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VIE DE SAINT HILARION.
CHAPITRE III. Abrégé de toute la vie de saint Hilarion.
CHAPITRE IV. Saint Hilarion commence à faire des miracles.
CHAPITRE V. Saint Hilarion guérit les enfants dElpide et d'Aristenète.
CHAPITRE VII. De quelle sorte Italicus demeura victorieux au cirque par le moyen de saint Hilarion.
CHAPITRE VIII. Saint Hilarion délivre une fille d'un charme qui l'avait rendue éperdument amoureuse.
CHAPITRE IX. Saint Hilarion délivre un officier des gardes de l'empereur qui était possédé.
CHAPITRE XIII. Description de la demeure de saint Antoine.
CHAPITRE XVIII. Mort de saint Hilarion, et conclusion de tout ce discours.
AVANT-PROPOS.
A ASELLA.
Vertueuse Asella, l'ornement et la gloire des vierges, souvenez-vous de moi, je vous prie, en vos saintes oraisons. Entretenant d'écrire la vie du bienheureux Hilarion, j'invoque le Saint-Esprit dont il était rempli, afin que celui qui l'a comblé de tant de vertus m'assiste pour les raconter dignement, et: égale mes paroles à ses actions ; car, comme dit Salluste, on n'estime ceux qui ont fait des choses excellentes et extraordinaires qu'à proportion des louanges que des esprits rares leur ont données. Alexandre-le-Grand (que Daniel figure sous le nom dun léopard ou d'un bouc), voyant le tombeau d'Acitille, s'écria : « O que tu as été heureux d'avoir rencontré un si grand esprit pour publier ton héroïque vaillance! » voulant signifier Homère par ces paroles. Or j'ai a écrire la vie d'un homme si admirable que, si Homère était vivant, ou il me porterait envie d'avoir trouvé une matière si (240) favorable, ou, s'il entreprenait de la traiter, il y succomberait lui-même; car, encore que saint Epiphane, évêque de Salamine en Cypre, qui a eu grande familiarité avec Hilarion, ait écrit en peu de mots ses louanges dans une lettre qui est entre les mains de tout le monde, il y a toutefois grande différence entre se servir de lieux communs pour louer un homme mort ou représenter les vertus qui lui ont été particulières. Ainsi entreprenant, plutôt en faveur de saint Epiphane que pour lui faire tort, l'ouvrage qu'il n'a fait que commencer, je méprise la voix de la médisance, qui, ayant déjà trouvé à redire à la vie de Paul que j'ai écrite, pourra bien aussi blâmer celle d'Hilarion, prenant la solitude de l'un pour un sujet de calomnie, et reprochant à l'autre qu'il a trop conversé parmi le monde; comme si ce que je dis de celui qui s'est toujours caché n'était qu'une fable, ou que l'on dût moins estimer l'autre à cause qu'il a été vu de plusieurs. Leurs pères, qui sont les pharisiens, en ont autrefois usé de la même sorte, n'ayant pu approuver ni la solitude et le jeûne de saint Jean, ni de voir notre Sauveur environné de grandes troupes, et qu'il bût et mangeât en la manière ordinaire. Mais je vais mettre la main à l'oeuvre que j'ai entreprise, et boucher mes oreilles pour passer outre sans entendre aboyer les chiens de Scylla. Je souhaite, très sacrée vierge, que vous demeuriez toujours en la grâce de Jésus-Christ, et que vous ne m'oubliez pas en vos saintes prières.
CHAPITRE I. Saint Hilarion, ayant passé quelque temps auprès de saint Antoine, se retire à l'âge de quinze ans dans un désert de la Palestine.
Hilarion était d'un bourg nommé Tabate qui est assis, du côté du midi, à cinq milles ou environ de Gaza, ville de Palestine. Son père et sa mère étant idolâtres, cette rose, ainsi que l'on dit communément, fleurit au milieu de ces épines. Ils l'envoyèrent apprendre les lettres humaines à Alexandrie, où il donna des preuves d'un grand esprit et d'une grande pureté de moeurs, autant que son âge le pouvait permettre; ce qui le rendit en peu de temps aimé de tous et savant en rhétorique. Mais, ce qui est incomparablement plus estimable, étant entré dans la foi de Jésus-Christ, il ne prenait plaisir ni aux fureurs du cirque, ni au sang des gladiateurs, ni aux dissolutions du théâtre, mais toute sa joie était de se trouver à l'église en l'assemblée des fidèles. Ayant entendu parler de saint Antoine, dont le nom était si célèbre dans toute l'Égypte, l'extrême désir qu'il eut de le voir le fit aller dans le désert ; et aussitôt qu'il eut reçu cette consolation, il changea d'habit et demeura près de deux mois auprès de lui, observant avec grand soin sa manière de vivre et la gravité de ses moeurs, quelle était son assiduité en l'oraison, son humilité à recevoir ses frères, sa sévérité à les reprendre, sa gaîté à les exhorter, et comme nulle infirmité n'était capable d'interrompre son abstinence en toutes choses et l'âpreté de ses jeûnes. Mais, ne pouvant souffrir davantage l'abord et la multitude de ceux qui venaient de tous côtés chercher saint Antoine pour être soulagés de diverses maladies, et particulièrement de l'obsession des démons, et disant que, puisqu'il n'y avait point d'apparence de voir dans le désert autant de monde que dans les villes, il fallait qu'il commençât ainsi qu'avait commencé Antoine, lequel, comme un vaillant soldat, pouvait alors jouir du fruit de ses victoires, au lieu que lui n'était pas encore seulement entré dans le combat, il s'en retourna en son pays avec, quelques solitaires; et ses parents étant déjà morts, il donna une partie de son bien à ses frères et l'autre aux pauvres, sans se réserver chose quelconque, à cause que cet exemple ou ce supplice d'Ananias et de Saphira, que nous voyons dans les Actes des apôtres, lui faisait peur, et principalement parce qu'il avait gravé dans son esprit cette parole de notre Seigneur : « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne saurait être mon disciple. » Il n'avait lors que quinze ans; et, s'étant en cette sorte dépouillé de toutes choses et armé de Jésus-Christ, il entra dans cette solitude qui, étant sur la main gauche lorsque l'on va en Egypte le long du rivage, est éloignée de sept milles de Majma, où se fait tout le trafic de Gaza. Ces lieux étant remplis de meurtres par les brigandages qui s'y faisaient, et ses proches et ses amis l'ayant averti d'un si grand péril, il méprisa la mort pour éviter une autre mort. Chacun s'étonnait de son courage; et on eût (241) encore plus admiré qu'il fût capable en cet âge de prendre une telle résolution, si l'on n'eût vu reluire dans ses yeux cette flamme qui brûlait son coeur, et ces étincelles de sa foi si vive et si ardente. Si son teint était délicat, son corps et sa complexion ne l'étaient pas moins; et, étant très sensible à toutes les injures de l'air, le moindre froid ou le moindre chaud était capable de lui donner beaucoup de peine.
CHAPITRE II. De la merveilleuse austérité avec laquelle saint Hilarion vivait dans ce désert, et de sa constance à soutenir les tentations des démons.
Ainsi, se couvrant seulement d'un sac et prenant une tunique de poil (que le bienheureux Antoine lui avait donnée lorsqu'il prit congé de lui) avec un sayon de paysan, il s'arrêta, entre la mer et les marais, dans une vaste et effroyable solitude où il ne mangeait que quinze figues par jour après que le soleil était couché. Et comme cette contrée , ainsi que j'ai déjà dit, était toute pleine de voleurs, nul autre homme que lui n'avait jamais demeuré en ce lieu-là. Que pouvait faire le démon eu le voyant vivre de la sorte? de quel côté se pouvait-il tourner? Il en enrageait, et celui qui avait dit autrefois avec tant d'insolence et de vanité « Je monterai dans le ciel; j'établirai mon trône sur les astres et serai semblable au Très-Haut,» se voyait vaincu par un enfant, qui le foulait aux pieds avant que son âge lui permit de pécher. Cet esprit de ténèbres, ne pouvant lui faire pis, chatouillait ses sens et s'efforçait de faire sentir à son corps, qui entrait dans les premiers bouillons de la jeunesse, les ardeurs de la volupté qui jusqu'alors lui étaient inconnues. Ainsi ce jeune soldat de Jésus-Christ était contraint de porter son imagination à des choses qu'il ignorait, et de, penser et repenser à des pompes et à des magnificences qu'il n'avait jamais vues; sur quoi, entrant en colère contre lui-même et se meurtrissant l'estomac de coups, comme si en frappant son corps il eût pu chasser ces pensées de son esprit, il disait: « Malheureux animal, je t'empêcherai bien de regimber : je te chargerai excessivement et te ferai travailler par le chaud et par le froid, afin que tu penses plutôt à manger qu'à te donner du plaisir. » Ainsi après trois ou quatre jours de ,jeûne, il soutenait seulement avec le suc de quelques herbes et un peu de figues son corps qui n'en pouvait plus; il priait et chantait des psaumes quasi à toute heure, et labourait la terre afin que ce travail redoublât celui de ses jeûnes. Il imitait aussi la façon de vivre des solitaires d'Egypte en faisant des paniers d'osier, et suivait le précepte de l'Apôtre lorsqu'il dit que « celui qui ne travaille point ne doit point manger. » Ainsi son corps devint exténué de telle sorte qu'à peine sa peau tenait-elle encore à ses os. Il entendit une nuit comme des plaintes de petits enfants, des pleurs de femmes, des bêlements de brebis, des mugissements de boeufs, des rugissements de lions, le bruit d'une armée et le son de plusieurs voix barbares et confuses, et fut en cette sorte plus épouvanté par l'ouïe que par la vue; mais reconnaissant que tout cela n'était que des jeux du démon, il se jeta à genoux, lit le signe de la croix sur son front, et s'étant ainsi armé du bouclier de la foi, il combattait d'autant plus courageusement qu'il était par terre. Ayant quelque désir de voir ce qu'il avait horreur d'entendre, il jetait les yeux de tous côtés lorsque soudain il aperçut, la lune étant fort claire, un chariot tiré par des chevaux enflammés tomber sur lui; sur quoi il n'eut pas plus tôt imploré à haute voix l'assistance de Jésus-Christ que la terre s'ouvrit et engloutit toute cette machine; ce que voyant, il commença de dire : « Il a précipité dans la mer le cheval et le cavalier; » et cet autre passage de l'Ecriture : « Ils se glorifient en leurs chariots et en leurs chevaux, mais nous ne nous glorifions qu'au nom du Seigneur. » Hilarion a souffert tant de tentations et les démons lui ont dressé de jour et de nuit tant de diverses embûches que si je les voulais toutes raconter, je passerais les bornes d'un juste volume. Combien de fois, lorsqu'il était couché, des femmes toutes nues se sont-elles présentées devant lui! et combien de fois, lorsqu'il avait faim, des festins magnifiques ont-ils paru devant ses yeux! Quelquefois, lorsqu'il priait, des loups en hurlant et des renards en jappant sautaient par-dessus lui; et lorsqu'il chantait des psaumes, il eut pour spectacle un combat de gladiateurs dont l'un, tombant comme mort (242) à ses pieds, le priait de lui donner la sépulture. Une autre fois s'étant mis en oraison, la tête appuyée contre terre, et par la misère de l'infirmité humaine son esprit s'étant distrait et pensant à autre chose, ce vigilant charretier infernal sauta sur ses épaules et, en lui donnant des talons par les côtés et lui frappant la tête avec son fouet, lui criait, : « Sus! sus! cours donc! Pourquoi t'endors-tu? » et en cet état, s'éclatant de rire, lui demandait si le courage lui manquait et s'il voulait qu'il lui donnât de l'orge.
CHAPITRE III. Abrégé de toute la vie de saint Hilarion.
Depuis l'âge de seize ans jusqu'à vingt il n'eut autre défense contre le chaud et la pluie qu'une cabane qu'il avait faite avec du jonc et quelques autres herbes marécageuses. Depuis il lit un petite cellule qui se voit encore aujourd'hui, large de quatre pieds et haute de cinq, et ainsi plus basse que lui, mais un peu plus longue qu'il ne fallait pour son petit corps, en sorte qu'elle paraissait plutôt un sépulcre que non pas la retraite d'un homme vivant. Il ne coupait ses cheveux qu'une fois l'année, le jour de Pâques ; il coucha jusqu'à la mort sur la terre dure et sur un peu de jonc; il ne lava jamais le sac dont il s'était revêtu, disant qu'il n'y avait point d'apparence de chercher la propreté dans le cilice ; il ne changeait de tunique que quand la sienne était en pièces; et, sachant toute lEcriture sainte par coeur, après qu'il avait fait oraison et chanté clos psaumes il la récitait tout haut comme si Dieu eût été présent. Or, parce qu'il serait trop long de raconter ses grandes actions selon les divers temps qu'il les a faites, je les renfermerai en peu de mots et représenterai par même moyen toute sa vie devant les yeux du lecteur, et puis je reprendrai la suite de ma narration. Depuis vingt-un ans jusqu a vingt-sept il ne mangea autre chose, durant les trois premières années, qu'un peu de lentilles trempées dans de l'eau froide, et durant les autres trois années que du pain avec du sel et de l'eau ; depuis vingt-sept ans jusqu'à trente il ne vécut que d'herbes sauvages et de racines crues de quelques arbrisseaux ; depuis trente-un ans jusqu'à trente-cinq il n'eut pour toute viande que six onces de pain d'orge et un peu d'herbes cuites sans huile; mais sentant obscurcir ses yeux, et étant tourmenté d'une gratelle qui lui donnait une violente démangeaison par tout le corps et rendait sa peau aussi dure que de la pierre ponce, il ajouta de l'huile à ce. que je viens de dire, et continua jusqu'à soixante-trois ans à vivre dans cette extrême abstinence, ne goûtant outre cela ni d'aucun fruit, ni d'aucun légume, ni de chose quelconque. Alors voyant que son corps s'exténuait et croyant que sa mort était proche, il ne mangea plus de pain depuis soixante-quatre ans jusqu'à quatre-vingts, sa ferveur étant si incroyable qu'il semblait qu'il ne fit que d'entrer dans le service de Dieu en un âge où les autres ont coutume de diminuer leurs austérités. on lui faisait un breuvage avec de la farine et quelques Herbes hachées, lotit son boire et son manger pesant ainsi à peine cinq onces. II continua jusqu'à la mort en cette manière de vivre, ne mangeant jamais qu'après que le soleil était couché, et ne rompant jamais son jeune ni aux jours de fêtes ni dans ses plus grandes maladies.
CHAPITRE IV. Saint Hilarion commence à faire des miracles.
Mais il est temps de reprendre la narration que j'avais quittée. Lorsque Hilarion demeurait encore dans sa cabane, n'étant lors âgé que de dix-huit ans, les voleurs vinrent le chercher la nuit , soit qu'ils crussent qu'il eût quelque chose qu'ils laissent dérober, ou qu'ils estimassent qu'il leur fût honteux qu'un jeune homme seul ne craignit point leurs violences. Ainsi courant de tous côtés, entre la mer et les marais depuis le soir jusqu'au lever du soleil, ils tic purent jamais trouver le lieu où il se retirait; mais l'ayant rencontre, lorsque le jour était déjà fort grand, ils lui dirent en riant : « Que ferais-tu si des voleurs venaient à loi? » Il répondit: « Un homme qui n'a rien n'a point de peur des voleurs; » et sur ce qu' ils repartirent : « Mais ils te peuvent tuer.» « Ils le peuvent sans doute, » répliqua- t-il, « mais cela ne t'ait pas que je les craigne, parce que je suis tout préparé à la mort; » sur quoi ces voleurs admirant sa foi et sa constance, ils lui contèrent leur égarement (243) de la nuit précédente, de quelle sorte leurs yeux avaient été obscurcis, et lui promirent de mieux vivre à l'avenir. Il était dans la solitude et âgé de vingt-deux ans sans être connu de personne que par sa réputation, qui le rendait célèbre en toutes les villes de la Palestine, lorsqu'une femme d'Eleuteropolis qui, ayant demeuré quinze ans sans avoir des enfants, se voyait méprisée de son mari à cause de sa stérilité, osa la première l'aborder, et, comme il ne pensait à rien moins, se jeta à ses genoux et lui dit : « Pardonnez à ma hardiesse, pardonnez à mon besoin. Pourquoi détournez-vous vos yeux de moi? pourquoi fuyez-vous celle qui vous prie? Ne nie regardez pas comme femme, mais regardez-moi comme misérable. Mon sexe a porté le sauveur du monde, et « ce ne sont pas les sains mais les malades qui ont besoin de médecin.» Il s'arrêta à ces paroles, et, y ayant si longtemps qu'il n'avait vu de femme, lui demanda la cause de sa venue et de ses pleurs, laquelle ayant apprise, il leva les yeux au ciel, lui dit d'avoir bonne espérance, l'accompagna de ses larmes lorsqu'elle l'eut quitté, et au bout d'un an la revit avec un fils que Dieu lui donna.
CHAPITRE V. Saint Hilarion guérit les enfants dElpide et d'Aristenète.
Ce fut là le commencement de ses miracles; mais un autre beaucoup plus grand le rendit encore plus célèbre. Aristenète, femme d'Elpide qui fut depuis grand-maître du palais de l'empereur, fort recommandable entre ceux de sa nation mais beaucoup plus entre les chrétiens, retournant avec son mari et trois de. ses enfants de visiter saint Antoine, fut obligée de s'arrêter à Gaza à cause de leur indisposition; mais soit par la corruption de l'air ou (comme il parut ensuite) pour la gloire d'Hilarion, serviteur de Dieu, ses trois enfants étant tombés dans une violente fièvre, ils furent abandonnés des médecins. Cette pauvre mère, criant et hurlant, courait au milieu de ses trois fils qui étaient comme autant de corps morts, allant tantôt vers l'un et tantôt vers l'autre sans savoir lequel elle devait pleurer le premier. Enfin ayant appris qu'il y avait un solitaire dans un désert assez proche, oubliant la pompe des personnes de sa condition et se souvenant seulement qu'elle était mère, elle part accompagnée de quelques servantes et de quelques eunuques, son mari lui ayant à peine persuadé de monter sur un âne. Etant arrivée, vers Hilarion, elle lui dit : « Je vous conjure par le Dieu que nous adorons , par notre seigneur Jésus-Christ qui est la clémence même, et par sa croix et par son sang, de me rendre mes trois fils, et de venir à Gaza afin que le nom de notre Sauveur et de notre maître soit glorifié dans une ville païenne, et que l'idole de Marnas tombe par terre. Hilarion, ne pouvant se résoudre à lui accorder sa demande, et disant qu'il n'était jamais sorti de sa cellule et qu'il n'avait point coutume, non-seulement d'aller dans les villes, mais d'entrer même dans les moindres villages, Aristenète se jeta par terre en criant par diverses fois : « Hilarion, serviteur de Dieu, rendez-moi mes enfants, et que ceux qu'Antoine a embrassés en Egypte soient conservés par vous en Syrie! » Tous ceux qui étaient présents fondaient en larmes, et lui-même pleurait en lui refusant sa prière. Que dirai-je plus? cette dame ne s'en voulut jamais aller qu'après qu'il lui eût promis que le soleil ne serait pas plus tôt couché qu'il entrerait dans Gaza. Etant arrivé, et ayant considéré l'un après l'autre dans leurs lits ces jeunes enfants que l'ardeur de la fièvre dévorait, il invoqua le nom de Jésus-Christ. O effet admirable de la souveraine puissance de ce nom! on vit soudain d'une même manière sortir une sueur de ces trois corps ainsi que de trois fontaines; et en même temps ces malades, prenant de la nourriture, reconnaissant leur mère éplorée et rendant des actions de grâces à Dieu, baisèrent les mains du saint. Ce miracle ayant été su et s'étant répandu de tous côtés, on voyait comme à l'envi les peuples de Syrie et d'Égypte aller vers lui à grandes troupes ; en sorte que plusieurs embrassaient la foi de Jésus-Christ et faisaient profession de la vie solitaire, car il n'y avait point encore jusqu'alors de monastères dans la Palestine, et avant saint Hilarion on n'avait point vu de solitaires dans la Syrie. Il fut le premier fondateur en ce pays de cette manière de vivre ; il fut le premier qui en donna les instructions; et, comme notre seigneur Jésus-Christ avait le vieillard Antoine dans l'Égypte, il avait le jeune Hilarion dans la Palestine.
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CHAPITRE VI. saint Hilarion rend la vue à tune femme aveugle, guérit des paralytiques et délivre des possédés.
Les solitaires qui demeuraient avec Hilarion (car il y en avait alors plusieurs) lui amenèrent de Facidia, qui est un canton de Rhinocorure, ville d'Égypte, une femme aveugle depuis dix ans, laquelle lui dit qu'elle avait employé tout son bien à se faire traiter par les médecins. Le saint lui répondit : « Si vous l'aviez donné aux pauvres, Jésus-Christ qui est le véritable médecin vous aurait guérie. » Sur quoi cette pauvre femme redoublant ses prières et le conjurant d'avoir pitié d'elle, il cracha sur ses yeux et soudain, à l'exemple du Sauveur et par sa même vertu, elle recouvra la vue. Un cocher de Gaza, du nombre de ceux qui conduisaient les chariots dans le cirque, ayant été frappé du démon lorsqu'il était sur son chariot, et étant demeuré de telle sorte entrepris de tout son corps qu'il ne pouvait pas même remuer les mains ni tourner la tête, lui fut apporté dans son lit et en cet état où il n'avait que la langue libre pour prier le saint, lequel lui ayant dit qu'il ne pouvait être guéri si auparavant il ne croyait en Jésus-Christ et ne promettait de renoncer à son métier, il crut, il promit de faire ce qu'on lui ordonnait. Il fut guéri, et se réjouit beaucoup plus d'avoir recouvré la santé de son âme que celle de son corps. Un jeune homme nommé Marcitas, qui était du territoire de Jérusalem et extraordinairement fort, avait tant de complaisance en sa force qu'il portait fort longtemps et fort loin quinze mesures de froment, et croyait avoir gagné une belle victoire lorsqu'il soutenait un plus grand fardeau que n'eût su faire un âne. Celui-ci, étant possédé par l'un des plus méchants des démons, mettait en pièces les entraves dont on se voulait servir pour l'arrêter, et les gonds mêmes et les serrures. Il avait coupé avec les dents le nez et les oreilles de plusieurs personnes; il avait brisé les pieds des uns et les mâchoires des autres , et avait imprimé une telle terreur dans l'esprit de tout le monde que l'on l'amena au monastère chargé de chaînes, et à force de bras de plusieurs hommes qui le traînaient avec des cordes ainsi que l'on aurait fait à un taureau très furieux. Les frères, le voyant en cet état. et étant tout épouvantés (car il était d'une grandeur démesurée ), le vinrent dire à leur père; mais lui, sans se lever d'où il était assis, commanda qu'on le lui amenât et qu'on le déliât. Étant délié, il lui dit: « Baisse la tète et viens ici. » Alors ce misérable, toute sa fureur ayant cessé, commença à trembler, à baisser la tête sans oser lever les yeux, et à lécher les pieds d'Hilarion , lequel, l'ayant exorcisé et chassé le démon qui le possédait, le renvoya le septième jour. Mais je ne dois pas taire ce qui arriva à Orion, le premier et le plus riche de la ville d'Ayla, assise sur la mer Rouge. Cet homme, possédé d'une légion de démons, lui fut amené ayant les mains, le col, les côtés et les pieds chargés de chaînes, et ses yeux égarés et menaçants témoignaient assez, l'extrême fureur dont il était agité. Le saint se promenait alors avec ses frères, auxquels il expliquait quelque chose de l'Écriture sainte; et Orion, s'étant échappé d'entre les mains de ceux qui le tenaient et étant venu à lui, l'embrassa par-derrière et l'enleva bien haut en l'air; sur quoi tous ceux qui étaient présents jetèrent un grand cri de la peur qu'ils eurent qu'il ne brisât ce corps si exténué de jeûnes ; mais le saint leur dit en souriant: « Laissez-le faire, et ne vous mettez pas en peine de la lutte qui doit se passer entre lui et moi.» Ayant ensuite tourné sa main sur son épaule et touché la tête de ce malheureux, il le prit par les cheveux et l'amena à ses pieds ; puis, lui serrant les mains l'une contre l'autre et avec ses deux pieds marchant sur les siens, et redoublant encore, il dit : « Troupe de démons, soyez tourmentée, soyez tourmentée! » Orion, jetant de grands cris mêlés de pleurs et touchant la terre du derrière de sa tête renversée contre mont, dit : « O Jésus mon maître, délivrez-moi de cette misère et de cet esclavage. C'est à vous qu'il appartient de vaincre non-seulement un, mais plusieurs démons.» Or voici une chose inouïe : on entendait sortir de la bouche d'un seul homme diverses voix et comme un cri confus de tout un peuple. Hilarion l'ayant délivré, il revint quelque temps après le revoir avec sa femme et ses enfants, et lui apporta plusieurs présents pour lui témoigner sa reconnaissance, sur quoi le saint lui dit : « N'avez-vous pas lu (245) de quelle sorte Giézi et Simon ont été châtiés, l'un pour avoir pris de l'argent et l'autre pour en avoir offert, l'un pour avoir voulu vendre les dons du Saint-Esprit et l'autre pour avoir voulu les acheter?» Orion lui ayant répondu les larmes aux yeux : « Recevez cela, je vous supplie, et le donnez aux pauvres, » il lui répliqua : « Vous le pouvez mieux faire que moi, puisque vous allez dans les villes et connaissez ceux qui en ont besoin. Mais ayant abandonné tout ce que j'avais, pourquoi désirerais-je le bien d'autrui? Il y en a beaucoup qui emploient le nom des pauvres pour servir de prétexte à leur avarice. La véritable charité n'est point artificieuse, et personne ne distribue mieux son bien aux pauvres que celui qui ne se réserve rien pour lui-même; » à quoi il ajouta, voyant duel était le déplaisir d'Orion et qu'il demeurait toujours prosterné par terre : « Ne vous affliger. point, mon fils: ce que je fais en ceci n'est pas moins pour votre intérêt que pour le mien, puisque si je recevais vos présents j'offenserais Dieu, et cette légion de démons retournerait dans vous. » Qui pourrait aussi passer sous silence ce qui arriva à Zanane Mayumitain, qui, fendant le long du rivage de la mer des pierres pour bâtir, devint paralytique de tout le corps, et, ayant été apporté au saint par ceux qui travaillaient avec lui, fut soudain renvoyé sain à son ouvrage? Cette côte, qui s'étend depuis la Palestine jusqu'à l'Egypte, étant naturellement molle, se durcit parce que le sable se convertit en pierres et, s'unissant peu à peu ensemble, perd la nature du gravier encore qu'il n'en perde pas l'apparence.
CHAPITRE VII. De quelle sorte Italicus demeura victorieux au cirque par le moyen de saint Hilarion.
Italicus, habitant du même bourg et qui était chrétien, nourrissait des chevaux pour courir au cirque contre ceux de l'un des deux premiers magistrats de Gaza, fort affectionné à l'idole de Marnas; ce qui était une coutume observée dans toutes les villes romaines depuis Romulus, lequel, par suite de l'heureux succès du rapt des Sabines, avait ordonné que des chariots tirés par quatre chevaux feraient sept tours en l'honneur de Confus, dont il avait fait une divinité sous le nom du Dieu des conseils, bien que ce fût en effet à cause d'une action qui n'était qu'une pure tromperie; et dans cette course celui-là était réputé victorieux qui avait devancé les chevaux de ses concurrents. Italicus voyant que son antagoniste, par le moyen d'un enchanteur qui usait de certaines paroles pour invoquer les démons, empêchait ses chevaux. d'aller et redoublait la vitesse des siens, vint trouver le bienheureux Hilarion pour le supplier non pas tant de faire tort à son adversaire que d'empêcher qu'il n'en reçût point de lui. Ce vénérable vieillard trouvant qu'il était ridicule d'employer inutilement des oraisons pour de semblables niaiseries, et lui disant en souriant : « Que ne vendez-vous plutôt ces chevaux, afin d'en donner le prix aux pauvres pour le salut de votre âme? » il répondit que c'était une fonction publique à laquelle il ne se portait pas volontairement, mais y était contraint, et qu'un chrétien ne pouvant user de charmes, il avait jugé beaucoup plus à propos d'avoir recours à un serviteur de Jésus-Christ, principalement contre ceux de Gaza, qui étaient ennemis de Dieu, et dont l'insolence ne le regardait pas tant que l'Église de Jésus-Christ. Sur quoi Hilarion, en étant prié par les frères qui se trouvèrent présents, commanda qu'on emplit d'eau un pot de terre dans lequel il avait coutume. de boire, et qu'on le lui donnât. Italicus l'ayant reçu, en arrosa l'écurie, les chevaux, le cocher, le chariot et les barrières du cirque. Tout le peuple était dans une merveilleuse attente de ce qui devait arriver; car son adversaire, se moquant de cela comme d'une superstition, l'avait publié partout, et ceux qui favorisaient Italicus se réjouissaient déjà dans la croyance qu'ils avaient d'une victoire assurée. Le signal étant donné, les chevaux d'Italicus allaient aussi vite que s'ils eussent eu des ailes, et les autres semblaient avoir des entraves aux pieds. Les roues du chariot tiré par ceux-ci paraissaient tout enflammées, et à peine ceux qui conduisaient l'autre pouvaient-ils voir le dos de leurs adversaires qui volaient ainsi devant eux. Il s'éleva un grand cri de tout le peuple, et les ennemis mêmes d'Italicus ne purent s'empêcher de dire tout haut : « Jésus-Christ a vaincu Marnas. » Mais ceux qui avaient reçu ce déplaisir, frémissant de rage, (246) demandaient que l'on punit Hilarion comme étant le sorcier des chrétiens. Cette victoire, si connue et si publique, servit beaucoup pour faire embrasser la foi et à ceux qui en furent témoins et depuis à plusieurs autres qui étaient employés dans les jeux du cirque.
CHAPITRE VIII. Saint Hilarion délivre une fille d'un charme qui l'avait rendue éperdument amoureuse.
Dans le même bourg oit se fait une partie du trafic de Gaza il y avait un jeune homme éperdument amoureux d'une vierge consacrée à Dieu, lequel, n'ayant rien pu gagner sur elle par toutes les caresses, cajoleries et autres témoignages de passion qui sont les commencements de la ruine de la chasteté, s'en alla à Memphis pour y chercher un remède à la fureur qui le transportait, et s'armer de tous les secrets de la magie afin d'attaquer de nouveau la vertu de cette fille. Après avoir passé une année à se faire instruire par les prêtres d'Esculape, qui ne savent que perdre encore davantage et non pas guérir les aines, il revint dans l'espérance d'accomplir le crime qu'il avait conçu en son esprit, et enterra sous le seuil de la porte de la fille une lame d'airain de Cypre dans laquelle étaient. gravées des conjurations violentes et quelques figures monstrueuses. Cette vierge, perdant aussitôt tous les sentiments de la pudeur, jetant le voile qui lui couvrait la tête, n'avait autre pensée que de commettre le crime qui lui faisait horreur auparavant, grinçait les dents et appelait à haute voix celui qui par ses charmes l'avait réduite en cet état, son amour étant si violent qu'il s'était tourné en fureur. Ses parents l'amenèrent au monastère et la mirent entre les mains d'Hilarion. Aussitôt le démon commença à hurler et à confesser toutes choses : « C'est par force, » disait-il, « que je suis venu ici ; j'y ai été amené contre mon gré. O que,je trompais bien les hommes à Memphis par des rêveries et par des fables! O quelle croix! ô quels tourments je souffre à cette heure! Tu me veux contraindre de sortir du corps de cette fille, et j'y suis attaché par la lame de cuivre et par la tresse de fil qui sont enterrées sous le seuil de sa porte. Je n'en sortirai donc point si celui qui m'y a ainsi engagé ne me dégage. » A quoi le saint vieillard répondit : « Certes ta force doit être bien grande, puisque tu es ainsi enchaîné et arrêté par une laine de cuivre et par une tresse de fil! Mais dis-moi, commentas-tu eu la hardiesse d'obséder une vierge consacrée à Dieu?» « Afin, » répliqua-t-il, « de conserver sa virginité. » « De conserver sa virginité, » répondit Hilarion, « toi qui es l'ennemi déclaré de la chasteté ! Et pourquoi n'entrais-tu pas plutôt dans le corps de celui qui t'envoyait ? » « Pourquoi y serais-je entré, » dit-il,«puisqu'il est déjà possédé par le démon de l'amour, qui est l'un de mes compagnons? » Or le saint ne voulut pas que l'on recherchât les sortilèges ni le jeune homme avant qu'il eût délivré la fille, de peur qu'il ne semblât ou que le démon se fût retiré lorsqu'il aurait été délié par la dissolution de ses charmes, ou qu'il eût ajouté foi à ses paroles; disant que les dénions sont toujours trompeurs et, très artificieux à feindre des choses fausses. Ainsi, avant délivré cette fille, il la reprit fort de ce que sa mauvaise conduite avait donné pouvoir au démon de l'obséder comme il avait fait.
CHAPITRE IX. Saint Hilarion délivre un officier des gardes de l'empereur qui était possédé.
La réputation d'Hilarion ne s'étendait pas seulement dans la Palestine. et dans les villes voisines de l'Égypte et de la Syrie, mais aussi dans les provinces les plus éloignées; ce qui lit que l'un des officiers des gardes de l'empereur Constance, et qui par ses cheveux dorés et la blancheur de son corps faisait assez voir quel était son pays (car il y a une nation qui n'est pas aussi étendue qu'elle est puissante, laquelle, étant entre les Saxons et les Allemands, est appelée Germanie par les historiens), étant dès sa jeunesse possédé par un démon qui faisait que toutes les nuits il hurlait, gémissait et grinçait les dents, demanda en particulier à l'empereur la permission de l'aire un voyage en la Palestine, et lui en dit tout naïvement la cause. L'empereur lui ayant donné des lettres de faveur adressées au gouverneur de la Palestine, il fut conduit à Gaza avec grand honneur et grande suite ; et avant demandé aux magistrats en quel lieu demeurait le solitaire Hilarion, les habitants de Gaza, épouvantés de ce qu'ils (247) croyaient qu'il l'allait trouver de la part de l'empereur , l'accompagnèrent jusqu'au monastère, tant afin de rendre honneur à une personne recommandée par sa majesté impériale que pour effacer par ce moyen le ressentiment d'Hilarion, s'il en avait conçu quelqu'un des injures qu'ils lui avaient faites. Le vieillard se promettait lors sur le sable, et disait eu lui-même, sans qu'on le pût entendre distinctement, quelque chose des Psaumes. Voyant venir à lui celle grande troupe, il s'arrêta, et, leur avant à louis rendu le salut et donné sa bénédiction, leur dit une heure après de s'en retourner, ne retenant que l'étranger avec ses officiers et ses serviteurs, parce qu'il avait reconnu à ses veux et à son visage quelle était la cause qui l'amenait. Sitôt que le saint commença à l'interroger on le vit comme élevé en l'air, touchant à peine. la terre du bout des pieds et rugissant. effroyablement. Il répondit en la même langue syriaque en laquelle il était interrogé; et ainsi l'on voyait sortir d'une bouche barbare, et qui ne, savait autre langue que la sienne et la latine, des paroles syriaques si pures qu'il n'y manquait ni le sifflement, ni l'aspiration, ni autres marques quelconques de l'idiome de la Palestine. Ainsi cet esprit impur confessa par quel ordre il était entré en lui, et afin que ses truchements, qui savaient seulement la langue grecque et la latine, entendissent ce qui se passait, le saint l'interrogea aussi en grec. Sur quoi le démon répondant en la même langue, et alléguant pour ses excuses divers charmes et divers effets de la magie qui l'avaient contraint d'entrer dans ce corps, « je ne me mets guère en peine, » lui dit- il, « de savoir de quelle sorte tu y es entré; mais je te commande d'en sortir au nom de Jésus-Christ notre Seigneur.» Cet homme avant été ainsi délivré, il offrit au saint avec une grande simplicité dix livres d'or; mais au lieu de les recevoir il lui donna un pain d'orge, pour lui faire entendre que ceux qui se contentent d'une telle nourriture ne font non plus de cas de l'or que si c'était de la fange.
CHAPITRE X. Saint Hillarion fait sortir le démon du corps d'un chameau prodigieux en grandeur. Estime que saint Antoine faisait de saint Hilarion.
Mais c'est peu de parler des hommes ; on lui amenait aussi tous les jours des animaux furieux, entre lesquels fut un chameau bactriaque d'une prodigieuse grandeur, lequel avait fracassé plusieurs personnes et était amené par plus de trente hommes qui le traînaient avec de grosses cordes. Il avait les yeux pleins de taches de sang, la bouche écumante, la langue enflée et dans un mouvement continuel. Mais ses effroyables rugissements, qui remplissaient tout l'air d'un bruit étrange, donnaient encore plus de terreur que tout le reste. Le saint vieillard commanda qu'on le déliât, et dès qu'il le l'ut ceux qui étaient avec lui et ceux qui avaient amené cet animal s'enfuirent tous sans en excepter un seul ; mais lui s'en alla au-devant et dit en langage syriaque : « Tu ne m'étonneras pas, ô démon, par une si grande masse corporelle, puisque soit que tu sois dans un renard ou dans un chameau, tu es toujours le même. » Ayant achevé ces paroles, il demeura ferme et étendit la main. Celte, bête, qui venait toute furieuse et comme si elle eût voulu le dévorer, tomba aussitôt qu'elle fut arrivée auprès de lui, et, baissant la tète, la tint contre terre. Tous ceux qui l'aperçurent ne pouvaient assez admirer de voir en un moment une si grande furie changée en une si grande douceur; sur quoi le saint les instruisant, leur apprit que le diable s'empare aussi des animaux à cause des hommes, auxquels il porte une haine si violente qu'il voudrait pouvoir tuer et eux et tout ce qui leur appartient ; dont il leur apportait l'exemple du bienheureux Job, lequel il ne lui fut permis de tenter qu'après qu'il eut fait mourir tout ce qui était à lui; et qu'ainsi personne ne devait s'étonner de ce que par le commandement de notre Seigneur les démons avaient fait noyer deux mille pourceaux, parce qu'à moins que de voir un si grand nombre d'animaux, comme poussés par plusieurs personnes, s'être précipités en même temps dans la mer, ceux qui en avaient été témoins n'auraient pu croire qu'il fût sorti du corps d'un seul homme une si grande multitude de démons. Le temps me marquerait si je voulais rapporter tous les miracles qu'il a faits; car Dieu l'avait élevé à une si grande gloire que saint Antoine même, apprenant quelle était sa manière de vivre, lui écrivait et recevait très volontiers de ses lettres; et lorsque des malades venaient à lui du côté de la Syrie, il leur disait; (248) « Pourquoi vous êtes-vous donné la peine de venir de si loin, puisque vous avez de delà mon fils Hilarion ? » Ainsi à son exemple on commença à faire beaucoup de monastères dans toute la Palestine, et tous les solitaires couraient à l'envi vers lui ; ce que voyant, il rendait des louanges il Dieu de tant de grâces, et les exhortait tous à s'avancer dans la perfection en leur disant que la figure de ce monde passe, et que celle-là est la seule véritable vie qui s'acquiert par les travaux et les incommodités de la vie présente. Voulant aussi leur donner exemple d'humilité et du soin que chacun doit prendre de s'acquitter de son devoir, il visitait à certains jours, avant les vendanges, les cellules de tous les solitaires ; ce que les frères ayant reconnu, ils venaient tous en foule vers lui, et sous la conduite d'un tel chef allaient de monastère en monastère, portant chacun de quoi vivre, car ils s'assemblaient quelquefois jusqu'à deux mille. Mais, dans la suite du temps, chaque bourgade portait avec joie aux solitaires dont elle était proche de quoi nourrir tous ces saints qui les venaient visiter.
CHAPITRE XI. Saint Hilarion convertit à la foi toute une petite ville de païens. « Dieu punit l'avarice d'un solitaire qu'il alla visiter, et fait aussi voir en un autre la grandeur de ce péché. »
Or il ne faut point de meilleure marque de ce que son extrême charité ne lui faisait négliger aucun des frères, quelque peu considérable qu'il fût, que ce qu'allant au désert de Cades, accompagné d'une très grande troupe de solitaires, pour en visiter un, il se rencontra par hasard dans une petite ville nommée Elusa, le jour qu'une solennité qui s'y faisait tous les ans avait rassemblé tout le peuple dans le temple de Vénus, qu'il révère à cause de Lucifer, au culte duquel les Arabes ont une grande dévotion; et la situation du lieu fait, à ce que l'on dit, que cette villette est à demi barbare. Les habitants, ayant su que saint Hilarion passait (car ils le connaissaient à cause qu'il avait délivré plusieurs Arabes possédés du diable), le vinrent trouver par troupes avec leurs femmes et leurs enfants, en baissant la tête et criant en syriac , barec , c'est-à-dire : donnez-nous votre bénédiction. Le saint, les recevant avec douceur et humilité, les conjurait d'adorer plutôt Dieu que non pas des pierres, ce qu'il disait en fondant en larmes, en élevant les yeux au ciel, et on leur promettant que s'ils croyaient en Jésus-Christ il les viendrait souvent visiter. Merveilleuse grâce de notre Seigneur! Ils ne lui permirent de s'en aller qu'après qu'il leur eut tracé la place d'une église et que leur prêtre, tout couronné comme il était, eut été marqué du caractère de Jésus-Christ. Une autre année, lorsqu'il était prêt d'aller visiter les monastères, et faisait un mémoire de ceux chez qui il voulait demeurer et de ceux qu'il ne voulait voir qu'en passant, les frères, sachant qu'entre les autres solitaires il y en avait un qui était trop bon ménager, et désirant le corriger de ce vice, le priaient de le mettre au nombre de ceux chez lesquels il s'arrêterait. Il leur répondit : « Pourquoi voulez-vous que je lui fasse peine et que je vous fasse tort par même moyen? » Ce solitaire trop bon ménager, ayant su cela et en ayant honte, obtint avec grande difficulté d'Hilarion , à l'instance de tous les autres frères, que son monastère fût mis au nombre de ceux où il devait s'arrêter. Dix jours après ils y arrivèrent, et trouvèrent des gardes disposés par toute sa vigne, qui, jetant des pierres et des mottes, empêchaient que l'on n'en approchât. Ainsi ils partirent le lendemain matin sans avoir mangé une seule grappe de raisin, le vieillard n'en faisant que rire et feignant d'ignorer ce qui s'était passé. Un autre solitaire nommé Sabas (car il faut supprimer le nom de l'avare et ne pas taire celui du libéral), les ayant repos en passant un jour de dimanche, les pria tous d'entrer en sa vigne, afin qu'en mangeant des raisins avant l'heure du repas, le travail du chemin leur fût plus aisé à supporter; sur quoi le saint dit: « Malheur à celui qui nourrira son corps plutôt que son âme! Prions, chantons des psaumes; rendons ce que nous devons à Dieu ; et puis vous entrerez dans la vigne. » S'étant acquitté de toutes ces choses, il monta sur un lieu élevé d'où il bénit la vigne, et envoya ainsi paître ses ouailles. Le nombre de ceux qui se rassasièrent de ces raisins n'était pas moindre que de trois mille, et cette vigne avant qu'on v eût touché ayant été estimée pouvoir rendre cent, mesures de vin de ce pays-là , elle en rendit trois cents vingt jours après ; au lieu que ce solitaire avare, en ayant recueilli beaucoup moins qu'il n'avait (249) coutume, et tout cela encore s'étant tourné en vinaigre, se repentit trop tard de sa faute; en quoi il n'y eut rien que le vieillard n'eût prédit à plusieurs des frères devoir arriver. Il avait en horreur sur toutes choses les solitaires qui, par une espèce d'infidélité, mettaient ce qu'ils avaient en réserve, et prenaient trop de soin ou de leur dépense, ou de leurs habits, ou de quelqu'une de ces autres choses qui passent avec le siècle. Ainsi il ne voulait plus voir l'un d'entre eux qui demeurait à cinq milles de lui, parce qu'il avait appris qu'il gardait son petit jardin avec trop de soin, de crainte que l'on y prît quelque chose, et qu'il avait un peu d'argent. Ce frère, se voulant réconcilier avec lui, venait souvent voir les autres frères, et particulièrement Hesychius, que saint Hilarion aimait avec une extrême tendresse, et lui apporta un jour une botte de pois chiches encore tout verts. Hesychius les ayant servis le soir sur la table, le vieillard s'écria qu'il ne pouvait souffrir cette puanteur, et demanda d'où ils venaient. Hesychius répondant que c'étaient les prémices du jardin d'un des frères qui les avait apportées, « ne sentez-vous pas, » repartit le saint, « cette effroyable puanteur, et combien ces pois chiches sentent l'avarice? Envoyez-les aux bufs, envoyez-les à d'autres animaux, et. vous verrez s'ils en mangeront. » Hesychius ayant obéi et les ayant portés dans l'étable, les bufs, tout épouvantés et mugissant extraordinairement, rompirent leurs cordes et s'enfuirent de çà et de là; car le vieillard avait le don de connaître, par l'odeur des corps, des habits et des autres choses auxquelles on avait touché, à quel démon ou à quel vice on était assujetti.
CHAPITRE XII. Saint Hilarion regrette son ancienne solitude; voit en esprit la mort de saint Antoine; prédit la persécution que les fidèles souffriraient en la Palestine, et va visiter le lieu où saint Antoine était mort.
A l'âge de soixante-trois ans, considérant la grandeur de son monastère, la multitude des frères qui demeuraient avec lui, et les troupes de ceux qui lui amenaient des personnes travaillées de diverses maladies et possédées du diable, ce qui remplissait sa solitude de toutes sortes de gens, il n'y avait point de jour que le souvenir de son ancienne manière de vivre et l'incroyable regret d'en être si éloigné ne lui fissent jeter des larmes. Les frères lui demandant ce qu'il avait et pourquoi il s'affligeait de la sorte, « hélas! »dit-il,« je suis retourné dans le siècle, et j'ai reçu ma récompense en cette vie. Voilà que toute la Palestine et les provinces voisines me considèrent comme si j'étais quelque chose, et sous prétexte du monastère et de pourvoir aux besoins des frères, j'ai des héritages et des meubles. » Ses disciples observaient avec attention ce qui se passait en lui, mais particulièrement Hesychius, qui avait un amour et un respect incroyable pour le saint vieillard. Ayant ainsi passé deux années en pleurs, Aristenète dont j'ai ci-devait, parlé, femme du grand-maître, mais qui n'avait rien de sa pompe et de sa magnificence, vint trouver saint Hilarion avec dessein d'aller ensuite visiter saint Antoine; sur quoi il lui dit, fondant en larmes « Je voudrais bien y aller aussi si ce n'étais point arrêté comme en prison dans ce monastère, ou si ce voyage pouvait être utile; mais il y a deux jours que le monde a été privé d'un tel père. » Cette dame ajouta foi à ses paroles, changea de résolution, et. peu de jours après sut par un messager venu de là que saint Antoine était passé à une meilleure vie. Que les autres admirent les miracles et les prodiges si extraordinaires faits par saint Hilarion; qu'ils admirent son incroyable abstinence, sa science et son humilité: quant â moi, rien ne m'étonne si fort que de voir qu'il ait foulé aux pieds avec tant de mépris les honneurs qu'on lui rendait et cette liante réputation que sa vertu lui avait acquise. On voyait venir à lui de tous côtés des évêques, des prêtres , des troupes de clercs et de solitaires ; on y voyait venir des principales femmes d'entre les chrétiens (ce qui est d'ordinaire un sujet de grande tentation), et non-seulement du simple peuple des villes et de la campagne, mais aussi des hommes très considérables et des magistrats , afin de recevoir de lui ou du pain béni ou de l'huile bénite ; mais au milieu de tout cela il n'avait autre pensée que la solitude ; ce qui le fit résoudre à s'en aller ; et ayant l'ait amener son âne (car il était si affaibli de jeûnes qu'il lui était presque impossible de marcher), il voulait à toute force se mettre en chemin. Ce bruit ayant été répandu et reçu comme un (250) présage de la désolation et de la ruine de la Palestine, plus de dix mille personnes de divers âges et de divers sexes s'assemblèrent autour de lui pour l'arrêter; mais lui, demeurant inflexible à leurs prières et frappant sur le sable avec son bâton , disait : « Je n'ai garde de m'imaginer que mon Dieu soit trompeur : je ne puis voir ses églises renversées, les autels de Jésus-Christ foulés au pieds, et le sang de mes enfants arroser la terre.» Tous ceux qui étaient présents connurent bien qu'il avait eu révélation de quelque secret qu'il ne voulait point déclarer, et le gardaient néanmoins pour l'empêcher de partir ; sur quoi il résolut et protesta devant tous à haute voix de ne boire ni ne manger chose quelconque jusqu'à ce que l'on le laissât aller. Enfin le septième jour, voyant l'extrême faiblesse on il était réduit faute de manger, ils lui permirent de faire ce qu'il voudrait. Ainsi disant adieu à plusieurs, et une infinie multitude le suivant encore, il vint en Béthel, où il persuada à toutes ces troupes de s'en retourner, et choisit seulement quarante solitaires qui portaient de quoi se nourrir et qui étaient assez robustes pour marcher en jeûnant, c'est-à-dire pour ne manger qu'après que le soleil était, couché. Le cinquième jour il vint à Peluse, où, ayant visité les frères qui demeuraient dans un désert proche de là nommé Lychnos, il arriva trois jours après à Thébate pour y voir Dragonce, évêque et confesseur, qui y était en exil. Ayant revu une incroyable consolation de l'entretien d'un si grand personnage, il arriva, à trois autres jours de là, avec un extrême travail en Babylone, pour y voir l'évêque Philon, lequel souffrait aussi pour la confession de la foi ; car lempereur Constance, favorisant l'hérésie des Ariens, les avait relégués tous deux en ces lieux-là. Etant parti de Babylone, il vint en deux jours à la villette d'Aphrodite, où, ayant envoyé quérir le diacre Baïsane, qui, à cause du manquement d'eau qu'il y a dans le désert , avait coutume de louer des chameaux fort vites pour mener ceux qui allaient voir saint Antoine, il déclara à ses disciples que le jour que ce saint était mort s'approchait, et qu'il le voulait célébrer au même lieu où il avait fini sa vie, en y passant toute la nuit en prières. Ainsi, ayant traversé en trois jours cette vaste et effroyable solitude, ils arrivèrent enfin sur une très haute montagne où ils trouvèrent deux solitaires, Isaac et Pélusian, dont le premier avait servi de truchement à saint Antoine.
CHAPITRE XIII. Description de la demeure de saint Antoine.
Puisque l'occasion s'en offre et que j'en suis venu là, il me semble qu'il sera bien à propos de décrire en peu de paroles la demeure d'un si grand personnage. Une montagne pierreuse et fort élevée, laquelle a environ mille pas de circuit, pousse de son pied des eaux dont le sable boit une partie, et le reste, tombant plus bas, forme peu à peu un petit ruisseau. Il y a au-dessus un nombre infini de palmiers qui contribuent extrêmement à la beauté et à la commodité élu lieu. Vous eussiez vu Hilarion courir de çà et de là avec les disciples du bienheureux Antoine, qui lui disaient : « Voici où il avait coutume de chanter des psaumes; voici oit il priait d'ordinaire; voici où il travaillait, et voici oit il se reposait lorsqu'il était las. Lui-même a planté cette vigne et ces arbrisseaux ; lui-même de ses propres mains a fait cette petite aire; lui-même, avec beaucoup de sueur et de travail, a creusé ce réservoir pour arroser son petit jardin; et cette bêche, que vous voyez lui a servi plusieurs années à labourer la terre. » Hilarion voulut coucher dans son petit lit, et le baisait continu si saint Antoine n'eût fait que de le quitter. Sa cellule ne contenait en carré qu'autant d'espace qu'il en faut à un homme pour s'étendre en dormant, Il y avait outre cela sur le sommet de la montagne (où l'on n'allait duc par un sentier fait en forme de limaçon et par lequel il était très difficile de monter) deux autres cellules de la même grandeur, où il se retirait lorsqu'il voulait fuir la presse de ceux qui venaient vers lui et la communication de ses disciples; mais ces deux cellules étant taillées dans le roc, on y avait seulement mis deux portes Lorsqu'ils furent venus au petit jardin, « voyez-vous, » leur dit Isaac, « ce jardin planté de petits arbres et plein de légumes? il y a environ trois ans qu'une troupe d'ânes sauvages le ravageant tout, le saint commanda à l'un de ceux qui conduisaient les autres de s'arrêter, et, lui donnant de son petit bâton par le flanc, lui dit: «Pourquoi mangez- vous ce que vous n'avez pas (251) semé?» Depuis ce ,jour-là ces animaux n'ont jamais touché ni à aucun arbrisseau ni à aucun herbage ; mais ils venaient seulement boire.» Hilarion priant ces deux disciples de saint Antoine de lui montrer le lieu de sa sépulture, ils le menèrent à l'écart, et on ne sait s'ils le lui montrèrent ou non. lis disaient que la raison pourquoi ils le tenaient secret, suivant ce que saint Antoine le leur avait ordonné, était de crainte que Pergame , qui était un homme fort riche de ces quartiers-là, n'enlevât le corps pour le l'aire porter chez lui et lui bâtir une chapelle.
CHAPITRE XIV Saint Hilarion va au désert d'Aphrodite, obtient de l'eau du ciel par ses prières, passe jusque dans le désert d'oasis; et ce qui lui arriva en chemin.
Hilarion, étant retourné à Aphrodite, ne retint que deux frères avec lui et s'arrêta dans le désert proche de là, oie il vivait avec tant d'abstinence et dans un si grand silence qu'il disait n'avoir commencé qu'alors à servir Jésus-Christ. Il y avait déjà trois ans qu'il n'avait plu en ce pays-là, et ainsi la terre était dans une sécheresse étrange ; ce qui faisait dire aux habitants que les éléments mêmes pleuraient la mort de saint Antoine. Or, la réputation de saint Hilarion ne leur avant pu être cachée, ils vinrent à lui en foule, hommes et femmes, avec des visages plombés et exténués de faim, le conjurant due, comme serviteur de Jésus-Christ et successeur de saint Antoine, il leur obtint de la pluie par ses prières. Les voyant en cet état, il fut touché d'une merveilleuse compassion, et, élevant les yeux et les mains au ciel, il obtint de Dieu à l'heure même l'effet de sa demande. Mais dès que cette terre altérée et sablonneuse eut été trempée de pluie, elle produisit un si grand nombre de serpents et d'autres bêtes venimeuses qu'infinies personnes en étant piquées, elles fussent mortes à lheure même si elles n'eussent eu recours au saint, qui leur donna de l'huile bénite, laquelle mettant sur leurs plaies, elles ne manquaient point d'être guéries. Hilarion, voyant les extrêmes honneurs qu'on lui rendait, s'en alla à Alexandrie pour passer ensuite dans le désert le plus reculé de tous, nommé Oasis; et, comme depuis qu'il avait embrassé la vie solitaire il n'avait jamais demeuré dans aucune ville, il s'arrêta citez des solitaires qu'il connaissait, en un lieu nommé Bruchion, fort peu éloigné d'Alexandrie. Ils le reçurent avec une merveilleuse joie, et la nuit étant proche, ils furent extrêmement surpris de voir que ses disciples préparaient son âne parce qu'il s'en voulait aller ; ils se jetèrent à ses pieds en le conjurant de ne leur point faire ce tort, protestant qu'ils mourraient plutôt que de souffrir d'être privés d'un tel hôte. Il leur répondit : « Je ne me hâte de partir qu'afin de n'être pas cause que vous receviez un déplaisir, et vous connaîtrez par la suite que ce n'est pas sans sujet que je m'en vais si promptement.» Le lendemain les magistrats de Gaza, qui le jour précédent avaient su son arrivée, entrèrent dans le monastère avec des archers, et, ne le trouvant point, disaient l'un à l'autre « Ce que l'on nous a rapporté est bien véritable, qu'il est magicien et connaît l'avenir. » Sur quoi il faut savoir qu'après qu'Hilarion eut quitté la Palestine et que Julien eut succédé à l'empire, les habitants de Gaza ruinèrent le monastère du saint, et obtinrent de l'empereur par leurs prières qu'on le ferait mourir et Hesychius avec lui, y ayant ordre pour cela de les chercher tous deux en quelque lieu du monde qu'ils fussent. Hilarion, après avoir traversé une solitude inaccessible, arriva en Oasis, oit ayant passé environ un au, et vouant que son nom était arrivé jusque-là, comme s'il lui eût été impossible de se cacher en tout l'Orient oit tant de gens le connaissaient par réputation et même de visage , il était dans le dessein de passer en des îles désertes, afin de rencontrer au moins sur la mer la sûreté qu'il ne pouvait trouver sur la terre.
CHAPITRE XV. Saint Hilarion va en en Libye et passe de là en Sicile, sans pouvoir être caché en aucun lieu, les démons le découvrant partout, et faisant partout des miracles.
Environ ce temps, Adrien. l'un de ses disciples, arrivant de Palestine, lui dit que Julien avait été. tué, qu'un empereur chrétien régnait en sa place, et qu'il devait retourner pour voir les reliques de son monastère. Le saint, ne pouvant se résoudre à cela, loua un chameau, et arriva à travers une vaste solitude dans une (252) ville de Libye nommée Parétoine, assise sur le bord de la mer, d'où le malheureux Adrien, voulant retourner en Palestine, et se servant du nom de son maître pour recevoir les mêmes honneurs qu'il lui avait vu rendre autrefois, lui fit un extrême tort; et, ayant volé et tourné à son profit tout ce que les frères avaient mis entre ses mains pour porter à Hilarion, il s'en alla enfin sans lui dire adieu. Sur quoi, n'étant pas ici le lieu de m'étendre, je dirai seulement pour faire trembler ceux qui méprisent ainsi leurs maîtres, que quelque temps après il mourut de la jaunisse. Hilarion, ayant avec lui Zanane , monta sur un vaisseau qui faisait voile en Sicile; et, comme il était en résolution de vendre un livre des Evangiles qu'il avait transcrit étant jeune, afin d'avoir de quoi payer son passage, lorsqu'ils furent vers le milieu de la mer Adriatique le fils du Pilote, étant agité par un démon, commença à crier : « Hilarion, serviteur de Dieu, pourquoi faut-il que par toi nous ne soyons pas en sûreté même sur la mer? Donne-moi au moins le temps d'aller à terre, de peur qu'étant chassé dès d'ici, je ne sois précipité dans les abîmes. »Le saint lui répondit: « Si mon Dieu te permet de demeurer, demeure; mais si c'est lui qui te chasse, pourquoi en ,jettes-tu la haine sur moi, qui ne suis qu'un pécheur et un pauvre mendiant? » ce qu'il disait de crainte que les mariniers et les marchands qui étaient sur le vaisseau ne le découvrissent lorsqu'ils seraient arrivés en terre. Incontinent après il délivra cet enfant, le père et tous les autres qui étaient présents lui ayant donné parole de ne dire son nom à qui que ce fût. Lorsqu'ils furent arrivés au promontoire de Pachyne en Sicile, il offrit au pilote ce livre des Evangiles pour le salaire du passage de Zanane et de lui ; mais le pilote ne voulut pas le recevoir, et, en étant pressé, il jura qu'il ne le recevrait point, étant d'autant plus porté à cela qu'il vit qu'excepté ce livre et leurs habits, ils n'avaient chose quelconque. Ainsi Hilarion le garda, se confiant sur ce qu'il savait en sa conscience qu'il n'était pas moins pauvre de volonté que d'effet ; et il n'avait point une plus grande joie que de penser qu'il ne possédait rien de toutes les choses du siècle, et que les habitants de ce lieu-là le prenaient pour un mendiant. Or, craignant que les marchands qui venaient du Levant ne le reconnussent et ne le fissent connaître, il s'enfuit vers le milieu de l'île, à vingt milles de la mer, où, s'arrêtant dans un petit champ abandonné, il ramassait tous les jours du bois pour faire un fagot, qu'il mettait sur le dos de son disciple, lequel, le vendant dans un village proche de là, achetait de quoi les nourrir tous deux, et un peu de pain pour ceux qui par hasard les venaient voir. Mais certes, ainsi qu'il est écrit : « Une ville assise sur une montagne ne saurait être cachée. »Un armurier, étant tourmenté du démoli dans l'église de saint Pierre de Rome et ce malin esprit parlant par sa bouche, s'écria : «Il y a quelque jours qu'Hilarion, serviteur de Jésus-Christ, est entré dans la Sicile, où personne ne le tonnait et où il croit être bien caché; mais j'irai et le découvrirai. » Aussitôt après cela il monta avec ses valets sur un vaisseau qui était au port, lequel le mena à Pachyne, d'où il fut conduit par le démon à la petite cabane du vieillard, devant lequel il se prosterna contre terre et fut aussitôt délivre. Ce premier des miracles qu'il fit en Sicile fut cause qu'une multitude incroyable, non-seulement de malades, mais aussi de personnes de piété, le vinrent trouver, entre lesquels l'un des principaux, qui était hydropique, fut guéri le même jour; et lui ayant ensuite apporté de très grands présents, le saint au lieu de les recevoir lui dit cette parole de Jésus-Christ à ses disciples « Donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement.»
CHAPITRE XVI. Hesychius va trouver saint Hilarion, qui passe en Dalmatie, où il fait brûler un dragon épouvantable et arrête l'inondation de la mer.
Tandis que ces choses se passaient en Sicile Hesychius, son fidèle disciple, cherchait le saint vieillard par tout le monde. Il n'y avait point de rivages qu'il ne courût ni de déserts qu'il ne pénétrât; et. toute son espérance pour le trouver était fondée sur ce qu'en quelque lieu qu'il fût, il était impossible qu'il demeurât longtemps caché. Au bout de trois ans il apprit à Methone, d'un Juif qui vendait de vieux baillons aux pauvres gens, qu'il avait paru en Sicile un prophète des chrétiens, lequel faisait tant de miracles que l'on croyait que c'était un des saints du temps passé. Sur quoi, lui (253)demandant comment il était vêtu, quel était son marcher, son langage et particulièrement son âge, il n'en put rien apprendre, ce Juif disant qu'il ne le connaissait que par réputation. Hesychius, s'étant ensuite embarqué sur la mer Adriatique, arriva heureusement à Pachyne; et, s'informant du vieillard dans un hameau qui est sur le rivage, il apprit par le bruit commun le lieu où il était et ce qu'il faisait; en quoi on n'admirait rien tant en lui que ce qu'après avoir fait un si grand nombre de miracles, il n'avait pas seulement voulu recevoir un morceau de pain de qui que ce fût. Mais, pour ne m'étendre pas trop sans besoin, le saint homme Hesychius, se jetant aux genoux de son maître et arrosant ses pieds de ses larmes, après avoir été relevé par lui et l'avoir entretenu deux ou trois jours, apprit de Zanane que le saint vieillard ne pouvait se résoudre à demeurer là plus longtemps, mais voulait s'en aller dans quelques pays barbares où on ne le connût point et où on n'entendit pas même son langage. Il le mena donc à Epidaure, qui est un bourg de Dalmatie, où, ayant demeuré quelques jours dans un petit champ proche de là, il ne put être caché davantage parce qu'un dragon d'une prodigieuse grandeur, et qui était du nombre de ceux qu'ils nomment en ce pays-là Boa à cause qu'ils sont si extraordinairement grands qu'ils dévorent même les bufs, ravageait toute cette province, et n'engloutissait pas seulement les troupeaux et les bêtes, mais aussi les paysans et les pasteurs, qu'il attirait à lui par son souffle. Saint Hilarion, après avoir fait élever un grand bûcher et adressé sa prière à Jésus-Christ, commanda au dragon de monter sur le monceau de bois, et puis y mit le feu. Ainsi en présence de tout le peuple il brûla cette monstrueuse bête. Cette action le mettant en inquiétude à cause qu'elle l'avait fait connaître, il ne savait que faire ni à quoi se résoudre et se préparait à une autre fuite; son amour pour la solitude lui faisait courir en esprit toute la terre afin d'y trouver un lieu pour se cacher, et il s'affligeait de ce que, quelque soin qu'il prit de se taire, ses miracles parlaient pour lui et le découvraient. En ce temps cet. universel tremblement de terre qui arriva après la mort de Julien lit sortir les mers de leurs bornes, et, comme si Dieu eût menacé les hommes d'un second déluge ou que toutes choses dussent retourner dans leur ancien chaos, les vaisseaux pendaient sur le haut des montagnes où la tempête les avait portés. Les habitants d'Epidaure, voyant les flots bruire de la sorte et ces effroyables montagnes d'eau venir fondre sur leurs tûtes, craignant, ainsi qu'il était autrefois arrivé, que leur bourg ne fût submergé, vinrent trouver le vieillard et, comme s'ils fussent allés au combat, le mirent à leur tête sur le rivage. Le saint ayant fait trois signes de croix sur le sable et étendu ses mains vers ce déluge qui les menaçait, il n'est pas croyable jusque à quelle hauteur la mer s'enfla et se tint ainsi devant lui ; mais, après avoir grondé longtemps comme si elle eût supporté avec impatience de rencontrer cet obstacle, elle s'abaissa peu à peu et lit retourner ses eaux dans elle-même. Epidaure et toute cette contrée publient encore aujourd'hui ce miracle, et les mères le content à leurs enfants afin d'en faire passer la mémoire à toute la postérité. Ainsi il se voit que ce que Jésus-Christ a dit à ses apôtres : « Si vous avez de la foi vous direz à cette montagne : « Jette-toi dans la mer, » et elle s'y jettera, » se peut accomplir au pied de la lettre, pourvu que l'on ait une foi égale à celle des apôtres et telle que notre Seigneur leur commanda de l'avoir; car quelle différence y a-t-il ou qu'une montagne saute dans la. mer, ou que d'épouvantables montagnes d'eau soient demeurées fixes en un moment et due, d'un coté étant comme de pierre devant les pieds de saint Hilarion, elles se soient doucement écoulées de l'autre. Tout le bourg fut rempli d'admiration, et le bruit d'un si grand miracle se répandit mime jusqu'à Salone.
CHAPITRE XVII. Saint Hilarion passe en Cypre. Miracle qu'il lit en chemin et dans cette île, où Hesychius le va trouver.
Hilarion, ayant su cela, s'enfuit de nuit dans une petite chaloupe; et deux ,jours après, ayant rencontré un vaisseau marchand, il prit la route de Cypre. Des pirates, qui avaient laissé sur le rivage, entre les îles de Malée et de Cythère, le reste de leur flotte, composée de vaisseaux qui allaient à rames et non pas à voiles , vinrent, pour rencontrer ce vaisseau, sur deux (254) grandes fustes très légères et qui avaient double rang de rames. Tous ceux qui étaient avec Hilarion commencèrent à trembler, à pleurer leur malheur, à courir de çà, de là, et à préparer leurs rames ; et, comme si un seul message n'eût pas été suffisant, ils allaient coup sur coup dire au vieillard que les pirates étaient proches. Lui, les regardant de loin, se mit à sourire, et, se tournant vers ses disciples, leur dit : « Gens de petite foi, pourquoi avez-vous peur? Ceux qui vous font ainsi trembler sont-ils en plus grand nombre que l'armée de Pharaon, dont, par la volonté de Dieu, il ne resta un seul qui ne fût submergé. » Durant qu'il parlait ainsi les pirates s'avançaient toujours et étaient déjà prêts à fondre sur eux , n'étant éloignés que d'un jet de pierre. Alors Hilarion, demeurant ferme sur la proue du vaisseau , étendit sa main vers eux et leur dit : « Contentez-vous d'être venus jusqu'ici. » O merveilleux effet et presque incroyable de la foi! ces barques commencèrent soudain à reculer, et tout l'effort des rames tournait contre la poupe. Les pirates ne pouvaient assez s'étonner de ce que malgré eux ils retournaient ainsi en arrière, et, s'efforçaient de tout leur pouvoir d'aborder le vaisseau d'Hilarion, ils furent reportés au rivage beaucoup plus vite qu'ils n'en étaient venus. Je passe plusieurs autres choses, de peur qu'il ne semble qu'en les racontant toutes je veuille faire un volume; au lieu d'un discours. Je dirai seulement que, naviguant avec un vent favorable entre les îles des Cyclades, il entendait les voix des démons qui criaient de côté et d'autre dans les villes et les bourgs, et couraient vers le rivage. Etant entré dans l'une des villes de Cypre nommée Paphos, que les poètes ont rendue si célèbre, et qui par plusieurs tremblements a été réduite en tel état que l'on ne voit plus maintenant que par ses ruines quelle elle a été autrefois, il demeurait à deux vrilles de là, avec une extrême joie de ce que, n'étant connu de personne, il y avait passe quelques journées en repos. Mais vingt jours n'étaient pas encore, accomplis que tous ceux de l'île qui étaient possédés des démons commencèrent à crier qu'Hilarion, serviteur de Jésus-Christ, était venu, et qu'ils devaient se hâter de l'aller trouver. Ce bruit retentissait dans Salamine, dans Curie, dans Lapète et dans toutes les autres villes, plusieurs assurant qu'ils savaient bien quel était Hilarion et que c'était un véritable serviteur de Dieu, mais qu'ils ignoraient où il était. Au bout de trente jours ou un peu plus, environ deux cents personnes , tant. hommes que femmes, s'assemblèrent auprès de lui ; ce que voyant, et étant fâché de ce que les démons ne pouvaient souffrir qu'il demeurât en repos, devenant plus cruel que de coutume contre ces malins esprits, et comme s'il se fût voulu venger d'eux, il les persécuta de telle sorte qu'il les contraignit à force de prières de sortir des corps de ces misérables, les uns sur-le champ, les autres au bout de deux jours, et tous généralement avant que la semaine fût passée. Ayant demeuré là deux ans dans une continuelle pensée de s'enfuir, il envoya Hesychius en Palestine, avec ordre de retourner au printemps pour y visiter ses frères et voir les reliques de son monastère. Après son retour il désira d'aller encore en Egypte pour demeurer dans ces lieux que l'on nomme Bucolia, à cause qu'il n'y a pas un seul chrétien et qu'ils sont seulement habités par une nation barbare et farouche ; mais Hesychius lui conseilla de se retirer plutôt dans le lieu le plus écarté de l'île où ils étaient; et, ayant pour cela tout visité avec beaucoup de temps et de soin, il le mena, à douze milles de la mer, dans des montagnes fort reculées et très rudes, où l'on pouvait à peine monter en se traînant sur les mains et sur les genoux. Saint Hilarion, y étant arrivé et considérant ce lieu caché et si effroyable, vit qu'il était environné d'arbres de tous côtés, qu'il y avait des eaux coulantes, un petit jardin fort agréable et plusieurs arbres fruitiers dont il ne mangea néanmoins jamais de fruit, et que proche de là était un très ancien temple tout ruiné, d'où, à ce qu'il disait et comme ses disciples le témoignent, on entendait retentir nuit et jour les voix d'une si incroyable multitude de démons qu'il semblait que ce fussent celles de toute une armée; ce qui lui donna beaucoup de ,joie, voyant par là qu'il aurait si près de lui des ennemis à combattre. Il y demeura cinq années, Hesychius l'allant souvent visiter; et ce ne lui fut pas une petite consolation dans ce dernier temps de sa vie de ce que, à cause de l'extrême difficulté d'un chemin si rude et de tant d'ombrages qui le couvraient, il n'y avait que peu ou point de personnes qui (255) pussent ou qui osassent entreprendre de monter cette montagne. Un soir, au sortir de son petit jardin, il vit un homme paralytique de tout le. corps couché par terre devant la porte; sur quoi, ayant demandé à Hesychius qui il était et comment il avait été amené là, il lui répondit qu'il avait été receveur de cette petite métairie et que le jardinet où ils étaient lui appartenait. Alors le saint se mit à pleurer, et, tendant la main à ce pauvre malade, lui dit : « Je te commande, au nom de Jésus-Christ, de te lever et de marcher. » O admirable promptitude! il n'avait pas encore achevé de prononcer ces paroles que, toutes les parties du corps de cet homme étant déjà fortifiés, il se trouva en état de se pouvoir lever et de se tenir debout. Ce miracle ayant été su, plusieurs personnes, par le besoin qu'elles avaient de l'assistance du saint, surmontèrent la difficulté d'aller vers lui par ces chemins inaccessibles; et tous les habitants d'alentour ne travaillaient à rien avec. tant de soin qu'à prendre garde qu'il ne s'échappât ; car le bruit s'était répandu parmi eux qu'il lie pouvait demeurer longtemps en un même lieu; ce qu'il ne faisait ni par légèreté ni par une impatience et une inquiétude puériles, mais à cause qu'il fuyait l'honneur et l'importunité des visites, ayant toujours aimé le silence et une vie inconnue aux hommes.
CHAPITRE XVIII. Mort de saint Hilarion, et conclusion de tout ce discours.
Etant arrivé à l'âge de quatre-vingts ans, et Hesychius étant absent , il lui écrivit de sa main une petite lettre, qui était comme son testament, par laquelle il lui laissait toutes ses richesses,qui consistaient en un livre des Evangiles, en ce sac dont il était revêtu, en une cape et en un petit. manteau ; car Zanane, qui le servait, était mort quelques jours auparavant. Plusieurs hommes de grande piété vinrent de Paphos le visiter, sachant qu'il était malade ; et principalement sur ce qu'ils lui avaient entendu dire qu'il serait bientôt délivré de la prison de son corps pour aller à Dieu et passer à une meilleure vie. Constance y l'ut aussi, qui était une sainte femme au gendre et à la fille de laquelle il avait sauvé la vie avec de l'huile bénite. Il les conjura tous de ne garder pas son corps un seul moment après sa mort , mais de l'enterrer à l'heure même dans ce petit jardin, tout vêtu comme il était avec sa haire, sa cape et son savon. Il avait encore un peu de chaleur; et, bien qu'il ne lui restât rien d'un homme vivant chie le seulement, il ne laissa pas de dire, ayant les yeux encore tout ouverts . «Sors, mon âme ; que crains-tu? Sors, mon âme; de quoi as-tu peur? Tu as servi Jésus-Christ près de soixante-dix ans, et tu crains la mort! » En achevant ces paroles il rendit l'esprit, et à l'instant avant été mis en terre, on sut plus tôt à la ville son enterrement que sa mort. Le saint homme Hesychius, ayant appris cette nouvelle en Palestine , vint en Cypre; et, feignant de vouloir demeurer dans le même petit jardin, afin d'imiter tout soupçon aux habitants et d'empêcher que, se défiant de lui, ils ne l'observassent, il déroba son corps, environ dix mois après, avec lui tris grand danger de sa vie, et le porta à Majuma , où , avec tous les solitaires et les habitants des environs qui l'accompagnaient par grandes troupes, il l'enterra dans son ancien monastère. Sa haire, sa cape et son petit manteau étaient encore au même état que lorsqu'il mourut, et tout son corps, aussi entier que s'il eût été vivant , répandait une odeur si excellente qu'il semblait qu'il eût été embaumé avec des parfums précieux. Je crois ne devoir pas oublier à la fin de ce livre de rapporter quelle fut la dévotion de Constance, cette très sainte femme dont j'ai parlé. Ayant su que le corps d'Hilarion avait été transporté en la Palestine, elle rendit l'esprit à l'instant, témoignant ainsi, même par sa mort, sa véritable charité pour ce grand serviteur de Dieu, sur le sépulcre duquel elle avait coutume de passer les nuits entières sans fermer les yeux et de lui parler connue s'il eût été présent, afin qu'il l'assistât en ses prières. Il y a encore aujourd'hui une très grande contestation entre les habitants de la Palestine et ceux de Cypre ; les uns soutenant qu'ils ont le corps et les autres qu'ils ont l'esprit d'Hilarion, lequel fait tous les jours de grands miracles dans l'une et dans l'autre de ces provinces , mais principalement dans le petit jardin de Cypre, à cause sans doute qu'il a plus aimé ce lieu-là qu'aucun autre.
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