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VIE DE SAINTE PAULA, VEUVE.
AVANT-PROPOS. Où il est parlé de la haute origine de sainte Paula.
CHAPITRE III. Du voyage que fit sainte Paula avant de s'arrêter en Bethléem.
CHAPITRE VII. Excellente conduite de sainte Paula dans les monastères qu'elle établit.
CHAPITRE XI. Mort de sainte Paula.
CHAPITRE XII. Honneurs tout extraordinaires rendus à sainte Paula en ses funérailles.
AVANT-PROPOS. Où il est parlé de la haute origine de sainte Paula.
Quand toutes les parties de mon corps seraient changées en autant de langues et que (264) chacune d'elles formerait une voix humaine, je ne pourrais rien dire qui approchât des vertus de la sainte et incomparable Paula. Elle fut illustre par sa race, mais beaucoup plus parla sainteté; elle fut considérée par la grandeur de ses richesses, mais elle l'est maintenant bien plus parce qu'elle a voulu être pauvre avec Jésus-Christ; elle a tiré son origine des Gracques et des Scipions, elle a été l'héritière du grand Paul-Emile dont elle portait le nom, et Martia Papiria, sa mère, était véritablement descendue de Scipion l'africain ; mais elle préféra Bethléem à tous ces avantages qu'elle avait dans Rome, et changea les lambris dorés de son palais contre une chaumière enduite de boue. Néanmoins, au lieu de nous affliger d'avoir perdu une personne si éminente en mérite, nous devons plutôt rendre grâces à Dieu de l'avoir eue, ou, pour mieux dire, de ce que nous l'avons encore, puisque tout est vivant en lui, et que tout ce qui retourne dans son sein doit être mis au rang des choses qui nous demeurent. N'est-il pas raisonnable que la Jérusalem céleste soit la demeure de celle qui, durant qu'elle a vécu dans son corps mortel, a toujours été comme dans un pèlerinage qui l'éloignait de la présence de son maître, et qui disait sans cesse avec une voix lamentable : « Hélas! que mon pèlerinage dure! J'ai demeuré avec les habitants de Cedar, et mon âme est longtemps voyageuse sur la terre?» Or il ne faut pas s'étonner si elle se plaignait de demeurer dans les ténèbres, qui est ce que le nom de cedar signifie, vu que « le monde n'est que malice, que sa lumière est semblable à ses ténèbres, et. que, la lumière luisant dans les ténèbres, les ténèbres ne l'ont point comprise;» ce qui lui faisait dire souvent : «Je suis étrangère et pèlerine ainsi que tous mes pères l'ont été. Que je souhaite d'être délivrée de la prison de ce corps, afin d'être avec Jésus-Christ ! » Combien de fois, lorsqu'elle était travaillée des infirmités où son corps si délicat était tombé par son incroyable abstinence et par ses jeûnes redoublés, entendait-on ces paroles sortir de sa bouche : « Je dompte mon corps et le réduis en servitude, de peur qu'ayant exhorté les autres, je ne sois moi-même réprouvée ! Il est bon de ne boire point de vin et de ne manger point de chair : j'ai humilié mon âme par mes jeûnes. Vous m'avez remplie d'infirmités, je n'ai éprouvé que des afflictions et des épines;» et dans le milieu des douleurs les plus violentes, lesquelles elle supportait avec une patience admirable, elle disait, comme si elle eût vu les cieux ouverts : « Qui me donnera des ailes semblables à celles d'une colombe, afin que je m'envole et que je trouve un lieu de repos? » Je prends à témoin Jésus-Christ, tous les saints et l'ange gardien de cette femme admirable que je ne parlerai ni avec complaisance ni avec flatterie, et que je ne dirai rien que pour rendre témoignage à la vérité, et qui ne soit au-dessous de ses mérites, que toute la terre publie, que les prêtres admirent, qui sont la cause des regrets de tant de compagnies de vierges, et qui font qu'elle est pleurée par une si grande multitude de solitaires et de pauvres. Mais voulez-vous, lecteur, apprendre en peu de paroles quelles furent ses vertus? elle laissa tous les siens pauvres, étant elle-même encore plus pauvre ; ce qu'il ne faut pas trouver étrange au regard de ses proches et de ses domestiques dont. elle avait fait ses frères et ses sueurs, de serviteurs et de servantes qu'ils étaient auparavant, vu que, sans considérer la grandeur de la naissance de sa fille Eustochia, cette vierge consacrée à Jésus-Christ et pour la consolation de laquelle j'écris ce discours, elle ne lui laissa autres richesses que celles de la foi et de la grâce.
CHAPITRE I. De quelle sorte Dieu a voulu récompenser l'extrême humilité de sainte Paula en la rendant illustre par toute la terre. De son mariage et de ses enfants.
Commençons donc cette narration avec ordre. Que d'autres, reprenant les choses de plus haut et comme dès le berceau de sa race, disent s'ils veulent qu'elle eut pour mère Blésilla et pour père Rogat, dont l'une est descendue des Scipions et des Gracques, et l'autre, par les statues de ses ancêtres, par l'illustre suite de sa race et par ses grandes richesses, est encore aujourd'hui cru presque par toute la Grèce être descendu du roi Agamemnon, qui ruina Troie en suite d'un siège de dix ans; mais, quant à moi, je ne louerai que ce qui lui est propre, sorti d'une source aussi pure qu'était celle de son âme sainte. Notre Sauveur et notre maître dit, dans (265) lEvangile, aux apôtres qui lui demandaient quelle serait leur récompense, que ceux qui donneraient tout pour l'amour de lui recevraient le centuple dès ce monde, et en l'autre la vie éternelle ; ce qui nous fait voir qu'on ne mérite point de louanges pour posséder des richesses, mais seulement lorsqu'on les méprise pour l'amour de Jésus-Christ, et qu'au lieu de s'enfler de vanité quand on est dans les honneurs, il faut témoigner la croyance que l'on a aux paroles de Dieu en n'en tenant aucun compte. Nous voyons cette parole de Jésus-Christ parfaitement accomplie en la personne de Paula, puisqu'il lui a rendu dès le temps présent ce qu'il a promis à ceux qui le servent : celle qui a méprisé la gloire d'une ville est aujourd'hui célèbre dans tout le monde par sa haute réputation, et celle qui, en demeurant à Rome, n'était hors de Rome connue de personne, depuis s'être cachée en Bethléem n'est pas seulement admirée par toutes les provinces de l'empire, mais par les nations même les plus barbares; car quel pays y a-t-il au monde d'où quelqu'un ne vienne pour visiter les lieux saints? et qui trouve-t-on, entre toutes les créatures, qu'on doive plus estimer que Paula? Ne brille-t-elle pas comme une pierre précieuse entre plusieurs autres, dont elle efface le lustre, et comme un soleil qui dès son lever obscurcit par l'éclat de ses rayons toute la splendeur des étoiles ? Ainsi elle surmonta par son humilité la vertu et la puissance de tous les autres, et, en se rendant la moindre de tous, elle se trouva de beaucoup élevée sur tout le reste, parce que plus elle s'abaissait, et plus Jésus-Christ la faisait paraître. Elle se cachait et ne pouvait être cachée; elle fuyait la gloire et l'acquérait en la fuyant, parce que la gloire suit la vertu, son ombre, et qu'en méprisant ceux qui la cherchent elle cherche ceux qui la méprisent. Mais pourquoi quitté-je l'ordre de ma narration, et puissé-je par-dessus les préceptes de la rhétorique en m'arrêtant ainsi trop longtemps à chaque chose? Etant descendue d'une telle race, elle fut mariée à Toxotius, qui tire sa haute origine d'Enée et des Jules ; ce qui est cause que sa fille Eustochia,cette vierge consacrée à Jésus-Christ, porte le nom de Julie, et ce nom de Jules vient du grand Jules, fils d'Enée ; ce que je rapporte ici, non que ces hautes qualités soient fort considérables en ceux qui les possèdent, mais parce qu'on ne saurait trop les admirer en ceux qui en font pou de compte. Les hommes attachés au siècle révèrent les personnes si élevées au-dessus des autres par leur naissance, mais quant à moi, je ne saurais louer que ceux qui foulent aux pieds cette grandeur par l'amour qu'ils portent à Jésus-Christ; et d'autre côté, je ne saurais trop estimer en eux, lorsqu'ils les méprisent, ces avantages que je méprise lorsqu'ils les estiment. Paula ayant donc pour ancêtres ceux dont je viens de parler, ci sa fécondité aussi bien que sa chasteté l'ayant l'ait estimer, premièrement par son mari, et puis par ses proches, et enfin par toute la ville de Rome, elle eut cinq enfants : Blésilla, sur la mort de laquelle je lui écrivis pour la consoler; Pauline, qui laissa pour héritier de ses biens et de ses excellentes résolutions son saint et admirable mari Pammaque, auquel j'ai adressé un petit discours sur le sujet de sa perte; Eustochia, qui demeure encore aujourd'hui dans les lieux saints, et est, par sa virginité et par sa vertu une perle précieuse et un ornement de l'Eglise; Rufina, qui par sa mort précipitée accabla de douleur l'âme si tendre de sa mère ; et Toxotius, après la naissance duquel elle cessa d'avoir des enfants, ce qui témoigna qu'elle n'en avait désiré que pour plaire à son mari, qui souhaitait avec passion d'avoir un fils.
CHAPITRE II. Sainte Paule, étain demeurée veuve, fait des charités merveilleuses, et puis s'embarque pour aller en terre sainte.
Dieu lui ayant ôté son mari, elle en eut une telle affliction qu'elle pensa perdre la vie, et elle se donna de telle sorte au service de Dieu qu'on aurait pu croire qu'elle aurait désiré de devenir veuve pour être dans la pleine liberté de le servir. Dirai-je qu'elle était si charitable qu'elle distribuait aux pauvres quasi tous les biens d'une aussi grande maison et aussi riche qu'était la sienne, et que sa bonté était telle qu'elle se répandait même sur ceux qu'elle n'avait jamais vus? Quel pauvre, étant mort, n'a point été enseveli à ses dépens? et quel malade, languissant sans pouvoir sortir du lit , n'a pas été nourri de son bien? Ne les cherchait (266) elle pas avec très grand soin par toute la ville? et ne croyait-elle pas avoir beaucoup perdu lorsque quelqu'un, pressé de faim et de misère, était secouru et nourri par d'autres? Elle appauvrissait ses enfants pour assister les nécessiteux ; et lorsque ses proches s'en fâchaient, elle leur répondait que ce qu'elle faisait en cela était pour leur laisser une succession beaucoup plus grande que la sienne, à savoir la miséricorde de Jésus-Christ. Elle ne put souffrir longtemps ces visites et ce grand abord de monde que lui attirait de tous côtés la grandeur d'une maison aussi illustre et aussi élevée dans le monde qu'était la sienne ; ces honneurs qu'on lui rendait lui faisaient une extrême peine, et, elle se hâtait de se mettre en état de n'être plus importunée de tant de louanges. En ce temps des ordres de l'empereur ayant fait assembler à Rome des évêques d'Orient et d'Occident sur le sujet de quelques divisions arrivées entre les Eglises, elle vit deux hommes admirables , Paulin, évêque d'Antioche , et Epiphane, évêque de Salamine en Cypre, que l'on nomme maintenant Constance, dont elle eut le dernier pour hôte ; et, bien que Paulin demeurât dans un autre logis, il lui témoigna tant de bonté qu'elle ne jouit pas moins du bonheur de sa conversation que s'il eût été logé chez elle. La vertu de ces grands personnages ayant encore enflammé la sienne, elle pensait incessamment à abandonner son pays, et, oubliant sa maison, ses enfants, ses domestiques et généralement toutes les choses du siècle, elle n'avait autre passion que de s'en aller seule et sans être suivit: de personne, s'il était possible, dans ces déserts où saint Paul et saint Antoine ont fini leur vie. Enfin l'hiver étant passé, la met' commençant à devenir navigable et ces excellents évêques retournant à leurs Eglises, elle les accompagna par ses voeux et par ses souhaits. Mais pourquoi différé je davantage à le dire? elle descendit sur le port, son frère, ses cousins, ses plus proches, et, ce qui est beaucoup plus que tout le reste, ses enfants même l'accompagnant et s'efforçant par la compassion qu'ils lui faisaient de faire changer de résolution à une mère qui les aimait avec une incroyable tendresse. Déjà on déployait les voiles et à force de rames on tirait le vaisseau dans la mer : le petit Toxotius joignait les mains vers sa mère sur le rivage, et Rufina, prête à marier, la conjurait par ses pleurs, ne l'osant faire par ses paroles, de vouloir attendre ses noces; mais Paula, élevant les yeux au ciel sans jeter une seule larme, surmontait par son amour pour Dieu celui qu'elle avait pour ses enfants, et oubliait qu'elle était mère pour témoigner qu'elle était servante de Jésus-Christ. Ses entrailles étaient déchirées, et elle combattait contre ses sentiments, qui n'étaient pas moindres que si on lui eût arraché le coeur, son affection pour ses enfants étant si grande qu'on ne saurait trop admirer en elle la force qu'elle eut de la surmonter. Il n'arrive rien de plus cruel aux hommes, entre les mains même de leurs ennemis et la rigueur de la servitude, que d'être séparés de leurs enfants ; mais l'on voit ici que, contre les lois de la nature, une foi parfaite et accomplie non-seulement le souffre, mais en a joie ; et ainsi Paula, en oubliant sa passion pour ses enfants par une plus grande qu'elle avait pour Dieu, ne trouvait du soulagement qu'en Eustochia, sa chère fille, qu'elle avait pour compagne dans ses desseins et dans son voyage. Son vaisseau faisant voile et tous ceux qui étaient dedans regardant vers le rivage, elle en détourna les yeux pour n'y point voir des personnes qu'elle ne pouvait voir sans douleur; car j'avoue que nulle autre mère n'a tant aimé ses enfants, auxquels avant de partir elle donna tout ce qu'elle avait, ne réservant rien pour elle,et se déshéritant elle-même sur la terre afin de trouver un héritage dans le ciel.
CHAPITRE III. Du voyage que fit sainte Paula avant de s'arrêter en Bethléem.
Etant arrivée à l'île de Pontia, si célèbre par l'exil de Flavia Domitilla, la plus illustre femme de son siècle, laquelle y fut reléguée par l'empereur Domitien à cause qu'elle était chrétienne, et voyant les petites cellules où elle avait souffert un long martyre, il sembla que sa foi y prit des ailes, tant elle se sentit touchée du désir de voir Jérusalem et les lieux saints, Elle trouvait que les vents tardaient trop à lever, et il n'y avait point de diligence qui ne lui semblât fort lente. Elle s'embarqua sur la mer Adriatique, et, passant entre Sylla et (267) Crybde par un aussi grand calme que si c'eût été sur un étang, elle vint à Méthone, où mettant pied à terre sur le rivage, et avant redonné un peu de force à son corps si faible de son naturel , elle passa ensuite les îles de Malée et de Cythère, les Cyclades répandues dans cette mer, et tant de détroits où l'agitation des eaux est si grande à cause qu'elles sont pressées de la terre. Enfin, ayant laissé derrière elle Rhodes et la Lycie, elle arriva en Cypre, où s'étant jetée aux pieds du saint et vénérable Epiphane, il l'y retint dix ,jours, non pas, comme il le croyait, pour lui donner le temps de se rafraîchir du travail qu'elle avait souffert sur la mer, mais pour s'occuper à des uvres de piété , ainsi que l'événement le fit connaître ; car elle visita tous les monastères de cette île, et assista le mieux qu'elle put les solitaires que l'amour et l'estime d'un homme aussi saint qu'était Epiphane y avait attirés de tous les endroits du monde. De là elle passa en diligence la Séleucie et vint à Antioche , où l'évêque Paulin, ce saint confesseur du nom de Jésus-Christ, la retint un peu par la grande charité qu'il avait pour elle. Quoique l'on fût alors au milieu de l'hiver, l'ardeur de sa foi surmontant toutes sortes de difficultés , on vit cette femme d'une condition si illustre, et qui était portée autrefois par des eunuques, continuer son voyage montée sur un âne. Ayant passé en divers autres lieux de l'Egypte, elle arriva à Nitrie, qui est un bourg proche d'Alexandrie, où on voit tous les jours les taches des âmes de plusieurs êtres lavées par l'exercice des plus excellentes vertus. Là le saint et vénérable Isidore, évêque et confesseur, vint au-devant d'elle accompagné d'une multitude incroyable de solitaires, entre lesquels il y en avait plusieurs d'élevés à la qualité de diacres et de prêtres ; ce qui ne lui donna pas peu de joie, encore qu'elle se reconnût indigne d'un si grand honneur. Que dirai-je des Macaire, des Arsace, des Sérapion et des autres colonnes de la foi de Jésus-Christ? y en eut-il un seul dans la cellule duquel elle n'entrât et aux pieds duquel elle ne se jetât? Elle croyait voir Jésus-Christ en la personne de chacun de tous ces saints, et ressentait une extrême joie dans les honneurs qu'elle leur rendait , parce qu'elle pensait les rendre à lui-même. Mais qui peut assez admirer son zèle et cette force d'esprit quasi incroyable à une femme ? ne considérant ni son sexe ni la faiblesse de son corps, elle désirait demeurer dans la solitude, avec les filles qui l'accompagnaient, au milieu de ce grand nombre de solitaires; et il est possible que, tous consentant à cause de la révérence qu'ils portaient à son éminente vertu, elle eût obtenu ce qu'elle désirait, si le désir encore plus violent de demeurer dans les lieux saints ne l'y eût point rappelée. Ainsi, à cause de l'excessive chaleur, s'étant embarquée pour aller de Peluse à Majuma, elle revint en la Palestine aussi vite que si elle avait eu des ailes ; et parce que son dessein était de passer le reste de sa vie en Bethléem , elle s'arrêta dans une petite maison, où elle demeura trois ans en attendant qu'elle eût fait des cellules et des monastères, et bâti des retraites pour les pèlerins le long de ce chemin où la Vierge et saint Joseph n'avaient pu trouver où se loger.
CHAPITRE IV. Des admirables vertus de sainte Paula, et particulièrement de sa charité envers les pauvres et de son amour pour la pauvreté.
Ayant rapporté jusqu'ici le voyage qu'elle fit étant accompagnée de plusieurs vierges entre lesquelles était sa fille Eustochia, il me faut maintenant parler plus au long de sa vertu, qui est ce qui lui est véritablement propre ; et je proteste devant Dieu, que je prends pour témoin et pour ;juge, de n'ajouter ni de n'exagérer rien dans le discours que j'en ferai , ainsi qu'ont accoutumé ceux qui entreprennent de louer quelqu'un ; mais qu'au contraire je retrancherai beaucoup de la vérité, de crainte qu'on eût peine à la croire si je la rapportais dans toute son étendue , et aussi afin que mes ennemis qui, selon la coutume des calomniateurs, cherchent continuellement des sujets de me déchirer, ne m'accusent point d'écrire des choses feintes et imaginaires, et de parer la corneille d'Esope avec les plumes d'autrui. Paula s'abaissa jusqu'à un tel point par son extrême humilité, qui est la première des vertus chrétiennes, que des personnes qui ne l'auraient point connue,et que sa grande réputation aurait portées à désirer de la voir, n'auraient jamais cru que ce fût elle et l'auraient prise pour la moindre de ses servantes; car, étant (268) d'ordinaire environnée de grandes troupes de vierges, elle paraissait par ses habits, par ses paroles et par son marcher être la moindre de toutes. Depuis la mort de son mari jusqu'au jour qu'elle rendit son âme à Dieu elle ne mangea jamais avec un seul homme, quelque saint qu'il fût, et quoique élevé à la dignité épiscopale. Elle ne fut aussi jamais aux bains, à moins que de se trouver en danger de sa vie; et elle ne se servait point de matelas, même dans des fièvres très violentes, mais elle reposait sur la terre dure qu'elle couvrait seulement avec des cilices, si l'on peut appeler repos de joindre les nuits aux jours pour les passer en des oraisons presque continuelles , accomplissant ainsi ce que dit David : « J'arroserai toutes les nuits mon lit de mes pleurs : je le tremperai de mes larmes. » Il semblait qu'il y en eût une source dans ses yeux , car elle pleurait de telle sorte pour des fautes très légères qu'on eût estimé qu'elle avait commis les plus grands crimes. Lorsque nous lui représentions souvent qu'elle devait épargner sa vue et la conserver pour lire l'Écriture sainte, elle nous répondait « Il faut défigurer ce visage que j'ai si souvent peint avec du blanc et du rouge, coutre le commandement de Dieu ; il faut affliger ce corps qui a été dans tant de délices; il faut que des ris et des joies qui ont si longtemps duré soient récompensés par des pleurs continuels; il faut changer en l'âpreté d'un cilice la délicatesse de ce beau linge et la magnificence de ces riches étoffes de soie ; et comme autrefois j'ai pris tant de soin de plaire à mon mari et au monde, je désire maintenant de pouvoir plaire à Jésus-Christ. » Entre tant et de si grandes vertus il me semble qu'il serait inutile de louer sa chasteté, qui, lors même qu'elle était encore engagée dans le siècle, a servi d'exemple à toutes les dames de Rome, sa conduite avant été telle que les plus médisants même n'ont osé rien inventer pour la blâmer. Il n'y avait point d'esprit au monde plus doux que le sien ni plus rempli d'humanité vers les pauvres. Elle ne cherchait point les personnes élevées en autorité, et elle ne méprisait point avec une aversion dédaigneuse ceux qui avaient de la vanité et de la gloire ; lorsqu'elle rencontrait des pauvres elle leur faisait du lien, et lorsqu'elle voyait des riches elle les exhortait à les assister. Il n'y avait que sa libéralité qui fût excessive ; et, prenant de l'argent à intérêt , elle changeait souvent de créanciers pour conserver son crédit , afin d'être par ce moyen en état de ne refuser l'aumône à personne ; sur quoi je confesse ma faute, en ce que, lui voyant faire des charités avec tant de profusion, je l'en reprenais et lui alléguais le passage de l'Apôtre : « Vous ne devez pas donner en sorte qu'en soulageant les autres vous vous incommodiez vous-même; mais il faut garder quelque mesure afin que, comme maintenant votre abondance supplée à leur nécessité, votre nécessité puisse être un jour soulagée par leur abondance; et qu'ainsi il y ait de l'égalité ; » et cet autre passage de l'Évangile : « Que celui qui a deux robes en donne une à celui qui n'en a point ; » et j'ajoutais qu'elle devait prendre garde à ne se mettre pas dans l'impuissance de pouvoir toujours faire le bien, qu'elle faisait de si bon coeur; à quoi elle me répondait en fort peu de paroles et avec grande modestie, prenant Dieu à témoin qu'elle ne faisait rien que par l'amour qu'elle avait pour lui ; qu'elle souhaitait de mourir en demandant l'aumône , de ne laisser pas un écu à sa fille, et d'être ensevelie dans un drap qui lui fût donné par charité. Enfin elle ajoutait pour dernière raison: « Si j'étais réduite à demander je trouverais plusieurs personnes qui me donneraient ; mais si ce pauvre meurt de faim faute de recevoir de moi ce que je lui puis aisément donner en l'empruntant , à qui est-ce que Dieu demandera compte de sa vie? » Ainsi je désirais qu'elle eût plus de soin de ses affaires domestiques ; mais l'ardeur de sa foi l'unissant tout entière à son Sauveur, elle voit lait être pauvre d'esprit pour suivre Jésus-Christ pauvre, lui rendant ainsi ce qu'elle avait reçu de lui en se réduisant dans l'indigence par l'amour qu'elle lui portait ; en quoi elle obtint enfin ce qu'elle avait désiré, ayant. laissé sa fille chargée de beaucoup de dettes, lesquelles n'ayant pu payer jusqu'ici, elle espère les acquitter un jour, se confiant pour cela, non pas au moyen qu'elle en ait, mais en la miséricorde de Jésus-Christ.
CHAPITRE V. Du discernement dont sainte Paula usait dans ses charités, et de sa merveilleuse abstinence.
La plupart des femmes ont coutume de faire (269) des présents à ceux qui publient partout leurs louanges, et, prodigues envers quelques-uns, elles ne l'ont aucun bien aux autres; mais Paula était très éloignée de ce défaut, distribuant ses gratifications selon la nécessité de ceux à qui elle les faisait, et pourvoyant seulement à leur besoin sans user d'un excès qui leur aurait été préjudiciable. Nul pauvre ne s'en retourna jamais d'auprès d'elle les mains vides ; et ce n'était pas la grandeur de ses richesses, mais sa prudence à bien distribuer ses aumônes, qui lui donnait moyen de faire ainsi du bien à tous. Elle avait quasi toujours ces mots en la bouche : « Bienheureux sont les miséricordieux, parce que Dieu leur fera miséricorde ! Comme l'eau éteint le feu , ainsi l'aumône éteint le péché. Employez cet argent, qui ne sert d'ordinaire qu'à faire des injustices, pour vous acquérir des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels; donnez l'aumône, et toutes choses vous seront pures; » et les paroles de Daniel au roi Nabuchodonosor lorsqu'il l'exhortait à « racheter ses péchés par des aumônes.» Elle ne voulait point employer d'argent en ces pierres qui passeront avec la terre et avec le siècle, mais en ces pierres vivantes qui marchent dessus la terre, et dont i'Apocalypse dit que la ville du grand roi est bâtie, en ces pierres auxquelles l'Écriture nous apprend qu'il faut changer les saphirs, les émeraudes , le jaspe et les autres pierres précieuses. Mais ces bonnes qualités lui pouvaient être communes avec plusieurs autres personnes ; et comme le diable sait qu'elles ne sauraient passer le comble de la perfection, il disait à Dieu après que Job eut perdu tout son bien, toutes ses maisons et tous ses enfants : « Il n'y a rien que l'homme ne donne pour racheter sa vie : appesantissez donc votre main sur lui ; faites-lui sentir la douleur dans sa propre chair et jusque dans la moelle de ses os, et vous verrez qu'il vous maudira en face.» Ce qui fait que nous voyons plusieurs personnes qui donnent l'aumône, mais sans vouloir rien donner qui les incommode en leur propre corps ; qu'ils ouvrent libéralement les mains aux nécessités des pauvres, mais qu'ils sont surmontés par la volupté; et qu'avant blanchi seulement ce qui est au dehors ils sont pleins d'ossements de morts au dedans, selon le langage de l'Écriture. Paula était très éloignée de ces imperfections, son abstinence étant telle qu'elle passait quasi dans l'excès, et affaiblissait son corps par trop de travail et de jeûnes. A peine mangeait-elle de l'huile, excepté les jours de fête; ce qui fait assez connaître quel pouvait être son sentiment touchant le vin, les autres liqueurs délicates, le poisson, le lait, le miel, les ufs et autres choses semblables qui sont agréables au goût , et dont quelques-uns qui s'estiment fort sobres croient pouvoir se soûler sans avoir sujet de craindre que cela fasse tort à leur continence.
CHAPITRE VI. De l'admirable patience avec laquelle sainte Paula supportait l'envie et l'insolence des ennemis de sa vertu.
Il est sans aucun doute que l'envie s'attache toujours aux vertus les plus éminentes :
Ces monts qui jusquau ciel semblent porter leur tête Sont frappés les premiers de coups de la tempête;
ce qu'il ne faut pas trouver étrange de voir arriver aux hommes, puisque Notre Seigneur même a été crucifié par la jalousie des pharisiens, et qu'il n'y a point eu de saints qui n'aient été persécutés par les effets de cette passion si cruelle. Le serpent n'est-il pas entré jusque dans le paradis terrestre, et n'a-t-il pas l'ait entrer le péché dans le monde par l'envie qu'il conçut contre nos premiers parents? Dieu avait suscité à Paula, ainsi qu'à David, comme un autre Adad iduméen qui la tourmentait sans cesse pour l'empêcher de s'élever, et qui, lui tenant lieu de cet aiguillon de la chair dont saint Paul se plaint, lui apprenait à ne se laisser pas emporter à la vanité par l'excellence de ses vertus, et à ne se croire pas élevée au-dessus de tous les défauts des femmes. Sur quoi, lorsque je lui disais qu'il fallait souffrir cette envie, et en quittant Bethléem donner lieu à la folie de ceux qui en étaient tourmentés, ainsi élue Jacob avait fait envers son frère Esaü et David envers Saül, le plus opiniâtre de tous ses persécuteurs, l'un s'en étant fui en Mésopotamie, et l'autre avant mieux aimé se mettre entre les mains des Philistins, quoique ses ennemis, que de tomber en celles de ses envieux, elle me répondait : «Vous auriez raison de me parler de la sorte si le démon ne combattait pas partout contre les serviteurs et les servantes de Dieu, (270) s'il n'arrivait pas plus tôt qu'eux en tous les lieux où ils pourraient s'enfuir , si je n'étais pas retenue ici par l'amour que j'ai pour les lieux saints, et si je pouvais trouver ma chère Bethléem en quelque autre endroit de la terre; mais pourquoi ne surmonterais-je pas par ma patience la mauvaise volonté de ceux qui m'envient? pourquoi ne fléchirais-je pas leur orgueil par mon humilité? et pourquoi , en recevant un soufflet sur une joue, ne présenterais-je pas l'autre, puisque saint Paul me dit : « Surmontez le mal par le bien? » Lorsque les apôtres avaient reçu quelque injure pour l'amour de leur maître, ne s'en glorifiaient-ils pas? notre Sauveur même ne s'est-il pas humilié en prenant la forme d'un serviteur et en se rendant obéissant à son Père jusqu'à la mort, et la mort de la croix, afin de nous sauver par le mérite de sa passion? et si Job n'avait combattu et n'était demeuré victorieux dans ce combat, aurait-il reçu la couronne de justice? et Dieu lui aurait-il dit . « Pourquoi penses-tu que je t'aie éprouvé par tant d'afflictions , si ce n'est pour faire paraître ta vertu?» L'Evangile nomme bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. C'est assez d'avoir l'esprit en repos, sachant en notre conscience que nous n'avons point donné lieu par notre faute à cette haine de nos ennemis. Les afflictions de ce siècle sont des matières de récompense pour l'autre. » S'il arrivait que l'insolence de ses ennemis allât ,jusqu'à lui dire des paroles offensantes, elle chantait ces versets des Psaumes : « Lorsque le pécheur s'élevait contre moi, je me taisais et n'osais pas même alléguer des raisons pour ma défense. » J'étais comme un sourd qui n'entend point et comme un muet qui ne saurait ouvrir la bouche ; j'étais semblable à un homme qui n'entend rien, et qui ne saurait parler pour répondre aux injures qu'on lui dit. » Elle répétait souvent, dans ses tentations, ces paroles du Deutéronome : « Le Seigneur notre Dieu vous tente pour éprouver si vous l'aimez de tout votre cur et de toute votre âme; » et dans ses afflictions et ses peines elle disait plusieurs fois ce passage d'Isaïe : «Vous autres qui avez été sevrés, et tirés comme par force de la mamelle de vos nourrices, préparez-vous à recevoir affliction sur affliction, et prenez courage pour souffrir encore un peu les effets de la malice de ces langues médisantes; » sur quoi elle disait que ce passage de l'Ecriture lui donnait une grande consolation, parce qu'elle entend par ceux qui « sont sevrés» les personnes arrivées à un âge parfait, et les exhorte à souffrir coup sur coup tant de diverses tribulations, afin de se rendre dignes d'espérer toujours de plus en plus, sachant que « l'affliction produit la patience, la patience l'épreuve , l'épreuve l'espérance, et que l'espérance ne confond point; » à quoi elle ajoutait cet autre passage de l'Apôtre : « A mesure que notre homme extérieur se détruit , l'intérieur se renouvelle. Il faut que vos souffrances présentes, qui sont si légères et ne durent qu'un moment, produisent en vous un poids éternel de gloire, en tournant vos yeux, non pas vers les choses visibles, mais vers les invisibles ; car celles qui tombent sous nos sens sont passagères, au lieu que celles qui ne se peuvent apercevoir que par les yeux de l'esprit sont éternelles ; » et, encore que le temps semble long à l'impatience des hommes, nous ne demeurons guère sans éprouver le secours de Dieu , qui dit par la bouche d'Isaïe : « Je t'ai exaucé dans ton besoin; je t'ai secouru dans le temps nécessaire pour ton salut. » Elle ajoutait qu'il ne faut pas craindre la malice et la médisance des méchants , mais plutôt nous réjouir de ce que Dieu ne nous refuse point alors son assistance, et l'écouter quand il nous dit par son prophète : « Ne craignez ni les injures ni les outrages des hommes; car les vers les mangeront comme ils mangent leurs habits, et la vermine les dévorera comme elle dévore la laine. Vous vous sauverez par la patience. Les souffrances de cette vie n'ont point de proportion avec la gloire dont nous jouirons en l'autre. Encore que vous éprouviez afflictions sur afflictions, supportez-les sans vous plaindre pour témoigner votre patience en tout ce qui vous arrive; car c'est une grande prudence que de soutenir les traverses avec courage, et une très grande imprudence que de se montrer lâche à les souffrir. » Elle disait dans ses langueurs et dans ses infirmités ordinaires : « Je ne suis jamais si forte que lorsque je suis faible. Nous portons un trésor dans des vaisseaux de terre jusqu'à ce que ce corps mortel soit revêtu d'immortalité, et que ce qu'il y a de corruptible en nous ne le soit plus. Comme les souffrances de (271) Jésus-Christ surabondent en nous, ainsi nous jouissons par son assistance d'une consolation surabondante ; et comme nous participons à ses peines, nous participerons aussi à son bonheur.» Quand elle était triste elle chantait ce verset du Psaume : « Pourquoi es-tu triste, mon âme , et pourquoi nie troubles-tu? Espère en Dieu ; c'est en lui que j'aurai toujours confiance, car il est mon Dieu, et je ne regarde que lui seul comme l'unique espérance de mon salut. » Quand elle était dans quelque péril elle disait : « Que celui qui veut venir après moi renonce à soi-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. Celui qui voudra sauver sa vie la perdra, et celui qui la perdra pour l'amour de moi la sauvera. » Lorsqu'on lui rapportait le mauvais ordre et. la ruine de toutes ses affaires domestiques elle disait : « Quand un homme aurait gagné tout le monde, à quoi lui servirait cela s'il perdait son âme? et que pourrait-on lui donner en échange pour récompenser cette perte? Je suis sortie toute nue hors du ventre de ma mère, et j'entrerai toute nue dans le sépulcre. Il ne m'est rien arrivé que par la volonté de Dieu: son nom soit à jamais béni! Nie mettez point votre affection au monde ni aux choses qui sont du monde ; car il n'y a rien dans le monde que concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie, qui ne procèdent point du père que nous avons dans le ciel, mais du monde. Le monde passe, et toutes les passions qu'on a pour le monde passent avec lui. » Quand on lui donnait avis que quelqu'un de ses enfants était extrêmement malade , comme je l'ai vu, et particulièrement son Toxotius qu'elle aimait avec une merveilleuse tendresse, elle faisait voir par sa vertu l'accomplissement de ces paroles du Psaume : « J'ai été troublé, et écu milieu de ce trouble je suis demeuré dans le silence. »Puis on entendait sortir de sa bouche ces paroles animées de zèle et de foi : « Celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi ; » et alors , adressant sa prière à Dieu, elle lui disait : « Seigneur, soyez le protecteur et le maître des enfants de ceux qui sont morts au monde, et qui mortifient continuellement leur corps pour l'amour de vous. » Entre ces envieux cachés qui sont les personnes du monde les plus dangereuses il y en eut un qui, sous prétexte d'affection , lui vint dire que son extraordinaire ferveur la faisait passer pour folle dans l'esprit de quelques-uns, qui disaient qu'il lui l'allait fortifier le cerveau; elle lui répondit : « Nous sommes exposés à la vue du monde, des anges et des hommes. Nous sommes devenus fous pour l'amour de Jésus-Christ ; mais la folie de ceux qui sont à Dieu surpasse toute la sagesse humaine.» Ce qui fait que notre Seigneur dit à son Père : « Vous connaissez ma folie. J'ai passé pour un prodige dans la créance de plusieurs; mais vous m'êtes un très puissant défenseur. Je me suis trouvé auprès de vous comme une bête ; mais je suis toujours avec vous. » C'est de lui qu'il est dit dans l'Évangile : « Ses proches le voulaient lier comme s'il eût été insensé, et ses ennemis déchiraient sa réputation, en disant « : Il est possédé du diable, et c'est un Samaritain; il chasse les diables au nom de Béelzébut, prince des diables. » Mais écoutons de quelle sorte l'Apôtre nous exhorte à mépriser les calomnies. « Notre gloire consiste dans le témoignage que nous rend notre propre conscience d'avoir vécu dans le monde saintement, sincèrement et avec la grâce de Dieu. » Écoutons notre Sauveur lui-même lorsqu'il dit à ses apôtres : « Le monde vous liait parce que vous n'êtes pas du monde ; car si vous étiez du monde le monde aimerait ce qui serait à lui. » Ecoutons-le aussi lorsqu'en adressant la parole à son Père il lui dit dans le psaume : « Vous connaissez le secret de nos pensées, et savez que dans toutes les afflictions que nous avons souffertes nous tic vous avons pas oublié, que nous avons observé vos commandements, que notre coeur ne s'est point détourné de vous. Nous sommes continuellement persécutés pour l'amour de vous et mis au rang des brebis destinées à la boucherie; mais, nous confiant comme nous le faisons en l'assistance du Seigneur, quoi que les hommes nous fassent, ils ne nous sauraient donner de crainte ; » car nous avons lu dans l'Écriture : « Mon fils, honore Dieu ; ne crains que lui seul , et il te soutiendra par son assistance. » Paula, se servant de tous ces passages de l'Écriture sainte comme d'autant d'armes divines, se préparait à combattre contre tous les vices, et particulièrement contre (272) l'envie qui la persécutait de la sorte, et en souffrant les injures elle adoucissait l'aigreur des plus acharnés. Tout le monde remarqua jusqu'au jour de sa mort et son extrême patience, et combien ses ennemis étaient animés contre elle de cette cruelle passion de l'envie qui ronge le cur des personnes qui en sont possédées et qui, en s'efforçant de nuire à ceux qu'elle hait, tourne sa fureur contre elle-même.
CHAPITRE VII. Excellente conduite de sainte Paula dans les monastères qu'elle établit.
Que dirai-je de l'ordre de son monastère et de quelle sorte elle tirait profit des vertus des saints? « Elle semait, » comme dit l'Apôtre, « des biens temporels pour en moissonner de spirituels ; elle donnait des choses terrestres pour en recevoir de célestes, et elle changeait des satisfactions de peu de durée contre des avantages qui dureront éternellement.»Après avoir bâti un monastère d'hommes dont elle donna la conduite à des hommes, elle divisa en trois autres monastères plusieurs vierges, tant nobles que de moyenne et de liasse condition, qu'elle avait rassemblées de diverses provinces, et elle les disposa de telle sorte due, quoique séparées pour le travail et les repas, elles n'en psalmodiaient pas moins et n'en priaient pas moins toutes ensemble. Après que l'alleluia, qui était le signal pour s'assembler, était chanté, il n'était permis à aucune de différer à venir ; mais la première ou l'une des premières qui se rendait au choeur attendait la venue des autres, les excitant ainsi à leur devoir non par la crainte, mais par la honte de ne les pas imiter. Elles chantaient à prime, tierce, sexte, none, vêpres et matines le Psautier par ordre. et toutes les sueurs étaient obligées de le savoir, et d'apprendre tous les jours quelque chose de l'Ecriture sainte. Le dimanche elles se rendaient toutes à l'église du côté qu'elles demeuraient , en trois troupes séparées dont chacune suivait sa supérieure particulière, et elles retournaient dans le même ordre. Elles travaillaient avec assiduité aux ouvrages qui leur étaient ordonnés, et faisaient des habits pour elles-mêmes et pour d'autres. Il n'était pas permis à celles d'entre elles qui avaient de la naissance d'amener de leur maison quelque compagne, de peur qu'en se ressouvenant de leurs anciennes habitudes elles ne renouvelassent par de fréquents entretiens la mémoire des petites libertés dont elles avaient usé en leur enfance. Elles étaient toutes vêtues d'une même sorte, et ne se servaient de linge que pour essuyer les mains. Leur séparation d'avec les hommes était si grande qu'il ne leur était pas seulement permis de voir les eunuques, afin d'ôter toute occasion de parler aux médisants, qui pour se consoler dans leurs péchés veulent trouver à redire aux actions des personnes les plus saintes. Lorsqu'il y en avait quelqu'une paresseuse à venir au choeur ou à travailler à son ouvrage, elle employait divers moyens pour la corriger; car si elle était colère elle usait de douceur et de caresses, et si elle était patiente elle la reprenait fortement, imitant en cela l'Apôtre lorsqu'il dit : « Voulez-vous que je vous reprenne avec sévérité ou avec un esprit de douceur et de condescendance? », Elle ne leur permettait d'avoir chose quelconque, sachant que saint Paul dit : « Pourvu que nous soyons nourris et vêtus nous devons être contents, » et de crainte qu'en s'accoutumant d'avoir davantage elles ne se portassent à l'avarice, que nulles richesses ne sont capables de contenter, qui devient d'autant plus insatiable qu'elle est plus riche, et qui ne diminue ni par l'abondance ni par l'indigence. Si quelques-unes contestaient ensemble elle les accordait par la douceur de ses paroles. Elle affaiblissait par des jeûnes fréquents et redoublés les corps de ces jeunes filles, qui étaient dans l'âge où ils avaient le plus de besoin de mortification, préférant la santé de leur esprit à celle de leur estomac. S'il y en avait quelqu'une trop curieuse de sa personne et de ses habits, elle la reprenait avec un visage triste et sévère, en lui disant que l'excessive propreté du corps et de l'habit était la saleté de l'âme, et qu'il ne devait jamais sortir de la bouche d'une fille la moindre parole libre, parce que c'est une marque du dérèglement de l'esprit, les défauts extérieurs témoignant quels sont les intérieurs. Si elle en remarquait quelqu'une qui aimât trop à parler, qui fût de mauvaise humeur, qui prit plaisir à faire des querelles entre les soeurs, et qui après en avoir été souvent reprise ne se voulût point corriger, elle lui faisait faire les prières hors le choeur avec les dernières des sueurs, et la faisait (273) manger séparément hors du réfectoire, afin que la honte gagnât sur son esprit ce que les remontrances n'avaient pu faire. Mlle avait en horreur le larcin comme un sacrilège, et disait que ce qui passe pour une faute légère et pour une chose de néant entre les personnes du siècle est un très grand péché dans un monastère. Que dirai-je de sa charité et de son soin envers les malades; qu'elle soulageait par des assistances nonpareilles ? mais bien qu'elle leur donnât en abondance toutes les choses dont elles avaient besoin et leur fit même manger de la viande, s'il arrivait qu'elle tombât malade elle ne se traitait pas avec une pareille indulgence, et péchait seulement contre l'égalité en ce qu'elle était aussi sévère envers elle-même que pleine de douceur et de bonté envers les autres. Nulle de ces jeunes filles, quoique dans une pleine santé et dans la vigueur de lâge, ne se portait à tant d'abstinences qu'elle en faisait, bien qu'elle fût fort délicate de son naturel, et qu'elle eût. le corps si affaibli d'austérités et déjà cassé de vieillesse. J'avoue qu'elle fut opiniâtre à vivre de la sorte, et qu'elle ne voulut jamais se rendre aux remontrances qu'on lui faisait sur ce sujet; sur quoi je veux rapporter une chose dont j'ai été témoin. Durant un été très chaud elle tomba malade au mois de juillet d'une fièvre fort violente , et lorsque, après avoir désespéré de sa vie, elle commença à sentir quelque soulagement, les médecins l'exhortant à boire un peu de vin , d'autant qu'ils le jugeaient nécessaire pour la fortifier et empêcher qu'en buvant de l'eau elle ne devint hydropique, et moi de mon côté avant prié en secret le bienheureux évêque Epiphane de le lui persuader, et même de l'y obliger, comme elle était très clairvoyante et avait l'esprit fort pénétrant, elle se douta aussitôt de ce que j'avais fait, et me dit en souriant que le discours que l'évêque lui avait tenu venait de moi. Lorsque ce saint évêque sortit après l'avoir longtemps exhortée, je lui demandai ce qu'il avait fait, et il me répondit : « J'ai si bien réussi en ce que je lui ai dit qu'elle a quasi persuadé à un homme de mon âge de ne point boire de vin ; » ce que je rapporte, non pour nous engager à nous charger inconsidérément d'un fardeau qui soit au-dessus de nos forces, sachant que l'Écriture nous dit : « Ne te charge point d'un fardeau plus pesant que tu ne saurais le porter, » mais afin de faire voir par cette persévérance la vigueur de son esprit et le désir qu'avait cette âme fidèle de s'unir à son Dieu, auquel elle disait souvent : « Mon âme et mon corps sont altérés de la soif de vous voir. »
CHAPITRE VIII. De l'excessive douleur de sainte Paula dans la mort de ses proches, et des récompenses que Dieu a données à sa vertu.
Il est difficile de demeurer dans le milieu en toutes choses, et la sentence des philosophes grecs est très véritable : « La vertu consiste en la médiocrité, et qui va dans l'excès passe pour un vice ; » ce que nous pouvons exprimer par ce peu de mots : « Rien de trop. » Cette sainte femme, qui était si opiniâtre et si sévère dans l'abstinence des viandes, était très tendre en la perte de ceux qu'elle aimait, se laissant abattre à l'affliction de la mort de ses proches, et particulièrement de ses enfants, comme il parut en celle de son mari et de ses filles, ce qui la mit en danger de sa vie ; car, bien qu'elle fit le signe de la croix sur sa bouche et sur son estomac pour tâcher d'adoucir par cette impression sainte la douleur qu'elle ressentait comme femme et comme mère, son affection demeurait la maîtresse, et ses entrailles étant déchirées, elles accablaient la force de son esprit par la violence de leurs sentiments. Ainsi son âme se trouvait en même temps et victorieuse par sa piété et vaincue par l'infirmité de son corps , ce qui la faisait tomber dans une langueur qui lui durait si longtemps qu'elle nous mettait dans de très grandes inquiétudes, et lui faisait courir fortune de mourir. Elle en avait de la joie et disait presque sans cesse : « Misérable que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? » Que si le lecteur judicieux m'accuse de la blâmer plutôt que de la louer, je prends à témoin Jésus-Christ, qu'elle a servi et que je désire de servir , que je ne déguise rien en tout ceci, mais que, parlant comme chrétien d'une chrétienne, je ne rapporte que des choses véritables, voulant écrire son histoire, et non pas faire son panégyrique en cachant ses défauts, qui en d'autres auraient passé pour vertus. Je les appelle néanmoins des défauts, parce que j'en juge par mon sentiment et par le regret qui m'est commun avec (274) tant de bonnes âmes de l'un et de l'autre sexe avec lesquelles je l'aimais, et avec lesquelles je la cherche maintenant qu'elle est absente de nous par la mort. Elle acheva donc sa course ; elle conserva inviolablement sa foi : elle jouit à cette heure de la couronne de justice; elle suit l'Agneau en quelque lieu qu'il aille. Mlle est rassasiée de la justice parce qu'elle en a été affamée, et elle chante avec joie : « Nous voyons ce qu'on nous avait dit dans la cité du Dieu des vertus, dans la cité de notre Dieu.» O heureux changement! elle a pleuré, et ses pleurs sont changés en des ris qui ne finiront jamais. Elle a méprisé des citernes entrouvertes pour trouver la fontaine du Seigneur; elle a porté le cilice pour porter maintenant des habits blancs et pour pouvoir dire : « Vous avez déchiré le sac dont j'étais couverte et m'avez comblée de joie. » Elle mangeait de la cendre comme du pain, et mêlait ses larmes avec son breuvage en disant : « Mes larmes ont été le pain dont j'ai vécu jour et nuit, afin d'être rassasiée éternellement du Main des anges et de chanter avec le psalmiste : « Voyez et éprouvez combien le Seigneur est doux! J'ai proféré des paroles saintes de l'abondance de mon coeur, et je consacre ce cantique à la gloire du Roi des rois. » Ainsi elle a vu accomplir en elle ces paroles d'Isaïe, ou pour mieux dire ces paroles que Dieu prononce par la boucla, d'Isaie : « Ceux qui me servent seront rassasiés, et vous au contraire languirez de faim ; ceux qui me servent seront désaltérés, et vous au contraire demeurerez dans une soif perpétuelle; ceux qui me servent seront dans la joie , et vous au contraire serez couverts de confusion; ceux qui me servent seront comblés de bonheur, et vous au contraire sentirez votre coeur déchiré de telle sorte que vous ne vous pourrez empêcher de jeter des cris de douleur et de hurler dans l'excès de tant de maux qui accableront votre esprit. »
CHAPITRE IX. De quelle sorte saint Jérôme confondit des hérétiques qui avaient fait diverses questions à sainte Paula pour tâcher de faire naître des doutes dans son esprit sur le sujet de la foi.
J'ai dit qu'elle a toujours fui les citernes entrouvertes afin de pouvoir trouver cette source d'eau vive qui est Dieu même, et chanter heureusement avec David : « Le cerf ne désire pas avec plus d'ardeur de désaltérer sa soif dans les claires eaux des fontaines que mon âme désire d'être avec vous, mon Dieu. Quand sera-ce donc que je viendrai vers vous et que je paraîtrai en votre présence?» Ceci m'oblige à toucher en peu de mots de quelle sorte elle a évité les citernes bourbeuses des hérétiques et les a considérés comme des païens. L'un d'entre eux, qui était un dangereux esprit, fort artificieux, et qui s'estimait savant, lui fit quelques questions sans que je le susse, disant : « Quels crimes ont commis les enfants pour être possédés du démon? A quel âge ressusciterons-nous? si c'est en celui-là même auquel nous mourrons, les enfants auront donc besoin de nourrices après leur résurrection? que si c'est un autre âge, ce ne sera donc pas une résurrection des morts, mais une transformation de personnes en d'autres personnes? Y aura-t-il ou n'y aura-t-il pas diversité de sexes? s'il y en a diversité, il y aura donc des noces et une génération d'enfants? que s'il n'y a point de diversité de sexes, ce ne seront donc pas les mêmes corps qui ressusciteront? car « les corps que nous avons maintenant sont si terrestres qu'ils abattent et appesantissent l'esprit, » au lieu que les corps qui ressusciteront seront légers et spirituels, ainsi que nous l'enseigne l'Apôtre lorsqu'il dit: « Le corps qui entre dans le tombeau comme un grain que l'on sème dans la terre est un corps terrestre, mais lorsqu'il ressuscitera il sera spirituel. » Par ces différentes propositions il s'efforçait de prouver que les âmes descendent dans les corps à cause des péchés qu'elles ont commis autrefois, et que, selon la diversité et la nature de ces péchés, elles y sont unies à certaines conditions, comme d'être heureuses par la santé dont jouissent ces corps et par la noblesse et les richesses de ceux qui les engendrent, ou bien d'être châtiées de leurs crimes précédents en venant dans des familles misérables, en entrant dans des corps malsains et y demeurant enfermées durant cette vie ainsi que dans une prison. Paula m'ayant rapporté ce discours et dit qui était cet homme, je me trouvai obligé de m'opposer à une si dangereuse vipère, et qui était du nombre de celles dont parle David lorsqu'il dit : « N'abandonnez point à la fureur de ces bêtes farouches (275) ceux qui confessent votre nom, » et en un autre endroit : « Réprimez, Seigneur, ces bêtes venimeuses qui l'ont tant de mal avec leurs plumes, qui n'écrivent que des méchancetés et qui parlent de vous avec une si grande insolence. » J'allai donc trouver cet homme , et, par le secours des prières de celle qu'il voulait tromper, je le réduisis à ne savoir que répondre. Je lui demandai s'il croyait la résurrection des morts ou s'il ne la croyait pas. M'ayant répondu qu'il la croyait, je continuai ainsi : « Seront-ce les mêmes corps qui ressusciteront, ou bien en seront-ce d'autres? Ce seront les mêmes, me dit-il. » Sur quoi je poursuivis : «Sera-ce dans le même sexe ou dans un autre?» Étant demeuré muet à cette question, et faisant comme la couleuvre, qui pour éviter d'être frappée tourne la tête de tous côtés, je lui dis : «Puisque vous vous taisez il faut que je réponde pour vous, et que je tire les conséquences qui suivent de ce que nous venons de dire. Si une femme ne ressuscite pas comme femme et un homme comme homme il n'y aura point de résurrection des morts, parce que chaque sexe est composé de parties et que ces parties font tout le corps. Que s'il n'y a ni sexe ni parties , où sera donc cette résurrection des corps, qui ne sauraient subsister sans sexe et sans les parties qui les composent? Or s'il n'y a point de résurrection des corps, il ne saurait y avoir aussi de résurrection des morts. Et quant à l'objection que vous faites, que si ce sont les mêmes parties et les mêmes corps il s'ensuit donc qu'il y aura des mariages, notre Seigneur l'a détruite lorsqu'il a dit : « Vous vous trompez en ignorant les Écritures et la puissance de Dieu, car après la résurrection des morts il ne se fera plus de mariages entre les hommes , mais ils seront semblables aux anges. » Or en disant qu'il ne se fera plus de mariages il témoigne qu'il y a diversité de sexe, car on ne dirait pas en parlant d'une pierre et d'un arbre qu'ils ne se marieront point, parce qu'ils ne sont pas de nature à le pouvoir être ; mais on le dit seulement de ceux que la grâce et la puissance de Jésus-Christ empêchent de se marier, encore qu'ils le pussent. Que si vous demandez comment nous serons donc semblables aux anges, puisqu'il n'y a point entre eux de différence de sexe, je réponds en peu de mots : Jésus-Christ ne nous promet pas de nous rendre de même nature que les anges, mais bien de rendre notre vie et notre béatitude semblables à la leur; ce qui fait que saint Jean-Baptiste avant d'avoir eu la tète tranchée a été appelé un ange, et que tous les saints et les vierges consacrées à Dieu , durant même qu'ils sont encore dans le monde, mènent déjà la vie des anges. Ainsi quand notre Seigneur dit que nous serons semblables aux anges il nous promet bien que nous leur ressemblerons, mais non pas que nous changerons notre nature en la leur. Dites-moi aussi, je vous prie, comment vous interprétez cet endroit de l'Évangile qui porte que saint Thomas toucha les mains de notre Seigneur après sa résurrection et vit son côté percé d'une lance, et que saint Pierre le vit, debout sur le rivage, manger du poisson cuit et du miel. Certes celui qui était debout avait des pieds; celui qui montra son côté blessé avait aussi un ventre et une poitrine, puisque sans cela l'on ne saurait avoir des côtés, vu qu'ils résultent de l'ensemble du ventre et de la poitrine; celui qui a parlé avait une langue, un palais et des dents, car, comme l'archet touche les cordes , ainsi la langue touche les dents et articule les sons; et celui dont on toucha les mains avait par conséquent des bras. Puisqu'il ne lui manquait aucune partie, il s'ensuit nécessairement qu'il avait un corps tout entier, vu qu'il est composé de ses parties, et que ce corps n'était pas un corps de femme, mais un corps d'homme, c'est-à-dire du même sexe que celui dont il était lorsqu'il mourut. Que si vous m'objectez sur cela . « Nous mangerons donc aussi après notre résurrection? et comment est-il donc entré, les portes fermées, malgré la nature des corps, qui sont matériels? » je vous répondrai : « Ne prenez point sujet du manger pour ruiner par vos pointilleries la foi de la résurrection; car notre Seigneur commanda de donner à manger à la fille du prince de la Synagogue, et l'Écriture nous apprend que le Lazare, ayant été quatre jours dans le tombeau, se trouva à un festin avec lui, de peur que ces résurrections ne passassent pour des chimères. Que si, à cause qu'il est entré les portes étant fermées , vous prétendez prouver qu'il avait un corps spirituel et composé d'air seulement, il faudra donc dire qu'avant même qu'il fût crucifié il n'avait qu'un corps (276) spirituel puisque, contre la nature des corps pesants et solides, il marcha sur la mer, et que l'apôtre saint Pierre, qui v marcha aussi d'un pas tremblant, n'avait qu'un corps spirituel? au lieu que la puissance et la vertu de Dieu ne paraît jamais tant que lorsqu'il fait quelque chose contre l'ordre de la nature. Et afin que vous sachiez que la grandeur des miracles ne témoigne pas tant le changement de la nature comme la toute-puissance de Dieu, celui qui par la foi marchait sur les eaux s'en allait être submergé par son infidélité, si le Seigneur ne l'eût soutenu en lui disant : « Homme de petite foi, pourquoi as-tu douté? » Et certes j'admire. de vous voir demeurer dans votre opiniâtreté lorsque le Seigneur dit lui-même : « Apporte ici ton doigt et touche mes mains; mets ta main dans mon côté, et ne sois plus incrédule, mais fidèle; » et en un autre endroit : «Voyez mes mains, voyez mes pieds, et reconnaissez que c'est moi-même. Volez et touchez, car les esprits n'ont ni chair ni os ainsi que vous voyez que j'en ai; » et ayant dit cela, il leur montra ses mains et ses pieds. Il faut donc que vous demeuriez d'abord par ses propres paroles qu'il a des os, de la chair, des pieds et des mains; et vous me venez alléguer ces globes célestes dans lesquels les stoïques nous veulent faire croire que les âmes des gens de bien demeurent après cette vie, et d'autres imaginations ridicules ! Quant à ce que vous demandez: Pourquoi un enfant qui n'a point de péché est possédé du démon, ou : En quel âge les hommes ressusciteront , vu qu'ils meurent en divers âges, vous saurez, malgré vous que « les jugements de Dieu sont de grands abîmes, » et que lApôtre s'écrie : « O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont impénétrables et que ses voies sont cachées! car qui est celui qui connaît les pensées de Dieu ou qui a été son conseiller ? » Or la diversité des âges n'apporte point de changement en la vérité des corps , puisque si cela était, nos corps ne demeurant jamais en même état mais croissant ou diminuant toujours de forces, nous serions donc autant de divers hommes comme nous changeons de fois de constitution, et j'aurais été un autre que je ne suis en l'âge de dix ans, un autre à trente, un autre à cinquante, et un autre maintenant que j'ai les cheveux tout blancs. Ainsi il faut répondre, selon la tradition des Églises et selon saint Paul, « que nous ressusciterons comme des hommes parfaits et dans l'accomplissement de la plénitude de l'âge de Jésus-Christ, qui est celui auquel les Juifs assurent qu'Adam fut créé et auquel nous lisons que notre Sauveur ressuscita.», J'alléguai aussi plusieurs autres passages, tant de l'Ancien que du Nouveau-Testament , pour confondre cet hérétique; et depuis ce jour Paula l'eut en telle horreur, et tous ceux qui étaient infectés de semblables rêveries, qu'elle les nommait publiquement les ennemis de Dieu. Je n'ai pas rapporté ce que je viens de dire comme croyant pouvoir réfuter par ce peu de mots une hérésie à laquelle on pourrait répondre par plusieurs volumes, niais seulement afin de faire connaître quelle était la foi d'une femme si admirable, et qui a mieux aimé attirer sur elle des inimitiés mortelles des hommes que d'irriter la colère de Dieu par des amitiés dangereuses.
CHAPITRE X. De lamour de sainte Paula pour lEcriture sainte, qui la porta à apprendre la langue hébraïque, et de lextrême désir quelle avait que tous ses proches se donnassent à Dieu.
Je dirai donc, pour reprendre mon discours, qu'il n'y eut jamais un esprit plus docile que le sien. Elle était lente à parler et prompte à entendre, se souvenant de ce précepte de l'Écriture : « Écoute, Israël, et demeure dans le silence.» Elle savait par coeur l'Écriture sainte, et bien qu'elle en aimât extrêmement l'histoire à cause qu'elle disait que c'était le fondement de la vérité , elle s'attachait néanmoins beaucoup plus au sens allégorique et spirituel, et elle s'en servait comme du comble de l'édifice de son âme. Elle me pria fort qu'elle et sa fille pussent lire en ma présence le Vieux et le Nouveau-Testament, afin que je leur en expliquasse les endroits les plus difficiles, ce que je lui refusai, comme m'en croyant incapable. Enfin, ne pouvant résister à ses instances continuelles, je lui promis de lui enseigner ce que j'en avais appris, non pas de moi-même, c'est-à-dire de la présomption de mon propre esprit, qui est le plus dangereux de tous les maîtres, mais des plus grands personnages de l'Église. Lorsque j'hésitais en quelque lieu et confessais ingénument ne l'entendre pas , elle ne se contentait pas de cela, mais elle me (277) contraignait par ses demandes de lui dire quelle était celle d'entre plusieurs différentes explications que je jugeais la meilleure. Je dirai aussi une chose qui semblera peut-être incroyable à ceux à qui ses admirables qualités ont donné de la jalousie. Elle désira d'apprendre la langue hébraïque, dont j'ai acquis quelque connaissance , y ayant extrêmement travaillé dès ma jeunesse et y travaillant continuellement de peur que, si je l'abandonnais, elle ne m'abandonnât aussi. Elle vint à bout de son dessein, tellement qu'elle chantait des psaumes en hébreu, et le parlait sans y rien mêler de l'élocution latine; ce que nous voyons faire encore aujourd'hui à sa sainte fille Eustochia, qui a toujours été si attachée et si obéissante à sa mère qu'elle n'est jamais sortie d'auprès d'elle, n'a jamais fait un pas sans elle, n'a jamais mangé qu'avec elle, et n'a jamais eu un écu en sa disposition, mais au contraire avait une extrême joie de voir sa mère donner aux pauvres ce peu qui lui restait de bien, considérant comme une très grande succession et de très grandes richesses le respect et les devoirs qu'elle rendait à une si bonne mère. Mais je ne dois pas passer sous silence de quelle joie Paula fut touchée lorsqu'elle sut que Paula, sa petite-fille et fille de Toxotius et de Leta, qui l'avaient eue ensuite du vu qu'ils avaient fait de consacrer sa virginité à Dieu, commentait dès le berceau, et au milieu des jouets dont on l'amusait, à chanter alleluia avec une langue bégayante, et à prononcer à demi les noms de sa grand'mère et de sa tante; et rien ne lui faisait penser à son pays que le désir qu'elle avait d'apprendre que son fils, sa belle-fille et sa petite-fille eussent renoncé à toutes les choses du siècle pour se donner entièrement au service de Dieu; ce qu'elle obtint en partie, car sa petite-fille est destinée pour prendre le voile qui la consacrera à Jésus-Christ, et sa belle-fille, avant fait voeu de chasteté, imite par sa foi et par ses aumônes les actions de sa belle-mère, et s'efforce de l'aire voir dans Rome ce que Paula a pratiqué en Jérusalem.
CHAPITRE XI. Mort de sainte Paula.
Qu'y a-t-il donc, mon âme? pourquoi as-tu tant de crainte de venir à la mort de Paula? N'y a-t-il pas assez longtemps que j'allonge ce discours par l'appréhension d'arriver à ce qui le doit conclure? comme si je pouvais retarder sa mort en n'en parlant point et en m'occupant toujours de ses louanges. J'ai navigué jusqu'ici avec un vent favorable, et mon vaisseau a fendu les ondes sans peine; mais maintenant cette narration va rencontrer des écueils, et la mer qui s'enfle nous menace l'un et l'autre par l'impétuosité de ses flots d'un naufrage inévitable : elle de celui de son corps par la mort, et moi de celui de la plus grande consolation que j'eusse en ce monde; en sorte que je suis contraint de dire : « Mon maître, sauvez-nous ! nous périssons, » et ce verset du psaume : « Pourquoi vous endormez-vous , Seigneur ? levez-vous pour nous assister! » car qui pourrait sans verser des larmes dire que Paula s'en va mourir? Elle tomba dans une très grande maladie, ou, pour mieux dire, elle obtint ce qu'elle désirait, qui était de nous quitter pour s'unir parfaitement à Dieu. Ce fut alors que l'extrême amour qu'Eustochia avait toujours témoigné pour sa mère fut encore plus reconnu de tout le monde: elle ne bougeait dauprès de son lit; elle la rafraîchissait avec un éventail ; elle lui soutenait la tête ; elle lui donnait des oreillers pour l'appuyer ; elle lui frottait les pieds; elle lui échauffait l'estomac avec ses mains; elle lui accommodait des matelas; elle préparait l'eau qu'elle devait boire , en sorte qu'elle ne fût ni trop chaude ni trop froide; elle mettait sa nappe; et enfin elle croyait que nul autre tic pouvait. sans lui faire tort lui rendre le moindre petit service. Combien de courses fit-elle du lit de sa mère à la crèche de notre Sauveur ! et avec combien de prières, de larmes et de soupirs le supplia-t-elle de ne la point priver d'une si chère compagnie, de ne point souffrir qu'elle vécût après sa mort, et de trouver bon qu'elles fussent toutes deux portées en terre dans un même cercueil ! Mais combien notre nature est-elle faible et fragile puisque, si la loi que nous avons en Jésus-Christ ne nous élevait vers le ciel et s'il n'avait rendu notre âme immortelle, nos corps seraient de même condition que ceux des bêtes! On voit mourir dune même sorte le juste et limpie, le vertueux et le vicieux, le pudique et limpudique, celui qui offre des sacrifices et, (278) celui qui n'en offre point, et l'homme de bien comme le méchant, le blasphémateur comme celui qui abhorre les serments; et les hommes comme les botes seront tous réduits en cendre et en poussière. Mais pourquoi m'arrêtai-je et fais-je ainsi durer encore davantage ma douleur en différant de la dire? Cette femme si prudente sentait bien qu'elle n'avait plus qu'un moment à vivre et que, tout le reste de son corps étant déjà saisi du froid de la mort, son âme n'était plus retenue que par un peu de chaleur qui, se retirant dans sa poitrine sacrée, faisait que son coeur palpitait encore; et néanmoins, comme si elle eût abandonné des étrangers afin d'aller voir ses proches, elle disait ces versets entre ses dents : « Seigneur, j'ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire. Dieu des vertus, que vos tabernacles sont aimables! Mon âme les désire de telle sorte que l'ardeur qu'elle en a fait qu'elle se pâme en les souhaitant, et j'ai mieux aimé être la moindre de tous en la maison de Dieu que de demeurer dans des palais avec les pécheurs. » Lorsque je lui demandais pourquoi elle se taisait et ne voulait pas répondre, et si elle sentait quelque douleur, elle me dit en grec que nulle chose ne lui donnait peine, et qu'elle ne voyait rien que de calme et de tranquille. Elle se tut toujours depuis ; et, ayant fermé les veux comme méprisant déjà toutes les choses mortelles, elle répéta jusqu'au dernier soupir les mîmes versets, mais si bas qu'à peine les pouvions-nous entendre, et tenant le doigt tout contre sa bouche, elle faisait le signe de la croix sur ses lèvres. Ayant perdu connaissance et étant à lagonie, lorsque son âme fit le dernier effort pour se détacher de son corps elle changea en louanges de Dieu ce bruit, ce râlement avec lequel les hommes ont coutume de finir leur vie. Les évêques de Jérusalem et des autres villes, plusieurs prêtres et un nombre infini de diacres étaient présents, et des troupes de solitaires et de vierges consacrées à Dieu remplissaient tout son monastère. Aussitôt que cette sainte âme entendit la voix de son époux qui l'appelait et lui disait : « Levez-vous, ma bien-aimée, qui êtes si belle à mes yeux; venez, ma colombe; et hâtez-vous, car l'hiver est passé et toutes les pluies sont écoulées,» elle lui répondit avec joie : « La campagne a été vue couverte de fleurs: le temps de la moisson est arrivé, et je crois voir les biens du Seigneur dans la terre des vivants. »
CHAPITRE XII. Honneurs tout extraordinaires rendus à sainte Paula en ses funérailles.
On n'entendait point alors de cris ni de plaintes ainsi qu'on a coutume parmi les personnes attachées au siècle, mais des troupes tout entières faisaient retentir des psaumes en diverses langues. Elle fut portée en terre par des évêques qui mirent son cercueil sur leurs épaules; d'autres évêques allaient des devant avec des flambeaux et des cierges allumés, et d'autres conduisaient les troupes de ceux qui chantaient des psaumes. En cet état elle fut mise dans le milieu de l'église de la crèche de notre Sauveur. Les habitants de toutes les villes de la Palestine vinrent en foule à ses funérailles; il n'y eut point de cellule qui pût retenir les solitaires les plus cachés dans le désert, ni de sainte vierge qui pût demeurer dans sa petite chambrette, parce qu'ils eussent tous cru faire un sacrilège s'ils eussent manqué de rendre leurs devoirs à une femme si extraordinaire. Les veuves et les pauvres, ainsi qu'il est dit de Dorcas, montraient les habits qu'elle leur avait donnés, et. tous les nécessiteux criaient qu'ils avaient perdu leur mère et leur nourrice. Mais ce qui est admirable, la pâleur de la mort n'avait point changé son visage, et il était si plein de majesté qu'on l'aurait plutôt crue endormie que morte. On récitait par ordre des psaumes en hébreu, en grec, en latin et en syriaque, non-seulement durant trois jours et jusques à ce que son corps eut été enterré sous l'église, tout contre la crèche de notre Seigneur, mais aussi durant toute la semaine. Tous ceux qui arrivaient considéraient ses funérailles comme les leurs propres, et la pleuraient comme ils se seraient pleurés eux-mêmes. Sa sainte fille Eustochia, qui se voyait comme sevrée de sa mère, selon le langage de l'Ecriture, ne pouvait souffrir qu'on la séparât d'avec elle : elle lui baisait les yeux, elle se collait à son visage, elle lembrassait, et elle eût désiré d'être ensevelie avec sa mère. Jésus-Christ sait que cette femme si excellente ne laissa pas un écu vaillant à sa fille, (279) mais qu'au contraire, comme je l'ai déjà dit, elle la laissa chargée de beaucoup de dettes et d'un nombre infini de solitaires et de vierges qu'il lui était très difficile de nourrir, et. qu'elle n'eût pu abandonner sans impiété. Qu'y a-t-il donc de plus admirable que de voir une personne d'une maison aussi illustre qu'était Paula, et qui avait été autrefois dans de si grandes richesses, avoir eu tant de vertu et tant de foi que de donner tout son bien, et de s'être ainsi trouvée quasi réduite à la dernière extrémité? Que d'autres vantent l'argent qu'ils donnent aux, églises et ces lampes d'or qu'ils consacrent à Dieu devant ses autels, nul n'a plus donné aux pauvres que celle qui ne s'est rien réservé pour elle-même. Maintenant, elle jouit de ces richesses et de ces biens que nul oeil n'a jamais vus, que nulle oreille n'a jamais entendus et que nul esprit humain n'a jamais pensés. C'est donc nous-mêmes que nous plaignons ; et. il y aurait sujet d'estimer que nous envierions sa gloire si nous pleurions plus longtemps celle qui règne avec Dieu dans l'éternité.
CHAPITRE XIII. Consolation à sainte Eustochia. Apostrophe à sainte Paula. Inscriptions sur son tombeau.
Ne vous mettez en peine de rien, Eustochia : vous avez hérité d'une très grande et très riche succession, le Seigneur est votre partage; et ce qui vous doit encore combler de joie, c'est que votre sainte mire a été couronnée par un long martyre ; car ce n'est pas seulement le sang que l'on verse pour la confession de la foi qui fait les martyrs, mais les services d'un amour pur et sans tache qu'une aine dévote rend à Dieu passent pour un martyre continuel. La couronne des premiers est composée de roses et violettes, et celle des derniers est faite de lys. C'est pourquoi il est écrit dans le Cantique des cantiques : « Celui que j'aime est blanc et vermeil, » attribuant ainsi à ceux qui sont victorieux dans la paix les mêmes récompenses qu'à ceux qui le sont, dans la guerre. Votre excellente mère entendit comme Abraham Dieu qui lui disait : « Sors de ton pays, quitte tes parents et viens en la terre que je te montrerai; » elle l'entendit lui dire par Jérémie : « Fuis du milieu de Babylone et sauve ton âme.» Aussi est-elle sortie de son pays, et jusqu'au jour de sa mort n'est point retournée dans la Chaldée. « Elle n'a point regretté les ognons ni les viandes de l'Égypte; » mais étant accompagnée de plusieurs troupes de vierges, elle est devenue citoyenne de la ville éternelle du Sauveur; et, étant passée de la petite Bethléem dans le royaume céleste, elle a dit à la véritable Noémi : « Ton peuple est mon peuple, et ton Dieu est mon Dieu.» Étant touché de la mime douleur qui vous afflige, j'ai dicté ceci en deux nuits, parce que toutes les fois que j'avais voulu travailler à cet ouvrage comme je vous lavais promis, mes doigts étaient demeurés immobiles et la plume. m'était tombée des mains, tant mon esprit languissant se trouvait sans aucune force; mais ce discours, si négligé et sans ornement de langage, témoigne mieux qu'un plus éloquent. quelle est mon extrême affliction. Adieu, grande Paula, que je révère du plus profond de mon âme. Assistez-moi, je vous supplie, par vos prières dans l'extrémité de ma vieillesse : votre foi jointe à vos oeuvres vous unit à Jésus-Christ; et ainsi, lui étant présente, il vous accordera plutôt ce que vous lui demanderez.
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