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VIE DE SAINTE AZELLA, VIERGE.
A SAINTE MARCELLA.
On ne me doit point reprendre de ce que je loue quelques personnes dans mes lettres et en blâme d'autres, puisqu'en blâmant les méchants on corrige ceux qui leur ressemblent, et qu'en louant les gens de bien on excite les bons à imiter leur vertu. J'écrivis quelque chose, ces jours passés, de Léa d'heureuse mémoire; et aussitôt il me vint en l'esprit qu'après avoir parlé de celles qui tiennent, comme les veuves, le second rang dans la chasteté, je ne devais pas demeurer dans le silence sur le sujet d'une vierge. Ainsi je me trouve obligé de rapporter en peu de mots la vie d'Azella qui nous est si chère à l'un et à l'autre ; mais, comme elle a peine d'entendre parler de ses louanges, je vous supplie de ne lui point montrer cette lettre et (280) de vous contenter, s'il vous plaît, de la lire aux jeunes filles qui sont auprès de vous afin que, connaissant que sa manière de vivre est la règle d'une vie parfaite, elles se forment sur son exemple. Je ne m'arrêterai point à ce que, étant encore dans le ventre de sa mère, elle fut bénie avant sa naissance, à ce que son père vit en songe une vierge enfermée dans un vase de cristal plus clair et plus pur que celui d'aucun miroir, et à ce que, étant encore enfant et n'ayant pas dix ans accomplis, elle fut consacrée à Dieu pour jouir un jour de l'éternelle béatitude: il faut attribuer à la grâce tout ce qui a précédé ses travaux, bien que Dieu, par la connaissance qu'il a de l'avenir, ait sanctifié Jérémie dans le sein de sa mère, ait fait que saint Jean a tressailli de joie lorsqu'il était encore dans les flancs de la sienne, et ait, dès auparavant la création du monde, choisi saint Paul entre le reste des hommes pour annoncer l'Evangile de son fils ; mais je passerai aux choses que cette sainte vierge, depuis l'âge de douze ans, a choisies comme les meilleures, a embrassées, a poursuivies, a entreprises, a commencées et a accomplies avec beaucoup de peines et de travaux. Etant enfermée dans le petit espace d'une cellule, elle jouissait de la vaste étendue du paradis : ce même petit coin de terre était le lieu de ses oraisons et de son repos ; elle trouvait ses délices dans le jeûne et la bonne chère dans l'abstinence ; et quand elle était contrainte de prendre quelque nourriture, non par le désir de manger, mais par la défaillance de ses forces, elle se contentait de pain, de sel et d'eau froide, excitant ainsi plutôt sa faim qu'elle ne la rassasiait. Mais il semble que j'ai quasi oublié ce que je devais dire dès le commencement. Lorsqu'elle se porta à prendre cette résolution, elle tira de son cou un de ces colliers que l'on nomme communément des Murenes à cause que l'or, tissu ensemble par des filets retors, fait une sorte de chaîne qui a de la ressemblance à ce poisson, et, sans que ses parents en sussent rien, elle le vendit et en acheta une robe de couleur fort brune et propre pour une religieuse, que sa mère lui avait toujours refusée quelque instance qu'elle lui en eût faite; et par ce saint trafic, qui fut comme un heureux présage de la suite de ses actions, elle se consacra aussitôt à notre Seigneur, afin que tous ses proches connussent que l'on ne pourrait jamais contraindre à prendre part dans les délices du siècle celle qui condamnait le luxe du siècle par la simplicité de cet habit. Mais, comme j'avais commencé à dire,elle se conduisit toujours avec une telle retenue et demeura toujours dans sa chambre dans une si grande retraite qu'elle ne paraissait jamais en public. Elle ne parlait jamais à aucun homme; et, ce qui est encore plus admirable, elle aimait beaucoup plus qu'elle ne voyait sa soeur, qui était vierge comme elle. Elle travaillait de ses mains, sachant qu'il est écrit « que celui qui ne travaille point ne doit point manger. » Elle parlait à son époux ou en priant ou en chantant des psaumes. Elle allait avec un extrême zèle aux tombeaux des martyrs sans que personne s'en pût quasi apercevoir; et la joie qu'elle ressentait de vivre en cette manière était extrêmement augmentée de ce que personne ne la connaissait. Elle jeûnait si austèrement durant toute l'année qu'elle passait d'ordinaire deux ou trois jours sans manger, et quand le carême était venu, alors, comme si son âme eût été un vaisseau qui eût voulu entreprendre une plus longue navigation, elle en déployait toutes les voiles, en passant avec un visage gai quasi toutes les semaines entières sans manger; et, ce qu'il est comme impossible aux hommes de croire mais ce qui est possible par l'assistance de Dieu, elle est arrivée, en vivant de cette sorte, à l'âge de cinquante ans, sans sentir aucune douleur d'estomac, sans être tourmentée de colique, sans que la terre dure qui lui sert de lit lui froisse le corps, et sans que sa peau, devenue sèche et rude par l'âpreté du cilice dont elle est revêtue, ait aucune mauvaise odeur. Ainsi, étant saine de corps et encore plus saine d'esprit, elle trouve ses délices dans la solitude, et les déserts des anachorètes dans une ville pleine de bruit et de trouble. Mais vous savez toutes ces choses mieux que moi, qui n'ai connaissance que d'une partie de ses actions, et vous avez vu de vos yeux sur ses genoux des talus semblables à ceux des chameaux, que son assiduité à prier a formés sur son saint corps: il faut donc que je me contente de rapporter ici ce que j'en ai pu apprendre. Il n'y a rien de plus agréable que sa sévérité, rien de plus sévère que sa douceur et rien (281) de plus doux que sa tristesse. La pâleur qui parait sur son visage est telle, qu'encore qu'elle fasse connaître jusqu'à quel point va son extrême abstinence, elle n'a rien de vain ni d'affecté. Ses paroles tiennent du silence et son silence parle. Elle ne marche ni trop vite ni trop lentement. Elle est toujours vêtue d'une même sorte; sa propreté est accompagnée de négligence; son habit n'a rien de curieux. Le soin qu'elle prend de ce qui la touche est sans aucun soin; et la seule égalité de sa vie fait que, dans une ville pleine de pompe, de dissolutions et de délices, et où l'humilité passe pour une bassesse, les gens de bien publient ses louanges et les méchants n'osent la blâmer. Je souhaite que les veuves et les vierges l'imitent, que les femmes mariées la révèrent, que celles qui se sentent coupables la craignent, et que les évêques l'honorent.
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