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PRIÈRES

SIXIÈME PARTIE JAPON. (Mai 1549. - Novembre 1551.)

 

I

II

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER AUX PÈRES DU COLLEGE DE GOA.

III

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER AUX PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS, RÉSIDANT A GOA.

IV

V

VI

CIVANDONO, ROI DE BUNGO,AU GRAND BONZE DE CHÉMACHICOGIN (1).

 

I

 

Diogo de Noronha ne connaissait le grand Xavier que de réputation; récemment arrivé dans les colonies portugaises, il avait témoigné à son jeune parent, don Pedro de Castro, le désir de voir le saint Père dont il avait entendu parler avec tant d'admiration à la cour, et Pedro l'avait engagé à faire la traversée de Goa à Cochin dans le même vaisseau que l'apôtre vénéré; il avait ajouté

            — Si tu laisses échapper cette occasion, tu peux ne la retrouver jamais; le Père de Xavier part pour le Japon, et Dieu seul sait s'il en reviendra.

            — Je désire le voir à cause de sa célébrité, avait ré pondu Diogo, mais je n'ai nulle envie d'en approcher; je craindrais d'être pris dans ses filets.

            — Sois tranquille, Diogo, le saint Père est l'homme le plus aimable; il causera avec toi de tout ce qu'il croira t'intéresser, et ne te dira rien de ta conscience. Je t'accompagnerai et te présenterai à lui, tu en seras charmé.

Les deux amis s'étaient donc embarqués sur la faste que montait le saint Père; Pedro se hâta de lui présenter son parent. François de Xavier accueillit le jeune Diogo avec sa bienveillance ordinaire; il l'entretint des familles de Noronha et de Castro, qu'il avait connues intimement, de la cour du Portugal et de ses intérêts dans les Indes, et ce fut tout. Diogo était sous le charme et ne vit s'éloigner qu'à regret celui qu'il avait d'abord redouté d'approcher

            — Je m'étais persuadé, disait-il ensuite à Pedro, qu'un saint de cette force-là ne savait que prêcher l'enfer et faire des miracles...

            — Et tu as vu qu'il est armé pour tous les genres de combats; quel que soit le sujet de la conversation, il a toujours la même supériorité.

            — Est-il bien vrai, reprit don Diogo, qu'il ressuscite des morts? A Lisbonne toute la cour en est persuadée, et on dit la chose prouvée.

            — Je n'en ai pas été témoin, répondit Pedro, mais à Goa, des hommes sérieux et peu crédules m'ont assuré l'avoir vu. Côsme Anez et Diogo de Borda, que tu connais, pressèrent un jour le saint Père de leur dire, à la gloire de Dieu, s'il était vrai qu'il eût rendu la vie à un enfant qui s'était noyé en tombant dans un puits; le Père de Xavier rougit, et répondit avec embarras

— Moi ! un pécheur comme moi, ressusciter un mort ! pouvez-vous le croire ? On a mis cet enfant devant moi en m'assurant qu'il était mort ! tout pécheur que je suis, j'ai dit à l'enfant de se lever au nom de Jésus-Christ, et il s'est levé; voilà tout. Dieu sait s'il était réellement mort.

            — C'est fort ! dit don Diogo.

            — Il est certain que nous n'en ferions pas autant, répondit Pedro.

Diogo soupira profondément et laissa échapper une parole qui ravit son ami

            — Toi, Pedro, tu te confesses !...

Le lendemain, il vit le Père de Xavier jouant aux échecs, et prenant aussitôt le bras de Pedro il l'entraîne sur le pont, et lui dit avec l'expression de l'étonnement.

            — M'expliqueras-tu cette énigme, mon cher? comprends-tu un saint qui joue aux échecs?

            — Pour nous qui connaissons bien le saint Père, le mot de l'énigme est facile à trouver, il veut convertir celui avec lequel il joute.

            — Tu crois?

            — J'en suis certain; ce n'est pas la première fois qu'il emploie ce moyen de conversion, et il lui a toujours réussi.

On arrivait à un mouillage de la côte; tous les passagers descendirent à terre, et Pedro fit remarquer à son jeune parent que le père de Xavier, tenant son joueur sous le bras, pénétrait avec lui dans la forêt du rivage; l'air de satisfaction qui animait le visage de l’apôtre était facile à interpréter. Quand le signal du rembarquement se fit entendre, les passagers se hâtèrent de se rendre à bord; François de Xavier ne reparut pas. On s'empressa d'aller à sa recherche, on l'appela de tous côtés; ce fut en vain, le Père bien-aimé ne parut pas ! Pedro et Diogo pénètrent dans la forêt où ils l'avaient vu entrer en descendant; ils l'appellent à grand cris, toujours inutilement, et, découragés dans leurs recherches, ils reprenaient le chemin par lequel ils étaient venus, lorsque Diogo s'écrie qu'il voit à droite une lumière étrange au travers des arbres, et ils vont droit à ce phénomène qu'ils ont peine à croire, bien qu'il soit réel; ils avancent... Le saint apôtre était là en- oraison, son visage éblouissant de lumière, ses mains croisées sur sa poitrine, ses genoux ployés, mais ne touchant pas la terre; il ne voyait ni n'entendait rien de ce qui se passait

            — Le crois-tu saint, maintenant, malgré le jeu d'échecs? demanda Pedro à son ami.

— J'en suis saisi, lui répondit Diogo.

Et il disait vrai. Diogo était mondain, il était jeune, il aimait le plaisir, et cette vue produisait sur lui l'effet du remords: il était pâle, il était ému, il était éclairé !

Les deux amis ramenèrent à la terre celui que tout le monde cherchait et appelait avec tant d'anxiété, et la simplicité de François de Xavier, à son retour aux choses d'ici-bas, la grâce avec laquelle il remercia ses amis de leur sollicitude et de leur obligeance, achevèrent la conquête de Diogo de Noronha, et firent un bon chrétien de plus. Du reste, le jeune Portugais n'avait pas tardé à savoir ce qui s'était passé entre le joueur et le saint Père.

François de Xavier n'entendait rien aux échecs; il y jouait assez mal. Voyant un des passagers, don Vincento Lopez, s'emporter à ce jeu et témoigner par ses jurements que sa conscience était en mauvais état, il l'avait engagé à se calmer dans l'intérêt même de lapartie engagée, que trop d'émotion pouvait lui faire perdre. Après la partie, la conversation s'étant portée sur l'état de la religion dans les Indes, et le joueur ayant félicité le saint apôtre de ses succès miraculeux

            — Rien n'est impossible à Dieu, lui dit Xavier; il peut même d'un joueur effréné faire un chrétien exemplaire...

            — Ah ! je vous vois venir, saint Père ! je vous devine;... mais le miracle serait trop grand, vous ne me convertirez pas.

            — Rien n'est impossible à Dieu, senhor.

            — Mon Père, je vous aime beaucoup, mais vous ne m'aurez pas; j'aime mieux faire encore une partie voyons ! ajouta-t-il en se tournant vers quelques passagers portugais, qui veut entreprendre une partie d'échecs? don Henriquez ne veut plus lutter contre moi.

L'appel de Vincento resta sans effet; ses amis se refusèrent à seconder sa passion désordonnée pour le jeu et lui firent de nouvelles observations qu'il reçut avec sa gaieté et sa légèreté ordinaires. Le Père de Xavier s'empresse de s'offrir.

Vous, mon Père, mais vous ne savez pas les règles du jeu !

            — Qu'importe? seulement, comme vous êtes de première force et que je ne vaux pas même un écolier, que d'ailleurs je n'ai pas d'argent, convenons que l'enjeu sera votre conscience. Si je perds, vous la garderez telle qu'elle est, en attendant mieux ; si je gagne vous me la livrez et je la donne à Dieu !

            — Pour la rareté de l'idée, j'accepte ! Allons, saint Père, ma conscience pour enjeu !... La partie est à moi !

On s'empare des échecs, la partie s'engage: Vincento se trouble; il voit sur le visage du saint Père une expression plus céleste encore que d'ordinaire, on dirait qu'un joueur invisible lui indique la marche qu'il doit suivre, les coups qu'il doit exécuter. Les assistants, sont émerveillés ; chacun demande à son voisin s'il est-il bien vrai que le saint Père ne sache pas jouer aux échecs. Vincento, hors de lui, s'écrie enfin:

            — Mon Père, vous dites que vous n'entendez rien au jeu, et vous êtes plus fort que moi !

            — Il est très-vrai que je ne sais pas jouer, senhor Vincento ; mais j'ai demandé à Dieu de me donner votre âme, et il veut bien me la faire gagner.

En effet, le saint Père gagna la partie, et Vincento, en homme d'honneur, dut payer son enjeu; et il le fit avec des larmes de douleur pour sa vie passée, et d'admiration pour la sainteté du grand apôtre qui venait d'opérer sa conversion par un tel prodige.

Xavier ne s'arrêta que peu de jours à Cochin; mais ce peu de jours lui suffit pour arracher encore une proie au démon: chacun de ses pas était une conquête sur l'enfer.

Un Portugais qu'il savait être coupable de plusieurs crimes cachés se rencontre sur son passage; il va droit à lui .

            — Eh ! senhor Marino, vous voilà à Cochin ! Je suis charmé de vous voir ! Comment vous pontez-vous? — A merveille, mon Père; et...

            — A merveille ? Oh ! non...

            — Comment ! non? Mais je vous assure que si, mon Père !

            — Parce que vous pensez à la santé du corps seulement; mais je suis bien plus occupé de celle de votre âme, et je la sais en bien triste état ! Maintenant même, vous méditez une très-mauvaise action; je vous veux trop de bien, je porte à votre salut un intérêt trop grand, pour vous donner le temps de la commettre. Venez vous confesser !

            — Mon Père !... je ne suis pas prêt; j'étais loin d'y penser; je ne puis pas me confesser sans m'y être préparé:

            — J'en fais mon affaire, je vous préparerai; venez avec moi.

Marino aurait bien voulu échapper au filet du saint Père, mais il était trop tard. L'impression produite sur lui par la révélation que venait de lui faire notre saint était aussi forte que sa répugnance pour la confession, et, ne sachant ce qu'il faisait, il se laissa entraîner. Une fois aux pieds de l'irrésistible apôtre, il fut bientôt vaincu et sincèrement repentant.

Le Père de Castro ayant le plus grand succès à Cochin par l'éloquence de ses prédications, les Portugais supplièrent François de Xavier de le laisser dans cette ville; mais le saint apôtre l'avait destiné aux Moluques, où son talent était plus nécessaire encore, et il fut inébranlable. Alfonso de Castro s'embarqua donc le 25 avril avec notre saint, et partit pour Malacca, où il devait trouver un vaisseau faisant voile pour la mer des Moluques.

 

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II

 

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER AUX PÈRES DU COLLEGE DE GOA.

 

« Que la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ soient toujours avec nous ! Ainsi soit-il.

« Je me hâte de vous écrire, mes bien chers Frères, car je sais que ce sera une consolation pour vous d'apprendre les détails de notre voyage. Nous avons fait voile de Cochin le 25 avril, et nous sommes débarqués à Malacca dans la plus parfaite santé le 31 mai; en moins de quarante jours notre traversée s'est effectuée sans la moindre indisposition pour aucun de nous, le ciel et la mer nous ayant été constamment favorables. Nous n'avons couru aucun danger d'aucune sorte, grâces en soient rendues à Notre-Seigneur qui a visiblement protégé notre navigation.

«Le gouverneur, à la tête de tous les habitants de cette ville, du plus petit au plus grand, est venu nous recevoir au débarquement avec les témoignages d'une joie indicible. Dans notre première entrevue, je lui fis part de nos projets pour le Japon, et il me répondit par les offres les plus obligeantes, qu'il s'empressa de réaliser. Nous et toute la Compagnie lui avons des obligations infinies. Il voulait absolument équiper à ses frais, et pour nous seulement, un vaisseau portugais pour nous conduire au Japon, et il l'eût fait s'il en eût trouvé un propre à cette destination. Ne pouvant faire ce qu'il désirait, il se détermina pour un vaisseau de construction chinoise, appelé jonque, dont le capitaine, nommé le Voleur, est établi à Malacca, quoique Chinois et idolâtre. Don Pedro de Silva (1) n'a pas cru devoir s'en rapporter à la simple promesse que lui faisait ce païen de nous déposer sur les côtes du Japon : il a passé avec lui un contrat par lequel il est convenu que le Voleur mettrait sa femme et ses enfants en otage, entre les mains de don de Silva, qui les confisquera, ainsi que tous les biens qu'il possède à Malacca et dans les Indes portugaises, s'il ne rapporte des lettres de nous, attestant notre arrivée au Japon. Ajoutez à cet important service que le gouverneur nous a pourvus abondamment, non seulement pour notre route d'ici au Japon, mais encore pour notre débarquement et notre séjour. Sa générosité est allée plus loin : il nous a remis deux cents écus pour nous frayer le chemin jusqu'à l'empereur et nous faciliter la prédication de l'Evangile. Nous allons donc faire voile pour le Japon, sans

 

1 Don Pedro de Silva de Gama était le troisième fils de l'amiral Vasco de Gama, célèbre navigateur.

 

relâcher dans aucun port de la Chine. Dieu favorisera, je l'espère, notre navigation et nous amènera sains et saufs dans cet empire où son saint nom sera glorifié pour la première fois, et dont nous serons les premiers apôtres !

« Alfonso de Castro a célébré les saints mystères pour la première fois le jour de la très-sainte Trinité, avec diacre et sous-diacre. Un clergé nombreux, en surplis, est venu processionnellement chercher le nouveau célébrant à la Miséricorde, où nous demeurons. Nous suivions la procession qui nous a conduits à la cathédrale, et qui, après l'office, nous a ramenés chez nous. Il avait pour assistants le senhor vicaire général et Francisco Perez. Le Père Côme de Torrez remplissait les fonctions de diacre. Ce fut moi qui montai en chaire. Le peuple eut un plaisir infini à assister à une première messe célébrée avec une solennité dont il. n'avait pas eu d'exemple...

« Ne m'oubliez pas, mes chers enfants, et rappelez-moi au souvenir de nos Pères et de nos Frères; recommandez-leur de faire mémoire de moi au saint sacrifice et dans leurs prières quotidiennes; et qu'ils n'oublient pas le gouverneur de Malacca, dont les bienfaits pour notre Compagnie sont si importants, que nous sommes impuissants à nous acquitter envers -lui, si nous n'appelons à notre secours la libéralité toute puissante de Dieu. Nous ne pouvons manquer à ce devoir sans nous rendre coupables du vice odieux d'ingratitude….

«Mandez-moi, Père Baltazar, des nouvelles de mon ami Cosme Anez. De quelles grâces le Seigneur notre Dieu favorise-t-il sa famille et sa maison? Parlez-moi de vous-même, de votre santé, de vos progrès dan la vie spirituelle. Dites-moi si vous êtes travaillé du désir de faire de grandes choses, et de souffrir beaucoup pour la gloire de Jésus-Christ. Je suis persuadé que, par amitié pour moi, vous ferez tout ce que je vous demande; mais afin de ne vous pas soustraire au mérite de l'obéissance, je vous en donne l'ordre. Tenez-vous prêt à partir au premier signal, car je vous appellerai près de moi plutôt que vous ne pensez.... »

 

La sollicitude de François de Xavier pour toutes les contrées où il avait porté l'Évangile , lui fit écrire de nombreuses pages à ses frères de Goa, pendant les trois semaines qu'il passa à Malacca, avant de s'embarquer pour le Japon. Il ne cesse dans toutes ces lettres de leur indiquer tout ce qu'il croit utile pour le maintien de la foi dans ces chrétientés; il leur donne des avis spirituels pour eux-mêmes; il leur fait d'innombrables recommandations relatives à l'administration de la Compagnie, entrant dans les moindres détails, à ce sujet avec une prévoyance de toutes choses, une sagesse de conseil, une habileté qui tiennent du prodige. Après leur avoir rendu compte des travaux et des succès du Père Perez à Malacca, il ajoute, avec une humilité pénétrante

« J'espère bien que ce ne sera pas à lui que le Seigneur adressera ces paroles : Que faites-vous là tout le jour dans l'oisiveté? lui qu'à toutes les heures du jour ou de la nuit on trouve occupé à retirer les âmes de la fange du péché, ou à leur 'inspirer l'amour du Dieu qui les a créés !... Les églises ne sont pas assez vastes pour contenir son auditoire. Sa conversation est d'une politesse et d'une affabilité exquises; son abord est attrayant pour tout le monde; également aimable, également gracieux pour les grands et pour les petits, il est obéi, il est chéri de toutes les classes de la société. Son zèle insatiable le fait considérer comme un apôtre favorisé de Dieu.

« En vérité, mes Frères, je vous l'avoue, cet homme m'a fait rougir à mes propres yeux ! A la vue des riches et nombreuses dépouilles dont lui seul, faible et souffrant, enrichit incessamment l'Eglise, la conscience de ma propre lâcheté m'a couvert de confusion !...

« ..... Envoyez ici, sans délai, un prêtre ayant l'expérience du confessionnal, pour soulager Francisco Perez, assez écrasé par d'autres travaux. Il n'y a peut-être pas, dans toutes les colonies portugaises des Indes, une ville qui ait un besoin plus urgent de bons confesseurs que la ville de Malacca. Le commerce y attire une multitude d'étrangers, dont la majeure partie sont chrétiens et ont besoin de chercher, dans le sacrement de pénitence, un remède contre la fragilité humaine, et si ce tribunal ne leur est ouvert à propos, ils courent grand risque de se perdre..... »

Dans une autre lettre, en date du jour même de son embarquement, plein de ses pensées d'avenir pour le Japon, de ses préoccupations pour les immenses succès de la religion dans les Indes, de sollicitude pour ceux de ses Frères qu'il avait disséminés sur une étendue d'environ trois mille lieues, et dont les intérêts matériels l'occupaient jusque dans le plus petit détail, aussi bien que leurs intérêts spirituels, son coeur trouve encore le temps et les moyens de s'employer généreusement pour les amis auxquels il croit devoir sa reconnaissance. Son vaste génie, sa haute intelligence embrassent les affaires les plus diverses et les plus importantes, et les dirigent avec une sûreté de vue, une sagesse de prévoyance, une précision qu'on ne peut assez admirer, et qu'il n'est possible d'apprécier qu'en lisant sa correspondance. Mais cela ne suffit pas à sa grande âme, il faut encore que son coeur soit satisfait ! Il venait d'écrire au roi de Portugal en faveur de quelques officiers pour lesquels il demandait des récompenses méritées; il va écrire aux Pères de Camerini et Gomez pour un bien autre sujet....

Il rencontre à Malacca, la veille même de son départ, un de ses anciens amis, Christophe de Carvalho, à qui il fait observer que sa vie agitée est contraire aux intérêts de son âme, et lui témoigne un vif désir de le voir quitter soli commerce et se poser enfin de manière à trouver le calme nécessaire à la vie de l'âme. Ses avis sont goûtés; don Carvalho, d'ailleurs bols chrétien, lui promet de se rendre à ses désirs. A l'instant, une idée se présente au coeur de notre saint; il la met à exécution. Dona Froëz est veuve, elle a rendu des services à la Compagnie de Jésus dans la personne des Pères du collège de Sainte-Foi, et elle habite Goa. Sa fille est bonne et vertueuse; Christophe de Carvalho n'est pas marié, le Père de Xavier lui propose de l'épouser et lui fait l'énumération de toutes ses qualités. Il n'en fallait pas davantage à Carvalho : sans témoigner même le désir de voir la jeune fille, il promet de s'unir à elle, bien certain que Dieu la lui propose par la voix du saint Père. François de Xavier écrit le lendemain aux Pères de Goa pour les charger de négocier ce mariage; non-seulement il n'omet rien de ce qui peut éclairer sur don Christophe que les Pères ne connaissent pas, mais il leur demande d'agir près du vice-roi pour obtenir l'autorisation, en faveur de dona Froëz, de vendre la charge de son mari, charge dont le brevet, — reversible sur le gendre et devant représenter la dot de la jeune fille, — serait au-dessous de la naissance de Christophe de Carvalho; il ajoute :

« Si l'on vous oppose des difficultés, remuez-vous, ne vous découragez pas; faites tous vos efforts, employez toutes vos ressources et celles de vos amis; faites agir le trésorier et toute autre personne dont vous pourrez vous appuyer pour déterminer le vice-roi et son conseil à interpréter en faveur de cette veuve l'intention royale dans la concession de ce privilège. Qui ne voit, en effet, que Son Altesse n'a eu en vue que de faire la fille de Diogo Froëz héritière de la récompense que son père avait méritée? Vous gagnerez la cause; elle est trop juste pour que Dieu, protecteur des veuves et pères des orphelins, ne vous seconde pas. Si je prends tant d'intérêt a cette affaire, si je mets tant de chaleur à mes instances, c'est que je suis persuadé que nous ne pouvons rien négliger pour sa réussite, sans nous rendre coupables d'ingratitude envers notre bienfaitrice, tache honteuse qui rejaillirait sur notre Compagnie. Faites donc tous vos efforts pour renverser tous les obstacles qui s'opposeront à ce mariage que je crois ratifié dans le ciel, et que j'ai projeté dans l'intérêt de la vénérable veuve que nous avons coutume d'appeler notre mère, et dans celui de sa modeste fille. Vous trouverez dans Carvalho un homme facile, rond en affaires, scrupuleux observateur de sa parole. Il a à coeur cette alliance qui lui procurera le repos après lequel, je le sais, il soupire depuis longtemps. C'est assez pour vous faire comprendre le vif intérêt que m'inspire cette affaire, et pour vous en faire apprécier les motifs. Si j'apprends que mes veaux sont remplis, je vous serai aussi reconnaissant que si vous m'aviez obligé personnellement.

« Que Dieu nous réunisse dans sa gloire ! car il est douteux que nous nous revoyions jamais en ce monde.

 

« FRANÇOIS.

 

Et maintenant, si l'on veut bien connaître la disposition intime de notre François de Xavier au moment de ce départ pour le Japon, il faut encore recourir à sa correspondance. Il mande à ses Frères de Rome, en date de Malacca, 22 juin :

 

« .... A peine débarqué, je reçus, de plusieurs négociants-portugais, des lettres du Japon. Elles m'apprenaient qu'un prince japonais, désirant embrasser le christianisme, a envoyé des ambassadeurs au vice-roi des Indes pour lui demander des prédicateurs , évangéliques. Ces lettres contiennent un fait assez remarquable que je vais vous raconter.

«Dans une ville du Japon, des marchands portugais logèrent, par ordre du roi, dans une maison inhabitée et que l'on disait être infestée de malins esprits. Bientôt, ignorant le motif qui leur avait fait assigner ce logement, ils sont surpris d'entendre un vacarme effroyable jusque dans leurs chambres, et de se sentir abîmés de coups, sans voir la main qui les frappait, sans découvrir, malgré les plus minutieuses perquisitions, la cause de cet étrange fait.

«Une nuit, s'étant éveillés aux cris d'un de leurs domestiques, et ayant couru précipitamment, et armés, vers l'endroit d'où venait le bruit, ils trouvent le domestique tremblant de peur; on lui demande pourquoi il crie, pourquoi il tremble. Il répond qu'il a vu le plus effroyable des spectres, que, saisi d'épouvante, il a fait le signe de la croix, et que le spectre a disparu à ce signe. Et remis de son trouble, le domestique se hâte de faire des croix partout dans la maison; il en met sur les murs, sur les portes, aux fenêtres, partout; et depuis ce moment, plus de bruit, plus de spectres; ils furent parfaitement tranquilles. Les habitants étonnés de la constance des Portugais à habiter une maison dont on n'osait approcher parce qu'elle était le séjour des lémures on démons, leur demandèrent ce qu'ils avaient fait pour les chasser. Ceux-ci leur répondirent qu'ils avaient un moyen certain : le signe de la croix. Aussitôt les habitants de cette ville placèrent des croix à l'entrée de toutes les maisons (1).

«Si nos péchés ne mettent pas obstacle à ce que Dieu veuille bien se servir de notre ministère, je crois que bon nombre de Japonais se soumettront à l'empire de la croix. Malgré cela, je ne me suis décidé à ce voyage qu'après mûre réflexion, mais j'ai connu la volonté de Dieu par des signes d'une telle certitude, que je me regarderais comme plus misérable que le Japonais idolâtre, si je m'étais laissé détourner de cette entreprise. L'ennemi du salut des hommes n'a rien épargné pour traverser mon départ; il nous redoute certainement.

« En arrivant, nous irons droit à la cour nous présenter au roi et lui faire connaître les ordres dont nous sommes chargés de la part du Roi des rois. Nous allons pleins de confiance en Dieu, espérant, sous sa conduite, triompher de ses ennemis. Nous ne redoutons point la lutte avec les lettrés japonais : quelle science peut avoir celui qui ne connaît pas Dieu et Jésus-Christ son Fils? et que peut avoir à redouter celui qui n'a d'autre ambition que la gloire de Dieu, d'autre désir que de sauver les âmes en prêchant l'Evangile? Il est vrai que nous allons nous trouver au milieu des

 

1 C'est ce qui donna au prince le désir de connaître la religion chrétienne, et lui fit demander des prédicateurs au vice-roi des Indes.

 

barbares, dans l'empire du démon; mais que peuvent contre nous la rage des puissances infernales et la barbarie des hommes? Rien, sinon ce que Dieu permettra. Une seule chose est à redouter pour nous : c'est d'offenser Dieu. Si nous parvenons à éviter ce malheur, sûrs de sa protection, nous sommes également sûrs de la victoire. Jusqu'ici, Dieu nous a puissamment secourus dans les travaux entrepris pour sa gloire; il ne nous refusera pas,dans sa miséricorde,les secours qu'il nous a tant prodigués jusqu'à présent. L'important est que nous n'abusions pas des dons de la Providence; mais j'espère dans les prières de l'Eglise notre mère, l'épouse de Jésus-Christ, surtout dans celles de notre Compagnie et de ses affiliés; avec ce secours, nous ferons tourner à la gloire de Dieu les dons de Dieu même.

« Une pensée délicieuse nous pénètre d'ardeur et de forte : c'est que Dieu nous voit et pénètre nos coeurs, c'est qu'il lit au fond de nos âmes que notre unique but est de le faire connaître et servir, d'étendre son empire, de procurer sa gloire.... Le voyage du Japon est périlleux, j'en conviens; mais notre excellent Père Ignace nous disait souvent que les hommes de notre Société doivent surmonter courageusement toutes les craintes qui les empêchent de mettre leur confiance en Dieu seul. Je lie crois pas avoir jamais oublié cette recommandation.

« . . . . Les Japonais que nous emmenons nous disent que les bonzes, prêtres du pays, seraient scandalisés de nous voir manger de la viande ou du poisson; nous avons donc résolu de nous soumettre à une abstinence perpétuelle s'il le faut, plutôt que de scandaliser qui que ce soit.

«Que Dieu nous réunisse dans la céleste patrie, car je ne sais si nous nous reverrons jamais dans cet exil ! Cependant, la sainte obéissance a tant de force, qu'elle rend facile ce qui parait impossible.

 

 

«FRANÇOIS. »

 

François de Xavier, avant de quitter Malacca, reçut les premiers vœux de don Joam de Bravo, jeune portugais, que la vie de sublime dévouement des Pères Perez et Oliveira avait séduit; il avait renoncé à une grande fortune, à une brillante position dans le monde, et s'était retiré à l'hôpital, où il vivait depuis trois mois sous la conduite des Pères, dans l'exercice des œuvres de pénitence et de charité, n'aspirant qu'au bonheur de devenir membre de la sainte Compagnie de Jésus. Xavier le reçut après l'avoir examiné, et lui laissa avant de partir un règlement de vie, daté de manière à révéler toute la sensibilité de son coeur :

 

De la chapelle de Sainte-Marie du Mont, près de Malacca, la veille et la nuit de Saint-Jean-Baptiste, sur le point de m'embarquer pour le Japon, 1549.

 

De ces instructions, nous citerons seulement un fragment qui nous semble l'abrégé des vertus de notre saint, et nous rappelle les sacrifices qu'il eut à faire pour les acquérir.

« Quelque chose que vous fassiez, en quelque situation que vous vous trouviez, travaillez toujours à vous vaincre vous-même. Domptez vos passions, embrassez ce que les sens abhorrent le plus; réprimez surtout le désir naturel de la gloire, et ne vous pardonnez rien là-dessus jusqu'à ce que vous ayez arraché de votre cœur jusqu'aux racines mêmes de l'orgueil, et que non- seulement vous supportiez volontiers qu'on vous rabaisse au-dessous de tout le monde, mais encore que vous ayez de la joie d'être méprisé. Sans cette humilité et cette mortification, tenez pour certain que vous ne pouvez ni croître en vertu, ni être utile au salut du prochain, ni plaire à Dieu, ni enfin persévérer dans la Compagnie de Jésus.

« Obéissez en tout au Père avec lequel vous demeurez, et, quelque pénibles et difficiles que vous paraissent les choses qu'il vous ordonne, exécutez-les avec allégresse, ne lui résistant jamais et n'exceptant jamais rien pour quelque cause que ce soit. Enfin, écoutez-le, obéissez-lui, laissez-vous conduire par lui en toutes choses, comme si le Père Ignace vous parlait et vous dirigeait lui-même.»

 

Après avoir ainsi réglé toutes choses comme s'il allait à la mort, l'illustre apôtre de l'Orient s'embarqua dans la jonque de Nécéda, corsaire chinois que ses brigandages avaient fait surnommer le Voleur, et auquel personne n'eût osé confier sa vie en montant à son bord.

 

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III

 

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER AUX PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS, RÉSIDANT A GOA.

 

Cangoxima (1), 3 novembre 1549.

 

« Que la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ soient toujours avec vous ! Ainsi soit-il.

« Je vous ai donné à Malacca les détails sur notre voyage et notre séjour dans cette ville. Je vais reprendre la suite de mon récit.

«Nous fîmes voile de Malacca le jour de Saint-Jean-Baptiste, sur le soir, et nous abordâmes au Japon, par la grâce de Dieu, le 15 août suivant. Dieu nous a toujours donné le vent en poupe; mais comme les barbares sont plus perfides que les vents, notre patron, changeant de dessein, voulut changer de route, et s’arrêtait follement dans toutes les îles qu'il rencontrait, perdant ainsi beaucoup de temps.

«Deux choses nous affligeaient vivement : la première, c'est que nous ne profitions pas du bon vent que Dieu nous donnait, et que, s'il venait à nous manquer, nous étions contraints de relâcher et d'hiverner sur les côtes de Chine, et nous perdions la possibilité d'arriver au Japon cette année; la seconde cause de notre affliction, c'est que le patron et son équipage ne cessaient de faire d'exécrables sacrifices

 

1 Ou Kagosima, capitale du royaume de Saxuma.

 

à une idole qu'ils traînaient sur la poupe du navire, malgré nos prières et nos instances pour les en détourner. Ils jetaient des sorts pour lui demander s'il était prudent d'aborder au Japon, ou si nous aurions une heureuse navigation; ses réponses étaient tantôt bonnes, tantôt mauvaises, disaient-ils. A la moitié de notre course, nous relâchâmes dans une île pour y faire du bois et prendre du lest, afin de nous garantir contre les tourmentes qui rendent les mers de la Chine si périlleuses. Là, les gens de l'équipage recommencèrent leurs impies sacrifices pour savoir si nous devions profiter du bon vent; l'idole promit une heureuse traversée, mais nous ne devions pas perdre de temps. Alors, nous levâmes l'ancre sur-le-champ, à notre grande satisfaction. Nous étions tous fort gais; les païens se reposaient avec confiance sur la foi en leur idole placée sur la poupe entre des cierges, et au milieu de la fumée du bois de calambac (1) qu'ils brûlaient en sols honneur, tandis que nous mettions toute notre confiance en Dieu et dans les mérites de Jésus-Christ son Fils, dont nous allions porter le nom inconnu, parmi les nations païennes……………

«Pendant que nous voguions ainsi, au gré de nos désirs, il prit encore fantaisie à nos païens de consulter l'idole pour savoir si, arrivés au Japon, ils pourraient retourner sains et saufs à Malacca. L'idole répondit qu'ils arriveraient au Japon, mais qu'ils né reverraient pas Malacca. Les voilà consternés et incertains

 

1 Bois d'aloès.

 

sur ce qu'ils doivent faire; puis, tout à coup, ils se décident à aller hiverner en Chine, pour Waller au Japon que l'année prochaine ! Vous devez juger de notre douleur en nous voyant ainsi à la merci du démon, devenu notre pilote ! Nous allâmes mouiller à un port de la Cochinchine, et deux accidents nous arrivèrent le même jour, fête de Sainte-Madeleine.

« Vers le soir, la mer étant très-houleuse et les flots soulevés avec furie, notre navire à l'ancre était violemment agité. Manuel Sina, chrétien chinois, un de nos compagnons, surpris par le roulis, tomba la tête en avant dans la sentine, malheureusement ouverte, profonde et pleine d'eau. Nous le crûmes perdu ! mais Dieu le sauva. Il resta quelque temps dans l'eau jusqu'à la ceinture, et nous eûmes beaucoup de peine à l'en retirer. Il était blessé à la tête et sans connaissance. Pendant que nous étions occupés à lui ni être le premier appareil, voilà qu'une nouvelle secousse jette dans la mer la fille du patron; mais ici, il n'y eut pas de remède : la mer était si agitée, que tous nos secours furent inutiles; nous eûmes, avec son père, la douleur de la voir périr sous nos yeux. Ce malheur jeta Nécéda dans le désespoir. C’était un spectacle déchirant que celui de ce malheureux père, remplissant le vaisseau de ses cris et de  ses sanglots ! L'équipage était dans l'abattement à la vue du danger prochain qui nous menaçait tous. Ne sachant où donner de la tête, ils vont au pied de leurs idoles, passent le reste du jour et toute la nuit à leur faire des sacrifices d'oiseaux et de toutes sortes de viandes, et ne cessent de se tourmenter pour apaiser leurs divinités. Dans un de ces moments de délire, Nécéda voulut savoir, par la voix des sorts, si sa fille eût également péri, dans le cas où Manuel fût mort; la réponse fut affirmative.

«Vous pouvez vous faire une idée du danger que nous courions, placés ainsi à la merci du démon et de ses aveugles adorateurs, et ce qui serait résulté de ce voyage, si Dieu nous avait abandonnés à leur fureur. Poussé à bout, à la vue des outrages faits à Notre-Seigneur Jésus-Christ par ces abominables sacrifices, je demandai à Dieu de ne pas nous submerger avant d'avoir arraché aux ténèbres ces malheureux, créés à son image, et rachetés au prix de son sang; où, si sa volonté était de permettre qu'ils y restassent enfouis, d'aggraver au moins les supplices de notre ennemi commun, de l'auteur de toutes ces superstitions ….

« ........ Nos larmes n'étaient pas encore essuyées, que la mer se calma; nous levâmes l'ancre et poursuivîmes notre route. En peu de jours, nous atteignîmes Canton, port de la Chine où notre patron voulait passer l'hiver. Il nous fallut employer tous les moyens pour le forcer à reprendre la route du Japon; nos prières étant de nul effet, nous le menaçâmes de la colère du gouverneur de Malacca, et de celle de tous les Portugais. Dieu permit enfin qu'il se rendit, et nous remîmes à la voile. Bientôt nous découvrîmes, Ting-Tcheou (1), autre port de la Chine, et déjà nos

 

1 Dans la province de Fokien.

 

gens se disposaient à y entrer pour attendre le retour de la bonne saison et reprendre alors la route du Ja Éon, lorsque nous vîmes sortit du port une barque se dirigeant vers nous à force de rames ; elle venait nous prévenir que le port était occupé par un tel nombre de pirates, que nous serions perdus si nous avancions. En effet, de la hune on découvrait à un lieue de distance seulement, les brigantins de ces écumeurs de mer. Notre patron n'hésita pas et gagna le large; mais le vent nous repoussait de Canton avec tant de force, qu'il nous fallut avancer vers le Japon, en dépit de Nécéda, de l'équipage et de l'enfer ! Enfin, le jour même de l'Assomption de la Sainte-Vierge, 15 août 1549, nous touchions cette terre après laquelle nous avions tant soupiré !

« N'ayant pu aborder ailleurs, nous débarquâmes à Cangoxima, qui précisément est la patrie de Paul de Sainte-Foi; nous y fûmes parfaitement accueillis par ses parents, ses amis et ses concitoyens.

« Maintenant, voici quelques détails sur les îles japonaises, au moins sur ce que j'ai pu voir et apprendre par moi-même.

« De tous les peuples barbares que j'ai vus, nul ne peut être comparé à celui-ci pour la bonté de sa nature. Il est d'une probité parfaite, franc, loyal, ingénieux , avide d'honneurs et de dignités. L'honneur est pour lui le premier de tous les biens. Il est pauvre, mais chez lui la pauvreté n'est pas méprisée. La noblesse pauvre n'est pas moins considérée que si elle était riche, et jamais l'indigence ne déterminerait un gentilhomme à se mésallier pour relever son nom par le secours d'une opulence plébéienne : il croirait s'avilir. Les Japonais sont obligeants. Ils ont un goût excessif pour les armes, qu'ils considèrent comme une sauvegarde indispensable. Tout le monde est armé, les petits comme les grands : tous portent à la ceinture un poignard et une épée, même les enfants de quatorze ans, et ils ne comprennent pas qu'on supporte une parole offensante.

« Les plébéiens respectent la noblesse autant que celle-ci respecte les rois et les princes, et tient à honneur de les servir et de leur obéir. Cette soumission tient uniquement au respect; ils croiraient se dégrader en obéissant par crainte.

« Le Japonais mange peu et boit beaucoup. Sa boisson est une liqueur produite par le riz fermenté, car la vigne est inconnue ici. Ils regardent comme infâmes toutes sortes de jeux surtout ceux de hasard, parce que le joueur, disent-ils, convoite le bien d'autrui. S'ils jurent, ce qui est rare, c'est par le soleil. Presque tous savent lire, ce qui nous sera d'un grand secours pour leur faire apprendre les prières et les principaux points de la doctrine chrétienne.

« ...... Ils écoutent avidement tout ce que nous leur disons de Dieu et de la religion. Les Japonais n'adorent point de figures d'animaux; ils rendent les honneurs divins à d'anciens personnages dont la vie, autant que j'ai cru le comprendre, ressemblait à celle de nos anciens philosophes. Quelques-uns adorent le soleil, d'autres la lune. Tous entendent parler, avec plaisir, de ce qui se rapporte à l'histoire naturelle et à la philosophie morale. Bien que coupable de plusieurs crimes, ils se condamnent dès qu'on leur en découvre l'énormité à la seule lumière de la raison.

« ...... La vie des bonzes est plus criminelle que celle du peuple, et pourtant ils jouissent d'une grande considération.... J'ai eu plusieurs conférences avec quelques-uns des plus fameux, et notamment avec celui qui, en raison de son habileté, de son titre et de son grand âge, — il est octogénaire, — jouit du respect, de la vénération même de toute la contrée

il est parmi les bonzes comme une sorte d'évêque; il a le titre de Ninchit: Je l'ai toujours trouvé hésitant sur les questions les plus simples, quoique les plus importantes, comme par exemple: notre âme est-elle immortelle ? ou périt-elle avec le corps ? A cela, il répond tantôt affirmativement, tantôt négativement. Si ce fameux docteur est si peu solide, que puis-je penser des autres? Cependant, ce qui vous paraîtra surprenant, il m'aime beaucoup et le peuple comme les bonzes, recherche notre conversation avec avidité. Ce qui les étonne singulièrement, c'est que nous ayons fait six mille lieues dans l'unique but de leur annoncer l'Evangile.

«Le sol de ces îles est éminemment propre à recevoir la semence évangélique; rendez-en grâce à Dieu avec nous. Si rions possédions parfaitement la langue du pays, nous ferions ici une abondante récolte. Dieu veuille que nous la possédions bientôt ! Déjà nous commençons à la parler, et en quarante jours nous avons fait des progrès suffisants pour pouvoir expliquer les dix Commandements de Dieu.

Je n'entre dans ces détails que pour vous porter à remercier l'adorable Providence d'avoir ouvert à votre zèle ces nouvelles contrées.

« ...... Tenez-vous donc prêts; d'ici à deux ans j'en appellerai peut-être plusieurs d'entrevous. Livrez-vous en attendant à la méditation et à la pratique de l'humilité. Exercez-vous à vous vaincre et à surmonter toutes les répugnances de la nature. Appliquez-vous à vous étudier, afin de vous connaître :la connaissance de soi-même est la mère de l'humilité et de la confiance en Dieu. . . . . .

« ...... Dépouillez-vous, mes chers enfants, de toute confiance dans vos propres forces, dans la sagesse humaine, dans l'estime des autres, pour vous reposer entièrement dans les bras de la Providence. Vous serez ainsi toujours debout, toujours armés et prêts à combattre ou à supporter toutes les peines spirituelles et corporelles; car Dieu fortifie les faibles et il élève les petits.

«Je connais un homme qui a contracté l'habitude de ne mettre sa confiance qu'en Dieu seul, au milieu des dangers les plus effrayants; Dieu l'en récompense par une effusion merveilleuse de grâces, qu'il serait trop long d'énumérer ici.

«Mais reprenons notre relation…...

«Les habitants de Cangoxima n'ont pas blâmé; Paul d'avoir embrassé le christianisme, et semblent même l'en estimer davantage. Tous le félicitent d'avoir eu le bonheur de faire le voyage des Indes, e t d'être le premier Japonais qui en a découvert les richesses. Le roi de Saxuma, d'où dépend Cangoxima, habite à six lieues d'ici; Paul jugea de son devoir d'aller lui présenter ses hommages et en fut très-bien reçu (1). Le roi, après lui avoir témoigné le plaisir qu'il avait à le revoir, lui fit beaucoup de questions sur les moeurs, les usages, les richesses, les forces et la puissance des Portugais, et il parut très-satisfait de ses réponses. Mais ce qui lui parut une merveille des plus surprenantes, ce fut un petit tableau que Paul lui montra, représentant la sainte Vierge tenant l'Enfant Jésus sur ses genoux. Frappé d'admiration et de respect à la vue de cette belle peinture, il se jeta à genoux et ordonna à ses courtisans de l'imiter. Ce tableau ayant été présenté ensuite à la reine mère, elle fut saisie du même respect et de la même admiration, et peu de jours après elle envoya demander à Paul une copie de cette image; mais il ne se trouva pas de peintre capable de la reproduire. Elle demanda alors qu'on lui écrivît un abrégé de la religion chrétienne; Paul s'empressa de la satisfaire…

«Paul, qui prêche jour et nuit l'Evangile à ses parents et amis, a déjà converti sa mère, sa femme, sa fille, et plusieurs de ses proches et de ses voisins. Personne ne les a désapprouvés. Puisse le ciel nous délier

 

1 Paul allait solliciter sa grâce pour le motif qui l'avait forcé de quitter le Japon; il l'obtint pleine et entière.

 

bientôt la langue, afin que nous puissions nous livrer sans réserve à la prédication; car nous sommes comme des statues : on nous parle, on nous fait des signes, et nous sommes muets ! Nous redevenons enfants; toute notre occupation est d'apprendre les premiers éléments de la grammaire japonaise. Dieu nous fasse la grâce d'imiter la simplicité des enfants, et d'en avoir l'innocence comme nous en pratiquons les exercices !....

« Lorsque nous vînmes dans ces contrées, entraînés par la soif des conquêtes, nous pensions faire une chose agréable à Dieu, et nous ne faisions qu'entrevoir les grâces dont il daignerait un jour nous favoriser. Mais aujourd'hui, nous voyons clairement que ce voyage est un bonheur pour nous-mêmes, et que c'est dans notre propre intérêt qu'il nous a conduits dans ce pays; car, pour nous rendre plus aptes à son service, et nous tenir dans son unique dépendance, il a brisé tous les liens qui nous attachaient encore aux créatures, et qui auraient pu affaiblir notre confiance en lui seul. Ah ! mes Frères, je vous en prie! joignez vos actions de grâces aux nôtres pour le remercier de tant de bienfaits, et que vos prières nous préservent du vice affreux d'ingratitude !..........

« . . . . Je regarde comme un bienfait signalé de la Providence de nous avoir amenés dans un pays où nous serons à l'abri des plaisirs de la table, et où la tentation même ne pourra nous atteindre. Le Japonais ignore l'usage de la viande, même celui de la volaille; il ne vit que d'herbages, de riz, de blé, de poissons et de fruit dont il fait ses délices : aussi ne connaît-il aucune des maladies résultant de l'intempérance; il jouit d'une excellente constitution…….

« On compte ici un grand nombre d'Académies. Si nous voyons partout les esprits disposés à recevoir l'Evangile, nous écrirons peut-être à toutes les Universités du monde chrétien pour réveiller leur foi, exciter leur zèle et satisfaire notre conscience; car elles pourraient aisément venir au secours de ces peuples environnés de ténèbres, et les amener à la connaissance de la vérité. Nous écrirons à leurs docteurs comme à'nos maîtres et à nos supérieurs, les priant de nous regarder comme le moindre d'entre eux; et s'ils ne peuvent eux-mêmes venir prendre part à nos travaux, nous les prierons de seconder au moins de tous leurs moyens ceux qui seraient assez zélés pour se vouer au salut des âmes pour la gloire de Dieu, et qui trouveraient ici des consolations spirituelles plus grandes et plus solides que celles qu'ils peuvent espérer là où ils sont. Enfin, si le travail est tel qu'il me paraît devoir être un jour, je n'hésiterai pas, je m'adresserai directement au Saint-Père et je l'instruirai de l'état des choses; car c'est à lui, vicaire de Jésus-Christ , père de toutes les nations, pasteur de tous les chrétiens, qu'appartiennent ceux qui sont prêts à baisser la tète sous le joug de l'Evangile et à entrer dans le sein de l'Eglise sous la domination du pontife souverain. Nous ferons encore un appel à toutes les communautés religieuses vouées au service de Dieu, et qui brûlent du désir de voir glorifier le nom de Jésus-Christ et s'étendre l'empire de la Croix. Nous les appellerons aux îles du Japon pour y étancher la soif qui les dévore; et si ces vastes contrées sont trop étroites pour leur zèle, nous leur montrerons du doigt l'empire de la Chine, dont la population et l'étendue sont infiniment plus considérables, et dont l'entrée nous sera facile, sous la protection de l'empereur du Japon, comme je l'espère avec la grâce de Dieu.

L'empereur du Japon est lié d'intérêts et d'amitié avec celui de la Chine, qui lui a donné son sceau pour en contre-signer les passe-ports des sujets japonais qui voudraient pénétrer dans son empire. On dit que plusieurs navires ont fait ce trajet en dix ou douze jours. Nous espérons, si Dieu nous laisse encore dix ans sur cette terre, que nous verrons de grandes choses effectuées et par ceux qui viendront apporter ici la lumière évangélique, et par ceux qui en auront été éclairés et convertis.

« Le jour de Saint-Michel, 29 septembre, nous fûmes reçus en audience par le roi de Sàxuma, qui nous accueillit très-bien : «Conservez précieusement, nous dit-il, tous les documents de votre religion, car si la vérité en est prouvée, je mettrai le diable en fureur. » Peu de jours après, il rendit un édit qui donnait à ses sujets la liberté d'embrasser le christianisme. Heureuse nouvelle ! que j'ai réservée pour la fin de ma lettre, afin que le plaisir qu'elle vous fera soit augmenté par la surprise. Rendez-en grâces à Dieu !. . . .

« . . . . . Ma plume ne tarit pas lorsqu'elle vous parle de mon affection pour vous tous et pour chacun de vous. Si les âmes de ceux qui s'aiment pouvaient se rendre sensibles aux yeux du corps, vous vous verriez tous peints dans la mienne, mes bien chers Frères, comme dans un miroir, à moins que votre humilité ne vous permît pas de vous reconnaître ornés de toutes les vertus dont mon coeur se plaît à vous embellir.

« Que le Seigneur éclaire nos esprits ! qu'il nous fasse connaître sa sainte volonté et nous donne à tous la force de l'exécuter ponctuellement !...........

« Tout à vous en Jésus-Christ,

 

 

« François. »

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IV

 

Après les douloureuses angoisses d'une si longue et si pénible traversée, Dieu, nous l'avons vu, fit subir à l'béroïque François de Xavier une épreuve plus pénible, plus douloureuse encore, lorsqu'il eut touché le sol du Japon pour le salut duquel il venait de s'exposer à de si grands dangers, lui qui possédait le don des langues depuis son arrivée dans les Indes, ne comprend pas un seul mot de celle du Japon qu'il brûle d'évangéliser. Il est, suivant son expression, comme une statue; et le zèle le dévore. Il ne voit que païens et idoles autour de lui; et il ne peut laisser échapper de son âme la moindre étincelle du feu qui l'anime pour la conversion des uns, pour le renversement des autres. Dieu semble lui retirer ses faveurs au moment où il vient de souffrir si amèrement pour procurer sa gloire, au moment où elles lui seraient plus nécessaires que jamais !

L'épreuve était grande pour ce coeur d'apôtre ! Mais François de Xavier, dont l'humilité égale le zèle, ne se décourage pas un instant. Il redevient enfant, comme il le mandait à ses Frères, il s'applique à l'étude de cette langue si difficile pour un Européen, et il attribue à ses péchés la privation que Dieu lui impose. Il écrit à saint Ignace, sous cette admirable impression, ces lignes remarquables et relatives certainement, dans sa pensée, à la cessation d'une faveur qui lui avait été si libéralement accordée jusqu'ici :

 

«Je ne pourrai jamais assez dire combien je suis redevable aux Japonais, puisque c'est à eux que je dois l'insigne faveur que Dieu m'a faite de connaître l'énormité et la multitude de mes péchés. Jusqu'ici, emporté hors de moi, je n'avais pas encore sondé toute la profondeur de l'abîme qu'ils ont creusé dans mon âme; je ne l'ai bien vu qu'au moment où Dieu, au milieu des angoisses et des misères par lesquelles il m'éprouvait au Japon, me dessilla les yeux et me fit toucher au doigt la nécessité où j'étais d'avoir près de moi un homme qui eût constamment les yeux sur ma personne. Que votre charité veuille donc ouvrir les siens sur les conséquences que peut avoir la direction des saintes âmes de nos Pères et de nos frères qu'elle a confiées à ma sollicitude ! La miséricorde de Dieu m'a fait connaître combien je suis dépourvu des qualités nécessaires à un tel emploi, et je suis si con vaincu de mon incapacité; que je devrais espérer de votre bonté la faveur d'être placé sous la direction de mes Frères, plutôt que celle d'avoir la charge rigoureuse de les conduire. »

 

Cependant, on l'a vu, quarante jours avaient suffi au prodigieux Xavier pour apprendre la langue si compliquée -du Japon, de manière à pouvoir expliquer le Décalogue. Dès que le roi eut publié l'édit qui autorisait ses sujets à embrasser la religion chrétienne, le grand apôtre commença ses prédications; on les écouta avec avidité, et là, comme partout, il fut aimé et vénéré. Les bonzes eux-mêmes, qui ne voulaient pas de sa religion, voulaient de sa personne et-la recherchaient sans cesse. La foi faisait de rapides progrès, on demandait le baptême avec empressement, et déjà une grande partie des habitants de Cangoxima étaient chrétiens, lorsque les bonzes, s'apercevant de cette immense défection, comprennent qu'ils trouveront leur ruine dans celle de leur religion, et conspirent la perte des prédicateurs étrangers qu'ils avaient tant admirés d'abord : ils travaillent à leur nuire de mille manières; ils tâchent surtout d'ameuter le peuple contre eux, même les enfants. François de Xavier prêchait un jour sur la place publique, un bonze l'interrompt, l'insulte, et s'adressant au peuple :

            — Défiez-vous, lui dit-il, de cet imposteur ! c'est un démon qui a pris une figure d'homme pour vous séduire !

Le peuple hausse les épaules, il reproche à ce bonze sa mauvaise foi et lui dévoile le fond de sa pensée :

            — C'est parce que vous perdez nos offrandes que vous voulez nous empêcher de sauver nos âmes ! vous feriez mieux d'écouter le saint Père et de lui laisser sauver aussi la vôtre !

Mais deux seulement suivirent alors ce sage conseil; les autres, tenant trop à leurs vices pour les sacrifier au salut de leurs âmes, continuèrent à faire feu de toutes leurs batteries contre le chef des bonzes chrétiens. Alors Dieu vint appuyer de ses prodiges la parole de l'apôtre, qui devait ce semble renouveler tous les miracles opérés autrefois parle divin Sauveur.

Un jour, le saint bien-aimé des Japonais, se promenant sur le rivage de la mer, s'arrête à considérer de pauvres pêcheurs qui s'affligeaient de ne rien prendre; leur filet remontait toujours vide, et, découragés, ils allaient cesser leur inutile travail :

            — Pourquoi vous décourager, mes enfants ? leur dit Xavier de sa douce et compatissante voix.

            — Saint Père, il n'y a pas de poisson aujourd'hui ! La mer n'est jamais poissonneuse à Cangoxima, et il y a des jours où on ne prend pas un seul poisson.

            — Voyons, un peu de courage ! Rejetez le filet.

— Mais il y a si longtemps que nous le jetons inutilement, saint Père !

            — N'importe; jetez-le encore une fois, et ayez confiance en Dieu.

Les pêcheurs obéissent... et voilà qu'ils peuvent à peine remonter le filet, tant il est plein; ils ne comprennent rien à une pêche qui produit non-seulement une quantité dont ils n'avaient pas d'exemple, mais encore une qualité qu'ils ignoraient. Le lendemain et les jours suivants, même succès ! Depuis que notre saint avait prié, la mer de Cangoxima était devenue une des meilleures pour la pêche, et le miracle se continuait encore; un grand nombre d'années après.

 

Une pauvre femme, dont l'enfant était enflé dans tout le corps, apprend que le Père de Xavier guérit tous les malades qu'il touche. Elle prend son petit moribond dans ses bras, elle court au saint Père, car au Japon comme dans les Indes, c'était ainsi qu'on le désignait :

— Mon Père, lui dit-elle, voilà mon pauvre petit enfant ! vous voyez qu'il va mourir si vous ne le guérissez tout de suite !

La pauvre mère pleurait abondamment. L'apôtre laissa tomber sur elle un regard où se peignait la plus consolante pitié et qui fut pour elle l'espérance. Aussitôt elle lui donne son enfant :

            — Tenez ! guérissez-le, mon Père

Xavier prend dans ses bras l'enfant qu'on lui tendait ainsi; il le regarde avec émotion.

«Dieu te bénisse ! lui dit-il. »

Et il répète deux fois encore cette parole; puis il remet l'enfant à sa mère dont les larmes sont devenues en un instant des larmes de joie. Son enfant désenflé, très-bien portant, paraissait plus beau qu'avant d'être malade.

Un lépreux, à la nouvelle de ce miracle, espère sa guérison s'il parvient à approcher du saint Père. Séparé de tout le monde, il ne lui est pas permis de Taller trouver; mais on lui parle tant de sa charité, qu'il ose le faire prier de venir à lui. Notre saint ne pouvant s'y rendre dans le moment, y envoie un des siens, en lui disant :

«Vous demanderez trois fois à ce malade s'il croira en Jésus-Christ dans le cas où sa lèpre disparaîtrait, et, s'il le promet, vous ferez sur lui le signe de la croix après chacune de ses réponses. »

L'envoyé de l'apôtre exécute ponctuellement les ordres qu'il a reçus; le malade répond trois fois qu'il croira en Jésus-Christ, et après le dernier signe de la croix qui suit sa dernière réponse, la lèpre disparaît subitement ! La foi de ce Japonais devint si vive, qu'on lui accorda bientôt la grâce du baptême.

 

Un seigneur encore idolâtre venait de perdre sa fille unique; il était fou de douleur. Deux néophytes de ses amis lui parlent des miracles de François de Xavier et l'engagent à lui demander la résurrection de sa fille. Le malheureux père s'emporte contre ses amis; il croit que leur foi chrétienne a altéré leur raison, car jamais au Japon nul n'entendit parler de la résurrection des morts; jamais idole ne fit rien de semblable; jamais bonze ne lut dans les livres des savants une merveille de ce genre : les morts ne peuvent ressusciter. Cependant, les chrétiens parviennent à lui inspirer assez de confiance dans les prodiges du saint Père, et le païen va se jeter à ses pieds avec des cris de douleur à briser le cœur. Xavier en est touché : il s'éloigne un moment avec Fernandez; puis, revenant au seigneur japonais:

— Allez, lui dit simplement le saint en comprimant l'émotion qu'il éprouve, allez, votre fille vit.

            — Comment ! elle ne peut vivre, puisque vous n'avez pas invoqué sur elle le Dieu des chrétiens !

            — Elle est vivante répète Xavier.

Le malheureux seigneur se retire furieux:

            — Le bonze chrétien s'est moqué de moi,disait-il; il n'a pas invoqué son Dieu; il n'est pas venu toucher la tête de ma fille comme il fait aux malades, et il me dit qu'elle est vivante !

Il retournait chez lui, outré de colère contre le chef des bonzes chrétiens, lorsqu'il rencontre les gens de sa maison, venant lui annoncer que la jeune fille est revenue à la vie. Un peu plus loin, il voit sa fille elle-même courant au-devant de lui:

            — Si vous saviez, mon père ! lui dit-elle en l'embrassant, si vous saviez, ce qui m'est arrivé ! J'étais morte ! deux horribles démons s'étaient saisis de moi; ils m'emportaient dans un abîme de feu ! J'étais perdue ; lorsque deux hommes, à l'air noble et au regard doux et compatissant, m'ont arraché de leurs mains, et, au même instant, je suis revenue à la vie, comme si je me réveillais, et je me sens dans l'état de santé le plus parfait !

            — Ma fille ! ma chère fille ! tu étais bien morte, c'est vrai ; mais le chef des bonzes chrétiens t'a ressuscitée par son Dieu, qui est plus fort et plus puissant que les nôtres ; allons le remercier !

Et le père et la fille viennent trouver le Père de Xavier, qui était encore avec Fernandez. En les voyant la jeune fille s'écrie

            — Les voilà ! voilà ceux qui m'ont délivrée des mains des démons ! Je les reconnais bien !

Elle se prosterne à leurs pieds, demandant instamment, ainsi que son père, la grâce du baptême, qui leur fut accordée dès que leur instruction le permit.

Ce miracle produisit un immense effet sur un peuple qui, jusqu'alors, n'avait jamais entendu parler de résurrection, et dont la langue n'avait pas même de mot qui répondît à cette idée. Xavier était pour les Cangoximains, encore païens, un véritable Dieu beaucoup plus puissant qu'Amida et Chaca, leurs plus grandes divinités. Plusieurs se convertirent, et les bonzes, d'autant plus irrités, jurèrent une haine implacable au célèbre apôtre, dont la réputation s'étendait déjà jusqu'aux extrémités de l'empire japonais.

Un homme du peuple, payé par eux, l'insultait et le menaçait avec rage dans les rues de la ville, après une de ses instructions. Xavier supportait ses injures et ses menaces sans lui répondre et sans rien perdre de son inaltérable douceur, lorsque, subitement éclairé d'en haut, il voit la vengeance de Dieu prête à fondre sur ce malheureux. Il le regarde avec l'expression de la pitié, et lui dit tristement

«Dieu veuille conserver votre langue ! »

Et à l'instant même la langue du païen est putréfiée ! Elle sort malgré lui de sa bouche, les vers y fourmillent ! .. La foule exalte la puissance du Dieu des chrétiens, les bonzes sont plus méprisés, que jamais, et, quelques jours après, la femme d'un des premiers seigneurs de la cour, ayant abandonné Chaca et Amida qu'elle avait comblés jusqu'alors de ses libéralités, recevait le baptême solennellement, ainsi que toute sa famille. Les bonzes n'avaient plus aucun moyen de nuire au grand apôtre dans l'esprit des Cangoximains; leur faiblesse ne pouvait lutter contre sa puissance, et il fallait pourtant mettre un terme à ses conquêtes de chaque jour : Amida et Chaca les inspirèrent.

Des vaisseaux portugais, qui d'ordinaire mouillaient à Cangoxima, venaient de passer sans s'arrêter, et avaient gagné Firando où ils portaient leurs riches marchandises. Le commerce de Cangoxima et de tout le royaume de Saxuma souffrirait de l'absence des marchands portugais, le roi en serait irrité, l'occasion était trop précieuse pour la perdre.

Ce calcul fait, les principaux d'entre les bonzes vont se présenter au roi; ils lui disent qu'il a encouru la colère des dieux Amida et Chaca, à qui il doit son trône; que la postérité maudira son nom; que déjà les chrétiens montrent leur fourberie, car c'est sûrement le chef de leurs bonzes qui a envoyé les marchands portugais à Firando et les a empêchés de s'arrêter à Cangoxima. Les Dieux l'ont ainsi voulu pour punir le peuple qui a déserté les pagodes, et surtout pour punir le roi, dont la faiblesse avait permis à ses sujets de changer de religion.

Le roi tremblait suffisamment; les bonzes profitèrent de la peur qu'ils venaient de faire à sa crédule majesté pour lui arracher un édit révoquant celui qu'elle avait accordé à Xavier, et portant peine de mort contre ceux de ses sujets qui embrasseraient désormais la religion prêchée par les bonzes européens.

A cette accablante nouvelle François de Xavier ne songea plus qu'à fortifier les chrétiens dans la foi. Tous lui promirent de mourir plutôt que d'y renoncer, et l'apôtre voyant qu'il ne pourrait gagner un plus grand nombre d'idolâtres, s'éloigna du royaume de Saxama pour porter ailleurs la lumière de l'Evangile :

 

«Nous prîmes congé de nos néophytes, écrivait-il, mais ce ne fut pas sans regrets, ce ne fut pas sans larmes de part et d'autre ! Ces pauvres gens s'épuisaient en remercîments de ce que nous étions venus de si loin, et à travers de si grands dangers, pour leur enseigner le chemin du ciel. Je leur laissai Paul, qui achèvera de les instruire et de les fortifier. »

 

Notre saint s'éloigna de son cher Paul et de ses néophytes en septembre 1550. Il était resté un an à Cangoxima. Avant de partir, il donna des lettres de recommandation aux deux bonzes qu'il avait convertis, et qui désiraient visiter les Indes et l'Europe. Disons tout de suite que Paul de Sainte-Foi travailla si bien après le départ de Xavier, que l'édit contre le christianisme ne reçut point d'exécution, que le nombre des idolâtres diminua sensiblement, et que le roi de Saxuma, sollicité par les seigneurs de sa cour, et d'ailleurs édifié de toutes les vertus des chrétiens, écrivit au vice-roi des Indes, peu d'années après, pour lui demander les Pères de la religion de Xavier que les Japonais avaient surnommé: Le saint par excellence.

Xavier avait pris la route de Firando avec le Père Côme de Torrez et le Frère Fernandez; il voyageait à pied, selon son usage, portant sa chapelle sur son dos, lorsque non loin de la forteresse du prince Hexandono, vassal du roi de Saxuma, il rencontra quelques-uns de ses gens qui le pressèrent vivement de monter au château et de faire une visite au prince, ou tone. Le saint apôtre, dans l'espoir de faire à Dieu une conquête de plus, céda à leurs instances. Hexandono, ravi de voir le bonze chrétien dont la célébrité remplissait le Japon, le reçut avec les plus grands honneurs; il réunit tous les soldats de la garnison, sa famille, ses gens, et Xavier, se présentant au milieu de cette immense et imposante réunion, prêcha aussitôt la foi en Jésus-Christ. Il produisit une telle impression, que plusieurs s'empressèrent de lui soumettre leurs doutes, et dix-sept, suffisamment éclairés, demandèrent le baptême avec tant de foi, que l'apôtre le leur accorda; il les baptisa en présence de leur tone, qui, dans la crainte de déplaire au roi, ne permit pas à un grand nombre de recevoir cette faveur. Il promit seulement de se faire baptiser lui-même, et de laisser libre tous ses gens dès qu'il y serait autorisé par le souverain, qu'il pensait ne devoir pas soutenir longtemps l'édit arraché par les bonzes. Néanmoins ce prince, admirant la doctrine prêchée par François de Xavier, permit à sa femme de lui demander le baptême qu'elle reçut avec bonheur.

Notre saint ayant remarqué une grande solidité d'esprit dans l'intendant du prince, le chargea du soin d'entretenir la foi et la piété des néophytes. Il désigna le lieu qui lui parut le plus propre aux réunions et lui ordonna d'y présider, d'y lire à haute voix une partie de la doctrine chrétienne tous les dimanches, les psaumes de la pénitence tous les vendredis, et les litanies des saints tous les jours. En partant, il lui laissa une discipline dont il s'était servi quelquefois. L'intendant attachait depuis un si grand prix à cet instrument de pénitence, qu'il permettait rarement aux chrétiens de s'en servir. Cette discipline fit une infinité de miracles, et les successeurs de François de Xavier dans l'apostolat du Japon, la trouvèrent en la possession de la princesse qui l'avait gardée précieusement, après la mort du vieil intendant, et qui s'en servait pour opérer des prodiges, ainsi que d'un petit livre écrit de la main de l'illustre Xavier, et qu'il lui avait donné en la quittant; ce petit livre contenait quelques prières et les litanies des saints.

 

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V

 

Le bruit éclatant et soudain de nombreuses salves d'artillerie, auquel se mêlait celui de cris confus et prolongés, poussés par une multitude de voix, mettait en grand émoi toute la population de Firando et portait lé trouble dans l'esprit de son roi Taquanombo. Brouillé depuis peu avec le petit souverain de Saxuma, il craignait que ce ne fût une surprise de cet ancien allié devenu son ennemi, et qu'il n'eût appelé à son aide les Portugais dont les vaisseaux mouillaient dans ses eaux. Comment se défendre du formidable canon des Européens? La situation était embarrassante, et il importait de l'éclairer au plus tôt.

Taquanombo, plein de ces sinistres pensées avait dépêché un de ses courtisans, avec ordre de s'informer exactement de l'état des choses sur le port, et il attendait son retour dans la plus grande anxiété, lorsqu'enfin l'envoyé reparaît. Il dit au roi, et ceci le rassure complètement, que tout ce bruit n'est qu'une manifestation de joie de la part des équipages; que les Portugais, et en général les Européens, sont dans l'usage d'exprimer leur joie à coups de canon, de saluer leur souverain à coups de canon, et de trier leurs ennemis à coups de canon :

            — Or, ajoute l'envoyé, les Portugais en rade viennent d'avoir une surprise qui leur a fait tant de plaisir, qu'ils ont crié et tiré le canon comme s'ils voyaient l'ennemi ou le roi : voilà tout.

            — Et sait-on ce qui leur a fait ce plaisir? demande Taquanombo.

            — Ce qui réjouit leur coeur, c'est que le grand bonze d'Europe qui fait tomber la pluie sur la terre et fait venir le poisson dans la mer, ce bonze qui redonne la vie quand on est mort et. la santé quand on est malade, ce bonze chrétien, dont le Dieu est si puissant, est arrivé au port dans une jonque du pays ; les Portugais l'ont reconnu de loin, ils ont tiré le canon, ils ont poussé de grands cris de joie, ils ont sonné toutes les trompettes, hissé tous leurs pavillons, ils ont embrassé le bonze en pleurant et en riant. On croirait qu'ils n'ont pas toute leur raison, si on ne savait que ce grand bonze est un Dieu, et qu'on ne peut trop faire pour lui.

Le roi, enchanté de savoir que le célèbre bonze chrétien était à Firando, témoigna le désir de le voir, et les Portugais, pour donner à ce prince une idée de la vénération que méritait leur saint apôtre, voulurent le conduire au palais en grande pompe. L'humble Xavier ne put se défendre de tant d'honneurs, qui d'ailleurs devaient rejaillir sur la religion dont il était le ministre. Escorté de tous les soldats des équipages, les drapeaux entête, au son des trompettes et entouré des officiers et des capitaines en grand costume, notre saint traversa les rues de Firando et se rendit à la cour de Taquanombo, où il reçut un accueil proportionné à la pompe qui l'entourait. Les Portugais le présentèrent au roi comme le personnage le plus illustre et comme l'ami de leur souverain, auprès duquel nul n'était aussi puissant que Xavier, le grand apôtre des Indes. Et quand ils apprirent à Taquanombo que le roi de Saxuma l'avait forcé de sortir de ses États, ce prince, charmé de l'occasion de contrarier son ennemi en se rendant agréable au roi de Portugal, donna toute liberté au missionnaire de prêcher la religion chrétienne dans son royaume.

En sortant du palais, François de Xavier commença à parler d'un seul Dieu sur la place publique, et la foule vint aussitôt l'entourer et l'écouter. Vingt jours lui suffirent pour faire plus de chrétiens qu'il n'en avait fait à Cangoxima durant plus d'une année. L'empressement et la docilité de ce peuple promettant les plus consolants succès, il n'hésita pas à lui laisser le Père Côme de Torrez, et à pousser plus loin ses conquêtes. Il partit à la fin d'octobre 1550, accompagné de Juan Fernandez et de deux chrétiens japonais, Bernard et Mathieu; il alla s'embarquer à Facata, pour se rendre de là à Amanguchi, capitale du petit royaume de Naugata, à plus de cent lieues de Firando. Son intention était de ne point séjourner à Amanguchi, et de continuer son voyage jusqu'à Meaco, capitale de l'empire; mais ayant appris le désordre de moeurs qui régnait dans la capitale de Naugata, il voulut y jeter en passant la semence évangélique. Il l'y répandait à pleines mains; sou zèle, excité par la pensée des crimes dont cette ville était souillée, semblait plus ardent que jamais; la ferveur de sa prière continuelle, pour toutes ces âmes perdues de vice, répondait à son zèle; mais Dieu permit qu'il ne recueillît, en ce moment, que l'insulte et l'outrage. Le peuple, les enfants mêmes le poursuivaient en lui jetant des pierres et en l'accablant d'injures ! François de Xavier supporta ces humiliations avec une douceur inaltérable, et n'accusa que ses péchés de l'insuccès de ses prédications.

Oxindolio, roi d'Amanguchi, voulant connaître par lui-même la doctrine européenne dont on ne cessait de parler, désira voir les bonzes d'Europe, et réunit les seigneurs de la cour pour les entendre

            — D'où êtes-vous? dit-il à Xavier.

— Je suis Européen.

            — Pourquoi êtes-vous venu au Japon?

            — Pour prêcher la loi d'un Dieu unique; car nul ne peut être. sauvé, s'il n'adore ce Dieu et Jésus-Christ son Fils avec un coeur pur de vices, s'il ne lui rend le culte religieux qui lui est dû, s'il n'accomplit, en un mot, la loi divine.

            — Expliquez-nous cette loi.

Alors le saint apôtre expliqua les principales vérités de la foi, répondit aux objections de chacun, parla plus d'une heure, fit même verser quelques larmes à son auditoire....... et ce fut tout. Il ne gagna pas une seule âme à Jésus-Christ !

Après avoir ainsi semé sans recueillir pendant un mois entier, il prit la route de Meaco avec ses compagnons, vers la fin de décembre, par une pluie fine et glacée qui ne cessait que pour faire place à la neige la plus épaisse et la plus soutenue.

L'hiver est si rude au Japon, que, dans les villes, une galerie couverte règne devant les maisons, de manière à faire communiquer de l'une à l'autre sans sortir dans la rue. Mais le courage des quatre voyageurs est plus fort que la rigueur de la température; il surmontera généreusement tous les obstacles qu'elle opposera à l'ardeur de leur zèle.

Notre humble et intrépide Xavier, dont l'exemple animait ses compagnons, entreprend résolument, à pied, sa chapelle sur son dos, et sans vêtement d'hi ver, un voyage de quinze jours de marche dans toute autre saison, mais dont il ne pouvait apprécier la durée probable par le temps des neiges, des glaces et du typhon aussi violent dans les terres que sur mer. Bernard servait de guide et portait sur son dos les provisions de bouche....... un sac contenant du riz grillé. C'était là toute leur ressource pour se réconforter dans leurs fatigues; et elles furent grandes dans ce voyage ! Elles furent grandes pour le corps; elles furent grandes pour le cour, pour l'âme de notre héros; mais son courage n'en fut point ébranlé.

Des torrents glacés se trouvaient sur la route; il fallait les traverser, et il glissait, roulait, se blessait... N'importe ! il revenait à la charge, il atteignait l'autre bord, et il tendait la main aux trois autres moins agiles, quoique plus jeunes que lui. Souvent ils enfonçaient dans la neige jusqu'au-dessus du genou; souvent aussi, après avoir gravi péniblement les rochers escarpés des hautes montagnes, sur lesquelles la neige était dure et glacée, ils disparaissaient tout à coup, et se trouvaient au fond d'un abîme, dont ils ne parvenaient à sortir que par un miracle de la divine Providence qui veillait sur eux, en n'épargnant aucune épreuve à leur foi.

Ces grandes fatigues accablèrent enfin notre saint il fut pris d'une fièvre qui l'obligea de s'arrêter quelques jours à Saccaï; mais dès qu'il se sentit mieux, il reprit courageusement la route de Meaco. Dans toutes les villes, dans tous les villages qu'il traversait, il annonçait un seul Dieu et Jésus-Christ son fils, par qui seul l'homme peut être sauvé; on se moquait de lui. Les enfants le poursuivaient en criant : Deos ! Deos ! Deos! Xavier répétait ce mot si souvent en prêchant, que les enfants le retenaient comme un mot étranger qu'ils avaient ignoré jusqu'alors. La langue japonaise n'ayant pas d'équivalent au mot Dieu exprimant l'idée d'une puissance souveraine, le saint apôtre prononçait ce nom en portugais; l'étonnement en était d'autant plus grand pour les Japonais, qui le redisaient sans le comprendre.

Dans une ville où il se voyait écouté avec plus d'attention qu'ailleurs, il parla plus longtemps, il expliqua la. nécessité de fuir le vice et de pratiquer la vertu pour être sauvé. Cette étrange doctrine souleva la fureur de la foule. On se jeta sur notre saint, on le traîna hors des murs de la ville, on le condamna .à être lapidé, et on allait exécuter cette cruelle sentence, lorsqu'un orage épouvantable, que nul n'avait prévu, éclata si violemment, que chacun s'enfuit à la hâte, cherchant un abri. François de Xavier demeura seul au milieu de cette tourmente, remerciant l'adorable Providence qui le délivrait ainsi d'une mort certaine, pour lui donner le temps de porter ailleurs le nom de Jésus-Christ.

Cependant nos voyageurs continuaient leur route vers Meaco, à travers des dangers sans cesse renouvelés et des retards d'autant plus grands, que Bernard, chargé de diriger la petite caravane, souvent trompé  par la neige dont le pays était couvert, s'égarait complètement. Un jour, où il ne pouvait parvenir à s'orienter. suffisamment, arrive un cavalier qui paraissait très-sûr de son chemin. Xavier lui demande s'ils sont sur la route de Meaco.

—  Oui, lui répondit-il, et j'y vais aussi; si vous voulez me suivre, tenez, portez-moi ce paquet qui m'est d'un très-grand embarras sur mon cheval.

            — Bien volontiers, lui dit notre saint.

Et il se charge d'une énorme valise, ravi d'avoir été pris pour un pauvre malheureux que chacun avait droit de faire travailler pour son compte. Le voyageur n'eut pas même la pensée de ralentir le pas de son cheval. Il en résulta que François de Xavier, s'étant efforcé longtemps de le suivre, tomba sur le chemin, épuisé, anéanti, mourant de faiblesse et de lassitude. Ses compagnons, qui n'avaient pu marcher aussi rapidement, malgré leur bonne volonté, le trouvèrent étendu à terre, ayant à peine la force de leur parler ! Ses jambes et ses pieds, excessivement enflés, étaient déchirés en plusieurs endroits... Il ne se plaignit pas; il avait espéré arriver ainsi jusqu'à Meaco, guidé parle cavalier inconnu. Dieu ne l'avait pas permis, il lui avait seulement donné une occasion de s'humilier et de souffrir, et il l'en remerciait de toute la force de son âme.

Enfin, après deux mois de la plus pénible marche, il entrait à Meaco, sur la fin de février 1551. Il trouva cette ville absorbée par les bruits de guerre; il ne put obtenir d'audience du souverain, dont il vit d'ailleurs que l'autorité était absolument nulle; et jugeant que le moment n'était pas venu d'annoncer à cette ville une religion inconnue, qui condamne tous les désordres dans lesquels elle était plongée, il prit le parti de retourner à Amanguchi, mais dans des conditions différentes.

Il avait remarqué que le peuple s'était moqué de sa pauvre soutane déchirée, qu'il raccommodait pourtantlui-même du mieux qu'il pouvait ; mais nous sommes forcé de convenir que ce mieux n'était pas très-bien, et qu'il équivalait presque à une déchirure de plus: il fallut donc en changer. Il avait aussi remarqué que les Japonais étaient fort curieux de tous les produits de l'industrie européenne et, jugeant que des présent en ce genre lui mériteraient l'estime du roi, il se rendit tout d'abord à Firando où il avait laissé, entre les mains des Portugais, les objets qu'il lui avait paru superflu d'emporter.

En partant de Meaco, il chantait les premiers versets du psaume CXIII, avec un accent qui émut vivement Juan Fernandez, et lui fit penser fille son Père de Xavier était intérieurement éclairé sur le Progrès que la religion ferait bientôt dans l'empire dont il quittait la capitale. Notre saint s'était embarqué sur le fleuve, la route de terre étant trop longue pour la reprendre à pied; d'ailleurs l'état de guerre de ce pays la rendait chaque jour plus dangereuse. A Saccaï, il prit la mer et gagna Firando. Le vice-roi des Indes et le gouverneur de Malacca l'avait forcé d'emporter au Japon une petite horloge, une épinette, instrument fort recherché alors, même en Europe, et quelques autres objets inconnus dans les pays qu'il allait parcourir. Franéoisde Xavier espérant tout de ces présents sur l'esprit du roi d'Amanguchi, se hâta de lui faire demander une audience en arrivant. Lé roi, émerveillé de ces prodiges, admira l'intelligence et les talents des Européens, et le même jour il envoya au chef des bon zes chrétiens une somme considérable qui lui revint intacte: Xavier la refusait et demandait seulement une nouvelle audience pour le lendemain, afin de remettre à Oxindono les lettres de l'évêque des Indes et du gouverneur de Malacca

            — C'est étrange ! dit Oxindono; les bonzes d'Europe refusent l'argent, et les nôtres n'en ont jamais assez ! A l'audience du lendemain, il loua le bonze chrétien et le remercia en lui témoignant le désir de lui être agréable:

            — Toute la faveur que je sollicite, lui répondit le Père de Xavier, c'est la permission de prêcher la religion de Jésus-Christ dans vos Etats, puisque nul homme ne peut être sauvé que par elle.

Oxindono, admirant le désintéressement d'un tel bonze, l'autorisa à prêcher la religion qui inspirait tant de générosité, rendit un édit par lequel il permettait à ses sujets de pratiquer la religion chrétienne, et défendit, sous les peines les plus sévères d'inquiéter les bonzes de cette religion. Il fit plus encore, il assigna pour demeure à Xavier et aux trois chrétiens qui l'accompagnaient, une ancienne bonzerie inhabitée.

« ..... Dès que nous y fûmes établis, écrivait notre saint, nous fîmes là nos instructions, et l'affluence des auditeurs était immense. Nous prêchions deux fois le jour, à la suite de chaque discours, nous avions une longue conférence sur les matières qui venaient d'être traitées; de manière que nous ne cessions de prêcher ou de répondre aux questions qui nous étaient adressées. Bonzes, noblesse, gens du peuple, tout le monde accourait en foule; quand il n'y avait plus moyen d'entrer, on restait à la porte. Le résultat fat que la fausseté des superstitions païennes et celles de leurs auteurs fut bientôt démontrée, et que la vérité parut éclatante à tous les esprits. Il est remarquable que ceux qui avaient été le plus âpres dans la discussion, furent nos premières conquêtes. Presque tous étaient des hommes de distinction, qui devinrent nos meilleurs amis dès qu'ils furent chrétiens, et nous mirent au courant des mystères ou plutôt des inepties de la religion japonaise divisée en neuf sectes. Ainsi éclairés, il nous fut aisé de la combattre. Chaque jour aux prises avec des bonzes, des magiciens et autres, nous les confondîmes en peu de temps par nos questions et nos raisonnements ...... »

L'avidité de cette nation pour chercher la vérité près du saint apôtre ne connaissait pas de bornes. C'était non-seulement, le jour, mais encore la nuit qu'on venait lui soumettre des difficultés. Il ne trouvait pas toujours le temps de réciter son bréviaire de suite, et, bien qu'il lui fût permis de dire un office plus court que le romain, il n'usa jamais de cette autorisation. On raconte même que jamais il n'avait omis le récitation du Veni Creator avant chacune des heures canoniales,et que son visage s'animait alors comme si le Saint-Esprit eût voulu donner un signe sensible de sa présence sur le séraphique Père de Xavier. Qu'on juge par là du sacrifice qu'il s'imposait en se livrant incessamment à l'indiscrétion de ceux qui venaient le consulter. Quelquefois on ne lui laissait pas même le temps de dire la messe; bien moins encore pouvait-il trouver un moment pour prendre un peu de repos ou quelques légers aliments : c'était aux yeux de tous un miracle incessant qui soutenait sa précieuse existence, et lui donnait la force de résister à des fatigues que nul autre n'aurait pu supporter. On lui posait les questions les plus diverses et les plus difficiles; il écoutait avec calme, dignité et bienveillance; puis, il répondait à chacun avec tant de clarté et rend ait la vérité si frappante, qu'il les ravissait tous.

Un jour où la foule était immense et les questions plus nombreuses encore que de coutume. Dieu manifesta sa puissance d'une manière inouïe jusqu'alors. L'un demandait à l'apôtre aimé de Dieu l'explication de J'éternité qu'il ne 'pouvait comprendre, taudis qu'un autre le priait de lui donner celle du mouvement des astres; un troisième désirait qu'il éclairât Ses doutes sur l'immortalité de l'âme, et un quatrième voulait savoir d'où venaient les couleurs de l'arc-en-ciel; quelques autres proposaient des difficultés sur la grâce, ou tenaient à savoir comment se forment les éclipses du soleil, tandis que d'autres encore voulaient être éclairés sur les peines de l'enfer, ou sur l'étendue et la population de la terre. Le grand Xavier avait écouté toutes les questions qu'on lui posait avec sa grâce et sa bonté ordinaires. Lorsqu'on eut fini, il se leva, promena sur l'immense assemblée un regard inspiré, prononça quelques paroles et produisit nu étonnement et une admiration qui semblaient tenir de la stupeur. On se regardait, on regardait François de Xavier, on ne trouvait pas de paroles pour exprimer les sentiments qui remplissaient l'âme.......        

Une seule réponse, par le plus merveilleux des prodiges, une seule réponse du saint apôtre venait de résoudre à la fois toutes les difficultés, d'une manière si claire, si précise et si complète, que chacun se croyait sous le prestige d'un songe !

Il fallut pourtant reconnaître la réalité de cette merveille, car Dieu la renouvela depuis, pour son apôtre privilégié, toutes les fois que les questions auraient demandé, par leur nombre et leur diversité, un temps plus considérable due celui qu'il était possible d'y consacrer.

Les Japonais ne purent voir clans ce prodige un miracle de la puissance divine et persistèrent longtemps à l'attribuer à la science de François de Xavier, pour laquelle, disaient-ils, il n'y avait de mystère ni dans ce monde, ni dans l'autre; ce qui faisait dire aux bonzes en parlant du Père de Torrez :

« Il a de la science, assurément; mais il n'approche pas du Père de Xavier! Il n'a pas le talent de résoudre plusieurs difficultés avec une seule réponse !  Le Père François de Xavier est le plus grand homme de l'Europe et du monde entier !

Les conversions devenant plus nombreuses à mesure que les esprits étaient éclairés, et la classe lettrée n'ayant plus le même besoin des conférences, Xavier crut devoir les cesser pour les prédications sur les places publiques. Elles étaient d'autant plus nécessaires, que les bonzes des différentes sectes, cherchant à combattre l'influence du grand bonze chrétien et la puissance des vérités qu'il enseignait s'entendirent pour le décrier publiquement, et s'efforçaient de prévenir le peuple contre cette religion nouvelle qui condamnait tous les plaisirs et excitait la colère d'Amida et de Chaca. François de Xavier prêchait donc deux fois par jour dans un quartier, pendant que Juan Fernandez prêchait dans l'autre, au grand déplaisir des bonzes dont le crédit diminuait en proportion de la confiance qu'inspirait notre saint.

Les Chinois que le commerce attirait à Amanguchi eurent la curiosité de voir le fameux bonze européen dont on leur disait tant de merveilles et ils accoururent sur la plus grande place, dès que leur vint la nouvelle qu'il allait y prêcher. La langue du Japon est bien différente de celle de la Chine; mais les marchands chinois la sachant assez pour leur commerce, espéraient comprendre quelque chose de la doctrine qui venait de si loin, et que ce bonze si merveilleux ne vendait pas.

En voyant le grand apôtre, ils éprouvèrent un sentiment de respect que témoignaient leur attitude et leurs regards. François de Xavier s'en aperçoit; son cœur s'émeut à la vue de ces Chinois qui l'écoutent, et à la pensée de leur vaste empire que la lumière de l'Evangile n'a jamais éclairé. Son désir d'y pénétrer, d'y porter l'adorable nom de Jésus-Christ est plus vif, plus ardent que jamais; il porte un regard de tendre compassion sur ces pauvres païens... Un nouveau prodige s'opère ! Dieu rend à son apôtre le don qui lui avait été retiré à son arrivée au Japon. Xavier s'adresse aux Chinois qui l'écoutent, et il leur parle le chinois le plus pur ! La foule, ravie de cette étonnante merveille, s'écrie en battant des mains, que jamais homme ne fut si grand que le bonze chrétien, et que sa doctrine ne peut qu'être supérieure à celle des bonzes japonais.

Quelques jours après, le nombre des chrétiens s'était accru considérablement, et en moins de deux mois, plus de cinq cents idolâtres avaient renoncé à leurs idoles et reçu le baptême. Les grands et les lettrés avaient donné l'exemple, le peuple les suivit, et la ferveur de ces néophytes était si vive, qu'il n'était plus question partout dans Amanguchi, que de la religion chrétienne et de ses saintes pratiques. Ils étaient si heureux, qu'ils n'avaient pas d'expressions pour témoigner leur reconnaissance à celui qui était venu de si loin leur apporter la vérité, et avec elle le bonheur de cette vie et celui de la vie à venir. Xavier surabondait de joie !

« .... Bien que je sois déjà tout blanc, écrivait-il (1),

 

1 Dans une autre traduction nous lisons : « Bien que je blanchisse déjà... » il avait alors quarante-cinq ans seulement.

 

je suis plus vigoureux et plus robuste que jamais; car les travaux auxquels on se livre pour instruire une nation civilisée, avide de connaître la vérité, sont bien adoucis par l'abondance de la moisson et l'espérance de nouvelles récoltes. Au plus fort de mes fatigues lorsqu'il me fallait satisfaire l'empressement de la multitude affamée qui se pressait à nos conférences, mon corps nageait dans la sueur, il est vrai, mais mon âme nageait dans la joie !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

«Un des principaux seigneurs de ce pays, le prince Neatondono, nous donnait des témoigna -es de sincère affection, ainsi que sa femme; ils nous ont secondés de tous leurs moyens pour la propagation de l'Evangile mais nous n'avons pu déterminer ni l'un ni l'autre à embrasser une religion dont ils reconnaissent la vérité. Et pourquoi ? Parce qu'ils ont placé trop d'argent à la banque du dieu Amida; parée qu'ils ont bâti en son honneur des monastères de bonzes et les ont richement dotés, afin que les bonzes prient sans cesse Amida de les préserver de tout malheur en ce monde et de les faire participer à son bonheur dans l'autre. Ils craindraient de perdre capital, intérêt et récompense, s'ils changeaient de religion. »

 

Une circonstance vint encore augmenter de beaucoup le nombre des chrétiens, au grand désespoir des bonzes.

Juan Fernandez prêchait un jour sur une place, la foule l'écoutait avec recueillement, lorsqu'un homme du bas peuple s'approche et lui crache effrontément au visage ! Fernandez,formé à l'école de l'humble Xavier, ne paraît pas s'émouvoir de l'outrage qu'il a reçu; il prend son mouchoir avec le plus grand calme, il essuie son visage et il continue à parler sans même chercher à voir d'où est partie cette ignoble insulte.

L'héroïque patience de Fernandez fut appréciée et admirée comme elle méritait de l'ètre; elle produisit de nombreuses conversions parmi les païens qui en furent témoins,etil y en avait de toutes les classes. L'un d'eux, remarquable par sa, naissance et son instruction, et qui reçut au baptême le nom de Laurent, devint chrétien si fervent, qu'après des épreuves suffisantes, Xavier le reçut dans la Compagnie de Jésus. Il était venu à Amanguchi pour se faire admettre au nombre des bonzes, et il devenait Jésuite !

De tels progrès pour le christianisme étaient naturellement la ruine complète des prêtres de Chacà et d'Amida; l'enfer avait à se venger, il y travailla avec ardeur. Les bonzes se plaignirent au roi; Oxindono fléchit sous leurs menaces, et sans révoquer l'édit accordé au Père de Xavier, il se montra hostile à la religion chrétienne; il confisqua les biens des seigneurs qui l'avaient embrassée, et laissa toute liberté aux bonzes de calomnier publiquement les prédicateurs européens.

Ces mesures n'eurent d'autre effet que d'augmenter le nombre des chrétiens ; peu de jours après, il s'était accru de trois mille, et tous si fervents, qu'ils auraient souffert la mort la plus cruelle plutôt que de renoncer à leur foi.

Au milieu de ces grandes consolations, François de Xavier apprend qu'un navire portugais vient d'arriver au port de Figen, à cinquante lieues d'Amanguchi,et à une lieue de Funay (1), capitale du royaume de Bungo. Il écrit aussitôt au capitaine et aux marchands de ce navire pour leur demander leurs noms, des nouvelles des Indes, et l'époque où ils doivent retourner, et il envoie Mathieu porter cette lettre. Les Portugais, ravis de savoir que leur saint Père est si près d'eux, lui envoient les lettres de Goa et de Malacca dont ils étaient chargés pour lui, et lui répondent due clans un mois ils feront voile pour un port de la Chine où ils ont laissé trois vaisseaux, dont un commandé par Diogo do Pereira, son ami, et qu'en janvier ils retourneront aux Indes.

Cinq jours avaient suffi à Mathieu pour faire le double trajet par mer. Xavier trouva dans le paquet de Goa une lettre du Père de Camerini, qui lui mandait que sa présence était indispensable pour les affaires de la Compagnie, et qu'il le suppliait de revenir au plus tôt. A cette nouvelle, il appelle le Père de Torrez à Amanguchi, il lui confie cette florissante chrétienté et part avec Bernard, Mathieu et deux jeunes seigneurs chrétiens dont le roi avait confisqué les biens, et qui refusaient d'en recouvrer la possession au prix de leur foi. Laurent se joignit à eux, et vers la fin de septembre 1551, nos voyageurs se mirent en route à pied, un bâton à la main, et une part des petits bagages sur le dos de chacun. Le voyage eût été plus prompt et moins pénible de beaucoup par la voie de mer; Xavier, dont

 

1 Ou Fucheo.

 

la mortification égalait le zèle, préféra prendre la voie de terre et voyager à la manière des pauvres.

Il marcha lestement pendant cinq jours; mais arrivé à Pinlaschau,village situé à deux lieues environ du port de Figen, ses forces l'abandonnèrent totalement, il tomba épuisé de fatigue; saisi par la fièvre et de violentes douleurs dans la tête, les pieds extrêmement enflés, il ne put faire un pas de plus. Mathieu, Bernard et Laurent prennent les devants et portent cette triste nouvelle au San-Miguel, navire portugais resté seul en rade de Figen. Le capitaine Edouardo de Gama mande aussitôt tous les officiers et les marchands qui étaient à Funay; il leur apprend que le saint Père est malade à deux lieues du port, et les engage à monter à cheval et à le venir voir; chacun s'empresse d'aller avec lui rendre ses devoirs à ce saint Père, objet de si grande vénération pour tous les Portugais. A un quart de lieue de Figen, la cavalcade étonnée s'arrête, le capitaine se hâte de descendre de cheval, tout le monde met pied à terre..... François de Xavier était là. Il avançait péniblement, appuyé sur son bâton, son visage pâle, défait, ses cheveux sensiblement blanchis... Edouardo de Gama ne le reconnut qu'à la ravissante expression de son angélique physionomie, expression que nulle souffrance n'altérait jamais.

L'humble Père n'ignorait pas lés sentiments qu'il inspirait: il pressentait qu'Edouardo de Gama allait venir à lui avec les Portugais de son bord, et, se trouvant un peu mieux, il s'était hâté de se remettre en marche. Le capitaine ayant fait d'inutiles instances pour le faire monter à cheval, toute la troupe voulut aller à pied, les chevaux suivant leurs cavaliers. L'équipage n'eut pas plutôt aperçu le saint bien-aimé à côté du capitaine, que le canon tonna, les pavillons se hissèrent,les trompettes sonnèrent,les acclamations de joie se firent entendre au loin.... C'était fête pour tous ! Il arriva à Funay ce qui était arrivé à Firando : la population fut bouleversée de frayeur en entendant ces nombreuses décharges d'artillerie; le roi trembla sur son trône, il se crut attaqué par les Européens; l'épouvante était dans tous les esprits. Un seigneur de la cour se présente, tout ému, au capitaine du San-Miguel, e t s'informe, au nom du roi, de la cause de ce formidable bruit. Le capitaine lui montre de la main le saint Père tant aimé, et lui dit

            — Voilà, senhor, la cause de ce bruit qui vous a tant alarmé. Nous avons voulu donner à notre saint Père de Xavier un témoignage de notre joie de le revoir. Dites à votre roi que vous avez vu l'homme le plus illustre, l'honneur et la gloire du Portugal et des Indes, l'ami le plus cher de notre grand souverain, l'homme du monde le plus aimé et le plus respecté!

            — C'est donc là ce bonze chrétien qui a fait tant de merveilles à Amanguchi, demanda le seigneur japonais, et dont nos bonzes disent tant de mal? Je ne vois rien en lui qui réponde à cette grande célébrité; il paraît bien pauvre, bien mal vêtu !

            — Cela est vrai, senhor, lui répondit don Édouardo de Gama ; mais notre saint Père de Xavier, d'une des plus nobles familles d'Europe, a renoncé à sa fortune,  comme à tous les honneurs de la cour, par amour pour le Dieu que nous adorons, et par dévouement pour les hommes, afin de sauver leurs âmes en leur prêchant les vérités chrétiennes.

Le courtisan du roi de Bungo n'avait plus de parole; il était dans la stupéfaction de ce qu'il entendait. Après avoir bien examiné le Père de Xavier, il se hâta de retourner près du roi et de lui rendre compte de son message.

 

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VI

 

CIVANDONO, ROI DE BUNGO,AU GRAND BONZE DE CHÉMACHICOGIN (1).

 

« PÈRE BONZE DE CHÉMACHICOGIN !

 

« Que votre heureuse arrivée dans mes Etats soit agréable à votre Dieu comme les louanges de ses saints !

« Quansyonafama, mon serviteur, est allé au port de Figen par mon ordre, et il m'a annoncé votre arrivée d'Amanguchi; toute ma cour a vu la joie que m'a causée cette nouvelle. Votre Dieu ne m'a pas fait digne de vous commander, je vous supplie donc de venir avant le lever du soleil frapper à la porte de mon palais, où je vous attendrai avec impatience. Permettez-moi de vous demander cette faveur; mais que ma demande ne vous soit pas importune ! Votre Dieu est le plus grand et le plus puissant de tous les dieux; il est le souverain des meilleurs qui vivent au ciel, et je le prie à genoux, prosterné devant sa face invisible, de faire comprendre à tous les superbes combien votre

 

1 Portugal.

 

vie sainte et pauvre est agréable à ses yeux, afin que nos enfants ne soient pas trompés par les fausses promesses du monde.

« Mandez-moi des nouvelles de votre santé pour me faire bien dormir la nuit, jusqu'au moment où le chant du coq m'éveillera en m'annonçant votre venue.»

Ce message était porté par un jeune prince du sang royal, accompagné de son gouverneur Poomendono, et escorté de trente jeunes seigneurs de la cour. Le prince arrivé à bord de navire portugais, est reçu par le capitaine, à qui il demande l'honneur de parler au grand bonze de Chémachicogin.

Edouardo de Gama, qui avait vu venir l'ambassade, et qui s'était douté du motif qui l'amenait, avait donné ses ordres avant de la recevoir à son bord, mais n'avait point voulu que le saint Père fût prévenu. Dès que le jeune prince eut dit qu'il apportait un message de la part du roi de Bungo pour le grand bonze de Portugal, le signal fut donné, et les officiers de l'équipage se partageant pour précéder et suivre l'ambassade, on entra dans la grande salle, on se rangea sur deux rangs, le capitaine et quelques officiers se détachèrent, allèrent chercher notre saint, et l'accompagnèrent en cérémonie dans la salle où il était attendu.

L'humilité de François de Xavier était mise à une bien rude épreuve; mais ne comptait-elle pas autant de victoires que d'attaques! Elle devait triompher jusqu'au bout.

Le jeune prince ayant remis son message au grand apôtre, il le pria d'en prendre lecture, afin qu'il pût rapporter sa réponse au roi, et pendant que le saint Père, lisait cette lettre, ayant derrière lui et à ses côtés les officiers du bord dans l'attitude la plus respectueuse, le prince dit à son gouverneur

—    Le Dieu de Chémachicogin est donc bien grand ?

— Il parait que oui, lui répondit le seigneur Poomendono, en serrant les lèvres et hochant la tête.

— Il doit avoir des secrets qui sont inconnus aux autres nations, reprit le prince, puisqu'il met de si riches navires sous l'obéissance, et le pouvoir d'un bonze aussi pauvre que celui-là ? Comprenez-vous que ce Dieu fasse tirer le canon pour que toutes les nations qui entendent ce bruit si terrible sachent que cette pauvreté lui est agréable, nous qui pensions qu'elle rend malheureux !...

Ce bonze, qui la regarde comme une vertu, et la pratique pour être agréable à son Dieu, est sans doute plus heureux que ceux qui sont riches, répondit le gouverneur.

Xavier ayant pris lecture de la lettre du roi, promit de se rendre à son invitation, et le jeune prince, émerveillé de voir un bonze ainsi honoré par Peux de sa religion, retourna au palais rendre compte au roi de sa mission, et ajouta, en parlant de l'extérieur si pauvre du bonze chrétien

            — Il n'a que l'apparence de la pauvreté, car il est comme un souverain sur ce navire; tout le monde lui obéit et lui rend honneur comme à un roi; les Portugais se trouvent si heureux de le posséder à leur bord, qu'ils sacrifieraient toutes les richesses de leur vaisseau plutôt qu'un cheveu de la tête de leur saint Père!

Le roi de Bungo ordonna de préparer la réception la plus brillante à ce grand personnage. On s'empressa d'exécuter ses ordres.

Pendant qu'on faisait tous ces préparatifs au palais de Civandono, les Portugais travaillaient de leur côté à vaincre l'humilité de leur apôtre chéri:

            — Mon Père, lui dit don Edouardo de Gama àu nom de tous, mon Père, les bonzes ont mis tout en oeuvre polir attirer sur vous le mépris du peuple; ils vous ont calomnié d'une manière infâme ! Ils l'ont fait, vous le savez, pour arrêter les progrès du christianisme. Il est donc de notre devoir, à nous, chrétiens, d'honorer cette religion qu'ils insultent, et de témoigner la vénération que nous portons au caractère sacré de celui qui en est le ministre. Il faut que les Japonais apprennent la différence qui existé entre un prêtre de leurs idoles et un prêtre de notre Dieu. Vous avez vu, mon Père, que le succès a été complet pour le christianisme à Firando. Le roi et le peuple ont pressenti la divinité de notre religion, en voyant les honneurs que les Portugais rendaient à son ministre. Permettez donc que nous fassions ce qu'ils ont fait !...

L'humble apôtre se soumit; il se rendit et laissa vaincre ses répugnances à Figen, par les motifs qui les avaient déjà vaincues à Firando.

Le lendemain, une chaloupe et deux canots, ornés de magnifiques tapis chinois et de banderoles aux vives couleurs, remontaient le fleuve jusqu'à la ville de Fucheo, résidence royale. L'apôtre se rendait au palais du souverain, accompagné de trente Portugais vêtus des plus riches étoffes, dont les broderies d'or étaient relevées de pierreries; tous portaient une chaîne d'or; leurs toques étaient ornées de broderies d'or et de panaches flottants,retenus par des agrafes de pierres précieuses. Leurs esclaves, richement habillés remplissaient un des canots. Plusieurs instruments exécutaient des symphonies dans chaque embarcation.

Les habitants de Fucheo, curieux de voir le fameux bonze, qui avait la réÉutation de soumettre à sa volonté le ciel, la terre, les mers, les maladies et la mort même, s'étaient portés en masse dans les rues que devait parcourir le cortége.

Quansyandono, à la tête des canafamas (1) qu'il commandait, attendait le grand Xavier au débarquement, et fit avancer une litière royale pour le transporter au palais. Le Père de Xavier la refusa et voulut aller à pied. Les canafamas se rangèrent sur deux lignes et laissèrent le cortège prendre place au milieu. Le capitaine de Gama marchait le premier, appuyant sa main droite sur une canne de commandement, et portant de la gauche sa toque brillamment ornée, et dont les panaches dépassaient, en grandeur et en beauté, ceux des autres officiers. Après lui, marchaient à la suite l'un de l'autre, cinq officiers, dont le premier portait le livre des Evangiles recouvert d'un fourreau de satin blanc; le sedond, une canne de bengala, enrichie d'or; le troisième, des mules en velours noir; le quatrième

 

1 Garde royale ou garde d'honneur du roi.

 

un tableau représentant la sainte Vierge et recouvert d'une écharpe en damas violet; le cinquième, enfin, portait un magnifique parasol (1). Le Père de Xavier venait ensuite; on lui avait imposé une soutane neuve en camelot, un très-beau surplis et une étole de velours vert enrichie de brocard d'or. Sa profonde humilité, sa douce modestie lui avaient laissé toute sa distinction native et n'avaient rien retiré de la noblesse de son ensemble, ce qui faisait dire aux officiers qui s'étaient plu à lui composer une cour d'honneur pour la circonstance, que la dignité de leur saint Père, au milieu de la pompe dont il était entouré, avec une majesté si sainte, qu'on sentait le besoin de s'agenouiller devant lui pour attendre ses ordres (2). Il était suivi de tous ses amis,dont les esclaves fermaient la marche. La musique militaire, en tête et en queue, alternait les symphonies.

Sur la place du palais, six cents gardes, le cimeterre au poing, attendaient immobiles le grand bonze de Chémachicogin,et firent retentir l'air de leurs acclamation s dès qu'ils l'aperçurent; ils avancèrent vers lui en bon ordre, sous le commandement de leur chef Fingeindono, puis, ouvrant leurs rangs, ils formèrent la haie des deux côtés sur son passage. A la porte, le capitaine de Gama et les cinq officiers qui précédaient notre saint, se retournèrent vers lui et lui firent une profonde inclination ; l'un lui offrit sa canne de bengala, l'autre les mules de velours; le troisième étendit

 

1 Conservé à la maison de Gesu à Rome.

2 M. Crétineau-Joly dit que la démarche du Père de Xavier « décelait le gentilhomme. » (Histoire de la Compagnie de Jésus.)

 

le parasol sur sa tête ; celui qui portait le tableau se plaça à sa droite, celui qui portait le livre se mit à sa gauche. Tous ces mouvements s'exécutèrent avec le plus grand ordre et un parfait ensemble. On traversa une longue galerie aboutissant à une immense salle où étaient réunis les premiers seigneurs de la cour, en costume d'apparat. Là, un enfant qu'un vieillard conduisit par la main au-devant du Père de Xavier, s'inclina profondément et lui dit

            — Grand bonze! que ton entrée dans la demeure de Civandono, mon seigneur, lui soit agréable comme l'eau du ciel au laboureur, dans un temps de sécheresse ! Entre sans crainte. Les méchants te voient avec chagrin; ta présence obscurcit leurs visages, ils sont aussi sombres que la nuit, mais les hommes de bien t'ont donné l'amour de leurs cœurs, et ta présence leur apporte la joie et éclaire leurs visages comme le soleil du matin. Nos bonzes, bien loin de vivre pauvres comme tu le fais pour plaire à ton Dieu, aiment les richesses et disent que les pauvres et les femmes ne peuvent être sauvés.

Xavier répondit à l'enfant, qu'il avait paru écouter avec un doux et tendre intérêt:

            — Plaise à la bonté infinie de Dieu d'éclairer ces pauvres aveugles des rayons de sa céleste doctrine ! Ils reconnaîtraient alors leur erreur sur ce point et sur tous les autres.

De cette salle, notre saint, tenant la main de l'enfant qui venait de le complimenter, fut conduit dans une seconde où se tenaient plusieurs seigneurs magnifiquement parés. En le voyant entrer, ils se prosternèrent devant lui, à la manière japonaise, frappant la terre de leur front trois fois de suite; témoignage de soumission qu'ils appellent gromenare, et qu'ils ne donnent qu'aux souverains. L'un d'entre eux s'avançant, dit à Xavier:

            — Père bonze saint! que votre arrivée soit agréable à notre roi Civandono, comme le premier sourire de l'enfant est agréable à sa mère ! Tout, jusqu'à ces murailles, tressaille d'allégresse en votre présence ! Tout nous porte à nous réjouir et à célébrer votre arrivée en ces lieux; nous vous le jurons parles cheveux de notre tête, le roi Civandono, notre maître, est heureux de votre venue dans son palais, où vous ferez connaître le Dieu dont vous avez dit de si grandes et de si étonnantes choses dans Amanguchi!

Après ce discours, une porte s'ouvrit sur une terrasse bordée d'orangers, et le Père bonze saint fut conduit par cette terrasse dans une salle plus vaste encore que les précédentes, où l'attendait le prince Facharandono, frère du roi, entouré de sa brillante suite :

— Illustre bonze chrétien ! lui dit-il, ce jour est un jour de fête ! C'est le plus solennel de l'année pour la cour de Bungol Le roi Civandono, mon seigneur, se trouve plus riche par votre présence dans son palais, que s'il possédait les trente-deux trésors de la Chine ! Je vous souhaite, grand bonze chrétien, une gloire toujours plus grande et plus éclatante ! Que le Dieu que vous adorez vous accorde tout ce que vous désirez ! Que les voeux que vous avez formés en venant des extrémités de la terre jusqu'ici soient accomplis !

Le prince s'inclina ensuite devant le grand bonze, dont l'enfant mit la main dans celle de Facharandono ; on traversa l'antichambre du roi, entre deux haies d e courtisans; puis, enfin, on entra dans la salle d'audience. Le roi était debout; il fit quelques pas au-devant de l'illustre bonze chrétien, il s'inclina trois fois jusqu'à terre, au grand étonnement des courtisans, car il était inouï qu'un roi japonais se fût jamais abaissé à ce point, et Ravier, d'après l'usage du pays, s'étant prosterné devant lui, allait toucher son pied, lorsque le roi le releva, se jugeant indigne de recevoir ce témoignage de soumission de la part d'un bonze aussi puissant, prit sa main et le fit asseoir près de lui sur son trône, tandis que le prince son frère prenait place sur un degré inférieur. Les Portugais et les courtisans se tenaient debout en face du trône.

Après toutes ces formalités, le roi, pour la première fois de sa vie, secoua l'étiquette royale dont les souverains du Japon ne s'écartent jamais, et causa librement avec l'apôtre qui se hâta de lui parler de la doctrine évangélique, de manière à être entendu de tous. Xavier parlait le japonais avec autant de pureté que d'élégance: il ravit ses auditeurs, le roi lui témoigna hautement le plaisir qu'il éprouvait à l'écouter; mais le bonze Faxiondono, présent à cette audience, essaya de réfuter la doctrine du christianisme, et le roi l'encourageant, persuadé qu'il serait bientôt confondu par le grand bonze chrétien, il poussa si loin l'absurdité de ses raisonnements, qu'il excita l'hilarité du roi, et par conséquent celle de la cour. Alors Faxiondono entra dans une si violente colère, qu'il fut renvoyé honteusement par son souverain. Le bonze se retira en appelant sur le roi de Bungo toutes les malédictions de Chaca et d'Amida. L'heure du repas royal était venue, François de Xavier ne put se soustraire aux instances d'un souverain dont il tenait si fort à gagner le coeur dans l'intérêt de la gloire de Dieu; il fut dont forcé .de s'asseoir à sa table, comme il avait été forcé de s'asseoir sur son trôné; car le roi lui dit, pour vaincre ses refus

            — Je sais très-bien, mon Père, mon ami, que vous n'avez pas besoin de ma table; mais si vous étiez Japonais, vous sauriez qu'un souverain, dans cet empire, n'admet à sa table que les amis qu'il chérit le plus; c'est le plus grand témoignage d'affection que nous puissions leur donner d'après nos usages. Permettez-moi donc de vous prier en grâce de manger avec moi publiquement, j'en serai plus honoré que VOUS.

Xavier s'inclina, baisa, selon l'usage, le cimeterre royal, et répondit

            — Je prie sincèrement le souverain Seigneur du ciel et de la terre de reconnaître pour moi toutes les faveurs dont vous me comblez. Qu'il vous donne la foi en son nom, et la grâce de le servir fidèlement pendant votre vie, afin que vous jouissiez de lui après votre mort !

            — Que votre Dieu exauce vos prières, lui dit le roi en l'embrassant, mais à la condition que je serai près de vous dans le ciel, que nous ne nous séparerons jamais, et que nous nous entretiendrons toujours de la doctrine céleste que vous venez nous apporter de si loin.

Pendant le repas, l'humilité de l'envoyé de Dieu eut à souffrir d'autant plus, que tout le cérémonial usité au Japon pour les invitations solennelles, fut exécuté rigoureusement de point en point, et que notre saint fut forcé de voir ses amis portugais assister à genoux, à ce repas d'honneur, ainsi que les courtisans, les seigneurs de la ville et plusieurs bonzes peu flattés d'être témoins des faveurs accordées si généreusement au chef des bonzes chrétiens.

Tous ces honneurs lui attirèrent le respect de la population; on se porta en foule à ses prédications qu'il commença le jour même, en sortant du palais; quelques jours après, il ne pouvait plus suffire à l'empressement général. Comme à Firando et à Amanguchi, il ne cessait de prêcher, de confesser, de baptiser; ses succès furent immenses. Les Portugais ne le voyaient plus, bien qu'il logeât chez eux; s'ils avaient besoin de lui parler, ils ne le pouvaient que la nuit, et encore rarement; Xavier ne dormait plus, il priait ou travaillait sans relâche

            — Mon bien-aimé Père, lui disait une nuit Édouardo de Gama, quel chagrin pour nous, qui vous aimons si chèrement, de vous voir écrasé par des travaux qui abattraient vingt missionnaires ! De grâce, ménagez-vous ! La nature a des exigences; vous ne lui accordez rien ! elle succombera, à moins d'un miracle plus grand encore que celui qui vous a soutenu jusqu'ici...

— Si vous m'aimez véritablement, mon cher Edouardo, lui répondit l'héroïque Père, si vous m'aimez en Dieu et pour Dieu, oubliez-moi donc pour Dieu. Pour tout ce qui est des exigences de la nature, comptez-moi parmi les morts. Ma nourriture, mon repos, ma vie enfin, c'est d'arracher à la tyrannie du démon les âmes pour lesquelles Dieu m'a appelé des extrémités de la terre.

Le capitaine ne trouva rien à répondre. Il prit la mails du saint Père, qu'il porta respectueusement à ses lèvres, et se retira pénétré d'admiration.

La haine des bonzes ne pouvait rester endormie à la vue des progrès extraordinaires du christianisme dans la ville royale. Ne pouvant décrier hautement le bonze chrétien, aimé et honoré à la cour plus que ne le fut jamais aucun bonze des idoles, ils entreprirent de discuter avec lui sur les places publiques, où il prêchait, espérant que la discussion leur servirait de prétexte aux yeux du peuple et d'excuse auprès du roi, s'ils en pro- , litaient pour insulter le prédicateur qui, en les dévoilant, les ruinait et appelait sur eux le mépris public. Mais le triomphe ne fut j aurais de leur côté. Xavier ne cessa de les confondre avec toute la puissance de l'éloquence qui défend la vérité contre l'erreur.

Un des plus célèbres vient un jour l'attaquer sur la plus grande place de Fucheo,au milieu d'une foule immense que l'annonce de cette controverse avait attirée non-seulement de la ville, mais encore des environs. Saccaï-Feran,le docte bonze si renommé pour sa science dans tout le royaume de Bungo, se présente résolument et propose une difficulté à François de Xavier qui, animé de l'esprit de Dieu,lui répond de la manière la plus victorieuse et la plus brillante. Etourdi de ce magnifique langage, touché intérieurement de la grâce que Dieu attachait à la parole de son apôtre, Saccaï-Feran tombe sur ses genoux, et sans s'inquiéter des colères qu'il va soulever contre laide la part des bonzes réunis pour assister à la défaite de Xavier, il s'écrie avec larmes :

« Jésus-Christ, unique et véritable Fils de Dieu ! Je me rends à vous ! Je confesse que vous êtes le Dieu éternel et tout-puissant; et je prie tous ceux qui m'entendent de me pardonner de leur avoir. enseigné une doctrine que je reconnais et déclare être fausse de tout point. »

L'effet de cette scène fut prodigieux, plus de cinq cents personnes demandèrent le baptême. Xavier ne jugea pas devoir leur accorder cette faveur avant de les avoir prémunies contre les raisonnements et les subtilités employées par les bonzes pour éteindre la foi dans les âmes des néophytes. Ce fat le même motif qui lui fit différer le baptême du roi. II exigea de lui une réforme complète dans ses moeurs, et des mesures publiques pour la réforme de celles de ses sujets; il voulut de sa part une soumission si parfaite, qu'elle pût lui garantir une solide durée.

Il y avait déjà plus d'un mois que François de Xavier était à Fucheo; le moment du départ approchait; tous les Portugais, qui avaient escorté leur saint Père à la première audience royale, l'accompagnèrent. à la dernière. Le roi témoigna une vive émotion

— Je vous envie, dit-il aux amis de notre saint, je vous envie le bonheur d'avoir le Père de Xavier avec vous! En me séparant de lui, j'éprouve le regret d'un fils qui se sépare de son père. J'avoue que la pensée de ne le revoir jamais est une bien amère douleur pour mon coeur !

Le saint apôtre, touché des larmes du roi, lui baisait la main, en lui promettant de revenir le voir aussitôt que ses travaux le lui permettraient, lorsqu'on vint dire à ce prince que le grand bonze Fucarandono venait d'arriver et demandait à être reçu le plus tôt possible, pour une affaire intéressant à la gloire du roi et de l'Etat

            — Je sais ce que c'est, dit-il à Xavier. Les bonzes, exaspérés de leur défaite, ont appelé celui-ci, qui est le plus savant du royaume, dans l'espoir de vous confondre et de ramener au culte des idoles les chrétiens qui l'ont abandonné. Mais je rie veux pas le recevoir avant votre embarquement; il est trop redoutable, et je vous aime trop pour vous exposer à cette lutte...

— Je ne redoute pas Fucarandono plus que les autres, répondit Xavier; je vous conjure, prince, de le recevoir, et d'écouter encore cette discussion! Que puis-je craindre? J'ai la vérité, ils n'ont que le mensonge; je suis toujours sûr de vaincre ayant Dieu de mon côté !

Cette conférence eut le résultat accoutumé; Fucarandono, vaincu en présence du souverain, en présence des courtisans, en présence des bonzes qui l'avaient appelé comme le flambeau du Japon, Fucarandono, écumant de rage, se livra à tout l'emportement de l'orgueil irrité, et lança sur le roi et sa cour tant et de si horribles malédictions, qu'il fut ignominieusement chassé par ordre du souverain. Alors la colère de tous les bonzes franchit toute limite ; ils cherchèrent à soulever le' peuple contre un souverain qui insultait les dieux et attirait leur vengeance sur le pays; ils fermèrent les temples, annoncèrent des calamités, excitèrent les idolâtres contre le bonze chrétien et les Portugais de la même religion; ils effrayèrent enfin les néophytes qui redoutaient une persécution déclarée, et se désolaient du départ si prochain de leur apôtre bien-aimé

            — Nous serons heureux de mourir, bon Père, lui disaient-ils, si vous êtes près de nous; mais si vous nous abandonnez, que deviendrons-nous?

Les Portugais ayant tout à craindre de la fureur des bonzes en restant à Fucheo, soit pour leurs personnes, soit pour leur navire en rade de Figen, convinrent de retourner à bord pour veiller à leur chargement et donner des ordres encas d'attaque; mais ils voulaient emmener leur saint Père. Xavier se refusa à toutes leurs instances : son coeur d'apôtre ne pouvait abandonner ses néophytes dans un tel moment d'épreuve pour leur foi. Ses amis attendirent encore, bien que le départ fût pressé, leurs affaires souffraient de ce retard; ils firent une dernière tentative. Don Edouardo de Gama fut prié d'aller parler au saint Père qui ne paraissait plus à leur demeure, et de n'épargner aucune instance pour le déterminer au départ.

Le capitaine, après avoir longtemps cherché le Père de Xavier, le découvrit dans une pauvre cabane, au milieu de huit néophytes qui s'étant déclarés contre les bonzes, plus énergiquement que d'autres, avaient d'autant plus à redouter leur vengeance. Edouardo de Gama ne put fléchir sont saint ami

— Mon bien cher Edouardo, lui dit-il, je serais trop heureux s'il m'arrivait ce que vous appelez un malheur, et que j'appelle le plus grand bonheur ! Je ne mérite pas que Dieu m'accorde une telle faveur, et je m'en rendrais bien plus indigne encore si je m'embarquais avec vous. Ce serait de ma part une fuite. Quel scandale pour mes pauvres néophytes ! N'y trouveraient-ils pas un prétexte de violer leur foi? Si, pour le prix que vous avez reçu de vos passagers, vous vous croyez tenu de les garantir des dangers qui les menacent, si vous les faites retirer pour cela dans votre vaisseau dont l'artillerie pourra les défendre, ne suis-je pas tenu bien autrement encore à garder mon troupeau, à mourir ici avec lui, pour le Dieu infiniment bon qui m'a racheté au prix de sa vie sur la croix? Ne suis-je pas tenu de signer de mon sang et de publier par ma mort que tous les hommes doivent sacrifier leur sang et leur vie à ce Dieu de miséricorde et d'amour?

            — Mon Père, mon cher Père, lui répondit don Edouardo, je ne vous quitterai pas ! Je reste à Fucheo avec vous; je cours le déclarer à nos amis et donner mes ordres à l'équipage.

Le capitaine essuya ses yeux pleins de larmes, embrassa son saint Père et courut à la demeure des Portugais, où il était impatiemment attendu:

— Eh bien? eh bien? capitaine, s'écrièrent-ils avec empressement.

            — Eh bien ! le saint Père est ferme comme un rocher; il reste avec ses néophytes, et je vous déclare que je ne le quitterai pas. Si vous persistez à vouloir partir, je vous abandonne mon navire. Il est en bon état, vous avez de bons matelots, de bons soldats, des munitions de bouche et de guerre, disposez de tout, allez où vous voudrez, je suis résolu à partager le sort de notre saint Père Francisco !

Tous, d'une seule voix, protestent que les mêmes sentiments les animent, qu'ils abandonnent leurs richesses du bord à la garde de Dieu et de l'équipage, et qu'ils ne sortiront pas de la ville royale avant leur bien-aimé Père.

Les bonzes outrés de dépit, en apprenant le retard apporté au départ de Xavier, se réunissent au nombre de trois mille accourus de tous les points du royaume, et sollicitent de Civandono la permission d'attaquer de nouveau la doctrine du bonze chrétien. Cette permission leur est accordée à la condition toutefois qu'ils seront plus modérés, et que les conférences auront lieu en présence du roi et des grands de sac cour, qui décideront de quel côté sera la vérité.

Trop avancés pour reculer, les bonzes acceptent; ils sont vaincus par le grand Xavier, et le roi déclare que la doctrine chrétienne étant infiniment plus conforme à la raison que celle des bonzes du Japon, il désire qu'elle soit propagée dans ses états; il ajoute qu'il va envoyer un ambassadeur au vice-roi des Indes, de mander, en son nom, des Pères de la Compagnie de Jésus pour évangéliser son royaume.

Les bonzes s'emportent en invectives contre François de Xavier; ils lancent toutes les malédictions de l'enfer sur Civàndono et sur les seigneurs de la cour et se retirent exaspérés. Mais le peuple, en apprenant la décision royale se soulève contre les imposteurs qui ont abusé jusqu'alors de sa crédulité, et les force de fuir et de se réfugier dans leurs temples. Le roi fait; afficher un édit portant qu'il ne recevra plus les bonzes dans son palais, et qu'il réserve les peines les plus sévères à, ceux qui oseraient inquiéter les chrétiens : cette mesure épouvante les prêtres des idoles et les force à battre en retraite.

Le calme rétabli, le saint apôtre alla prendre congé du roi et lui promit d'appuyer son ambassadeur et de désigner lui-même les Pères de sa Société qui seraient envoyés dans le royaume de Bungo; puis il se rendit, avec l'ambassadeur, Mathieu et Bernard, au portde FigenEdouardo de Gama préparait activement le départ.

François de Xavier étant au milieu de ses amis, dans le navire, leur demanda de prier ardemment non-seulement pour le voyage qu'ils allaient entreprendre, mais encore et surtout pour Malacca

            — Qu'est-il donc arrivée, mon Père? lui demanda le capitaine.

            — La pauvre ville de Malacca ! reprit le saint Père en levant vers le ciel ses yeux mouillés, de larmes, elle est assiégée par terre et par mer! Les Javans et les Malais ont marché contre elle au nombre de douze mille... et don Pedro de Silva, secondé par don Fernandez de Carvalho, n'a pu soutenir ses attaques! Les Javans se sont rendus maîtres de la place, ils l'ont saccagé ! Sur trois cents Portugais qu'elle renfermait, ils en ont massacré plus de cent; les autres se sont retirés dans la forteresse. Malheureuse Malacca ! cette ville n'est plus qu'un lieu d'horreur... Le meurtre !.... le carnage !.... plusieurs milliers de prisonniers! ... Et ce sont les péchés de cette coupable ville qui lui ont attiré ces châtiments !... Oh ! priez, mes amis ! priez beaucoup pour elle!....

            — Mon Père, c'est affreux ! Comment avez-vous appris tout cela ? II n'est arrivé aucun vaisseau- Dieu me l'a fait connaître, répondit doucement Xavier en baissant les yeux.

Cette nouvelle avait jeté la consternation dans tous les cours; car chacun de ceux qui composaient l'équipage du San-Miguel comptait des intérêts oit des affections à Malacca. On leva l'ancre dans ces tristes préoccupations, le 20 novembre 1551, par le plus beau temps et un vent des plus favorables, mais dans une mer semée d'écueils et dangereuse en toute saison, même pour les marins les plus expérimentés.

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