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PRIÈRES

CINQUIÈME PARTIE RETOUR DANS LA PRESQU'ILE EN DEÇA DU GANGE. (Janvier 1548 — Mai 1549.)

 

I

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER AU ROI DE PORTUGAL.

II

III

PAUL ANGER, PREMIER CHRÉTIEN JAPONAIS, AUX PÈRES ET FRÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS A ROME.

IV

V

INSTRUCTIONS DE SAINT FRANÇOIS DE XAVIER AU PÈRE GASPARD BARZÉE PARTANT POUR LA MISSION D'ORMUZ.

VI

AU PÈRE PAUL DE CAMERIMI.

 

I

 

François de Xavier devait éprouver, dans sa vie apostolique, tous les genres de souffrances, de privations et de dangers. Dieu voulait satisfaire pleinement l'ardent désir qu'il lui avait mis au coeur de souffrir beaucoup, de souffrir toujours pour son amour et pour sa gloire. Lui-même va nous raconter, dans un fragment d'une de ses lettres à ses Frères de Rome, sa périlleuse traversée de Malacca à la côte de Malabar.

 

Cochin, 20 janvier 1548.

 

« ... Mon retour de Malacca aux Indes a été accompagné des plus grands périls. Pendant trois jours et trois nuits Notre vaisseau â été ballotté par la tempête la plus violente et la plus opiniâtre. Je ne me rappelle pas en avoir jamais vu d'aussi affreuse. La plupart des passagers, saisis d'épouvante devant la mort qui se présentait à chaque instant sous les formes les plus horribles juraient de ne se plus exposer aux caprices du perfide élément, s'ils échappaient au danger présent. Les marchands se virent réduits à jeter leurs richesses à la mer. Au milieu de cet effroyable vacarme, j'étais en prière, implorant devant Dieu l'intercession de l'Église militante, de tous les religieux et amis de notre Compagnie et de tous les chrétiens; j'invoquais l’amour de Jésus-Christ pour l'Église; j'implorais les mérites de tous les bienheureux, et nommément du Père Pierre Lefèvre (1) et des autres saints de notre Compagnie, pour apaiser le courroux du Père céleste. Puis, pour obtenir de force, pour ainsi dire, le pardon de mes innombrables péchés, je m'adressais à la très-sainte Mère de Dieu, qui obtient de son divin Fils tout ce qu'elle demande, et, mettant toute mon espérance dans les mérites infinis de Jésus-Christ, notre Rédempteur, notre Sauveur, je jouissais, ainsi appuyé durant cette épouvantable tourmente, d'une paix dont je ne jouis certes pas maintenant que le péril est passé. Je suis vraiment tout confus, lorsque je pense que

 

1 Pierre Lefèvre était mort à Rome, le 1er août 1546. C'est la première fois que nous trouvons son nom dans les lettres de Xavier; tel était l'esprit d'abnégation de notre saint, qu'il ne donnait pas même un témoignage de souvenir particulier à ceux de ses Frères qu'il avait le plus aimés.

 

moi, le plus vil des hommes, j'ai été inondé de délices telles, que je répandais des larmes de bonheur, tandis que le danger que nous courrions faisait jeter aux uns des cris de douleur, et pousser aux autres des rugissements de désespoir. Je demandais à Notre-Seigneur de ne me pas délivrer de ce danger, s'il ne m'en réservait de semblables, ou même de plus grands encore, s'il est possible, dans la voie oit je me suis engagé pour la gloire de son saint nom !

« Dieu m'a fait connaître que je dois aux prières et aux saints sacrifices de nos Pères  combattant encore sur la terre ou triomphant déj à dans le ciel, d'avoir été délivré de plusieurs peines qui assiégeaient mon esprit et de plusieurs dangers qui menaçaient mon corps. Je vous le dis pour rendre à Dieu et à vous, mes Frères bien-aimés, le tribut d'action de grâces que je vous dois et pour vous supplier d'unir les vôtres aux miennes, car je ne me dissimule pas mon insuffisance !

« Lorsque ma pensée se porte vers vous, vers ma Compagnie qui est ma mère, je ne tarirais plus ! Mais le départ des vaisseaux me presse et me force à clore ma lettre; je la terminerai par cette protestation :

« Si jamais je t'oublie, ô Compagnie de Jésus, ô ma mère ! que j'oublie ma main droite et que j'en perde l'usage ! »

 

 

Le danger qui valut à notre grand apôtre de si sensibles consolations, s'était présenté dans le détroit de Ceylan; le capitaine n'en avait jamais vu d'aussi désespéré. Xavier, comme il le faisait toujours à l'approche de la tempête, avait entendu les confessions et préparé l'équipage à la mort; puis, il s'était retiré dans une chambre, seul avec Dieu, et il y jouissait de toutes les consolations célestes, lorsque Francisco Pereira,voyant le péril augmenter, vient le trouver pour recueillir encore une de ses saintes paroles et recevoir sa dernière bénédiction. Il voit le saint Père à genoux, le regard attaché sur son crucifix, et si loin de ce monde, qu'il semble ne rien voir, ne rien entendre, et ne pas se douter que le navire porte, dans le moment, sur un banc de sable, et que sa perte est inévitable, ainsi que celle de l'équipage. Pereira n'ose lui rien dire et se retire respectueusement. Un instant après, Xavier, sorti de sa contemplation, vient demander au pilote la corde et le plomb du sondage: il fait descendre le plomb jusqu'au fond, en disant :

« Grand Dieu ! Père, Fils et Saint-Esprit, ayez pitié de nous ! »

Au moment même le vaisseau s'arrête, la mer se calme, on est remis au large, et on gagne heureusement le port de Cochin. Peu après son arrivée en cette ville, le grand Xavier reçoit la visite de plusieurs capitaines qui, prêts à faire voile pour Lisbonne, viennent mettre leurs navires à sa disposition; il en profite pour écrire en Europe.

 

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER AU ROI DE PORTUGAL.

 

« Cochin, 20 janvier 1548.

 

« SENHOR,

 

«Les lettres adressées à notre Société en Europe, et dans lesquelles je rends compte de l'état de la religion dans les contrées de Malacca et aux Moluques, vous auront été communiquées, sans doute, et auront satisfait votre désir de connaître ces détails. Le même paquet contenait ma réponse aux lettres dont vous avez daigné nous honorer, vous, Senhor, à qui l'affection et les bienfaits dont vous nous comblez ont acquis le titre de principal protecteur de notre Société sur la terre.

« Je laisse à ceux que le zèle de la religion porte d'ici au pied de votre trône, le soin de satisfaire Votre Altesse sur ce qui regarde la chrétienté dans les Indes en général. Outre les renseignements qu'il vous donneront, Votre Altesse recevra sur l’île de Ceylan un mémoire de Pedro Joam de Villa de Conde, fidèle ministre de l'Evangile, qui connaît parfaitement cette île. Il a rédigé ce mémoire avec la clarté, l'exactitude et l'étendue suffisantes pour l'allégement de sa conscience et de la vôtre, car il est aussi important pour lui de vous exposer la vérité, qu'il est important pour vous de la connaître. Ce mémoire est accompagné d'une lettre à votre adresse et de divers documents dont j'ai pris une entière connaissance. Votre Altesse agira selon sa prudence habituelle, si, dans les ordres qu'elle va donner, et dans la distribution d'emplois qu'elle va faire, elle profite de ces documents qui sont certains et fidèles. Je pense que nos frères auront rendu à Votre Altesse un compte exact et détaillé de la situation des Eglises de Comorin, de Goa et des autres, répandues dans les diverses parties des Indes et qui s'y étendent chaque jour.

« Quant à moi personnellement, après avoir mûrement pesé et examiné l'état des choses, je me suis demandé si j'exposerais à Votre Altesse ce qui me parait indispensable pour la propagation de l'Evangile et pour l'affermissement de la foi. Tous les jours mon ardeur pour la gloire et lé service de Dieu me faisait prendre le plume, et tous les jours le découragement la faisait tomber de mes mains. « Hélas! me disais-je, à quoi bon? Jamais, non, jamais mes projets ne seront accueillis!... » Senhor, à cette triste pensée, ma conscience se soulevait aussitôt; elle me demandait si c'était sans motif que le ciel m'inspirait ce dessein et m'y ramenait chaque jour? Alors je n'y pouvais voir que l'effet de sa volonté. « Mais, me disais-je encore, si je dépose aux pieds de Son Altesse le sujet de mes douleurs, cette lettre ne sera-t-elle pas un acte d'accusation contre mon Prince à l'heure de sa mort? et n'aggravera-t-elle pas la rigueur de ce dernier jugement, en lui ôtant le prétexte de l'ignorance? »

« Ah ! Senhor, croyez-moi, je vous en supplie ! ma perplexité a été grande ! car ma conscience me rend le témoignage que si je désire mourir ici sous le poids du jour et de la chaleur, c'est dans la vue de soulager Votre Altesse, autant que je le puis, de l'accablant fardeau qui pèse sur elle, et de la rassurer ainsi contre les chances terribles du jugement dernier. L'affection que vous avez pour notre Société est à mes yeux d'un si grana,prix, que je ne crois pas acheter trop cher votre bonheur futur, en souffrant toute espèce de tribulations et de contradictions. Entre mon devoir et le péril que vous courez, Senhor, telles sont les anxiétés qui ont déchiré mon âme, jusqu'au moment où j'ai pris le parti de remplir le devoir gaie m'impose ma conscience, en épanchant devant vous des sentiments trop longtemps comprimés.

« Senhor, voici ce qui me fait saigner le coeur et sécher de douleur

« Tous vos officiers, tous ceux qui sont à la tête des affaires, sont en proie à de sourdes jalousies, trop souvent dissimulées par des dehors de piété, et toujours coupables, toujours pernicieuses, elles les mettent en opposition perpétuelle; voilà pourquoi plusieurs choses essentielles au service de Dieu sont négligées. L'un dit : Mon droit est de faire cela, je n'en laisserai pas la gloire à un tel; un second : Ce que je ne fais pas, je ne souffre pas que d'autres le fassent; et un troisième se plaint que les autres ne font rien, tandis qu'il est surchargé. Au milieu de ces altercations, les passions fomentent; chacun écrit dans son intérêt, ne visant qu'à son avancement; l'égoïsme domine; le temps fuit et nul ne s'occupe des intérêts de la religion. Les mêmes causes produisent les mêmes effets dans le service de Votre Altesse : tout ce qui devrait contribuer à sa gloire et à ses intérêts est un accessoire de la plus faible importance.

« A ce mal je ne vois qu'un remède. Si on l'appliquait, l'Evangile ferait bientôt d'immenses progrès; les chrétiens indigènes, aujourd'hui méprisés, seraient protégés; nul Indien, nul Portugais n'oserait ni les persécuter ni les dépouiller de leurs biens.

« Il faudrait que Votre Altesse fit savoir, par des lettres de jussion, au vice-roi, aux gouverneurs qui habitent les Indes, et de vive voix à ceux qu'elle envoie ici pour y commander, que sa volonté expresse est de procurer, par tous les moyens possibles, l'établissement et l'extension de l'Evangile; qu'elle fera rendre à chacun un compte sévère de cette partie essentielle de ses devoirs, et qu'il sera puni ou récompensé selon qu'il l'aura bien ou mal remplie. Il serait à désirer que les lettres de jussion, fussent assez claires pour n'avoir pas besoin de commentaire; que, tout en faisant mention de nous nominativement, Votre Altesse déclarât que ce n'est ni sur aucun de nous en particulier, ni sur nous tous en général que sa conscience se repose, mais sur ceux qu'elle a investis de l'autorité, en quelque lieu que ce soit, et que tous les magistrats sont dans l'obligation de faire instruire des éléments de la religion tous les infidèles soumis à son empire.

«Il faudrait que le vice-roi et chaque gouverneur en particulier, en vous rendant compte de leur administration, vous exposassent avec détail la situation de la religion, chacun dans l'étendue de son ressort. Vous leur déclareriez que vous n'ajouterez foi qu'à leurs seuls renseignements. Vous engageriez votre parole royale, dans les brevets qui leur sont délivrés pour entrer en fonction, de punir sévèrement celui qui n'aura à présenter qu'un petit nombre de néophytes après sa gestion, puisque leur nombre peut s'accroître partout, chaque jour, si les magistrats y prêtent la mails.

« Je voudrais que ces ordonnances portassent le serment solennel de punir dans sa personne et dans ses biens, à son retour en Portugal, tout fonctionnaire qui aurait mis obstacle à la publication de l'Evangile; sa fortune devrait être confisquée au profit de la confrérie de la Miséricorde, et sa personne devrait subir quelques années de détention. Pour éviter tout prétexte d'erreur et ne laisser à personne l'idée de pouvoir se soustraire .à la sévérité de la loi, vous déclareriez, en termes positifs; que nulle excuse ne sera admise, de quelque nature qu'elle puisse être.

« Je pourrais rendre palpable à Votre Altesse la nécessité de cette mesure par des faits qui tombent sous les sens, mais ce serait la fatiguer et faire en pure perte l'histoire de mes douleurs les plus cuisantes. Je vous dirai seulement que si le vice-roi ou les magistrats étaient bien persuadés de la volonté de Votre Altesse, dans un an, oui, Senhor, dans un an l’île de Ceylan tout entière, tous les rois de la côte de Malabar, tout le vaste promontoire de Comorin se jetteraient dans les bras de la sainte Eglise.

 « Mais j'ai si peu d'espoir de voir jamais en vigueur une telle mesure, que je regrette presque de l'avoir proposée à Votre Altesse, d'autant plus que je tremble dans la crainte que cette lettre et les avertissements qu'elle renferme ne rendent un jour plus inexorable le tribunal du Dieu vivant ! Senhor, j'ignore si vous pourrez alléguer alors que vous n'étiez pas tenu d'ajouter foi à mes lettres; ce que je sais, ce que je vous proteste, c'est que j'aurais gardé le silence, si j'eusse cru pouvoir le faire sans crime.

« Je n'ai pas arrêté définitivement mon voyage au Japon, mais un des motifs qui me font pencher pour ce parti est que je désespère d'obtenir jamais de vos fonctionnaires l'appui nécessaire à la propagation et à la conservation de la foi.

« Je vous conjure, Senhor, par l'amour que vous portez au Seigneur notre Dieu, par le zèle qui vous anime pour sa gloire, de venir au secours de vos fidèles sujets qui habitent les Indes, et au mien en particulier, en nous envoyant plusieurs prédicateurs de notre Compagnie ! Je puis attester à Votre Altesse que toutes ses villes et ses forteresses des Indes ont un extrême besoin de ce secours.

« Pendant mon séjour à Malacca et aux Moluques, je prêchais deux fois tous les dimanches et toutes les fêtes, et j'y étais contraint en voyant combien le peuple et la garnison en avaient besoin. Je faisais le prône à la messe pour les portugais ; l'après-midi, j'instruisais leurs enfants, leurs esclaves et les chrétiens indigènes ; j'expliquais le catéchisme chapitre par chapitre. Une fois dans la semaine je réunissais toutes les femmes et leur expliquais les articles du Symbole ou les sacrements de Pénitence et d'Eucharistie. L'oeuvre de Dieu jetterait de profondes racines dans ces contrées si on observait partout et toujours cette méthode. Dans les villes de garnison, je faisais tous les jours le catéchisme aux enfants des Portugais, aux domestiques, aux esclaves et aux chrétiens indigènes. L'effet de ces instructions a été de faire disparaître les superstitions païennes auxquelles se livraient auparavant les néophytes ignorants.

«Je descends dans ces détails avec Votre Altesse,afin qu'elle puisse juger, dans sa prudence, la nécessité de nous envoyer des prédicateurs, et je la supplie d'en envoyer un grand nombre. Sans cela les chrétiens, abandonnés forcément à eux-mêmes, retourneraient à leurs idoles, et la plupart des Portugais, oubliant les pratiques du christianisme, ne seraient plus chrétiens que de nom.

« A mon retour de-Malacca, j'abordai à Cochin le 13 janvier (1) de cette année, et j'y rencontrai le senhor évêque. Je puisai de grandes consolations dans mes entretiens avec lui; j'admirai la charité avec laquelle il supporte les plus grandes fatigues, visitant toutes les

 

1 Le P. Bouhours fixe ta date de cette arrivée à Cochin au 21 janvier. Le traducteur des lettres de saint François de Xavier, A. Faivre, la reproduit en faisant observer qu'elle ne peut être que fautive. La lettre dû saint apôtre au roi de Portugal tranche la difficulté très-nettement en disant qu'il est débarqué le 13. Il est surprenant que le traducteur ne se soit pas appuyé sur une indication aussi positive, et n'ait considéré que les dates des lettres écrites à Cochin en janvier 1548; encore sont-elles du 20.

 

villes de guerre et tous les chrétiens des environs de Méliapour, remplissant tous les devoirs d'un véritable et bon pasteur. Pour tant et de si pénibles travaux, il n'a d'autre récompense ici-bas que celle que le monde accorde d'ordinaire aux saints; du moins c'est la seule que lui décernent certaines gens de ces contrées. Sa patience; mise aux, cruelles épreuves que je connais, fait pour moi, de sa grandeur, un objet d'admiration et de respect.

«Je sais que quelques-uns cherchent à noircir sa réputation au sujet de la mort de don Miguel Vaz (1), et je ne doute pas qu'ils n'aient fait arriver leur calomnie jusqu'au pied du trône. Sur cela, ma conscience doit au senhor évêque un témoignage vrai et sincère. Je puis affirmer, — que bien je ne puisse dire ni écrire ce que je sais et d'où je le tiens — je puis affirmer qu'il est aussi étranger à ce fait que moi qui étais aux Moluques lorsqu'il s'est passé.

« Ah ! Senhor, je vous en conjure par votre amour pour Dieu, par la crainte que vous avez de souiller votre conscience, ne décidez rien sur cette affaire qui puisse attrister le moins possible ce vénérable prélat ! Si Votre Altesse paraissait ajouter foi à cette calomnie, elle armerait le courage de tous les sycophantes des Indes.

«La générosité de don Pedro Gonzalvo, vicaire-général à Cochin, à l'égard de notre Société, est telle, que je regarde comme un bienfait personnel sa promotion

 

1 On avait répandu le bruit qu'il avait été empoisonné par les païens.

 

au titre de recteur de votre chapelle royale, et l'admission de son neveu au nombre de vos pages. Nos frères, et moi en particulier, nous vous en offrons nos sincères remerciements. Vous comprendrez notre reconnaissance, lorsque vous saurez que la maison du vicaire-général est l'hospice de la Compagnie de Jésus; qu'il nousy prodigue les témoignages d'une amitié peu commune, que son hospitalité excède les bornes de la charité vulgaire, au point que, non content de nous donner tout ce qu'il a, il met ses amis à contribution peur subvenir à nos besoins. Je prie Votre Altesse, au nom de notre Compagnie, de lui faire expédier, ainsi qu'à son frère, les brevets nécessaires pour toucher ici leurs honoraires. L'un et l'autre sont dignes de cette faveur. L'un se recommande par son zèle infatigable pour le salut des âmes de vos sujets, l'autre par l'exactitude et l'activité de son fils au service de Votre Altesse.

« Senhor, je demande à Dieu qu'il daigne vous pénétrer des devoirs attachés à votre dignité, et vous donner la force de les remplir comme vous coudriez l'avoir fait à l'heure de la mort.

«De Votre Altesse, le serviteur,

 

« FRANÇOIS DE XAVIER. »

 

Notre admirable saint devait avoir une haute opinion du prince auquel il écrivait ainsi; car si cette lettre est digne du grand Xavier, elle honore le souverain qui savait accueillir avec reconnaissance ce langage de la liberté apostolique, et faire droit à toutes les demandes que le zèle de Xavier lui adressait avec tant de noblesse et de dignité.

Le même vaisseau qui portait cette lettre au roi, en portait aussi une pour saint Ignace, où nous trouvons la mesure de l'humilité si profonde de notre saint, et les tendres sentiments qu'il conservait pour son Père bien-aimé, malgré la grande distance qui l'en séparait

 

« .... Dieu connaît, lui mandait-il, mon très-cher Père, le désir dont je brûle de vous voir encore une fois en cette vie, pour soumettre à votre sagesse mil choses qui ont besoin de votre pénétration et de votre secours. Au reste, l'obéissance ne connaît point de distance... Je vois déjà, dans les Indes, bien des. membres épars de notre Société; mais je ne vois parmi eux aucun médecin pour nos maux spirituels !

« Je vous conjure, mon très-bon Père, par vos entrailles paternelles, je vous supplie par Jésus-Christ votre Seigneur et le mien, de jeter un regard de pitié sur ceux de vos enfants que la Providence a appelés aux extrémités de la terre ! Je vous conjure de nous envoyer un homme d'une haute vertu et d'un rare sainteté, dont la vigilance et la vigueur réveillent mon esprit qui se laisse quelquefois engourdir ! J'espère que l'Esprit de Dieu qui vous manifeste notre intérieur et vous découvre les dispositions de nos coeurs, vous suggérera les moyens de raviver notre vertu languissante.... »

 

Xavier écrivit encore le même jour au Père Rodriguez, à Lisbonne, pour lui demander des prédicateurs de la Compagnie, et l'engager à appuyer de son crédit les demandes qu'il adresse au roi

 

« ... Il est temps, lui mande-t-il, de dessiller les yeux à Son Altesse, parce qu'elle est plus près qu'elle ne pense du moment où le Roi des rois la citera à son tribunal et lui fera entendre ces paroles redoutables Rendez compte de votre administration (1) . Faites donc en sorte qu'il nous envoie du secours pour propager la foi pendant qu'il en a le temps... »

Le grand apôtre des Indes, nous l'avons dit, ne connaissait plus le repos. Après avoir écrit toutes ces lettres, il s'embarqua pour Comorin, afin de visiter de nouveau ses chers Palawars, ses premiers enfants en Jésus-Christ, qu'il aimait avec une tendresse de père.

 

1 Le roi Jean III mourut en 1557.

 

Haut du document

II

 

« Une voile ! une voile ! » s'écriaient en battant des mains plusieurs Indiens placés en observation depuis l'aurore sur la falaise la plus avancée des côtes du Comorin.

            — Une voile ! une voile! répétaient des milliers de voix sur toute l'étendue de la plage; c'est lui ! c'est le grand Père ! O sanctissima Trinitas ! Le grand Père arrive ! — Comme il sera content de nous entendre chanter la doctrine chrétienne pour le recevoir ! — et de voir que nous n'avons rien oublié ! — Et comme il embrassera Francisco !

Bientôt la joie des bons Palawars éclata plus vive encore. Ce navire, qui n'était d'abord qu'un point noir à l'horizon, se dessinait nettement, et, poussé par le vent le plus favorable, il avançait avec rapidité. Toute la population des côtes s'était portée à l'arrivée du grand Père . les maisons, les villages, les champs, les travaux, tout était abandonné; chrétiens et païens voulaient voir le grandPère bien-aimé dont ils étaient privés depuis deux ans. Les Pères Criminale, Henriquez et Cypriano avaient continué parmi eux les travaux du grand apôtre, et ils avaient gagné les coeurs et la confiance des Palawars ; mais rien n'était pour ces bons Indiens le grand Père tant aimé.

Enfin le vaisseau qui porte le saint vénéré a jeté l'ancre; Xavier paraît, un immense cri de joie sort de ces milliers de poitrines et arrive jusqu'à sou coeur. Il fait des signes d'affection à cette masse de peuple qui couvre le rivage; il lui témoigne aussi sa joie de revoir son cher troupeau, et dès qu'il posé le pied sur la plage, les cris de bonheur font place aux chants de la doctrine chrétienne, auxquels notre aimable saint mêle sa touchante voix. C'était prouver le plaisir que lui faisait l'accueil de ses premiers enfants en Jésus-Christ. Ils le comprirent ainsi et accompagnèrent leur Père chéri jusqu'au premier village sans discontinuer les chants. Xavier s'arrêta à l'entrée du village pour parler à cette immense foule; il témoigna sa joie de revoir ses Palawars et le plaisir que lui faisait leur accueil; il les félicita d'être restés fidèles en son absence, et il allait les encourager pour l'avenir, lorsqu'un Indien lui dit avec une fierté qu'il ne cherchait pas à dissimuler

            — Oh ! ce n'est pas tout, grand Père.

            — Ce n'est pas tout, mon enfant ! Eh ! qu'y a-t-il donc?

            — Il y a, grand Père, que Francisco, que vous avez baptisé et à qui vous avez donné votre nom, a voulu mourir pour la doctrine: le voilà, qu'il dise au grand Père ce qu'on lui a fait.

            — Voyons, mon cher Francisco, dit Xavier au jeune Indien en l'embrassant avec des larmes de bonheur, dites-moi cela; que vous est-il arrivé, mon enfant?

            — Grand Père, lui répondit Francisco, j'étais sur un vaisseau portugais que la tempête jeta dans un port de musulmans; le vaisseau fut pris, les Portugais furent tués, et moi, comme j'étais Indien, on voulut me faire musulman ; alors, je dis que j'étais chrétien, et je chantai la doctrine du grand Père. On me promit de me faire très-riche si je voulais renoncer à mon baptême. Je ne voulus pas, et je chantai encore la doctrine chrétienne du grand Père. Ils voulurent me tuer, et je dis: «Tuez moi, j e chanterai toujours la doctrine chrétienne ! O sanctissima Trinitas ! comme dit le grand Père.» Alors, on me priva de nourriture, on m'enferma dans une prison, et toujours je chantais la doctrine pour mourir chrétien ! Oh! je voulais mourir chrétien, grand Père ! O sanctissima Trinitas

—  Et comment la Providence vous a-t-elle délivré, mon bien cher enfant ? lui demanda Xavier en l'embrassant de nouveau.

            — Grand Père, c'est un vaisseau portugais qui vint avec beaucoup de soldats; ils tuèrent tous les musulmans qui se battirent avec eux, et lorsqu'on leur dit que j'étais enfermé, ils vinrent me chercher et ils me ramenèrent ici.

Le saint apôtre remercia Dieu de ce triomphe de la foi dans ce jeune cœur ; c'était pour son âme une bien douce consolation ! Il embrassa plusieurs fois le fidèle Francisco, et il le félicitait encore d'avoir souffert pour Jésus-Christ, lorsqu'on vint ajouter à sa joie en lui disant que plusieurs Palawars avaient également résisté à toutes les promesses et à toutes les menaces des infidèles.

            — Oui, grand Père, lui dirent les confesseurs de la foi qu'on venait de lui signaler, nous répondions à tout en chantant la doctrine chrétienne ! Et nous la chanterons jusqu'à la mort ! O sanctissima Trinitas !

Cette parole: O sanctissima Trinitas ! les sauvages Indiens n'en comprenaient pas le sens, mais ils l'avaient entendu répéter souvent à leur apôtre vénéré ; ils avaient remarqué qu'elle était un élan de son cœur, qu'il la prononçait avec un accent brûlant, un regard qui semblait se perdre dans les cieux, et une ardeur qui se trahissait par la vive coloration de son visage. Ils aimaient tant à le contempler dans le moment où ce cri d'amour s'échappait de son âme, que leur ingrate mémoire l'avait retenue comme une parole mystérieuse et puissante, et ils en avaient fait leur plus expressive exclamation; ils s'en servaient pour exprimer leur sentiments les plus vifs. Quelquefois ils s'étaient aperçus qu'en prononçant ces paroles leur saint apôtre, brûlé par le feu divin dont il était rempli, entr'ouvrait son vêtement et qu'il sortait de sa poitrine et de son visage des rayons lumineux dont leurs yeux ne pouvaient soutenir l'éclat. Du reste, ce prodige se renouvelait souvent pour notre saint.

Plusieurs esclaves coupables de fuite vinrent trouver l'indulgent Xavier pour implorer son doux appui, dès qu'ils apprirent son retour :

            — Grand Père, lui dirent-ils en pleurant, nous étions bien malheureux chez les Portugais ! nous nous sommes enfuis et nous sommes plus malheureux encore ! Nous n'osons pas retourner chez les maîtres, ils nous puniraient; et nous mourons de faim ! Grand Père, si vous demandez grâce pour nous, nous ne serons pas battus !

Et Xavier, dont le tendre coeur se laissait toucher par toutes les souffrances, plaida pour ses chers enfants esclaves qui purent rentrer chez leurs maîtres en toute sécurité.

Après avoir visité toute la côte de la Pêcherie, notre saint se rendit à Manapar où il réunit tous les Pères employés dans ces chrétientés, afin de juger par lui-même des vertus, des talents, de la capacité de chacun, et de les employer de la manière la plus avantageuse pour la gloire de Dieu et le bien des âmes. Il nomma supérieur le Père Criminale, il ordonna à tous d'apprendre la langue malabare (1), la plus répandue, et chargea le Père Henriquez de chercher les principes de cette langue, d'en établir les règles, d'en faire une grammaire propre à rendre cette étude facile à ceux qui seraient destinés à l'apostolat des Indes.

Le Père Henriquez ignorait encore le malais; ce travail paraissait impossible, et il n'eût jamais pensé à l'entreprendre; mais son supérieur le lui avait ordonné, il l'entreprit sans calculer les difficultés, et chacun s'étonna de la promptitude avec laquelle il l'exécuta. L'obéissance avait fait un prodige.

Xavier fit traduire en cette langue par un prêtre indigène, l'explication de la doctrine chrétienne qu'il avait employée aux Moluques avec tant de succès; il laissa des instructions écrites et détaillées sur la manière dont les Pères devaient exercer le saint ministère dans les diverses chrétientés qui leur étaient confiées, et sur celle dont ils devaient traiter avec les Portugais pour le plus grand bien des néophytes; puis il partit pour l'île de Ceylan. Après son départ, le Père Vallez mandait à ses frères de Portugal

« .... Je ne saurais exprimer le bonheur que j'ai éprouvé en voyant le saint Père. C'est un serviteur de Dieu auquel personne ne peut être comparé. Son langage, sa seule présence, tout en lui fait aimer Dieu et donne le plus grand désir de le servir. Il dit souvent Loué soit Jésus-Christ ! et il le dit avec tant d'amour, que ceux qui l'entendent en sont enflammés.... »

 

1 Ou Malais.

 

Le frère et le fils du roi de Jafanapatnam étaient morts à Goa, et le tyran ne se voyait pas sans inquiétude en hostilité sourde avec les Portugais. François de Xavier, entrevoyant de précieux avantages pour l'Église et pour la couronne de Portugal dans un traité qui garantirait la liberté de la religion chrétienne dans le Jafanapatnam, en même temps qu'il rendrait ce pays tributaire du Portugal, voulait proposer au roi ce moyen de rétablir et de consolider la paix entre les deux peuples. Il part, arrive à Jafanapatnam, se fait présenter au roi et lui communique son plan :

            — Vous êtes entouré d'ennemis, lui dit-il, vous en avez au dedans, vous en avez au dehors; votre trône ébranlé est prêt à se briser, il va crouler à la première secousse qui lui sera donnée par vos sujets révoltés ou parles armes des Portugais. Ne vaut-il pas mieux affermir votre. puissance par les moyens que je vous propose? Faites une alliance solide avec le Portugal; payez-lui un tribut, et il s'engagera à vous maintenir.

            — Grand Père du Travancor, votre parole est sage, mais les Portugais sont chrétiens.

            — Voilà pourquoi je pose la condition que vous rendrez un édit par lequel vous permettrez aux missionnaires de prêcher Jésus-Christ dans vos Etats, et à vos sujets de se soumettre à sa loi sans avoir à redouter de nouvelles persécutions.

François de Xavier se voyant écouté, expliqua les principaux dogmes du christianisme à ce prince, et en obtint la promesse qu'il renoncerait un jour à ses idoles et à ses passions; en attendant, il acceptait toutes , les conditions proposées, et un de ses ministres, chargé d'aller négocier le traité avec le vice-roi, accompagnerait le grand Père de Travancor afin d'être mieux accueilli sous sa protection.

Cette affaire terminée, notre infatigable apôtre avança dans l'intérieur de l'île, et eut le bonheur de convertir le roi de Candi et un grand nombre de ses sujets; puis il s'embarqua avec l'envoyé du roi de Jafanapatnam. Arrivé à Goa, le 20 mars, il apprend que le vice-roi est à Baçaïm, dont la distance est de soixante lieues; il se rembarque et part pour Baçaïm.

Le vice-roi avait été changé pendant l'absence de notre saint : don Joam de Castro remplaçait en cette qualité don Alfonso de Souza et n'avait jamais vu François de Xavier; mais il avait entendu parler, à la cour de Jean III, de son éminente sainteté, de ses éclatants miracles, du charme de sa personne, et il était venu dans les Indes avec un vif désir de le connaître. Il se félicita de la nouvelle de son arrivée à Baçaïm, le reçut avec tous les honneurs qu'il aurait rendus à l'ambassadeur du monarque le plus puissant, et s'empressa de ratifier le traité préparé par le saint diplomate.

Pendant qu'il était à Baçaïm, le Père de Xavier, sortant un jour du palais du gouvernement, aperçoit un jeune homme qui traverse la place, vient droit à lui, prend sa main et la porte à ses lèvres. Xavier la retire, regarde sévèrement le jeune Portugais et lui dit avec l'accent du reproche et de l'autorité

            — Comment, Rodrigo ! je vous retrouve ici?... En quittant Malacca ne m'aviez-vous pas promis de vous rendre de suite en Portugal?

            — Mon Père, le vice-roi m'a donné la charge de receveur des deniers royaux... et je suis resté.

            — Vous a-t-il fait quitter Malacca pour cela? —Mon Père, je me suis arrêté à Goa, je suis allé voir le gouverneur qui m'a retenu....

            — Est-ce le gouverneur qui vous a ordonné de passer deux ans sans vous confesser) est-ce le gouverneur qui vous oblige de vivre à la merci de toutes vos passions? Je vois avec douleur que vous êtes retombé au fond de l'abîme !

            — Mon Père ! mon cher Père !...

            — Nous ne pourrons être bien ensemble, mon pauvre Rodrigo, tant que vous serez mal avec Dieu !

            — Eh bien! mon bon Père je ferai tout ce que vous voudrez; je partirai, je vous obéirai ! Confessez-moi !... Les yeux de Rodrigo de Sigueira étaient pleins de larmes; il reprit la main du saint Père, il la baisa avec amour et vénération, et le suivit pour se confesser sans retard.

Rodrigo appartenait à une noble famille portugaise et habitait Malacca où, ayant tué son adversaire en duel, il encourait toute la sévérité des lois; pour s'en mettre à l'abri, il s'était retiré à l'hôpital; c'était là que le Père de Xavier l'avait connu et avait gagné son affection et sa confiance. Rodrigo, revenu à des sentiments chrétiens et réconcilié avec Dieu, avait promis au saint Père de quitter les Indes où son âme serait toujours exposée à de graves dangers, et de retourner en Portugal. Alors le charitable saint, si délicatement aimable pour ceux qu'il obligeait, lui avait dit :

            — Eh bien ! mon ami, puisque j'ai votre promesse de quitter ce pays et de retourner en Europe, je vous dirai que vous pouvez reparaître, même à Malacca, en toute sécurité, car j'ai été assez heureux pour arranger votre mauvaise affaire. Vous ne serez point inquiété par la famille que vous avez privée d'un de ses membres, et le gouverneur m'a accordé votre grâce. Partez donc; retournez dans votre famille, et vivez toujours chrétiennement.

Rodrigo avait promis... puis il avait manqué de fidélité à sa parole ! Mais cette fois, après être rentré en grâce avec Dieu par le ministère de Xavier, il porta sa démission au gouverneur

            — Senhor, lui dit-il, j'ai promis au saint Père de rentrer dans ma famille, et c'est assez, c'est beaucoup trop de lui avoir manqué de parole une fois ! On ne connaît pas le regard du Père de Xavier lorsqu'on a encouru son mécontentement ! Je ne m'y exposerai plus ! J'ai cru sentir sur moi l'oeil de la justice divine, quand je l'ai rencontré l'autre joual Je pars avec lui pour Goa, où je profiterai du premier navire qui fera voile pour Lisbonne.

Rodrigo partit en effet, et, recommandé par François de Xavier aux Pères de la Compagnie de Jésus, à Lisbonne, il vécut en excellent chrétien.

Le vice-roi, dont le Père de Xavier avait déjà conquis l'affection, le vit partir avec regret; il éprouvait le désir de réformer sa vie par ses conseils, et voulait suivre sa direction pendant quelques mois. Xavier ne pouvant rester à Baçaïm dans le moment, il fut convenu qu'il passerait l'hiver à Goa, où don Joam de Castro se rendrait aussitôt que les affaires qui le retenaient seraient terminées; alors il ferait une confession générale et se conformerait pour l'avenir, aux avis spirituels du saint Père. Ces arrangements pris, Xavier donna sa bénédiction au vice-roi et s'embarqua.

 

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III

 

On se rappelle l'héroïque dévouement de François de Xavier pour les malades d'une flotte espagnole, forcée de relâcher à Amboine au moment où il y arrivait; on se souvient des prodiges de sa douce charité, de son énergique mortification, de son entier oubli de lui-même pour le soulagement de tous les équipages attaqués du scorbut.

Parmi ces malades, se trouvait don Côme de Torrez, prêtre espagnol, un des hommes les plus savants de l'époque, et que son goût pour les sciences avait entraîné dans les Indes, sur la flotte de Charles-Quint. Il avait reçu une large part des soins tendres et délicats de notre aimable saint, et cette vie de sublime abnégation lui avait paru une merveille qu'il n'aurait pu croire s'il ne lui eût été donné de la voir et de l'admirer durant quatre mois entiers, sans le moindre affaiblissement de courage. De son côté, François de Xavier avait été touché des vertus et de la piété de don Côme de Torrez, dont il connaissait depuis longtemps la réputation de science et de sainte vie, et l'un et l'autre s'étaient liés d'une sincère amitié. Au départ de la flotte, l'apôtre des Indes avait remis à son nouvel ami une lettre de recommandation pour le Père recteur du collège de Goa, où il avait été reçu à bras ouverts. La vie si parfaite des Pères de ce collège avait excité l'admiration du prêtre espagnol, au point de lui faire désirer ardemment d'entrer dans la Compagnie de Jésus. Le Père Lancilotti lui avait fait faire les exercices spirituels; son désir en était devenu plus vif, mais il redoutait les voeux, il voulait attendre encore. Il flottait dans cette pénible incertitude, lorsque le grand apôtre arrivant à Goa pour y passer l'hiver, et le trouvant au collège, l'accueille cômme un de ses frères, l'embrasse et le presse sur son cœur en s'écriant

            — Côme de Torrez ! que je suis heureux de vous voir ici, mon bien cher Frère !

— Oui, mon très-cher Père, si vous voulez de moi, je suis des vôtres; j'étais incertain tout à l'heure encore; mais en vous voyant, en vous embrassant, la lumière s'est faite en moi; Dieu me veut ici.

François de Xavier était sûr de cet appel. Il remercia Dieu d'une telle acquisition, et réservant pour la conquête du Japon, qu'il méditait sérieusement, la science du nouveau missionnaire, il le chargea d'instruire trois Japonais, afin de le familiariser avec les difficultés de leur langue. Ces trois Japonais, que notre saint avait embarqués sur le bâtiment de Jorge Alvarez, au moment de quitter Malacca, étaient un jeune homme de famille noble et fort riche, nommé Anger, et deux de ses domestiques; l'apôtre de l’Orient espérait pénétrer dans l'empire du Japon, par leur moyen, avec plus de facilité et de plus grands éléments de succès. Anger va nous raconter lui-même les voies par lesquelles la divine Providence l'amena à la connaissance du christianisme et au désir de l'embrasser.

 

PAUL ANGER, PREMIER CHRÉTIEN JAPONAIS, AUX PÈRES ET FRÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS A ROME.

 

Goa, 27 novembre 1548.

 

«Que la paix et la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soient avec vous ! Ainsi soit-il.

«Puisqu'il a plu à Celui qui m'a créé de me chercher comme une brebis errante au milieu des ténèbres, pour m'amener à la lumière de son Evangile, m'arracher des prisons de la mort et me donner la liberté et la vie, je suis forcé de recourir à vous tous pour rendre à sa divine Majesté des actions de grâces proportionnées aux grandes faveurs dont sa miséricorde infinie a daigné me combler. Pénétré et confus de mon impuissance, je vous demande, mes très-chers Frères, de suppléer à mon indignité, et, pour vous y exciter, je vais vous exposer ici les voies extraordinaires par lesquelles le Père céleste m'a conduit au bercail de son Fils unique et bien-aimé.

« Etant encore au Japon, il y a quelques années, et poursuivi par des ennemis personnels qui en voulaient à ma vie, je me réfugiai dans un couvent de bonzes. Un navire portugais vint en même temps jeter l'ancre dans la rade devant laquelle est situé ce couvent. C'était précisément le navire de don Alvarez Vaz que j'avais connu autrefois, et qui s'empressa de m'offrir un asile sur son vaisseau; mais ses affaires devant le retenir en rade trop longtemps pour ma sûreté, il eut la bonté d'écrire à un de ses amis qui était dans un port assez éloigné, en le priant de me recevoir à son bord. Muni de cette lettre, je pris congé, de don Alvarez, et me rendis en hâte au port où je devais trouver Ferdinando Alvarez, à qui était adressée la recommandation dont j'étais porteur. J'arrivai de nuit, je me trompai, je remis la lettre à don Jorge Alvarez, capitaine d'un autre navire, et qui m'accueillit avec amitié, en me disant qu'il m'emmènerait avec lui et me présenterait au révérend Père Francisco de Xavier, son ami intime. J'y consentis. Pendant la traversée, soit pour me familiariser avec l'idée de voir le révérend Père et m'inspirer d'avance de l'estime et de l'affection pour lui, soit pour me donner quelques notions du christianisme, don Jorge amenait toujours la conversation sur le révérend Père, sur ses vertus, sur ses grandes actions, sur les effets merveilleux de sa parole. Il en résulta que je conçus deux vifs désirs : l'un de connaître par moi-même l'illustre et saint personnage dont on me vantait en termes si magnifiques les vertus et le charme; l'autre d'étudier sérieusement une religion qui produit des hommes d'une telle perfection. J'étais déjà si convaincu de la vérité de cette religion, que je me serais fait baptiser en arrivant à Malacca, si le senhor vicaire général n'eût vu dans mon mariage un obstacle à cette grâce, car il ne devait plus m'être permis, après le baptême, de vivre avec une femme idolâtre. J'en fus vivement affligé ; mais à ce chagrin s'en joignit un autre non moins cuisant. J'étais venu pour voir le révérend Père de Xavier, et il était absent ! La porte de l'église m'était fermée, et celui qui aurait pli calmer et adoucir ma douleur n'était pas là ! Désolé, découragé, je voulus retourner au Japon : les vents étaient favorables, je m'embarquai sur un vaisseau qui devait me laisser à un port de la Chine, éloigné de ma patrie seulement de deux cents lieues. J'arrivai à ce port où je trouvai un navire partant pour le Japon; j'y montai; nous levons l'ancre, et je compte revoir mon pays après six ou sept jours de navigation.

«Mais Celui qui gouverne toutes choses et les fait tourner à l'accomplissement de ses desseins, me ramena au point d'où j'étais parti par des voies qui ne sont connues que de lui seul. A vingt lieues des côtes du Japon, une tempête des plus violentes nous menace des plus grands périls pendant quatre jours, et finit par nous rejeter sur les côtes de la Chine, que nous venions de quitter.

«Le danger que je venais de courir me fit réfléchir sérieusement. J'étais fatigué, inquiet, déchiré de remords, lorsque je vois venir à moi don Alvarez Vaz. Sa surprise fut grande en me rencontrant en Chine, tandis qu'il me croyait à Malacca. Je lui raccontai mes aventures et le péril auquel je venais d'échapper; j'étais encore tout mouillé et couvert de l'écume de la mer. Il m'offrit de nouveau son bord et m'engagea à tenter encore le voyage de Malacca. Don Lorenzo Botelli se joignit à lui, tous deux m'assurèrent que j'y trouverais le révérend Père Francisco de Xavier, qu'il me consolerait de tout, qu'il m'instruirait, me baptiserait, me mettrait au séminaire de Goa et me ferait ramener ensuite au Japon avec des Pères de sa Compagnie.

« Je suivis leurs conseils et revins avec eux à Malacca. La première personne que je vis en sortant du vaisseau fut don Jorge Alvarez ! Nous fûmes ravis de nous revoir, et, à l'instant même, il me mena à la cathédrale, où le révérend Père de Xavier bénissait un mariage. Après la cérémonie, le capitaine me présenta à lui et lui dit qui j'étais, et pourquoi je venais.

«Attentif et les yeux fixés sur le Père de Xavier, je vis son doux visage s'épanouir d'une grande et sainte joie; puis, se tournant vers moi, il me regarda si tendrement, il me parla avec tant de douceur et me témoigna tant d'affection, que mon coeur s'éprit pour lui, et je fus assez heureux pour voir mon extrême tendresse payée d'un retour délicieux ! A sa touchante voix, à son doux langage, je reconnus la divine Providence, j'admirai ses ressorts, j'adorai ses décrets impénétrables !

« Le Père de Xavier me destina aussitôt pour le séminaire de Goa; mais son plan de visite aux chrétiens du Comorin ne lui permettant pas de venir avec moi, il m'envoya devant lui sur le vaisseau de Jorge Alvarez. Il nous suivit de près, car nous arrivâmes le ter mars, et lui le 4 ou le 5 du même mois (1). On eût dit que les vents et l'eau s'accordaient pour seconder mes désirs. Je soupirais après lui, je soupirais après le baptême, et mes voeux furent bientôt comblés. Il arriva; mon instruction s'acheva dans le collège, et je fus baptisé le lendemain de la Pentecôte, avec les deux domestiques que j'avais amenés du Japon.

« Telle est mon histoire. J'espère qu'avec la grâce de Jésus-Christ, Seigneur et Créateur de toutes choses, notre Rédempteur, qui a daigné souffrir et mourir sur la croix pour nous, elle tournera non-seulement à mon profit personnel, mais encore à la gloire de Dieu, à la propagation de la foi, à l'honneur de toute l'Église. Quant à moi, je suis bien dédommagé de toutes mes peines ! Je jouis de plus de bien que je n'osais l'espérer. Chaque jour la foi jette dans mon âme de

 

 

1 Il y a erreur dans cette date. La visite aux chrétiens des côtes de la Pêcherie, le séjour à Manapar, le voyage à l'ils de Ceylan, où le saint négocie un traité avec le roi de Jafanapatnam et convertit celui de Candi, au centre de File, le voyage de l'île de Ceylan à Goa et à Baçâim, tout cela ne pouvait s'être fait en quatre ou cinq jours. Nous avons préféré la date indiquée par le B. Bouhours et reproduite par le traducteur des lettres, qui fixe cette arrivée au 20 mars. D'ailleurs nous trouvons également celle du 20 mars dans une lettre de Côme de Torrez à la Compagnie de Jésus.

 

nouveaux rayons; la vérité, la sainteté de l'Evangile se développent de plus en plus à mes yeux; les bienfaits dont j'ai été comblé, ceux que je reçois sans cesse, les joies, les consolations dont mon âme est remplie, me rendent palpable, pour ainsi dire, ce que je ne faisais qu'entrevoir. Il me semble que j'ai reçu une nouvelle vie, de nouvelles facultés, et que Dieu m'a créé de nouveau. J'apprends tout ce qu'on m'enseigne avec une rapidité qui m'étonne et me confond. Il m'a fallu si peu de jours pour lire et écrire en langue européenne, que mon intelligence est un prodige qui m'étourdit. J'ai retenu exactement par coeur, mot à mot, toute l'explication de l'Evangile de saint Matthieu, que le Père Côme de Torrez m'a faite deux fois, et je l'ai traduite en japonais.

«Le Père de Xavier se propose d'aller au Japon et de m'associer à ses travaux.

« Priez, mes frères ! priez, afin que Dieu daigne nous bénir. Demandez pour moi une reconnaissance proportionnée aux bienfaits que j'ai reçus ! ils sont si grands que Dieu s'est, pour ainsi dire, obligé de me donner la force de souffrir la mort en confessant son saint nom, pour ne me pas laisser dans la nécessité d'être ingrat.

« Mon cœur me dit que je ne mourrai pas sans avoir vu au Japon un collège de votre Compagnie pour l'avancement de la foi et la gloire de Dieu, pour lequel je suis, mes Pères, votre serviteur,

 

« PAUL DE SAINTE-FOI. »

 

Après son baptême, Paul Anger avait demandé à Xavier la permission de prendre le nom de Sainte-Foi, en souvenir du collège où il avait trouvé le bonheur; autorisé par le saint apôtre, il adopta ce nom et ne le quitta plus. L'un de ses domestiques fut nommé Jean, et l'autre Antoine; ils ne cédaient en rien à leur maître pour la ferveur de leur piété et la pratique de toutes les vertus chrétiennes.

 

FIN DU PREMIER VOLUME.

 

IV

 

La ville d’Aden, souvent inquiétée parles Turcs, venait de se mettre sous la protection des Portugais, qui depuis longtemps ambitionnaient ce poste voisin de la mer Rouge. Le vice-roi faisait équiper à Baçaïm une flotte dont le commandement était confié à son fils, Alvarez de Castro, et il avait donné ordre au gouverneur de Goa de lui envoyer huit vaisseaux armés et équipés, qui devaient joindre la flotte à Baçaïm pour prendre part à l'expédition.

Au moment où les huit vaisseaux de Goa allaient lever l'ancre, François de Xavier apprend que Fernando Alvar, officier dont la valeur et les brillants faits d'armes ont toujours mérité les plus grands éloges, fait partie de l'expédition et qu'il vient d'embarquer sur la Santa-Fe. Au même instant, le saint apôtre saisit son bréviaire, court au port, entre dans une embarcation, se fait conduire à la Santa-Fe et y monte au moment même où le commandement se fait entendre. On lève l'ancre, voilà notre saint gagnant la haute mer avec l'assurance d'un passager qui entreprend un voyage mûrement réfléchi et longuement préparé.

— Mon cher Père, lui dit le capitaine, quelle bonne fortune pour nous !  J'ignorais que vous suivriez la flotte, et surtout que j'aurais le bonheur de vous posséder à mon bord?

            — Je l'ignorais moi-même il n'y a qu'un instant, lui répondit Xavier en souriant.

Après quelques moments de causerie avec le capitaine, notre saint joignit Fernando qui ne pouvait plus le fuir comme il avait fait jusque-là.

Fernando Alvar était l'homme le plus dur et le plus vicieux. Ses talents militaires et sa grande valeur étaient reconnus; mais c'était tout ce qu'on pouvait estimer en lui. Plusieurs fois déjà François de Xavier avait tenté d'approcher de ce pécheur endurci; toujours il avait été repoussé avec une violence qui tenait de la brutalité. Le zèle de l'apôtre, que rien ne décourageait, se retranchait alors dans la prière, et il attendait une occasion nouvelle. Celle qui se présentait lui paraissant toute providentielle, il ne doutait plus du succès, il était sûr que le moment de la grâce était arrivé, et qu'avant peu il aurait faut la difficile conquête qu'il ambitionnait.

Nous savons tout ce que François de Xavier possédait de ressources pour subjuguer les esprits et attirer les cœurs; il les mit toutes en oeuvre se gardant, bien d'attaquer la place ouvertement, avant d'avoir affaibli ses moyens de défense. Il parut se plaire dans la société de Fernando, au point que les pharisiens de l'équipage se regardaient avec étonnement et se disaient: « Comment se fait-il que le saint Père, qui est prophète et qui sait tout ce qu'on ne lui dit pas, ne sache pas ce que c'est que Fernando Alvar? S'il le savait, nous ne le verrions pas, assurément, dans une telle intimité avec cet homme dont tout le monde s'éloigne comme d'un pestiféré.»

Le saint Père s'apercevait très-bien de l'étonnement qu'il excitait; mais il n'en persistait pas moins dans le plan qu'il s'était tracé et dont il espérait le succès, car déjà Fernando recherchait notre saint et paraissait préférer sa société à toute autre

— Je n'aurais jamais cru, disait-il au capitaine, que le Père Francisco fût aussi aimable. C'est, en vérité, le plus charmant gentilhomme que j'aie jamais rencontré! Il est fâcheux qu'il soit prêtre.

Fernando était joueur effréné; Xavier paraissait s'intéresser vivement à son jeu, et, l'entendant jurer et blasphémer dans un moment où il perdait considérablement, il lui dit de sa plus douce voix

— Le jeu demande du calme, senhor Alvar; je crains que vous ne perdiez jusqu'au bout, en vous emportant ainsi.

            — Que voulez-vous, mon Père, je ne suis pas maître de moi, répondit le fougueux soldat dont la brutalité était devenue proverbiale.

Le lendemain, notre saint se voyant déjà aimé de Fernando Alvar, jugea le moment venu. Il passa son bras sous celui de l'homme de guerre, et, du ton le plus insinuant, il lui dit à voix basse, en l'entraînant sur le pont

            — Senhor Fernando, je suis assez curieux et je désire fort savoir une chose que vous seul pouvez me dire.

            — Parlez, mon Père.

— Eh bien ! dites-moi si vous vous êtes confessé avant de partir?

            — Oh ! il y a longtemps que je ne me suis occupé de cela, mon Père.

            — Comment! brave comme vous l'êtes, toujours le premier sur la brèche, toujours exposé à être le premier tué, vous voulez paraître devant Dieu avec une conscience ainsi chargée? A quoi pensez-vous donc?

            — Mon cher Père, il parait que je ne suis pas de bonne prise, car je voulus me confesser une fois avant d'aller à l'ennemi, et le vicaire me renvoya sous prétexte que je n'étais pas préparé; je crois qu'il avait peur de moi.

            — Eh bien ! moi qui n'en ai pas peur, je veux vous confesser, senhor Fernando; je ne veux pas, si un Turc vous atteint mortellement, qu'il envoie votre âme en enfer.

            — Vous ne savez pas à quoi vous vous engagez, mon Père !... L'affaire est trop difficile...

 — Pas du tout, senhor; laissez-moi vous préparer à faire une bonne confession, et vous verrez que ce ne sera pas plus difficile pour vous que pour tant d'autres.

Fernando ne résista plus; il écouta notre apôtre, il se laissa toucher par sa douce et puissante parole, et lui promit de se confesser au mouillage de Coulan, dont on approchait. En y arrivant, François de Xavier descendit à terre avec lui, et le confessa dans une forêt qui bordait le rivage.

            — Mon Père, lui dit Fernando, vous m'avez inspiré un tel regret de ma vie de désordre, que vous pouvez m'imposer la plus rigoureuse pénitence; je vous promets de faire tout ce que vous voudrez en expiation de mes péchés.

Le saint apôtre lui imposa seulement la récitation d'un Pater et d'un Ave. Grand fut l'étonnement de Fernando:

            — Eh quoi ! mon Père, un Pater et un Ave pour cette confession de soldat? Et que voulez-vous donc que je devienne, après avoir tant offensé Dieu, si je ne fais une pénitence aussi proportionnée que possible?

            — La miséricorde de Dieu est infinie, mon ami, ayez confiance; quant à sa justice, nous l'apaiserons, j'espère, lui répondit Xavier avec l'ineffable douceur qui le faisait tant aimer.

Puis il s'enfonce dans la forêt, pendant que Fernando accomplit sa pénitence, et là, comme à Cranganor, il se déchire vivement avec la discipline qu'il portait toujours sur lui. Fernando l'entend et devine sa pensée; il court à lui, arrache la discipline de ses mains, se dépouille lui-même jusqu'à la ceinture et se frappe jusqu'au sang, car il a vu couler le sang du saint Père.

            — Mon Père, mon cher Père, c'est moi qui ai péché, et c'est vous que vous punissez ! lui dit-il avec, larmes.

François de Xavier l'embrassa plusieurs fois, heureux de le voir dans une disposition dont il prévoyait la persévérance.

            — Je vous avoue maintenant, lui dit-il, que je ne me suis embarqué que pour vous. Je voulais donner votre âme à Dieu, j'ai eu cette consolation, je vous quitte avec l'espérance que vous serez fidèle à la grâce que vous avez reçue. Continuez votre voyage; je retourne à Goa et ne vous oublierai pas devant Notre-Seigneur !

Fernando, après l'expédition d'Aden, entra dans un Ordre religieux où il vécut et mourut saintement. De retour à Goa, notre saint se livra avec plus d'ardeur que jamais à tous les exercices de la vie spirituelle et à des austérités effrayantes, afin de renouveler ses forces et d'attirer les bénédictions célestes sur la nouvelle conquête qu'il méditait. Toutefois, il ne retrancha rien de ses travaux extérieurs. Toujours dévoré de zèle et toujours infatigable, il reprit les prédications, les confessions, les instructions pour les enfants et les esclaves, le soin des prisons et des hôpitaux; il semblait se multiplier. Dirigeant tous les intérêts de la Compagnie de Jésus dans les Indes, et l'administration des collèges qu'il y avait fondés, il veillait à tout, il prévoyait tout, il surmontait toutes les difficultés et ne reculait. devant aucun obstacle. Chacun se disait qu'il ne pouvait sans miracle suffire à tant et de si pénibles labeurs. Il avait un collège à Goa, un autre à Granganor; il fallait en établir un troisième à Malacca et un quatrième aux Moluques. Pour cela, il fallait correspondre avec Rome et Lisbonne, en Europe; avec Malacca, distante de Goa, de sept cents lieues, et avec les Moluques qui en sont éloignées de pas de mille.

Dans ce siècle, la navigation était loin d'avoir acquis les moyens de rapidité et les chances de sûreté que la science lui a donnés depuis; le travail de la correspondance en était d'autant plus considérable pour le saint apôtre. Si plusieurs bâtiments partaient ensemble, ou à de courts intervalles l'un de l'autre pour ces diverses destinations, il écrivait jusqu'à trois fois les mêmes lettres, afin que si un navire se perdait en mer, l'autre pût y suppléer. Quand on considère les immenses et magnifiques travaux de son admirable apostolat, on ne peut comprendre qu'il ait pu suffire à cette volumineuse correspondance. C'est un prodige des plus étonnants, surtout quand on voit avec quel soin et quel détail il dirigeait par lettres tous les missionnaires dont il était le supérieur, et tous les Pères chargés des collèges qu'il avait solidement établis à travers tant d'obstacles et de difficulté.

Toutes ces occupations ne l'empêchaient pas de consacrer chaque jour, après le dîner, deux heures entières à l'oraison. Il se retirait dans le clocher, afin de n'être point dérangé, et un jeune séminariste du collège, nommé André, avait la charge de l'avertir lorsque les deux heures étaient expirées; sans cela, notre saint s'oubliait en Dieu.

Un jour, André va l'avertir avec d'autant plus d'exactitude, que le vice-roi lui avait donné rendez-vous; mais François de Xavier n'entend pas; il est assis sur un banc de bois, ses mains sont croisées sur sa poitrine, ses yeux sont fixés vers le ciel, il est immobile : André le contemple un instant avec admiration; jamais il n'avait rien vu de comparable à cette belle et extatique figure. Des larmes s'échappent de ses yeux, il voudrait demeurer là, à genoux devant ce saint Père qui lui semble une vision céleste; mais le Père de Xavier est attendu par le vice-roi, et lui a donné l'ordre d'interrompre cette contemplation, il faut qu'il obéisse : ,

            — Mon Père ! reprend-il enfin, mon Père! vous devez aller chez le vice-roi qui vous attend.

François de Xavier ne bouge pas; ses yeux restent dans la même fixité, dans la même expression de béatitude; son corps seul touche à la terre, toute son âme est perdue en Dieu ! André n'ose plus insister, il se retire respectueusement, pénétré de vénération. Deux heures après, il retourne auprès du saint apôtre, rien n'est changé ni dans son attitude ni dans son regard. André se croit obligé cette fois de le forcer en quelque sorte à revenir à la terre , et, après l'avoir appelé en vain plusieurs fois, il se permet de prendre son bras et de le secouer assez fortement

— Comment, lui dit doucement le Père de Xavier, il y a déjà deux heures?

            — Il y en a quatre, mon Père.

            — Allons donc tout de suite chez le vice-roi.

Il sort à l'instant emmenant André avec lui, mais à la porte du collège il est ravi de nouveau, et, forcé de rentrer, il lui dit :

            — Dieu veut que cette journée soit pour lui seul; nous irons demain chez le vice-roi.

Nous avons vu, dans le cours de cette histoire, que ces ravissements se renouvelaient souvent pour l'illustre apôtre des Indes, et que les plus violentes tempêtes et les cris de désespoir des passagers ne pouvaient le distraire, même un seul instant, de ses communications avec Dieu. Les marins avaient coutume de dire :

« Il faudra bien que la tourmente cesse, le Père Francisco est avec Dieu ! »

Pendant ce séjour à Goa, notre saint se retirait fréquemment dans un petit oratoire placé au fond du jardin du collège, et là, Dieu l'inondait de telles délices, que souvent on l'entendit le supplier de modérer ses faveurs:

«C'est assez !   Seigneur, c'est assez ! s'écriait-il. »

Et il entr'ouvrait sa soutane, il sortait de l'oratoire, se promenait dans le jardin, et cherchait à donner de J'air à sa poitrine brûlée par le feu divin qui le remplissait ! Il se croyait seul, ou plutôt il avait oublié la terre au point de ne pas penser qu'on pût le voir ainsi, et il laissait échapper de son coeur ce cri d'amour qui lui était habituel et qu'il répétait même pendant son court sommeil

« O Jésus ! l'amour de mon cœur ! »

Le grand Xavier, nous l'avons dit, voulait conquérir le Japon, il voulait conquérir la Chine, il aurait voulu conquérir le monde entier pour le donner à l'Eglise de Jésus-Christ, et il éprouvait le besoin d'être sans cesse avec Dieu pour puiser à pleines mains, dans les trésors de sa miséricorde, toutes les bénédictions qu'il désirait sur ses magnifiques entreprises. Il avait également besoin d'être sans cesse avec lui afin de lui témoigner son ardent amour et son immense reconnaissance pour les faveurs si extraordinaires dont il était comblé. Aussi, la journée lui paraissant insuffisante, le soir, quand venait pour tous l'heure du repos, François de Xavier qui ne voulait plus d'autre repos que celui du ciel, et à qui Dieu donnait des forces surhumaines, sortait furtivement de sa cellule, descendait à l'église, et là, s'oubliait quelquefois jusqu'au jour. D'autres fois il arrivait que, Dieu permettant à la nature de réclamer ses droits, un impérieux besoin de sommeil s'emparait du saint apôtre; souvent il se retirait tristement, déplorant sa faiblesse; mais, souvent aussi, il ne pouvait se résigner à s'éloigner de la sainte humanité du divin Sauveur. Alors avec l'amour et l'abandon de l'enfant bien-aimé qui s'endort dans les bras maternels, il se laissait aller au repos sur les degrés de l'autel et le plus près possible de Celui qu'il aimait. Après quelques instants de sommeil il reprenait son oraison et, plusieurs fois, le matin, les Pères qui entraient dans l'église le trouvaient en extase, le visage lumineux, le corps élevé au-dessus du sol et se soutenant, par une vertu divine, à une grande élévation. Toujours il distribuait la sainte communion en fléchissant les genoux, et souvent on le vit communier ainsi les fidèles, les genoux ployés, mais ne touchant pas la terre; il était même assez élevé pour que le prodige ne pût être contesté par aucun des assistants; alors son visage rayonnait d'une lumière éblouissante. Ce double prodige fut constaté plusieurs fois à Goa.

On comprend l'empressement de chacun pour assister à la messe du saint Père, et la consolation qu'on goûtait à communier de sa main; on comprend la confiance et l'amour qu'il inspirait; son arrivée était toujours une fête, son départ était toujours un deuil.

Un jour, on le voit paraître à l'entrée d'une rue au moment où chacun prenait la fuite en présence d'un éléphant emporté et furieux

            — Mon Dieu ! le saint Père ! s'écria-t-on de tous les points à la fois ; sauvez le saint Père ! Père Francisco ! prenez donc garde !... mon Père ! saint Père !...

L'éléphant est déjà loin, le Père bien-aimé est entouré, questionné, pressé avec l'anxiété du coeur effrayé... Il ne comprend pas

            — Comment ! mon Père, il ne vous a pas fait de mal? — Qui donc, mes enfants ?

            — L'éléphant !

            — L'éléphant? je n'ai pas vu d'éléphant.

— Est-il possible? Quel miracle, mon Père ! Il allait sur vous, Antonio et Rafaëlo couraient vous sauver au risque de se faire tuer, quand il s'est jeté entre vous et eux, et il s'est enfui par là...

            — Je ne l'ai pas vu et il ne m'a fait aucun mal, reprit l'humble Père.

Et il accompagna ces paroles d'un si doux regard que tous ceux qui l'entouraient se disaient lorsqu'il se fut éloigné :

— Comme son regard d'ange nous remerciait de notre inquiétude ! Comme on voit qu'il sait bien que nous l'aimons, ce saint Père!

Cependant, don Joam de Castro, qui était venu rejoindre notre saint à Goa, ainsi qu'ils en étaient convenus,dépérissait chaque jour et se préparait sous sa direction à une mort qu'il prévoyait très-prochaine. Il avait remis l'administration de la province entre les mains d'un de ses ministres, don Garcia de , en attendant l'arrivée de don Joam de Mascarenhas, le nouveau vice-roi, et ne s'occupant plus que de ses intérêts spirituels, il ne recevait que le Père de Xavier. Bientôt il lui donna la consolation de mourir dans ses bras avec les sentiments d'une si vive foi et d'une si douce confiance en Dieu, que François de Xavier disait à ce sujet

            — J'ai eu la consolation de voir mourir un grand de la terre comme meurent les saints religieux.

Libre désormais de quitter Goa, où le vice-roi ne le retenait plus, l'illustre apôtre allait s'embarquer pour le cap Comorin, afin de revoir ses chers Palawars une fois encore avant de partir pour le Japon; mais en ce moment arriva un vaisseau portugais d'où débarquèrent cinq missionnaires de sa Compagnie venant d'Europe. Ce renfort d'ouvriers évangéliques remplit son coeur d'une grande joie, et lui fit retarder son voyage sur les côtes de la Pêcherie. Il fit prêcher aussitôt le Père Gaspard Barzée, qu'il savait être célèbre en Europe par son éloquence, et dont tout l'équipage, avec lequel il arrivait, lui faisait l'éloge le plus complet. Après l'avoir entendu, il le destina au poste qui mandait le plus de talent. L'arrivée des Pères ne ut pas la seule joie qui consola notre saint. Plusieurs gentilshommes portugais, passagers sur le bâtiment qui venait de porter les missionnaires, profondément impressionnés par l'exemple de leurs vertus et par l'éloquente parole du Père Barzée, vinrent supplier Xavier de les recevoir dans la Compagnie de Jésus. Le capitaine du vaisseau et le gouverneur d'une des plus importantes places étaient au nombre des aspirants. Notre saint les reçut avec bonheur dans le collège; il chargea un des Pères de leur faire faire les exercices spirituels de saint Ignace ; il remercia Dieu de toutes ces consolations, et il s'embarqua le 2 septembre pour le cap Comorin.

Les chrétiens des côtes étaient toujours persécutés par les Badages ; François de Xavier les consola, les fortifia et encouragea les missionnaires chargés de ces chrétientés, et qui se voyaient si souvent exposés à la mort. Après cette laborieuse tournée, il se remit en mer, le 22 octobre, et se rendit à Cochin, d'où il écrivit à saint Ignace et au Père Simon Rodriguez, les conjurant l'un et l'autre d'envoyer des ouvriers pour cultiver ses chères et nombreuses chrétientés des Indes qui se multipliaient si rapidement. Il écrivit au roi de Portugal pour lui demander d'employer des mesures propres à faire cesser les exactions dont les officiers royaux accablaient les chrétiens de la Pêcherie; et ayant obtenu que l'évêque de Goa envoyât don Joam de Villa de Conde, son vicaire général, porter au pied

trône les plaintes de son âme, il rédigea le plan du mémoire. qui devait être présenté au souverain, et que sa lettre appuyait et recommandait à l'attention du monarque. Notre saint joignit à ce plan, et sur la même feuille , des recommandations adressées au vicaire général et relatives à la mission qu'il allait remplir en Portugal (1).

Le saint apôtre passa deux mois à Cochin, travaillant sans relâche, ne prenant pas un seul instant de repos, passant une grande partie de la nuit en oraison, et, comme toujours, se nourrissant à peine.

De Cochin, il se rendit à Baçaïm et demanda à don Garcia de une lettre pour le gouverneur de Malacca, afin qu'il lui facilitât le passage au Japon; puis il revint à Goa, et prit ses mesures pour le voyage après lequel il soupirait si ardemment.

La ville d'Ormuz, habitée par des peuples de tous

 

1 Ces instructions, écrites et signées de la main de l'illustre Xavier, ne portent point de date ; mais la lettre au roi étant du 20 janvier 1549, indique la date approximative de ce précieux autographe conservé à Paris.

 

les pays et de toutes les religions, avait besoin d'un missionnaire aussi savant que vertueux. Xavier n'envoyait d'ordinaire les Pères de la Compagnie que dans les lieux évangélisés d'abord par lui-même, et dont il connaissait les dispositions et lés ressources pour le succès de la religion; mais ne pouvant aller à Ormuz, sans remettre à l'année suivante son voyage .au Japon, il désigna le Père Barzée pour ce difficile mission, et lui adjoignit le frère Ramon Pereira, qui n'était pas encore prêtre. Il envoya les Pères Lancilotti à Coulan, Gonzalez à Baçaïm, et Cypriano à Socotora; enfin, il nomma Paul de Camerini supérieur général de la Compagnie dans les Indes, en son absence, et Antonio Gomez recteur du collège de Goa. Il donna à Gaspard Barzée des instructions écrites si remarquables, que nous ne pouvons les omettre ici; elles font trop bien apprécier toute la sagesse, toute la prudence de notre saint,en même temps que la profonde et patiente étude qu'il avait faite du cœur humain et des pays qu'il avait si rapidement parcourus. Il fallait un tel génie pour arriver si promptement à de tels résultats.

Nous avons abrégé les instructions qui font le sujet de la section suivante, en raison de leur grande étendue. On les trouve complètes dans le deuxième volume des admirables lettres de notre saint.

 

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V

 

INSTRUCTIONS DE SAINT FRANÇOIS DE XAVIER AU PÈRE GASPARD BARZÉE PARTANT POUR LA MISSION D'ORMUZ.

 

Goa, 1549.

« Que la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ soient avec vous ! Ainsi soit-il.

« Ma tendresse pour vous ne vous laissera pas partir poux l'importante mission d'Ormuz, sans vous donner des instructions que je crois d'une grande utilité pour la gloire de Dieu, le salut des âmes et votre avancement spirituel.

« Votre soin principal doit être celui de votre propre perfection. Acquittez-vous d'abord de ce que vous devez à Dieu et à votre conscience; c'est le plus sûr moyen de faire beaucoup de fruit dans les âmes.

« Attachez-vous à l'exercice des plus humbles fonctions de votre Ministère, afin d'avancer davantage dans l'humilité. Enseignez vous-même le catéchisme aux enfants des Portugais, à leurs esclaves et aux enfants indigènes; ne vous déchargez de ce soin sur personne. Faites-leur répéter, mot à mot, les prières que tout chrétien doit savoir par coeur; vous vous exercerez ainsi à la patience; vous édifierez le prochain, et l'estime que vous attirera votre modestie vous fera juger plus propre à enseigner, à tous, les mystères de la religion.

«Visitez les pauvres et les malades dans les hôpitaux; exhortez-les à recourir au sacrement de Pénitence qui efface les péchés, et à celui de l'Eucharistie qui est un préservatif contre les rechutes. Lorsqu'ils voudront se confesser, entendez leur confession sans retard si vous le pouvez. Après les soins donnés à l'âme, soignez le corps; recommandez ces pâuvres malheureux aux administrateurs, et tâchez de leur procurer d'ailleurs tous les secours, tous les adoucissements possibles.

« Visitez les prisonniers, engagez-les à faire une confession générale; plus que d'autres ils ont besoin d'être pressés là-dessus, car on en trouve peu parmi eux qui aient jamais fait une confession exacte. Priez les confrères de la Miséricorde de s'employer auprès des magistrats, afin d'obtenir leur élargissement et d'aider les plus pauvres.

« Servez, autant que vous le pourrez, la confrérie de la Miséricorde, et travaillez à la développer. Vous rencontrerez de riches négociants qui, après s'être confessés, auront à restituer du bien mal acquis, et vous confieront l'argent destiné à cette restitution, ne sachant plus à qui elle est due. Versez la somme tout entière dans les mains du trésorier de la Miséricorde, afin de n'être point trompé clans l'usage que vous en ferez ; car souvent des personnes qui vous paraîtraient mériter cette aumône par la misère qu'elles vous accuseraient, ne seraient que des imposteurs qui ne surprendraient pas ainsi la bonne foi des confrères de la Miséricorde, dont la principale application est de distinguer les véritables pauvres de ceux qui n'en ont que l'apparence. Vous en serez d'ailleurs plus libre pour l'exercice de votre ministère tout dévoué à la conversion des âmes, car 1a distribution des aumônes prend beaucoup de temps et donne beaucoup de distractions et d'embarras. Enfin, par ce moyen, vous préviendrez les plaintes et les soupçons de ceux qui, disposés à de mauvaises interprétations, penseraient peut-être que, sous prétexte d'acquitter les dettes de vos pénitents, vous détournez à votre usage une partie de l'argent qui vous a été confié.

«Agissez avec les personnes du monde qui se diront vos anis, ou avec lesquelles vous aurez des relations habituelles, comme si elles devaient un jour devenir vos ennemis. De cette manière vous ne ferez et ne direz jamais rien qu'on puisse tourner contre vous dans un moment de colère. On est obligé de prendre ces précautions avec les enfants du siècle qui, en général, observent les enfants de lumière avec défiance et malignité.

«N'ayez pas moins de circonspection pour tout ce qui regarde votre avancement spirituel. Tenez pour certain que vous ferez de grands progrès, dans le mépris de vous-même, et dans l'union avec Dieu, si vous réglez toutes vos paroles et toutes vos actions selon la prudence. L'examen particulier vous y aidera beaucoup ; ne manquez jamais de le faire deux fois par jour, ou tout au moins une fois, suivant notre méthode, quelles que soient vos occupations.

« La prédication est un bien général; de toutes les fonctions du ministère évangélique, c'est celle dont on retire le plus de fruit. Prêchez donc le plus souvent que vous le pourrez; mais gardez-vous d'avancer des propositions douteuses; ne prenez pour sujet de vos sermons que des vérités certaines ,claires et qui amènent d'elles-mêmes à la réforme des moeurs. Faites ressortir la majesté infinie de Dieu, et l'énormité du péché qui l'outrage. Imprimez dans les esprits la crainte de la redoutable sentence qui sera fulminée contre les réprouvés au jour du dernier jugement. Représentez, avec toutes les ressources de l'éloquence, les supplices éternels auxquels ils seront condamnés. Enfin, parlez de la mort, et de la mort subite, à ceux qui vivent dans 1'indifférence et l'oubli de leur salut, avec une conscience chargée de crimes. A toutes ces considérations, ajoutez celle de la Passion et de la mort du Sauveur des hommes, mars faites-le d'une manière touchante, pathétique, propre à exciter dans les cœurs une vive douleur des péchés commis, et à les émouvoir jusqu'aux larmes. Voilà ce que je souhaite que vous vous proposiez en prêchant.

« N'avertissez jamais en public les magistrats, les principaux officiers dont la conduite vous parait blâmable. S'ils viennent se confesser à vous, faites-leur vos observations dans le secret du tribunal de la pénitence , et, dans le cas contraire, allez leur faire une visite et parlez-leur en particulier. Ils sont d'ordinaire fiers et délicats : un avertissement public, au lieu de leur être utile, les rendrait furieux et intraitables, comme le taureau piqué par le taon. Mais ne donnez ces sortes d'avis qu'après avoir gagné la confiance et l'affection de ceux que vous aurez à reprendre, et employez la douceur ou la force, selon le degré d'influence que vous aurez pu acquérir. Tempérez toujours vos observations parla douceur de la voix, la bienveillance du regard, le choix des expressions, et qu'un sourire aimable accompagne vos paroles; du reste, protestez qu'un sentiment de tendre charité est le seul qui vous inspire. Et si vous voyez que, malgré ces protestations, vous avez froissé leur susceptibilité, embrassez-les, pressez-les dans vos bras, témoignez-leur le plus vif intérêt. La réprimande est fâcheuse et amère par elle-même; si elle est accompagnée de paroles dures et d'un visage sévère, des hommes habitués à la flatterie la rejetteront et s'emporteront contre le censeur de leur conduite.

«Pour la confession; dans ces contrées de l'Orient où la liberté de pécher est très-grande et l'usage de la pénitence très-rare, voici la méthode que je crois la meilleure : quand un pécheur, habitué au vice depuis longtemps, voudra se confesser à vous, engagez-le à prendre deux ou trois jours pour examiner sérieusement sa conscience, en repassant sur toute sa vie depuis son enfance, et faites-lui écrire ses péchés pour aider sa mémoire. Il ne faudra pas toujours l'absoudre après cette confession; quand vous le pourrez, il faudra le faire éloigner du monde pendant deux ou trois jours, et l'exciter à la douleur de ses péchés et à l'amour de Dieu, afin de lui rendre plus utile l'absolution sacramentelle. Pendant cette courte retraite, vous l'enseignerez à méditer; vous lui ferez faire quelques exercices de la première semaine; vous lui conseillerez quelque mortification corporelle, comme le jeûne ou la discipline, pour s'aider à concevoir un plus grand regret de ses péchés. Et si le pénitent s'est enrichi par des voies injustes, s'il a flétri la réputation de son prochain, faites-lui restituer le bien mal acquis, et réparer le tort fait à l'honneur de ses frères; et s'il est engagé dans des occasions de péché, qu'il les quitte et s'en éloigne. Il doit faire tout cela pendant la retraite; c'est le temps le plus propre à exiger des pécheurs ces devoirs aussi difficiles qu'indispensables. Si vous vous contentiez de ses promesses, la ferveur passée, vous auriez la douleur de le voir retomber dans le précipice dont vous ne l'auriez pas suffisamment éloigné.

« Prenez garde de rebuter, par une sévérité précipitée, ceux qui ont commencé à vous découvrir les plaies de leur âme. Quelque grands que soient leurs crimes, écoutez-les avec patience et douceur; venez-leur en aide, soulagez leur honte en leur témoignant une grande compassion, et ne paraissez étonné d'aucun de leurs aveux, quelque énormes qu'ils soient. Persuadez-les, au contraire, que vous avez eu souvent l'occasion d'entendre ces sortes de confessions, et afin qu'ils rie désespèrent pas du pardon de leurs péchés, parlez-leur des miséricordes infinies de Dieu; dites-leur que, par sa grâce, vous avez le pouvoir de guérir toutes les plaies mortelles de l'âme; encouragez-les enfin par tous les moyens en votre pouvoir. Vous en trouverez quelquefois dont la langue est liée par la honte. Dans ces occasions, nous devons briser ce lien, et, pour cela, aller, s'il le faut, jusqu'à leur découvrir les faiblesses de. notre vie passée; cette confidence ouvrira leur coeur et amènera des aveux complets. Ah ! que pourrait refuser une véritable et ardente charité pour sauver des âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ ! Mais quand, comment et jusqu'à quel point ce moyen doit-il être employé? C'est ce que la prudence, l'expérience, l'esprit de Dieu, vous inspireront au moment même.

«Vous rencontrerez des chrétiens qui ne croient pas à la présence réelle de Jésus-Christ dans le très-saint sacrement de l'autel. Cette incrédulité vient de leur éloignement des sacrements, ou de leur contact habituel avec les païens, les mahométans et les hérétiques; souvent, par le scandale que donnent d'autres chrétiens, et, je le dis avec autant de regret que de honte, par des prêtres dont la vie de votre le ministère ! Le peuple les voyant monter à l'autel sans préparation et sans respect, suppose qu'ils n'ont pas foi eux-mêmes clans la présence de Jésus-Christ au sacrifice de la messe. Faites en sorte que ces chrétiens vous exposent franchement tous leurs doutes; prouvez-leur ensuite la vérité de la présence réelle de Jésus-Christ, et tâchez de leur faire comprendre que le moyen le plus sûr d'être éclairés et de sortir de l'abîme de leurs vices et de leurs erreurs, est de faire une bonne confession générale et de s'approcher du divin sacrement de l'autel. Vous les amènerez ensuite facilement à y recourir souvent avec les dispositions requises.

« Ne pensez pas que tout soit fini quand le pénitent par une confession à laquelle il s'est pourtant préparé. Il faut encore creuser dans sa conscience et en retirer ce qu'il n'a pas vu. Interrogez tous ces marchands sur l'origine de leur fortune, sur la manière dont ils ont opéré leurs échanges, sur la nature de leurs livraisons, sur leurs contrats de vente et de prêt, et vous trouverez l'usure partout; vous reconnaîtrez que la plus grande partie de leur fortune est injustement acquise. Ils ont presque tous une telle habitude de ce genre de fraude et de rapine, qu'ils n'en ont point de scrupule, ou en ont si peu, qu'ils ne s’en préoccupent pas. Insistez sur ce point à l'égard des gouverneurs, des trésoriers, des receveurs, de tous les officiers des finances. Lorsqu'ils se présenteront à vous, au saint tribunal, interrogez-les sur les moyens qui les enrichissent si promptement; sachez par quel secret leurs charges leur procurent de si grands revenus. S'ils font difficulté de l'avouer, insistez doucement de toutes les manières afin de les faire parler malgré eux, et vous découvrir les pratiques secrètes par lesquelles les gens d'affaires détournent à leur profit ce qui devrait être employé pour l'utilité publique. Ils achètent les marchandises avec les deniers du roi et les revendent pour leur compte personnel ; ils enlèvent tout sur le port; ils forcent le peuple à acheter au prix qu'ils ont fixé, et ce prix est toujours excessif. Quelque fois ils font attendre et languir dans le besoin ceux à qui le trésor est redevable, et ils les obligent de composer avec eux et de leur laisser une partie de la somme qui leur est due; et ce vol manifeste, ce hideux brigandage, ils le décorent du nom d'industrie. Ce n'est que par le moyen que je vous signale que vous parviendrez à savoir ce qu'ils doivent restituer au prochain pour se réconcilier avec Dieu;  si vous leur demandez en général s'ils ont fait du tort au prochain, ils vous répondront que leur mémoire ne leur reproche rien à cet. égard. L'usage leur tenant lieu de loi, ils se persuadent que ce qu'ils voient faire tous les jours ils peuvent le faire sans crime, comme si la coutume pouvait autoriser ce qui, soi-même, est criminel et vicieux. Vous ne reconnaîtrez jamais untel droit, et vous déclarerez à ces pécheurs que, pour mettre leur conscience en sûreté, ils doivent commencer par se défaire de leur bien mal acquis.

« Dès votre arrivée à Ormuz, allez vous présenter au grand vicaire, mettez-vous à genoux devant lui, baisez hument ses mains. Vous ne prêcherez point, vous n'exercerez aucune des fonctions de notre Institut sans lui en avoir demandé la permission ; vous lui obéirez en tout. N'ayez jamais de difficulté avec lui pour quelque chose que ce soit; tâchez, au contraire, de lui être agréable par vos services et de gagner son amitié par votre déférence et,votre disposition à lui céder toujours; amenez-le à désirer de faire les exercices spirituels, et faites-lui faire au moins ceux de la première semaine. Tâchez d'y amener  aussi les autres prêtres, et si vous ne pouvez obtenir qu'ils fassent la retraite d'un mois, suivant notre coutume, engagez-les à la faire de quelques jours, et ne manquez pas de les visiter chaque jour pendant ce temps-là, et de leur développer vous-même les sujets des méditations.

« Témoignez au gouverneur le respect et la soumission due à sa dignité; ne vous mettez pas mal avec lui sous aucun prétexte, manquât-il à son devoir d'une manière grave. Attendez d'avoir acquis sa confiance et sa bienveillance par votre conduite et vos relations avec lui; alors, allez le voir sans crainte, témoignez-lui l'intérêt que vous attachez à son salut, et déclarez-lui avec douceur et modestie, le chagrin que vous cause le danger auquel il expose son âme et sa réputation. Faites-lui connaître l'opinion des peuples, la possibilité de la faire arriver au pied du trône, et l'avantage qu'il y aurait pour lui à satisfaire au plus tôt le publie; mais n'entreprenez cela qu'autant que vous serez sûr d'être écouté. Ne vous chargez jamais de lui porter les plaintes des particuliers; refusez-le absolument. Excusez-vous sur vos fonctions évangéliques qui ne vous permettent pas d'attendre des journées entières le moment d'une audience toujours difficile à obtenir. Ajoutez qu'eussiez-vous le temps de faire votre cour, et toutes les portes du palais fussent-elles ouvertes pour vous, à toute heure, vous auriez peu de succès dans vos démarches, si le gouverneur est tel qu'on le peint; s'il n'est touché ni de la crainte de Dieu ni du cri de sa conscience il ferait peu de cas de vos avis.

«Après les travaux ordinaires et indispensables pour les chrétiens, employez tous les moments qui vous resteront à la conversion des infidèles. Donnez toujours la préférence aux travaux dont le fruit s'étend plus loin. N'omettez jamais une prédication pour une confession ; ne laissez pas le catéchisme, qui doit se faire tous les jours à heure fixe, pour une visite particulière ou autre bonne oeuvre. Une heure avant le catéchisme, ne négligez pas de parcourir la ville avec votre compagnon, et d'inviter tout le monde, à haute voix, à venir entendre l'explication de la doctrine chrétienne.

« Vous écrirez de temps en temps au collège de Goa pour rendre compte de vos travaux, de la manière dont vous exercez les fonctions évangéliques, du fruit - que vous en avez retiré jusque-là, et pour consulter sur les meilleurs moyens d'avancer la gloire de Dieu. Que vos lettres soient exactes, afin que nos Pères de Goa puissent les envoyer en Europe comme des preuves authentiques de nos travaux dans l'Orient, et des bénédictions que Dieu daigne répandre sur les efforts de notre petite Compagnie. Qu'il ne se glisse rien dans ces lettres dont personne ait lieu de s'offenser; rien qui ne paraisse vraisemblable, et qui ne porte à louer Dieu et à le servir.

« A votre arrivée à Ormuz, voyez les habitants notables dont on vous dira le plus de bien, et qui seront le mieux instruits des mœurs et des usages du pays. Informez-vous auprès d'eux des vices dominants et des fraudes les plus généralement pratiquées dans le commerce, afin de vous préparer à éclairer les consciences à cet égard, soit au tribunal de la pénitence, soit dans les relations extérieures.

« Toutes les nuits vous parcourrez les rues de la ville, en recommandant à haute voix de prier pour les morts et pour les vivants qui sont en état de péché mortel. Vous conformerez le ton de votre voix à la recommandation ce vous ferez .

« Ayez, en tout temps, le visage serein, la physionomie gaie, le regard doux et bienveillant, l'humeur agréable. Ne laissez jamais paraître ni tristesse ni impatience; vous éloigneriez ceux qui se sentiraient portés à vous ouvrir leur coeur. Parlez toujours avec douceur, soyez toujours aimable même lorsque vous reprenez quelqu'un; votre charité doit témoigner que  la faute vous déplaît          : mais non celui qui l'a commise. « Les dimanches et fêtes; vous prêcherez, vers deux heures après midi, dans l'église de la Miséricorde, ou dans une des principales églises de la ville, après avoir envoyé Ramon Pereira            parcourir les rues avec une clochette, pour inviter le peuple à venir au sermon, à moins que vous ne préfériez aller faire vous-même cette invitation. Vous porterez à l'église l'explication du symbole des apôtres et le règlement de vie que j'ai rédigés. Vous donnerez une copie de ce règlement à ceux dont vous entendrez la confession, et vous leur imposerez, pour pénitence, la pratique de ce qui y est contenu, pendant quelques jours. Ils s'accoutumeront ainsi à une vie chrétienne, et feront bientôt d'eux-mêmes, habituellement, ce qu'ils n'avaient fait d'abord que par exception et sur l'ordre du confesseur. Mais comme vous n'aurez pas le temps de faire un assez grand nombre de ces copies, je vous conseille d'en faire faire une en très-gros caractère; vous l'exposerez dans un lieu public, et ceux qui voudront s'en servir pourront la lire ou la copier sans difficulté.

 « Il viendra à vous des jeunes gens qui désireront entrer dans notre Compagnie. Examinez-les, et ceux que vous jugerez y être propres, envoyez-les à Goa avec une lettre qui exprime leur désir et vos observations sur leurs gants. Vous pourrez, si vous le préférez, les retenir auprès de vous; dans ce dernier cas, après leur avoir fait f ,pendant un mois, les exercices spirituels vous les éprouverez de manière à édifier le peuple sans les rendre ridicules eux-mêmes. Ainsi, ordonnez-leur de servir les malades dans les Maux et de leur rendre les services les plus abjects, les plus rebutants. Faites-leur visiter les prisonniers ; et qu’ils apprennent à les consoler. Enfin exercez vos novices dans toutes les pratiques de l'humilité et de la mortification; mais ne souffrez pas qu'ils paraissent en public sous des vêtements ridicules qui attirent les moqueries du peuple. Je dis, bien loin de le commander, ne le souffrez pas. N'engagez pas indifféremment tous les novices aux épreuves que la nature abhorre le plus; examinez la force de chacun, et proportionnez les mortifications au tempérament, à l'éducation, à l'avancement spirituel, de manière à ce que vous puissiez espérer que l'épreuve ne sera pas inutile, et qu'elle fructifiera selon la mesure de grâce qui leur sera donnée.

« Si celui qui dirige les novices néglige ces ménagements, il arrivera que ceux qui auraient pu faire de grands progrès dans la vertu, s'ils eussent été conduits prudemment, perdront courage et retourneront en arrière. D'ailleurs, ces épreuves, trop fortes pour des âmes qui commencent, éloignent les coeurs du maître des novices, et lui font perdre la confiance de ses disciples. Celui qui forme les jeunes gens à la vie religieuse doit employer tous les moyens de gagner leur confiance, afin que, s'ouvrant à lui avec candeur et simplicité, ils lui découvrent leurs inclinations et les tentations qui les assiègent. Si les novices n'ont cette ouverture de cœur, ils ne se dégageront jamais des piéges du démon, ils n'arriveront jamais à la perfection religieuse. Ces premières semences du mal germent et se développent par le silence; insensiblement le novice se dégoûte, il se fatigue de la discipline religieuse, il finit par secouer le joug de Jésus-Christ, et il retourne au monde et souvent à tous ses désordres.

« Parmi les novices les uns seront portés à la vaine gloire, d'autres au plaisir des sens ou à d'autres vices. La meilleure manière de les guérir, est de leur faire composer des discours contre ces vices; vous leur ferez chercher tous les motifs et tous les moyens de les combattre et de les détruire, et vous leur ferez prêcher ces discours au peuple, dans l'église ou dans l'hôpital, aux convalescents, ou ailleurs. Il y a lieu d'espérer que cette étude et cette application leur seront plus utiles qu'à leurs auditeurs. Ils prendront pour eux-mêmes les remèdes qu'ils auront indiqués aux autres, et ne voudront pas rester dans la voie d'où ils auront cherché à éloigner leurs frères.

« Vous userez, à proportion, de la même industrie pour les pécheurs qui ne peuvent ,se décider à s'éloigner des occasions du péché, ni à restituer le bien d'autrui. Quand vous aurez gagné leur bienveillance, conseillez-leur de se dire à eux-mêmes ce qu'ils diraient à leurs amis en pareil cas, et engagez-les à chercher tous les motifs qui peuvent appuyer la condamnation de leurs délais ou de leur; résistance.

«Avant de parler de la grande affaire du salut, assurez-vous de la disposition d'esprit de celui que vous voulez sauver. Tâchez de découvrir s'il est calme ou agité par une passion violente; s'il se perd volontairement, où s'il est assez droit pour reconnaître la vérité lorsqu'on la lui présentera; s'il est entraîné au mal par la violence de la tentation ou par sa mauvaise nature; s'il est docile, de manière à espérer qu'il profitera d'un bon conseil, ou s'il est d'une humeur difficile et peu traitable. Tout cela doit être examiné, afin de parler à chacun d'après la disposition que vous aurez remarquée en lui. Usez de ménagement avec les esprits durs et difficiles; mais ne flattez jamais le malade; ne dites jamais rien qui puisse affaiblir la vertu du remède, ou en empêcher l'effet.

« En quelque lieu que vous soyez, n'y fussiez-vous qu'en passant, tâchez de savoir, par les habitants les plus honorables, non-seulement quels sont les crimes qui se commettent le plus ordinairement dans la ville, et les fraudes les plus usitées dans le commerce, ainsi que je vous l'ai recommandé pour Ormuz, mais encore les inclinations du peuple, les coutumes du pays, la forme du gouvernement, les opinions, tout ce qui touche à la vie civile. Croyez-moi, la connaissance de ces choses est de la plus grande utilité au missionnaire, pour remédier promptement aux maladies spirituelles, et être toujours prêt à faire du bien à tous ceux qui se présenteront à vous. Cette connaissance acquise rien ne vous surprendra, rien ne vous étonnera; vous manierez plus facilement les esprits, vous aurez plus d'autorité sur eux, vous saurez sur quels points vous devez le plus appuyer dans la prédication, et ce que vous devez recommander avec le plus d'instance dans la confession.

On méprise souvent les avis des religieux, sous prétexte qu'ils ignorent le monde et manquent d'usage; mais lorsqu'on en rencontre un qui sait vivre et qui a l'expérience des choses humaines, on l'admire comme un homme extraordinaire, on s'abandonne à lui, on se fait violence bien volontiers sous sa direction, ses conseils les plus difficiles sont mis en pratique. Tel est le fruit merveilleux de la science du monde. Vous devez donc travailler à l'acquérir, avec autant de zèle. que vous en aviez autrefois pour apprendre la doctrine des philosophes et des théologiens. Seulement, ce n'est pas dans les manuscrits, ce n'est pas dans les livres imprimés qu'on acquiert cette science; c'est dans les livres vivants, c'est dans les relations avec des personnes sûres et intelligentes. Avec cette science vous ferez plus de fruit qu'avec tous les raisonnements des docteurs et toutes les subtilités de l'école.

«Vous prendrez un jour de la semaine pour travailler à réconcilier les ennemis ou ceux qui, divisés par des questions d'intérêt, sont sur le point de plaider. Ecoutez les plaintes de chacun, proposez-leur des arrangements, tâchez de leur faire comprendre qu'il y a plus d'avantage à s'accommoder qu'à s'engager dans des procès interminables qui ruinent la conscience, la réputation et la fortune. Les avocats, procureurs et greffiers que la chicane enrichit, en seront peu satisfaits; mais faites-leur comprendre à eux-mêmes, qu'en prolongeant ou en provoquant les procès, ils s'exposent à une damnation éternelle. Et si vous pouvez même les engager dans une retraite de quelques jours, faites-le, afin que les exercices spirituels les éclairent et changent leurs dispositions.

N'attendez pas d'être à Ormuz pour prêcher; commencez sur mer, dès que vous serez embarqué. Ne cherchez à faire preuve ni d'érudition ni de mémoire en citant beaucoup de passages des anciens auteurs; citez peu et choisissez convenablement. Attachez-vous surtout à peindre l'état des âmes livrées au monde et au péché, de manière à ce qu'elles puissent reconnaître dans vos sermons, comme dans un miroir, leurs inquiétudes, leurs artifices, leurs frivoles projets, leurs vaines espérances. Vous leur montrerez l'abîme qu'elles se sont ainsi creusé; vous leur découvrirez les piéges qui leur sont tendus par l'esprit du mal; vous leur enseignerez les moyens de les éviter, et vous jouterez qu'ils ont tout à redouter s'ils s'y laissent prendre. Par là, vous captiverez l'attention; car on se fait toujours écouter quand on parle des intérêts de l'auditeur.

« Evitez les spéculations élevées, les questions embarrassées et controversées, ces choses au-dessus de la portée des personnes du monde, ne font que du bruit sans résultat pour l'amélioration des consciences. Vous n'attacherez vos auditeurs qu'en les représentant eux-mêmes; mais pour cela, il faut les avoir observés et approfondis; il faut les bien connaître. Etudiez donc ces livres vivants, et vous y trouverez les moyens de vous rendre maître des coeurs et de les diriger ensuite du côté où ils doivent aller.

« Je ne vous défends pas néanmoins de consulter l'Ecriture sainte, les Pères de l'Eglise, les saints canons, les livres de piété, les traités de morale, à Dieu ne plaise ! Ils vous fourniront des preuves solides pour établir les vérités chrétiennes, des remèdes souverains contre les tentations, des exemples héroïques de toutes les vertus. Mais tout cela est froid pour les esprits peu disposés à le recevoir, et ils ne peuvent l'être convenablement que par les voies que je vous ai signalées, connaître l'homme par une étude approfondie de lui-même, le peindre fidèlement et placer le tableau à un jour tel, que chacun puisse s'y reconnaître.

« Puisque le roi a donné l'ordre de fournir à vos besoins, usez de cette libéralité et ne demandez rien qu'à ses ministres. Refusez, même directement, ce que d'autres voudraient vous offrir; vous serez plus sûr de conserver votre liberté apostolique. En ce sens, qui prend est pris. Car si nous voyons la nécessité de donner un avis charitable à celui dont nous recevons l'aumône; nous sommes traités avec hauteur, comme si l'aumône que nous en recevons les faisait nos maîtres et leur donnait droit de nous mépriser. Ceci regarde certains pécheurs qui s'empresseront de vous rechercher, se feront honneur d'être de vos amis, et tâcheront de gagner votre amitié par toutes sortes d'attentions. Ne vous y trompez pas, s'ils recherchent votre société, ce n'est nullement dans le but d'en profiter pour l'amendement de leur vie : c'est pour vous fermer la bouche et s'éviter une censure qu'ils méritent. Sans repousser ces hommes-là, soyez en garde contre eux. S'ils vous invitent à leur table, ne leur refusez pas. Ne refusez pas non plus les présents de peu de valeur qui sont en usage dans les Indes, tels que fruits et eau fraîche  (1), qu'on ne peut refuser sans témoigner du mépris; mais déclarez-leur que vous ne les recevrez qu'à la condition qu'ils recevront bien vos conseils, et que si vous allez manger avec eux, ce n'est qu'autant qu'il vous sera permis de les préparer à faire une bonne confession et à s'approcher de la table sainte. Quant aux présents que vous serez forcé de recevoir, envoyez-les de suite aux malades, aux prisonniers ou à d'autres pauvres. Le peuple en sera édifié et ne pourra vous taxer d'avarice, ni soupçonner votre délicatesse.

« Il me reste à vous parler de la prudence qu'un religieux doit apporter dans ses relations avec les femmes.

« De quelque condition qu'elles soient, vous ne leur parlerez jamais que dans un lieu public, comme l'église. Je ne puis vous permettre de les voir chez elles, hors le cas de nécessité, pour entendre leur confession, et en présence de mari ou de quelque pigent ou voisin. Si vous êtes obligé de visiter une veuve ou une fille, faites-vous accompagner d'un homme honorable.

 

1 Dans ces climats brûlants, il est d'usage d'offrir de l'eau fraîche à boire.

 

Malgré ces précautions, vos visites doivent être rares et absolument nécessaires; car, avec les femmes, il y a toujours plus à perdre qu'à gagner. Leur légèreté donne aux confesseurs plus de travail qu'elle ne rapporte de fruit; aussi, conseillerai-je toujours de cultiver préférablement les maris. Il y a plus d'avantage à instruire les hommes, dont la nature est plus forte et plus constante. D'ailleurs, la piété des femmes et le bon ordre des familles dépendent très-ordinairement de la vertu des hommes.

« Quand vous serez arrivé à Ormuz, après avoir prudemment considéré l'état des choses, vous verrez où il conviendra que vous demeuriez, soit dans l'hôpital, soit dans la maison de la Miséricorde, ou dans un petit logement qui n'en soit pas éloigné.

«Si je vous appelle au Japon, vous écrirez aussitôt au recteur du collège de Goa par deux ou trois voies différentes, afin qu'il vous remplace par un de nos Pères, capable de consoler la ville d'Ormuz. Enfin, je vous recommande vous-même à vous-même, mon cher Gaspard; surtout, n'oubliez jamais que vous êtes membre de la Compagnie de Jésus !

«Dans les affaires particulières, l'expérience vous fera sentir ce qui sera le plus à la gloire de Dieu; car, en fait de prudence, l'usage est le meilleur maître.

« Souvenez-vous de moi dans vos prières et vos saints sacrifices, et recommandez  à ceux que vous dirigerez de prier pour moi le Maître que nous servons.

« Lisez ces instructions toutes les semaines, afin de n’en rien oublier.

 « Plaise au Seigneur de vous conduire, de vous garder dans votre voyage, et cependant d'être toujours avec nous !

 

« FRANÇOIS. »

VI

 

François de Xavier allait ajouter dix-huit cents lieues à la distance immense qui le séparait, depuis sept ans, de ses plus chères, de ses plus saintes affections. Mais, au jour de son sacrifice, il s'était voué à la gloire de Dieu, et à sa plus grande gloire, il s'était voué au salut des âmes, il s'était voué à l'immolation continuelle de lui-même, et cela pour toujours. Et depuis ce moment, le généreux apôtre, dévoré du besoin de souffrir pour le Dieu qu'il aimait d'un si ardent amour, était insatiable de privations et de fatigues, de dangers et de travaux. ,

Ses amis de Goa renouvelèrent, en cette circonstance, les scènes d'opposition et de désolation que nous avons vu à Ternate pour l'empêcher de tenter l'abordage aux clés du More. On lui faisait les plus effrayantes peintures des dangers de la navigation dans ces mers semées d'écueils, surtout dans un moment où les vaisseaux portugais, expulsés de tous les ports de la Chine, et se tenant éloignés de ses eaux, ne pouvaient porter le moindre secours à celui dont le hardi courage affronterait ces périls. Mais l'intrépide Xavier repoussa les sollicitations de l'amitié avec la même dignité et la même fermeté qu'à Ternate : il demeura inébranlable.

 

«Les capitaines Jorge Alvarez et Alvarez Vaz ont le courage de s'exposer à ces dangers dans l'intérêt de leur négoce, dit-il à plusieurs de ses amis venus dans le but de le retenir, pourquoi vous persuader que je serai plus malheureux qu'ils ne l'ont été jusqu'à présent? Pourquoi voulez-vous croire que le vaisseau que je monterai sera pris par les pirates plutôt que les leurs? pourquoi le typhon me serait-il plus nuisible? Vous allez courir tous ces dangers pour un misérable intérêt de commerce, et vous voulez m'empêcher de m'y exposer pour le salut des âmes, pour la gloire de Dieu? Je vous avoue que je suis peiné de votre peu de foi, et que je suis confus d'avoir été prévenu; je suis affligé de voir que les missionnaires ont eu jusqu'ici moins de courage que des marchands. Je vous remercie néanmoins de votre sollicitude; votre amitié me touche, mais je suis forcé de lui résister. La divine Providence m'a toujours protégé, elle m'a toujours secouru, rien n'altèrera ma confiance en elle ! Ne m'a-t-elle pas déjà préservé de mille dangers sur mer? N'est-ce pas elle encore qui m'a préservé de l'épée des Badages et des poisons de l'île du More ? Et vous vouai me persuader maintenant que je dois m'en défier ?

«D'ailleurs, ma mission n'est pas bornée aux Indes; j' y suis venu avec l'intention et le désir de porter la foi jusqu'aux extrémités de la terre, s'il est possible J'irai donc au Japon ! »

Que pouvaient les amis de notre saint? L'admirer et s'affliger. c'est ce qu'ils firent en priant ardemment pour sa conservation.

« ..... J'entreprends ce voyage avec joie, écrivait le saint apôtre à son bien-aimé Père Ignace ; l'avenir me sourit par les brillantes espérances qu'il me présente pour le succès de mes travaux au milieu de ces peuples. «Les Japonais, tous païens, n'ont parmi eux ni juifs, ni mahométans, et ils sont très-curieux des sciences divines et naturelles. . . . . .. .

« ..... J'irai d'abord me présenter à l'empereur, puis, dans les académies et les universités, et là j'espère faire triompher l'Evangile ! Paul de Sainte-Foi m'assure que, d'après une tradition de ce pays, les superstitions du Japon sont venues de Cénic ville située au delà de la Chine et du Cattay (1).

« Lorsque je serai fixé au milieu de ce peuple, je . vous instruirai de ses moeurs, de sa littérature, de son gouvernement. Je ferai plus, je donnerai ces détails à l'Université de Paris, afin qu'elle les communique aux autres Universités de l'Europe. J'emmènerai le Père Côme de Torrez et les trois Japonais dont je vous ai parlé.

«On compte treize cents lieues (2) de Goa au Japon; il faut passer le détroit de Malacca, doubler ce cap, longer les côtes de la Chine. Je n'ai pas d'expressions pour vous peindre la joie que me donne la pensée de cette

 

1 Aujourd'hui le Thibet.

2 Il y en a plus de dix-sept cents.

 

entreprise ! Je serai exposé aux plus grands dangers que l'Océan puisse offrir- celui des tempêtes, qui sont fréquentes et terribles dans ces parages : celui des écueils, des bancs de sable, des brisants qui sont perfides dans ces mers inconnues, avec des pilotes inexpérimentés ; enfin, celui des pirates dont ces dangereuses mers sont infestées. Les périls de cette traversée sont tels, que nos marins se trouvent très-heureux de sauver un navire sur trois.

« Tout cela ne peut que m'animer davantage. Dieu me donne une telle conviction que je planterai la Croix de Jésus-Christ sur ce sol païen, que je ne reculerais pas, les dangers fussent-ils plus grands encore ! Vous pouvez juger des motifs de cette conviction, par les mémoires que je vous envoie sur ce pays.

« Je pense que vous avez à Rome, et ailleurs, beaucoup de nos religieux qui n'ont de goût ni pour la prédication, ni pour l'enseignement dans les collèges. Ils seraient bien utiles ici pour nos missions, pourvu toutefois qu'ils soient exercés dans la pratique de toutes les vertus, d'une pureté angélique et d'une force de corps et d'esprit capable de suffire à de grands travaux et de supporter de grandes peines.

« ... Ce n'est pas une petite besogne, je vous assure, que de faire ici des chrétiens et de les maintenir ! Il est donc bien essentiel pour nous, qui sommes les enfants de votre coeur, et si éloignés devons, que vous nous souteniez de la force de vos prières. Vous savez combien il y a de peine à former et à gouverner ceux qui jusqu'alors n'ont connu ni Dieu ni la raison, et qui regardent comme une véritable calamité la nécessité de changer des habitudes criminelles, devenues pour eux une seconde nature ! »

«Le séjour en ces climats est très-pénible, soit à cause des chaleurs excessives de l'été, soit à cause des pluies et des orages qui règnent tout l'hiver. A Socotora, aux Moluques, au cap Comorin, on trouve à peine de quoi vivre; et cependant, les travaux du corps et de l'esprit y sont immenses, incroyables ! Il faut toujours combattre, toujours résister avec les Indiens; ajoutez à cela l'extrême difficulté de leurs différentes langues et de leurs nombreux dialectes. Enfin, les dangers pour la vie de l'âme et pour la vie du corps y sont aussi grands qu'ils y sont fréquents. Néanmoins, et pour que tous nos frères en rendent à Dieu d'immortelles actions de grâces, je puis vous assurer que tous ceux de vos enfants qui sont aux Indes sont aimés, et, je dirai même, tendrement chéris de tous les peuples des païens, des chrétiens, des Portugais, des Indiens, des citoyens, des magistrats et des. supérieurs ecclésiastiques. . . . . . . . . . . . . . .

« Partout où il y a des chrétiens, on jouit de nos travaux. Aux Moluques, on compte quatre de nos ouvriers évangéliques; Malacca, deux; au cap Comorin, six; à Coulan, deux; à Baçaïm, deux; à Socotora, quatre; et, malgré les énormes distances, tous sont sous la direction d'un seul. Goa est éloigné des Moluques de plus de mille lieues (1); Malacca, de cinq cents; Comorin, de deux cents; Coulan, de cent vingt cinq; Baçaïm, de soixante; Socotora, de trois cents. Partout où sont nos frères, il y en a un qui a l'autorité sur les autres; mais ceux qui commandent sont -si vertueux et si prudents, que les subordonnés trouvent le bonheur dans l'obéissance.......

« ....... Vous feriez une bien bonne oeuvre, bien agréable à Dieu, et à nous tous qui sommes en exil si loin de vous, en nous écrivant une lettre d'instructions spirituelles; une lettre qui serait comme votre testament, par lequel vous lègueriez à vos enfants des Indes les richesses spirituelles que vous avez reçues de Dieu si abondamment. Faites-nous, je vous prie, cette charité, si votre temps peut se prêter à nos désirs !

« ........ Pour moi, je ne vous demande qu'une grâce, c'est de désigner un de nos Pères pour célébrer, pendant un an, le saint sacrifice à Saint-Pierre in Montorio, où le saint apôtre fut crucifié, et de me faire donner, par un des vôtres, des détails sur la situation de notre Compagnie, le nombre de ses profès et de ses collèges, ses travaux, les fruits qu'elle produit; car j'ai donné ordre de faire passer les lettres venant de Rome, à Malacca, d'où on me les enverra au Japon, par diverses voies, après en avoir fait plusieurs copies.

« O vous, mon vénérable Père, qui êtes vraiment le

 

1 Il est probable que saint François de Xavier n'était renseigné sur ces distances qu'approximativement, car elles ont été reconnues depuis beaucoup plus considérables.

 

père de mon âme ! c'est à deux genoux que je vous écris, comme si j'étais sous vos yeux; c’est à deux genoux que je vous conjure de presser la divine Majesté, dans toutes vos saintes oraisons, dans toutes vos prières, dans tous vos saints sacrifices, de me faire connaître sa sainte volonté, tant que j'aurai un souffle de vie, et de me donner la force de l'accomplir ! Je demande le même secours à tous nos Pères et Frères. « Votre fils et serviteur en Notre-Seigneur,

 

«FRANÇOIS DE XAVIER. »

 

Cette longue lettre, François de Xavier l'avait écrite à genoux; il n'écrivait jamais autrement à saint Ignace. Et c'est avec le coeur plein de cette vive et sainte tendresse pour le Père de son âme, son unique Père dans les entrailles de Jésus-Christ, que l'héroïque apôtre va mettre dix-huit cents lieues de plus entre cette chère affection et lui ! Et cela, après avoir calculé que les lettres de Rome ne pourraient lui arriver au Japon qu'à deux ans de leur date !... Mais, nous l'avons vu, la grande âme de Xavier était altérée de travaux, de souffrances, de sacrifices de tout genre, et, il vient de nous le dire lui-même, eût-il dû sacrifier bien davantage encore, il n'aurait pas hésité : la gloire de Dieu l’appelait au Japon ! N'écrivait-il pas au Père Simon Rodriguez :

 

«Le chrétien préfère la croix au repos. »

Le Père Gaspard Barzée fit voile pour Ormuz dans les premiers jours d'avril 1549. Le Père de Xavier, devant partir huit jours après lui, écrivit, pour la direction du Père Paul de Camerini, des recommandations où l'on retrouve toute la sagesse, toute la prudence, toute la douce et tendre charité de notre saint. Leur peu d'étendue nous permet de les reproduire en entier.

 

AU PÈRE PAUL DE CAMERIMI.

 

Avril, 1549.

 

«Que la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ soient toujours avec vous ! Ainsi soit-il.

«En partant pour le Japon, je viens vous conjurer, par le zèle qui vous anime pour le service de Dieu, et par votre attachement à notre Père Ignace et à la Compagnie de Jésus, mon cher Paul, de conserver, dans vos rapports avec Antonio Gomez, une profonde humilité et une grande circonspection, de manière à vivre avec lui dans une douce paix, et à mériter son amitié en conservant son estime. Agissez de même avec nos Pères dispersés dans les Indes. Bien que je les connaisse assez intimement pour être persuadé qu'ils n'ont pas absolument besoin d'un supérieur pour les diriger dans leur ministère, je dois leur en désigner un à qui ils soient tenus d'obéir, afin qu'ils ne perdent pas le mérite de l'obéissance; d'ailleurs, la règle le veut ainsi. C'est pour m'y conformer que je vous ai nommé supérieur de tous nos Pères et de tous nos novices résidant à Goa ou dans les Indes. Je vous investis de toute autorité sur eux, avec des modifications que je vous indiquerai, comptant sur vos connaissances, votre prudence et votre modestie. Vous exercerez ces pouvoirs jusqu'au moment où une autorité supérieure et légitime vous les retirera dans la forme prescrite par nos statuts.

«Voici maintenant les restrictions que je crois devoir mettre à vos pouvoirs. Ecoutez-les

« J'entends qu'Antonio Gomez exerce une autorité pleine et absolue sur tous les novices portugais ou indigènes qui ne font pas partie du séminaire. Je lui confère la libre administration des revenus et deniers du collège, tant pour les recouvrements à faire que pour les dépenses qu'il jugera convenables.

«Vous n'avez donc aucune inspection sur son administration, vous n'avez aucun compte à lui faire rendre. Vous laisserez également à sa discrétion l'admission ou le renvoi des élèves portugais ou indiens, n'interposant jamais votre autorité dans aucune de ses décisions. S'il arrive que vous voyiez les choses sous un point de vue différent du sien, faites-lui part de votre manière de voir, donnez-lui des conseils, accompagnez-les même de prières et d'instances; mais n'usez j mais d'autorité, ne la faites jamais sentir dans aucune de vos paroles. C'est à lui seul que je donne le droit de punir les enfants des deux nations. C'est lui seul qui est chargé de la discipline intérieure, de la distribution des offices, de l'admission ou du renvoi des domestiques. J'entends qu'il jouisse, dans l'exercice de ses fonctions, de toute liberté, de tolite sécurité, sans avoir à redouter d'interpellation ou de contradiction de la part de qui que ce soit.

«Au nom de l'obéissance que vous avez vouée en toute liberté à notre Père Ignace dont je ne suis que l'organe, je vous en conjure, et ceci est de la plus grande importance, évitez avec soin toute altercation, toute discussion, même toute apparence de froideur avec Antonio Gomez ! Donnez-vous au contraire des témoignages réciproques, et non équivoques, de la plus sincère cordialité, de la plus étroite union, travaillant, chacun de votre côté, et selon vos moyens, à la gloire de Dieu et au bien commun de la Société, de manière à ne donner prétexte à aucun murmure soit au dedans, soit au dehors.

« Lorsque nos Frères, qui sont en mission dans les villes ou bourgs du cap Comorin, —, le Père Nicolas à Coulan, le Frère Cyprien à Méliapour, Melchior Gonzalvo àBaçaim, Francisco Perez à Méliapour, ou ceux qui sont aux Moluques, Joam Beira et ses compagnons,

lorsqu'ils vous écriront pour solliciter du préteur ou de l'évêque quelques grâces temporelles qui, dans certaines occasions, peuvent leur être de la plus grande nécessité, quittez tout pour, vous occuper exclusivement de l'objet de leur demande, vous entendant avec Antonio Gomez, afin que de son côté, il emploie généreusement et promptement tous ses moyens. Lorsque vous écrirez à ces chers ouvriers évangéliques, qui supportent le poids du jour et de la chaleur, qui sont toujours couverts de sueur et de poussière, gardez-vous bien de laisser couler jamais de votre plume la plus légère goutte de fiel ! Encouragez-les au contraire par tout ce que vous trouverez de plus doux et de plus consolant dans la charité de votre coeur. Évitez scrupuleusement tout ce qui pourrait leur donner le plus léger prétexte de plainte ou de reproche, tout ce qui pourrait les offenser ou les attrister. Pourvoyez promptement et aussi abondamment que possible à leur nourriture, à leurs vêtements, à tout ce que leur santé exigera. Représentez-vous les immenses et continuelles fatigues qu'ils supportent si courageusement, jour et nuit, au service de Dieu, sans la moindre consolation humaine ! Ceci regarde surtout ceux qui sont aux Moluques et au cap Comorin, car ils ont une lourde croix à porter ! Ah ! prenez garde, au nom de Dieu ! de l'aggraver et de les faire gémir sous le poids. C'est un devoir de justice si important pour vous qui gardez les bagages, de secourir ceux de vos Frères qui sont constamment sous les armes, que je vous conjure, au nom du Seigneur notre Dieu, au nom du Père Ignace, de ne rien négliger pour eux !

« Quant à vous, mon cher Frère, je vous recommande de continuer à marcher dans la voie de la vertu comme vous l'avez fait jusqu'à présent; de répandre autour de vous la lumière de l'exemple, et de ne laisser échapper aucune occasion de m'écrire. J'attendrai de vous de nombreuses lettres, me donnant des détails sur ce qui vous concerne personnellement, sur la Société en général, sur la bonne intelligence qui régnera entre vous et Antonio Gomez, sur chacun de nos Frères qui travaillent au cap Comorin, sur le Frère Cyprien qui est à Méliapour, sur ceux de nos Frères qui arriveront d'Europe cette année. Vous me manderez le nombre de ceux qu'un talent distingué a fait destiner au ministère de la parole, celui des prêtres et celui de ceux qui ne sont pas dans les Ordres. Vous ne me laisserez rien ignorer de ce qui concerne leurs familles, leur nombre, leur nom, leur âge, leurs qualités, leurs forces physiques, leurs vertus. Pour cette correspondance deux voies, au moins, vous seront ouvertes : deux fois par an un vaisseau de la marine royale appareille à Goa, le premier pour arriver en septembre à Banda, le second part en avril pour les Moluques; mais l'un et l'autre relâchent à Malacca, où notre Frère Perez recevra les lettres à mon adresse, et sera chargé de me les faire passer au Japon.

« Vous me ferez bien plaisir, si toutes les semaines vous relisez ce précis de mes intentions que je vous laisse en partant pour rappeler à votre souvenir ma personne plus encore que mes volontés; j'espère par là vous engager, vous et tous nos fervents chrétiens, à attirer sur moi, par vos prières, toutes les bénédictions de Dieu.

«Je recommande à Antonio Gomez, s'il arrive de Portugal de bons prédicateurs, d'en envoyer quelques-uns dans les missions circonvoisines, par exemple à Cochin, où l'on désire ardemment un membre de notre Société; sur la côte de Cambaie, à Diu. Je vous fais, à vous, Paul, la même recommandation; agissez de concert, pour cela, avec Antonio Gomez.

« Si les soins multipliés que vous devez à votre administration ne vous laissent pas le temps suffisant pour satisfaire à tous mes désirs, ordonnez à un de nos serviteurs portugais de recueillir ce qui se dit de côté et d'autre sur nos missions, et surtout sur celle d'Ormuz où,est le Père Gaspard; faites-vous renseigner également sur toutes les nouvelles importantes qu'on répand à Goa.

« Au départ de chaque navire pour Malacca, vous ferez du tout un paquet à mon adresse, auquel vous joindrez ce que vous aurez de particulier à me mander sur les différents établissements dépendants du collège de Goa, et sur leurs localités, choses que vous ne pouvez connaître encore.

L'expérience ne vous ayant rien appris sur les moeurs de la côte de Comorin, de Méliapour, de Coulan, des Moluques, de Malacca, d'Ormuz, vous ne dérangerez aucun des ouvriers évangéliques des postes qu'ils y occupent; car, sans le vouloir, vous pourriez, par un ordre inopportun; mettre la cognée à un arbre prêt à porter d'excellents fruits. Vous pourriez faire avorter les projets les mieux conçus et dont la réussite, objet de longs et pénibles travaux, serait sur le point d'éclore, et, avec les meilleures intentions, vous feriez un tort considérable à la religion et au salut des âmes. Je vais écrire au Père Antonio Criminale de ne pas bouger du poste qui lui est assigné, quelque réquisition qui lui soit faite, et de ne pas souffrir, qu'à la demande de qui que ce soit, on dérange aucun des ouvriers qui, sous ses ordres, travaillent dans le Comorin, à moins, toutefois, que les circonstances ne lui paraissent permettre la chose sans inconvénient. J'en écris autant à chacun de ceux qui dirigent ou occupent les différents postes, afin qu'ils ne laissent pas ruiner leur oeuvre par le déplacement d'ouvriers nécessaires là, et qui, transportés inconsidérément ailleurs, feraient avorter les espérances les mieux fondées pour l'accroissement de l'empire de Jésus-Christ. N’interposez donc votre autorité dans aucune de ces mutations, et ne commandez rien qu'après un mûr examen.

Je vous défends de jamais faire venir à Goa, malgré lui, aucun de nos Frères malades ou indisposés ; pressentez auparavant leur consentement : comme aussi je, veux que ceux qui, pour des motifs graves, viendraient à vous sans ordre, soient bien accueillis et traités avec la plus tendre charité, et qu'il soit pourvu à leurs besoins. Si, travaillés d'un malaise d'esprit, ils sont venus d'eux-mêmes ou par le conseil de leurs frères, chercher un remède à leurs maux spirituels dans la pénitence ou dans une retraite de quelques jours, vous leur procurerez tous ces secours avec une charité paternelle, afin de ne pas mettre leur âme en péril.

«Je finis en vous priant instamment d'apporter la plus rigoureuse exactitude dans l'accomplissement de tout ce que je viens devons prescrire, ô mon cher Paul ! «Je suis tout à vous.

 

« FRANÇOIS. »

 

On comprend à quel degré devait porter la vertu d'obéissance, celui qui avait un tel sentiment de l'autorité et de l'ordre en toutes choses, et combien devait être douce et paternelle l'autorité qu'il exerçait lui-même sur ses Frères. C'est le plus admirable mélange de fermeté et de douceur que jamais homme ait possédé. Aussi, qui fût jamais plus aimé, plus tendrement vénéré que François de Xavier?

Le moment du départ était arrivé. Le 14 avril 1549, l'héroïque apôtre monta à bord d'une fuste qui le conduisit à Cochin où il devait trouver un navire en partance pour Malacca, et là, il en devait trouver un autre pour aller au Japon. Le Père Côme de Torrez, le Frère Juan Fernandez (1), Paul de Sainte-Foi et ses deux:domestiques s'embarquèrent avec lui. Il emmenait aussi, mais pour les laisser, l'un à Malacca, l'autre aux Moluques, les Pères Manoël Moralez et Alfonso de Castro.

 

 

1 Espagnol de la province de Biscaye.

 

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