IV - MALACCA
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PRIÈRES

QUATRIÈME PARTIE MALACCA. — LES MOLUQUES. — RETOUR A MALACCA. (Septembre 1545. - Janvier 1548.)

II

III

IV

IV

 

Notre infatigable saint débarquait à Malacca, le 25 septembre après la plus heureuse traversée, et avec la consolation d'avoir opéré plusieurs conversions en mer, parmi les matelots et les passagers... Il se présenta sans retard chez le gouverneur de la ville, afin d'en obtenir les moyens de s'embarquer pour Macassar ; mais le gouverneur lui ayant appris qu'un saint prêtre était déjà en mission dans cette île, et que nul capitaine ne ferait voile pour cette destination avant plusieurs mois, Xavier reconnut que la volonté de Dieu était qu'il travaillât à Malacca, et le jour même il commença ses prédications.

Il établit son campement à l'hôpital, parmi les pauvres et les malades qui étaient toujours pour lui les membres souffrants de Jésus-Christ; cette pensée les lui faisait aimer d'un si tendre amour, qu'il aurait voulu ne les quitter jamais.

Dès le soir même, il parcourut les principales rues de la ville, agitant de temps à autre une petite clochette, et disant à haute voix : « Priez pour les pauvres âmes qui sont en péché mortel ! »

La voix de l'apôtre était douce, mélodieuse, pénétrante comme une voix du ciel, et les pécheurs qui l'entendaient ainsi aux heures de plaisir et de folles dissipations, la sentaient vibrer comme un remords au fond de leur âme, malgré l'agitation extérieure à laquelle ils s'abandonnaient.

La réputation du Père de Xavier l'avait précédé depuis longtemps à Malacca; depuis longtemps aussi on désirait et on espérait voir un jour celui qu'on appelait le saint Père, et que toutes les Indes portugaises regardaient comme leur bien, leur propriété. Aussi, dès le lendemain de son arrivée, vit-on le peuple se porter en masse à l'hôpital; tout le monde voulait voir le saint Père des Portugais et des Indiens, dont les innombrables prodiges avaient un si grand retentissement dans toutes les contrées tributaires du Portugal; toutes les mères voulaient lui présenter leurs enfants. L'aimable saint ne se refusa point à cet empressement. Malacca était une ville perdue de vices; il voulait en réformer les moeurs, et pour cela, il fallait d'abord gagner les coeurs.

En apprenant que la place de l'hôpital était couverte de peuple qui demandait à grands cris à voir le saint Père, François de Xavier se présente à cette multitude et lui dit quelques douces paroles qui font couler des larmes. Puis, il s'approche des enfants qui tous lui tendent les bras; il les bénit et les nomme chacun par son nom de baptême, comme s'il les eût tous connus. Les mères pleurent de saisissement et de bonheur; les enfants semblent comprendre et apprécier la faveur accordée à leur innocence; ils s'agitent dans les bras de leurs mères en souriant à l'apôtre qui les bénit, tandis que de plus âgés cherchent à se rapprocher de lui pour baiser le bas de sa pauvre soutane, et que quelques-uns plus heureux parviennent à baiser ses mains. Il allait rentrer dans l'hôpital, lorsqu'un immense cri retentit sur cette vaste place

« Saint Père ! saint Père ! ne vous retirez pas sans nous avoir bénis tous ! »

Et cette foule s'était mise a genoux en levant les mains vers le saint Père pour le supplier de bénir les parents comme il avait béni les enfants. Xavier leur donna sa bénédiction et les engagea à venir entendre ses prédications et ses instructions.

Dès le lendemain, le concours fut prodigieux; la cathédrale ne put contenir la multitude qui se pressait pour entendre l'apôtre vénéré; mais ceux dont il désirait le plus la présence, parce qu'ils étaient les plus coupables, ceux-là n'y étaient pas !...

Cependant la persévérance avec laquelle il parcourait chaque soir les rues de la ville, agitant sa clochette et répétant : « Priez Dieu pour les pauvres âmes qui sont en péché mortel ! » Cette persévérance fut couronnée des plus heureux succès. Chaque soir plusieurs pécheurs rentraient en eux-mêmes en entendant cette voix qui semblait venir du ciel pour les retirer de l'abîme où ils étaient tombés; ils écoutaient le cri de leur conscience ; ils voyaient son malheureux et, le trouble s'emparant de leurs âmes, ils allaient aux pieds de celui dont le zèle et la charité venaient les appeler ainsi. Quelques-uns résistèrent à cette voix du remords, et Xavier, modérant son zèle afin, de les gagner plus sûrement, chercha à les attirer à lui par le charme de son esprit et la grâce de ses manières. Joam d'Eyro assurait que jamais le saint Père n'avait été aussi aimable qu'à Malacca; jamais il n'avait trouvé tant d'attrait à son angélique douceur. Il subjugua ainsi tous les esprits. Un de ceux qui lui avaient le plus longtemps résisté, disait :

« Le Père de Xavier est le maître de la ville; il en possède tous les coeurs. »

Ces coeurs que notre saint possédait si entièrement, il les donna tous à Dieu; la réforme fut complète dans cette ville si coupable quelques mois auparavant; la fréquentation des sacrements fut rétablie, et on se portait au tribunal de la pénitence avec un tel empressement, que le saint apôtre ne pouvait suffire à cet excès de travail, bien qu'il parût se multiplier, car on ne voulait se confesser qu'à lui.

Du reste, nulle part l'illustre Xavier ne fit autant de miracles qu'à Malacca; il semblait que la puissance divine fût devenue la sienne, tant Dieu se plaisait à tout accorder à sa prière.

Un jour, François de Xavier prend la mails d'un pauvre malade, en lui donnant des consolations comme son coeur savait en trouver pour toutes les douleurs..., et voilà que ce malade est guéri au même instant ! C'en fut assez; le bruit se répandit aussitôt, qu'il suffisait de toucher les mains bénies du saint Père, pour être guéri des maladies les plus rebelles. Alors tout ce qui souffrait voulut approcher du Père de Xavier et toucher au moins le bout de sa soutane : tous les malades qui avaient ce bonheur s'en retournaient guéris, Bientôt il fut assailli dans toutes les rues par lesquelles il passait; on portait les malades au-devant de lui, on le suppliait de s'arrêter, de les toucher; de les bénir, et le coeur de l'apôtre, ne pouvant résister à ces cris de douleur et d'espérance, touchait les malades en invoquant le doux nom de Jésus, et les malades étaient guéris. On les conjurait d'entrer dans les maisons dont les infirmes ne pouvaient sortir; il y entrait, il ordonnait aux infirmes de marcher au nom de Jésus, et les infirmes marchaient à ce nom.

Antonio Fernandez, enfant de quinze ans, était malade dangereusement, et sa mère, désolée, de l'insuccès de la science, va consulter la magicienne la plus célèbre. La mère d'Antonio était chrétienne pourtant; mais elle avait été païenne, et elle succombait à la tentation qui la pressait de recourir à son ancien oracle. La magicienne Naï apporte au jeune malade un cordon avec lequel elle lie son bras, et elle se retire. Peu après, l'enfant avait perdu la parole et se tordait dans d'effrayantes convulsions; les médecins rappelés déclarent qu'il va être enlevé par cette violente crise. Une amie de Joana Fernandez lui dit alors

            — Si vous appeliez le saint Père, il guérirait votre Antonio, j'en suis certaine.

            — Qu'on le supplie donc de venir ! crie la malheureuse mère en sanglotant.

Et le saint Père accourut; mais le malade fit entendre des cris de rage à son approche et ses convulsions redoublèrent; Xavier, frappé de la pensée que Dieu avait permis au démon de s'emparer de l'enfant pour lequel on avait employé des moyens coupables, se mit à genoux, fit à haute voix la lecture de la Passion de Notre-Seigneur, jeta de l'eau bénite sur le malade, et les convulsions et les cris cessèrent :

            — Donnez à manger à votre enfant, dit-il à la mère; demain je dirai la messe pour lui, et dès qu'il sera en état de marcher, vous le mènerez à la messe pendant neuf jours de suite, à l'église de Notre-Dame du Mont.

Après cette recommandation, le saint disparaît, et le lendemain, pendant qu'il offre le saint sacrifice, Antonio, se lève plein de santé.

Cette guérison fit grand bruit à Malacca par les circonstances qui l'avaient entourée, et on s'en occupait encore, lorsqu'on apprit qu'une mère, au désespoir de voir mourir sa fille, courait de tous côtés pour trouver le saint Père qu'on disait absent. Il l'était en effet, et l'enfant mourut laissant sa mère folle de douleur et demandant chaque jour si le saint Père était de retour. Enfin, elle apprend son arrivée; elle court à l'hôpital, elle se met à genoux aux pieds de Xavier et lui dit, comme autrefois la soeur de Lazare à Notre-Seigneur

— Mon Père! si vous eussiez été ici, ma fille, mon unique enfant, ne serait pas morte ! Je vous en conjure, mon saint Père, rendez-la-moi ! Si vous voulez seulement invoquer le saint nom de Jésus, elle ressuscitera ! Je vous en supplie, mon Père, faites-le ! L'âme de notre saint est ravie de la vivacité de cette foi; son coeur est ému de cette grande douleur; il lève les yeux au ciel, invoque le saint nom de Jésus, et dit à cette mère éplorée

            — Allez, heureuse mère, votre fille est vivante.

— Mon Père, il y a déjà trois jours qu'elle est enterrée !

            — N'importe; allez, faites ouvrir le tombeau et vous la trouverez vivante.

La mère court à l'église, fait enlever la pierre qui couvre le corps de sa chère enfant et trouve celle-ci pleine de vie et de santé. Les témoins de ce fait étaient nombreux; tous l'attestèrent avec serment.

De si grands miracles convertirent une foule de juifs et de mahométans; nul ne résistait à la conviction résultant de ces prodiges sans cesse renouvelés.

 

Xavier reçut à Malacca, par un navire venant de Goa, des lettres de Rome et de Portugal. Elles annonçaient un renfort d'ouvriers évangéliques : les Pères Antonio Criminale, et Nicolas Lancilotti, italiens, et Joam de Beira,portugais, étaient arrivés à Goa avec le nouveau vice-roi, don Joam de Castro. Notre saint, après avoir remercié Dieu de la consolation que lui apportaient les nouvelles de ses frères de Rome et l'arrivée de trois membrés de sa chère Compagnie, écrivit au collège de Goa pour donner une prompte destination aux nouveaux missionnaires. Il envoya les Pères Criminale et de Beira sur la côte de la Pêcherie avec le Père Mancias; le Père Lancilotti devait rester au collège pour y professer.

Cependant, François de Xavier évangélisait Malacca depuis trois mois avec un succès îles plus consolants, et il se disposait à porter la foi aux Moluques, lorsqu'un jour, pendant son oraison, Dieu lui fit connaître que la ville qu'il venait de réformer par tant de labeurs, au milieu de laquelle il avait opéré tant de miracles, ne tarderait pas à se replonger dans de nouveaux désordres, et qu'en punition de ses crimes elle serait désolée par des guerres de plusieurs années et décimée par une peste inénarrable.

Pénétré de douleur, le saint Père fit entendre les menaces divines à la population qui se pressait autour de lui au moment de son départ. Il l'exhorta avec larmes à vivre chrétiennement toujours, n d'éviter les châtiments que la justice de Dieu réservait à sa rechute... Mais l'année d'après, en l'absence de Xavier, chacun se laissa reprendre à l'amour du plaisir, les pratiques saintes furent insensiblement abandonnées, on glissa sur cette pente rapide, et on se trouva enfin précipité dans un gouffre de vices sur lequel s'abattirent tous les fléaux que le grand apôtre avait prédits.

II

 

François de Xavier s'était embarqué le 1er janvier 1546, avec Joam d'Eyro, sur un vaisseau portugais faisant voile pour Banda, mais qui devait le laisser à Amboine. Tous les passagers étaient Indiens,les matelots l'étaient aussi, et les uns et les autres, mahométans ou païens, appartenaient à diverses nations dont les langues différaient au point que chacun ne pouvait s'entendre qu'avec ceux de sa propre tribu.

En peu de jours, le Père de Xavier se vit tant aimé, tant recherché de tous, qu'il jugea le moment venu de donner à Dieu toutes ces âmes dont l'enfer avait été le seul maître jusque-là; et sans s'inquiéter de la diversité des langues, il commence à parler des vérités chrétiennes à ceux qui se pressent autour de lui. Alors on voit un prodige inouï depuis la naissance de l'Eglise … Xavier est compris de tous en même temps, comme s'il parlait la langue maternelle de chacun;tous sont saisis d'un même étonnement; tous éprouvent la même admiration, le même respect pour cet apôtre qui leur avait tout d'abord inspiré de si doux sentiments. Nul d'entre eux n'a la pensée de reculer devant une religion qui opère de telles merveilles; tous sollicitent la grâce du baptême, tous sont avides de la sainte parole de Xavier, tous deviennent chrétiens par le ministère mille fois béni de l'apôtre chéri de tous.

Après six semaines de navigation, le capitaine ne découvrant pas les côtes d'Amboine, craignait de s'être trompé de direction; le pilote, partageant cette crainte, lui dit un jour

            — Capitaine, je crois que nous avons fait fausse route; nous devrions être en vue d'Amboine aujourd'hui, d'après nos calculs d'hier...

            — Soyez tranquilles, dit le Père de Xavier, nous sommes dans le golfe, et vous découvrirez Amboine demain avant le lever du soleil.

Et le lendemain, dès l'aurore, on découvrait les côtes d'Amboine. Le capitaine ne devant mouiller qu'aux îles de Banda, Xavier et Joam d'Eyro descendirent dans un canot avec quelques passagers, lé bâtiment continua sa route.

Au moment où le canot allait aborder, il fut aperçu et poursuivi par des pirates côtiers; le navire déjà loin ne pouvait le secourir, il allait être pris, les fustes ! approchaient, il fallut regagner la haute mer à force de rames, malgré le danger que courait une aussi frêle embarcation dont la chargé devait accélérer la perte... Mais ce frêle esquif portait le grand apôtre; il ne pouvait périr

            — Allez, maintenant vous pouvez gagner le port, dit Xavier aux rameurs; les corsaires nous ont perdus de vue et se sont retirés. Le danger est passé, nous aborderons heureusement.

Ils abordèrent, en effet peu après, poussés par le meilleur vent, le 16 février 1546.

 

1 Petits navires indiens.

 

En arrivant, la première pensée, la première occupation de notre saint fut de baptiser tout les enfants, car ces populations étaient chrétiennes depuis la conquête, mais de nom seulement :

 

«..... Je parcourus toutes les bourgades, écrivait-il, et baptisai les enfants qui semblaient n'attendre que cette grâce pour aller jouir d'un bonheur éternel, car ils mouraient presque tous après l'avoir reçue. Pendant ce temps arrivèrent huit navires espagnols, commandés par don Fernando de Souza, venant du Mexique; ils relâchèrent ici et y firent un séjour de trois mois. Il est difficile de se faire une idée du travail qu'ils me donnèrent. Je puis à peine le croire moi-même. Je prêchais, j'apaisais des querelles de soldats, je confessais, je consolais et soignais les malades, j'assistais les mourants, je les fortifiais contre les assauts du démon qui ne manque pas d'assiéger les âmes à ce redoutable moment; pénible tâche à remplir près de ceux qui ont vécu dans un oubli total de Dieu et de ses commandements !... »

 

Les équipages espagnols étaient attaqués d'une maladie contagieuse dont l'humble Xavier parle peu, parce que lui seul fut capable de tout le dévouement que réclamait leur douloureuse position. Il allait de l'un à l'autre sur les vaisseaux, où à terre, dans des cabanes de feuillages. On avait disséminé une grande partie de ces pauvres malades sur la côte, pour diminuer l'encombrement des navires, mais on n'avait pu les porter plus avant, les insulaires refusant de les recevoir et d'aller à eux. François de Xavier fit des prodiges de charité pour tous, il semblait se multiplier jour et nuit pour donner ses soins aux âmes et aux corps. Il poussa le dévouement jusqu'à enterrer lui-même les morts. On ne peut comprendre comment il pouvait suffire à tant de travaux. Encore trouvait-il le temps de courir chez les habitants de l'île pour demander des médicaments et des secours qu'on lui refusait quelquefois. Don Joam d'Arauzo, avec qui il avait fait la traversée de Malacca à Amboine, lui était d'une grande ressource pour les pauvres Espagnols; cependant la maladie se prolongeant, la charité de Joam d'Arauzo se lassa de pourvoir à des besoins sans cesse renaissants. Un jour, le compatissant apôtre lui fait demander du vin pour fortifier un pauvre soldat dont les fréquentes faiblesses exigeaient ce cordial; Joam d'Arauzo répondit, en faisant cette aumône, que c'était la dernière fois qu'il donnait de son vin :

            — Quand je n'en aurai plus pour moi, ajouta-t-il, où le Père Francisco veut-il que j'en prenne?

Ce propos, répété au Père de Xavier, l'indigna au point, qu'il ne put contenir le sentiment qu'il éprouvait.

            — Comment ! s'écria-t-il, Arauzo veut garder son vin pour lui, et le refuser aux membres de Jésus-Christ ! Avant peu il mourra, et tout son bien sera distribué aux pauvres !

Le mois de mai approchait, ramenant l'hiver dans ces contrées, et, bien que la maladie n'eût pas cessé complètement, la flotte espagnole dut se remettre en mer et faire voile pour Goa. François de Xavier écrivit plusieurs lettres à ses amis de Malacca, où elle devait relâcher, et aux Pères de Goa, où elle devait hiverner, leur demandant tout leur intérêt, toute leur charité pour les pauvres malades dont il se séparait à regret, et à qui il procura les secours nécessaires au moment du départ.

Xavier recueillit des fruits abondants dans l'île d'Amboine. Plusieurs familles des côtes voulant se mettre à l'abri du pillage continuel des pirates, s'étaient retirées au fond des forêts ou des cavernes; il les rechercha, les visita, les intruisit avec une sollicitude digne de son zèle et de sa charité. Il convertit tous les païens et tous les musulmans; il fit élever une église dans chaque village et désigna celui qui devait présider aux réunions qui s'y tiendraient en attendant qu'il arrivât des missionnaires; il fit des prodiges à Amboine comme partout.

La Providence suivait avec tant d'amour, de son regard divin, les travaux de l'illustre apôtre qui allait porter le nom de Jésus-Christ aux extrémités du monde, qu'elle voulut lui donner un témoignage de sa tendre sollicitude, dont il fût l'unique objet. Jusqu'ici,tous les miracles opérés: par notre saint ont eu pour but la conversion des païens, des infidèles ou. des grands pécheurs. Quelques-uns échappaient à sa tendre charité; son coeur, si sensible à la voix de la douleur, ne résistait pas à ses plaintes et à sa foi. Mais Dieu voulait faire pour Xavier seul un prodige qui parût n'avoir pour but que de lui prouver son amour.

Après avoir évangélisé l'île d'Amboine, le Père de Xavier, en attendant l'occasion de passer à d'autres contrées plus éloignées, voulut visiter les petites îles environnantes. Il prit avec lui Joam Ragoso et Fausto Rodriguez, laissant Joam d'Eyro près des chrétiens d'Amboine, et montant dans une légère embarcation, ils se dirigèrent vers Baranura. Bientôt s'élève une tempête dont les matelots eux-mêmes sont effrayés ; on se croyait perdu. François de Xavier prend son crucifix, il s'incline au bord du bâtiment pour le plonger dans cette mer en furie... et le crucifix s'échappe de sa main ! Le saint apôtre s'afflige de cette perte, il pleure ce trésor qui avait opéré tant de prodiges, ce trésor qui le consola si souvent dans les amertumes de son laborieux et pénible apostolat... Ragoso et Rodriguez partagent la vive douleur de leur saint ami, en regrettant de n'avoir aucun moyen de lui remplacer, au moins matériellement, le précieux objet que les vagues lui ont enlevé.

Le lendemain, on prenait terre à l'île de Baranura, après la traversée la plus périlleuse; la mer ayant été constamment mauvaise, et la tempête incessante. Il y avait alors plus de vingt-quatre heures que le crucifix était tombé dans la mer. Le Père de Xavier, accompagné de Rodriguez, se dirigeait vers le bourg de Talamo; en suivant le rivage, lorsque, après avoir fait cinq cents pas environ, ils voient sortir de la mer et venir à eux un crabe portant dans ses serres, qu'il tient élevées, le crucifix de François de Xavier ! Le crabe va droit au saint apôtre et s'arrête devant lui. Xavier s'agenouille, il se prosterne le front dans la poussière, il prend son cher crucifix qui lui sera mille fois plus précieux désormais, il le baise avec tout l'amour et toute la reconnaissance qui remplissent son coeur, et le crabe, retournant sur ses pas, disparaît dans les flots (1).

Fausto Rodriguez, témoin de ce miracle, ajoute dans sa relation que le Père de. Xavier, après avoir baisé plusieurs fois ce merveilleux crucifix, demeura en oraison durant une demi-heure, les mains croisés sur sa poitrine, remerciant la divine Bonté d'un si touchant prodige. Rodriguez la remerciait aussi de lui avoir donné d'être témoin de cette admirable merveille, dont il rendit témoignage sous la foi du serment, et que mentionne la bulle de la canonisation.

 

Le grand apôtre eut la douleur de n'être point écouté à Baranura, et passa de là à Rosalao où il n'eut pas plus de succès. Il n'y trouva qu'un seul coeur accessible à la vérité; il ne fit là qu'un seul chrétien; mais il lui donna au baptême le nom de François et lui prédit qu'il mourrait dans la grâce de Dieu, en invoquant le saint nom de Jésus; cette prédiction fut accomplie quarante ans plus tard. François servant dans l'armée de don Sanchez de Vasconcellos,

 

1 Nous aurons à revenir sur ce crabe et sur la tradition conservée parmi les Indiens au sujet de ce miracle.

 

gouverneur d'Amboine, fut blessé mortellement, et jusqu'à son dernier soupir on l'entendit répéter « Jésus, assistez-moi ! Jésus, ayez pitié de moi ! »

De Rosalao, Xavier gagna Mate. L'île entière était bouleversée par la guerre, l'ennemi avait coupé les vivres, le roi, assiégé de tous côtés, était au moment de se rendre. L'eau manquant absolument et le temps ne promettant pis de pluie, il fallait mettre bas les armes ou mourir de soif, hommes et chevaux.

Xavier plein de confiance demande à se présenter devant le roi, offrant de lui procurer l'eau qui doit redonner à son. armée la force et la vie prêtes à leur échapper. Le roi le reçoit avec empressement :

« Je suis venu, lui dit notre saint, pour vous annoncer le Dieu qui est le Seigneur et le Maître de la nature, et qui peut à sa volonté ouvrir les sources du ciel et faire tomber la pluie sur la terre. Permettez que j'élève ici une croix, ayez confiance dans le Dieu que je prêche, et promettez-moi de reconnaître son nom et de vous soumettre à sa loi, s'il vous accorde la pluie que je vais lui demander pour vous. »

Le roi aurait tout promis en ce moment; il donna sa parole et permit l'élévation de la croix. Xavier la fait planter sur le point culminant ale la plus haute montagne, et, au milieu de la foule que ce spectacle avait attiré, il implore à haute voix les miséricordes célestes par les mérites du Sauveur crucifié, et sollicite un peu d'eau pour le salut de ces âmes à qui Jésus-Christ a donné tout son sang.

Et voilà que le ciel se couvre et qu'une pluie abondante tombe pendant trois jours sur ce peuple altéré !

Les ennemis lèvent le siège, le calme se fait, la parole bénie de l’illustre apôtre est comprise et fructifie, et, l'île entière, arrachée à l'enfer, est soumise à la loi évangélique et donnée à l'Église de Jésus-Christ.

Le même succès couronne les mêmes prédications dans toutes les îles environnantes, et l'infatigable Xavier retourne à Amboine, où il s'embarque pour Ternate.

Il partait sur un vaisseau indien, appelé Caracore, allant de conserve avec un navire appartenant à Joam Galvam, marchand portugais, et dont le précieux chargement était toute la fortune. Entrés dans le golfe de quatre-vingt-dix lieues d'étendue, et dangereux en tout temps, les deux vaisseaux sont séparés par la tempête; celui qui porte le «vase d'élection» échappe aux plus grands périls et aborde à Ternate; celui de Galvam est perdu de vue.

Dès son arrivée, François de Xavier fait entendre se puissante parole et attire à lui une foule qui s'accroît chaque jour. Le dimanche suivant, il s'arrête au milieu de son instruction, il semble se recueillir; puis il dit à ses auditeurs : «Mes frères, priez pour Joam Galvam qui a péri dans le golfe ! »

Trois jours après, le corps de Galvam et les débris de son navire étaient rejetés par les vagues sur le rivage de Ternate. Notre humble apôtre, convaincu qu'il n'avait été préservé du même sort que par un miracle de la bonté divine, écrivait aux Pères de la Compagnie de Jésus, à Rome

« ... Notre navire, emporté par la tempête, fut jeté sur un banc de sable qu'il sillonna de la cale et du gouvernail, l'espace d'une lieue. Si dans ce moment nous eussions rencontré un rocher à fleur d'eau, notre perte eût été infaillible: cette seule crainte avait jeté une terreur mortelle dans tout l'équipage. Que j'ai vu couler des larmes ! que j'ai entendu de cris et de sanglots ! Car chacun s'attendait à périr d'un instant à l'autre. Mais Dieu dans sa miséricorde, voulut seulement nous éprouver et nous dévoiler l'étendue de son pouvoir en même temps que l'insuffisance de nos moyens et la faiblesse de notre intelligence. Lorsque nous aurons compris la vanité des espérances fondées sur l'homme, nous aurons une confiance absolue dans celui qui peut seul dissiper les dangers que nous courons à son service. Nous comprendrons alors que la nature entière repose dans sa main et que les terreurs qu'il nous inspire quelquefois, sont bien au-dessous des joies célestes dont il inonde, dans le moment même, ceux qui bravent les périls et la mort pour la gloire de son saint nom ! La mort n'a plus d'horreur pour l'âme qui jouit en paix de ces divines consolations ! Je ne sais comment cela se fait; mais lorsque le danger est passé, bien que j'en sois encore tout étourdi et que je manque d'expressions pour le peindre, il me reste un souvenir délicieux de la bonté divine, qui nuit et jour me porte à entreprendre avec courage et à supporter patiemment les travaux les plus pénibles et les plus périlleux. Ce souvenir tient mon âme dans un respect profond et nourrit en moi l'espérance que, dans son infinie miséricorde, Dieu ne cessera de me donner la force et le courage de travailler à son service avec constance et fidélité... »

 

Dans ses fréquents voyages sur mer, notre saint conservait un calme qui excitait la confiance et l'admiration de l'équipage et des passagers. Dès que la tempête s'élevait, il faisait un appel aux consciences, il exhortait tout le monde à se préparer à la mort, et il entendait les confessions; puis il se mettait en oraison et y restait aussi longtemps que durait la tourmente, à moins qu'on ne fit un appel à son ministère ; alors, il sortait de sa contemplation à l'instant même, et y retournait aussitôt après ce devoir accompli.

 

L'île de Ternate était plus vicieuse encore que Malacca; mais la parole de notre grand. apôtre, toujours bénie, toujours féconde, y produisit des fruits merveilleux de conversion et pénitence. Peu de jours après avoir annoncé la mort de Galvam à ses auditeurs, François de Xavier, disant la messe, se retournait pour dire : Orate fratres, lorsque, subitement éclairé d'en haut, il ajoute, en langue vulgaire : « Priez aussi pour Joam d'Arauzo qui vient de mourir à Amboine. »

 

A dix jours de là, un vaisseau d'Amboine apportait la nouvelle de cette mort; on ajoutait que d'Arauzo ne laissant pas d'héritiers, ses biens étaient distribués aux pauvres, conformément à la loi.

Ces deux prédictions, si promptement justifiées par les événements, contribuèrent puissamment aux étonnants succès des prédications de Xavier. Il ne sortait presque plus du confessionnal que pour prêcher, catéchiser ou administrer les sacrements. On se demandait comment il pouvait suffire à de tels travaux, et on était forcé de reconnaître qu'il n'était possible de les soutenir que par l'effet d'un miracle permanent.

Néachile, reine de Ternate, et détrônée par les Portugais, avait senti redoubler sa haine contre les chrétiens, par l'effet de l'injustice dont elle était victime. Mais cette princesse entend la parole de l'apôtre de l'Orient, et ses sentiments de haine s'affaiblissent, son irritation se calme, son âme s'ouvre à la lumière évangélique, Xavier la baptise, lui donne le nom d'Isabelle, et, lui découvrant des dispositions à la piété, il la dirige avec soin et l'amène en peu de temps à une grande perfection.

Ternate, entièrement renouvelée et fervente, pouvant être privée sans danger de celui qui l'avait ainsi régénérée, Xavier courut à d'autres conquêtes.

 

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III

 

L'île de Célèbes, entièrement infidèle et très-considérable par son étendue et sa population, attirait le zèle apostolique de notre saint; il s'y rendit, évangélisa d'abord la ville de Tolo, la plus importante, et bientôt il eut baptisé plus de vingt-cinq mille habitants. Là, comme partout, il avait fait élever des églises et planter des croix, et, laissant ses instructions pour le maintien de la foi, il se porta plus avant dans l'île. Ici doit être placée l'époque de son apostolat à Macassar; les documents font défaut pour la date; on sait seulement qu'il prêcha dans cette capitale avec un tel succès, qu'il baptisa le roi et sa famille. La `princesse Éléonore, fille du roi de Macassar, amenée par les circonstances dans la ville de Malacca, entretint souvent dona Joana de Mello, femme du gouverneur, des prodiges opérés par François de Xavier dans la capitale de l'île de Célèbes, prodiges dont elle conservait le souvenir, bien qu'elle ne pût en préciser la date.

Pendant que l'apôtre étendait le règne de Jésus-Christ dans les principales villes de cette île, on vient lui annoncer que le roi de Tolo, qui avait refusé de renoncer à ses dieux pour vivre plus commodément au gré de ses passions, faisait détruire les églises et renverser les croix; on ajoutait qu'il forçait les néophytes à fouler aux pieds les croix abattues, et que la terreur dominait tous les esprits.

A cette nouvelle, le zèle de Xavier s'enflamme. Il réunit ses amis portugais, au nombre de huit seulement:

            — Laisserons-nous impuni un tel attentat à la Majesté divine? leur dit-il; mériterions-nous le glorieux titre de soldats de Jésus-Christ, si nous ne marchions à sa défense, si nous ne savions faire respecter sa loi et châtier les révoltés de son empire ? Partons ! prenons les quatre cents chrétiens indigènes qui nous entourent, allons attaquer le roi dans sa place forte de Tolo, sans tenir compte de la multitude de ses guerriers ! Que nous importe le nombre ! Dieu est avec nous; je vous promets la victoire !...

— Marchons, mon Père ! répondent tous les Portugais; nous sommes prêts à donner notre sang et notre vie s'il le faut sur un seul de vos ordres !

Le saint apôtre les embrasse, les presse sur son coeur, leur assure encore la plus éclatante victoire, et les remplit d'enthousiasme. La petite armée est promptement organisée, on marche sur Tolo, et on n'en était plus éloigné que par une courte distance, lorsque le grand Xavier s'arrête et se prosterne pour prier. Sa petite troupe s'arrête et prie, elle aussi, heureuse et fière de se voir commander par un tel chef. Au même instant, il se fait une effroyable détonation... et les flammes du plus violent incendie couvrent la ville et la dévorent ! Tolo est dominée par une montagne... Cette montagne vient tout à coup de s'entr'ouvrir, et elle lance, avec la plus désespérante impétuosité, et la pierre et la cendre, et la lave brûlante et le soufre enflammé ! Des quartiers de roche volent en éclats et tombent sur les habitations qu'ils écrasent et engloutissent ! La terre tremble, le sol menace de manquer sous les pieds des habitants qui s'enfuient et vont chercher un abri dans les forêts. L'amoncellement de pierres et de lave, qui ne cesse de sortir du volcan, dépasse bientôt en hauteur les murailles de la ville où il ne reste plus un seul indigène !...

Enfin, le fléau cesse de frapper, le Père de Xavier et ses soldats entrent dans la place et s'en rendent maîtres facilement. Alors les coupables viennent tomber aux pieds du grand apôtre, ils confessent publiquement leurs crimes, ils en obtiennent le pardon, et la pénitence à laquelle il se soumettent prouve la sincérité de leur repentir

Célèbes était conquise ; la foi y était vive et ardente; Xavier se remit en mer, retourna à Ternate et se disposa à porter ailleurs le nom de Jésus-Christ

 

« ... A soixante et dix lieues environ, au-delà des Moluques, — écrivait-il à ses frères de Rome, — est une contrée qu'on appelle Morique, où la religion chrétienne fut prêchée il y a longtemps, mais, faute de prêtres; elle s'y est éteinte, et ces peuples sont retombés dans leur ignorance et leur barbarie primitives. Ce pays, riche et fertile, est le plus inhospitalier qui soit sous le ciel. C'est avec du poison que les naturels accueillent les étrangers, ce qui a éloigné tous les missionnaires de leurs côtes depuis très-longtemps. Néanmoins, en considération des besoins spirituels de ce peuple, — d'autant plus à plaindre que ses crimes sont la conséquence de son ignorance et de l'absence de notre religion et de ses sacrements, — je suis résolu de tenter cette conquête au péril de ma vie, armé de ma seule espérance en Dieu, et de suivre avec le secours de sa grâce cet avis de mon Maître: Celui qui voudra sauver son âme la perdra, et celui qui la perdra pour moi la sauvera.

……………………

« ... Mes amis font tous leurs efforts pour me détourner de cette périlleuse entreprise; ils ont joint à leurs larmes et à leurs prières les tableaux les plus effrayants, et me trouvant inaccessible à toute représentation, ils ont eu recours à un autre expédient; ils m'ont fait provision de contre-poisons de toute espèce ; chacun m'apportait et me vantait le sien. Pour mettre tout le monde d'accord et ne point faire de jaloux, j'ai refusé toutes ces drogues et ne veux d'autre provision et d'autre antidote que la confiance en Dieu, qui pourrait bien s'altérer en moi par les préservatifs de la science humaine. J'ai donc remercié affectueusement tous mes amis en leur demandant le meilleur et le plus efficace de tous les contre-poisons : le secours de leurs prières... »

 

Les amis de notre Saint ne pouvant ébranler sa fermeté, le gouverneur de Ternate, don Jordano de Freitas, rendit un édit portant les peines les plus sévères « contre le capitaine qui recevrait à son bord le Père Franscisco de Xavier, en destination pour la Morique, ou île du More (1). »

A cette nouvelle, l'héroïque apôtre va se présenter devant le gouverneur en audience publique, et, n'écoutant que son zèle, il lui dit avec le ton de noblesse qui lui était naturel, et la dignité que nous lui connaissons

 

Je vous suis reconnaissant, senhor, d'une mesure

 

1 Gilolo et les Iles qui l'environnent.

 

que vous avez jugé devoir prendre dans mon seul intérêt, mais, je vous le demande et â tous ceux de mes amis qui sont présents ici, croyez-vous donc que la puissance de Dieu soit bornée? Vous avez une bien faible idée de la grâce du divin Sauveur! Y a-t-il donc des coeurs qui puissent résister à la vertu du Très-Haut, quand il lui plaît de les toucher et de les changer? Cette vertu, également douce et forte, peut faire fleurir le bois mort et, du sein des pierres, faire naître des enfants d'Abraham ! Quoi ! Celui qui a soumis le monde à l'empire de la Croix par le ministère des apôtres, ne pourrait pas y soumettre un point de la terre? Les seules îles du More seraient privées du bienfait de la Rédemption? Quand Jésus-Christ offrit toutes les nations au Père Eternel, comme son héritage, ces peuples auraient-ils été exceptés ? Ils sont les plus barbares, je le veux bien; mais le fussent-ils davantage encore, c'est parce que je ne puis rien par moi-même que j'espère beaucoup d'eux. « Je puis tout en Celui qui me fortifie, » et de qui seul vient la force des ouvriers évangéliques ! »

Il y avait une telle inspiration dans l'expression du céleste visage de Xavier, que tout le monde l'écoutait sans oser l'interrompre, malgré le déchirement que chacune de ses paroles produisait dans les coeurs dont il était si tendrement aimé. Ses auditeurs étaient ses amis, et ils n'avaient pas dépouillé tout sentiment humain comme celui qu'ils aimaient et vénéraient si profondément! L'apôtre tant aimé continua :

 «Les nations moins sauvages et moins cruelles ne manqueront pas de prédicateurs ! Les îles du More sont pour moi, puisque personne n'en veut ! Ah ! si elles renfermaient des mines d'or, des bois odoriférants, des richesses précieuses, les chrétiens sauraient trouver le courage d'affronter les dangers ! rien ne les épouvanterait ! Mais il n'y a que des âmes à gagner et, pour acquérir ce trésor, ils n'ont que de l'indifférence, de la timidité,... de la lâcheté ! Faut-il clone, je vous le demande, que la charité soit moins courageuse, moins généreuse que la cupidité et l'ambition? Ils me feront mourir, dites-vous, par le fer ou par le poison !... Cette grâce n'est pas pour un pécheur comme moi ! mais j'ose bien vous dire que, quel que soit le genre de tourment ou de mort qui m'attend, je suis prêt à souffrir mille fois davantage pour le salut d'une seule âme. Eh ! si j'avais le bonheur de mourir de leurs mains, peut-être adoreraient-ils tous le nom de Jésus-Christ ! Depuis, la naissance de l'Eglise, l'Evangile a fructifié, dans les terres incultes du paganisme, bien plus par le sang des martyrs que par les sueurs des missionnaires. Il n'y a donc rien à redouter pour moi dans les îles du More; d'ailleurs Dieu m'y appelle, les hommes ne m'empêcheront pas d'obéir à sa voix! »

Les larmes coulaient de tous les yeux. L'aimable et saint apôtre était si aimé à Ternate que, l'édit retiré; chacun brigua la faveur d'accompagner Xavier aux îles du More, et les instances furent si pressantes, qu'il se vit forcé d'accepter quelques-uns de ses amis, et de consoler ceux qu'il ne pouvait emmener. La population couvrait la plage au moment de son embarquement, l'air retentissait des cris et des sanglots des Indiens, chacun le voyait courir à une mort inévitable, on le pleurait comme on aurait pleuré le père le plus tendre. Xavier était ému; des larmes s'échappaient aussi de ses yeux, mais c'était la douleur du peuple qui les faisait couler : il était l'objet de cette vive douleur, il voyait combien il était chéri de cette foule qu'il venait d'arracher au démon et de donner à Jésus-Christ, et le coeur de notre saint ne pouvait qu'être vivement touché de tant de reconnaissance, de tant d'amour. Debout sur le tillac, il appela les bénédictions célestes sur ce cher troupeau dont il était le pasteur et le père, on donna le signal, l'ancre fut levée, et la foule agenouillée sur la plage se releva, gravit les falaises et y demeura aussi longtemps qu'il lui fait possible de distinguer le bâtiment qui emportait l'objet vénéré de ses regrets les plus vifs, de sa sollicitude la plus douloureuse. Nul n'espérait le revoir jamais en cette vie.

 

IV

 

« Dieu m'appelle aux îles du More» avait dit l'illustre apôtre au gouverneur de Ternate et à ceux qui se trouvaient réunis chez lui en ce moment. Dieu l'appelait en effet, il ne tarda pas à le prouver.

La navigation fut courte et heureuse, le vent constamment favorable, la mer douce et calme; jamais traversée ne fut aussi facile, aussi exempte de toute crainte. Dans un moment de ravissement, Xavier fit entendre un cri de douleur qui attira l'attention de l'équipage. On l'avait laissé en oraison; on court à lui, on l'entend prononcer distinctement :

«Seigneur Jésus !... On égorge ces pauvres gens ! » Et son regard, fixé sur un point de la mer, restait immobile :

            — Qu'est-ce donc, Père Francisco ! que voyez-vous? qui donc égorge-t-on ? lui demande un de ses amis. Le saint est en extase, il n'entend pas, il ne répond pas, son regard reste fixé sur le même point, un rayon céleste semble s'en échapper. Ses amis, après l'avoir contemplé quelques instants avec admiration, le laissent de nouveau et se retirent pénétrés de respect. Lorsque le saint Père sortit de son ravissement et revint à la terre, on lui adressa de nouvelles questions sur le cri de douleur et les paroles étranges qui lui étaient échappés.' Son humilité s'en effraya; il n'y répondit pas, et détourna la conversation avec sa grâce et son charme ordinaires. Mais bientôt on arrive à une des îles du More, et on voit liait cadavres de Portugais dont le sang ruisselait encore !... les naturels de l'île venaient de les massacrer et les avaient abandonnés sur le rivage ! On leur donna la sépulture, avec la conviction que c'étaient là les « pauvres gens» que le saint Père avait vu égorger.

Ce devoir accompli, Xavier, accompagné de ses amis, avance avec assurance jusqu'au premier village. A la vue des Européens, les naturels s'enfuient, persuadés qu'on veut leur demander compte du sang portugais qu'ils viennent de répandre. Le saint apôtre trouve un moyen de les rappeler: de sa voix la plus douce il chante la doctrine chrétienne. La voix de Xavier était pure, harmonieuse, sympathique comme une voix aimée. Les insulaires s'arrêtent, ils écoutent, ils se retournent vers celui qui charme leurs oreilles et fait vibrer dans leurs coeurs une corde inconnue jusqu'alors. En portant leurs yeux étonnés sur le doux visage de Xavier, ils renconrent son regard attractif, magnétique, auquel si peu d'Indiens résistaient, et ils viennent à lui, attirés invinciblement. L'aimable saint leur tend les bras en avançant vers eux; il les embrasse, leur dit le désir qu'il éprouvait depuis longtemps de venir leur apporter le bonheur de la vie présente et le bonheur de la vie future.... ... Et il est écouté, il est accueilli, il est aimé !

« Ce ne sont plus les îles du More, disait-il; ce sont les îles de la divine Espérance ! »

 

Il ne se trompait pas; il eut un succès prodigieux dans toute la contrée appelée alors la Morique. Il y souffrit de grandes privations parmi ces sauvages fut même poursuivi par la haine de quelques-uns; mais la docilité du plus grand nombre, le bonheur d'avoir vaincu ces peuples dont on n'osait approcher, et d'avoir établi dans ce pays redouté l'empire de la croix, le règne de Jésus-Christ, étaient pour le coeur apostolique de notre saint des sources de consolations qu'il ne pouvait exprimer. Il écrivait à ses frères :

 

« ... Tous les dangers auxquels on est exposé ici, toutes les privations et incommodités qu'on y éprouve pour la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sont autant de trésors où l'on puise d'immenses consolations. Les larmes qu'on y répand sont si délicieuses, que je ne me souviens pas d'avoir éprouvé des joies intérieures comparables ! Je n'ai jamais supporté avec autant de facilité les travaux dont j'ai été accablé ; jamais je n'ai bravé les périls avec autant d'intrépidité ! Et pourtant, j'étais entouré d'abord d'ennemis furieux et du naturel le plus féroce, dans les îles dénuées de tous nos moyens habituels d'existence, et qui n'offrent de ressources ni dans l'état de santé, ni dans l'état de maladie. Le vrai nom de ces îles doit être celui de la divine Espérance.

« On y rencontre tin race de sauvages appelés Javares, qui croient acquérir l'immortalité en tuant les chrétiens qu'ils rencontrent. A défaut de sang étranger, ils versent celui de leurs femmes et de leurs enfants ; mais ils sont altérés surtout du sang chrétien.

« Une de ces îles est constamment agitée par des tremblements de terre; tantôt elle est enveloppée dans des tourbillons de cendres et de fumée lancés par les volcans, tantôt elle est éclairée par les flammes jaillissant de ces gouffres effrayants. Les insulaires prétendent que leur île est un immense foyer qui consume le rocher même sur lequel leur bourgade est assise. Cela parait vraisemblable, car dans les fréquentes explosions de ces volcans on voit d'énormes masses de rochers lancées dans les airs à une hauteur prodigieuse, et, dans les temps d'orage, les cavernes et les creux de ces rochers répandent dans les campagnes de telles quantités de cendres brûlantes, que les ouvriers des champs en sont défigurés.....

« .... Le jour de Saint-Michel, pendant ma messe, il y eut un tremblement de terre si violent, que je crus l'autel renversé. Il me vint alors la pensée qu'il se livrait un combat entre ce valeureux archange et les démons de ces îles qu'il refoulait dans leurs affreux repaires.... n

 

Les insulaires qui assistaient au saint sacrifice, s'enfuirent précipitamment, craignant d'être engloutis s'ils demeuraient jusqu'à la fin; leur saint apôtre resta seul à l'autel, et acheva le sacrifice.

En trois mois l'héroïque Xavier, que les Moréens regardaient comme un être surnaturel, avait fait à Dieu la difficile conquête de ce groupe d'îles, malgré les moyens employés par quelques rebelles pour lui nuire et arrêter ses succès. Ils tentèrent même de lui ôter la vie; mais la Providence le sauva toujours des piéges que lui tendit l'enfer. Quelques-uns de ces sauvages le poursuivant un jour, le saint se trouve arrêté par une large rivière; il voit près de lui une longue perche, il la jette en travers, il s'aventure sur ce faible pont, confiant dans la protection divine, et il est sauvé.

Le moment était venu de quitter les Moréens; il leur laissa ses instructions et revint à Ternate où il fut reçu avec les démonstrations de la joie la plus vive. Dès le lendemain son confessionnal était envahi avec le même empressement qu'avant son départ; on ne lui laissait plus un seul instant de loisir. Heureux des dispositions de ses chers Ternatins, le saint apôtre, qui ne voulait de repos que celui de l'éternité, se prêta aux désirs de chacun, et reprit ses travaux habituels. Tous les habitants de Ternate, sans exception, s'approchèrent des sacrements avec la plus fervente piété. Après leur avoir donné trois mois, le grand Xavier se sépara d'eux pour retourner à Malacca, et de là au cap Comorin, revoir ses chers Palawars, ses premiers enfants indiens. Il voulait aussi faire un voyage à Goa pour les intérêts de la Compagnie de Jésus dans les Indes, car elle commençait à s'y accroître de manière à donner les plus belles espérances.

Ce second départ de Ternate déchira le coeur de Xavier; il mandait à la Compagnie de Jésus :

 

« ... Afin de me soustraire aux pleurs et aux cris de mes chers néophytes, je voulais profiter du silence et de l'obscurité de la nuit pour m'embarquer. Ne voilà-t-il pas que mon projet est éventé, qu'on le fait circuler tout bas, et qu'au moment, je me trouve assailli par tous les enfants que je venais d'engendrer à Jésus-Christ ! J'avoue ma faiblesse, je fus saisi de douleur à la vue de ce cher troupeau que mon absence pouvait exposer à devenir la proie de l'enfer ! Je leur recommandai de s'assembler dans une église, d'y répéter et d'y chanter le catéchisme comme si j'y étais, et de l'apprendre par coeur. Un prêtre très-précieux, mon sincère ami, nous consola en nous promettant de se charger de diriger ces exercices comme je les ai établis.... »

 

Quelle sensibilité dans ce coeur d'apôtre! et qu'il y a de simplicité, de douceur et de charme dans la manière naïve dont ce grand et magnifique conquérant exprime le bien que fait la promesse du prêtre qui doit le remplacer : « il nous consola. » Son humilité ne lui permet pas de penser que ses chers néophytes regretteront autant sa personne bien qu'un autre leur donne les mêmes soins; il semble ignorer la puissance de moyens que Dieu a mise en lui.

Notre saint emmenait au collège de Goa trente jeunes Indiens pour y être élevés et instruits de manière à entretenir la foi aux Moluques lorsqu'ils y seraient retournés.

Au moment où le vaisseau qui portait l'apôtre vénéré leva l'ancre, un cri de désolation s'éleva de la plage et retentit au fond du coeur si aimant de Xavier; de nouvelles larmes s'échappèrent de ses yeux, il se retira, alla se mettre en oraison et offrit à Dieu sa douleur et ses voeux pour le cher troupeau dont la divine volonté le séparait.

Arrivé à Amboine, François de Xavier s'y arrêta quelques jours pour raviver la ferveur de ses néophytes. Quatre vaisseaux portugais se trouvaient en rade; il en visita l'équipage et fit dresser une chapelle sur le rivage :

 «Je passai vingt jours au milieu des matelots et des soldats, écrivait-il; je leur fis trois sermons, j'en confessai plusieurs, je terminai leurs différends et leur dis pour adieu : La paix soit avec vous. »

 

Un jour pendant qu'il prêchait ces équipages, il s'interrompit et leur dit après un instant de silence :

« Priez pour Diogo Gillos; recommandez-le à Dieu, car il est à l'agonie à Ternate. »

Diogo mourut le jour même. On l'apprit pende jours après.

Les navires portugais étant au moment de mettre à la voile pour retourner à Malacca, Xavier considéra celui qui paraissait le plus fort et qu'il savait le plus richement chargé, et s'adressant à Gonzalvo Fernandez à qui ce navire appartenait :

« Senhor Gonzalvo, lui dit-il, ce navire essuyera un grand péril ! Que Dieu veuille vous en délivrer ! » Au détroit de Saban, ce navire se heurte contre un écueil, les ferrements du gouvernail se rompent, la coque va être brisée infailliblement, on se prépare à se jeter à la mer... Une vague enlève le vaisseau, le dégage et le porte au large...

Xavier n'avait-il pas dit : « Que Dieu vous en délivre ! » Dieu l'avait entendu, le vaisseau était « délivré. »

Notre saint visita tous les villages de l'île d'Amboine et fit planter une croix dans chacun; l'une de ces croix plantée par le saint lui-même, acquit dans la suite une grande célébrité à l'occasion d'un miracle que nous croyons devoir rapporter ici dans toute sa simplicité. La sécheresse désolait le pays, quelques insulaires parlaient de recourir à leurs anciennes idoles et de leur faire des offrandes pour en obtenir la pluie désirée, lorsqu'une femme s'écrie vivement :

— Retourner à l'idole? Eh! que dirait le saint Père? N'avons-nous pas la croix de la rivière, et le saint Père, après l'avoir plantée, n'a-t-il pas dit: «Mes chers enfants, vous viendrez auprès de cette croix demander à notre Père qui est au ciel les choses dont vous aurez besoin, et tout ce que vous lui demanderez par les mérites de Jésus crucifié, il vous l'accordera. » Le saint Père l'a dit, et jamais il ne nous a trompés ! Avant d'aller à l'idole venez à la croix avec moi !

L'indienne entraîne ainsi tout le village au pied de la croix, elle demande à Dieu de leur accorder de la pluie, puisque le saint Père a promis qu'on obtiendrait tout ce qu'on demanderait en vertu de la crois; elle le supplie de ne pas permettre qu'on revienne à l'idole qui n'est qu'un démon. Pendant qu'elle prie avec cette simplicité de foi, le ciel se voile d'épais nuages, la pluie descend doucement et tombe sans interruption aussi longtemps qu'on en a besoin pour préparer les dommages que la sécheresse a causés.

 

François de Xavier quitta enfin ce bon peuple qu'i comparait souvent aux premiers chrétiens, et s'embarqua pour Malacca, où il arriva en juillet 1547. Il y trouva les Pères Joam de Beïra, Nunhez Ribeira et Nicolas Nunhez, auxquels il avait donné l'ordre de se rendre aux Moluques, et qui attendaient qu'un navire fit voile pour cette destination. Le Père Francisco Mancias avait également reçu l'ordre de partir avec eux, mais, persuadé que sa présence était nécessaire au cap Comorin et que son supérieur ne pouvait bien juger de si loin, il se dispensa d'obéir. Xavier, appréciant autrement la sainte obéissance et la regardant comme la première vertu nécessaire à un bon religieux, n'hésita pas à retrancher de la Compagnie ce membre récalcitrant.

Deux des missionnaires qui venaient en aide à l'illustre apôtre étaient arrivés à Goa avec sept autres Pères européens dont quelques-uns étaient sur la côte de la Pêcherie. Les enfants de saint Ignace s'étaient déjà multipliés au point d'en pouvoir détacher neuf à la fois pour les Indes, et Xavier en demandait encore; il en demandait toujours ! En attendant qu'un vaisseau fît voile pour les Moluques, il donna ses instructions aux trois Pères qu'il envoyait; il les forma dans la mission même de Malacca à la manière d'exercer l'apostolat dans ces pays, où tant de succès répondaient à ses incroyables labeurs, et ce fut pour lui une véritable joie que de les garder aussi longtemps; ils ne s'embarquèrent qu'à la fin d'août.

L'apôtre bien-aimé n'eut pas moins à faire pendant leur séjour à Malacca ; tout le monde voulait se confesser à lui; il mandait à ses frères de Rome :

 

« Ne pouvant suffire à tous, je fis des mécontents, mais je leur pardonnais volontiers leur aigreur, car ce dépit prouvait leur désir de se réconcilier avec Dieu et de mieux faire à l'avenir. »

Quelle douce charité ! quelle touchante indulgence ! Joam d'Eyro était venu d'Amboine avec notre saint, et, sans le lui dire, il avait accepté une somme considérable qu'un riche Portugais lui avait donnée pour fournir aux besoins du saint Père ; mais il était difficile de cacher une chose de ce genre à celui crue Dieu éclairait si bien.

Xavier, qui voulait vivre de la pauvreté évangélique dans toute sa rigueur, trouva l'action de Joam d'Eyro si coupable, qu'il jugea devoir le punir sévèrement. Il lui ordonna de se rendre dans une petite île déserte, voisine de Malacca, d'y jeûner au pain et à l'eau, et d'y passer ses journées en oraison. Il ajouta

— Un tel acte d'avarice est une injure faite à la pauvreté évangélique; elle doit être expiée ! Allez ! et ne revenez pas avant que je ne vous rappelle !

Joam d'Eyro aimait le saint Père d'une si tendre affection, qu'il n'eut pas la pensée de résister, il n'hésita même pas; il le quitta sur le moment, fit sa provision de pain, alla se reléguer dans la solitude désignée, et y vécut conformément à l'ordre qu'il avait reçu.

Un jour, pendant son oraison, la divine Marie se montre à lui avec un visage sévère; il veut s'en approcher... elle le repousse, lui dit qu'il ne doit pas prétendre à l'honneur d'entrer dans la Compagnie de Jésus, et disparaît.

D'Eyro, rappelé peu de jours après par François de Xavier, ne lui parle pas de sa vision; mais Xavier la lui raconte dans tous ses détails. D'Eyro, qui depuis longtemps avait le désir d'entrer dans la Compagnie, crut pouvoir nier la chose en cherchant à se persuader qu'elle n'était qu'un rêve et pour lui et pour Xavier; il nia donc résolument

            — Allez ! lui dit notre saint; je sais à quoi m'en tenir là-dessus. Vous manquez de sincérité et vous aimez l'argent; nous ne pouvons plus vivre ensemble; séparons-nous donc. Cependant, je veux que vous sachiez, pour votre consolation, que Dieu vous éclairera et vous accordera la faveur de vous recevoir un jour dans l'Ordre de Saint-François (1).

 

1 Cette prédiction s'accomplit, comme toutes celles de l'illustre Xavier. Joam d'Eyro était religieux de l'Ordre de SaintFrançois, et y vivait très-saintement, à l'époque où on fit les informations juridiques dans les Indes pour la canonisation du grand apôtre, informations dans lesquelles il apporta son témoignage, et donna sous serment tous les détails le concernant personnellement et que nous avons rapportés.

 

IV

 

« Aux armes! aux armes ! au secours de la place! l'ennemi est aux portes! Aux armes! braves Portugais; aux armes ! braves Indiens ! aux armes ! »

Ce cri d'alarme retentissait soudainement au milieu du silence de la nuit, dans les rues de Malacca, le 9 octobre 1547.

Chacun s'épouvante et court aux armes; il était deux  heures du matin. L'air semblait enflammé; une lueur sinistre éclairait la ville tout entière; des cris éloignés, joyeux et prolongés comme des cris de victoire, et multipliés par de nombreux échos, se mêlaient au bruit des décharges successives d'une formidable artillerie.

Hommes, femmes, enfants, Indiens, Portugais,toute la population est sur pied en un instant. Chacun veut savoir le danger dont il est menacé; on court vers le port... Il est en feu ! Tous les navires en rade sont la proie des flammes, et l'incendie qui dévore ce riche moyen de défense, laisse la ville en proie aux barbares qui l'attaquent ainsi traîtreusement !  Cependant elle veut se défendre de l'intérieur le plus longtemps possible, et parvient à repousser les assaillants qui montaient fièrement à l'assaut et comptaient occuper la forteresse avant le jour.

Au lever du soleil, sept pauvres pêcheurs rentrent dans la ville; ils avaient été surpris par l'ennemi, on leur avait coupé le nez et les oreilles, et on les renvoyait ainsi avec une lettre du général en chef de l'armée musulmane, adressée à don Francisco de Mello, gouverneur de Malacca.

Cette lettré mérite d'être rapportée; la voici :

 

« Bajaja Soora, qui ai l'honneur de porter dans des vases d'or le riz du grand soudan Alaradin roi d'Achem et des terres que baignent les deux mers, je t'ordonne d'écrire à ton roi que je suis ici malgré lui, jetant la terreur dans sa forteresse par mole fier rugissement, et que j'y serai tant qu'il me plaira.

J'en prends à témoin non-seulement les nations qui l'habitent, mais tous les éléments jusqu'au ciel de la lune, et je leur déclare, par les paroles de ma bouche; que ton roi est sans valeur et sans renommée, que ses étendards abattus ne pourront jamais se relever sans la permission de celui qui l'a vaincu aujourd'hui; que, par la victoire que nous avons remportée, mon roi tient sous ses pieds la tête du tien, qui est dès ce moment son sujet, sou esclave

et afin que tu confesses toi-même cette vérité, je te défie au combat dans le lieu où je suis, si tu te sens assez de courage pour oser me résister. »

 

Le gouverneur ne se fût nullement inquiété de cette lettre, s'il eût pu disposer de sa flotte ; mais tous les vaisseaux portugais étant détruits par les brûlots ennemis, il ne pouvait accepter de combat sur mer; la situation était embarrassante; il fit demander au Père de Xavier de venir aider de ses avis le conseil réuni chez lui. François de Xavier venait de dire la messe à Notre-Dame du Mont; il se rend à l'invitation de don Francisco de Mello, qui lui donne lecture de la lettre de Soora, et lui demande son opinion, Xavier, qui suivant l'expression de M. Crétineau-Joly, — « avait du vieux sang d'Hidalgo dans les veines » — lui répondit :

            — Senhor, le soudan est bien plus ennemi du christianisme que du Portugal. Pour l'honneur de la religion chrétienne, il faut accepter le combat; une telle insulte ne peut rester impunie ! Si vous supportez cette injure de la part de ce roi musulman, que n'oseront pas tous les autres? Non ! non ! il faut accepter le défi, et prouver aux infidèles que le Créateur du ciel et de la terre est plus puissant que leur roi Alaradin.

            — Mais, mon Père, comment voulez-vous que nous prenions la mer ? Quels navires voulez-vous que nous montions ? De huit qui étaient en rade, il ne reste plus que quatre coques de fustes brisées ! et seraient-elles en état de service, que serait-ce contre une flotte si nombreuse ?

            — Quand les infidèles auraient un nombre de vaisseaux plus considérable encore, répondit Xavier, ne sommes-nous pas les plus forts, ayant le ciel pour nous? Et si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Pouvons-nous être vaincus en combattant au nom du Seigneur Jésus?

Ces quelques paroles, le grand Xavier les avait prononcées avec un ton d'inspiration qui ne permettait pas d'hésiter sur le parti à prendre. On se rend à l'arsenal, François de Xavier conduit et encourage tout le monde : on trouve une barque, appelée Catur, en bon état, il la destine au combat. Il y a sept fustes hors de service, il décide qu'elles peuvent être radoubées; mais Edouardo Barretto, capitaine des armements, déclare la chose impossible :

— Les magasins du roi, dit-il, manquent en ce moment de tout ce qui est nécessaire au radoub et à l'équipement; d'ailleurs le coffre de réserve est sans argent.

Xavier s'élance vers les sept capitaines de vaisseau, membres du conseil ; il les embrasse en les suppliant de se charger chacun du radoub et de l'armement d'une fuste, et, sans leur donner le temps de répondre, il assigne à chacun la sienne avec tant de vivacité dans les mouvements, tant de grâce dans son exigence et d'entraînement dans ses paroles, que tous acceptent avec empressement et mettent aussitôt à l'œuvre plus de cent ouvriers, à leurs frais, autour de chaque vaisseau. En cinq jours, ils étaient en état d'être lancés en mer. Andrea Toscano, un des marins les plus capables, prit le commandement du Catur. Chaque capitaine commanda le vaisseau qu'il avait fait radouber, et reçut à son bord cent quatre-vingts soldats; don Francisco Deza reçut le commandement de la flotte.

L'héroïque Xavier demandait à partir avec l'armée navale; les habitants de Malacca s'y opposèrent vivement, se regardant comme abandonnés de Dieu, si le saint Père les quittait dans un moment de si grandes anxiétés pour eux. Ils se portèrent en masse chez le gouverneur pour le supplier de retenir le saint Père; don Francisco de Mello leur promit de demander cette faveur à leur apôtre vénéré, s'en remettant à sa décision :

« Allons-y tous ! s'écrièrent-ils aussitôt; allons trouver le saint Père! il aura pitié de nous; il restera avec nous; il ne pourra nous refuser! »

Xavier, en effet, ne put résister à leurs sollicitations et à leurs larmes:

            — Oui, mes bien chers frères, leur répondit-il, je demeurerai au milieu de vous pendant toute la durée de cette guerre ; je prierai avec vous pour le succès de notre vaillante armée, et j'espère que Dieu, combattant pour elle, elle nous reviendra victorieuse.

Ces quelques paroles suffirent pour calmer la grande désolation du peuple.

La veille de l'embarquement, Xavier, réunit à l'église les officiers et les soldats de l'armée navale :

            — Je vous accompagnerai, leur dit-il, et d'esprit et de cœur. Vos familles m'ont supplié avec tant de larmes de rester au milieu d'elles pour les consoler et les soutenir pendant votre absence, que je n'ai pu résister à leurs instances et à leur douleur; muais je vous suivrai de mes voeux. Je lèverai les mains vers le Dieu des armées, pendant que vous chargerez l'ennemi du nom chrétien. Combattez vaillamment, non pour acquérir une gloire vaine et périssable, mais une gloire solide et immortelle ! Dans la chaleur du combat, portez vos regards sur le divin Sauveur crucifié dont vous soutenez la cause, et à la vue de ses adorables plaies, ne craignez ni les blessures ni la mort ! vous seriez trop heureux s'il vous était donné de lui rendre vie pour vie....

            — Mon, Père, s'écrièrent à la fois tous ces braves guerriers, mon Père, nous jurons ici, devant Dieu et devant vous, de combattre les infidèles jusqu'à la mort ! Nous jurons de donner notre sang jusqu'à la dernière goutte à la cause de Jésus-Christ !

            — Ce serment me touche profondément, reprit le Père de Xavier, dont les larmes trahissaient l'émotion. Jésus-Christ l'a entendu, il l'a reçu: vous êtes désormais la phalange de Jésus-Christ ! et je vais vous bénir en son nom.

Au même instant, ces braves guerriers fléchissent le genou, le grand apôtre appelle sur eux toutes les bénédictions célestes, puis, il entend la confession de chacun et leur donne ensuite la sainte communion.

L'armée s'embarque le lendemain avec un enthousiasme qui semble présager la victoire. On lève l'ancre... Le vaisseau-amiral fait entendre un craquement épouvantable !... il se fait une Voie d'eau qui laisse à peine le temps de sauver l'équipage, et le bâtiment coule bas !... Le peuple couvrait la plage; il crie hautement contre le départ de la flotte, il demande qu'on renonce à cette expédition, il s'emporte contre le saint Père, malgré toute la vénération, tout l'amour qu'il lui inspire. L'équipage du vaisseau-amiral a été si près de périr, que ce peuple exaspéré par la crainte d'un nouveau malheur n'a plus conscience de ce qu'il dit ni de ce qu'il fait, et il accuse d'imprudence celui dont il refusait de se séparer deux jours auparavant.

Le gouverneur fait appeler le saint Père, que l'envoyé trouve à l'autel finissant la messe ; il s'approche pour lui parler; le saint apôtre lui fait sine d'attendre. Après la messe, Xavier dit à l'envoyé du gouverneur sans lui laisser le temps de parler

            — Allez dire à votre maître, de ma part, que nous ne devons pas nous laisser décourager par la perte d'un navire.

Il demeure ensuite quelque temps en action de grâces au pied de l'autel de la sainte Vierge, et on l'entend s'écrier de toute l'ardeur de son âme, avant de se retirer :

«Mon Jésus, l'amour de mon coeur ! regardez-moi d'un oeil favorable ! considérez vos adorables plaies! souvenez-vous qu'elles nous donnent le droit de vous demander ce que nous désirons ! Et vous, Vierge sainte, soyez-moi propice !

Et il se relève et court à la forteresse où le conseil l'attendait

— Eh quoi donc ! vous perdez courage pour si peu de chose? dit-il au gouverneur.

            — Mais, mon Père, le peuple est furieux ! C'est vous qui avez engagé cette désolante affaire...

            — Allons au port, senhor, tout cela va s'arranger, je vous le promets.

L'équipage qui venait d'échapper à la mort était consterné. Xavier remonte tous les courages

            — Soyez fermés dans votre résolution, leur dit-il, malgré ce malheur que Dieu n'a permis que pour éprouver votre fidélité. Il vous a sauvés du naufrage, afin que vous puissiez remplir la promesse que vous lui avez faite avec serment !

            — Oui ! oui, mon Père ! nous tiendrons notre serment !

Tel est le cri unanime des soldats du vaisseau-amiral, auquel tous les autres répondent avec l'enthousiasme de la veille. Cependant le gouverneur, se laissant influencer par l'opposition des habitants, persiste à déclarer la guerre impossible... Alors s'élève un cri formidable dans les rangs de l'armée ; les capitaines se chargent de porter la parole au nom des équipages,et ils annoncent au gouverneur que les soldats préfèrent la mort à l'inaction ; qu'ils ont juré solennellement à Jésus-Christ de combattre les infidèles jusqu'à la dernière goutte de leur sang, et qu'ils ne cessent de répéter:

« Nous devons tout espérer des prières et des promesses du saint Père Francisco ! »

François de Xavier, sur cette dernière parole se lève, et du ton inspiré qui subjuguait tous les esprits, il dit au gouverneur et au conseil

            — La faste perdue sera bientôt remplacée; avant le coucher du soleil, il nous viendra de meilleurs vaisseaux; je vous l'annonce de la part de Dieu !

Il y eut un moment de silence, après lequel il fut convenu qu'on remettrait la décision au lendemain. La journée fut bien longue pour tout le monde !... Le soleil était près de disparaître, lorsqu'on vint annoncer que, du clocher de Notre-Dame du Mont, on découvrait deux voiles venant du nord. La gouverneur les envoie reconnaître par un esquif : c'étaient deux vaisseaux portugais venant de Patane, mais ne devant pas mouiller à Malacca; ils appartenaient, l'un à Suarez Galega, et l'autre à son fils Baltasar ; chacun commandait le sien.

Le Père de Xavier était en oraison à l'église Notre-Dame du Mont; on vient à. lui

            — Mon Père, les capitaines des vaisseaux ne veulent pas mouiller, votre prédiction ne s'accomplira pas ! Xavier monte dans l'esquif qui a reconnu les navires portugais et va les joindre. A peine les capitaines ont-ils aperçu le saint Père, qu'il virent de bord, viennent à lui, l'accueillent avec vénération et se mettent à sa disposition, eux, leurs navires et leurs équipages pour le service de Dieu et pour celui du roi.

Ils furent reçus au milieu des bruyantes acclamations du peuple, et le lendemain matin, 25 octobre, Xavier ayant remis à l'amiral Deza l'étendard qu'il avait béni, la flotte leva l'ancre et partit.

Nous ne suivrons pas l'armée navale, puisque François de Xavier a renoncé à l'accompagner; nous attendrons avec lui, à Malacca, la nouvelle de son triomphe ou de sa défaite.

Un mois après le départ de la flotte, on n'en avait encore que des nouvelles indirectes, toutes plus alarmantes les unes que les autres; notre saint rassurait tout le monde et promettait les plus heureux succès. Cependant les jours se succédaient dans cette mortelle incertitude pour les familles, et ce peuple toujours prêt à tourner à tout vent, recommençait à se plaindre de Xavier; plusieurs Portugais allèrent même jusqu'à lui faire d'insultants reproches; mais l'angélique Père répondait à ces insultes par les plus douces paroles, et ajoutait

            — Je vous répète, parce que j'en suis sûr, que la flotte reviendra triomphante.

Il se passa bien des jours encore, bien des semaines, dans l'incertitude désolante du sort de l'armée ! Un jour de la fin de décembre, un dimanche, le saint apôtre prêchait dans la cathédrale, entre neuf et dix heures du matin. Il s'arrête soudain... les muscles de son beau visage semblent contractés par la souffrance, en même temps que ses yeux ouverts, et dont le regard élevé restait fixe, avaient une expression séraphique. Après quelques instants, il revient à son auditoire; mais il lui parle en termes énigmatiques, et tout ce qu'on peut comprendre c'est qu'il voit deux armées aux prises et qu'il en suit les mouvements et l'action avec une agitation qui se manifeste dans toute sa personne. Enfin, portant son céleste regard sur le crucifix placé devant lui, il s'écrie d'une voix suppliante :

« O Jésus, Dieu de mon âme ! Père de miséricorde ! je vous conjure humblement, par les mérites de votre sainte Passion, de ne point abandonner vos soldats ! »

Puis il baisse la tête, il s'appuie sur la chaire, demeure ainsi, comme abîmé par la douleur, pendant quelques moments, et se relevant ensuite tout radieux :

«Mes Frères ! Jésus-Christ a vaincu pour nous ! En ce moment même, les soldats de son saint nom achèvent de mettre en déroute l'armée ennemie ! Ils en ont fait un carnage effroyable ! nous n'avons perdu que quatre de nos braves soldats; vendredi prochain vous en recevrez la nouvelle, et avant peu nous reverrons notre flotte.

Le gouverneur et les principaux personnages de la ville ne doutèrent pas de la vision du saint Père; mais il n'en fut pas de même des femmes et des mères des marins ou des soldats. Et le doux et charitable Xavier, qui avait besoin de faire du bien à tous les coeurs comme à toutes les âmes, réunit toutes ces pauvres éplorées dans l'après-midi; il leur répéta tout ce qu'il avait dit le matin, il les consola et les fortifia si bien, qu'elles le quittèrent persuadées.

Le vendredi suivant, le vaisseau, commandé par don Manoel Godino, apporta la nouvelle d'une brillante victoire; la flotte suivit de près.

Notre saint conduisit le peuple sur le port pour la recevoir, et, tenant son crucifix élevé, il fit chanter, pendant le débarquement, des cantiques d'actions de grâces, auxquels tous les vainqueurs mêlaient leurs voix avec allégresse. La présence du saint Père ajoutait à leur exaltation, car s'ils attribuaient la décision de la guerre à la puissance de son influence, ils en rapportaient le succès à la puissance de sa prière, et ils ne se lassaient pas de le lui dire avec les témoignages de la plus vive reconnaissance.

Tant d'éloges, tant d'applaudissements hâtèrent le départ de François de Xavier, qui d'ailleurs venait de séjourner quatre mois à Malacca. Il fit embarquer sur le vaisseau de Jorge Alvarez trois Japonais, dont nous parlerons plus tard; les trente jeunes gens qu'il avait emmenés des Moluques partirent dans le navire de Gonzalvo Fernandez; les uns et les autres étaient chaudement recommandés au recteur du collège de Goa qui les attendait. Xavier devant s'arrêter à la côte de la Pêcherie, pour y visiter ses chrétientés, partit sur un autre vaisseau faisant voile pour Cochin.

 

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