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CHAPITRE PREMIER DU PRÉTENDU « STYLE JANSÉNISTE »
I. La première rencontre de Sainte-Beuve avec Port-Royal; les deux aspects du jansénisme. M. Hamon préféré au grand Arnauld. Une étude plus critique confirme cette première impression. Déviation précoce : l'esprit d'Arnauld substitué à celui de Saint-Cyran. Le a prêtre » vaincu par le « docteur ». Cinq volumes sur six raconteront la décadence de Port-Royal. Enthousiasme bien naturel de Sainte-Beuve . il ne connaissait pas d'autres chrétiens. II . Les reliures jansénistes. Sainte-Beuve et le style janséniste. Théories anti-littéraires de Saint-Cyran. Les stylistes de Port-Royal; d'Andilly. M. Le Maître et les rythmes de la prose. Nicole contre « l'éloquence d'eau chaude ». Tous gens de lettres. III. S'ils ont créé le style janséniste, ce fut malgré eux. L'ont-ils créé? Le témoignage des contemporains. Les Messieurs de Port-Royal écrivent comme les autres écrivains religieux de l'époque. La prose après Balzac. Le P. Grasset. Voluptés perdues; Le Maître et Flaubert. Qu'il n'y a pas de style janséniste et que, soit pour le style, soit pour le reste, ils furent peut-être moins originaux qu'on ne l'a cru.
I. Le Port-Royal de Sainte-Beuve n'est pas, comme plusieurs se l'imaginent, une apologie du jansénisme (1). Le héros de Volupté, Amaury, c'est-à-dire le jeune Sainte-Beuve d'avant le fameux cours de Lausanne, s'expliquait
(1) Ce qui ne veut pas dire qu'il soit une apologie du christianisme orthodoxe. Il est au fond tout le contraire. Nos pères s'y sont trompés. A la lecture des premiers volumes du Port-Royal, ils ont cru que l'auteur ne tarderait pas à se convertir. Sainte-Beuve du reste leur avait donné dans Volupté, des gages troublants et qui ne manquaient pas tout à fait de sincérité. Mêmes gages offerts au protestantisme, pendant les années de Lausanne et celles qui suivirent immédiatement. Il a déçu tous les chrétiens. Le vrai sens du Port-Royal, Sainte-Beuve l'a défini dans les pages mémorables qui terminent le livre et qui furent écrites en 1857 (T. VI, pp. 243-246). Lu à la lumière de ces pages, le livre n'est plus que le récit d'une conversion manquée. Ce qui l'attirait dans le Port-Royal, c'était le christianisme lui-même, « la religion seule » ; et a cette religion, dit-il, il m'a été impossible d'y entrer autrement que pour la comprendre ».
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déjà sur ce point avec une clarté suffisante. « Il y avait dans Port-Royal, disait-il, un esprit de contest et de querelle que je n'y cherchais pas et qui m'en gâtait la pureté. J'entrais le moins possible dans ces divisions mortes et corruptibles que l'homme en tout temps a introduites dans le fruit abondant du christianisme. Heureux et sage qui peut séparer la pulpe mûrie de la cloison amère, qui sait tempérer en silence Jérôme par Ambroise, Saint-Cyran par Fénelon ! Mais cet esprit contentieux qui avait promptement aigri tout le jansénisme au XVIIIe siècle, était moins sensible ou moins aride dans la première partie de Port-Royal réformé et durant la génération de ses grands hommes. C'est à cette ère d'étude, de pénitence, de persécution commençante et subie sans trop de murmure, que je m'attachais. Parmi les solitaires, dans la familiarité desquels j'entrai de la sorte plus avant, derrière les illustres, les Arnauld, les Saci, les Nicole et les Pascal, un surtout, devint bientôt l'un de mes maîtres invisibles... M. Hamon (1). » Il juge à vue de pays et assez confusément. Toutefois son merveilleux instinct l'incline déjà vers les distinctions nécessaires. Il tend à négliger le « docteur » pour le « saint », le grand Arnauld pour M. Ramon. Impression de poète que l'historien qui se prépare aura bientôt confirmée, précisée et dépassée. « Port-Royal et jansénisme, dit-il dès le début du cours de Lausanne, ne sont pas tout à fait ni toujours la même chose... Lorsqu'on lit, par exemple, l'Histoire du jansénisme de dom Gerberon, on ne croirait pas qu'il s'agit des mêmes événements, de la même histoire que celle qui nous intéresse si fort chez Lancelot, Fontaine et leurs amis. C'est qu'en effet ce n'est pas la même. Le jansénisme qui part de Jansénius et de son gros livre de l'Augustinus est une affaire avant tout théologique ; il y eût là l'école
(1) Volupté, édition de 185o, p. 338, 34o.
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sur le premier plan, la Sorbonne, le collège..., enfin une complication de diplomatie canonique et de vocifération scolastique qui eussent toujours été p'eu attrayantes pour nous... Port-Royal, par bonheur, est autre chose que cette controverse, quoiqu'il se rencontre bien souvent, trop souvent avec elle et qu'il n'apparaisse à certains moments qu'enveloppé de toutes parts, au plus fort du feu et de la fumée. Mais même alors, même aux plus chauds instants de la dispute sorbonique et jésuitique... malgré tout, il y eut, presque sans interruption, le cloître, le sanctuaire, la cellule et le guichet des aumônes, la pratique chrétienne des moeurs et l'intérieur inviolable de certaines âmes, le cabinet d'étude pauvre et silencieux, le désert et la grotte des conférences près de la source de la Mère Angélique et non loin des arbres plantés de la main de M. d'Andilly (1). » Il y a là encore quelque incertitude, un peu de mélange. Un pas de plus, et nous arriverons àla sentence définitive, à la grande ligne de partage nettement, résolument fixée, à la pensée maîtresse qui inspire tout le Port-Royal. Il vient de citer une page mélancolique de Lancelot qu'il reprend ainsi, qu'il achève : « Ici, sur cette fin s'entrevoit et se trahit comme involontairement une pensée sur laquelle j'aurai bien des fois occasion de revenir : c'est que, selon Lancelot et quelques autres, au temps même où il écrivait ces mémoires, c'est-à-dire en 1663, il y avait une diminution et, si j'ose dire plus et dégager toute sa pensée, une déviation de l'esprit du premier Port-Royal, du Port-Royal de M. de Saint-Cyran. Cette déviation eut lieu, ce me semble, aussitôt après la mort de celui-ci (1643), et par le fait surtout de la polémique croissante et de l'influence dominante du grand Arnauld. Les Provinciales elles-mêmes ne se rattachent guère à ce premier esprit de Saint-Cyran. J'induis tout ceci d'une multitude de
(1) Port-Royal, I, pp. 35, 36.
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petits faits... Le Port-Royal au moment où il deviendra le plus célèbre, sera déjà un Port-Royal moins parfait et renfermant un principe de décadence (1). » Ainsi tantôt Port-Royal et le jansénisme, bien que distincts, restaient comme soudés l'un à l'autre pendant le cours d'une longue histoire. Et sans doute, uniquement désireux de pénétrer le mystère a de ces Aines pieuses, de ces existences intérieures », Sainte-Beuve entendait bien négliger le côté querelleur de Port-Royal, pour recueillir seulement « la poésie intime et profonde » qui s'exhalait de la maison. Mais cette poésie, il ne l'atteindrait, pensait-il, qu'en se résignant à traverser « le feu et la fumée » de tant de controverses rebutantes. Bref, il ne soupçonnait pas encore que, dès que le jansénisme commence, Port-Royal, le vrai Port-Royal est près de finir. Il le sait maintenant. Après la mort de Saint-Cyran et l'avènement d'Arnauld, il cherche le Port-Royal de ses rêves et il ne le trouve plus. La zone embaumée et fervente qu'il se figurait si vaste, n'est plus qu'un petit jardinet qui ne verra pas deux printemps ; le poème qui devait être une épopée n'est plus qu'un trop bref cantique. Ne croyez pas d'ailleurs que Sainte-Beuve ait beaucoup gémi sur cette précoce décadence. II s'en accommode aisément. A vrai dire, elle le sert, elle lui rend sa liberté, d'abord charmée par les vertus et la piété des premiers solitaires. La pureté de leur âge d'or doit si peu durer ! Pourquoi les suivrait-il au désert? Quoi qu'il en soit, il insiste volontiers sur cette déviation fatale. Après avoir raconté les guerres intestines qui suivirent la bulle d'Innocent X, le paisible M. Singlin penchant vers la soumission, Pascal bousculant le bonhomme, Arnauld donnant raison à Pascal, « on a déjà vu, écrit encore Sainte-Beuve, Lancelot toucher et déplorer, bien que timidement, cette déviation de l'esprit primitif; je crois que M. Singlin, dans les dernières années,
(1) Port-Royal, I, pp. 436, 437.
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jugea de même. Je juge comme eux, autant que j'en ai le droit, et plus explicitement encore. Il me semble qu'à Port-Royal où de si grands hommes se succédèrent, 'M. de Saint-Cyran ne fut jamais remplacé... Les talents d'Arnauld et le génie de Pascal,... s'il faut le dire, ont plutôt hâté que combattu la déviation que je signale, et je n'en voudrais d'autre preuve que ce moment significatif où le Prêtre, M. Singlin, se trouva insuffisant, et où le Docteur, M. Arnauld, l'emporta. Notre Port-Royal complet était déjà sorti de son véritable esprit intérieur, pour entrer dans sa seconde période, celle de la polémique, qui le perdit (1) ». La ruine morale commençant de si bonne heure et pour ne plus s'arrêter, on voit bien que ce n'est pas là dans l'esprit de Sainte-Beuve, simple hypothèse, mais conviction mûrie longuement et très ferme. Des six volumes de lui sur la grandeur et la décadence de Port-Royal, les cinq derniers seront consacrés à la décadence. Ainsi d'un Montesquieu paradoxal qui verrait s'éteindre la vraie gloire de Rome dans le bocage funèbre où disparaît le pieux Numa. Rien au reste dans ces conclusions qui sente le paradoxe. Peut-être même devrons-nous reconnaître qu'elles font encore la part trop belle à ce Port-Royal de l'âge d'or que de notre côté nous abordons avec beaucoup de respect, mais qui ne nous parait ni le seul ni le plus haut refuge de l'esprit chrétien en France pendant la première moitié du XVIIe siècle. La ferveur qu'inspirent au jeune Sainte-Beuve ses visites à Port-Royal, s'explique sans peine. C'était son premier pèlerinage, sa première rencontre avec la vie intérieure du chrétien, sa première intimité avec les amis de Dieu. Au tournant d'une de ces inquiètes promenades qu'il nous a racontées dans son roman, il découvre soudain l'ordre de la Charité. Endolori, déçu, livré au vague des passions et, pourquoi
(1) Port-Royal, I, pp. 476, 477.
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non? travaillé par la grâce divine, cette Jérusalem imprévue qui s'offrait à ses regards, le toucha profondément, plus sans doute qu'il n'osera l'avouer sur ses vieux jours. Quoi qu'il en soit, novice, étranger de la veille, ce petit monde devait lui paraître, non seulement admirable, mais exceptionnel, mais unique. A nous au contraire, qui avons déjà fait le tour du Paris mystique et qui avons déjà vécu dans la familiarité de tant de saints plus âgés pour la plupart que M. de Saint-Cyran l'austère maison réserve moins de surprises. Dès le seuil nous la devinons. Elle n'est pour nous qu'un des vingt ou trente quartiers de la Cité, pour Sainte-Beuve elle est cette Cité même. Il ne connaît pas d'autre abbaye, d'autre réforme que celle de la Mère Angélique, pas d'autre directeur que Saint-Cyran, pas d'autre pénitent que M. Le Maître. D'où chez lui une tendance naturelle, qui d'ailleurs lui ressemble si peu, à mettre l'abstrait pour le concret, à identifier esprit chrétien et esprit de Port-Royal, direction et Saint-Cyran, pénitence et solitaires des Granges ; je néglige les nuances, j'appuie lourdement, ce qui est deux fois ridicule quand on traite d'un si prodigieux critique, mais pour l'ensemble, c'est à peine si j'exagère. N'a-t-il pas dit : « M. de Saint-Cyran, pour le définir d'un mot, c'est le Directeur chrétien par excellence, dans toute sa rigueur, dans toute sa véracité et sa certitude » (1), et n'est-il pas intrépide de parler ainsi? Aussi bien une de ces digressions littéraires qu'il aimait, va nous donner le moyen de mieux dégager et d'illustrer l'idée très simple, mais essentielle vers laquelle nous tâchons d'acheminer le lecteur. II. Enfant, je croyais la reliure janséniste réservée aux livres de Port-Royal ou de ses amis. Ceux qui prêtent à ces messieurs un style particulier, ne font-ils pas une confusion analogue? Port-Royal est-il vraiment une école littéraire, au plein sens du mot, a-t-il un programme à lui,
(1) Port-Royal, I, p. 342.
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une manière propre ? On affirme ce dogme depuis si longtemps que j'ose à peine dire combien il me parait chancelant, dès qu'il est soumis à la critique. On sait par coeur la belle philippique, d'ailleurs si profondément injuste. de Joseph de Maistre :
« Je te vomirai », dit l'Ecriture en parlant à la tiédeur. J'en dirai autant en parlant à la médiocrité. Je ne sais comment le mauvais choque moins que le médiocre continu. Ouvrez un livre de Port-Royal, vous direz sur le champ, en lisant la première page : Il n'est ni assez bon ni assez mauvais pour venir d'ailleurs. Il est aussi impossible d'y trouver une absurdité ou un solécisme qu'un aperçu profond ou un mouvement d'éloquence : c'est le poli, la dureté et le froid de la glace (1).
Sainte-Beuve se fâche son duel avec Joseph de Maistre est un de ses beaux endroits, mais après tout il répète la même chose. La clef seule est changée. A la rhétorique de Balzac, il oppose « la théorie littéraire chrétienne de Saint-Cyran », qui aurait a dominé, inspiré et comme affecté la littérature entière de Port-Royal et toute cette manière d'écrire saine, judicieuse, essentielle, allant au fond, mais, il faut le dire, médiocrement élégante et précise, très volontiers prolixe au contraire, se répétant sans cesse, ne se châtiant pas sur le détail et tournant surtout à l'effet salutaire (1)... Méthode d'écrire, suffisante et saine plus que travaillée et châtiée... L'utilité morale fut la règle du style de Port-Royal ; le style suffisant les contentait mieux que la grâce suffisante (2). » Il est séduisant comme toujours. Sachons néanmoins lui résister. Il nous impose une sorte de miracle, je veux
(1) De lEglise gallicane, livre I, ch. v. On avait déjà le très curieux jugement de Voltaire, faisant aux solitaires, dit encore J. de Maistre a l'honneur de croire ou de dire que, par le tour d'esprit châle, vigoureux et animé, qui faisait le caractère de leurs livres et de leurs entretiens... ils ne contribuèrent pas peu à répandre en France le bon goût et la véritable éloquence ». Il simplifie en apparence et généralise plus qu'on ne voudrait, mais on voit bien qu'il vise surtout Pascal et le grand Arnauld. Du coup, le problème change. (2) Port-Royal, II, pp. 43, 85.
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dire, un groupe d'écrivains nés, renonçant héroïquement au plaisir de bien écrire, visant à rester médiocres, mortifiant leur imagination, leur sensibilité et même leur goût, pour mieux obéir à l'austère consigne d'un maître qui certes prêchait d'exemple. Car pour Saint-Cyran, aucun doute n'est possible, il écrivait mal sans le moindre effort. Aussi conseillait-il volontiers le style insuffisant (1). Mais à qui fera-t-on croire qu'il ait converti personne ? D'Andilly voulut bien se retirer des affaires, nous dit le P. Rapin, mais « pour le talent qu'il avait d'écrire, il continua de s'y appliquer sans écouter les scrupules que lui en voulait faire Saint-Cyran, lequel avait entrepris de réformer son style... où les plus habiles ne trouvaient rien à redire, car il a été un des premiers qui, par la politesse de son style, a affectionné les personnes de qualité à lire les livres de dévotion et à inspirer cet esprit à notre siècle (2). D'Andilly est un des coryphées de l'école, puisque école il y a. Si peu nombreux du reste. Dix ou douze tout au plus ! (3) Dira-t-on que Robert, tout formé déjà lorsqu'il se
(1) Port-Royal, II, p. 85. (2) Histoire du jansénisme, parle P. René Rapin (édit. Domenech.) Paris, s. d. pp. 314, 315. Le P. Rapin oublie en bloc nos humanistes dévots et ceux mêmes de sa robe : il oublie saint François de Sales. Avant leur siècle de Louis XIV, rien n'existait pour ces raffinés. Cent ans plus tard, labbé Racine, dans son Abrégé de l'histoire ecclésiastique, fera sien, mais en le jansénisant à outrance, le jugement de Rapin. Le passage est curieux. Les messieurs de Port-Royal a ont connu les vérités de la grâce dans toute leur étendue ; ils ont vu combien elles influaient sur la morale et ils ont fait sentir les liaisons qu'avait le molinisme avec les relâchements honteux des casuistes. Enfin ils n'ont pas défendu ces vérités dune manière sèche et spéculative. A l'exemple de saint Augustin, ils les ont rendues intéressantes aux fidèles. Ils ont montré qu'elles étaient le trésor du chrétien et non un objet stérile de ses connaissances. Ils en ont fait usage dans leurs livres de piété et c'est ce qui les rend si précieux à ceux qui ont le goût d'une piété solide ». Racine, T. XI, p. 6o. (3) Nul n'a jamais songe, que je sache, à trouver « janséniste » le style des trois religieuses, Angélique, Agnès, Angélique de Saint-Jean. Trois belles plumes certes Pourquoi toujours oublier les femmes lorsqu'on étudie le prétendu style de Port-Royal? Elles gênent la théorie. Le grand Arnauld de même est toujours excepté. Qui lui reprocherait de manquer d'éloquence? A l'école donc appartiendraient d'Andilly, Le Maître, Saci, Nicole, Fontaine, Lancelot, Thomas du Fossé, Claude de Sainte-Marthe... C'est d'eux que l'on parle, ou plutôt que l'on devrait parler. Mais en fait, on ne vise guère que Saci et Nicole. Je ne dis rien de Tillemont. Moliniste, peut-on croire qu'il eut écrit à la manière de Michelet ? Ajoutez quelques jansénistes in partibus, Hermant par exemple. S'il n'a pas la jolie plume de Rapin, s'il est illisible dans ses Mémoires, est-ce bien la faute de Saint-Cyran ?
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mit sous la direction de Saint-Cyran, ne fut jamais qu'un pénitent de parade (1) ? Je veux bien. Que l'on prenne donc la chère conquête du saint abbé, sa proie magnifique, l'insigne solitaire, M. Le Maître. L'attitude de celui-ci en face de la bagatelle littéraire, jugeons-la non pas sur les méchancetés de Racine, mais sur le témoignage d'un disciple, d'un enfant de choeur. « Pour tout ce qui regardait les humanités et les sciences, raconte M. du rossé, il (M. Le Maître) me donnait en maître, mais en maître très habile, des leçons que je n'ai jamais depuis oubliées. Il s'appliquait à me former peu à peu sur des règles qu'il possédait si parfaitement. II me lisait ou me faisait lire des endroits choisis des poètes ou des orateurs et m'en faisait remarquer toutes les beautés, soit pour la force du sens, soit pour l'élocution. Il m'apprenait aussi à prononcer comme il faut les vers et la prose ; ce qu'il faisait admirablement lui-même, ayant le ton de la voix charmant, avec toutes les autres parties d'un grand orateur. Il me donnait aussi outre cela plusieurs règles pour bien traduire, me faisait comprendre combien l'art d'une traduction fidèle, noble et élégante, était difficile et important (2). » Ces « règles » que M. Le Maître possède si parfaitement, qu'il observe lui-même avec scrupule, qu'il enseigne à la jeunesse de Port-Royal, nous les avons, en partie
(1) Pour les profanes comme moi, Robert d'Andilly reste surtout amusant. Si je charge un peu le bonhomme, c'est pour mieux protester contre le sombre, l'odieux portrait que Varin a donné de lui dans la Vérité sur les Arnauld. Cet écrivain sincère et très érudit manquait un peu de jugement. Sainte-Beuve qui l'avait rencontré à l'Arsenal, (Varin était bibliothécaire) et qui l'aimait assez, fut littéralement stupéfait à la lecture de ce livre qu'il fallait écrire sans doute, mais d'autre façon. Voir dans la table de Part-Royal l'article Varin. Il saute aux yeux que, sur ce point, Sainte-Beuve est dans le vrai. (2) Mémoires de Pierre Thomas sieur du Fossé (édition Bouquet, Société de l'histoire de Normandie) Rouen, 1875, I, pp. 291, 292.
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du moins, dans un précieux document dont Sainte-Beuve parle à peine et qui jette un jour imprévu sur le « style janséniste ». Saint-Cyran, nous avait dit Lancelot, « ne voulait pas qu'on s'amusât tant à épiloguer sur les paroles, et à être plus longtemps à peser les mots qu'un avaricieux ne serait à peser l'or à son trébuchet, parce que rien ne ralentit plus le mouvement de l'Esprit e 1. Or voici que M. Le Maître non seulement commet ce péché contre le Saint-Esprit, mais encore assaisonne de mille raffinements le fruit défendu. Le choix des mots, le souci d' « une grande justesse de paroles a, c'est le péché de tout le siècle de Louis XIV. Le Maître pousse la perversion beaucoup plus loin. Il se passionne, autant que Balzac, pour l'arrangement des mots.
Le plus beau membre (d'une période) enseignait-il par exemple, est celui qui est au-dessous ou au-dessus de la moitié d'un grand vers héroïque, c'est-à-dire qui est de cinq ou sept syllabes. Les huit syllabes sont bonnes aussi. Mais il faut prendre garde que si la période finit par un mot masculin, il est bon que le précédent soit un féminin, comme par exemple, sur la montagne de Sinaï. On a mis montagne, qui est un mot féminin, à cause de Sinaï, qui est masculin et qui finit la période. Car on ne considère pas ce petit mot de. Au reste, il ne faut pas s'assujettir à finir toujours par quelqu'un de ces beaux membres qui ne sont proprement que pour la fin des grandes périodes, parce que le discours en paraîtrait moins naturel par cette affectation perpétuelle (2).
(1) Port-Royal, II, p. 84. (2) Règles de la traduction française composées par M. Le Maître pour M. du Fossé dans Mémoires de P.-Th. du Fossé, op. cit., 1, 329, 33o. On les trouve aussi dans les Mémoires pour servir à lhistoire de Port-Royal, par M. Fontaine, Cologne, 1228. t. II, pp. 176-188. Je ne crois pas du tout que Sainte-Beuve ait voulu nous dérober un témoignage qui allait si directement contre sa thèse. Il n'était pas capable d'un si méchant tour, mais il n'avait rien du styliste et ces minuties l'agaçaient. Il n'aura trouvé qu'enfantillage dans les pages de Le Maître. Cf. à ce sujet le témoignage de Saint-Evremont. « Chaque mot (dans les traductions de d'Ablancourt) y est mesuré par la justesse des périodes sans que le style en paraisse moins naturel; et cependant une syllabe de plus ou de moins ruinerait je ne sais quelle harmonie qui plait autant à l'oreille que celle des vers ». Oeuvres mêlées, édit. Ch. Giraud, t. II, p. 35o.
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Plus « auditifs e que e visuels », héritiers de Balzac, ils tenaient avant tout à e plaire aux oreilles ». « Un beau membre », comme répète Le Maître avec une volupté qui nous gagne, « un beau membre », bien mis en sa place, la montagne (de) Sinaï les transportait. Dans ce désert qu'on nous a peint si austère, c'étaient de véritables débauches d'harmonie, des concerts sans fin. Nicole, élevé à la Montaigne par son père et que nul soupçon de pédantisme ne peut effleurer, moins curieux des menus détails du style, mais plus humaniste, mais d'un goût plus fin et plus rare, Nicole, emunctissimæ paris, n'était pas non plus d'avis que l'on prit un cilice pour écrire. La bassesse du style, le rampant, lui font horreur. Il veut qu'on choisisse jalousement, pour les faire apprendre par coeur à la jeunesse, les endroits les plus « éclatants a des classiques et rien que ceux-là. En vue de les armer contre les a difficultés des libertins », qu'on leur donne « le recueil des pensées de M. Pascal ».
Outre l'avantage incomparable qu'on en peut tirer pour les affermir dans la véritable religion, il y a de plus un air si grand, si élevé, et en même temps si simple et si éloigné d'affectation dans ce qu'il écrit, que rien n'est plus capable de leur former l'esprit et de leur donner le goût et l'idée d'une manière noble et naturelle d'écrire et de parler.
Sont-ce là les propos d'un homme qui voit dans e l'utilité morale », la seule règle du style et qui se tient pour satisfait lorsqu'un ouvrage ne renferme rien de trop choquant? Le voulez-vous aussi talon rouge en matière de goût, aussi dédaigneux que Joseph de Maistre? Écoutez encore :
La vérité, la justesse des sentiments, l'élévation de l'esprit, le génie sont certaines qualités pour lesquelles peu de gens ont du goût... C'est maintenant le règne de l'éloquence d'eau chaude, ou autrement de l'éloquence anodine ;
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et c'est un goût peu connu que celui qui est exprimé dans ce vers :
Haec demum sapiet dictio quæ feriet Un discours a du goût quand il frappe le coeur (1).
Je pourrais les prendre ainsi les uns après les autres, Saci, Fontaine, du Fossé. Aucun d'eux ne s'est héroïquement voué au terne, au médiocre. Aucun d'eux ne serait fâché d'égaler M. Pascal. Ils font de leur mieux. Lancelot est le seul à ma connaissance qui peut-être ait tâché d'éteindre ses feux. Il aura bientôt fait. Encore n'en suis-je pas sûr. Le plaisir d'écrire le chatouille visiblement. E t voilà, me semble-t-il, à quoi se réduit, pour le prestige et l'influence, n la doctrine littéraire chrétienne » de M. de Saint-Cyran. III. Si donc ils avaient créé le «. style janséniste », c'eût été à leur corps défendant et pour avoir manqué le but tout contraire qu'ils se proposaient. Mais, au fait, ont-ils si mal réussi? Le P. Rapin répète à satiété dans ses Mémoires que le jansénisme dut ses premiers succès à « l'élégance des livres de Port-Royal ». D'après lui, si le Père Esprit, de l'Oratoire, donne dans « les nouveautés » c'est a en qualité de bel esprit dont il faisait une profession déclarée ».
(1) De l'Education d'un Prince, 2e partie du t. II des Essais de morale, passim. Nicole est du reste sur presque tous les points, et notamment sur les points essentiels de la vie intérieure, aux antipodes de Saint-Cyran. Si j'avais eu le temps de prendre tous mes avantages, j'aurais parlé de Nicole écrivain latin. Il n'écrivait en français qu'à contre coeur. Cf. Essais t. VII, Lettre XLIII : « Qu'il serait utile à l'Église et aux auteurs mêmes que les bons livres qu'on fait en notre langue eussent été écrits en latin a. Si donc on veut bien connaître les principes littéraires de Nicole, c'est avant tout dans sa traduction latine des Provinciales qu'il les faut chercher. Or, cette traduction est de l'aveu de tous, l'oeuvre d'un styliste consommé. Cf. la thèse de M. Le Roy. De litteris Provincialibus in latinam linguam a Wendrockio translatis, Paris, 1892. Parmi les autres preuves qu'il est facile d'apporter, je dois au moins indiquer, le manifeste, l'encyclique du grand Arnauld, ses Réflexions sur l'éloquence des prédicateurs. Dans cet ouvrage, tant estimé par Boileau, Arnauld réfute victorieusement la « théorie littéraire chrétienne a de du Bois, c'est-à-dire, de Saint-Cyran lui-même, que du Bois ne faisait que répéter. Cf. Vie de M. A. Arnauld (à la fin de la grande édition de Lausanne) pp. 310, 311 ; Port-Royal, V. pp. 469. 47o: Jaequinet, Les Prédicateurs du XVIIe siècle avant Bossuet, Paris, 1863, p. 336.
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Voici encore un mot de lui sur un des premiers livres d'Arnauld (Apologie de M. Jansénius, Paris 1643). Cette apologie, du style dont elle était écrite, avec bien de la pureté et bien de L'élégance, fit beaucoup d'impression. C'était un traité des matières les plus épineuses et les plus profondes de la théologie et écrit d'un style si beau que les gens de la Cour pouvaient prendre plaisir à le lire », l'auteur y ayant mêlé e cet agrément qui attire la curiosité des honnêtes gens » (1). « Quel langage, quel ton dans l'arrangement des mots ! On croit n'avoir lu de français qu'en ce livre » (2). Ainsi parle Mme de Sévigné envoyant à sa fille les Essais de Nicole. Le P. Bernard Lami, dont Malebranche et J.-J. Rousseau faisaient tant de cas, estimait de son côté « qu'on doit lire » M. Nicole « pour prendre de bonne heure une belle manière d'écrire » (3). Saint-Réal, puriste à la Bouhours, reproche sans doute à nos Messieurs un certain nombre de néologismes; il les tient cependant pour « le plus fort parti de gens de lettres qu'il y ait aujourd'hui en France » (4). Voltaire lui-même les admire. Un moderne, au reste franchement pervers en matière d'esthétique, va plus loin encore. Soit pour taquiner Sainte-Beuve, auquel il ne pardonne pas de tant s'intéresser « aux produits des siècles réfléchis », soit aussi pour formuler et défendre par ce biais sa propre théorie
(1) Mémoires du R. P. René Rapin (Aubineau), Paris, 1865, I., pp. 87, 91 95. (2) Lettre du 12 janvier 1676. (3) Entretiens sur les sciences, Lyon, 17o6, p. 365. (4) Cité par Fréd. Godefroy. Histoire de la littérature française, XVIIe siècle, Prosateurs, I, p. 149. La langue de plusieurs de ces écris vains n'est pas toujours pure. Cela s'explique par bien des raisons. Ils avaient un peu la manie de tout réformer. De plus, latinistes, grammairiens, et « rationalistes » ils ne tenaient pas assez compte de l« usage ». Un trouve enfin chez quelques-uns d'entre eux non pas chez Nicole, certes! mais chez Lancelot, chez le vénérable Isaac, un peu de rusticité. Plusieurs d'entre eux vivaient à la campagne. Lancelot retrouvait dans les Enluminures de Saci les grâces des Provinciales ! Au demeurant, si toutes les critiques que leur adressaient Saint-Réal et plus encore Bouhours, (Nouveau Testament de Mons) ne sont pas imméritées, elles atteignent également la plupart des écrivains religieux de l'époque, même molinistes.
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du style, Renan veut nous faire croire que « la langue des écrivains de Port-Royal est la perfection ». Cette langue « suffit à tout », dit-il encore, e elle peut servir à exprimer des pensées opposées aux leurs » (1). Voilà son malin secret. Revêtir les idées les plus audacieuses du style placide, limpide et probe de Nicole, il l'a fait souvent. L'auteur de Thaïs connaît bien ce procédé. Quoiqu'il en soit, n'en croyez pas Joseph de Maistre qui, soit dit en passant, aimait fort Nicole. Le commerce de ces Messieurs n'est pas ennuyeux. Rien de trop excitant. C'est un certain naturel joliment suranné, une simplicité facile, élégante parfois et délicate, qui ne bande point l'esprit, qui ne lui présente que des images communes, mais agréables, que des pensées prévues, mais bienfaisantes (2). Leur prolixité même n'est pas sans charme. Ils font merveille entre chien et loup, entre veille et sommeil. Ils nous reposent, nous pacifient et cependant nous corrigent presque à notre insu. Quand on s'est mis sous leur conduite, on les délaisse quelquefois pendant plusieurs semaines, mais on leur revient toujours. Qui n'a pas une de ces discrètes personnes, M. Hamon, M. Nicole, pour chapelain particulier, ignore de très douces joies. Mais quand tout est dit. la description que Sainte-Beuve nous a faite de leur manière reste d'une parfaite justesse. Le trait, la couleur et le saisissant leur manquent : ils écrivent la platitude ; ils écrivent comme écrit de leur temps quiconque n'a pas de génie (2).
(1) Nouvelles études d'histoire religieuse, pp. 453-499 passim. Renau du reste ne connaissait l'histoire de Port-Royal que par Sainte-Beuve. Il dit bravement a Port-Royal est le seul réduit du XVIIe siècle où la rhétorique n'ait pas pénétré ». Mais il définit supérieurement et Sainte-Beuve et son Port-Royal. La conclusion du livre ce morceau tout renanien et que Renan lui-même ne dépassera pas naturellement l'enchante. Il le transcrit de la première à la dernière ligne. Ces pages écrites en 1857 auront peut-être achevé de le révéler lui-même à lui-même. (2) Cf. une très jolie page des Essais de morale, II. De l'éducation d'un Prince, § 2 ; XXXIX. (3) Parmi ceux qui leur ressemblent ou auxquels ils ressemblent, je citerais volontiers le P. Rapin, non pas dans son beau poème latin ou dans ses malicieux Mémoires, mais dans ses oeuvres proprement spirituelles. M. Gazier dit de Rapin qu'il composait « à l'usage des mondains des ouvrages de piété plus ou moins semblables à la Dévotion aisée du P. Le Moine ». (Mémoires de G. Hermen . Paris, 1905, t. I. p. 6). Singulier rapprochement. M. Gazier aurait-il négligé de lire ces deux auteurs? Le P. Rapin n'est certes pas de l'école de Le Moine, et tout au contraire. Il ressemblerait bien plutôt à d'Andilly que du reste il n'égale pas. Terne, banal, ennuyeux, moins toutefois que M. Hermant. On imagine d'ailleurs aisément la spirituelle induction qui a conduit M. Gazier à ce jugement trop sommaire. Il se sera dit : le P. Rapin « sémillant » dans ses Mémoires, n'aura pu manquer de l'être dans ses traités de dévotion. Mais quoi! L'on disait jadis que le P. Rapin « servait Dieu et le monde par semestre ». M. Gazier a-t-il donc besoin que je lui rappelle ce joli mot ?
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C'est la qu'enfin en voulais venir. Entre l'école littéraire de Port-Royal, et les autres écrivains religieux de la même époque, un juge attentif et libre de tout préjugé ne trouvera pas de différence appréciable. Que l'on prenne par exemple un ouvrage de propagande janséniste, un des plus fameux et des plus caractéristiques, la vie de Dom Barthélemy des Martyrs, et qu'on le compare à la vie de Mme Acarie par M. Duval, à celle de sainte Chantal par M. de Maupas, à celle de M. de Renty par le Père Saint-Jure. Ou bien que l'on rapproche des méditations du P. Hayneufve, jésuite, les effusions pieuses de M. Hamon. Ils obéissent tous de leur mieux aux consignes d'une même rhétorique. Composition, style, mêmes qualités, mêmes défauts. C'est la manière passe-partout des talents honnêtes pendant lit seconde moitié du XVIIe siècle. L'humanisme dévot bat en retraite, le printemps s'est enfui avec ses grelots. Le vieux tyran des mots, des syllabes et de bien autre chose, Malherbe règne en vainqueur Vaugelas, Patru, d'Ablancourt, Robert, notre Robert d'Andilly, ont fixé la nouvelle prose et mis fin aux intempérances de l'époque précédente. L'imagination est en pénitence, le bel esprit a quitté la place, autant du moins qu'il peut la quitter chez nous. Boileau chantera demain cette victoire qui ne l'avait pas attendu. Dès lors s'organise, s'ordonne, se dépouille, se dessèche enfin pour se propager dans les milieux graves, surtout dans les milieux religieux, le style qu'il plait à Sainte-Beuve et à Renan d'appeler janséniste, mais qui a
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fait néanmoins la fortune de tant de jésuites. « Aimez donc la raison»... « Empruntent d'elle seule »... Dire clairement, longuement, bonnement, un peu tristement, ce que l'on veut dire, tel est le mot d'ordre que suivront sans trop de peine des ascètes de profession, brouillés de longue date avec le frivole, et qui du reste ont suivi pendant six ou sept ans des cours de théologie scolastique.
J'ai cru nous dit l'un d'eux, le P. Crasset, jésuite d'un goût exquis devoir écrire d'un style qui tint plus de l'école que de la chaire et qui fit voir dans sa simplicité, un caractère de candeur et de vérité, que recherchent ceux qui ne veulent point être trompés. Chacun a son attrait : pour moi, j'avoue de bonne foi que je ne puis goûter les livres de piété qui sont écrits avec tant d'art et de politesse et que si mon esprit les admire, mon coeur n'en peut être touché. Ces discours si étudiés, ces paroles si choisies, ces expressions si nobles et si relevées, ces tours d'esprit si ingénieux ont un certain air de vanité qui ne ressent pas la simplicité de l'Evangile (1).
(1) La véritable dévotion envers la Sainte-Vierge, par le R. Père Jean Crasset... 2e édit., Paris, 1687. Nous retrouverons plus tard le P. Gra-set. Il y avait chez les jésuites, cieux courants littéraires : d'une part. les disciples de Balzac, les modérés, les sages, les puristes, le P. Grasset, par exemple, le P. Rapin ; d'une autre part, les retardataires, assez nombreux, les disciples de Garasse, mais qui n'avaient pas le génie de leur maître, ainsi les PP. Piuthereau et Brisacier. Celte dernière école, Arnauld l'a raillée dans sa Remontrance aux Pères jésuites. Il y a là deux ou trois chapitres des plus- intéressants, au point de vue littéraire. Voici quelques lignes. Bien entendu, c'est Arnauld qui souligne « le phébus, les galimatias et les barbarismes a de ses adversaires : a Reconnaissez, mes Pères, que ces Messieurs du Port-Royal, ne se sont point encore avisés de vous appeler, comme vous vous appelez en ce libelle, les insolents étalons du semi-pélagianisme.., ni de nommer leur doctrine : la crème de toute la doctrine de saint Augustin, ni de dire qu'ils l'out puisée dans les sources intarissables des lumières de cet aigle des Docteurs. Ils ne trouvent point tant d'appas dans le mot dappas... Ils laissent à ceux qui enseignent qu'il est permis quelquefois de faire avorter les femmes, de se servir de cette phrase si élégante de faire avorter les stratagèmes, de faire avorter les desseins les mieux concertés... et de dire si souvent qu'il ne tient qu'à nous de faire avorter ou de faire valoir les grâces de Dieu. (Malgré le venin qu'il y ajoute, la leçon est bonne)... Ayant appris notre langue ailleurs que dans Nervèze ou dans le Soldat français, ils n'imiteraient pas le style coquet et affété de votre Père Le Moine, eu disant que les religieux n'en veulent qu'aux fers de la liberté et qu'ils ne se passionnent que pour affranchir cette illustre esclave... Ils ont souvent reconnu que la doctrine catholique de la Prédestination a étonné saint Paul... mais ils n'ont point dit qu'elle effare les esprits... Ils réfutent vos méchants livres, mais ils ne les contreminent point, vous laissant ce terme, comme au P. Petau ceux de contrecarrer des raisons et de contretirer des pratiques sur l'original de l'Antiquité... Ils ne vous ont fait que trop voir que le livre de M. d'Ypres était invincible à toutes vos attaques, mais ils ne Pont pas pour cela appelé irréfutable, comme vous faites ». Il ajoute : « Aimant la solitude champêtre, comme votre Père Labbe nous en raille, nous ne baissons pas la rusticité du style, pourvu qu'elle soit pieuse ». Entendez que s'il fallait choisir entre un style tout à fait simple et celui de Brisacier, ils n'hésiteraient pas. Mais tout le passage montre assez qu'ils tiennent à leur réputation littéraire. Un de ses grands arguments dans le factum que nous citons est celui-ci : vous nous attribuez un libelle trop mal écrit pour sortir de Port-Royal. Cf. Oeuvres d'Arnauld, t. XXIX, p. 498-5o1.
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A qui en veut-il? Probablement à ces Messieurs de Port-Royal. Il ne trouverait pas leur style assez janséniste. Au demeurant, gardons-nous d'exagérer. L'ascétisme littéraire dont nous parlons est moins rigoureux, la langue moyenne de cette époque, moins mortifiée, moins exclusivement raisonnable qu'on ne le croit. Je le rappelais tantôt, chaque Age a ses plaisirs qui parfois laissent insensibles les âges suivants. Les voluptés de l'oreille restaient alors, non seulement permises, mais commandées. La génération qui avait grandi sous le charme de Balzac, n'aurait pas renoncé de gaîté de coeur aux délices d'une phrase nombreuse. Trop d'aventures nous ont rendus sourds. Nos pères ne l'étaient point. Quand un homme d'aujourd'hui, Flaubert par exemple, s'aperçoit que le français est une musique, il se pâme d'admiration. Les sonorités dont il se délecte auraient paru bien rudimentaires, à M. Le Maître, au P. Yves de Paris, au P. Bonal, au P. Crasset, habitués dès leur enfance à savourer des rythmes plus savants, plus délicats et qui ne nous sont pas moins imperceptibles que la musique des sphères. Mais enfin, la raison dominait alors et avec elle cette manière d'écrire que. Sainte-Beuve a si bien définie : « saine, judicieuse, essentielle, allant au fond, mais, il faut le dire, médiocrement élégante et précise, se répétant sans cesse, ne se châtiant pas sur le détail (au rythme près) et tournée surtout à l'effet salutaire ». Les sujets même que traitaient nos spirituels le voulaient du reste ainsi. Plus
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s'étendait le mouvement mystique dont nous racontons l'histoire, et plus aussi triomphait le sérieux de la vie chrétienne, la gravité, la « tristesse évangélique », pour parler comme La Bruyère. Faut-il s'étonner que l'étincelant Joseph de Maistre, que Sainte-Beuve encore mal guéri du romantisme, mal désébloui, aient trouvé Saci, Nicole, Thomas du Fossé, mornes, ternes et pour tout dire, ennuyeux? Ils le sont en effet pour nous, mais leurs contemporains les voyaient d'un autre oeil et ne les jugeaient pas moins attrayants que les spirituels des écoles voisines. Plusieurs même disaient, à tort ou à raison, que dans un genre aussi peu divertissant que celui-là, les Messieurs de Port-Royal avaient su mieux que d'autres apprivoiser le monde profane par les grâces de leur style, et l'élégance de leur esprit. N'avons-nous pas entendu plus haut le jésuite Rapin, féliciter d'Andilly d'avoir mis la dévotion à la mode, comme avait fait jadis saint François de Sales? Pour moi, je ne voudrais leur reconnaître aucun monopole, ni celui du beau langage, ni celui de la tiédeur et de l'ennui. Au point de vue strictement littéraire, ou bien ils ne sont pas jansénistes, ou tous les écrivains du second ordre le sont avec eux (1). Prise en elle-même, cette conclusion est à peine de notre sujet, mais elle invitera plus d'un lecteur à se demander si d'aventure et sur des points bien plus importants, on n'aurait pas surfait jusqu'iei l'originalité de Port-Royal (1).
(1) Qu'on ne dise pas : tel dogme, tel style. Il résulterait de cet axiome, si c'en était un, que Port-Royal, affolé par la plus sombre des doctrines, a du taire passer dans sa prose toutes les transes du désespoir. Or justement on les trouve trop placides, trop monotones. Du moins, substituant la crainte à l'amour, n'aurait-il pas fatalement manqué d'onction ? Non, je montrerai plus loin que pendant sa première période la seule qui nous occupe leur dogme cruel n'avait pas encore pénétré leur imagination, leur sensibilité, leur prière, comme il le fera plus tard. A cette époque, rien de plus artificiel que l'adhésion de la plupart aux enseignements de leurs maîtres. Quoi qu'il en soit, on ne peut aucunement affirmer, comme l'a fait J. de Maistre, que les écrivains de Port-Royal, pris en bloc, manquent d'onction. Qu'on lise, ad aperturam, trois pages de Lancelot, de Fontaine, de M. Hamon, de Thomas du Fossé, on sentira l'injustice d'un tel reproche. A propos de problème littéraire qui vient de nous occuper,cf. un très singulier chapitre de Jacquinet (op. cit., pp. 321-361) sur Port-Royal et l'éloquence chrétienne. Ce critique d'un goût si fin et de tant de sagesse, égaré sans doute par l'exemple de Sainte-Beuve, veut qu'il y ait une éloquence comme un style janséniste. Attribuer à Port-Royal la réforme de la chaire me parait bien imprudent. J'entends bien que toute propagande sérieusement religieuse aura son contre-coup sur l'éloquence de la chaire. Mais l'Oratoire, mais Saint-Lazare. mais tant d'autres centres de ferveur! Bérulle, Condren, M. Vincent suffisent à expliquer Lejeune, Bossuet et jusqu'au P. Desmares.
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