II - ITALIE-PORTUGAL
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PRIÈRES

DEUXIÈME PARTIE ITALIE — Portugal (Novembre 1536. - Avril 1541.)

 

I

II

III

IV

DÉCLARATION DE FRANCISCO DE XAVIER.

SUFFRAGE.

AUTRE DÉCLARATION.

V

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER A LA COMPAGNIE DE JÉSUS A ROME.

VI

VII

VIII

 

I

 

Il avait été convenu, on se le rappelle, que les disciples d'Ignace le rejoindraient à Venise, dans les premiers jours de l'année 1537. Depuis ce moment, leur nombre s'était accru. Entraînés par la puissance de l'exemple, trois jeunes gens, aussi distingués par leur science que par leur mérite personnel, s'étaient joints à nos fervents religieux, avec la résolution de partager leur vie de pauvreté, d'humilité, d'obéissance et de dévouement. C'étaient deux prêtres, Claude Lejay et Etienne Brouet, et un laïque, Jean Codure; tous les trois avaient fait les mêmes voeux le jour de la fête de l'Assomption, et Xavier et ses frères» avaient renouvelé les leurs en même temps.

Ils partirent donc, pour se rendre à Venise, au  nombre de neuf : François de Xavier, Pierre Lefèvre, Diego Laynez, Alfonso Salmeron, Simon Rodriguez, Nicolas Bobadilla, Claude Lejay, Etienne Brouet et Jean Codure. Ils se mirent en route le 15 novembre 1536, vêtus de la robe longue, un bâton à la main, le bréviaire sous le bras, le chapelet sur leur poitrine, extérieurement, afin de témoigner, dans les pays protestants qu'ils traverseraient, leur attachement à la religion catholique; ils portaient sur le dos une petite valise contenant quelques livres et leurs manuscrits. Le voyage devait se faire à pied, en demandant l'aumône, et devait être de longue durée, car la guerre avec Charles-Quint rendant impraticable une grande partie des frontières, ils se virent forcés de passer par la Lorraine, de descendre par l'Allemagne et de traverser la Suisse pour gagner l'Italie.

Xavier, heureux de marcher enfin vers le but tant désiré par son zèle et sa ferveur, suivait courageusement ses frères depuis plusieurs jours, lorsque, tout à coup, il leur déclare avec une tristesse navrante qu'il ne peut aller plus loin

— Mais pour quel motif? lui demandent-ils avec empressement. Vous êtes malade, n'est-ce pas?

— Oui, je l'avoue...

— Je m'en doutais, dit Lefèvre qui connaissait bien son ami; votre visage porte l'empreinte d'une grande souffrance. Qu'éprouvez-vous?

— J'ai un peu de fièvre... je ne puis plus marcher... Continuez sans moi, je vous rejoindrai plus tard.

— Que nous vous laissions ici ! que nous vous abandonnions ! Certainement non. Il doit y avoir un médecin dans ce village ou dans les environs; nous allons vous soigner et non vous quitter.

A ce mot de médecin, François pâlit, et portant sur son ami un regard suppliant:

— Oh ! non, lui dit-il, je vous conjure de me laisser ici et de partir.

Lefèvre insista néanmoins, et Xavier se vit forcé d'avouer toute la vérité à celui qui, depuis si longtemps, possédait toute sa confiance. Voici ce qu'il lui apprit :

Un des plus grands plaisirs de Xavier, dans sa vie d'étudiant, avait été celui de la course ou des jeux dans lesquels on se plaisait à admirer la souplesse, la grâce et la légèreté de ses mouvements. Il excellait dans tous les exercices du corps, et cette étonnante agilité, jointe à son élégance naturelle et à sa remarquable beauté, excitait autour de lui un murmure si flatteur, qu'il ne se refusait jamais à ce genre d'amusement. Cette vanité, François la déplorait amèrement depuis qu'il en avait compris le néant, et dans son désir de l'expier, il avait imaginé de serrer autour de ses jambes, et jusqu'au-dessus du genou, de petites cordelettes qui, après quelques jours de marche, avaient produit une enflure assez considérable pour couvrir entièrement ces ligatures. Cette douloureuse torture, le jeune saint l'avait soufferte jusqu'alors sans que nul de ses frères pût se douter du supplice qu'il s'imposait. Lefèvre, aussitôt, fit part à ses compagnons de cette triste découverte; ou porta le cher malade jusqu'au village le plus proche et on appela un chirurgien qui déclara. l'opération impraticable

— Dieu seul, dit-il, pour l'amour de qui la chose a été faite, peut en guérir les fâcheux résultats. Tenter de retirer les liens, c'est exposer le malade à mourir pendant l'opération.

Xavier plein de confiance dans la bonté infinie, et bien certain qu'elle ne permettrait pas qu'il fût un obstacle au prompt départ de ses frères, engagea ces derniers à demander à Dieu ce témoignage de sa protection sur leur entreprise

— Le chirurgien a raison, dit-il, il faut demander à Dieu de me guérir; il le fera, j'en ai la confiance. Tous, à l'instant, se mettent en prière; c'était le soir. Le malade s'endort et passe une nuit très-calme; le lendemain matin les ligatures étaient tombées d'elles-mêmes, par petits fragments, l'enflure avait disparu, l'inflammation avait cessé, les liens n'avaient laissé nulle trace sur la peau, Xavier était plein de santé.

Après de ferventes actions de grâces, on se remit en marche. Le passage de nos pèlerins à travers l'Allemagne ne fut pas exempt de danger. Les hérétiques, reconnaissant leur orthodoxie au chapelet qu'ils portaient ostensiblement, les insultaient, les menaçaient, ne leur épargnaient aucun outrage. Mais la Providence, qui veillait sur eux, leur donna le courage de supporter toutes ces épreuves sans se plaindre, et de la remercier même au fond du coeur, en lui demandant la conversion de ces pauvres égarés; grâce à cette protection divine, ils arrivèrent heureusement à Venise, le 8 janvier 1537.

Leur saint maître les reçut avec des larmes d'attendrissement et de bonheur. Il désirait que ses disciples fussent présentés au souverain pontife avant leur départ pour la Palestine; mais le voyage de Rome ne pouvant effectuer dans le moment, il les dissémina dans les divers hospices de Venise; celui des Incurables fut assigné à Xavier.

Pour juger des progrès que notre saint avait déjà faits sous la direction de saint Ignace, rappelons-nous ce qu'il était au collège de Sainte-Barbe, quatre ans auparavant, et voyons-le maintenant à l'hôpital des Incurables, au moment où on lui dit qu'il y a, dans une salle voisine, un malade dont l'ulcère est si repoussant, qu'il faut un courage surhumain pour l'aborder.

Jamais encore l'élégant Francisco n'avait approché d'une plaie; il avait pour ces sortes de maladies une horreur instinctive qui les lui faisait fuir avec empressement; mais aujourd'hui c'est un homme nouveau; il est transformé de telle sorte, qu'en entendant parler du malade que chacun redoute, son visage semble rayonner de joie. Il entrevoit l'occasion de vaincre une répugnance qui lui paraît invincible, mais dont il espère triompher avec l'aide de Dieu. Don Inigo, son cher maître, ne lui a-t-il pas dit souvent :

« Francisco souvenez-vous qu'on n'avancer dans la vertu, qu'autant qu'on triomphe de soi-même ! L'occasion d'un grand sacrifice est chose si précieuse, qu'il ne faut jamais la laisser échapper ! »

Or, c'était pour Xavier une de ces occasions qu'il eût fort regretté de perdre. Il demande à voir ce malade; il s'en approche d'abord plein de force et de courage..... Mais l'odeur qui s'en exhale le dégoûte aussitôt et lui fait bondir le coeur !.... C'est le moment de triompher de lui-même pour faire un pas de plus dans la vertu, suivant la maxime de son saint ami.

A cette pensée, toute la générosité de ce beau caractère va se révéler : quelque grand que soit le sacrifice, il le fera.

Xavier tombe à genoux devant le malade, il l'embrasse affectueusement, il lui parle de Dieu, il le console et l'encourage, en mauvais italien, il est vrai, mais avec une expression de charité qui le rend bien plus éloquent que ne pourrait l'être le plus beau langage. Il découvre le membre ulcéré..... Son coeur bondit plus fort !.... la nature n'est pas vaincue..... Notre jeune saint veut en triompher à tout prix, car il sait qu'il combat sous l'oeil de Dieu! Il approche son beau visage de ce membre purulent..... Ce visage pâlit..... la nature se révolte.... Xavier se sent défaillir..... Il se hâte de porter ses lèvres sur la hideuse plaie ! Il la baise..... il va plus loin, il la suce !!!

Dieu attendait cette dernière victoire !

Xavier se relève plus heureux de ce triomphe sur lui-même, qu'il ne l'avait jamais été de ses brillants succès dans le monde.

Par ce seul trait on peut juger de l'exercice qu'il donna à son zèle, à sa charité, à sa mortification, pendant six semaines qu'il Vécut dans ce lieu de souffrances. Infirmier et serviteur des pauvres malades, les services les plus vils étaient ceux qu'il leur rendait préférablement, heureux d'expier dans ces exercices de charité sans gloire aux yeux des hommes, la vanité qu'il ne cessait de se reprocher.

Il ne faisait grâce à aucune de ses répulsions naturelles.,Il s'était noblement vaincu sous bien des rapports déjà; mais il restait encore une répugnance à surmonter : la vue d'un corps mort lui faisait mal, il était porté à s'en éloigner..., il s'en rapprocha, il ensevelit tous les corps des pauvres qui moururent dans cet hôpital, pendant le séjour qu'il y fit. Il voulait triompher de lui-même en toutes choses; il voulait saisir toutes les occasions de faire un sacrifice, afin d'avancer chaque jour dans la vertu.

Les malades s'attachèrent promptement aux soins de François de Xavier; jamais encore ils n'en avaient reçu d'aussi doux, d'aussi affectueux. Il avait des consolations pour toutes les souffrances, des encouragements pour toutes les peines, des paroles calmantes pour toutes lei douleurs, une tendre charité pour tous, et on l'aimait avec le plus touchant abandon de coeur.

« Que deviendrions-nous, disaient les malades, si nous avions le malheur de le voir quitter l'hôpital? » Pauvres malades !

 

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II

 

Les disciples d'Ignace de Loyola partirent de Venise, vers la Sin du carême, pour se rendre à Rome. Le voyage fut long et pénible ; il se fit à pied et en demandant l'aumône, qui souvent leur était refusée. «Ils marchèrent pendant trois jours, le long de la mer, pour se rendre à Ravenne, sans avoir obtenu même un morceau de pain. Après les austérités et les fatigues de Venise, c'en fut assez pour les exténuer; plusieurs d'entre eux tombaient sans pouvoir faire un pas de plus, au grand chagrin de leurs compagnons. Ils furent réduits à une telle extrémité, qu'étant entrés le dimanche de la Passion, dans un lieu planté de pins, ils se mirent à en cueillir quelques pommes, encore tout amères, et à y chercher une nourriture à laquelle ils furent bientôt forcés de renoncer. L'humidité de la saison, qui était extrêmement pluvieuse, les exposa aussi à de continuelles incommodités : après avoir été trempés toute la journée, ils passaient souvent la nuit en plein. air; heureux quand ils trouvaient quelques restes de pailles pour s'en couvrir et s'y étendre ! Comme ils n'avaient pas d'argent pour traverser les fleuves, ils étaient obligés d'abandonner aux bateliers tantôt un vieux couteau, tantôt un encrier, ou enfin quelque petite chose à leur usage, et quelquefois même une partie de leurs « pauvres vêtements. Dans une circonstance de ce genre, pour satisfaire un batelier mécontent, l'un d'eux, qui n'était pas dans les Ordres, se vit contraint de mettre son bréviaire en gage pendant que ses compagnons restaient en otage. De retour avec le prix demandé, il les délivra, et parcourut ensuite la ville d'Ancône en demandant l'aumône pour dégager son bréviaire.

« .... Quelquefois il fallut faire des milles entiers dans l'eau jusqu'à la ceinture et même jusqu'à la « poitrine. Un des voyageurs reçut la récompense immédiate de ses fatigues, car il avait une jambe malade par suite de l'échauffement du sang, et Dieu permit qu'il sortit de cet étrange bain tout à fait guéri.

« A Ravenne, les amis eurent un moment de repos, parce qu'on les reçut dans l'hôpital; maison ne leur donna qu'un lit. Trois d'entre eux, plus fatigués que les autres, devaient en profiter; et quand ils virent l'horrible saleté des draps, ils se décidèrent à s'en servir par vertu plutôt que par nécessité. Simon Rodriguez, un des trois, y renonça et s'étendit à terre, trouvent ce lit plus dur, peut-être, mais aussi plus décent que celui qu'on leur offrait. Alors il se sentit pris d'un violent remords pour avoir fui cette mortification, et il résolut de s'en punir à la première occasion...

« Cependant, ceux qui rencontraient nos pèlerins, tous étrangers, portant des vêtements pareils, et tous se dirigeât vers Rome, les prenaient fréquemment pour des gens de mauvais renom, venant en Italie afin de se faire relever de quelque censure, ou absoudre de quelques crimes énormes. Ils marchaient trois à trois, un prêtre et deux autres qui ne l'étaient pas encore, Espagnols et Français, aussi unis de coeur que s'ils eussent eu la même patrie ou fussent nés de la même mère. Chacun souffrait plus pour ses compagnons que de ses maux personnels, et avant de penser à lui-même, s'occupait toujours de les soulager. »

Le P. Bartoli, à qui nous empruntons cette citation, reproduit ici un fragment remarquable du récit de ce voyage écrit par un de ces héroïques pèlerins, et que nous ne résistons pas au désir de faire connaître à nos lecteurs, dans la persuasion que le trait cité se rapporte à notre saint.

« Lorsque je parcourais Ancône dit ce Père, pour recueillir en aumônes de quoi racheter mon bréviaire, j'aperçus sur la grande place un des nôtres qui mouillé et pieds nus, s'adressait aux femmes du marché pour en obtenir soit un fruit, soit quelques légumes. Je m'arrêtai à le considérer, et me rappelant la noblesse de sa naissance, les richesses qu'il avait abandonnées, ses grands talents naturels, l'étendue de ses connaissances acquises et les vertus qui lui auraient donné un si grand poids dans le monde, je me sentis profondément touché et indigne a d'être le compagnon de tels hommes. »

Citons encore, d'après le P. Bartoli, un trait bien touchant de la divine Providence à l'égard de ces héros évangéliques qui avaient tout quitté pour suivre Jésus-Christ et faire aimer sa croix.

« Après avoir passé trois jours à Lorette, et y avoir abondamment goûté les douces joies de la piété et un peu de repos, ils s'acheminèrent vers Rome, et arrivèrent à Tolentino de nuit, sans avoir même un morceau de pain pour réparer les fatigues du jour. Il pleuvait abondamment; ils ne rencontrèrent personne à qui pouvoir demander la charité. Trois d'entre eux allaient en avant, d'autres se tenaient le long des murs, un peu à l'abri de la pluie, et l'un d'eux marchait au milieu de la rue, n'ayant à craindre ni de se mouiller, ni de se salir plus qu'il ne l'était déjà; il vit venir à lui, au milieu de la boue, un homme de belle taille et, autant qu'il put en juger, d'une figure agréable. Celui-ci l'arrêta, lui prit la main, y mit quelques pièces de monnaie, et se retira sans dire un seul mot. Dès leur arrivée à une auberge, ils achetèrent un peu de pain, du vin et des figues sèches, magnifique repas pour eux et pour quelques mendiants avec lesquels ils le partagèrent (1). »

Nos voyageurs, dès leur arrivée à Rome, s'empressèrent d'en visiter les principales églises, et ils achevaient d'accomplir ce pieux pèlerinage , lorsqu'un personnage que nul d'entre eux n'avait remarqué, traversant la rue, vient droit à Xavier, et s'écrie en lui pressant les mains :

— Est-ce bien vrai, cher Francisco ? c'est vous que

 

1 Histoire de saint Ignace de Loyola et de l'origine de la Compagnie de Jésus, par le R. P. Daniel Bartoli. Trad. de l'italien, 2e édit., 1855, Paris.

 

je retrouve ici dans cet état de dépérissement, et vêtu d'une si étrange manière ?

— Oui, senhor Pedro, c'est bien moi; mais éclairé par maître Inigo, touché par la grâce et ne voulant plus vivre que pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.

— Et maître Inigo est-il aussi à Rome?

— Non, senhor; il nous attend à Venise où nous l'avons laissé pour venir, par son ordre, nous présenter au souverain pontife et lui demander sa bénédiction, ainsi que l'autorisation d'aller travailler à la conversion des infidèles dans la terre-sainte.

— Eh bien ! cher Francisco, venez au palais de la cour d'Espagne, où je réside pendant mon séjour à Rome, comme envoyé extraordinaire de notre seigneur l'empereur et roi, et je me charge de vous procurer très-promptement une audience de Sa Sainteté.

François de Xavier accepta avec empressement, ainsi que ses frères, le moyen que la Providence mettait à leur disposition. Il fut convenu qu'il se rendrait le lendemain, avec Pierre Lefèvre, au palais de la cour d'Espagne pour s'entretenir avec don Pedro Ortiz de l'affaire importante qui les avait amenés.

Pedro Ortiz, envoyé extraordinaire de Charles-Quint près le Saint-Siège, avait connu intimement Xavier et Lefèvre à Paris; il avait aimé notre jeune. saint comme l'aimaient tous ceux qui le connaissaient, et il lui fit les plus vives instances pour obtenir qu'il acceptât une chambre au palais de l'ambassade, mais ce fut en vain. François refusa de quitter l'asile qu'il avait trouvé dans l'hôpital espagnol, asile qu'il partageait avec ses frères, et où sa charité trouvait un exercice dans tous les moments dont il pouvait disposer.

Pedro Ortiz avait été à Paris un des plus ardents adversaires d'Ignace le Loyola; il avait fait tous ses efforts pour empêcher le jeune seigneur de Xavier de se laisser entraîner dans cette voie de pauvreté et d'humiliations qu'il ne pouvait comprendre, et il retrouvait maintenant l'aimable et élégant Navarrais tendant la main comme un mendiant dans les rues de la capitale du monde catholique; il le retrouvait pâle, défait, amaigri, presque méconnaissable. Don Pedro voulut savoir les motifs de ce changement, et lorsqu'il apprit les fatigues et les privations de tout genre que la sainte caravane avait endurées de Venise à Rome, lorsqu'il apprit que tous ces coeurs débordaient de j oie au milieu de ces souffrances, lorsqu'il vit combien notre saint était heureux dans sa vie d'abnégation et de pénitence, Pedro ne sut plus qu'admirer. Il s'empressa de parler au pape Paul III, qui occupait alors le Saint-Siège, des disciples d'Ignace, dont la vertu égalait le savoir, de leur désir d'obtenir la faveur d'être admis à baiser les pieds du père commun des fidèles et à lui demander la bénédiction apostolique, ainsi que l'autorisation d'aller travailler à la conversion des infidèles de la Palestine. Le pape, ravi de tant de zèle pour la gloire de Dieu et pour le salut des âmes, exprima le désir de les recevoir dès le lendemain et pria don Pedro Ortiz de les lui présenter.

L'accueil du souverain pontife fut des plus bienveillants pour nos fervents pèlerins; Paul III demanda à entendre ces jeunes docteurs de l'Université de Paris, et leur proposa des questions théologiques qu'ils traitèrent avec autant de savoir et d'éloquence que de modestie et d'humilité. Le souverain pontife était charmé :

— Nous sommes heureux, leur dit-il, de vous voir unir une telle science à une telle modestie. Que pouvons-nous faire pour vous ?

— Très-saint Père, nous sollicitons la permission d'aller dans la terre-sainte pour y prêcher Jésus-Christ, sur les lieux-mêmes où il a donné tout son sang pour le salut du monde, et nous conjurons Votre Sainteté de daigner nous accorder sa bénédiction, afin qu'elle nous garantisse celle de Jésus-Christ lui-même sur tous les travaux que nous désirons entreprendre.

— Nous ne pensons pas, reprit le pape, que le voyage de la terre-sainte soit possible : la guerre va éclater, les passages seront interceptés, et ces obstacles peuvent être de longue durée; mais votre zèle serait employé très-utilement ailleurs.

Il les bénit ensuite avec une affection toute paternelle, leur donna une aumône considérable et accorda à ceux d'entre eux, qui n'étaient pas encore prêtres, la permission de recevoir les saints Ordres de quelque évêque et en quelque lieu que ce, fût, en qualité de pauvres volontaires.

Après cette audience, nos voyageurs retournèrent à Venise, où Xavier reprit son service des pauvres malades à l'hôpital des incurables. Il renouvela ses voeux, ainsi que ses frères, entre les mains du nonce du pape, Jérôme Varelli, archevêque de Rosana, et peu après, le 24 juin, les Ordres sacrés leur furent conférés par l'évêque d'Arbe, Vincenti Nigusanti.

Notre jeune saint, heureux de pouvoir travailler plus efficacement encore au salut du prochain, avec le caractère auguste qu'il venait de recevoir, désirait se préparer par une longue retraite à la célébration de sa première messe.

Un jour, après avoir prêché dans le bourg de Monte-Felice, à quatre lieues de Padoue, il retournait à Venise par un autre chemin que relui qu'il avait pris en venant, lorsqu'il aperçut une pauvre cabane en ruines, entièrement abandonnée, dont les abords étaient obstrués par les décombres amoncelés... Il avance, déblaye l'entrée de cette chaumière, et voit que ces murs sont lézardés, que son toit de chaume est à jour, en un,mot qu'elle est inhabitable et que sa position est complètement isolée :

« Qu'on serait bien ici, seul avec Dieu seul ! » se dit-il avec un frémissement de joie.

Et dès le lendemain, il venait prendre possession de cette demeure, afin de s'y livrer, sous le regard de Dieu seul, à tous les exercices de h, plus rigoureuse pénitence, à un jeûne de chaque jour, à une oraison continuelle. Il ne sortait de sa cabane que pour aller mendier son pain dans les environs; après avoir recueilli la quantité suffisante pour ne pas mourir de faim, il rentrait dans sa solitude, y macérait son corps et prenait ensuite quelques instants de repos sur ce sol humide et nu. Il passa ainsi quarante jours entiers dans la jouissance des consolations divines et de l'immolation continuelle de lui-même. Sa retraite finie, François retourna auprès de sou maître bien-aimé, alors à Vicence, où furent appelés tous ses frères, et il eut le bonheur de célébrer les saints mystères pour la première fois, en leur présence, appuyé de toutes leurs prières, de tous leurs veaux. Son émotion était si forte, et ses larmes coulaient si abondantes, que les assistants ne purent contenir celles qui remplissaient leurs coeurs....

La santé de Xavier, bien que très-forte naturellement, ne put résister à tant d'austérités : il tomba malade sérieusement peu de jours après sa première messe, et il fallut bien le traiter comme un mendiant, puisqu'il voulait vivre et mourir dans la pauvreté la plus complète. On le porta à l'hôpital, et là, le noble Xavier, le fier descendant des anciens rois de Navarre n'obtint que la moitié d'un lit! Il fut placé à côté d'un pauvre malade qui lui était inconnu !...

Dieu lui faisait expier ainsi les sentiments de fierté et les désirs de vaine gloire qui avaient un moment alimenté sa jeunesse..... mais il répandait en même temps de telles consolations dans sa belle âme, que Xavier, loin de regretter ce qu'il avait quitté, était heureux d'avoir un sacrifice de plus à offrir, et remerciait la divine Miséricorde qui daignait lui en ménager ainsi les précieuses occasions.

Dans son étude de l'Écriture sainte, François de Xavier invoquait souvent saint Jérôme; il lui demandait l'intelligence des difficultés qu'il rencontrait, et la lumière se faisait dans son esprit; il en était résulté, de la part de notre saint, une tendre dévotion à ce saint docteur de l'Église.

Une nuit, pendant que Xavier était malade à l'hôpital de Vicence, il crut voir en songe, et tout environné de gloire, le. saint qu'il aimait à invoquer dans ses études. Il crut l'entendre lui dire distinctement, après de douces et fortifiantes paroles, comme le ciel en envoie quelquefois à la terre :

« Une plus grande tribulation vous attend à Bologne, où vous passerez l'hiver avec un de vos frères seulement; les autres seront envoyés à Rome, à Padoue, à Ferrare, à Sienne. »

François resta profondément impressionné de ces paroles. Il ne voulut pas croire à une apparition réelle de saint Jérôme, et ne pouvant oublier les paroles qu'il avait entendues, ne pouvant méconnaître la consolation qu'il en éprouvait et l'amélioration de son état, il prit le parti de n'en rien dire, pas même à son saint maître, et d'attendre l'événement. Peu de jours après, il était parfaitement guéri.

Cependant, l'année durant laquelle saint Ignace et ses disciples s'étaient engagés à attendre les moyens de passer en Palestine était expirée. La guerre ne laissait plus le moindre espoir d'embarquement; le moment était venu de prendre une décision relative au second voeu, celui de se mettre à la disposition du souverain pontife.

Ignace réunit donc ses disciples et leur dit que, dégagés maintenant du côté de la terre-sainte, il leur restait à accomplir le voeu d'aller à Rome recevoir du pape la destination qu'il jugerait devoir leur donner. Trouvant inutile de les y faire retourner tous, il ajouta qu'il irait lui-même à Rome accompagné de Pierre Lefèvre et de Diego Laynez ; que Xaviei et Bobadilla iraient prêcher à Bologne, Rodriguez et Lejay à Ferrare, Codure et Rozes à Padoue, Brouet et Salmeron à Sienne.

François de Xavier, en entendant désigner ainsi par son maître les villes qu'il avait entendu nommer dans son sommeil par saint Jérôme, ne put croire plus longtemps à une illusion, surtout en voyant que sa destination personnelle était Bologne; il garda néanmoins encore le secret de ses impressions là-dessus.

Avant de terminer cette réunion, saint Ignace donna des instructions détaillées à ses disciples, et ajouta que, s'étant tous réunis au nom de Jésus dans le but de procurer sa gloire, leur association devait porter désormais le nom de Compagnie de Jésus.

 

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III

 

Maria d'Ordez, noble, riche et sainte femme, membre du tiers ordre de Saint-Dominique, avait un si grand désir d'aller finir ses jours près du tombeau de ce saint fondateur, que se trouvant dégagée des liens de famille qui la retenaient en Espagne, elle accepta les propositions de son amie Isabella Casalinide Forli, qui l'engageait à venir à Bologne partager son appartement, où l'une et l'autre vivraient comme deux sueurs. La signora Isabella habitait au presbytère de Santa-Lucia, chez son oncle, Jérôme Casalini, curé de cette paroisse et aussi recommandable par sa science que par sa piété et ses vertus. Les deux amies, réunies depuis quelque temps et qui ne devaient plus se séparer désormais, allaient tous les matins entendre la messe à la chapelle du tombeau de saint Dominique, lorsqu'un jour Maria d'Ordez est frappée de l'accent du prêtre qui célèbre et le fait remarquer à Isabella. L'une et l'autre lèvent les yeux sur lui, et l'une et l'autre sont pénétrées du même sentiment d'admiration. Pour elles ce n'était pas un prêtre de la terre, c'était un prêtre venu du ciel. Isabella le contemple un instant croyant à une apparition céleste; puis, sa tête tombe dans ses mains, elle est anéantie devant Dieu, elle est profondément humiliée, elle voit les misères de son âme comme jamais elle ne les vit; ses larmes coulent silencieuses, calmes, abondantes... Elle reporte son regard sur le prêtre; lui aussi, ses larmes coulent, mais il y a sur son visage une sorte de rayonnement divin... Isabella ne s'y trompe pas : ces larmes, l'expression séraphique, l'accent de la prière du prêtre, témoignent éloquemment des délices dont son âme est inondée.

Après la messe, Isabella se sent vivement pressée de parler au saint qui vient de l'émouvoir si profondément; elle désire lui demander quelques avis spirituels; mais oser approcher de lui! elle s'en reconnaît si indigne ! Elle communique son désir et ses craintes à son amie.... Dona Maria était elle-même également ravie, et encore tout émue, elle lui répond seulement

— Allons-y ensemble !

Elles font demander au saint prêtre de vouloir bien leur accorder un instant; elles l'obtiennent, et sont dans un tel ravissement de la manière dont il parle de Dieu, qu'après avoir recueilli ses précieux avis, elles rentrent en hâte, et font part de leur découverte au vénérable curé

— Mon oncle, lui dit Isabella, ce n'est pas un homme, c'est un ange !...

— D'où est-il? d'où vient-il?

— Il est espagnol. D'où il vient? je l'ignore; tout ce que je sais, c'est qu'il parle de Dieu comme jamais je n'en avais entendu parler, et qu'il est d'une beauté qui n'a rien de la terre ! Quand il porte son regard vers le ciel, mon oncle, je suis sure qu'il voit Dieu ! Vous n'avez jamais vu d'expression semblable; elle est céleste !

— Et il demeure à l'hôpital? ajouta doua Maria.

— Oui, mon oncle, reprit Isabella, et nous ne pouvons l'y laisser. Allez le voir et le supplier de venir demeurer au presbytère !

— Oh ! oui, signor, dit Maria, Dieu doit répandre ses bénédictions les plus abondantes partout où il passe !...

— Eh bien ! j'irai le voir, mes enfants, et je ferai mon possible pour obtenir qu'il honore le presbytère de sa présence.

Les deux amies étaient d'un âge mûr. Le bon curé sentait que cette exaltation, bien que toute naturelle au caractère italien, devait avoir pour ces deux saintes âmes un motif de grande valeur.

Dès le même jour il se rendit à l'hôpital et demanda à voir le prêtre espagnol qui, le matin même, avait dit la messe au tombeau de saint Dominique.

— Ah ! lui répondit-on, c'est le Père Francisco ! Quel saint ! signor curé ! que vous serez heureux de le voir, de le connaître ! Venez tout d'abord le contempler de loin dans la salle où il soigne les malades.

— De quel Ordre est-il ?

— Signor nous ne savons pas trop; ils disent, quand on leur fait cette question, qu'ils sont tout nouveaux et de la Compagnie de Jésus.

— Ils sont donc plusieurs ?

— Deux, signor ; et de vrais saints.

On était arrivé à l'entrée de la salle où François de Xavier se dévouait comme il l'avait fait à Venise, et avec un succès d'autant plus grand pour la gloire de Dieu, qu'il parlait maintenant l'italien très-facilement.

Le curé de Santa-Lucia comprit, en le voyant, l'exaltation de sa nièce. et de Maria. S'il avait suivi les mouvements de celle qu'il éprouvait iui- même, il se serait mis aux pieds du jeune saint, en lui demandant de le bénir. Ils causèrent longuement des choses de Dieu, et le bon curé pria, supplia et obtint de l'aimable Xavier, qui ne savait refuser rien de ce qu'il pouvait accorder, qu'il accepterait l'hospitalité au presbytère, à la condition toutefois de ne se point asseoir à la table du bon curé

— Signor, lui dit notre jeune saint, j'ai fait voeu de vivre d'aumônes, de ne manger que le pain que j'aurai mendié, tant que la chose sera compatible avec mon ministère; permettez-moi d'y être fidèle ou de rester à l'hôpital.

Le curé, trop heureux de l'avoir sous son toit, accepta ses conditions, et dès le lendemain Xavier était établi chez lui, dans la plus grande liberté d'y vivre comme il l'entendrait.

Tous les matins il allait offrir le saint sacrifice dans l'église de Santa-Lucia, puis il y entendait les confessions de la foule qui se pressait à son confessionnal. Il visitait ensuite les prisonniers à qui sa seule présente faisait une salutaire impression, et qui retiraient d'admirables fruits de sa pénétrante parole. En les quittant, il allait revoir ses chers malades de l'hôpital, et, le soir venu, il réunissait les enfants pour leur faire le catéchisme, après lequel il prêchait pour le peuple que les occupations de la journée privaient d'aller à l'église à un autre moment. Le peuple, ravi de sa parole, se portait ensuite au tribunal de la pénitence, et le retenait là jusqu'à une heure souvent très-avancée. Rentré chez lui, il passait en oraison une grande partie de la nuit.

Cette vie de labeurs, un jeûne presque continuel, des austérités dont il ne voulut rien retrancher, et un hiver des plus rigoureux, c'était plus qu'il n'en fallait pour abattre la plus forte santé. D'ailleurs, saint Jérôme n'avait-il pas dit à notre saint, à propos de sa maladie, à Vicence :

« Une plus grande tribulation vous attend à Bologne, où vous passerez l'hiver. n

Cette tribulation, ce fut une violente fièvre intermittente qui, résistant à tous les moyens employés pour la combattre, réduisit enfin le jeune saint à un degré de faiblesse et de dépérissement qui fit craindre pour sa vie. Ce fut une grande douleur pour la ville de Bologne où il avait converti tant de pécheurs, consolé tant d'affligés, réconcilié tant d'ennemis, fait un si grand bien à tous!

Tant que ses forces le lui permirent, Xavier continua d'exercer le ministère de la prédication, de la confession, de l'instruction des enfants, du soin des malades et des prisonniers, tout cela avec l'ardente fièvre qui le dévorait et les souffrances qui en sont inséparables. Mais il vint un moment où la nature succomba. Affaibli jusqu'à ne pouvoir plus se soutenir; et toujours dévoré de zèle, il se traînait jusqu'à la porte de la rue, s'asseyait sur un petit banc de bois, et là s'efforçait encore d'exciter les passants à la contrition de leurs péchés; il leur prêchait la nécessité de la pénitence, il disait la miséricorde infinie d'un Dieu mort pour le salut du monde.

Connu, aimé, vénéré comme l'était notre saint, cette prédication, d'autant plus éloquente qu'elle paraissait plus impossible, produisait des fruits merveilleux. Chacun s'approchait dès qu'il entendait la voix de l'apôtre vénéré; on l'entourait, on l'écoutait à genoux, et souvent les sanglots de ses auditeurs couvraient sa voix mourante qu'il ne soutenait qu'avec effort. Quelquefois elle s'éteignait tout à fait ! et ce jeune apôtre de trente-deux ans à peine, qui n'avait plus qu'un souffle de vie, demeurait là, anéanti, défaillant, pâle, défait comme si la mort eût passé sur lui ! Voué au salut des âmes et voulant donner à ce saint ministère jusqu'à son dernier soupir, il restait là, la tète penchée; le corps appuyé au mur, attendant le moment où sa voix pourrait encore un instant seconder son zèle qu'aucune souffrance ne pouvait affaiblir; alors sa vue seule impressionnait et produisait de nombreuses conversions. La nuit, il s'occupait de Dieu et ne s'accordait que quelques moments de sommeil.

Jérôme Casalini aurait voulu le soigner comme un père soigne son fils; mais il ne put rien gagner sur l'esprit de mortification et de zèle qui animait François, et se vit forcé de l'admirer seulement en remerciant Dieu de lui avoir ménagé, dans sa miséricorde, la faveur de voir d'aussi près la sainteté sur la terre. Le bon curé tâchait de profiter pour son avancement spirituel de tous lés instants que son héroïque ami lui donnait durant cette maladie, car il s'était mis sous sa direction, ainsi que sa nièce et Maria d'Ordez. Il assurait que François de Xavier fondait en larmes tous les vendredis, en disant la messe de la Passion, et que souvent il eut de longs ravissements au saint autel, et il ajoutait :

«Le Père Francisco parle très-peu; mais chacune de ses paroles semble tombée du ciel. »

C'est que notre jeune saint se souvenait toujours avec douleur du plaisir qu'il avait goûté dans les conversations du monde, où les charmes de son esprit étaient appréciés et loués de manière à flatter son amour-propre, et il expiait maintenant ces petites satisfactions de sa vanité par tous les moyens que lui suggéraient ses regrets.

Les saints, selon le monde, se pardonnent bien volontiers les joies de ces petits triomphes; les saints, selon Dieu, se les reprochent et les expient.

Cependant, la fièvre qui minait Xavier finit par céder, et une lettre de son cher maître Ignace l'appelant à Rome, vers la fin du carême, il partit de Bologne presque furtivement, pour éviter l'explosion de douleur qu'il savait devoir éclater dans toute la ville à la nouvelle de son départ

— Jamais, dit le curé de Santa-Lucia, lorsque le saint eut quitté le presbytère, jamais la chambre qui a été habitée par le saint Père Francisco de Xavier ne sera occupée par un autre.

— Tant que nous vivrons, ajoutait sa nièce, nul n'habitera cette chambre bénie ! et nous, mon oncle, nous irons y prier souvent.

 

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IV

 

Miguel Navarro, un moment effrayé de lui-même et cédant aux cris de sa conscience, avait demandé à saint Ignace la faveur d'être admis au nombre de ses disciples. Ignace, toujours prêt à accueillir le repentir, avait reçu celui qui était naguère son plus cruel ennemi, et l'avait traité avec une bonté toute paternelle; mais bientôt Miguel, dégoûté d'une vie aussi parfaite, s'était retiré et avait retrouvé tous les sentiments de basse jalousie qu'avait excités en lui la conversion de François de Xavier. Après avoir cherché vainement un nouveau moyen de se défaire d'Ignace, sa conscience lui ayant fait sentir encore de poignants remords, « ou par quelque motif inconnu, » dit le Père Bartoli, il était revenu à la charge; il avait rejoint saint Ignace à Venise, et avait demandé à rentrer dans la Compagnie. Cette fois, l'expérience était suffisante, il avait été refusé, et son orgueil blessé avait juré que sa vengeance serait plus éclatante que l'affront qu'il venait de recevoir. Ignace allait partir pour Rome, il fallait l'y précéder.

Miguel arrive dans la ville sainte, il y rencontre un de ses anciens amis, Ramon Barrero; celui-ci se réjouit des sentiments haineux dont Miguel lui fait la confidence, et n'hésite pas à lui proposer un marché infâme. Il le met en rapport avec Pedro Castillo et Francisco Mudarra; ils se rendent ensemble auprès de Frère Augustin, moine de l'Ordre des Ermites de Saint-Augustin, célèbre prédicateur et luthérien secret, qui cherchait à égarer la foi de ses auditeurs, en les charmant par son éloquence; et là, on convient de perdre Ignace de Loyola par tous les moyens que l'enfer pourra susciter. Miguel annonce qu'il est riche en ressources; qu'il les emploiera jusqu'à la dernière, s'il le faut, pour se venger de celui qui lui a enlevé François de Xavier; le moine accepte tout; on dresse un plan de campagne, et on attend l'arrivée de ceux qu'on a juré de perdre.

Ignace et ses disciples, s'étant réunis à Rome pour les fêtes de Pâques de l'année 1538, se partagèrent aussitôt les divers quartiers de la ville pour y travailler au salut des âmes, et défendre la vérité contre les erreurs que les partisans de Luther cherchaient à propager. Bientôt ils apprirent que Frère Augustin semait l'hérésie par ses prédications, et n'en attirait pas moins une foule empressée, toujours avide d'entendre sa brillante et persuasive parole. Ils voulurent s'en assurer par eux-mêmes, et, après l'avoir entendu prêcher plusieurs fois, ils crurent devoir l'avertir des dangers auxquels il exposait la foi de ses auditeurs.

Cet avertissement, bien qu'il fût donné avec tous les ménagements de la plus douce charité, irrita l'orgueil du religieux luthérien, dont les succès se trouvaient compromis, et, perdant toute mesure, jugeant d'ailleurs que le moment était venu de frappper un coup décisif, le fougueux prédicateur osa, dans un de ses sermons, désigner à la vindicte publique les. nouveaux apôtres qui défendaient si vaillamment la doctrine de l'Église; il les accusa d'hérésie, espérant ainsi paralyser leur zèle et détourner les soupçons qui se portaient sur lui-même. En même temps, Miguel Navarro, qu'il avait largement payé pour cela, portait une dénonciation en forme contre Ignace de Loyola, au gouverneur de Rome, Benedetto Conversini; il assurait avec serment, et il offrait de le prouver, que don Ignace de Loyola avait subi deux condamnations en Espagne, la première à Alcala, la seconde à Salamanque, et une troisième à Paris, pour crime de sortilège et de magie.

Toute cette affaire fit grand bruit, sans toutefois décourager les victimes de cet odieux complot. L'isolement se faisait autour d'Ignace et de ses bien-aimés disciples; ils se virent abandonnés de tout le monde et montrés au doigt dans les rues de Rome, comme des hérétiques qui ne tarderaient pas à être condamnés par le tribunal de l'Inquisition, et que nul n'osait approcher, dans la crainte de faire suspecter l'orthodoxie de sa foi.

Mais cette grande épreuve devait avoir un terme, Dieu était là.... Les calomniateurs furent convaincus d'imposture et finirent par s'avouer coupables. Le prédicateur hérétique, revêtu d'un habit religieux qui servait ses vues de prosélytisme, parvint à s'enfuir et se démasqua complètement à Genève; Pedro Castillo fut condamné à une détention perpétuelle; Francisco Mudarra et Ramon Barrero furent brûlés en effigie, et auraient même subi la peine d'une longue réclusion, si saint Ignace n'avait sollicité en leur faveur; Miguel Navarro fut condamné à un bannissement aussi long que sa vie (1).

Encore cette fois l'enfer était vaincu.

Cependant, la famine désolait la ville de Rome, et les disciples de saint Ignace se dévouaient avec une

 

1 Nous avons raconté dans l'Histoire de saint Ignace de Loyola tous les détails de ce singulier procès.

 

admirable charité au soulagement des victimes de cet horrible fléau.

Xavier, dont la santé avait enfin repris un peu de force, exerçait le saint ministère à l'église Saint Laurent in Damaso, et à celle de Saint-Louis-desFrançais, et le succès le plus consolant répondait à ses travaux. Tout le temps qu'il n'employait pas à la prédication, à la confession, à l'instruction des enfants, il le donnait aux pauvres, qui, exténués par la faim, se traînaient et mouraient dans les rues. Il leur cherchait un asile, il demandait aux riches le morceau de pain qui devait prolonger la vie des pauvres ; il prenait les mourants dans ses bras ou sur ses épaules et les portait dans leur triste demeure, ou dans l'asile de charité qu'il avait trouvé pour eux, et leur procurait enfin tous les secours qui pouvaient les rappeler à la vie. Il les soignait, les consolait, les mettait dans de saintes dispositions, et s'il ne lui était pas toujours donné de sauver la vie de leur corps, il sauvait au moins celle de leurs âmes.

Au milieu de ces pénibles travaux, notre saint en rêvait de plus pénibles encore. Tout cela n'était rien pour le zèle qui le brûlait. Souvent il parlait du bien qu'il y aurait à faire dans les immenses contrées conquises par les Portugais dans les Indes orientales, et du bonheur qu'apporteraient à ceux qui auraient la faveur d'y être envoyés, toutes les souffrances, tous les périls, toutes les privations inséparables d'un tel apostolat. Cette préoccupation était telle, que très-habituellement il rêvait dans le peu de temps qu'il accordait au sommeil, qu'il portait un nègre dans ses bras ou sur dos, avec des peines infinies. Alors on l'entendait s'écrier, dans l'excès de son amour pour Dieu et de son zèle pour sa gloire :

«Plus encore, Seigneur ! plus encore ! » 

Un jour, il apprend que Jean III, roi de Portugal, fait solliciter du souverain pontife la faveur d'avoir six prêtres formés à l'école d'Ignace.

Don Diégo de Govea, recteur du collège de Sainte-Barbe pendant que Xavier, Lefèvre et Ignacey demeuraient, étant retourné depuis en Portugal. Envoyé à Rome par son, gouvernement, pour y suivre une affaire intéressant la couronne, il y avait retrouvé ses anciens élèves de Sainte-Barbe, et leur dévouement durant la famine le ravit d'autant plus, qu'il savait mieux que personne les brillantes facultés et les talents prodigieux de ceux qui semblaient ne savoir plus autre chose que la charité et l'humilité. Il avait mandé son admiration au roi son maître, dont i1 savait le zèle pour la gloire de Dieu, et il l'avait engagé à demander quelques-uns de ces saints prêtres pour évangéliser les Indes orientales. Le roi de Portugal, ayant goûté la proposition,venait d'écrire à son ambassadeur, don Pedro de Mascarephas, en le chargeant d'adresser cette demande au pape, en son nom. Le pape remit la chose à Ignace, qui crut ne devoir accorder que deux de ses disciples pour cet apostolat, puisqu'il n'en comptait encore que dix.

Le coeur de Xavier battit plus vite à la nouvelle de cette décision; et pourtant, pouvait-on penser à lui pour une telle destination? N'était-il pas mille fois indigne de cette faveur ? Il n'aurait su, il est vrai, lequel de ses frères méritait le plus d'être choisi ; il les trouvait tous si parfaits, qu'il ne voyait que lui-même à excepter, et il s'humiliait profondément devant Dieu de cette indignité.

Pendant que cette affaire se négociait, Ignace s'occupait de constituer sa Compagnie en Ordre religieux, et de la faire approuver par le souverain pontife. Il avait communiqué tout son plan à ses disciples et les avait engagés à réfléchir mûrement devant Dieu sur le choix de celui auquel ils devraient donner le titre de général, dès que le pape aurait approuvé leurs statuts, et les aurait reconnus et autorisés.

L'ambassadeur de Portugal, rappelé en ce moment par le roi, et chargé d'emmener les deux prêtres qu'on lui avait promis, fit de pressantes instances pour. les obtenir au plus tôt, son départ étant très-prochain. Ignace désigna alors Simon Rodriguez et Nicolas Bobadilla ; de Xavier, il n'en fut pas question, et notre saint trouva tout simple que son cher maître n'eût pas jeté les yeux sur lui pour un tel emploi.

Simon Rodriguez était à Sienne, Nicolas Bobadilla dans le royaume de Naples ; l'un et l'autre quittèrent tout à la voix d'Ignace. Rodriguez, atteint d'une fièvre intermittente, pouvait se soutenir encore, il pouvait donc obéir : il s'embarqua à Civita-Vecchia, dans le premier bâtiment qui mettait à la voile pour Lisbonne. Bobadilla arrive à Rome, y tombe malade, mais l'ordre du départ n'est pas donné, il espère bien avoir toujours assez de force pour obéir aussi...

Xavier s'humiliait toujours davantage à la vue de son indignité, qui faisait passer à de plus parfaits que lui cet apostolat auquel sa pensée restait attachée, malgré lui, et le jour et la nuit.

Le départ de l'ambassadeur est enfin fixé au lendemain. Notre saint l'apprend ; il fait des voeux ardents pour le succès de ses frères ; il prie de toute la ferveur de son âme.... Ignace l'appelle.

— Francisco, lui dit-il, j'avais désigné Bobadilla pour la mission des Indes, mais le ciel en a choisi un autre. C'est vous qu'il vient de nommer aujourd'hui même, et je vous l'annonce de la part du vicaire de Jésus-Christ...

Xavier s'était prosterné devant son saint maître, il écoutait l'ordre du ciel avec le recueillement de la reconnaissance et de l'humilité. Ignace continua : — Recevez l'emploi dont Sa Sainteté vous charge, comme si Jésus-Christ vous le présentait lui-même, et réjouissez-vous d'y trouver la satisfaction de l'ardent désir dont nous étions tous animés pour porter la foi au-delà des mers. Ce n'est plus seulement la Palestine, ou une province de l'Asie que vous aurez à évangéliser ; ce sont des contrées immenses, des états innombrables, c'est un monde entier ! Ce vaste champ est digne de votre courage, il est digne de votre zèle. Allez Francisco ; allez, mon frère, où la voix de Dieu vous appelle, où le Saint-Siège vous envoie, et embrasez tout du feu qui vous brûle !

Les larmes de François coulaient jusqu'à terre ; mais c'étaient des larmes de bonheur !

— Père de mon âme, répondit-il, comment avez-vous pu penser à moi pour une mission qui demande un véritable apôtre? Je suis le plus lâche, le plus faible, le plus incapable et le moins vertueux de vos disciples ! Et pourtant, je suis bien heureux ! Mon Père, j'obéirai à l'ordre de Dieu ! Je suis prêt à tout souffrir, et de tout mon coeur, pour le salut des pauvres Indiens ! Je vous l'avoue, maintenant, mon bien cher Père, depuis bien longtemps, mon âme soupirait après les Indes; mais j'osais à peine me l'avouer à moi-même, tant je me trouvais indigne de cette faveur. Ah ! j'espère bien que, dans ces pays idolâtres, je trouverai ce que la terre-sainte m'a refusé. J'espère bien que j'aurai le bonheur d'y mourir pour Jésus-Christ!...

Ignace avait déjà fait relever son ami : il l'avait pressé sur son coeur de père, il était profondément ému. François lui dit comment la pensée de l'apostolat des Indes occupait son esprit au point de la retrouver dans ses heures de sommeil; puis il se hâta de raccommoder sa soutane, d'embrasser ses amis, et d'aller se prosterner aux pieds du souverain pontife, pour lui demander sa bénédiction. Paul III remerciait Dieu depuis que le roi de Portugal lui avait manifesté le désir de faire prêcher l'Évangile dans les pays infidèles qui lui étaient soumis, car il comptait sur le triomphe de la croix dans tous les lieux où les disciples d'Ignace la porteraient. Il reçut Xavier avec une bienveillance toute paternelle, le félicita sur la belle mission qu'il allait remplir, et lui dit : «La souveraine Sagesse donne toujours la grâce nécessaire pour soutenir les fardeaux qu'elle impose, fussent-ils au-dessus des forces humaines ! Vous trouverez bien des occasions de souffrir; mais vous vous souviendrez que les oeuvres de Dieu ne réussissent que dans la voie des souffrances, et qu'on ne doit prétendre à l'honneur de l'apostolat qu'en marchant sur les traces des apôtres dont la vie a été une longue croix et une mort de chaque jour. Le ciel vous envoie sur les pas de saint Thomas, l'apôtre des Indes, à la conquête des âmes; travaillez ardemment, généreusement à faire revivre la foi dans les terres où il l'avait semée et si Dieu permet que vous soyez obligé de répandre votre sang pour la gloire de Jésus-Christ, oh ! estimez-vous heureux d'être jugé digne de mourir pour une telle cause. Il est si beau de mourir martyr! »

Xavier, pénétré des paroles du souverain pontife, et croyant entendre la voix de Jésus-Christ lui-même, répondit quelques mots empreints d'une si profonde humilité et d'un zèle si ardent, que Paul III, après l'avoir béni, l'embrassa plusieurs fois avec une vive émotion.

Au moment de partir, le lendemain, Xavier se mit aux pieds de son cher Père Ignace pour lui demander sa bénédiction; son coeur en ce moment accomplissait un grand sacrifice, il contenait autant de douleur que de joie. Ignace embrassa tendrement ce fils qu'il aimait tant et qui allait s'éloigner sans doute pour toujours.

— Il le pressa douloureusement, mais bien généreusement sur son coeur, et lui aussi il accomplit un grand sacrifice !... Mais la gloire de Dieu le demandait, et le père et le fils s'étaient voués entièrement à sa gloire, et à sa plus grande gloire...

Ils s'embrassaient une dernière fois, lorsque saint Ignace s'aperçoit tout à coup que son bien-aimé disciple n'a songé à prendre aucune des précautions les plus nécessaires pour une si longue traversée.

O mon Francisco ! lui dit-il en le pressant de nouveau sur son coeur paternel, c'est trop ! beaucoup trop ! au moins un peu de laine pour abriter votre poitrine contre les grands froids !

Et se dépouillant de son gilet de laine, il force son fils spirituel à s'en revêtir.

En partant, François mit dans la main de Laynez un écrit qu'il le pria de faire connaître à ses frères le jour auquel ils se réuniraient pour élire un général. Cet écrit, le voici en trois parties, tel que nous le trouvons reproduit à la suite des Lettres de saint François Xavier (1).

 

1 Trad. de A. M. Faivre. Lyon, 1828.

DÉCLARATION DE FRANCISCO DE XAVIER.

 

« Moi, Francisco, je dis que, lorsque Sa Sainteté aura approuvé notre Institut, j'acquiesce à tout ce que la Société statuera, aux constitutions et règles qu'elle établira par l'organe de ceux des nôtres qu'elle pourra commodément convoquer et réunir à Rome; et comme Sa Sainteté envoie plusieurs d'entre nous en diverses missions, hors de l'Italie, et qu'ils ne pourront pas tous se réunir, je dis par cet écrit et je m'engage d'agréer et de tenir pour bon . et valide tout ce qui sera statué dans l'intérêt de la Société, ou par deux ou par trois des nôtres réunis à cet effet. Ainsi, par cet autographe, je dis et je promets de ratifier tout ce qu'ils auront fait.

 

Ecrit à Rome, le 15 mars 1540.

« FRANCISCO. »

 

SUFFRAGE.

 

« J. H. S. Moi, Francisco, devant dire mon avis sur celui qui doit être élevé à la prélature de notre Société, et à qui nous devons tous obéir, je dis et j'affirme, sans instigation quelconque, qu'il me parait juste, au témoignage de ma conscience, que ce soit notre ancien prélat, notre vrai père, don Ignace, qui nous a tous réunis non sans beaucoup de peines a et de travaux. Je dis que personne ne saura mieux que lui nous conserver, nous gouverner, nous faire avancer dans le chemin de la perfection, parce qu'il v nous connaît tous à fond et en particulier; et je dis dans la plus parfaite sincérité de mon âme, comme si j'étais sur le point de mourir qu'après sa mort, il faudra élire pour général le Père maître Lefèvre, et en cela Dieu m'est témoin que je ne dis rien que ce que je pense, en foi de quoi j'ai signé le présent écrit.

 

« Fait à Rome, le 15 mars 1540.

« FRANCISCO. »

 

AUTRE DÉCLARATION.  

 

«Après que la Société aura été convoquée et qu'elle aura élu son général, je promets, moi, Francisco, maintenant comme pour alors, obéissance perpétuelle, pauvreté et chasteté. Ainsi donc, Père Laynez, mon très-cher frère en Jésus-Christ, je vous prie, pour le service de Notre-Seigneur Dieu, d'offrir en mon absence et en mon nom, au général que vous aurez élu, le témoignage de ma volonté, avec les trois voeux de religion, parce que, à ce moment, je promets de les observer du jour où il aura été nommé.

En foi de quoi je signe le présent écrit de ma propre main.

 

Fait à Rome, le 15 mars 1540.

 

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V

 

Toute la population de Bologne était en grande agitation le vendredi de Pâques de l'an 1540. Hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres, tous allaient et venaient avec empressement; un rayon de bonheur semblait éclairer chaque visage, et de tous les côtés on entendait échanger les mêmes paroles :

— Savez-vous la nouvelle?

— Oui, on vient de me l'apprendre, et je cours l'annoncer à d'autres...

— Et moi aussi ! Quelle bénédiction pour Bologne!

— Sait-on s'il restera longtemps?

— Personne ne le sain ! Il arrive... s'il ne passait que la nuit !...

            — Oh ! s’il repartait sans que nous ayons pu le voir ! Prions la Madone ! demandons-lui de nous le faire entendre au moins une fois !

Et on s'agenouillait, avec la piété naïve de ces temps de foi et de douces espérances, qui valait bien le scepticisme desséchant de nos jours, on s'agenouillait devant la Madone placée clans la niche qui surmontait la porte de la maison, dont elle gardait le seuil et protégeait les habitants, et on lui disait tout haut sans craindre le sourire du passant :

«Bonne Madone ! s'il doit partir demain, empêchez-le ! Que nous puissions le voir, l'entendre, et qu'il nous bénisse encore une fois! »

Tout à coup on entend se répandre le bruit que le curé de Santa-Lucia est assez heureux pour avoir vu celui dont on est si occupé: bien plus, il s'en est emparé, il l'a emmené chez lui, il y est ! Alors la foule se porte au presbytère; elle vent entrer, elle veut savoir, elle veut... C'est un bruit assourdissant; le curé paraît à une fenêtre, du geste il indique qu'il veut parler, le silence se fait :

— Mes enfants, dit-il, venez demain matin à six heures à Santa-Lucia, vous serez satisfaits...

            — Merci! merci! signor ! criait la foule.

Le lendemain, dès quatre heures du matin, toute la population s'était portée à Santa-Lucia, et il fallut bien lui ouvrir les portes. L'église était pleine jusqu'au dehors; le saint qu'on attendait, notre saint François de Xavier, sur les instances du curé, dit la messe au maître-autel, et parla de Dieu à cette foule avide de l'entendre et qui l'écouta en sanglotant, car elle sentait bien qu'il allait lui être ravi, de nouveau.

Xavier était venu avec l'ambassadeur de Portugal, n'emportant pour tout bagage que son bréviaire, la bénédiction du vicaire de Jésus-Christ, et celle de son Père bien-aimé, saint Ignace de Loyola.

On ne voyageait au seizième siècle ni aussi facilement ni aussi rapidement qu'aujourd'hui. Les routes étaient peu pratiquables, les voitures étaient rares, les chemins de fer étaient inconnus. On montait alors sur un bon et solide cheval, plus propre à résister à la fatigue qu'à fournir une course; si on voulait amener sa femme, on là faisait monter en croupe, et on chevauchait ainsi par monts et par vaux; ceux qui n'avaient pas de monture voyageaient à pied.

Don Pedro de Mascarenhas, en sa qualité d'ambassadeur, avait son carrosse; sa suite l'accompagnait à cheval, ses domestiques à pied. Il avait fait donner un cheval à notre saint; mais le cœur de Xavier ne lui permit pas de le garder pour lui seul; il le prêtait aux domestiques, à tour de rôle, et le montait lui-même le moins possible; cet arrangement servait son zèle en même temps que sa charité. Lorsqu'il était à pied, il pouvait soutenir plus facilement la conversation avec ceux qui marchaient, et, après les avoir charmés par son aimable bienveillance et sa douce gaieté, il parlait à leurs âmes et leur faisait aimer Dieu. Quand on s'arrêtait dans les hôtelleries, c'était pour l'ambassadeur et s'a première suite que le Père François était aimable, spirituel, entraînant

— Le roi l'attend pour l'envoyer aux Indes, disait don Pedro, mais lorsqu'il le connaîtra, il voudra le garder pour Lisbonne.

            — Ou même pour la cour, ajoutait l'aumônier, car il y ferait un immense bien.

            — Je n'ai jamais vu autant de distinction personnelle jointe à une si grande sainteté, reprenait l’ambassadeur ; le roi ne le laissera pas quitter le Portugal.

Don Pedro avait appris de ses gens que là où le nombre de lits était insuffisant, jamais le Père de Xavier ne se servait de celui qu'on lui avait réservé ; il le faisait accepter à d'autres qui en eussent été privés sans cela. Il voyait que le saint était empressé à servir tout le monde, même les gens de service; il voyait enfin toute la valeur du trésor qu'il avait eu le bonheur d'acquérir pour son maître.

On s'arrêta quelques jours à Lorette, et Xavier lui-même va nous dire, dans la lettre qu'il écrivit à saint Ignace, l'édification qu'ils y apportèrent.

 

Bologne, 31 mars 1540.

 

« Que la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ nous soient toujours en aide. Ainsi soit-il.

« C'est le saint jour de Pâques que j'ai reçu votre lettre, sous le couvert du senhor ambassadeur. Je ne vous dirai pas quelle joie, quelle consolation j'ai éprouvées; Dieu seul le sait. C'en est fait, nous ne nous verrons plus sur la terre; nous ne nous entretiendrons plus que par lettre; mais dans le ciel, ah! ce sera face à face ! et alors comme nous nous embrasserons ! Puisqu'il ne nous reste pour nous consoler mutuellement dans notre court exil que l'échange de nos lettres, je ne me laisserai pas accuser de négligence. En quelque , partie du monde que je sois, seul ou avec des membres de notre Société, je me souviendrai de ce que vous me dites si sagement au moment de notre séparation :

« Il faut que les colonies soient attachées aux métropoles comme des filles à leur mère.

« Toujours je conserverai avec vous et avec notre Maison de Rome d'intimes relations, et vous rendrai un compte exact et détaillé de toutes nos actions comme des filles soumises doivent le faire à l'égard de leur mère.           .           .            .           .           .           .           .           .           .           .           .           .           .           .

.           «Le senhor ambassadeur me comble de tant de bontés, que je ne pourrai les reconnaître que dans les Indes. J'ai entendu sa confession et celle de plusieurs personnes de sa suite, le dimanche des Rameaux, à l'église de Notre-Dame de Lorette, et tous ont communié de ma main.

«Le jour de Pâques j'ai encore célébré, dans la chapelle de Notre-Dame, et notre cher ambassadeur a fait en sorte que toute sa maison, qui est très-pieuse, y communiât avec lui. L'aumônier, qui se recommande instamment aux prières de vous tous, m'a promis de nous suivre aux Indes.

«Présentez mes respects à dona Faustina-Ancolina. Dites-lui, s'il vous plaît, que j'ai dit une messe pour son Vincento, dont le souvenir m'est aussi cher qu'à elle, et que demain, je célèbrerai pour elle-même. Dites-lui de se bien persuader que je ne l'oublierai jamais, pas même dans les Indes. Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir de mon très-cher frère don Piétro; ne lui laissez pas oublier la promesse qu'il m'a faite de fréquenter les sacrements; engagez-le à , me mander s'il l'a fait, et combien de fois; dites-lui, que s'il veut être encore utile à son fils, son cher Vincento, qui est aussi le mien, il faut qu'il pardonne à ceux qui l'ont tué, et pour lesquels Vincento lui-même intercède dans le ciel.

« Je suis ici plus occupé au tribunal de la pénitente que je ne l'étais à Saint-Louis de Rome.

« Je vous salue tous bien affectueusement, je ne fais pas mention de chacun de vous en particulier, mais je n'oublie personne, croyez-en votre frère en Jésus-Christ, et votre serviteur.

 

« FRANÇOIS. »

 

Notre saint vient de le dire; il était absorbé par les confessions à Bologne. L'ambassadeur donna quelques jours à l'empressement public, et le saint, voulant de son côté satisfaire la foule, ne sortait presque pas de l'église. Mais quelle fat la douleur générale lorsqu'on apprit que le Père Francisco de Xavier allait dans les Indes ! Ce fut un deuil public pour Bologne ! Le peuple pleurait tout haut dans les rues, dans l'église, partout où on le voyait, partout où on parlait de lui; plusieurs voulaient le suivre partout où il irait :

            — Nous irons dans les Indes avec vous, mon Père ! emmenez-nous ! permettez-nous seulement de vous suivre !

C'étaient des larmes, des sanglots, des cris de désolation qui brisait le coeur si doux, si aimant de Xavier ! Il ne put empêcher la foule de l'accompagner, à son départ, jusqu'à une assez grande distance, toujours pleurant à déchirer le coeur, et répétant le mot de la douleur qui ne voit pas de terme :

«Jamais!.... Nous ne vous reverrons jamais !..... Nous ne vous entendrons plus jamais !..... Vous ne nous bénirez plus jamais ! ..... »

C'était une épreuve pour le coeur si impressionnable du saint tant aimé! L'ambassadeur lui-même en fut vivement ému ainsi que les personnes de sa suite. On n'avait jamais vu rien de semblable pour un prêtre d'une apparence si humble, si pauvre, si doucement recueillie, et nul n'oublia de sa vie le souvenir de ces émouvants adieux. Cette population, à genoux dans le chemin, recevant, au milieu des Sanglots et des cris de douleur, la dernière bénédiction de l'apôtre qu'elle avait le plus aimé, et qu'elle ne devait revoir qu'au ciel; le saint lui-même qui, n'ayant plus de voix pour consoler ceux qui pleuraient son départ, levait sur eux sa main bénie et laissait couler des larmes d'attendrissement et de reconnaissance.. ... ce tableau était navrant, et devait laisser un ineffaçable souvenir. Lorsque la caravane reprit sa marche, laissant le peuple encore agenouillé, le jeune saint se retourna vers lui une fois encore

Mes bons chers frères Bolonais, je ne vous oublierai pas, même dans les Indes ! Je prierai pour vous tous les jours; priez aussi pour moi !.... »

Et ce fut tout; il remit son cheval à la suite de ceux qui le précédaient, et les Bolonais demeurèrent à la même place aussi longtemps qu'ils purent suivre des yeux celui qu'ils regrettaient si vivement.

Le voyage devait être long, car il était convenu que, de Rome à Lisbonne, il se ferait par la voie de terre; chaque jour un des gens de la suite prenait les devants pour préparer les logements.

Un jour, l'ambassadeur, mécontent de la manière dont son courrier s'était acquitté de ce service, lui en fit des reproches assez vifs. Antonio retint l'explosion de sa colère en présence de son maître, mais le lendemain matin, il s'emporta violemment, monta à cheval piqua des deux et partit comme un furieux. Xavier, témoin de cette fuite, ne lui dit pas une parole; il aurait craint de l'irriter au lieu de le calmer; toutefois, pressentant les dangers dela course folle qui emportait Antonio, le saint monte à cheval et court après le malheureux courrier qu'il trouve étendu par terre, sous son cheval mort dont lé poids l'étouffait. Xavier met pied à terre, dégage le courrier, le relève, lui fait monter son cheval dont il prend la bride, et conduit à la main jusqu'au premier village. Là, il fait reposer Antonio et lui fait accepter tous les soins dont il avait besoin. Lorsqu'il fut un peu remis

            — Mon pauvre Antonio, lui dit-il, que serait devenue votre âme si vous étiez mort en cet état ?

La voix de François était si douce et si pénétrante en ce moment, qu'elle alla droit au cœur du coupable et y vibra sensiblement

            — Mon Père, c'est bien vrai; répondit-il en fondant en larmes; que serais-je devenu sans votre charité? Et Antonio se confessa et changea de vie. Maintenant, laissons François de Xavier nous raconter lui-même les incidents de ce long voyage.

 

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER A LA COMPAGNIE DE JÉSUS A ROME.

 

Lisbonne, 3 juillet 1540.

 

« Que la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ nous soient toujours en aide. Ainsi soit-il.

« Notre voyage de Rome en Portugal a duré trois mois, et pendant ce long temps, Notre-Seigneur Jésus-Christ n'a cessé de nous combler de ses grâces; nous ne saurions assez le remercier. Au milieu de tant de fatigues et de difficultés, le senhor ambassadeur et toute sa maison, du plus petit au plus grand, ont constamment joui d'une santé parfaite. Par une protection spéciale de la divine Providence, nous avons échappé à toute sorte de périls, et c'est sûrement à Elle que nous sommes redevables de la prudence et de la sagesse dont le senhor ambassadeur a fait preuve pendant tout le voyage; sa maison a été dirigée avec tant d'ordre et de régularité, qu'elle ressemblait plutôt à une communauté religieuse qu'à une maison séculière. C'est par l'exemple qu'il maintenait cette discipline. Il approchait souvent des sacrements, et toutes les personnes de sa suite remplissaient ce devoir si fréquemment et en si grand nombre, que j'étais forcé de descendre de cheval et de m'arrêter en chemin, au premier endroit favorable, pour confesser les domestiques et leurs enfants, car, dans les hôtelleries, le temps et les facilités me manquaient également pour entendre toutes les confessions.

«Dans notre traversée des Alpes, Dieu manifesta miraculeusement sa protection envers un de nos compagnons de voyage, que vous avez connu à Rome. C'est celui qui ayant désiré embrasser la vie religieuse, avait d'abord ajourné l'exécution de ce dessein, par mollesse et par lâcheté, et avait fini par le perdre de vue.

« Un large torrent, de profondeur incertaine, se trouve sur notre route; sa témérité le porte à tenter le gué : nous lui faisons tous des observations pressantes, mais inutiles; il s'élance à cheval au milieu du torrent. A peine a-t-il fait quelques pas, que l'impétuosité des flots fait rouler en un clin d'oeil le cheval et le cavalier loin comme de votre maison à l'église Saint-Louis, et cela sous nos yeux ! Le rivage retentissait de nos cris. En ce moment, Dieu fut sensible aux prières et aux larmes de don Pedro de Mascarenhas et de toute sa suite, pour la vie de ce malheureux qui évidemment était perdu : par un miracle frappant, nous le vîmes tout à coup sortir des gouffres de la mort.

« Il m'a avoué depuis que, lorsqu'il se sentit entraîné par les eaux et rouler dans l'abîme, il regretta vivement d'avoir été infidèle à sa vocation et d'avoir négligé les occasions que la grâce lui avait présentées tant de fois, et qu'il aurait bien voulu pouvoir racheter. Il m'a protesté que dans ce moment terrible pour la nature, il avait été moins épouvanté du danger qu'il courait, que frappé des remords de sa conscience qui lui reprochait d'avoir passé sa vie sans songer à la mort. Ce qui le troublait surtout, c'était d'avoir rejeté sa vocation pour la vie monastique, vocation dont il n'avait jamais douté. C'est plein de ces pensées qu'il nous fut rendu pour nous servir d'exemple, afin que nous ne soyons jamais portés à l'imiter. Son visage pâle, presque inanimé, donnait à ses paroles une expression terrible ! Il semblait échappé des enfers. Lorsqu'il nous parlait des peines de l'autre vie, sa voix, son accent étaient tels, que vous eussiez dit qu'il venait de traverser les feux éternels ! Il en parlait avec autant de force et d'énergie que s'il les eût éprouvés, répétant sans cesse que celui qui a négligé pendant sa vie de se préparer à la mort, ne manque pas, lorsqu'elle vient tout à coup se présenter à lui, de se rappeler Dieu et ses jugements.

« Les discours de cet homme, qui ne pouvaient être le fruit de la lecture, de la méditation, ni de l'étude, mais seulement de l'expérience, étaient d'un vif intérêt au milieu de notre caravane. Quant à moi, lorsque j'y songe, je suis péniblement affecté de l'insouciance de tant de gens que j'ai connus et que je vois également différer l'exécution des bonnes pensées et des désirs de servir Dieu, dont ils avouent qu'ils sont pressés journellement. Je tremble en pensant que le temps, qui leur échappe craque jour, peut leur manquer tout à coup, et alors il sera trop tard ! »

.

François de Xavier était bien persuadé que les prières de l'ambassadeur et celles des personnes de sa maison avaient obtenu le miracle évident auquel l'écuyer devait la vie; mais don Pedro et ceux qui l'accompagnaient n'hésitèrent pas à l'attribuer au Père Francisco, que tous regardaient comme un saint. La neige couvrait encore une grande partie des montagnes, lorsque la caravane traversa les Alpes. Le secrétaire de l'ambassadeur descend de cheval à un passage dangereux; mais la neige ne permet pas à l'œil le plus exercé de reconnaître l'endroit où on pose le pied, et chacun tremble pour sa personne. Un cri désespéré se fait. entendre tout à coup. Le secrétaire a disparu. On avance avec précaution, on le voit sur la pente rapide d'un immense précipice... Ses habits se sont accrochés aux aspérités du rocher, il est suspendu sur l'abîme, le poids de son corps va l'entraîner, son vêtement va se déchirer par l'effet même de ce poids, et il va périr de la plus horrible mort ! Personne ne tente de le secourir, son salut est impossible ; ce serait courir à une perte certaine...

Xavier s'élance sur cette pente effrayante, sans écouter les cris, les supplications qui cherchent à le retenir. Il descend avec une merveilleuse facilité jusqu'au secrétaire, il lui tend la main, l'attire à lui, le sauve et le ramène à l'ambassadeur émerveillé, qui n'en pouvait croire ses yeux. Tous les voyageurs crièrent encore : « Miracle ! » car Xavier venait de faire une chose impossible humainement; c'est ce qui explique son silence à ce sujet dans sa lettre à la Société de Rome. Mais ce magnifique dévouement ne pouvait rester ignoré, il avait eu trop de témoins, tous d'autant plus impressionnés, que Dieu l'avait récompensé par un miracle incontestable dont le souvenir ne put s'effacer pour aucun d'eux.

 

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VI

 

Un mouvement inaccoutumé animait le manoir seigneurial de Xavier. Toute la famille de Jasso d'Azpilcueta était réunie autour de la noble châtelaine, dona Maria, dont l'âge n'avait pas vieilli le coeur et avait forti'ié la foi. Ses fils avaient appris à la cour que le roi de Portugal avait fait demander au pape des prêtres de la Société de don Inigo de Loyola, pour évangéliser les Indes, et doua Maria qui avait gardé au coeur la prédiction de sa fille, savait que son bien-aimé Francisco serait au nombre de ceux que Dieu choisirait pour ce dangereux et glorieux apostolat.

Bientôt la nouvelle se répandit que don Pedro de Mascarenhas traverserait l'Espagne, qu'il était en chemin, et que le Père Francisco de Xavier était avec lui. Chacun dans la noble famille espéra voir à sou passage ce dernier-né dont l'enfance avait reçu les caresses de tous, dont la jeunesse avait charmé les premiers vieux jours du père qui n'était plus, dont l'absence était une continuelle douleur pour la mère vénérée qui vivait encore.

Presque tous les jours un des gens de dona Maria montait à cheval, courait à Pampelune, s'informait, puis revenait le lendemain assurer que le courrier de l'ambassadeur n'avait point paru : «Ce sera peut-être pour demain, disait en soupirant la mère de notre saint ; attendons. »

Et elle attendait, et les jours s'ajoutaient aux jours, et son Francisco ne paraissait pas ! Depuis le jour où elle avait commencé à espérer le bonheur de le revoir, dona Maria s'était établie près d'une fenêtre d'où elle voyait le chemin qui conduisait à Sanguesa et d'où sa vue portait d'autant plus loin, que le château est plus élevé

— Il y a dix-sept ans que je n'ai vu mon beau Francisco, disait-elle quelquefois; mais s'il venait à présent, je le reconnaîtrais certainement !

— Bonne mère ! lui répondaient ses fils, vous le devineriez surtout...

            — Pedro Ortiz n'a-t-il pas mandé qu'il est toujours le beau Francisco. Seulement il ajoute qu'il est amaigri parce que ce cher enfant est devenu un saint, et qu'il pratique des austérités qui altèrent sa santé...

Alors on tâchait de détourner la conversation, car la pauvre mère trouvait encore des larmes qu'elle n'avait plus la force de dissimuler, lorsque lui venait la pensée que la sainteté de son Francisco le portait à martyriser son corps au point d'affaiblir sa forte constitution.. Puis elle levait ses yeux au ciel avec l'expression de la résignation, et ajoutait

            — Il est vrai qu'il est à Dieu! tout à lui !... il n'est plus à moi !...

Et elle retombait dans son doux silence accoutumé.

Le temps s'écoulait; l'ambassadeur de Portugal avançait, il entrait dans la Navarre

            — Père Francisco, dit-il à notre saint, nous ne sommes pas loin de Pampelune où je dois m'arrêter, je vous y attendrai.

            — M'attendre, senhor?

            — Est-ce que vous n'allez pas monter à Xavier pourvoir votre famille?

            — Non, senhor; je suis reconnaissant de votre bonté, mais ne puis accepter.,

            — Comment ! songez donc, mon cher Père, que vous allez quitter l'Europe peut-être pour toujours !

— C'est probable, senhor.

            — Eh bien ! vous n'avez pas vu votre famille depuis longtemps; la senhora votre bonne mère est âgée maintenant.

            — Je sais tout cela, senhor, mais ce n'est pas à Xavier que Dieu m'appelle, c'est dans les Indes.

            — Mon Père, c'est une abnégation que j'admire assurément, mais permettez-moi de vous faire observer que la senhora de Jasso doit vous attendre, et que c'est imposer un bien grand sacrifice au coeur d'une mère. C'est pour elle, c'est pour doua Maria que je vous le demande, mon Père, allez à Xavier ! Donnez cette consolation à votre famille!

            — A cette consolation, senhor, se joindraient l'amertume de la séparation et des adieux déchirants. Pour ma mère, que j'aime tendrement, pour toute ma famille qui m'est bien chère, et pour moi-même, il vaut mieux que j'évite ces regrets, et que nous ne nous revoyions plus qu'au ciel. Là, senhor, la réunion sera sans séparation, la consolation sans amertume, le bonheur sans mélange.

L'ambassadeur allait insister; François s'en aperçut et reprit :

            — J'ai tout donné à Dieu, senhor, il ne m'est plus permis de rien reprendre; je ne m'en reconnais point le droit.

Le caractère chevaleresque -du jeune Francisco de Sainte-Barbe se retrouve, ici avec toute la générosité du saint formé à l'école d'Ignace, et qui ne vivait plus que de l'immolation continuelle de lui-même.

Muet d'admiration, Pedro de Mascarenhas, sans le dire à François, modifia les dispositions de son itinéraire par délicatesse pour la famille de notre saint. Il ne fit que traverser Pampelune et ne s'y arrêta qu'un instant afin de renouveler ses provisions et dépêcher un courrier au roi de Portugal, à qui il écrivit pour lui faire connaître par avance la haute sainteté du missionnaire qu'il lui amenait.

Les voyageurs avaient quitté Pampelune depuis quelques heures, lorsque se présenta l'envoyé du château de Xavier.... Il était trop tard !

Don Pedro n'avait pas dit où il coucherait ce jour-là, on pensait même qu'il avait changé son itinéraire, et on avait entendu dire à ses gens que le Père Francisco de Xavier était d'une telle sainteté, qu'il avait refusé de se détourner pour aller au manoir revoir sa noble famille. Du reste, on assurait qu'il paraissait très-bien portant; qu'il était aimable et bon pour tout le monde, et que partout où il irait on reconnaîtrait bien en lui, malgré la pauvreté de son vêtement, un grand seigneur de la vieille Navarre Espagnole. «Je l'ai bien reconnu, moi ! » ajoutait fièrement l'hôtelier de Pampelune qui sentait son importance doubler à la pensée non-seulement qu'un ambassadeur avait posé chez lui, mais qu'il avait vu le fils de la châtelaine de Xavier, tandis qu'elle-même avait été privée de ce bonheur.

Il fallut annoncer cette poignante nouvelle à doua Maria: ses fils prirent tous les ménagements possibles, mais quelles que soient la prudence et la douceur des moyens, le coup porté au coeur d'une mère est toujours senti bien profondément ! Doua Maria rendit à ses fils les touchantes caresses qu'elle en reçut; puis elle se fit conduire à la chapelle, elle y renouvela son sacrifice et ses actions de grâce, et remit toute sa douleur maternelle aux pieds du crucifix de bois peint, de grandeur naturelle, qui faisait l'ornement du fond de la chapelle. Ce crucifix, Francisco l'avait aimé dans son. enfance.... et dona Maria aimait à lui parler de son cher absent; il lui semblait qu'elle était plus forte et plus généreuse chaque fois, et qu'elle en recevait des trésors de bénédictions et pour elle, et pour le fils si aimé qu'elle ne devait plus revoir.

Cependant Francisco de Xavier arrivait à Lisbonne, et, malgré toutes les instances de don Pedro, il alla demander l'hospitalité là où Simon Rodriguez la recevait, à l'hôpital de Tous-les-Saints. Le Père Rodriguez, malade d'une fièvre intermittente, attendait l'accès au moment où son cher frère de Xavier se présenta devant lui, la joie de le revoir, et la vertu de notre saint furent plus efficaces que tous les remèdes employés jusque-là : en embrassant son saint ami, le Père Rodriguez se sentit guéri, la fièvre ne revint plus. Les deux amis étaient séparés depuis bien longtemps, la joie de se retrouver fut égale des deux côtés. Voici ce qu'en écrivit le Père François de Xavier à la Société de Jésus, à Rome ; nous le laisserons aussi rendre compte de ses impressions et de l'accueil qu'il reçut du roi. On le connaîtra mieux par l'expression de ses pensées les plus intimes :

« .... A notre arrivée à Lisbonne, je trouvai maître Simon Rodriguez qui attendait un accès de fièvre quarte; mais en nous voyant, en nous embrassant, nous éprouvâmes une si vive joie que depuis ce moment, depuis un mois, il ne s'en est plus ressenti, et sa santé s'est maintenue parfaite. Il travaille avec autant de zèle que de fruit à la vigne de Seigneur.

« Nous comptons ici beaucoup d'amis dévoués, dont la plupart sont marquants par leur position ou leur naissance, et je vois avec regret qu'il nous sera difficile de les visiter tous en particulier. Dans le nombre, j'en ai remarqué plusieurs qui sont portés au bien, qui désireraient servir Dieu, et ce serait leur rendre un grand service que de venir au secours de leur indolence, par les exercices spirituels, et de les forcer en quelque sorte à exécuter ce qu'ils diffèrent ainsi d'un jour à l'autre. On en verrait beaucoup sortir de leur léthargie, si on leur faisait vivement sentir l'aiguillon de cette profonde vérité : qu'ils ne trouveront point de paix là oit il n'y a point de paix. Il faudrait surtout le faire sentir à ceux qui semblent vouloir épuiser les moyens de lasser la Providence en la traînant, pour ainsi dire, partout où leurs caprices les conduisent et qui s'obstinent à refuser d'aller où elle les appelle, se livrant tout entiers à leurs passions déréglées, et fermant l'oreille aux saints désirs dont elle les poursuit. Ils sont bien plus dignes de pitié que d'envie, ceux que nous voyons marcher ainsi péniblement dans les sentiers rudes et escarpés, et qui, à travers mille précipices et mille dangers, n'ont à espérer qu'une ruine certaine !

« Trois ou quatre jours après notre arrivée à Lisbonne, le roi a daigné nous faire appeler et nous a reçus avec les témoignages de la plus grande bonté. Il était seul dans son cabinet avec la reine. Pendant plus d'une heure d'audience, il nous a questionnés en particulier de notre manière de vivre, sur les circonstances qui nous ont fait faire connaissance les uns avec les autres, et qui nous ont ensuite réunis ; sur notre but primitif, puis sur les persécutions dont nous avons été l'objet à Rome.

 

…………….

« Leurs Altesses (1) ont écouté avec plaisir tout ce que nous leur avons exposé sur la manière dont nos maisons sont régies et les fonctions auxquelles notre plan, notre règle, notre but nous consacrent. Puis le

 

1 On ne donnait alors aux rois de Portugal que le titre d'Altesse.

 

roi fit appeler les infants, son fils et sa fille, pour nous les présenter et nous parla avec bonté des enfants que la Providence lui a donnés, de ceux qu'elle a rappelés à elle, et de ceux qu'elle lui a laissés.

« En somme, Leurs Altesses nous ont témoigné le plus vif intérêt. Le roi nous a spécialement chargés de la direction de la jeune noblesse attachée à sa cour. Il ordonne que tous ses pages se confessent tous les huit jours, et nous a expressément recommandé l'exécution de cet édit, motivé sur ce que tout jeune homme qui, dès l'enfance, a contracté l'habitude de servir Dieu, fait dans l'âge mûr un homme utile à son pays.

« Si, dit-il, les nobles étaient ce qu'ils devraient être, les classes inférieures de la société se formeraient à leur exemple. »

« C'est suie la jeune noblesse que repose son espoir de la réforme des moeurs de tout son royaume. Et, en effet, la régularité des moeurs du premier corps de l'Etat entraîne une réforme générale. Dans l'esprit religieux de cet excellent roi, dans son zèle pour procurer la gloire du Seigneur, dans son goût si prononcé pour les choses saintes, je trouve pour nous un grand motif de louer Dieu, et la reconnaissance de notre société ne peut aller trop loin à l'égard d'un prince qui répand ses bienfaits, non-seulement sur, ceux d'entre nous qui habitent ses Etats, mais sur nous tous généralement.

«Le senhor légat eut une audience particulière de Son Altesse après- la nôtre, et le roi lui dit qu'il lui serait très-agréable de pouvoir réunir dans ses Etats tous les membres actuels de notre Société, dût-il consacrer à leur établissement et à leur entretien une grande partie de ses revenus. C'est le légat lui-même qui nous l'a rapporté.

«Nous savons que plusieurs de nos amis cherchent à entraver notre départ pour les Indes, sous prétexte que nous recueillerions ici plus de fruits, soit au tribunal de la pénitence, soit dans nos exercices spirituels, qui entraîneraient des confessions et des communions plus fréquentes, enfin en apportant dans le ministère évangélique le même zèle, la même méthode d'enseigner et de prêcher que nous voulons porter dans les Indes. Parmi les personnes de cette opinion, je remarque surtout le confesseur et l'aumônier de Son Altesse ; l'un Pt l'autre portent le roi à nous retenir ici, dans l'espoir que nous y ferons une plus abondante moisson. . . . . . . »

L'humilité de François de Xavier lui persuadait qu'on influençait le roi; il n'en était rien. Le roi, charmé du bien qu'avaient déjà fait les deux Pères, et à la cour et à la ville, désirait vivement les retenir, et son confesseur ainsi que son aumônier étaient de son avis. Il aurait désiré même que Xavier habitât à la cour, et il lui avait fait préparer un appartement que notre saint avait refusé, préférant mille fois l'hôpital où il était près des pauvres malades et du Père Rodriguez, et où il pouvait servir Dieu plus librement. Le roi aurait voulu que les Pères mangeassent à la cour; mais les Pères voulaient continuer à quêter leur pain de chaque jour, et surtout conserver la liberté de suivre la règle à laquelle ils avaient fait voeu d'être fidèles jusqu'à la mort. Leur vie si mortifiée, si humble, si parfaite faisait, l'admiration générale; quand on lui opposait celle que François de Xavier lui avait sacrifiée, l'admiration redoublait pour lui personnellement, et le roi trouvait toujours de chauds approbateurs lorsqu'il parlait de son désir de le garder à Lisbonne. Xavier, toujours désireux de la mission des Indes, ne témoignait néanmoins nulle préférence, et attendait que Dieu disposât de lui selon sa volonté. Il écrivait à son cher Père Ignace :

« . . . . . . . . . Le senhor évêque, qui nous est très-dévoué, nous a fait savoir que le roi n'a point encore décidé s'il nous enverrait dans les Indes, parce qu'il lui semble que nous servirons Dieu aussi bien ici que là-bas. Deux prélats, persuadés que nous convertirions sûrement quelques rois indiens, ont insisté pour notre départ. Quant à nous, nous sommes occupés, en attendant, à nous adjoindre des collaborateurs; j'espère que nous n'en manquerons pas, pourvu que cela s'éclaircisse. Si nous faisons ici notre séjour, nous y fonderons quelques Maisons, et pour cela nous trouverons des sujets bien plus facilement que pour nous ,suivre au delà des mers. Si nous partons, et que Dieu nous accorde quelques années de vie, avec son puissant secours non formerons quelques établissements entre l'Inde et l'Ethiopie.

« Si le Bref concernant notre Société n'est pas encore expédié, faites en sorte, je vous prie, qu'il contienne la faculté d'établir des Maisons professes chez les infidèles. Au reste, soit que nous restions ici, soit que nous mettions à la voile pour les rives du Gange, au nom de l'amour et de l'obéissance que je vous ai vouée en Notre-Seigneur Jésus-Christ, faites-moi connaître la règle que je dois observer dans la réception des sujets, et cela très au long. Vous connaissez parfaitement la faiblesse de mon intelligence; si vous ne  venez au secours de mon impéritie dans les affaires de ce monde, elle nous fera perdre l'occasion d'étendre le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

« Le moindre fils de votre charité en Jésus-Christ,

« FRANÇOIS. »

 

La ville de Lisbonne n'était plus reconnaissable, tant le ministère des deux saints Jésuites était béni de Dieu; et le roi n'en devenait que plus désireux encore de garder de tels apôtres pour faire revivre. la foi et la piété dans tout le royaume. La sainte vie des missionnaires leur attira des disciples qui s'offrirent à les suivre jusque dans les Indes, et Xavier, heureux de trouver dés jeunes gens propres à seconder son zèle, écrivait à saint Ignace

« Notre nombre s'accroît; nous sommes six. J'ai connu à Paris tous ceux qui se sont joints à nous, excepté Paul et Manoel de Santa-Clara. Dieu a bien voulu exaucer nos vœux et seconder nos efforts en nous associant ces ouvriers pour travailler à sa vigne et célébrer son saint nom au milieu des nations infidèles.

« Nous attribuons à vos prières les bénédictions que le ciel daigne répandre sur notre ministère ; car les fruits sont au delà de toute proportion avec nos facultés, notre science et notre intelligence. Nous sommes assiégés au tribunal de la pénitence; la foule y est si grande et composée souvent de tant de personnages éminents par leurs dignités, que nous suffisons bien difficilement à tous.

« Le prince Henri, frère du roi et grand maître de l'inquisition, nous a priés de nous occuper des prisonniers de ce tribunal : nous les visitons tons les jours et nous cherchons à leur faire apprécier le bienfait que la bonté de Dieu leur a accordé en les plaçant ainsi dans la nécessité de pratiquer la pénitence. Nous leur faisons chaque jour une instruction commune, et nous leur faisons faire les exercices de la première semaine, dans lesquels ils trouvent une grande consolation, et dont ils retirent beaucoup de fruit. Plusieurs d'entre eux nous disent souvent que Dieu leur a accordé une insigne faveur, en se servant; de notre ministère pour leur faire connaître tant de choses indispensables au salut de leurs âmes... »

Le moment de prendre une décision approchait; Jean III réunit son conseil et lui demanda son avis, après toutefois avoir fait connaître son opinion, ou plutôt son vif désir de retenir les deux apôtres. A l'exception de l'infant don Henri, tous les conseillers furent de l'avis du roi, et on annonça aux Pères qu'ils ne sortiraient pas du royaume où ils faisaient un si grand bien.

Quelle que fut la douleur de François de Xavier, il se soumit aux ordres du souverain comme à la voix de la Providence, et continua ses travaux. Il ne se plaignit pas même à son Père Ignace : se bornant à lui exposer les faits avec son humilité et sa soumission habituelles, il attendit sa décision.

 

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VII

 

La première chaire de théologie, à l'Université de Coïmbre, était occupée par un savant professeur de si grande réputation, qu'il avait perdu son nom de famille pour le public, et n'était plus connu dans tout le Portugal que par celui du pays où il était né: on ne l'appelait que le docteur de Navarre (1). II avait fait ses études en France, à Cahors, puis à l'Université de Toulouse où il prit ses grades et où il professa ensuite avec un très-grand succès. De cette chaire il avait été appelé à la première de Coïmbre ; mais il conservait un souvenir de reconnaissance pour la France, et assurait que tout ce qu'il savait, il l'avait appris à Toulouse. Cette ville devrait en être fière, car ce docteur de Navarre, aussi recommandable par sa haute piété et ses grandes vertus, que par sa science et les ouvrages qu'il a laissés, était frère de dona Maria, la pieuse et vénérable châtelaine de Xavier; il était oncle maternel de notre saint. ' Ou, comme on disait alors, le docteur Navarre.

Don Martino d'Azpilcuéta avait appris l'arrivée de son neveu à Lisbonne, ainsi que la réputation de sainteté qu'il s'était acquise à la cour et à la ville, et les bénédictions que Dieu se plaisait à répandre sur son ministère. Heureux de ces nouvelles, le docteur de Navarre écrivit à Xavier pour lui demander de le venir voir à Coïmbre et de ne pas refuser cette consolation à l'unique frère de sa mère. Xavier témoigna à don Martino sa reconnaissance pour l'affection que lui exprimait la lettre qu'il en avait reçue, et lui répondit qu'il ne pouvait abandonner ses occupations apostoliques, qu'il le reverrait au ciel où on ne se sépare plus.

Don Martino, jugeant que ses instances ne fléchiraient pas son neveu, écrivit au roi et le supplia de donner l'ordre à Xavier de faire un voyage à Coïmbre que lui-même ne pouvait quitter en ce moment; il offrait, pour obtenir cette faveur, de donner deux leçons de plus, sans augmentation d'honoraires, l'une de droit canon, l'autre de théologie mystique, et proposait même de suivre son neveu dans les Indes, et d'aller s'y consacrer avec lui à la conversion des infidèles. Xavier, à son tour, conjura le roi de ne lui pas donner un ordre dont sa conscience s'effrayait, et ce prince désirant lui être agréable, répondit par un refus. François de Xavier écrivit alors à son oncle et l'engagea à ne pas songer au voyage des Indes dont, à son âge, il ne pourrait supporter les fatigues.

«J'aurais fini là mes jours, dit don Martino dans son Manuel, si Xavier, à cause de mon âge, ne m'eût jugé incapable de supporter les grandes fatigues de sa mission, et s'il ne m'eût engagé en par«tant à me consoler de son absence par l'espérance de nous voir au ciel. »

Ce saint prêtre, chanoine régulier de Saint-Augustin, était vénéré pour sa piété, sa mortification et sa grande charité. Il mourut à Rome, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, et fut enterré dans l'église de Saint-Antoine de Padoue des Portugais, au Champ de Mars.

 

Saint Ignace de Loyola avait communiqué au pape la résolution du roi de Portugal à l'égard des deux missionnaires, et le pape avait laissé au roi la liberté de disposer de l'un et de l'autre comme il le jugerait bon pour la gloire de Dieu. Ignace écrivit alors à Xavier qu'il devait regarder les ordres du roi comme ceux de Dieu même et rester en Portugal.

Notre saint s'humilia profondément à la lecture de cette lettre. Jusque là, il avait espéré que Dieu ferait parler autrement son supérieur bien-aimé; maintenant il voyait qu'il était j agé indigne du grand apostolat qui depuis si longtemps était l'objet de ses vœux; il se soumit et redoubla de zèle dans son ministère de Lisbonne.

Peu de jours après, don Pedro de Mascarenhas vient le trouver :

            — Cher Père Francisco, vos paquets sont-ils faits ?

— Ils le sont toujours, senhor; où dois-je aller? Je suis prêt à obéir aux ordres de Son Altesse.

            — Eh bien ! mon Père, préparez-vous pour une grande mission!

— Me voici, senhor.

—    Aux Indes ! mon cher Père, aux Indes !

—    Aux Indes, senhor ?... Moi ?

            — Vous, Père Francisco de Xavier ! Le roi vous fait embarquer avec don Martino Alfonso de Souza !... Xavier était ravi; les larmes du bonheur et de la reconnaissance inondaient son visage qui, en ce moment, avait une expression plus céleste encore que d'ordinaire. Il embrassa don Pedro avec effusion, et don Pedro, plein d'admiration pour tant de zèle et de dévouement, remerciait Dieu au fond de son coeur d'accorder aux Indes un apôtre de cette valeur et d'une sainteté aussi éminente. Xavier ne lui demandait pas même d'où venait ce changement dans les intentions du roi. Il allait évangéliser les idolâtres, il partait pour les missions les plus lointaines et les plus dangereuses, son zèle pour la gloire de Dieu ne voyait autre chose que ce but, il était heureux

            — Vois ne me demandez pas, mon Père comment il se fait que le roi ait pris une résolution si contraire à ses désirs? lui dit don Pedro.

            — Il me suffit que Dieu ait manifesté sa volonté, senhor. Je suis si heureux de partir pour les Indes!

— Je veux pourtant que vous sachiez tout; je suis même chargé de vous le dire. Le Père Ignace m'a écrit, il m'a prié de proposer au roi de garder le Père Rodrignez pour le Portugal et de vous envoyer clans les Indes. Quand le roi a lu la lettre du Père Ignace, il a cru y reconnaître l'ordre de Dieu, et il a fait le sacrifice qui lui était demandé. Voilà, mon cher Père, comment il se fait que j'ai pu vous apporter une nouvelle qui vous rend heureux et nous afflige, bien que nous rendions grâces à Dieu de donner aux Indes un apôtre de votre mérite. Vous embarquerez le 7 du mois prochain avec le vice-roi.

Xavier, au comble du bonheur, écrivit aussitôt au Père de son âme, ainsi qu'il appelait saint Ignace, et quelques jours avant son embarquement, il adressa une longue lettre à la Société de Jésus, à Rome, pour lui rendre compte de son apostolat en Portugal, de ses espérances pour celui des Indes et des sentiments dont sa grande et belle âme était remplie. Cette lettre fait si bien connaître la tendresse de coeur, la profonde humilité, le zèle bridant de notre saint, que nous ne. pouvons nous dispenser d'en citer de longs fragments: Lisbonne, 19 mars 1541.

« Que la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ nous soient toujours en aide. Ainsi soit-il.

«Les meilleures nouvelles de la plus tendre des mères ne donnent pas plus de joie au coeur de ses enfants que je n'en ai éprouvé par celles que j'attendais de vous, et qui m'ont appris enfin le succès toujours croissant de notre Société. Maintenant, me voilà au fait de vos saintes occupations, de vos projets d'établissements spirituels et matériels, pour le présent comme pour l'avenir; je vois que vous arrangez les choses de telle manière que nos successeurs, pourvus de tout ce qui leur sera nécessaire pour travailler à étendre le règne de Dieu, puissent atteindre le but vers lequel nous tendons en mettant notre confiance en lui seul. Ah ! puissé-je, bien qu'absent de corps, mais plus présent. que jamais, puissé-je vous imiter dans la voie où il m'a fait entrer pour son service.

« Son Altesse approuve hautement notre manière de vivre et d'exercer le saint ministère, surtout depuis que l'expérience lui prouve les fruits qu'on peut en recueillir pour l'avenir, s'il parvient à augmenter le nombre des ouvriers. C'est ce qui lui a fait désirer d'établir un collège qui soit en même temps une maison de la Compagnie de Jésus. Trois d'entre nous restent à Lisbonne : maître Simon, maître Gonzalez et un autre prêtre, savant canoniste.

« Ce n'est pas un simple projet de la part du roi; c'est un plan bien arrêté. Chaque fois que nous voyons Son Altesse, elle nous parle de cette détermination que nul de nos amis, ni de nous n'a provoquée le moins du monde. C'est de lui-même que le roi s'est décidé à fonder ces collées, et il a choisi Evora pour le premier. Du reste, il se présente tous les jours de nouveaux sujets qui demandent à s'adjoindre à nous.

« Je crois que le roi demandera à Sa Sainteté un ou deux membres de notre Compagnie pour aider maître Simon. La bienveillance de ce souverain pour notre Société, exige de nous une bien vive reconnaissance ! Cet excellent prince désire l'accroissement de notre Compagnie autant que nous le désirons nous-mêmes, et seulement par amour du bien, par zèle pour la propagation de la foi. Aussi, lui devons-nous un entier dévouement, en vue de 13ieu, seul moyen pour nous de répondre à sa parfaite bienveillance; car il ne se borne pas à nous accorder une destination, il pourvoit à tous nos besoins attentivement et libéralement. Si nous ne reconnaissions de telles obligations dans nos prières de chaque jour et au saint sacrifice de la messe, si nous ne nous efforcions, autant que notre faiblesse peut nous le permettre, de correspondre aux bienfaits de ceux qui secondent ainsi notre zèle pour la gloire de Dieu, nous serions coupables de la plus odieuse ingratitude! Si jamais il arrivait que notre dévouement se trouvât au-dessous des obligations que nous avons au roi de Portugal, notre protecteur, nous serions indignes de vivre !...

« ..... Paul (1), un Portugais (2) et moi, allons embarquer cette semaine pour les Indes, pleins d'espoir d'y recueillir la plus riche moisson pour l'Eglise. Le témoignage d'hommes honorables, qui ont longtemps habité les Indes, ne nous laisse aucun doute sur la disposition de ces peuples à recevoir la lumière de l'Évangile.

«Comblés des faveurs de Son Altesse, nous partons avec le vice-roi des Indes, à qui elle nous a chaudement recommandés; nous partons sur le même vaisseau que lui. Le senlior don Martino-Alfonso de Souza a pour nous une telle affection, qu'il s'est réservé le soin de pourvoir à tous nos besoins pendant la navigation. Il veut absolument que nous mangions à sa table; je

 

1 Paul de Camerini, italien.

2 Francisco Mancias.

 

vous le dis, non pour nous prévaloir d'un honneur dont assurément nous nous serions bien passés; mais pour vous donner l'idée de l'appui et des ressources que nous espérons trouver dans l'affection de ce grand dignitaire, pour le but auquel nous aspirons avec tant d'ardeur : la conversion des pauvres infidèles. Réjouissez-vous-en avec nous dans votre zèle pour la plus grande gloire de Dieu, et félicitez-nous du bonheur qui nous est donné d'aller porter le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ devant les rois des nations qui voient et reconnaissent déjà l'autorité du roi de Portugal, clans la personne de son représentant.

« Notre espérance s'appuie encore sur la connaissance que nous avons de don Martino de Souza, qui arrivera avec nous environné de la considération que lui ont acquise ses vastes connaissances et sa longue expérience des affaires du pays, qu'il a habité plusieurs années, et où il a laissé une réputation parfaite. Et ici les courtisans mêmes, dont vous savez les dispositions généralement peu bienveillantes pour les grands dignitaires, s'accordent à reconnaître en lui l'intégrité et la loyauté par excellence. Plusieurs assurent qu'il est attendu par les Indiens avec autant d'empressement que par les Portugais.

«Le vice-roi me disait, il y a trois jours, dans une conversation intime, que dans les Indes portugaises il existe une île peuplée de païens, où les juifs ni les musulmans n'ont jamais pénétré, et où il pense que l'Évangile fera de rapides et durables progrès. Il a fait sur les lieux des observations qui lui font espérer que le roi, et à son exemple toute la nation, seront très-disposés à embrasser la religion chrétienne.

« Les hommes prudents qui nous entourent jugent nos succès probables, d'après notre manière de vivre et celle dont nous exerçons notre ministère. Quant à nous, malgré le sentiment de notre pauvreté et de notre faiblesse, sales nous appuyer sur de vaines conjectures ou de vains désirs, nous sommes pleins d'espoir que le Seigneur, qui nous envoie vers ces peuples jusqu'ici privés de tout moyen de salut, prendra pitié de leur triste aveuglement et daignera agréer et bénir le ministère de ses faibles et inutiles serviteurs. Pour mettre notre âme entièrement à découvert devant vous, je vous dirai que c'est uniquement en Dieu que repose notre confiance dans une telle entreprise. C'est là seulement ce qui nous anime et nous encourage. Nous espérons que nos efforts, excités par notre amour pour Dieu, par notre dévouement à son service, parla seule vue de lui plaire et de travailler pour sa gloire, seront couronnés des plus heureux résultats, et que nous parviendrons à retirer ces malheureux peuples de l'empire des ténèbres, en les amenant à la connaissance du vrai Dieu et de la véritable religion.

« Ah ! nous vous conjurons, par les liens sacrés qui unissent nos âmes, de nous écrire le plus tôt, le plus longuement et le plus souvent que vous le pourrez ! Vos lettres nous parviendront par les bâtiments qui mettront à la voile, à Lisbonne, au mois de mars. Nous vous demandons, nous vous supplions de nous prescrire, de la manière la plus détaillée, les précautions que nous avons à prendre, la conduite que nous avons à tenir au milieu des infidèles. Bien que nous ne doutions pas du secours que l'expérience nous apportera, nous n'avons pas moins besoin de vos avis et de vos conseils, pour connaître la volonté de Dieu dans la direction de notre entreprise, car nous sommes bien persuadés que le Seigneur vous inspirera ce que nous aurons à faire, ainsi que la manière dont nous devons le faire, et qu'il continuera de se servir des interprètes qui jusqu'à ce jour nous ont manifesté ses desseins et sa volonté sur nous.

«Le principal motif de mon instante prière, est la crainte de partager le danger que courent ceux qui, pleins de confiance dans leurs propres lumières, et ne tenant compte ni des temps, ni des lieux, ni de leur position personnelle, négligent de consulter les sages et de recueillir leurs avis. Ils se privent ainsi des grâces et des lumières que Dieu leur eût accordées, si, abaissant leur jugement devant leur ignorance et leur faiblesse, ils avaient eu recours aux conseils de ceux par lesquels Dieu a coutume de nous manifester sa volonté dans le service qu'il exige de nous.

«Nous vous supplions donc, nous vous conjurons, au nom du Seigneur, et par les liens qui nous unissent étroitement en Jésus-Christ, d'être exacts, fréquents et très-détaillés dans les instructions et les ordres que vous nous donnerez, afin que nous sachions bien précisément ce que nous devons faire ou éviter. Nous désirons ardemment travailler au salut des âmes, en nous conformant à la volonté de Dieu, et nous sommes sûrs de reconnaître cette divine volonté dans les ordres et les avis que nous recevrons de vous. Vos prières aideront notre faiblesse à exécuter tout ce que vous jugerez bon de nous prescrire; nous les implorons de chacun de vous en particulier, outre celles qui sont exposées par la règle. Une longue navigation et le contact habituel de païens infectés de tous les vices, vont exposer notre faiblesse et notre tiédeur à des dangers si effrayants, que nous devrions trembler, si nous ne sentions que dans cette lutte nous serons soutenus par une abondance de secours proportionnée aux besoins.

« Nous vous écrirons des Indes par les premiers vaisseaux qui partiront; nos lettres seront très-détaillées, et nous vous enverrons toujours les copies de celles que nous écrirons au roi de Portugal. Cet excellent prince nous a recommandés, dans notre dernière audience, au nom de Dieu et de notre amour en son saint nom, de lui mander exactement et longuement les dispositions des peuples infidèles à recevoir l'Evangile. Il est on ne peut plus touché de leur triste ignorance, et nous a exprimé son vif désir de voir cesser les offenses que Dieu reçoit chaque jour de tant de créatures qui sont son ouvrage, et qu'il a rachetées à si haut prix. Tel est le zèle du roi pour la gloire de Dieu et le salut des âmes; je me sens porté à rendre an ciel des actions de grâces continuelles pour m'avoir fait connaître un prince qui, au milieu d'une si grande puissance, est si pénétré des choses divines. Si je ne le voyais par moi-même, j'aurais peine à croire qu'au faîte des grandeurs, dans l'agitation d'une grande cour, il puisse se trouver un coeur aussi éclairé et aussi plein de charité. Dieu veuille augmenter en lui ces précieux dons et ajouter des années à ses années, puisqu'il les emploie si bien et qu'il est si utile à son peuple.

« Sa cour peut être comparée à une communauté régulière. Le nombre des personnes qui approchent des sacrements tous les huit jours est si considérable, que nous ne cessons d'en remercier et d'en louer Dieu. Nous sommes si occupés au tribunal de la pénitence que, fussions-nous deux fois plus nombreux, nous n'aurions pas un instant de loisir, car ce travail absorbe notre journée et une partie de la nuit, bien que nous ne confessions que les personnes de la cour. Je me souviens de l'étonnement que manifestèrent à ce sujet tous les étrangers qui affluaient autour du roi pendant son dernier séjour à Almérini. Ce spectacle, au sein d'une grande cour, était pour eux la chose la plus surprenante. La vue de cette foule de courtisans approchant de la sainte Table, tous les dimanches et toutes les fêtes, avec tant de piété et de recueillement, les frappait d'une sorte de stupeur; et bientôt entraînés par l'exemple, plusieurs se mirent en mesure de les imiter.

« Si le nombre des confesseurs était proportionné à la grande quantité de monde qui se porte à la cour, bien peu de personnes paraîtraient devant Son Altesse avant d'avoir mis ordre à leur conscience; car beaucoup désirent le faire et ne peuvent parvenir à nous  aborder. Pourtant, je vous le répète, nous nous épargnons si peu, que le confessionnal absorbe tous les instants que nous pourrions donner à la prédication. Mais nous croyons plus conforme à notre Institut de confesser que de prêcher, d'autant plus qu'ici les bons prédicateurs abondent, tandis que les bons confesseurs y sont très-rares. Nous avons donc cru devoir laisser la chaire et prendre le confessionnal.

« Après tous ces détails, et au moment de nous embarquer, il ne nous reste plus qu'une chose à vous dire : c'est que nous adressons à Dieu les plus ferventes prières afin qu'il daigne nous réunir à vous dans une vie meilleure; à vous, dont nous ne nous séparons que pour lui et par lui; La distance qui va se trouver entre. vous et nous est immense; les travaux qui nous attendent vont absorber nos facultés, ils ne laisseront plus de place au désir de courir à de nouvelles conquêtes et à des moissons plus abondantes; il est bien difficile d'espérer que nous nous reverrons jamais en cette vie ! Que celui donc d'entre nous qui entrera le premier dans la vie éternelle, et n'y trouvera pas le frère qu'il aime dans le Seigneur, n'oublie pas de prier pour lui Jésus-Christ notre Roi, afin qu'il l'associe un jour à sa gloire, ainsi que nous tous.

«Adieu à tous mes amis en Jésus-Christ !

 

« FRANÇOIS DE XAVIER. »

 

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VIII

 

Le port de Lisbonne était encombré; officiers, soldats, matelots, allaient et venaient de la plage à la ville, de la ville à la plage, avec des chargements considérables qu'on amenait à la flotte ancrée au port. Il s'agissait de pourvoir à l'armement de cinq grands navires et de quelques galions royaux composant la flotte en partance pour les Indes orientales.

Dans sa sollicitude pour l'exécution des ordres qu'il avait reçus du roi, don Antonio d'Ataïde, comte de Castanera, intendant de l'armée navale, vint trouver François de Xavier

            — Père Francisco, lui dit-il, le roi veut que vous soyez abondamment pourvu de tout ce que vous désirerez pour le voyage. Veuillez bien me remettre une note des objets que je dois embarquer pour vous.

            — Je suis infiniment touché des bontés de Son Altesse, senhor; mais je n'ai besoin de rien.

            — Mon Père, les ordres du roi sont formels; il a fortement insisté pour que rien ne manque à bord de ce que vous aurez désiré.

            — Senhor, on ne manque de rien lorsqu'on n'a besoin de rien; je vous rends mille grâces, je suis on ne peut plus reconnaissant de tout ce que je dois au roi; mais, senhor, je dois bien plus encore à la Providence, et vous ne voulez pas que je m'en défie, n'est-ce pas?

            — Bien cher Père, vous êtes admirable! mais permettez-moi de vous dire que je dois obéir au roi. - Vous l'avez fait, senhor.

            — J'ajouterai, mon Père, que la Providence ne fait pas toujours des miracles, et n'est-ce pas la tenter que de s'embarquer pour un tel voyage sans la moindre provision personnelle?

            — Eh bien ! senhor, je vais vous faire une petite liste de livres de piété, qu'il sera utile de répandre parmi les Portugais des Indes qui en seront privés, et je vous demanderai pour moi un vêtement de gros drap, puisque le froid est dangereux, dit-on, en doublant le cap de Bonne-Espérance.

            — Je vous en conjure, mon Père, faites-nous le plaisir de demander mieux que cela ! faites-le pour le roi !

            — Je né saurais le faire, senhor, puisque je n'ai besoin de rien.

            — Vous ne serez pas seul maître, ajouta impatiemment don Antonio; vous prendrez au moins le serviteur qu'on vous donnera !

            — Tant que j'aurai ces deux mains, senhor, j'espère que Dieu me fera la grâce de n'avoir plus d'autre serviteur que moi-même!

            — Mon Père, les convenances exigent que vous en ayez un ! Vous êtes revêtu d'une dignité que vous ne devez pas avilir; le roi m'a dit que vous partiez en qualité de légat apostolique. Serait-il convenable de voir un légat du pape laver son linge à bord, et préparer lui-même sa nourriture?

            — Je vous demande pardon, senhor, de ne pouvoir céder à vos pressantes instances; mais j'ai l'intention, la volonté même de me servir et de servir les autres le plus possible, et je compte le faire sans déshonorer mon caractère. Lorsque je ne fais pas de mal, je ne crains ni de scandaliser le prochain, ni d'affaiblir l'autorité dont le Saint-Siège a daigné me revêtir... Senhor, ne nous le dissimulons pas : ce sont ces respects humains, ce sont ces idées fausses de bienséance et de dignité qui ont fait à l'Église le mal que nous voyons !

Don Antonio n'insista plus; le ton énergique de François de Xavier, bien qu'il eût conservé une extrême douceur, avait en même temps une si grande dignité, et une telle noblesse, que l'intendant ne craignit plus qu'une nature de cette trempe perdît rien de l'autorité qui lui était confiée.

François de Xavier savait imposer le respect en s'humiliant : c'est le secret des saints, en général; mais il semblait le posséder plus que d'autres. Dieu le permettait ainsi, sans doute, en vue des immenses conquêtes auxquelles il le destinait.

Le roi désira voir notre saint avant son départ, et lui remit quatre brefs du souverain pontife : l'un nommait le saint missionnaire nonce apostolique, un autre lui donnait les pouvoirs les plus étendus pour établir et maintenir la foi dans tout l'Orient, un troisième le recommandait à David, empereur d'Éthiopie, et le quatrième à tous les princes souverains des îles ou de la terre ferme, depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'au delà du Gange.

Xavier reçut ces brefs de la main du roi, avec le respect du au souverain pontife et à la majesté royale Senhor, répondit-il, je tâcherai de soutenir le fardeau que m'imposent Dieu et ses représentants sur la terre. Ma faiblesse est grande ! mais Dieu est tout-puissant; je mets ma confiance en lui seul.

            — Examinez tout, lui dit le roi; visitez les forteresses des Portugais, voyez si Dieu y est servi, et rendez-nous compte de ce qu'il y a de mieux à faire pour établir le christianisme dans les nouvelles conquêtes. Écrivez souvent et longuement là-dessus non-seulement aux ministres, mais directement à ma personne. Je me recommande à vos prières, mon Père; priez aussi pour la reine, pour les infants, pour le Portugal.

            — Tous les jours de ma vie, senhor, je n'oublierai jamais les bontés dont Votre Altesse a daigné m'honorer.

            — Et moi je vous remercie du bien que vous nous avez fait à tous, Père Francisco, et je vous vois partir avec douleur !... mais il faut obéir aux ordres de Dieu !

Le jour de l'embarquement était arrivé. Le Père Paul de Camerini, italien, et Francisco Mancias, portugais qui n'était pas encore prêtre, suivaient notre saint dans les Indes. Le Père Rodriguez allait être séparé du frère qu'il chérissait; mais le Père de Xavier allait l'être de l'Europe tout entière, de cette partie du monde où il laissait ses plus chères, ses plus douces, ses plus précieuses affections, et il était heureux d'offrir à Dieu un si grand sacrifice. Il avait dit souvent :

« L'absence de la croix est l'absence de la vie. » Le jour de son départ pour les Indes était donc pour sa grande âme un jour de surabondance de vie. Simon Rodriguez l'accompagna jusque sur le pont de San-Diogo que devait commander le vice-roi. Au moment de la séparation, le visage de Rodriguez était inondé de larmes; Xavier prend la main de son ami, la serre avec affection et dit à ce frère bien-aimé :

«Mon bien cher Simon, voici les dernières paroles que je vous dirai jamais, car nous ne nous reverrons plus en ce monde. Souffrons patiemment, généreusement le déchirement de notre séparation. Si nous demeurons bien unis à Dieu, nous resterons toujours liés comme nous le sommes, rien ne pourra rompre notre association en Jésus-Christ ! Pour votre consolation, je veux, en vous quittant, vous découvrir une de mes plus secrètes pensées et la plus grande joie de mon âme.

« Vous vous souvenez bien qu'une nuit, dans l'Hôpital de Rome, vous m'entendîtes crier : Plus encore, Seigneur ! plus encore! Souvent vous m'avez demandé l'explication de cet élan, toujours je vous ai répondu que je préférais ne le pas dire. Eh bien ! je vous le dirai maintenant, comme un souvenir de confiance et d'amitié que je dépose dans votre coeur de frère. Je vis alors, en songe ou éveillé, Dieu le sait, tout ce que je devais souffrir pour la gloire de Jésus-Christ. Notre-Seigneur me donna en ce moment tant d'avidité pour les souffrances, que celles qui se présentaient me paraissaient insuffisantes, et que j'en désirais ardemment de nouvelles. C'est cette altération de mon âme qui me faisait m'écrier avec transport : Encore davantage! encore davantage ! J'espère que la divine bonté m'accordera dans les Indes ce qu'elle m'a montré en Italie, et que les ardents désirs qu'elle m'a mis au coeur seront bientôt satisfaits ! »

Les deux frères s'embrassèrent ensuite et ils se séparèrent avec des larmes, mais des larmes calmes comme leurs regrets, douces et silencieuses comme les larmes des saints.

François de Xavier venait de révéler toute la grandeur et toute l'énergie de son âme, dans le motif de consolation qu'il avait laissé à son ami. Il le voyait affligé de son départ, de la pensée de ne le plus revoir en cette vie et d'en rester séparé par une distance qui semblait infinie :

« Consolez-vous, lui dit-il, je vais souffrir et souffrir beaucoup ! »

C'est bien là la consolation donnée par un saint à un coeur digne de lui et capable de le comprendre ! Il en coûtait à l'humilité de Xavier de faire connaître à Rodriguez ce que Notre-Seigneur lui avait découvert; c'était un sacrifice; mais la générosité de Xavier est au-dessus de tous les dévouements. Son grand coeur suppose dans celui de son ami autant d'amour pour Jésus-Christ qu'il en éprouve lui-même, autant de désir de souffrir pour lui, autant de zèle pour sa gloire; il lui suppose tous les sentiment surhumains qui l'animent, le détachent de la terre et le tiennent uni à Dieu..... et il lui dit :

« Consolez-vous, je vais souffrir et souffrir beaucoup ! »

Et Rodriguez, bien capable d'apprécier et de goûter cette consolation, tend les bras à Xavier, le presse sur son coeur avec admiration, l'embrasse sans pouvoir lui répondre, et le quitte avec le regret de n'être pas . jugé digne de le suivre pour partager ses travaux, ses souffrances et ses dangers.

Le Père Rodriguez avait quitté le San-Diogo, on le ramena à terre, puis le signal fut donné; chaque vaisseau leva l'ancre et la flotte prit la haute mer sous le regard de Dieu et le commandement de don Martino Alfonso de Souza, qui avait voulu garder François de Xavier à bord du vaisseau qu'il montait.

C'était le 7 avril 1541, jour anniversaire de la naissance de notre saint; il entrait dans sa trente-sixième année.

 

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