, du moins à la solidité foncière et à la saine orthodoxie de leur direction. Combien de fois devrai-je répéter qu'un prêtre corrompu et corrupteur n'est pas nécessairement quiétiste ; pas plus qu'Urbain Grandier, malgré son inconduite notoire, n'était magicien ! Je laisse Boullé plus louche peut-être, mais qui ne serait intéressant pour nous que dans la mesure très problématique où Picard l'aurait d'abord infecté de son propre venin, Picard en qui l'on s'accorde à voir le personnage principal de cette tragi-comédie. Autre indice, et dont je n'ai pas besoin de souligner l'importance : longtemps confesseur des religieuses, et, par suite, observé longtemps avec dés yeux à qui rien n'échappe, nul que je sache rie soupçonnait encore ni sa doctrine ni ses moeurs, lorsque les commissaires, envoyés en août 1643 « par sa Majesté pour prendre connaissance de l'état des religieuses qui paraissent agitées (charmant euphémisme!) au monastère de Louviers », commencèrent leur enquête. Il était mort depuis quelques mois en réputation de vertu, mais,

 

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au cours des exorcismes, les démons révélèrent son infamie. C'est une des hontes, ou plutôt un des paradoxes de ce temps-là. Encore faut-il les comprendre. Suivez donc le raisonnement de la commission d'enquête; deux évêques; je vous prie, Montchal de Toulouse, Péricard d'Evreux, deux docteurs de Sorbonne, l'un et l'autre chanoines de Notre-Dame; M. de Morangis, conseiller du Roi, et, dans leurs bagages, trois médecins. Les mouvements et agitations que nous avons remarqués, disent-ils, surpassent « la force et le naturel » de ces filles. Car elles courbent « leur corps en derrière en forme d'arc sans s'appuyer des mains, ne touchant la terre que des talons et du front ». Les savants et longs propos qu'elles tiennent ne surpassent pas moins « leurs capacités naturelles (1)» . Si violentes, du reste, qu'aient été leurs agitations pendant les quatre ou cinq heures que dure l'exorcisme, la séance finie, elles ne laissent pas voir la moindre trace de lassitude. Mieux encore, si abominables qu'aient été leurs gestes et leurs discours, elles ne sont plus, la crise finie, que douceur, modestie et dévotion. D'où il suit enfin que tout ce qu'elles font et, chose plus grave, tout ce qu'elles disent, c'est le diable qui le fait, qui

 

(1) Ces acrobaties qui aujourd'hui n'étonnent plus personne, ont fait perdre le sens à la commission, et au P. Esprit : « Les plus subtils de ce temps, écrit ce dernier, se trouveront, je m'assure, bien embarrassés en leur discernement à la seconde preuve que nous allons produire, parce qu'ils auront peine de concevoir tant de postures et de souplesses en de simples filles, et que, malgré eux, ils apercevront quelques marques infaillibles de la possession. Eh ! que pourront-ils dire, je vous prie, parlant avec sens, lorsque mille personnes leur auront fait savoir qu'ordinairement les démons après leurs contorsions et agitations mettent ces filles ainsi tourmentées en un arc parfait » p. 246). Autre phénomène, moins banal, mais non plus diabolique : « Putiphar agitant la Sœur M. du Saint-Sacrement, la fit monter d'une grande impétuosité sur un mûrier..., la (poussant) si avant qu'il la fit approcher du sommet des plus petites branches et lui fit faire presque tout le tour du mûrier sur ces faibles branches » (p. 25o). Du reste, aussi excellents prédicateurs et théologiens que gymnastes : « Vrai Dieu ! combien de fois avons-nous été ravis par les beaux discours que cet esprit de rébellion a proférés par la bouche de cette pauvre fille touchant... la hiérarchie des anges » (p. 3o3). La rhétorique d'Aristote n'avait pas de secrets pour le diable Grongad. « Marie Chéron..., si jeune qu'elle n avait pas encore le voile. Grongad la possédait et un jour elle ravit en un discours plein des plus hautes et plus nobles figures tous les assistants » (p. 310). Nombreux détails sur les charmes ou maléfices, retrouvés sur les indications du diable.

 

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le dit par elles. On sait bien que le mensonge lui coûte peu, mais prenez donc garde : il ne se décide à parler qu'après des sommations pressantes et il ne le fait qu'avec une extrême répugnance. Aussi averti, aussi véridique, nous pouvons, nous devons le croire. Les infâmes qu'il dénonce, n'aurait-on contre eux que son témoignage, sont dignes du feu (1).

 

II.- Entre les cinq hystériques de Louviers que le diable s'était choisies comme truchements, il en est une qui parait avoir eu toutes ses complaisances. Prédilection que justifient d'ailleurs la prodigieuse volubilité, et peut être plus encore la moralité, apparemment fort suspecte, de cette odieuse créature. C'est Madeleine Bavent, dite de la Résurrection. Une folle et une sotte, mais assez madrée. Elle mène, si j'ose dire, par le bout du nez les graves commissaires avides et haletants. Ils l'écoutent le plus sérieusement du inonde lorsqu'elle leur raconte que son plus intime,

 

le diable Dagon était venu à elle en une forme bien horrible, savoir la moitié du corps de la partie d'en haut en homme, ayant les cheveux levés comme des cornes et étincelants, le visage fort noir, et aux deux coudes deux couettes de poil noir, environ un demi-pied de long chacun, et tout nu, et la partie d'en bas du dit Diable était d'une bête comme d'un serpent tors et fort noir..., lequel lui dit qu'elle était la bienvenue (2)...

 

Encore si elle se bornait à les entretenir de ses relations avec ces croquemitaines, les commissaires qui la gobent, bouche bée, ne paraîtraient que ridicules ; mais ils ne lui feront pas un moindre crédit lorsqu'elle dénoncera ses inspirateurs et ses complices, les deux prêtres qui l'ont pervertie. Nous ignorons les raisons de la haine qu'elle semble avoir vouée à l'un et à l'autre, à Picard surtout (3). Satisfait-

 

 

(1) Attestation de messieurs les commissaires, réédition moderne s. l. n. d.

(2) Procès-verbal du Pénitencier d'Evreux.

(3) Les convulsions avaient commencé, je crois, sur la tombe de Picard.

 

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elle en les chargeant quelque vieille rancune; se promet-elle de se concilier des juges qui, même si elle était plus ou moins coupable, lui sauraient le plus grand gré d'avoir démasqué de tels imposteurs ; ou simplement veut-elle libérer par là sa propre conscience? Qui le dira? Quoiqu'il en soit, voici comment sous la dictée de Madeleine et du diable, on a reconstitué pièce par pièce, la carrière et les manoeuvres de Mathurin Picard. A l'origine de tout le désordre, raconte le P. Esprit du Bosroger, nous découvrons

 

un malheureux séducteur (Picard) qui s'était acquis l'estime, à Paris et en d'autres lieux, d'être fort spirituel. Etant consulté sur l'établissement de cette maison (le monastère de Sainte-Elisabeth), il s'en institue adroitement le directeur, promettant que, par ses soins..., ce monastère surpassera tous les autres en sainteté. Ce misérable homme qui, environ ce temps-là, avait eu grande habitude avec une certaine secte d’Illuminés qui vint alors en notre connaissance, sut si bien composer ses gestes qu'on le regardait comme un ange envoyé du ciel.

 

Ce n'est sans doute pas la seule Madeleine qui les aura mis sur cette dernière piste. Il se pourrait, en effet, que Picard, déjà suspect auprès de certains par ses relations avec les prétendus Illuminés de Montdidier que nous connaissons déjà, se trouvait depuis quelques vingt ans sur la liste noire dressée par le P. Joseph. Il se peut également qu'on n'ait appris ces mêmes relations que pendant les enquêtes que déclanchèrent les exorcismes de Louviers sur la vie antérieure du personnage.

 

Comme il les voit ardentes pour l'acquisition des vertus, il leur élève insensiblement le coeur par des discours remplis de présomption.

 

Ces discours, le P. Esprit ne les a pas entendus, mais il les devine, l'Édit de Séville et le livre de son confrère, le P. Archange, lui donnant la clé des révélations probablement

 

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moins précises, qui ont été faites pendant les exorcismes.

 

« Il ne faut plus ramper, leur dit-il souvent, comme le vulgaire, en l'exercice de tant d'examens, de réflexions, de discernements sur ses actions ; il faut voler avec les aigles, laisser les tonnerres et les brouillards des passions et des dérèglements humains se dissiper, et consommer d'eux-mêmes en la basse région de l'âme ». Il ne leur parlait que de contemplation, inaction, lumière, extase et union de transformation et adhésion (1).

 

Lieux communs que tout cela, et répétés à satiété par l'unanimité des mystiques. Mais Picard étant une fois pour toutes baptisé quiétiste, il ne peut que tirer à un sens immonde les maximes traditionnelles qu'il lui arrive de débiter. Car enfin, poursuit le P. Esprit,

 

je ne doute pas que ce pipeur n'eut dessein de ressusciter la honteuse secte des Valentiniens.

 

Comment en douterait-il? Ne sait-il pas, de science certaine, que Madeleine Bavent allait au Sabbat en compagnie de Picard ? « Sa façon d'agir était le train de la Magie et du Sabbat ». Deux fois infâme, il a deux besaces : dans celle de devant, tous les crimes dont l'Édit de Séville d'abord, le P. Ripault ensuite, ont publié le catalogue et qu'il n'est pas vraisemblable que ce quiétiste n'ait pas commis un à un ; dans celle de derrière, tous les crimes fraternels mais différents que les magiciens font profession de commettre. Ajoutez à cela une nécessité intrinsèque, et pour ainsi dire doctrinale.

 

Cette spiritualité qui prenait l'essor si haut qu'elle élevait ces créatures mortelles entre les chœurs des anges, devait pour réussir selon les sales désirs de cet impudique directeur, s'achever par la sensualité (2).

 

Après quoi, le bras séculier, en l'espèce le Parlement de Rouen, n'avait plus qu'une chose à faire : brûler vif ce

 

(1) La Piété affligée, pp. 43-48.

(2) Ib., pp. 49-50.

 

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misérable. On ne pouvait pas, puisqu'il était mort. Qu'à cela ne tienne, on le sort de terre, on fait une place à ce débris dans la charrette qui conduisait Thomas Boullé au bûcher, et ils sont brûlés de compagnie, le mort et le vif, « au vieil marché de Rouen le vingt-unième août 1647 ». L'endroit était bien choisi.

Deux, c'est beaucoup. Madeleine néanmoins s'était promis davantage. Comme elle n'était pas tout à fait sûre d'échapper elle-même au bûcher, il lui aurait moins déplu d'y aller en procession. A l'en croire, plusieurs autres religieuses de Louviers auraient suivi, de gaîté de coeur, les immondes consignes de Picard et de Boullé. Chose curieuse, ces autres habituées du Sabbat, le P. Esprit les veut parfaitement innocentes. Redevenu menteur pour la circonstance, le diable aurait calomnié ces pieuses filles. Pourquoi pas de même Picard et Boullé ? A ces deux prêtres, l'insatiable Madeleine en aurait volontiers ajouté un troisième à savoir le fondateur même du monastère, Pierre David, mort depuis longtemps sans doute, mais qui dirigeait encore le couvent lorsqu'elle avait pris le voile. Dans les premières années du règne de Louis XIII, ce David faisait partie d'un petit groupe de mystiques parisiens qui se réunissait, dans « l'hôtel de M. Mangot, Garde des sceaux, rue de la Verrerie, paroisse de Saint-Jean-en-Grève »... maison d'honneur et de piété fréquentée par plusieurs ecclésiastiques vertueux et par quelques personnes laïques appliquées à la plus haute dévotion. « Pierre David, nous dit-on encore e confessait toutes les femmes de qualité de ce quartier » : une sainte veuve « Catherine le Bis, veuve de M. Jean Rennequin, procureur à la Chambre des Comptes de Rouen... (l') avait pris pour directeur de sa conscience ». Vers 1617, il avait fondé, avec Mme Rennequin, une congrégation d'hospitalières, qui fut d'abord chargée de l'hôpital de Louviers (1). Et depuis lors, il était resté dans cette ville,

 

(1) Vie de la V. Mère François e de la Croix, passim.

 

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uniquement occupé, semble-t-il, de diriger ce couvent. Ni sa doctrine spirituelle ne semble avoir été soupçonnée de son vivant, ni sa vertu. On s'explique mal que, pour mettre en question l'une et l'autre, on ait dû attendre les exorcismes de 1643 et les dénonciations de Madeleine (1).

 

David qui nous conduisait toutes, dit-elle, était un horrible prêtre. Il nous lisait le livre de la Volonté de Dieu composé par un religieux capucin (Benoit de Canfeld), qui servait quasi de seule et unique règle en ce temps-là dans la maison. Mais il l'expliquait d'une façon étrange, approuvée néanmoins et suivie par les Mères qui nous gouvernaient. Ce mauvais homme..., sous prétexte d'introduire la parfaite obéissance, qui doit aller jusqu'aux choses plus... répugnantes à la nature, introduisait des pratiques abominables. Les religieuses passaient pour les plus saintes

 

qui se permettaient en public, et jusque dans le choeur, les extravagances les plus indécentes.

Les commissaires ne se trompaient qu'à moitié. Oui, en effet, dans cette savante macédoine de réminiscences véridiques et d'évocations beaucoup plus douteuses, se laissent deviner soit une perversité d'esprit qui dépasse la « capacité naturelle » de Madeleine, soit une connaissance assez approfondie de la controverse anti-quiétiste. Si pleine qu'elle soit de venin, cette fine mouche n'aurait pas songé d'elle-même à établir un rapprochement aussi nécessaire entre les lectures qu'on faisait jadis à Louviers et les pratiques abominables qu'auraient canonisées ces lectures. D'une manière ou d'une autre, les commissaires lui auront suggéré, bien à leur insu, ce moyen d'atténuer l'invraisemblance flagrante de ses calomnies, tant de ferventes religieuses se pliant, sans résistance, aux monstruosités qu'on nous dit. Avec ou sans Canfeld, du reste, l'édifice ne tient pas debout. A qui fera-t-on croire, en effet, que de David à

 

(1) Il se peut que David ait été en relations avec les prétendus Illuminés de Picardie.

 

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Picard, puis à Boullé, c'est-à-dire pendant quelque trente ans, une tradition aussi infâme, et d'une infamie aussi peu secrète, se soit perpétuée dans une communauté aussi nombreuse, sans que les supérieurs ecclésiastiques, les parents de ces filles, les voisins, en aient eu la moindre nouvelle. Aussi bien Madeleine varie-t-elle étrangement sur le nombre de ces magiciennes ; tantôt presque toute la maison, tantôt quatre ou cinq; et celles-ci, le P. Esprit de Boiroger les voit plus blanches que l'hermine. Avec cela, pas l'ombre d'une preuve, en dehors des déclarations que l'on a obtenues de ces hystériques au plus fort de leurs crises. En vérité, les abominables ne sont pas ici du côté où on nous les montre, ou du moins les abominations (1). Mais encore une fois, il ne saurait être ici question de soumettre à une critique minutieuse l'ensemble de ces procédures. J'ai seulement voulu montrer le degré de virulence que pouvait atteindre le préjugé anti-mystique dans les milieux surchauffés de cette époque ; la facilité désastreuse avec laquelle d'excellents esprits associaient alors, dans une même épouvante, la contemplation et la magie, le diable et Canfeld. La plupart des lecteurs ne s'embarrassaient pas des justes réserves, des subtiles distinctions que ne pouvaient manquer de faire le confrère de Canfeld qu'était le P. Esprit et le contemplatif éminent, canfeldien lui-même, qu'était le P. Archange Ripault. On ne retenait qu'un seul trait : ces prêtres, qui ont toujours Canfeld à la bouche, ces prêtres vont au sabbat. Post hoc ergo propter hoc ; d'où l'on concluait sans hésiter que la théologie mystique elle-même est une invention du diable. Croyez-en plutôt ces quelques lignes encore moins absurdes que malfaisantes. Picard

 

(1) Les parents et les amis de Picard ont protesté contre la sentence. D'après le recueil cité plus haut, la Bibliothèque de Louviers posséderait une apologie manuscrite de ce malheureux : L'innocence opprimée ou défense de Mathurin Picard, curé du Ménil-Jourdain, par le successeur immédiat du dit Picard. Je n'ai pas lu cet ouvrage. David, mort depuis longtemps, ne semble pas avoir eu de défenseur. Boullé non plus, soit qu'on n'ait vu en lui qu'un simple comparse, soit qu'on ait eu, par ailleurs, la preuve de son inconduite.

 

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préparait les religieuses à ses impurs et enivrants discours par de mauvais livres qu'il leur faisait lire en cachette;

 

ce détail aggravant est d'ailleurs formellement nié par Madeleine elle-même.

 

affreux ouvrages, cachant la sensualité sous le mysticisme. Citons entre autres : la Perle évangélique, la Théologie germanique, et le plus pernicieux de tous, le livre de la Volonté de Dieu.

 

de Canfeld (1). On ajouterait avec autant de raison à ce cortège de corrupteurs, le maître de Canfeld, Harphius ; l'auteur de la Perle, qui fut un des maîtres de Bérulle : avec eux, et sans exception, tous les mystiques. Puisqu'il y a des messes noires et des confesseurs impudiques, condamnons au feu, comme encore plus pernicieux que la Volonté de Dieu, tous les livres qui traitent de la confession et du Saint-Sacrifice.

 

III. - Le dernier acte de ce long drame n'en est pas le moins douloureux. La scène est à Paris maintenant. On se rappelle la fondation des hospitalières de Louviers en 1617. Après la mort de la fondatrice, Mme Hennequin, en 1622, plusieurs de ces religieuses, qui avaient à leur tête François e de la Croix, revinrent à Paris, où on leur confia l'hôpital de la Place Royale, à quelques pas des Minimes. Les lettres patentes sont de 1625. David était resté à Louviers, avec plusieurs religieux de la communauté primitive. Celle de Paris ne relevait plus de lui. Entre les deux, pour des raisons que nous ignorons, tous les ponts étaient coupés, et, je le répète, depuis 1625, c'est-à-dire plus de vingt ans avant les scènes de Louviers (1625-1643) (2). Mais cet alibi éblouissant

 

(1) Histoire de Madeleine Bavent, réédition de 1878, notice par l'éditeur, p. 8.

(2) Ici une question se pose que je n'ai pas le droit d'éluder. Si la Mère François e, dont le haut mérite nous est parfaitement connu, a ainsi décidé, après la mort de sa cofondatrice, Mme Hennequin, de quitter Louviers pour Paris - elle et un assez grand nombre de ses soeurs - ne serait-ce pas, demandera-t-on, qu'il lui déplaisait de rester sous la direction de David ? Oui, sans doute, mais bien que nous ignorions ce qu'elle reprochait exactement à son ancien directeur, je suis comme assuré qu'elle ne le soupçonnait pas des abominations dont, vingt ans après, Madeleine Bavent le dira coupable. Sans cela, elle eut rompu beaucoup plus tôt avec lui - et avec elle Mme Hennequin et tant d'autres religieuses exemplaires. La communauté se trouvait assez divisée, et, je le croirais volontiers, par la faute de David, assez tyrannique peut-être, ou peut-être aussi quelque peu visionnaire. Dès le début de la fondation, on s'était heurté à certaines difficultés qui provenaient de la mésentente entre David, d'un côté, et de l'autre, un P. Vincent de Paris qui gouvernait l'hôpital des hommes, mais qui n'aurait peut-être pas été fâché de gouverner aussi nos hospitalières. Il leur avait adjoint deux jeunes religieuses de ses dirigées, espérant, peut-être, s'insinuer par elles dans la place. David, en cela d'accord, si je ne me trompe, avec Mme Hennequin et avec François e, congédia au bout de peu de temps les deux étrangères. Colère du P. Vincent qui intente de ce chef un procès à David et à la communauté de Louviers. Enquêtes et ce qui s'en suit de 1619 à 1621 ; Vincent débouté, à tort ou à raison, de son appel. Il est possible que cette agitation ait plus ou moins désorganisé la communauté, et que, David victorieux ait fait sonner avec trop de rigueur l'autorité qu'il avait failli perdre. Possible aussi que sa tête ait chaviré. Mais enfin nous ne savons rien des circonstances qui expliquent cet exode, et les ponts rompus entre Louviers et Paris.

 

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ne sauvera pas « la petite Mère François e », comme on l'appelait alors, du supplice que nous allons dire. Après, longtemps après, le départ de nos Parisiennes, raconte le biographe de François e, il se passa au couvent de Louviers « des événements tristes et douloureux qui le déshonorèrent extrêmement. Soit que le sieur David ait eu le malheur, après avoir commencé avec zèle, de s'en départir dans la suite, quoiqu'il y ait plus d'apparence qu'il a été calomnié après sa mort; soit plutôt que le désordre soit arrivé immédiatement après sa direction, pendant la supériorité de ses successeurs (Picard et Boullé)..., la nouvelle communauté de Louviers, en tout ou en partie, dégénéra absolument des devoirs les plus communs des filles chrétiennes et religieuses, et le dérèglement y vint à un point que le mal transpira au dehors (1) ». Comme on le voit, ce biographe s'en tient à la chose jugée, et à la version reçue de son temps (1745, cent ans après), non sans laisser voir du reste que l'affaire lui paraît obscure. La vérité sur Picard, Boullé et les religieuses lui importe peu, et d'autant moins que son unique souci est précisément de montrer que François e n'a été mêlée ni de près ni de loin aux scandales

 

(1) Vie de la V. Mère François e... pp. 13o-131.

 

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de Louviers. Et en vérité on se demande par quelle aberration ils ont bien pu l'y mêler. Madeleine Bavent nous l'expliquerait, si nous pouvions l'aborder. C'est elle, en effet, - elle ou le démon; mais ils ne font qu'un - qui nomma son ancienne soeur, d'avant 1625, parmi les autres malheureuses que David avait séduites. Ceci, au cours d'une nouvelle information ordonnée par le Parlement de Rouen en 1647. En suite de quoi, « la vénérable Mère ( François e) fut... obligée, le 23 mars 16 48, de comparaître au prétoire de l'officialité (parisienne), comme accusée des crimes les plus horribles, pour y répondre à l'interrogatoire le plus humiliant où jamais une fille religieuse ait pu être exposée. Le 28 mars, on ordonna contre elle la visite des médecins. » A notre dégoût, mesurez le sien. La cervelle de ces gens-là, nous ne la connaissons que trop; mais comment avaient-ils le coeur fait? L'enquête durera plus de trois ans.

« L'enlève-t-on de son monastère pour la faire comparaître devant ses juges, une foule de peuple accourt de toutes parts pour la voir. Chacun la montre au doigt comme une sorcière et une magicienne. Les huées et les clameurs recommencent lorsqu'après les interrogatoires... on la reconduit à son monastère. Les ennemis de sa maison non contents de faire à ses religieuses un détail des crimes les plus atroces, dont ils noircissaient la réputation de l'Institutrice (fondatrice), donnaient à des colporteurs des libelles contre elle, et ne manquaient pas de les envoyer crier aux portes du monastère (1) ». Chose incroyable; ils finirent par l'acquitter (1653). A quoi pensaient-ils? Innocente, cette femme que le diable lui-même déclarait avoir conduite au sabbat, et qui, du reste, ne pouvait pas ne pas y être allée, puisque son directeur lui faisait lire Canfeld ! Aussi faut-il espérer que, malgré la sentence d'acquittement, les bons esprits ne voulurent pas croire à son innocence. Après tout, il n'y a pas de fumée sans feu (2) !

 

(1) Ib., pp. 163-164.

(2) François e mourut en 1657. Elle avait environ soixante-six ans. J'ai déjà cité, dans mon tome VI, une lettre de Marie de l'Incarnation où il est parlé de cette horrible affaire. En 1648, à son fils, Dom Claude Martin, qui était alors à Séez : « Il n'y a rien que nous devions tant appréhender que les dévotions écartées... L'on m'en écrit de France des exemples épouvantables, arrivés à quelques personnes religieuses qui ne sont pas loin de vous L. Louviers, manifestement. Puis, en 1649: « Vous m'avez obligée de me dire des nouvelles des religieuses de Louviers, surtout de la petite Mère François e (qui n'était plus à Louviers, depuis 1625). Nous avons céans une de nos soeurs converses qui a été novice dans une maison qu'elle ( François e) a fondée... Elle nous a fait une si grande estime de cette Mère qu'ayant appris qu'elle avait été accusée de magie et de sortilège nous en avons été toutes effrayées... C'est une chose horrible de voir les abus qui se sont glissés depuis quelques années parmi plusieurs personnes spirituelles. Non que je voulusse avoir du soupçon de celle-ci. » Lettres, édition Richaudeau, I, p. 412. C'est ainsi que de Paris au Canada se propagent les paniques. Forte du témoignage rendu par une de ses anciennes novices à la Mère François e, Marie de l'Incarnation se défend de croire à l'infamie de celle-ci. Mais elle résiste moins à la rumeur publique, lorsqu'il s'agit en bloc de « plusieurs personnes » soupçonnées également, et peut-être avec la même injustice.

 

 

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