|
|
CHAPITRE III : LA MISÈRE DE M. DE SAINT-CYRAN (1)
Sa réputation a gardé je ne sais quoi (Sainte-Beuve, Port-Royal, I, p. 357 )
I. Un malheureux. Exagération de ses admirateurs et de ses adversaires. Fascination exercée par lui. Madame de Chantal. Ce qui peut expliquer son prestige. Illuminisme au moins apparent. Banalité de ses oracles. « Quand un prophète m'aurait parlé... » Prodigieusement occupé de soi. « Nous avons, Dieu merci, des pensées plus hautes ». Son héroïsme prétendu. Le théâtre et la vie réelle. II. Hérédité psychopathique. La Question royale. Récidive « grave de symptôme ». « Ou n'est pas fait comme cela ou on est extraordinaire ». Les lettres saisies. L'esprit de Principauté. Le rival de Richelieu. Courbe de sa névrose. Vers l'hébétude. Les aphasies soudaines. Les velléités. Le cabinet d'Allemagne. Inconstance: il n'achève rien. Saint-Cyran à Port-Royal. Les autres malades de la famille : obsession du jeune de Hauranne. Mélancolie douce ; rien de sinistre. Les enfants. Délire de la persécution. Les larmes. Retour à l'enfance. Mégalomanie morbide ; ataxie intellectuelle. Un génie et un saint manqués. III. Le réformateur. « Sieyès spirituel en disponibilité ». Beaucoup de bruit pour rien. Post hoc ergo propter hoc. Pourquoi pas le grand Arnauld ? Témoignage de Vincent de Paul. Leur intimité. Il l'a vénéré, il n'a pas pris au sérieux ses boutades réformatrices. Saint-Cyran à Vincennes. Le beau cas de conscience pour Vincent de Paul. Loin de charger le prétendu réformateur, il l'excusera de son mieux. La déposition de Vincent. Un cerveau mal fait, mais un saint homme. Toute complaisance serait ici criminelle. Second jugement de Vincent de Paul sur Saint-Cyran. Comment peut s'expliquer ce revirement ? Auquel des deux jugements faut-il croire Le premier, résultat d'une longue série d'observations ; le second, d'un raisonnement.
I. Un malheureux ! Sa vie entière ne fut qu'une longue faillite, rendue plus amère par quelques succès apparents
(1) Né à Bayonne en 1581 ; fils de boucliers et non pas d'une famille noble, comme sa légende le dira plus tard ; (E. Ducéré donne un inventaire après décès, 1521, de son aïeul, Joantot du Verger, boucher, déjà possesseur de la maison de Candéprat, Histoire des rues de Bayonne, 188 I, p. 164. Le futur abbé de Saint-Cyran naquit et demeurait à la rue de la Boucherie, ibid.) EM1des à Louvain où il fut très choyé par Juste Lipse, et où, très probablement, il n'a pas connu Jansénius (1585-1638) avec lequel il se liera bientôt, mais à Paris, de 1604 à 1610. A Bayonne, avec Jansénius, en 1611. Leur fameuse retraite de Candéprat n'a duré que deux ans, car Jansénius dut retourner dans son pays en 1614. (Cf. J.-M. Drevon, Histoire d'un collège municipal (Bayonne), Agen, 1889, p. 170, seq.) C'est là qu'ils auraient poussé à fond l'étude de l'antiquité chrétienne. En 1617, il est à Poitiers, appelé par l'évêque H. de la Rocheposay et devient assez vite un personnage. C'est à Poitiers, que par l'intermédiaire de Condren, il se lie avec Bérulle ; à Poitiers encore, qu'il a rencontré Robert Arnauld d'Andilly en 1620. Amitié qui s'étendra peu à peu à toute la famille Arnauld. En cette même année 1620, ou lui donne l'abbaye de Saint-Cyran. Il y résidera peu et désormais ne quittera presque plus Paris. Ce n'est qu'en 1633, qu'il prend décidément la haute main sur Port-Royal. Depuis longtemps il inquiétait de graves personnages par ses propos très hardis sur la décadence de l'Eglise. Dans les lettres patentes envoyées au juge Laubardemont pour informer contre Saint-Cyran, le 5 juin 1638, ou donnait pour raison de son emprisonnement, « ses mauvaises maximes et la fausse doctrine », qu'il tentait « d'insinuer en l'esprit de plusieurs ». Cf. Reliques de l'abbé de Saint-Cyran, par le P. Pinthereau, 1646. Richelieu le fait emprisonner h Vincennes en 1638. Libre après la mort du cardinal, il meurt en 1643. La bibliographie du sujet est considérable, mais il n'existe encore aucun travail d'ensemble et véritablement critique sur Duvergier de Hauranne. Bien que très utile, le mémoire de M. J. Laferrière : Etude sur Jean Duvergier de Hauranne, Louvain, 1912, n'est qu'un bon résumé des travaux antérieurs.
37
dont il ne se dissimulait pas toujours la vanité désolante. Je sais bien que Sainte-Beuve, presque toujours infaillible en matière d'anatomie morale, tient Saint-Cyran pour un génie souverain, pour un caractère incomparable ; grave préjugé contre l'impression toute contraire qu'une évidence peut-être fallacieuse, me force à défendre. Mais ce qui me gêne encore davantage, c'est la peur, non de manquer moi-même, car j'en suis très éloigné, mais d'inviter quelque jeune lecteur à manquer de respect envers Saint-Cyran. Son zèle, que je crois sincère, sa piété que je crois fervente, l'extrême vénération qu'ont toujours eue pour lui de saints personnages, Bérulle et Mme de Chantal par exemple, et surtout peut-être les infirmités que nous allons dire, tout nous commande envers lui, une attitude déférente et précautionnée. Aussi bien n'est-il pas inutile de rappeler que Saint-Cyran a quitté ce monde
38
avant le conflit du Formulaire. Aurait-il souscrit en bon catholique ? Sainte-Beuve le croirait assez volontiers et moi comme lui, pour des raisons qu'on verra bientôt (1). En tous cas, nous n'en savons rien et le casuiste le plus relâché ne nous permettrait pas d'affirmer le contraire. Nos fautes réelles ont assez de poids; s'il faut encore que l'on nous impute celles que nous aurions pu commettre, Domine, Domine, quis sustinebit ! Son parti l'a célébré sans mesure, ses adversaires l'ont accusé de crimes affreux. Pas plus que la dévotion délirante des uns, je ne veux imiter à son endroit la sévérité passionnée des autres. Vu de près et mis à nu, le pauvre homme ne justifie pas de tels excès. Ardent génie, mais fatalement voué à l'impuissance, volonté généreuse, mais rongée par d'incurables faiblesses. Des deux forces ennemies qui se disputaient Saint-Cyran, l'une voulait qu'il marchât l'égal de François de Sales, de Bérulle, de Condren, l'autre qu'il dépassât et qu'il achevât Calvin ; il a déçu tout ensemble et les bons et les mauvais anges, il n'a fait ni le bien qu'il aurait voulu, ni le mal qu'à certaines heures il se vit peut-être tenté de faire, ou que du moins il portait en lui ; il n'a rien créé, il n'a rien détruit. Grand homme si l'on veut, mais grand homme manqué, plus digne de pitié que d'admiration ou de colère. Croyez-en plutôt ses disciples prétendus qui se partagent ses ossements, qui trafiquent de sa gloire, mais qui font bon marché comme nous le montrerons, de sa doctrine et de son esprit. « Un de ses principaux talents, écrit le P. Rapin, était de prendre de l'autorité sur les esprits, quand une fois
(1) Il est mort le si octobre 1643, il a donc connu la condamnation de l'Augustinus par Urbain VIII en 1642 (promulguée en France par l'archevêque de Paris, le 11 décembre 1643. Cf. d'Avrigny, Mémoires chronologiques, II, ad annum.). On sait d'ailleurs que Saint-Cyran avait accueilli de très mauvaise grâce la condamnation de son ami et qu'il poussa le jeune Antoine Arnauld à défendre la doctrine de Jansénius e contre deux sermons prononcés pendant l'Avent de 1642. Vie d 'Arnauld, Lausanne, 1783, p. 37. Mais enfin la bulle n'était pas encore « acceptée e par l'église gallicane et l'on connaît sur ce point les théories de ce temps-là.
39
on l'écoutait et de s'en rendre maître (1) ». « Un de sec principaux », non, c'est là son principal talent, c'est le seul don, royal d'ailleurs, qui le distingue (2). La plupart des chers catholiques, Bérulle, Condren, et, plus tard, M. de Meaux, ont eu moins de prestige, ou un prestige moins foudroyant. Bien que peu vraisemblable, le fait est certain. Pour l'expliquer en l'atténuant, ses adversaires prêtent à Saint-Cyran ce grand air d'austérité qui, disent-ils, séduira toujours les femmes (3). Il avait au contraire beaucoup de cordialité simple, le visage souvent joyeux et, dans ses dernières années surtout, une bonhomie un peu sénile. « Cet air gai, nous dit Lancelot, avec lequel il savait si bien gagner les coeurs (4)» . Pour les femmes,
(1) Histoire..., p. 75. (2) Je me décide, non sans répugnance, à donner ici quelques lignes qui permettront de mesurer le prestige de Saint-Cyran. 11 s'agit de la conduite de Lancelot au lendemain de la mort de son maître. a Je fis tremper c'est lui qui parle quantité de linges dans son sang. Je fia prendre son coeur (pour d'Andilly)... je fis mettre à part ses entrailles qui furent enterrées à Port-Royal de Paris pour satisfaire la dévotion de la feue Mère Angélique. Je fis réserver la partie supérieure de son test... J'eus soin de ramasser toute la poudre qui s'était faite, lorsqu'on lui sciait la tête. Je rompis encore des morceaux assez grands de ce qui restait du test par derrière... et je réservai la chemise dans laquelle il était mort, que la Mère Angélique avait aussi demandée. Le lundi au soir M. Le Maître arrive... et ayant su toutes ces petites richesses que j'avais ménagées, il ne fut pas encore content ; il voulut avoir ses mains, « ces mains, disait-il, toutes pures et tontes saintes... qui ont tant écrit de vérités »... Il le fit trouver bon à M. Siuglin; mais la chose n'était pas aisée à exécuter parce que le corps était déjà enseveli et mis dans un cercueil de bois... On jugea à propos de me charger de l'exécution... et baisant dévotement ces nains si dignes de vénération, je , . et le lendemain je les portai à la Mère Angélique ». Mémoires, I, pp. 256, 257. Oui, je sais tout ce que l'on peut dire là-dessus, mais qu'on ne parle plus de leur christianisme « raisonnable ». (3) Voici du reste comme il s'explique à ce sujet pendant son procès. «Il fait profession (c'est lui qui parle ici de lui-même) de tolérer beaucoup, contre l'opinion qu'on a qu'il est trop sévère, et... il ne domine sur personne. Que tous ceux de la maison du dit répondant en témoigneront assez, comme aussi les filles du Port-Royal. Et... il trouve d'autant moins étrange qu'on ait accusé lui répondant, d'erreurs, puisqu'on l'accuse de sévérité, ce dont il est si éloigné . Recueil de plusieurs pièces, pour servir à l'histoire de Port-Royal, ou supplément aux Mémoires de MM. Fontaine, Lancelot et Du Fossé, Utrecht, 174o, p. 110. C'est dans ce recueil que se trouve l'interrogatoire de Saint-Cyran par Lescot, texte capital sur lequel nous aurons souvent à nous appuyer. (4) Mémoires touchant la vie de M. de Saint-Cyran par M. Lancelot, Cologne, 1738, t. II, p. 159. Lancelot est un guide de tout repos; un témoin unique. Naïf, je le sais et pour tout dire, un peu benêt par endroits, mais d'autant plus recommandable. Comme a priori il canonise tout, il ne craint pas de dire tout, bien assuré qu'il n'y a pas deux façons d'interpréter les faits qu'il rapporte. On me demandera : si vraiment les Mémoires donnent sur Saint-Cyran, la vérité toute crue, comment la prudence janséniste en a-t-elle permis la publication intégrale ? Je réponds : a) Les éditeurs se trouvaient plus ou moins dans le même état d'esprit que Lancelot. Ils jugeaient souverainement édifiantes des pages qui ne le sont pas. b) Ils ont bien vu néanmoins que tout n'allait pas, et ils ont fait quelques suppressions, notamment en ce qui pouvait convaincre Saint-Cyran d'illuminisme. Une bonne copie est à la B. Nationale F. franç. 25.o85; 25.086. Qu'on prenne par exemple 25.o85, on verra une suppression longue et significative de la page 322 à la page 325. Mais ces suppressions sont peu nombreuses. D'où nécessité d'une autre explication. c) L'édition a été confiée à un homme que harcelait manifestement la démangeaison de dogmatiser. S'il conserve le texte, c'est qu'il se promet bien ou de l'expliquer ou de l'excuser ou de le réfuter en note. Et Dieu sait qu'il ne s'est pas refusé ce plaisir! Ainsi tout est pour le mieux.
40
les plus sérieuses, les plus héroïques seules, une Mère Angélique, une Chantal, se rendent à lui d'abord. Les autres s'enfuient, quelques-unes avec le fou rire (1). Il se soucie peu d'elles et elles le lui rendent bien. De la Mère Agnès et de Marie-Claire Arnauld que, soit zèle, soit ambition, on dit qu'il a voulu subjuguer, il a dû faire longuement le siège. Leur frère, Robert d'Andilly, gagné dès la première rencontre est devenu son esclave pour toujours. L'avocat Le Maître n'est pas une femme, Lancelot non plus, qui dira plus tard avec une tendresse qui nous désarme : « C'était une de mes dévotions de m'arrêter quelquefois à considérer M. de Saint-Cyran comme une des plus vives images de Jésus-Christ que j'eusse jamais vues. Car je ne pouvais remarquer ni en ses paroles, ni en ses actions, aucun défaut (2). » Sur Bérulle, sur le P. de Condren, sur le P. Bourgoin, sur le P. Amelote, sur Vincent de Paul lui-même et sur une infinité d'autres, il exerça longtemps une sorte de fascination (3) ; Richelieu, grand connaisseur d'hommes,
(1) Cf. Port-Royal, II, p. 28. (2) Mémoires, II, 3o4. (3) Bourgoing l'estimait au point de vouloir lui confier la Vie de Bérulle. Il lui écrivait en 163o : « Pour la vie de Mgr le Cardinal, j'avoue que les idées, l'esprit et les dispositions en doivent être l'âme, et ses actions, ajoutées comme le corps. Vous pouvez plus que personne en former quelque exemplaire et croyez que vous en devez être prié ». La naissance du jansénisme découverte par le sieur de Préville (P. Pinthereau, s. j.), Louvain, 1644. Pinthereau a publié là une quinzaine de lettres de Bourgoing à Saint-Cyran, trouvées parmi les papiers de ce dernier.
41
l'avait choisi pour accompagner Henriette de France en Angleterre : plus tard il lui fera l'honneur de le redouter (1). Arnauld enfin, le grand Arnauld l'écoute et le suit avec. la docilité d'un enfant. Ce don, ce prestige, il le connaît bien, il s'y complait d'une manière assez puérile, il en joue volontiers. Reconnaissons néanmoins qu'il ne vise pas à se rendre populaire, à s'attacher beaucoup de fidèles. Un très petit nombre d'âmes rares lui suffit. Ambitieux, dit-on. Pour moi je ne sais, mais plus encore, réservé, solitaire. Détail
(1) Les sentiments de Richelieu à l'endroit de Saint-Cyran restent pour. moi un mystère. A-t-il vraiment voulu se l'attacher ? Les Jansénistes l'affirment, mais sans preuves. Quand il l'envoie à Vincennes, obéit-il à sa conscience, je veux dire, aux conseils du P. de Condren, de Zamet, ou à un autre sentiment ? Et comment expliquer la longueur de cet emprisonnement, alors qu'il semble bien que ni les perquisitions, ni les interrogatoires n'aient rien donné de très grave ? Mystère. Ce qui est clair, en revanche, c'est l'insigne maladresse de cette mesure, prélude de tant d'autres. Comme le remarque le R. P. Brucker : « L'on ne peut faire un reproche à Richelieu d'avoir voulu arrêter la propagande de Saint-Cyran, (Vincennes était-il le seul moyen d'arrêter cette propagande ?) mais le mode de répression employé, violent en apparence, fut bénin en réalité et manqua entièrement son but. La prison ne servit qu'à mettre plus en relief le réformateur et à lui attirer de nouvelles sympathies » Brucker, Recherches de science religieuse, juillet-octobre 1913. Je citerai constamment ce précieux article ainsi qu'un précédent du même écrivain (ib., septembre-octobre 191 s), soit Brucker I, Brucker II. Dans ces deux articles,_ le R. P. Brucker nous communique la découverte qu'il a faite à la bibliothèque de Munich, d'un lot de lettres inédites de Saint-Cyran, préparées pour la publication et qui, pour une raison ou pour une autre, n'avaient pas été publiées. Les jansénistes ont marqué d'un coup de crayon les passages qu'ils ne voulaient pas faire connaître, lesquels sont, naturellement, pleins d'intérêt. Le R. P. Brucker cite bon nombre de ces passages et on peut croire qu'il aura pris la fleur du recueil. Détail piquant et significatif : le R. P. a été déçu par sa découverte. Il s'attendait à un Saint-Cyran plus noir. « Il faut reconnaître, dit-il fort loyalement, que dans ces lettres inédites, comme dans celles que d'Andilly a publiées, Saint-Cyran prêche le plus souvent les vertus de l'ascétisme orthodoxe, et il s'applique particulièrement à faire apprécier aux âmes le bienfait de la vocation religieuse, le prix des observances régulières et surtout les assurances qu'elles donnent pour le salut. Mais ici même l'outrance coutumière n'est pas absente » (B. II, 371). Certes non, mais quel étrange exemple d'outrance le R. P. est-il allé chercher! « S'il recommande l'obéissance, il appellera le supérieur : « votre Dieu visible en terre ». L'exagération est-elle donc si forte et, saint Ignace, dans sa fameuse Lettre sur l'obéissance ne s'explique-t-il pas à peu près de la même façon?... Qui vos audit me audit.
42
d'une grande importance sur lequel nous aurons à revenir, Saint-Cyran a peu de goût pour le confessionnal. « Ayant si peu aimé à confesser », dit-il de lui-même dans son interrogatoire de Vincennes. « II trouvera bon de ne confesser jamais si l'on veut ». « De vingt cinq ou trente personnes que le dit répondant a confessées en sa vie », dit-il encore, et parlant d'une maison religieuse où il aurait pu s'imposer sans la moindre difficulté, puisque la supérieure lui était acquise. « Il parait bien, continue-t-il, qu'il n'avait pas grand dessein de troubler la Visitation de Poitiers, puisqu'il n'a confessé dans la dite maison que la... (supérieure) et une autre » (1). Il n'a pas à chercher les âmes ; elles viennent à lui d'elles-mêmes. Il faut donc enfin que d'une manière ou d'une autre, sainteté, génie, aient rayonné de ce vaste front contracté, de ces yeux ardents, et de tout son être. Ajoutez à cela, spontanée ou affectée les deux peut-être la mimique céleste de l'oracle, du prophète. Ne l'oublions pas. Son époque se montrait plus sensible que nous ne voudrions aux manifestations extérieures, même forcées, à l'appareil, même théâtral, de la vertu. Saint-Cyran qui n'était pas homme à perdre un pouce de sa sainteté, aura sans doute et plus d'une fois, sincèrement, pieusement joué à l'homme de Dieu. De graves théologiens l'ont accusé d'illuminisme Le reproche ne manque pas de quelque apparence. Saint-Cyran, à l'en croire, ne fait jamais rien de lui-même, il attend, il suit pas à pas les inspirations particulières qui le conduisent; c'est un « mouvement » spécial de Dieu qui lui commande la moindre de ses démarches, qui lui dicte le moindre de ses propos : Ma révérende Mère, écrit-il à l'abbesse de Port-Royal, je me suis trouvé aujourd'hui avec quelque volonté de vous
(1) Recueil, etc., pp. 89, 67, III. (2) Brucker, II, p. 366, 367.
43
aller parler de la croix, laissant à Dieu à me déterminer sur le champ et à l'heure, si ce sera en public ou à l'assemblée. La révérence que je dois à Dieu me tient ainsi suspendu, lorsqu'il s'agit de parler de lui (1).
Pour se rassurer sur l'initiative qu'il vient de prendre en écrivant une lettre de direction,
il faut croire, remarque-t-il, que puisque je vous écris, c'est Dieu qui me le commande. Il ne faut plus douter que ce ne soit lui qui m'y a engagé et qui a livré votre âme, comme parle l'Ecriture, entre mes mains (2).
On ne doit pas s'exagérer la gravité de ses formules qui étaient alors d'usage courant. François de Sales parle souvent de la sorte. Bossuet, qu'on ne peut guère soupçonner d'illuminisme, aime à dire à Mme Cornuau et aux autres que ce qu'il leur écrit vient de lui être « donné ». Mais chez ces grands hommes, tout est limpide et modeste, au lieu que Saint-Cyran nous inquiète par une insistance fâcheuse. Il ne se croit pas inspiré, mais il serait à peine fâché de le paraître Ce qui d'ailleurs nous choque davantage dans ses lettres et ses propos, c'est la banalité presque habituelle et la futilité fréquente de ces prétendus oracles. On verra bientôt que je ne force pas la note. Encore une fois, il n'est pas jusqu'à son illuminisme qui n'ait quelque chose de gauche et de mesquin. Voici du reste à ce propos une curieuse anecdote que Lancelot avait pieusement recueillie dans ses Mémoires et que la censure de Port-Royal se garda bien de laisser passer. « Une... fois qu'il nous fit l'honneur de dîner avec nous, on lut de Josèphe ce qu'il rapporte du rationarium
(1) Brucker, II, p. 367, 368. (2) Ib., p. 37o. (3) Dans l'information judiciaire de 1639, interrogé s s'il n'avait point dit qu'il n'apprenait point ses maximes dans les livres, mais qu'il les lisait en Dieu, et qu'il se conduisait en tout, suivant les sentiments intérieurs qui lui sont donnés de Dieu », il répondit « ne l'avoir jamais dit et n'y avoir jamais pensé ». D. Brucker, II, p. 366.
44
du Grand-Prêtre où l'on reconnaissait sensiblement la volonté de Dieu. Et après le dîner, il nous dit : « On pourrait croire que les Juifs en cela étaient plus avantagés que nous, puisqu'ils pouvaient voir ce que Dieu voulait d'eux dans les rencontres. Mais il n'en est pas ainsi, puisque cette onction dont parle l'Apôtre, non seulement fait voir aux chrétiens ce qu'ils doivent faire, mais aussi qu'elle le leur fait faire ». « Et il ajouta : «Mais vous me direz peut-être que les Juifs voyaient cela plus clairement que nous », « Mais au contraire, disait-il, soyez fidèles à Dieu, à suivre les mouvements de charité qu'il vous donne, et pourvu qu'il n'y ait point de passion et de cupidité secrète en vous, votre lumière croîtra peu à peu comme celle de midi, et vous verrez clairement ce que Dieu demande de vous dans les rencontres ». « Et M. de Saint-Cyran pratiquait tout à fait en ceci le conseil qu'il donnait aux autres. C'est pourquoi, une personne de considération l'étant venue saluer chez lui depuis sa sortie de Vincennes, voulant délibérer avec ses amis s'il lui rendrait visite, il arriva qu'en cette conjoncture, on lui apporta le billet qu'on lui avait tiré pour le mois d'août. (Le saint du mois). Aussitôt, interrompant ce qu'il disait, il se mit à genoux et ayant pris un peu de temps, il regarda son billet. C'était saint Augustin qui lui était échu et la sentence était que celui à qui la charité de Dieu et du prochain a été donnée, doit prier Dieu sans cesse qu'il soit rendu digne de mépriser toutes les autres amitiés et de souffrir beaucoup. Après quoi, il se remit encore à prier ; puis se relevant, il dit : « Me voilà parfaitement résolu. Je ne le dois point faire (rendre la visite), et quand un prophète m'aurait parlé, je ne me tiendrais pas plus assuré de ce que Dieu veut de moi en cette rencontre (1) ».
(1) Manuscrit des Mémoires, pp. 322-325.
45
S'il était seul, on se contenterait de hausser les épaules. Mais la mise en scène, mais tant d'embarras pour si peu de chose, mais la prodigieuse importance qu'il se donne, tout cela est bien affligeant, pour ne rien dire de plus. « Un jour que M. de Rebours l'était allé voir, après quelques entretiens, ou nécessaires, ou de civilité, sitôt que l'on fut quelque temps sans rien dire, il entra dans ce recueillement où il était comme absorbé et qui lui était ordinaire, et le feu qui l'embrasait au dedans venant à éclater, il dit: «Fiat voluntas tua! Voilà une grande parole ! » Puis, voyant qu'il était découvert, il se leva et se retira : par où l'on reconnut cille Dieu remplissait vivement son serviteur, lors même qu'on le croyait le moins occupé de lui (1). » Il s'enfuit, il disparaît, mais après avoir allumé son auréole. Je ne prétends pas, ce qu'à Dieu ne plaise, que la scène soit arrangée par un acteur tout à fait conscient ; je crois néanmoins qu'il s'est réveillé de sa petite extase avec une certaine complaisance. On me dira que j'y mets vraiment trop peu de bonne volonté et que je pourrais bien lui permettre cinq minutes de ravissement. Je lui permettrais le septième ciel si cela ne dépendait que de moi. Que faire pourtant? Je n'écoute pas les adversaires de Saint-Cyran, je m'en tiens au témoignage du plus abondant, du plus éperdu de ses panégyristes. C'est Lancelot. Dans les Mémoires de celui-ci, je ne demandais qu'à rencontrer enfin une de ces lignes qui nous rendent comme sensible la possession d'une âme par Dieu. Je n'ai rien trouvé. Les vertus de Saint-Cyran que l'on veut nous faire admirer, paraissent assez communes ; on nous dit par exemple qu'il ne crachait dans les églises que le moins possible (2) ; les oracles de lui qu'on a recueillis avec tant de piété sont pour la plupart de cette même qualité. Aux moments les
(1) Lancelot, Mémoires, II, p. 4. (2) « Jamais il n'y parlait et à peine osait-il y cracher ». Mémoires, II, 77.
46
plus solennels, les plus saints, il garde un je ne sais quoi de malade, d'un peu louche et de légèrement comique. On dirait d'une cloche fêlée. Le lecteur aura bientôt vu que je ne veux pas lui en imposer. Il était prodigieusement occupé de lui-même. Dans ses lettres, pourtant corrigées par l'urbanité de d'Andilly, son moi s'étale avec une obstination déplaisante (1). Ses disciples eux-mêmes n'en revenaient pas, mais les plus candides s'efforçaient de donner un tour mystique à cette manie. « Il avait accoutumé, nous dit Lancelot, de regarder ses discours et ses ouvrages comme il aurait regardé ceux d'un autre et c'était sa maxime que quand une chose était faite, il la fallait perdre en Dieu, en n'y prenant plus de part que pour adorer ses dons... C'est ce qui peut servir de réponse à ceux qui ont remarqué que M. de Saint-Cyran parlait souvent de lui dans ses lettres (2). » L'explication ne vaut pas. Saint-Cyran, au contraire, a toujours peur de ne pas paraître assez héroïque. Dès que tel de ses actes peut donner une idée moins haute de sa sainteté, il prend les devants et prescrit l'exégèse orthodoxe. « Une fois il me disait : « Pensez-vous, parce que vous voyez ici (aux petites écoles) le fils de M. Bignon, que ce soit en considération de son père, ou seulement parce que c'est mon ami ? Ce n'est point pour cela, c'est pour tacher de l'élever chrétiennement... Voilà mes neveux. Pourquoi les ai-je pris chez moi? Est-ce uniquement parce qu'ils sont mes neveux? Nous avons, Dieu merci, des pensées plus hautes et il nous fait la grâce de ne regarder que lui (3). » Il avait des aphasies soudaines sur lesquelles nous
(1) Qu'on lise par exemple sa première lettre à Sainte-Chantal (Lettres chrétiennes ae édit., Toulouse, 1647; pp. 73-99). O miseras hominum mentes! La sainte, habituée aux lettres de François de Sales, souffre, provoque, admire les lettres de Saint-Cyran. Et quelles lettres ! (2) Mémoires, I, p. 47. (3) Ib., I, p. 14o.
47
aurons bientôt à consulter les médecins. Mais il nous prévient comme toujours. a Je l'ai vu souvent, après s'être élevé comme un aigle en nous parlant, s'arrêter tout court. De peur que cela ne nous surprit, il disait : « Ce n'est pas que je ne trouve rien à dire, mais c'est au contraire parce qu'il se présente trop de choses à mon esprit et je regarde Dieu pour voir ce qu'il est à propos que je vous dise (1). » Un jour il fait une exhortation, et par bonheur, ne s'arrête pas en plein vol. Le bon disciple aussitôt de courir à son encrier. « Je voulus écrire quelque chose de cette conférence... Mais ce discours était si divin que l'un de nous lui ayant dit que j'en avais remarqué quelque chose, il lui répondit : « Comment aurait-il pu le faire, puisque... j'ai voulu moi-même en mettre quelque chose sur le papier et ne l'ai pu. » a L'esprit de Dieu, disait-il, est quelquefois vadens et rettiens... Deux jours après, il me parla lui-même de cette conférence : « Eh bien ! Avez-vous compris ce que nous dîmes... En voilà assez pour toute votre vie... » Cet air guilleret que prend la sibylle descendue du trépied, ce large sourire quand on lui dit que le pauvre M. Lancelot se flatte de résumer sur ses tablettes une révélation aussi riche, non, cela ne rend pas le son plein et franc du véritable inspiré. « Il disait quelquefois que s'il avait voulu se produire, il aurait gouverné la moitié de Paris (3). » A quoi bon le dire? Au reste, il est à peu près dans le vrai, quand il parle ainsi. Mais que penser de sa fameuse et cornélienne tirade, tant admirée par Sainte-Beuve? Saint-Cyran est loin de Paris
(1) Mémoires, I, p. 45. On lit dans les Lettres spirituelles du P. Jean Rigoleuc : « Nous remarquions que le P. Louis Lallemant se taisait quelquefois tout court pour obéir à la lumière qui lui montrait quelque imperfection en ce qu'il avait commencé à dire... Mus Acarie... faisait la même chose », La vie du P. Jean Rigoleuc... par le P. P. Champion, Paris, 1636. Lallemant étant le chef d'une école rivale, j'ai cru bon de marquer ce menu contraste. (2) Mémoires, I, pp. 46, 47. (3) Ib., II, p. 95.
48
et des archers, à Port-Royal des Champs, dans la cellule de M. Le Maître, développant je ne sais quel fantastique projet de réforme. Lancelot, frais débarqué parmi les solitaires, écoute, partagé entre l'ahurissement et l'enthousiasme. Soudain Saint-Cyran s'arrête. Il a remarqué les yeux écarquillés du bon jeune homme et, changeant de ton :
Vous n'êtes pas encore accoutumé à ce langage, lui dit-il, et on ne parle pas comme cela dans le monde; mais voilà six pieds de terre où on ne craint ni le chancelier ni personne. Il n'y a point de puissance qui nous puisse empêcher de parler ici de la Vérité comme elle le mérite !
« Mâle indépendance », se récrie Sainte-Beuve, naïf pour une fois. Ni François de Sales, ni Bossuet, ni Fénelon n'osèrent jamais défier ainsi les puissants (1). Je l'espère bien pour eux. Eh ! sans doute, face à face avec Richelieu ou le Pape, ce Mirabeau d'Eglise nous semblerait sublime. Que vaut toutefois ce courage à portes fermées, cette confession, criée, j'entends bien, mais du fond d'un désert et en présence de deux disciples, fidèles entre les fidèles ? Ne croyez pas du reste que lorsqu'il enfle ainsi la voix, Saint-Cyran veuille se moquer de nous. Il se prend très au sérieux et frémit lui-même au sentiment de son héroïsme. Voilà ce qui me gêne. Car enfin, ce qui s'appelle brave, il ne le fut jamais. Dès qu'il sort de sa forteresse, il va, mystérieux comme un conspirateur, le doigt sur les lèvres, avouant lui-même en riant que, pour éviter des aventures, il dit souvent le contraire de sa pensée. A Vincennes, le crayon à la main, et dans des lettres que des mains très sûres porteront à des amis éprouvés, il fait encore, quelquefois du moins, la figure d'un assez beau vinctus Christi. Avec ses juges, il biaise, il perd pied,
(1) Port-Royal, I, pp. 363, 364. Il faut lire ces deux pages, et les relire pour apprendre, s'il en est besoin, ù faire peu de cas de soi-même. Un homme de tant d'esprit, s'éprendre d'une rhétorique aussi grossière, j'ose à peine y croire!
49
il recule. Ses panégyristes eux-mêmes ont de la peine à ne pas le voir piteux. 11 est prisonnier, res sacra; il a d'autres excuses que nous apporterons bientôt. A Dieu ne plaise que nous lui reprochions ses misères ! Nous demandons seulement qu'on ne l'élève pas au rang des héros. Ce constant souci de se peindre en saint, cette sorte de charlatanisme dévot, parait aussi dans ses confidences les plus directement pieuses. Ecoutons encore Lancelot : « Il faisait avec grande dévotion les petites adorations qui ont été imprimées à la fin de son Catéchisme, et... lorsqu'il prit la peine de me les apprendre, il me fit remarquer expressément qu'il disait : « Béni soit le jour et l'heure de la résurrection, de la mort et passion, et de la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; mettant la résurrection la première, parce, disait-il, qu'elle était comme la source de toutes les grâces qui sont découlées dans l'Eglise... Néanmoins il ajoutait qu'on pouvait commencer par la naissance, si cil voulait suivre l'ordre qui parait le plus naturel. » Toujours la même tendance à magnifier le néant, lorsque ce néant porte sa propre marque. Lancelot continue sur-le mode épique : « C'était en 1638, au mois de janvier, où il faisait un froid horrible et il me disait qu'à cause du grand froid, je pouvais faire ces adorations avec mes bas, ajoutant néanmoins que pour lui, il les faisait toujours nus-pieds et nues-jambesl. » Encore une fois, pourquoi le dire ? Gardons-nous pourtant de le juger trop vite. Cette plénitude est peut-être moins triomphale, plus inquiète et plus douloureuse qu'on ne le croirait. II. En s'affirmant et en s'exaltant de la sorte, à tout propos et hors de propos, ne cherchait-il pas en effet à se rassurer contre lui-même ? Pour ma part, je m'arrêterais
(1) Mémoires, II, p. 81.
5o
volontiers à cette hypothèse. Il avait certes de beaux moments, oà le génie bouillonnait en lui, où il se sentait de force à subjuguer l'univers ; mais ces transports s'éteignaient bientôt pour faire place au trouble, à la confusion, à l'accablement. Après tout tt malgré quelques triomphes, il ne serait jamais qu'un pauvre impuissant. Il le savait. Connaissait-il aussi la vraie raison de cette inguérissable misère ? J'espère que non. Quoiqu'il en soit, il me parait difficile de ne pas reconnaître dans son cas des indices nettement morbides, une hérédité psychopathique assez accusée. Trop de lecture lui aura tourné la tête, disait de lui, son examinateur de Vincennes, Jacques Lescot plus tard évêque de Chartres après douze séances d'un tête à tête fatigant et décevant (1). Beaucoup lire n'a jamais brouillé une bonne tête. Le mal assurément venait de plus loin. Port-Royal a-t-il connu ce triste secret ? Oui et non. Pour qui s'est décidé à tout voir en beau et en saint, les excentricités d'un malade peuvent ressembler à à la folie de la croix. Néanmoins Saint-Cyran les a inquiétés plus d'une fois. Peut-être même, dans les derniers mois, essayait-on de le montrer le moins possible. On pense bien que Lancelot n'a rien voulu dire sur ce chapitre. Il nous éclaire, sans doute, mais à son insu. Au reste je ne propose ici, comme d'ordinaire, que des conjectures. Que n'avons-nous à notre disposition un petit signe typographique, une clef de doute qui voudrait dire : « Ici, tenez-vous sur vos gardes ; bien que l'auteur fasse claquer son fouet, il n'est pas sûr du chemin où il s'engage. Voyez, jugez par vous-même? » Jeune encore, mais déjà grave, Saint-Cyran débute par un livre fort bizarre, sa Question royale. Simple jeu d'esprit, nous assurent ses fidèles, constamment réduits à nous demander des actes de foi. Saint-Cyran humoriste et à la manière du doyen Swift, pour ma part je le croirai
(1) Laferrière, op. cit., p. 189, cf. Mémoires de Lancelot, I, p. 144.
51
lorsque l'on aura trouvé dans les papiers de Bossuet une esquisse de Lutrin (1). « Ce qui est plus singulier, écrit Sainte-Beuve, et tout à fait caractéristique, c'est que M. de Saint-Cyran récidiva à quelques années de là. Liant à Poitiers auprès de l'évêque, en 1617, il fit imprimer un ouvrage sous ce titre : Apologie pour H. L. Ch. de la Rocheposay, évoque de Poitiers, contre ceux qui disent qu'il n'est pas permis aux ecclésiastiques d'avoir recours aux armes en cas de nécessité. » Livre absurde, ce ne serait rien, mais deux fois imprévu sous la plume d'un homme qui songeait dès lors à restaurer la pureté primitive du sacerdoce. Cette récidive de paradoxe, continue Sainte-Beuve... nous paraît assez grave de symptôme : il était temps qu'il s'arrêtât (2). » Or justement et quoiqu'on en dise, il ne s'arrêtera pas. Dans les premières lettres à Robert d'Andilly, le déséquilibre mental éclate jusqu'à l'évidence (3). Si
(1) Sur la Question royale, on trouvera toutes les indications voulues dans le Port-Royal, I, pp. 276, seq., et dans la thèse de M. Laferrière, pp. 22, seq. Voir aussi le bizarre plaidoyer pour la brebis égorgée. Pori-Royal, I, p. 282. (2) Port-Royal, I, pp. 278, 279. On trouvera de même un bon résumé de ce livre dans Sainte-Beuve. (3) Ces lettres sont partout citées, depuis qu'elles parurent dans le Progrès du jansénisme découvert, par le sieur de Préville (P. Pinthereau, s. j.), Paris. 1655, p. 122, seq. Voici pourtant quelques lignes. A Robert A. d'Andilly « Si la réjouissance que j'ai eue d'avoir appris l'heureux accouchement de Mlle d'Andilly ne m'eut transporté jusqu'à me faire quitter tout pour répondre par un homme qui est sur le point de partir, à votre lettre ; je ne puis le faire comme je voudrais à cause de la hâte de cet homme et de mes empêchements qui sont tels qu'ils ne peuvent être surmontés par ma passion, qui est toujours au comble, ne pouvant dévaler et ne pouvant monter plus haut, parce que ma connaissance, mon affection et mon souvenir sont dans leur borne. C'est un mot que j'emprunte de notre philosophie qui nous apprend que la même circonscription que les corps ont par leur quantité, les anges l'ont par leurs actions, ce qui m'ôte le moyen d'étendre ma passion en votre endroit et m'oblige de reconnaître mon être créé eu la seule limitation qui me le ferait haïr, si je n'aimais en vous l'être incréé qui ne demande de moi que le même amour que je vous porte, dont vous demeurerez sans doute content, puisque, ne pouvant trouver en moi de l'infinité, vous la trouverez en lui qui vous aime en moi, et par mon entremise d'un amour infini, vous m'obligerez d'agréer que je dise à Mme d'Andilly que j'étais sur l'alliance de ces deux pensées, etc., etc. » Cité par Rapin, Histoire, p. 164. Espérons que Robert n'aura pas lu cette lettre à l'accouchée! Quant au lecteur, il comprendra que je m'en tienne à une citation.
52
l'auteur de ces lettres ne nous était pas connu, l'on hésiterait à peine sur l'épithète qui lui convient. Longtemps et péniblement contenue, c'est une explosion de vagues projets grandioses et tout ensemble de tendresse passionnée pour le confident, pour l'agent peut-être, que le malade croit avoir enfin rencontré. « Dans le fond, on n'est pas fait comme cela, ou on est extraordinaire », prononce avec modération le P. Rapin (1). Sainte-Beuve lui-même est tout abasourdi, tout honteux. Il cite courageusement quelques phrases d'une incohérence folle, ne voulant pas nous dissimuler, dit-il, « que ce fût là le point de départ, le premier, le long et confus tâtonnement de la pensée de celui qu'on verra un si souverain docteur » Oublie-t-il que ce « souverain docteur a avait alors plus de quarante ans ? Mais laissons les passages simplement baroques et qu'il serait trop long de citer. Choisissons plutôt la lettre qui, d'après Sainte-Beuve rachèterait par son incontestable beauté, les ridicules de cette correspondance; le « petit billet où notre prochain et définitif Saint-Cyran va déjà (!) grandement s'ouvrir et comme apparaître dans sa hauteur ».
Cet onzième d'août, entre dix et onze heures de nuit... Les grands sont si peu capables de m'éblouir que, si j'avais trois royaumes, je les leur donnerais, à condition qu'ils s'obligeraient à en recevoir de moi un quatrième, dans lequel je voudrais régner avec eux : car je n'ai pas moins un esprit de Principauté que les plus grands Potentats du monde... Si nos naissances sont différentes, nos courages peuvent être égaux et il n'y a rien d'incompatible que Dieu ayant proposé un royaume en prix à tous les hommes, j'y prétende ma part. Cela irait bien loin, s'il n'était après dix heures de nuit et si je
(1) Histoire, p. 163. (2) Port-Royal, I, p. 286. (3) « Celles de ses lettres qui n'out pas été retouchées par MM. de Port-Royal sont d'un caractère tout propre à réjouir ». D'Avrigny, Mémoires chronologiques, II, 98. Petit livre toujours amusant et très précieux à qui veut se renseigner en peu de temps sur la controverse janséniste.
53
n'avais peur de parler en vain en voulant inspirer par mes paroles un désir de royaume dans l'esprit d'un ami que je ne puis bien aimer à ma mode s'il n'a une ambition égale à la mienne, qui va plus haut que celle de ceux qui prétendent à la monarchie du monde.
Sur quoi Sainte-Beuve écrit sans sourire : « A cette heure de nuit, dans réchauffement de la solitude, dans la présence lointaine et prosternée d'un disciple soumis, il lâche son secret : cet homme, qui a plus d'ambition que le cardinal de Richelieu, et qui, son opposé en tout, son rival, son rebelle dans l'ombre, n'en sera ni séduit, ni intimidé, ni vaincu, il est trouvé (1) ! »
Oserai-je bien le dire ? Sainte-Beuve n'a pas compris. Ayant accepté des deux mains le Saint-Cyran légendaire celui de Port-Royal et celai de l'ennemi, le réformateur sublime ou redoutable, le rival de Richelieu, il le retrouve partout, même dans les propos incohérents d'une nuit de fièvre. La principauté dont parle Saint-Cyran et qu'il définit dans le seul endroit sensé de sa lettre, c'est tout bonnement le royaume du ciel que Dieu propose « en prix à tous les hommes ». Traduite en prose raisonnable la lettre dit simplement : Je veux être un bon chrétien et que vous, Robert, le soyez aussi. Intention salutaire mais qui n'égale pas à Richelieu les prêtres innombrables qui l'ont formée. Le reste est fumée, aspiration confuse vers la grandeur, demi-hallucination peut-être (2). En tout cas, ce petit billet ressemble de point en point aux lettres qui le précèdent et qui gênaient si fort Sainte-Beuve. Toute cette correspondance avec d'Andilly rend le même son alarmant,
(1) Port-Royal, I, pp. 286, a87. (2) Si l'on résiste à cette exégèse, je demanderai : oui ou non, est-il question quelque part dans cette lettre du royaume de Dieu offert à n'importe qui ? Si oui et comment le mettre en doute? de deux choses l'une : ou bien ce royaume se confond avec la « principauté » du début c'est mon interprétation ou il s'en distingue. Dans cette dernière hypothèse, l'incohérence de la lettre entière parait encore plus flagrante.
54
présente le même caractère morbide. S'il m'était permis de préciser à ce point mes conjectures, je dirais qu'à l'époque où ces lettres furent écrites, vers 162o, les troubles cérébraux dont nous cherchons le diagnostic, atteignent leur plus haut degré d'intensité. Nulle violence d'ailleurs, même à cette époque. C'est une mégalomanie douce qui s'épuise en paroles et ne tend pas à l'action. Ensuite, ce peu d'activité commence à décroître. Ici encore, nulle violence : la mélancolie grandissante ne va jamais jusqu'au désespoir. Dépression paisible qu'interrompent quelques beaux réveils, mais qui tend vers une sorte d'hébétude majestueuse. Telle est du moins l'impression que nous laissent les lettres de ce déclin, toujours bizarres, toujours pleines de son moi, mais de plus en plus lasses (1). Pendant ses années de Paris, lorsqu'on nous le montre si redoutable, lorsqu'on le dresse contre Richelieu, Saint-Cyran n'est peut-être déjà plus qu'un précoce vieillard. Il essaie bien encore parfois de remonter sur son Sinaï, mais ses oracles eux-mêmes languissent. Suprême secousse, suprême trépied, Vincennes l'achèvera (2).
(1) Ces lettres ont été soigneusement émondées par les éditeurs. Même en cet état, nul bon esprit ne les trouverait parfaitement saines. Mais il faut lire surtout les extraits inédits publiés par le P. Brucker. L'impression de lassitude ne m'y parait pas discutable. Quant aux bizarreries voici un exemple de galimatias théologique et mégalomane assez indécent. Rappelant à un gentilhomme converti par lui les « occasions extraordinaires » c'est-à-dire la rencontre de Saint-Cyran lui-même qui avaient amené cette conversion, il écrit : « Ces occasions et ces grâces tiennent de l'unité de Dieu. Et quand trois ou quatre circonstances notables se rencontrent et composent cette grâce unique, elles représentent les trois personnes divines de la Sainte-Trinité qui ne font qu'un Dieu. » Cf. Brucker, oc. cit., II, p. 359. Les éditeurs qui savaient le métier, avaient biffé ce passage. (2) Peu après son arrivée à Vincennes, a il fut, pendant une quinzaine de jours, tourmenté par des images horribles, par des frayeurs des jugements de Dieu, qui lui causèrent des peines inconcevables. Tout ce qu'il lisait dans l'Ecriture ne contribuait qu'A l'effrayer... Il semblait que Dieu l'eût abandonné pour un temps et que le démon eut obtenu la permission de le cribler... Après la tempête, Dieu le combla de consolation pendant tout le temps de sa captivité. » Clémencet, Histoire de Port-Royal, II, p. 112. Cette expérience qui ne suffirait naturellement pas à prouver notre hypothèse, s'accorde peut-être avec elle. La détente était commencée, je le crois, dès avant Vincennes, mais l'emprisonnement aura déterminé une nous elle et terrible crise; puis la détente, « la consolation » dont parle Dom Clémencet. Il y eut d'ailleurs, quelques sursauts de mégalomanie aiguë ; cf. la lettre à Arnauld, Laferrière, op. cit., p. 214.
55
Son érudition semble avoir été prodigieuse. Arnauld rapporte à ce sujet un épisode extrêmement curieux et qu'ont négligé la plupart des historiens. II y a quelques années, dit-il, que M. de Saint-Cyran (il vivait encore), « porta parole à une Communauté de lui faire avoir la Chaire de Théologie d'une célèbre Université de France, pour y lire le Maître des Sentences, ou le texte de saint Thomas; s'étant obligé en même temps de donner des éclaircissements et des notes, sur celui de ces auteurs que l'on choisirait. Et comme saint Thomas n'a pu mieux témoigner qu'il avait autant d'humilité que de science, qu'en disant, à la tête de sa Somme théologique, qu'il ne l'a faite que pour les novices, c'est-à-dire, pour initier les hommes à la Théologie, il (Saint-Cyran) proposait de faire passer ceux qui seraient instruits en cette école, à une autre leçon théologique de toutes les oeuvres de la grâce de saint Augustin, recueillies en trois volumes, qu'il promettait de donner tout interprétés et éclaircis, tant par des annotations marginales que par des gloses interlinéaires » (1). Le projet n'eut pas de suite. Pris au mot du reste, Saint-Cyran attrait trouvé quelque bonne raison pour se dégager, car il ne voulut jamais se lier. Quoi qu'il en soit, toutes ces connaissances que son étonnante mémoire retenait sans peine, se mêlaient, se heurtaient chez lui, produisant les associations d'idées les plus imprévues et les plus bizarres. Ici encore le mot propre me fait peur. Il faut bien dire pourtant que sa conversation et ses lettres sont comme un tissu de coq-à-l'âne théologiques. J'en veux donner un exemple que j'emprunte aux souvenirs de la Mère Anne-Eugénie Arnauld,
(1) Apologie pour M. l'abbé de Saint-Cyran, Oeuvres de messire Antoine Arnauld... Lausanne, 1779, t. XXIX, pp. 290-291. Arnauld ajoute : « Une personne de condition, qui a droit de nommer à la chaire de cette Université, rendra témoignage à ces vérités, si la communauté à qui cette parole a été donnée, n'aime mieux le faire ». Voilà encore bien des mystères à éclaircir.
56
aimable créature, aussi ingénue qu'on peut l'être dans la famille.
La Mère Agnès (sa soeur) qui était alors notre abbesse, m'ayant demandé si quelque soeur de la chambre des enfants pourrait balayer une petite montée qui en était proche, je n'acceptai pas cette proposition, pensant qu'elles avaient assez affaire, et ayant dit cela à la Mère, elle s'en contenta.
C'était une faute contre l'esprit d'obéissance et qui méritait certainement quelque pénitence légère.
Il arriva que M. de Saint-Cyran m'envoya quérir ce jour-là pour me parler d'une chose qui ne me regardait point et qu'ensuite il me demanda si je n'avais point quelque conduite à prendre de lui. Il me vint dans l'esprit de lui dire ce qui s'était passé. Il voulut savoir pourquoi je n'avais pas accepté de balayer cette montée.
Il avait raison et faisait même paraître en la circonstance plus de finesse qu'on n'aurait cru. La suite le montre bien.
Je lui dis que c'était de peur qu'il ne m'entrât de la poudre dans la gorge, qui m'empêchât de chanter. Il me répondit : « On a bien affaire de votre chant ».
Ceci encore est charmant et des deux côtés. Mais Saint-Cyran ne s'en tient pas là.
« Si Dieu, reprend-il, avait inspiré à une personne de se faire religieux, et qu'après il lui fît connaître qu'il veut qu'il fasse un grand pèlerinage qui l'en pût empêcher, il doit obéir au dernier ».
Ne trouve-t-on pas qu'ici le déraillement, si j'ose dire, est manifeste. Que vient foire cette minutie de casuiste, cette niaiserie? A la peccadille qu'on lui proposait, à l'incident très simple qu'il avait à juger, quelle idée d'aller accrocher un cas de conscience aussi fantastique. N'oubliez pas du reste que ses paroles sont des oracles. Aussi Eugénie va-t-elle ruminer longtemps cette solution plus que
57
douteuse et qui mènerait droit à l'illuminisme. Mais nous aurons plus tard d'autres preuves de son imprudence. Ici je voulais seulement faire comme toucher du doigt l'étrange travail, la fermentation baroque de cet esprit bourré de lectures. II finit par où il aurait dû commencer :
Je lui dis que notre Mère ne m'avait pas dit nommément de le faire. « Eh bien! me répondit-il, le Père Eternel avait-il dit précisément à son Fils de souffrir tout ce qu'il a souffert pendant la Passion? Il connut seulement qu'il l'aurait agréable... Rendez votre volonté pliable à l'obéissance ». Je fus touchée de ces paroles et me mis à balayer la montée, avec joie de pouvoir réparer ma faute (1).
Plusieurs de ses obiter dicta rapportés par Lancelot, sont d'une telle incohérence, d'un tel saugrenu que les éditeurs des Mémoires ont jugé bon de les supprimer. Nous avons par bonheur à la Bibliothèque nationale une bonne copie et non expurgée; on y lit des choses curieuses. « Un jour Lancelot et ses écoliers vont voir le prisonnier (à Vincennes). Celui-ci les bénit en leur faisant une croix sur le front et leur dit : « Encore que je ne sois pas évêque, je suis pourtant prêtre de Jésus-Christ ». Puis il donne à chacun trois dragées de Verdun. Aussitôt il recommence à leur en donner à chacun encore autant, en l'honneur du mystère de la Sainte Trinité, disait-il. Ainsi faisait-il presque toutes ses actions au nombre de trois. Tous les matins, il se lavait les mains, les yeux et la bouche, et cela par trois fois, en disant à la première : Je me lave en l'honneur du Père; à la seconde : Je me lave en l'honneur du Fils ; à la troisième : Je me lave en l'honneur du Saint-Esprit. Et il recommandait à ses disciples d'en faire autant.
(1) Mémoire de la soeur Anne-Eugénie de l'Incarnation Arnauld, sur le premier esprit de Port-Royal... dans Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal et à la vie de la R. M. M. Angélique... Utrecht, 1742, t. III, p. 376, 377. Pour la punir de cette désobéissance, il lui défendit de 1 communier jusqu'au dimanche suivant. Nous reviendrons sur ce chapitre de la communion à Port-Royal.
58
Un soir que Lancelot voulait aller le reconduire, « Ne venez pas, lui dit l'abbé, je crains que vous n'ayez quelque mauvaise rencontre en revenant. Et comme l'autre insistait : « Ce n'est que pour votre manteau que je crains, ajouta-t-il, car pour vous, quand on vous aurait tué, vous seriez bienheureux » (1). Il ne parlait pas non plus comme tout le monde, mais «par bonds et volées » (2). De longs silences laborieux, coupés par des explosions haletantes. Il s'interrompait souvent et court, quelquefois sans doute parce qu'il s'apercevait brusquement qu'il en avait trop dit, mais quelquefois aussi parce que lui manquaient soudain ou les mots ou les idées (3). Nous avons cité plus haut un exemple de ces arrêts
(1) Cité par Laferrière, op cit., pp. 179, 180. J'ai fait d'autres emprunts à la partie inédite des Mémoires. Un des propriétaires de la copie qui est présentement à la Bibliothèque Nationale, peut-être le P. Batterel, avait déjà comparé la copie au texte imprimé et marqué les passages supprimés. (2) Cf. Le témoignage de M. Le Féron, Port-Royal, I, 316. (3) La découverte du P. Brucker (mentionnée plus haut, cf. p. 41) est sur ce point, comme sur plusieurs autres, d'une extrême importance. Ayant eu main toute une série de lettres inédites de Saint-Cyran, le R. P. s 'est aperçu que « les avis à M. Le Maître et à M. Singlin que Fontaine a insérés dans ses Mémoires, et que Sainte-Beuve a tant admirés, sont en réalité UN AMALGAME FAIT PAR FONTAINE DE PLUSIEURS LETTRES que nous retrouvons dans le manuscrit de Munich ». Et voilà qui déjà nous autoriserait à critiquer avec moins de remords le Saint-Cyran construit par Sainte-Beuve. « Il semble bien, continue le P. Brucker, que Saint-Cyran écrivait, non seulement plus volontiers, mais plus facilement qu'il ne parlait. Ce n'était pas l'avis de Sainte-Beuve a M. de Sainte-Cyran, dit-il, n'accorde rien à la littérature. En général, il savait peu écrire, mais il parlait à merveille. Ce qu'on a de ses entretiens notés sur l'heure et transmis (par Fontaine) est fort supérieur à ses écrits par la beauté continue du sens chrétien ». Ce jugement favorable ale tort d'être fondé sur des textes arrangés par des hommes qui assurément savaient écrire beaucoup mieux que Saint-Cyran. De plus ces textes que Sainte-Beuve a acceptés bonnement (et comment se défier du naïf Fontaine ?) comme des a entretiens notés sur l'heure », ne sont pour la plupart, sinon tous que des extraits choisis de lettres ou d'instructions données par écrit » Brucker, II, p. 343. Cette rare découverte aurait dû passionner les pascalisants. Le fameux « ENTRETIEN » sur Epictète et Montaigne, c'est Fontaine qui nous l'a conservé. L'a-t-il entendu ? N'aurait-il pas plutôt utilisé, romancé et dramatisé quelques « écrits a de Pascal et de Saci, comme il a fait pour les prétendus entretiens de Saisit-Cyran? Dun autre côté, il ne faudrait pas exagérer la difficulté de parole qu'on remarque chez Saint-Cyran. Il parait en effet certain que ses conférences, ses homélies, faisaient sur l'auditoire une impression profonde. Voici à ce sujet un texte important : « Le Père Amelote... venait le plus souvent qu'il pouvait avec... M. de Bazancourt, entendre (les conférences) que M. de Saint-Cyran nous faisait... Lorsque M. de Saint-Cyran était sorti du parloir, ils s'approchaient quelquefois de la grille pour nous témoigner l'estime qu'ils taisaient d'ut' si grand homme... L'un disait que c'était un saint Jérôme, l'autre un saint Denis. Je me souviens que le Père Amelote nous dit un jour de la Pentecôte, qu'il viendrait de cinquante lieues pour entendre semblables discours et quand on manquait à les en avertir, ils en faisaient de grands reproches ». Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal (op. cit.), I, p. 55o, cf. ib., p. 344.
59
singuliers, et on sait bien que ces phénomènes, surtout quand ils deviennent chroniques c'est bien ici le cas relèvent directement de la médecine. Il ne parait pas d'un autre côté que la volonté ait fonctionné chez lui d'une manière normale. Presque tout se passait en velléités. Lancelot nous a raconté la curieuse façon qu'avait son maître de faire l'aumône : « Lorsqu'il nous venait voir à Port-Royal... il donnait toujours à trois ou quatre pauvres qui étaient placés derrière les Chartreux (1), un sol à chacun, et parce qu'il ne portait pas d'ordinaire d'argent, laissant tout le soin de son temporel à M. son neveu, quand j'avais l'honneur de l'accompagner, il me disait de lui en prêter, pour donner à ces pauvres, et il ajoutait bonnement : « Je vous le rendrai, car il ne faut pas faire l'aumône aux dépens d'autrui ». Mais, comme je lui répondais que j'étais bien aise qu'il me présentât ces petites occasions de la faire, il s'en contentait, étant aussi aise de satisfaire en cela mes inclinations que celles du pauvre (2). » Ainsi le bonhomme, au chapitre des a vertus » de M. de Saint-Cyran. Je ne dis pas qu'il y ait rien là qui sente l'épilepsie, mais l'anecdote m'a paru jolie et du reste elle nous rappelle une autre aventure, non moins amusante, peut-être plus significative. Saint-Cyran, nous raconte le P. Rapin, étant allé un jour voir l'évêque de Langres, a dans sa maison du Pré-aux-Clercs... il loua fort une Bible en plusieurs langues, ayant appartenu au roi d'Espagne, Philippe II. L'évêque la lui offrit ; l'abbé l'en remercia, mais
(1) Saint-Cyran avait une petite maison tout près des Chartreux, et par conséquent, tout près de Port-Royal de Paris. (2) Mémoires, II, 2o5, 2o6.
60
il fut surpris en arrivant chez lui, le soir, au cloître Notre-Dame, où il logeait, de trouver un crocheteur, chargé de cette Bible, qui la lui apportait de la part de l'évêque. « L'abbé, touché de cette honnêteté, pour répondre à ce présent, fit mettre sur le dos de ce crocheteur un cabinet d'Allemagne qu'on estimait, et qu'il aimait lui-même beaucoup. Mais à peine fut-il chargé sur les crochets du porteur qu'il le fit décharger et remettre en sa place, disant tout haut qu'il sentait bien que Dieu se contentait de sa bonne volonté ; car il agissait souvent comme un inspiré par des mouvements intérieurs qu'il attribuait à faux au Saint-Esprit... L'abbé de Prières, m'ayant raconté ce procédé de l'abbé, me dit qu'alors il en divertit le cardinal de Richelieu, lequel y prit plaisir, disant que c'était un visionnaire. En effet, c'était une de ses manières, d'agir de la sorte, et quoiqu'il y ait en cela de la minutie, il est quelquefois bon d'observer dans les personnages extraordinaires jusqu'aux plus petites choses, qui sont souvent des marques de leur caractère (1). » Ces riens paraissent plus intéressants quand on les compare aux défaillances chroniques d'une volonté plus ardente que tenace. Il commence avec élan, mais se décourage ou du moins se dégage presque aussitôt. Il n'est constant que dans son goût pour la solitude et le silence. Là est son idée, son désir fixe. Ainsi pour la composition de ses livres, sur laquelle d'ailleurs les détails nous manquent. Peut-être se contentait-il de tracer le plan, de communiquer ses fiches. D'autres, notamment Barcos, son neveu, se chargeaient de la rédaction. Il annonçait en grande pompe un immense ouvrage qui devait en finir avec le protestantisme et auquel il travaillait, disait-il et disait-on, depuis toujours. Lui mort, pas de livre,
(1) Histoire, pp. 262, 263. Au reste, et on l'aura bien vu, je ne veux pas dire du tout que Saint-Cyran fut avare. Généreux, au contraire, et désintéressé.
61
même ébauché (1). Pour son oeuvre la plus originale, elle s'est faite en quelque manière toute seule. Il convertit M. Le Maître et lui conseille le désert. Quelques autres suivent et la petite communauté s'organise comme elle peut. Ainsi pour les petites écoles. L'idée est de lui, mais à peine la machine en branle, il se retire. Il fait bien d'ailleurs, car il avait eu la chance de trouver à ses ordres des lettrés, des grammairiens et des éducateurs du premier mérite. Il vient les voir, il les critique du haut de son nuage et à peine parti, il ne pense plus à eux. Ambitieux paradoxal, qui ne conçoit le dessein d'une oeuvre que pour s'en désintéresser au plus vite. On veut qu'il ait remué ciel et terre pour évincer Zamet de Port-Royal et prendre sa place à la tête de l'abbaye. Je n'en crois rien. Il a désapprouvé la direction de Zamet comme il désapprouvait à peu près tout le monde, mais tout au plus aura-t-il vraiment désiré se charger de la Mère Angélique et des autres soeurs de son ami d'Andilly. « Il me refusa encore plus que les autres, écrit la Mère Angélique, ce qui est une nouvelle preuve du peu de dessein qu'il avait de s'autoriser dans la maison (2) ». « Si l'on s'en rapporte et pourquoi pas ? à ce qu'il dit à M. Lescot en 1639, il déclare avoir « vu les filles de Port-Royal par l'espace de dix ans ou environ sans en avoir confessé aucune a, et n'en avoir confessé que huit ou neuf avant 1636, quand la Mère Angélique et la Mère Agnès alors abbesse « le contraignirent de confesser les autres, sans que jamais
(1) « L'on avait toujours cru, dit Lancelot, que Cet ouvrage était une affaire assez avancée... M. Singlin dit aux évêques qui étaient venus à son enterrement que M. de Saint-Cyran était un David qui avait ramassé les matériaux pour le bâtiment du temple, mais qu'il se trouverait un Salomon pour l'achever. Néanmoins on a su depuis de M. de Barcos même que ce qu'il y avait de fait n'était guère que le recueil des livres des hérétiques ». I, 227. Cependant Arnauld mentionne, dans son Apologie pour M. de Saint-Cyran, de gros ouvrages de théologie que celui-ci aurait laissés manuscrits. Et nous voilà en face d'une nouvelle énigme. Qu'a-t-on fait de ces reliques? Pourquoi ne pas les avoir publiées. Les a-t-on trouvées ou compromettantes ou insignifiantes ? (2) Mémoires pour servir à lhistoire de Port-Royal, op. cit. I, p. 476.
62
depuis trois ans, elles aient pu l'induire à les prêcher, hormis une fois » (1). Lorsque la direction de toute l'abbaye lui fut offerte, il eut peut-être un moment de joie. C'était là pour son zèle confus, brouillon, mais sincère, un beau champ d'expériences. Quoi qu'il en soit, à peine installé dans la place, il aspire à la quitter :
Il est vrai, écrit-il à un religieux, que je ne me mêle point de conduire les âmes que par force, et je fuirai cette occupation par mer et par terre (2).
Dès que cela lui fut possible, il se déchargea de la besogne sur M. Singlin. Je sais bien qu'il explique à sa manière cette promptitude de détachement. a Je fuis la conduite des filles... parce qu'on en trouve peu de dociles » (3). Excuse insuffisante. Port-Royal ne manqua pas de docilité. Croyons plutôt que sa volonté malade ignore les joies viriles de l'effort, d'une application patiente. Il critique, il rêve, il n'a pas la force d'agir. Je ne dis rien de ses longues maladies sur lesquelles on ne nous a laissé que des indications fort vagues (4), mais je ne puis taire ce que nous savons de plusieurs membres de sa famille. Son neveu Barcos, abbé de Saint-Cyran lui aussi, honnête d'ailleurs, savant et saint homme, avait certainement quelque chose d'assez excentrique (5). Taciturne,
(1) Brucker, II, p. 363. L'auteur fait ici une observation qui ne me semble pas s'appliquer à la circonstance : « C'est souvent une manière de se faire désirer que de se refuser ainsi ». La Mère Angélique le désirait assez d'elle-même. Quant à cet a espace de dix ans », c'est plutôt six qu'il aurait fallu dire. Ajoutez ce mot d'Arnaud « Tout le monde sait que son esprit est si éloigné. d'attirer personne à lui qu'il est même accusé de plusieurs de ne recevoir pas avec assez de facilité ceux qui le recherchent » Apologie, op. cit., p. 226. (2) Brucker, II, p. 37o. (3) Ib., p. 377. (4) Il ne pouvait pas se tenir debout. D'où pour lui la nécessité ou de ne pas dire la messe ou de la dire au galop. Lancelot admire fort un de ces galops car, dit-il, « tout est saint dans les saints ». II, 79. Autre infirmité : « Il avait été autrefois si grand amateur de jeûne qu'il s'était causé une espèce de faim canine qui l'obligeait à manger un peu de pain à diverses heures ». Ib., II, 310. (5) Voir l'amusant récit de l'essai de retraite que fit M. Thomas du Fossé à l'abbaye de Saint-Cyran. Mémoires (édit. Bouquet) I, pp. 297-321.
63
beaucoup plus rigide que son oncle, le parti le révère de loin, mais ne l'aime pas et semble plutôt le redouter. Un autre neveu est « pulmonique », avec « une grande débilité d'estomac » (1); un autre enfin, hystérique au plein sens du mot. « M. de Hauranne fut obsédé pendant quelque temps... Les esprits venaient quelquefois la nuit tirer ses rideaux... Quelquefois il chantait d'une voix si mélodieuse qu'il ravissait tout le monde, quoique de lui-même il ne sût point chanter. D'autres fois il lui prenait de si furieuses contorsions que trois hommes n'auraient pu l'arrêter ni le retenir. Souvent il disait aux domestiques leurs pensées. D'autres fois il disait des choses si relevées que M. de Saint-Cyran faisait mettre M. d'Arguibel auprès de son lit pour les écrire. Mais lorsqu'il le voyait dans ses contorsions, il en était extrêmement affligé et en pleurait. Cependant, étant bien assuré du fond de sa piété, il le faisait communier tous les huit jours (2). » On n'affirme pas : tel neveu tel oncle. Qui ne sent néanmoins que dans la circonstance présente, la névrose du petit de Hauranne donne à réfléchir? Il va du reste sans dire que les crises de Saint-Cyran, fréquentes, semble-t-il, mais assez courtes, ne présentaient rien de trop choquant. Un médecin, libre d'esprit, n'aurait pas aimé cette exaltation, mais les disciples que nous avons vus si bizarrement prévenus, n'avaient pas trop de peine à la croire toute divine. Aussi bien cette hérédité morbide tendait-elle naturellement chez lui non pas à la fièvre chaude, mais à un assoupissement progressif des facultés mentales. Ni violent, ni même sombre. N'allons pas lire sur son visage les cinq propositions de Jansénius. Il est mélancolique, mais avec beaucoup de bonhomie et de douceur. Très gentiment serviable, très affectueux. « Le croira-t-on,
(1) Mémoires, I, p. 373. (2) Ib., I, p. 366. Ce neveu était aux petites écoles.
64
se demande un docte jésuite, Saint-Cyran, dans ses lettres inédites aux religieuses de Port-Royal prodigue les assurances de son affection » (1). On le construit a priori froid, sec et sinistre et naturellement l'on s'étonne de lui trouver des dispositions toutes contraires. Il avait un coeur excellent. Comme il se lasse vite de tout et que d'ailleurs, il estime que tout va de travers en ce monde, il se passe volontiers de la société des grandes personnes. Mais les jeunes gens ne le fatiguent jamais et, de leur côté, ne le trouvent point farouche. Les enfants surtout lui sont chers.
Je vous avoue, disait-il à M. Le Maître, que ce serait ma dévotion de pouvoir servir les enfants. Etant au bois de Vincennes, je m'occupais avec le petit neveu de M. le Chantre; je lui montrais les rudiments, les genres et la syntaxe. Après l'avoir nourri pendant quelque temps, je l'envoyai à Saint-Cyran. J'aurais pu le garder comme une espèce de jouet dans ma prison, mais j'aimais mieux m'en priver pour le tirer de bonne heure d'un lieu où il ne pouvait avancer dans la vertu. J'aime extrêmement toute sorte d'enfants (2).
« Une espèce de jouet » ! Ces petits êtres, qu'il choisissait aussi volontiers dans la classe pauvre, t'amusaient; ils charmaient sa mélancolie, comme David celle de Saül. Quand on aime les enfants, on ne les épouvante guère. Et voilà pour détendre encore l'austère visage qu'on lui a fait.
(1) Brucker, II, 380. Brusque néanmoins parfois, ou chagrin, ou dur. « J'ai appris qu'il a été quelquefois un peu rude à la défunte Mère Angélique qui était néanmoins sa bien-aimée et qu'elle le ressentit quelquefois jusque-là qu'un jour elle lui dit « Mon Père, il me semble qu'il u'y a que ceux qui abusent de votre charité et qui vous trompent, qui puissent avoir meilleur marché de vous ». Lancelot, Mémoires, II, pp. 278, 279. Il semble du reste que Lancelot s'aventure un peu eu disant que Saint-Cyran avait une prédilection pour Angélique. Bien plutôt pour la Mère Agnès, qui moins inquiète, plus sage, plus douce, le pacifiait davantage. (2) Port-Royal, II, p. 39. On remarque ici encore la manie qui le tient de forcer l'attention sur ses vertus. Un autre paragraphe nous le montre brillant à concevoir, inerte à exécuter « J'avais envie... d'envoyer vers les frontières recueillir quelques petits enfants orphelins... pour les nourrir en mon abbaye ». pp. 39, 4o. Ce beau rêve, mais qui lui suffit.
64
Nulle violence, disons-nous, cela est vrai pour l'extérieur, mais peut-être fut-il obsédé quelquefois par de noirs fantômes. N'aurait-il pas eu. très atténué d'ailleurs, le délire de la persécution ? « M. de Saint-Cyran me dit une fois... qu'un de ses domestiques avait voulu attenter sur sa personne, et qu'il avait été ravi d'avoir trouvé cette occasion pour pratiquer la modération envers ses ennemis (1). » On le voit : une tendre complaisance envers lui-même dénoue aisément ses crises. Autre solution également pacifiante ; il pleure beaucoup. Sainte-Beuve s'attendrit : « Cela fait honneur aux hommes austères quand ils pleurent » (2) Austère ou non, est-ce bien d'un homme qu'il s'agit? Pour s'en éclaircir, que l'on veuille réaliser dans sa laideur pitoyable, le tableau suivant. « Un jour, comme il était au parloir à Port-Royal avec la princesse de Guéménée, la Mère Angélique et quelques autres, on vint à parler de la pauvreté du monastère, qui certainement était grande en ce temps-là... Comme l'on parlait donc de cette nécessité où la maison était réduite, M. de Saint-Cyran entra dans un mouvement qu'il est difficile d'exprimer. Il dit, la larme à l'oeil, et c'était sans doute une larme de joie : « Ou plaint assez la pauvreté des filles de Port-Royal, mais personne ne s'avise de plaindre la pauvreté de l'abbé de Saint-Cyran, laquelle est encore quelquefois plus grande que la leur n. Cette parole parut assez surprenante et je m'imagine que M. de Saint-Cyran ne se laissa aller à ce mouvement que pour faire voir qu'il ne recommandait pas seulement la pauvreté,
(1) Mémoires, II, pp. 289, 29o. Voir à ce sujet la lettre de Saint-Cyran à Vincent de Paul. Cf. P. Coste; Rapports de saint Vincent de Paul arec l'abbé de Saint-Cyran, Toulouse, 1914, pp. 19, 20. (2) Port-Royal, I, p. 3o3. A ce sujet, il aurait peut être fallu donner la grande scène de l'octave de la mise en liberté. Je ne l'ai pas fait a) parce que le texte est cité intégralement par Sainte-Beuve, Port-Royal, Il, p. 29-31 ; b) parce qu'après tout, de telles scènes, si bizarres qu'elles nous paraissent, pourraient se rencontrer dans la vie d'un saint authentique; c) et, parce que nous avons presque tous, à l'heure où j'écris, un frère ou un ami prisonnier en Allemagne.
66
mais qu'il la pratiquait, et pour détourner la tentation d'orgueil dont ces saintes et vertueuses épouses de Jésus-Christ eussent pu être attaquées, à cause des louanges que l'on donnait à leur pauvreté (1). » Pour être héroïque, le contresens que se permet ici Lancelot ne saurait convaincre personne. La candeur, poussée à de telles extrémités, prend un autre nom. Scène lamentable : ces femmes qui souffrent de la faim et Saint-Cyran au milieu d'elles, pauvre imaginaire et très assuré de ne manquer jamais de rien, Saint-Cyran, la larme à l'oeil, suppliant que l'on pleure aussi et plus encore sur lui-même. Filles de Jérusalem ne pleurez pas sur moi! S'il ne touchait pas alors à cette hébétude finale qui selon nous le guettait depuis son enfance, imagine-t-on vanité plus niaise, égoïsme plus répugnant? On dira que je m'arrête aux divagations d'un vieillard. Excuse dangereuse. Saint-Cyran est mort à soixante-deux ans. La seconde enfance commence normalement beaucoup plus tard. Quoi qu'il en soit, et ce dernier fait et les autres se ressemblent, se tiennent et paraissent nous inviter, avec plus ou moins de force au même diagnostic :mégalomanie morbide, ataxie intellectuelle et morale, ces deux infirmités s'impliquant et s'intensifiant l'une l'autre. Nous ne disons pas, ce qu'à Dieu ne plaise, que Saint-Cyran ne soit que cela, mais à un degré quelconque il est cela, constamment cela. Notre explication paraît-elle peu fondée, estimez-vous cet homme parfaitement sain? Comme il vous plaira. Les indices que nous avons recueillis et ceux que nous aurions pu ajouter à une série déjà trop longue, n'en subsistent pas moins. Il faut les expliquer d'une manière ou d'une autre. L'hypothèse que nous proposons est encore la plus bénigne. Elle ne grandit pas Saint-Cyran, elle nous le montre foncièrement impropre au rôle imposant que lui a taillé sa légende, mais en revanche elle nous permet d'excuser les
(1) Mémoires, II, pp. 222, 223.
67
erreurs d'un cerveau malade, d'atténuer la responsabilité d'une volonté vite défaillante, de juger sans irritation Tes travers qu'on ne supporterait pas chez un homme ordinaire, et de suivre enfin, comme nous allons le faire avec une sympathie mêlée de pitié, les aventures religieuses d'un génie et d'un saint manqué (1). III. Nous avons vu son visage de faiblesse. Il en a un autre que nous n'admirerons pas sans réserve, mais que nous trouverons assez émouvant. Ce malade, cet impuissant a l'âme naturellement et passionnément religieuse. Pour certaines raisons que nous devrons dire, il s'arrête au seuil du haut mysticisme, mais enfin sa vie profonde, la seule après tout qui compte, est pleine de Dieu. Chose étrange ! Le meilleur et le vrai Saint-Cyran, l'homme de prière, l'histoire le soupçonne à peine. On s'obstine à nous le présenter comme un réformateur considérable, comme le chef, les uns disent d'une élite, les autres d'une secte chrétienne. Chef, réformateur, que d'ironie dans ces titres appliqués à un Saint-Cyran ! C'est bien là du reste, je le sais trop, le personnage qu'il aurait voulu, qu'à certains moments, il a cru jouer. D'où qu'elle vienne, sa tare originelle, sa mégalomanie stérile le voulait acteur, mais elle le condamnait d'un autre côté, à mal tenir, à
(1) Plus d'un contemporain avait remarqué la «mélancolie » de Saint-Cyran, et l'on connaît bien le sens qu'avait alors ce mot de « mélancolie ». « Ceux qui l'ont pratiqué plus familièrement que moi et qui même étaient prévenus de l'estime de son mérite et de l'affection qu'ils avaient pour sa personne, l'ont reconnu pour un esprit un peu particulier et d'une humeur assez mélancolique et sévère, qui s'est toujours rempli d'une haute opinion de soi-même qui le portait à mépriser tout le monde et à traiter les plus grands maîtres de la théologie et les plus célèbres prédicateurs comme des ignorants de la science des Pères... Les Pères jésuites... étaient le principal objet de son aversion ». Abra de Raconis, évêque de Lavaur, Examen et jugement du livre de la Fréquente Communion fait contre la fréquente communion et publié sous le nom du sieur Arnauld..., Paris, 1644. On trouve à la Bibliothèque de l'Institut, Fonds Godefroy, vol. 268, pp. 194, 196, 226, 230, quatre lettres écrites à Saint-Cyran. Dans l'une de ces lettres qui est d'un évêque d'Aire (ou Gilles Boutault, ou plus probablement Bouthilier), on peut lire « Mon cher frère... je dis ceci pour vous tirer un peu de votre humeur mélancolique, que je lis en vos lettres et laquelle je crois que vous devez combattre avec un soin très particulier ». La lettre est de 1618.
68 lâcher bientôt son rôle. Ce qu'il a fait dans cet ordre, ou plutôt ce qu'il a rêvé de faire est pur artifice, autosuggestion, vie d'emprunt; tout cela, incohérence et faillite. Dépouillons-le de cet appareil de théâtre avant de l'aborder enfin dans sa vérité. On nous accorde qu'il a mis bien du temps à se déclarer. « En somme, écrit Sainte-Beuve, et avant le moindre éveil malveillant, M. de Saint-Cyran, fort respecté, fort admiré et vanté sous main de tous ceux qui le connaissaient, restait jusqu'à cet âge de plus de quarante ans, à l'écart, sans charge ni lien, enveloppé comme d'un manteau de prudence, attendant l'heure et faisant ses voies lentes et profondes en divers sens : une sorte de Sieyès spirituel en disponibilité (1). » Tantôt Richelieu, maintenant Sieyès. Poésie peut-être que tout cela. La réalité parait moins brillante. Cette longue inaction de Saint-Cyran, avouée par Sainte-Beuve, ne ressemblerait-elle pas plutôt au grave silence de certains diplomates, ne cacherait elle pas le néant ? (2) Il ne fait rien parce qu'il n'a pas d'autre programme qu'une vive animosité contre les jésuites, qu'un désir âpre et confus de « principauté ». Aurait-il enfin conçu quelque dessein précis, que sa faiblesse nerveuse reculerait bientôt devant les difficultés d'un effort persévérant. Je sais bien que, du jour oit il aura quitté son manteau de prudence, on nous promet des merveilles. Ainsi, plus haut, à chaque nouvelle brochure de cet écrivain malheureux, nous assurait-on qu'on ne l'y reprendrait plus et qu'à l'avenir il se montrerait raisonnable. Il recommençait de plus belle. Ici, je veux dire quand il s'agit de passer du rêve aux
(1) Port-Royal, I, p. 3o9. (2) Je ne dis pas inaction intellectuelle, mais extérieure. C'était un liseur, un preneur de notes acharné. Lors de son arrestation, il fallut plusieurs charrettes pour transporter ses papiers chez les enquêteurs. On n y trouva quasi rien d'intéressant, rien de a composé ». Poux ses ouvrages antérieurs à l'arrestation, notamment pour le Petrus Aurelius, 1633, on ne sait au juste ce qui lui revient. J'ai déjà dit qu'il se faisait beaucoup aider.
69
actes, le malheur est qu'il ne commence pas, ou si peu que rien. Il continue à rechercher la solitude, il tâtonne, il se dérobe, timide malgré ses façons de prophète. De vagues soupirs, des chuchotements sur la décadence présente de 1'Eglise; une ou deux réformes bizarres, mal agencées, qu'il annonce avec fracas et qu'il exécute pour sa part sans entrain, sans conviction; des lettres encore plus banales que solennelles; une quantité de petits papiers d'une insignifiance totale, telle est en cieux mots l'activité de Saint-Cyran, pendant ses années d'initiative et de gloire. On a le théâtre, les acteurs, l'affiche ; manque la pièce. La ville se pavoise, les cloches sonnent; le prince n'arrive pas. Ces vues paraîtraient moins paradoxales si l'on se tenait plus en garde contre l'illusion d'optique, bien connue des logiciens et qui donne tant d'apparence à la construction de Sainte-Beuve. Post hoc, ergo propter hoc. Le mouvement janséniste ayant immédiatement suivi la carrière mystérieuse de Saint-Cyran, on se trouve naturellement tenté d'éclairer la première de ces aventures par la seconde, d'établir une étroite dépendance entre l'une et l'autre, d'attribuer enfin au suspect de Vincennes l'organisation et la mise en train d'une secte qu'il n'aura peut-être néanmoins ni prévue ni voulue d'aucune manière et dont le développement, s'il avait pu prophétiquement le connaître, ne l'aurait peut-être pas moins ahuri que désolé. A ce pauvre cerveau si peu cohérent, on fait couver de vastes desseins, à ces épaules que nous avons vues si chancelantes, on fait porter un long siècle de manoeuvres tenaces. Eh! sans doute, le vrai jansénisme commence avec la Fréquente communion du grand Arnauld, et tout laisse croire que Saint-Cyran a fourni l'idée première et la documentation de ce livre (1). Sérieux indice, je
(1) Je tendrais pour ma part à croire que cette collaboration de Saint-Cyran au livre d'Arnauld fut moins sérieuse qu'on ne l'a dit. C'est là du reste un problème très délicat ; cf. le livre d'A. de Raconis qu'on vient de citer. Pour Raconis, Saint-Cyran serait le principal auteur du livre ; Arnauld n'aurait guère fait que prêter son nom, hypothèse peu vraisemblable pour mille raisons. D'après la Vie de M. Antoine Arnauld, Saint-Cyran aurait revu les cahiers d'Arnauld à mesure qu'ils étaient composés. Ceci est fort possible et même probable. Un autre ouvrage janséniste tend au contraire à minimiser la part que Saint-Cyran aurait eue à la composition de la Fréquente, c'est l'Apologie pour M. Arnauld... contre un libelle publié par les jésuites intitulé Remarques judicieuses sur le livre de la Fréquente communion, 1644.
70
l'avoue, mais d'où l'on n'a pas le droit de conclure que le docteur Arnauld, à l'individualité si puissante et si tranchée, ait été simplement le lieutenant et l'exécuteur testamentaire d'un aussi débile conspirateur. Est-ce à dire que nous le jugeons inoffensif. Non, très dangereux au contraire, comme nous le dirons bientôt. Mais il y a danger et danger. Saint-Cyran a fort bien pu caresser et insinuer à sa confuse façon des erreurs beaucoup plus graves que les cinq propositions de Jansénius; rêver d'un schisme beaucoup plus radical que celui d'Arnauld. On voudrait avoir sur lui, mais sur lui encore vivant et non pas sur le Saint-Cyran posthume, expliqué peut-être, mais peut-être aussi défiguré, si l'on peut dire, par la conduite de ses amis jansénistes sur lui seul, dis-je, l'impression d'un homme sage, en dehors des partis, et qui l'aurait connu de première main. Ce témoin exceptionnel, par bonheur, nous le tenons. C'est Vincent de Paul. Ils avaient vécu, pendant de longues années, dans une intimité fraternelle. Bourse commune, rencontres fréquentes, et, s'il n'avait tenu qu'à Saint-Cyran, même logis (1). Nous imaginons sans peine leurs attitudes respectives :
(1) Au sujet des relations entre saint Vincent de Paul et Saint-Cyran, résumons un épisode littéraire des plus curieux et qui d'ailleurs se rattache à l'histoire de l'Humanisme dévot, ou, si l'on préfère, de la propagande salésienne. Depuis fort longtemps, un certain Silvain Pouvreau, « prêtre du diocèse de Bourges », tenait en échec la sagacité de ceux qui étudient chez nous la littérature basque. Pouvreau était leur quadrature du cercle. On n'arrivait en effet ni à retrouver le curriculum vitae du personnage, ni à s'expliquer par suite de quelles vicissitudes, un prêtre berrichon eu était venu à se passionner pour la langue basque et à publier, dans cette langue, bon nombre de livres, parmi lesquels une traduction de la, Philothée. Harcelé comme tant d'autres, par ce mystérieux Pouvreau, M. le chanoine Dubarat, à qui rien n'est inconnu de ce qui touche au diocèse de Bayonne et à l'histoire religieuse da Béarn, d'ailleurs curieux de tout, et en cette dernière qualité, relisant un jour les Mémoires de Lancelot, eut la joie de trouver dans ce vieux livre la clef de l'énigme, la solution de la Crux Cantabrica. Voici comment : « M. de Saint-Cyran, écrit Lancelot, eut un valet qui était d'auprès de son abbaye (dioc. de Bourges), et qui avait étudié avec beaucoup de pauvreté et de misère pour se jeter dans lEglise comme beaucoup d'autres. Il tâcha de le désabuser de ce dessein, mais il n'y gagna rien. Néanmoins, il le garda quelque temps parce qu'il avait la main fort légère et que c'était une chose assez difficile de pouvoir trouver quelqu'un qui allât assez vite pour écrire sous lui et pour ne pas retarder la vivacité de ses pensées, ce qui lui faisait une peine considérable. Avec cela M. de Saint Cyran faisait aussi transcrire... à ce jeune homme certains extraits des Pères et des Conciles dont il ne faisait pas scrupule de garder des copies pour lui ». Il y a là, comme on le voit, de précieuses indications pour nous, v. g. sur la nervosité de Saint-Cyran. On y voit aussi comment il se faisait aider dans ses travaux. Car le jeune homme n'était certainement pas un simple copiste, lui qui « savait fort bien les langues » et qui utilisait les « recueils » de Saint-Cyran de façon à mécontenter son maître. Malgré ce dernier, le jeune berrichon finit par « se jeter dans les Ordres », grâce à la protection de M. Vincent qui le recommande fort à M. Fouquet (frère du surintendant) lequel, nommé évêque de Bayonne, prend avec lui ledit jeune homme. D'où colère et scandale de Saint-Cyran. « M. de Bayonne, disait-il, a fait un prêtre et un pasteur d'un homme dont je n'ai pas pu faire un bon chrétien », Lancelot, II, 19o, seq. En quoi mauvais chrétien? Parce qu'il s'était approprié les recueils de Saint-Cyran ? Parce qu'il avait résisté aux idées du personnage ? J'abrège la démonstration, mais on aura bien deviné que le jeune homme n'était autre que notre Silvain Pouvreau. Vincent de Paul, en relations constantes avec Saint-Cyran, aura vu chez lui le secrétaire, qui lui aura fait ses confidences, etc. Pouvreau n'est d'ailleurs resté que peu de temps dans le diocèse de Bayonne. Il y était arrivé en 1642 et son protecteur, Fouquet, passe en 1643, à l'évêché d'Agile. Les prêtres étrangers, amenés par Fouquet et parmi lesquels était A belly, futur biographe de Vincent de Paul, durent bientôt quitter le diocèse. Le curieux est que l'ouvreau, même loin du pays basque, ait continué à s'intéresser à la langue basque ; sa traduction de la Philothée est de 1664. Cf. le résumé de cette aventure dans la Revue de linguistique et de philosophie comparée... oubliée par J. Vinson, article de J. Vinson, 5 janvier 1911, pp. 34 seq... Cf. à ce sujet quelques précieuses lignes de M. le chanoine Daranatz. « Duvergier de Hauranne était basque... fils de Jean et d'Agnès d'Etcheverry. Mgr d'Echaux, évêque de Bayonne, lui trouvait une science de la langue basque suffisante pour lui confier la cure d'Itxassou. Toutefois l'abbé de Saint-Cyran ne put « se résoudre à faire résidence... parmi des basques qui ne savaient pas le français : il en traita avec un prêtre navarrais, nommé Guilleutcna, qui fut pourvu du bénéfice, moyennant pension... (Il) avait d'ordinaire auprès de lui ses trois neveux : de Barcos, de Haitze et d'Arguibel. Et tous les trois étaient basques... on parlait couramment basque à la maison de Saint-Cyran, lui compris. C'est là que Pouvreau commença à l'apprendre et l'apprit assez bien pour l'écrire. » Société bayonnaise d'Etudes régionales, 1er fascicule. Cette traduction de la Philothée par Pouvreau, plus ou moins remaniée depuis, eut un grand succès, et durable, dans tout le pays basque, où pourtant la propagande janséniste fut si intense. Cette région a eu un autre maître spirituel, Louis de Grenade, popularisé par le chef-d'oeuvre d'Axular, curé de Sare (B. Pyr), le fameux Gvero (Après), dont la 1ère édition est de 1643. Cf. Una fuente del « Gvero »... por Julio de Urgnijo... Saint-Jean-de-Luz, 1912.
71
du côté de Vincent de Paul, vénération tendre, mais aussi réservée ; de l'autre côté, bonté protectrice et très
72
confiante. Sous ses airs de réformateur, il était prodigieusement simple et naïf. Le prétendu secret de Saint-Cyran, Vincent l'aura su, je crois bien, sur le bout du doigt et beaucoup mieux qu'Arnauld, moins humble, moins disciple et qui du reste a joui moins longtemps des confidences du maître. Secret pitoyable d'ailleurs. Ni plan de campagne, ni rien de semblable ; une complainte, sinistre et saugrenue, qu'il recommençait indéfiniment et qu'il enrichissait, le cas échéant, d'une strophe nouvelle : la pauvre Eglise n'existe plus depuis cinq cents ans; Calvin pensait juste, mais son expression l'a trahi; qui nous délivrera des jésuites ! Le reste à l'avenant. C'était là tout ce qu'il avait trouvé pendant ses longues années de préparation ou de « disponibilité », comme parle Sainte-Beuve (1). Il avait essayé cet air sur une quarantaine d'amis, notamment sur le P. de Condren ; mais celui-ci, homme du Nord, avait bientôt froncé le sourcil. Vincent était du midi et proche voisin de notre basque. Il savait donc ce que parler veut (lire dans ce pays-là, et il écoutait de sang-froid ces fantastiques propos. Son jeu est limpide : ne pas irriter en lui résistant de front un saint et savant homme, pressé, par moments, d'ouvrir une soupape aux fumées qui lui brouillent le cerveau. Il avait
(1) M. R. Allier se résigne difficilement à croire que Saint-Cyran ait pu tenir de pareils propos. Il « sentait si bien que sa pensée allait contre les doctrines courantes que pour éviter les condamnations sommaires et les scandales inutiles, il ne s'en ouvrait qu'à des amis sûrs et en état de le comprendre ». La cabale des Dévôts, Paris, 1902, p. 165. Le fait néanmoins ne peut être contesté, comme M. Allier le reconnaîtra sans peine, s'il veut prendre la peine d'étudier la correspondance et les oeuvres de Vincent de Paul. Au reste, les jansénistes ne cherchent pas à nier l'authenticité des paroles incriminées : ils se bornent à dire que Saint-Cyran n'a pas été compris. Ainsi Lancelot, I, p. 79 (au sujet de Condren et du concile de Trente) : ainsi Joachim Colbert : « Si M. de Saint-Cyran a dit de Calvin, bene sensit, male locutus est, à l'occasion de quelque abus contre lequel Calvin se sera élevé, ces paroles sont très innocentes ». (Appendice aux Mémoires de Lancelot, II, p. 485). Ajoutons que M. R. Allier, est ici parfaitement logique. Si l'on admet, comme il le fait, l'image traditionnelle de Saint-Cyran, il faut bien admettre aussi qu'un si profond politique, qu'un si accompli conspirateur, n'a pu commettre la sottise de livrer son secret au premier venu, encore moins à des catholiques aussi intransigeants que Vincent de Paul ou Condren.
73
l'âme grande et ne croyait pas facilement le mal. Il finit cependant par s'inquiéter quelque peu. Il essaya donc de calmer Saint-Cyran et de lui faire entendre raison, linformant des soupçons qui couraient sur lui et l'invitant à plus de prudence. L'autre, que les vives émotions rendaient muet, subit tout congestionné nous le savons par lui-même la remontrance de son ami ; puis il s'abîma, pendant de longs jours, dans la contemplation de son propre martyre; puis il répondit par lettre, qu'on le calomniait atrocement je ne romance pas d'une ligne : ceci est écrit en toutes lettres dans nos documents (1). Ce drame avait naturellement mis fin à l'ancienne intimité, mais on continuait à se voir. Sur ces entrefaites, éclata dans le monde parisien, l'étrange nouvelle : M. de Saint-Cyran à Vincennes (15 mai 1638). Belle occasion de tourner définitivement le dos à ce malheureux. Vincent fera le contraire. Il court chez le neveu du prisonnier, Barcos, le console, l'encourage à la patience. Date locum irae, lui dit-il, attendez que s'évapore la colère du cardinal! Maternel, il songe aux interrogatoires qui vont être infligés à ce bègue, à cet insigne maladroit, qui, même à l'air libre, dit tant de bêtises ; il lui fait tenir ce sage conseil : surtout ne parlez pas, ne répondez que par écrit (2). Mais le plus compliqué restait à faire. Très certainement, on convoquerait Vincent devant les juges; on lui demanderait, à lui prêtre, son opinion sur l'orthodoxie d'un homme qu'il avait connu mieux que personne. Quel serait son témoignage ?
(1) Cf. P. Coste, Rapports de saint Vincent de Paul avec labbé de Saint-Cyran, Toulouse, 1914, pp. 18 seqq. Il y a là une lettre de Saint-Cyran que je me permets de recommander à ceux qui douteraient de notre diagnostic sur le personnage. (2) Ces derniers faits nous ont été racontés par le neveu de Saint-Cyran. M. Coste (op. cit., p. 39) n'ose pas les nier a priori. Il a bien raison. Barcos a pu commettre plusieurs inexactitudes dans le long récit qu'il a donné des relations entre son oncle et Vincent de Paul, mais je le crois profondément sincère. D'ailleurs tous ces détails ne portent-ils pas la marque du saint?
74
Le beau cas de conscience ! Accabler un accusé, même coupable, sous les confidences que l'on a reçues de son amitié, cela répugnait fort à la noblesse naturelle du saint. C'était bien là pourtant ce que le cardinal espérait de Vincent de Paul. L'affaire avait été engagée très à l'étourdie, l'accusation manquait de preuves. Si la justice suivait son cours normal, on allait à un non-lieu. De quel secours ne serait pas la déposition de Vincent! On le savait en froid avec Saint-Cyran. Il n'avait pu se retirer ainsi de lui que pour de graves raisons. Bref, il dirait sans doute le mot décisif. Vincent ne l'entendait pas de cette oreille. Servir Richelieu n'était pas son affaire. Comme il manquait de naïveté, le zèle religieux, soudain manifesté par le ministre, lui semblait assez équivoque. Une fois encore du reste, on violait sans pudeur les lois de l'Église, on abandonnait la foi et l'honneur d'un prêtre à un juge laïque, à quel juge, grand Dieu ! à Laubardemont. Recommencerait-on Loudun ? Autant de raisons et très fortes, qui inclinaient Vincent ou à se taire ou à prendre la défense de Saint-Cyran. D'un autre côté, il avait, lui, mais singulièrement jalouse, la passion de l'orthodoxie; mais vive jusqu'à lui donner le cauchemar, l'horreur de l'hérésie et du schisme. Aurait-il hésité à dénoncer Calvin, à le charger de toutes ses forces? Tout se résumait clone à déterminer exactement ce qu'il pensait lui-même de Saint-Cyran et de ses tendances. Qu'il le jugeât sérieusement engagé sur la voie mauvaise, et le misérable était perdu. Qu'on y songe bien. Au point où en étaient les choses, il n'y avait plus que deux attitudes possibles : ou l'anathème au sectaire, ou la main tendue à l'innocent. A-t-il hésité longtemps ? Nous l'ignorons, mais nous savons bien qu'en son âme et conscience, il n'a pas voulu de l'anathème. Nous avons sa déposition, je dirais son plaidoyer, si Vincent de Paul pouvait avoir, dans de pareilles circonstances,
75
un autre client que Dieu lui-même (1). C'est un petit chef-d'oeuvre d'exégèse charitable. Qui ne voudrait d'un tel défenseur ? Il prend une à une, comme le demandait l'interrogatoire, les singularités doctrinales que l'on reproche à Saint-
(1) Ce document, publié en 173o par l'évêque de Montpellier, J. Colbert, et tenu jusqu'à ces derniers temps pour apocryphe par les historiens catholiques, parait néanmoins foncièrement authentique. Tel est du moins l'avis du savant qui est chargé de préparer l'édition critique de Vincent de Paul. Je serais pour ma part, encore plus affirmatif à ce sujet que M. Coste, op. cit., et pour quatre raisons a. Il ne parait pas possible que Richelieu qui avait fait battre tous les buissons, ait négligé de convoquer Vincent de Paul. Il n'est pas non plus vraisemblable que la déposition du saint ait chargé Saint-Cyran. Ou voit en effet les adversaires de ce personnage publier ou résumer toutes les dépositions qui lui avaient été contraires. Ils ne citent pas Vincent dont le témoignage aurait eu beaucoup plus de force que celui de Zamet, par exemple, ou de l'abbé de Prières. Voilà de quoi infirmer singulièrement l'objection que l'on fait a priori à notre document : il innocente Saint-Cyran, donc il n'est pas authentique. b. Comme n'importe qui du reste, un janséniste est capable de tout. Mais a posse ad actum non valet illatio. S'ils publient un document qui ne porte pas en soi des marques certaines d'inauthenticité, les présomptions sont eu leur faveur. Colbert aurait-il commis un faux ? Je ne le crois pas. c. Si l'on examine la pièce, il est difficile de ne pas y reconnaître l'esprit et la manière de Vincent. d. La pièce gène surtout ceux qui s'attachent à l'image classique et stéréotypée de Saint-Cyran, au grand chef admiré par Sainte-Beuve, au conspirateur du P. Rapin. Vincent ne l'aurait pas vu sous ce jour. Donc. Sans doute. Mais prenons garde au cercle. La question est précisément de savoir quelle a été la vraie physionomie de Saint-Cyran. M. Coste trouve la preuve ou un indice très grave d'authenticité dans les premiers mots du document : « Je, Vincent de Paul, âgé de cinquante-neuf ans ». Si la pièce avait été forgée par un janséniste, le faussaire aurait mis « âgé de soixante-trois ans ». Il faut savoir eu effet l'histoire est jolie et instructive que les biographes du saint, désireux de pallier dans sa vie ou de dissimuler un je ne sais quoi, « lui donnent quatre ou cinq ans de plus qu'il ne se donne lui-même et qu'ils modifient en ce sens les passages de ses lettres et de ses discours qui relatent son âge » (op. cit., p. 3o). Les jansénistes ne pouvaient pas être dans le secret : ils acceptaient, comme tout le monde, les dates données par les biographes officiels. A vrai dire, cela ne prouve pas l'authenticité de toutes les ligues du document. Sommés de montrer l'original, les jansénistes ont toujours, parait-il, négligé de le faire. D'où l'on peut conclure, avec une certaine vraisemblance, qu'ils ne l'ont pas publié tel qu'il était. M. Coste pense qu'ils auront ajouté quelques passages, celui-ci par exemple : « (En lui) j'ai reconnu un des plus hommes de bien que j'aie jamais vus ». Mais quoi! c'était alors l'impression commune, celle de sainte Chantal, par exemple, et, pendant longtemps ç'avait été celle de Vincent de Paul. Le saint avait fini par reconnaître que ce grand homme de bien délirait parfois. Il pouvait encore l'estimer beaucoup. Je croirais plutôt à des suppressions assez nombreuses et assez graves. Supposons par exemple et quoi de plus vraisemblable ? que Vincent se soit expliqué catégoriquement sur la cause véritable des excès reprochés à Saint-Cyran : qu'il ait dit : Mais vous voyez bien que ce malheureux n'a pas toujours tout son bon sens a, les jansénistes auraient ils maintenu un passage de ce genre ? Il est plus que permis d'en douter. Ajoutons que les jansénistes racontent l'itinéraire de la pièce d'une manière très plausible (Caste, p. 23) ; ajoutons que le biographe le plus moderne du saint et le plus initié à la critique, M. Maynard est beaucoup plus ému par cette pièce qu'il ne veut bien l'avouer. Si tranchant d'ordinaire, c'est à peine s'il se hasarde à conclure (Saint Vincent de Paul, Paris, 1860, t. II, p. 265-283). N'oublions pas d'ailleurs que dans ce procès tout est bizarre et contre les règles ordinaires, et couchions que si, à l'extrême rigueur, le problème exige qu'on l'examine de nouveau, l'issue de cet examen ne parait presque pas douteuse. Est-il d'ailleurs bien sûr que les jansénistes, comme le dit M. Coste, aient refusé de montrer l'original? Voici, à ce sujet, le texte des Nouvelles ecclésiastiques (2 août 1731 : M. de Marseille, Belsunce ( linterrogatoire de Vincent de Paul avait été publié par J. Colbert dans une lettre à Belsunce) « ne paraît pas persuadé que l'interrogatoire de feu M. Vincent... soit véritable; il demande d'où on l'a eu. Mais il semble qu'il doit lui suffire de savoir qu'on est en état de lui représenter l'original de cette pièce, laquelle est en la disposition de M. de Montpellier, bien et dûment écrite, signée et paraphée de la main de M. Vincent ». L'autorité des Nouvelles ne nous impressionnerait daucune façon, mais faire de Colbert le complice d'une pareille supercherie me paraîtrait de la dernière injustice. Il n'a pas montré l'original, nous dit-on. Je réponds : Le lui a-t-on demandé? Belsunce a-t-il envoyé quelqu'un à Montpellier pour prendre connaissance du texte, et ce quelqu'un a-t-il été éconduit par M. de Montpellier ? Si oui, on nous l'aurait dit.
76
Cyran et il les explique avec une aisance tranquille qui ne va pas toujours sans malice.
Sur la demande, si je n'ai pas ouï dire audit sieur de Saint-Cyran que le pape... et la plupart des évêques ne font pas la véritable église... Je réponds ne lui avoir jamais ouï dire ce qui est contenu dans la dite demande, si ce n'est une fois seulement, que plusieurs évêques étaient enfants de la cour et n'avaient point de vocation. Jamais néanmoins, je n'ai vu personne plus estimer l'épiscopat que lui, ni quelques évêques, comme feu M. de Comminges (Donnadieu de Griet)... Il avait grande estime aussi de feu François de Sales .. et l'appelait bienheureux (1).
A-t-il déclaré les voeux de religion contraires à la liberté de l'esprit de Dieu?
Je suis en doute si je lui ai ouï dire les dites paroles... Je sais néanmoins qu'il a assisté un sien neveu pour se faire capucin
(1) Cf. Caste, op. cit., 27, 28. Le texte se trouve dans la brochure déjà citée de M. Coste, pp. 24-29 : à la fin des Mémoires de Lancelot (II, pp. 493-5o1) ; dans le Vincent de Paul de Maynard ( II, pp. 517-524).
77
et mené lui-même le fils d'un de ses amis aux carmes réformé (1).
On a la note : on voit aussi la méthode. A tous les on-dit qui pèsent sur l'accusé, le saint oppose ou des affirmations toutes contraires de Saint-Cyran, ou même des actes. Qu'a-t-il dit tel jour sur les vux? Je n'en sais trop rien ; mais un autre jour je l'ai rencontré, conduisant un de ses intimes dans un cloître. Façon élégante de montrer qu'il ne faut pas prendre au sérieux les déclamations de Saint-Cyran. Il est bien curieux que Saint-Cyran, de son côté, harcelé par le juge d'instruction, ait adopté le même moyen de défense.
Il lui arrive souvent, dit-il, quand il parle à des personnes sûres et ois il n'y a nul danger, d'exprimer ses pensées avec des paroles trop fortes ; et que la figure qu'on appelle catachrèse, c'est-à-dire, abus de paroles, lui est fort familière, sans que pour cela il ait dessein de blesser la vérité.
Plus loin, il avoue encore qu'il use
souvent de catachrèses ou exagérations lorsqu'il parle des choses de Dieu avec quelque sentiment (2).
Il est ainsi fait : toujours excessif et parfois jusqu'aux outrances les plus singulières. Les énormités que l'on rapporte de lui vont-elles jusqu'à l'hérésie ? Non, répond Vincent. Les plus folles restent susceptibles d'un sens orthodoxe. De quel droit les interpréter avec bienveillance? Mais c'est un devoir :
Je pense que cela se doit expliquer par les actions de la vie du ait sieur de Saint-Cyran, qui étaient la plupart pour le soutien de l'Eglise, témoins ses écrits et ce qu'il faisait faire pour le salut des âmes (3).
(1) Coste, op. cit., pp. 28, 29. (2) Recueil..., pp. 110, 112. (3) Coste, op. cit., p. 27.
77
Il applique ce principe, et très habilement, à la plupart des propos incriminés. Il donne un sens catholique à tout ce qu'il se rappelle des confidences de Saint-Cyran. Pour les autres, sur lesquelles on l'interroge, il en a perdu le souvenir. Autant dire qu'il attachait bien peu d'importance à ce qui lui venait de ce côté-là. Deux mots résument sa déposition.
Un des plus hommes de bien que j'aie jamais vus... Jamais je n'ai appelé le dit sieur de Saint-Cyran mon maître (1).
Un saint homme, incapable de vouloir le mal, de songer à l'hérésie ou au schisme, très uni à Dieu, très édifiant ; un cerveau mal fait, confus, incohérent, tout en lueurs fugitives et qui, par moments, semble divaguer un peu. C'est ainsi que le jugeait saint Vincent de Paul, en 1639, après avoir eu « depuis quinze ans ou environ... assez grande communication avec lui (2) ». Il ne faut pas dire, comme on l'a fait quelquefois : le saint était si bon ! il aura poussé jusqu'à l'extrême limite les complaisances de l'amitié. On pense l'excuser ; il estimerait qu'on le déshonore. L'excuser, et de quoi ? De nous avoir présenté, dans sa déposition, un Saint-Cyran aussi peu conforme que possible au portrait classique et traditionnel de cet énigmatique personnage ? Mais quand ce dernier portrait serait le bon, quand l'Église même ce qu'elle n'a jamais fait en aurait sanctionné la ressemblance, en condamnant la personne de Saint-Cyran, que résulterait-il de là sinon que le saint aurait manqué de clairvoyance? (3) Simple erreur d'appréciation,
(1) Coste, op. cit., p. 24, 26. (2) Je résume et traduis à la moderne un texte long et qui se trouve aisément, mais je ne le trahis pas. Vincent n'avait pas à tracer le portrait, mais à dire comment il avait compris les confidences de Saint-Cyan. Exégèse donc, mais qui renferme implicitement une appréciation d'ensemble sur le personnage. Un homme sain d'esprit et qui parle comme tout le monde n'a pas besoin qu'on l'explique ainsi. Ou Vincent a voulu dire qu'il ne prenait pas au tragique les extravagances de Saint-Cyran, ou il n'a rien dit. (3) Les principaux ouvrages de Saint-Cyran sont à l'Index, mais de cette condamnation il ne résulte pas que l'Eglise ait tenu Saint-Cyran lui-même pour mauvais catholique, pour schismatique, etc.
79
de psychologie, comme nous disons, et qui n'entraînerait pas l'ombre d'une faute vénielle. Au lieu de cela, vous préférez une je ne sais quelle faiblesse de coeur, un Vincent de Paul désarmé par la pitié, faisant bon marché et de la foi du serment et des dangers de l'Eglise, palliant à force de réticences et de restrictions mentales, des fautes qu'il savait ne pas être imaginaires, des erreurs dont il pressentait le venin. A quelle attitude le réduisez-vous, de quelles responsabilités ne chargez-vous pas sa conscience? S'il n'avait tenu qu'à lui, Saint-Cyran était acquitté, libre de reprendre et avec un nouveau prestige, une propagande que le saint croyait à un degré quelconque funeste. Il était si bon ! Sa grande bonté l'empêchera-t-elle bientôt de prendre la tête de la croisade anti-janséniste, de tout remuer en vue d'écraser sans retard le schisme naissant? Qu'elle nous plaise ou non, pourquoi lésiner avec l'évidence ? Soit qu'il tende au prisonnier de Vincennes une large main confiante, comme il vient de le faire, ou qu'il anathématise le même Saint-Cyran, comme il fera dix ans plus tard, le saint est également, je veux dire, absolument et passionnément sincère. On ne peut douter en effet que, dans les dernières années de sa vie, Vincent de Paul se soit s'expliqué sur le compte de Saint-Cyran avec une rigueur implacable. « Un auteur d'hérésie », disait-il par exemple, et qui méditait e d'anéantir l'état présent de l'Église et de la remettre en son pouvoir » (1). Et il ne l'accusait pas en l'air, il donnait des preuves, publiant très haut le souvenir de ses propres entretiens avec Saint-Cyran, toutes ces extravagances, auxquelles il trouvait jadis un sens orthodoxe, ou qu'il se refusait de prendre au sérieux. Métamorphose complète que les historiens du saint ont
(1) Les textes nombreux, formels et d'une authenticité indiscutable se trouvent réunis dans la brochure de M. Ceste, passim. Cf. aussi Maynard, op. cit., II, pp. 209-379.
79
constatée avant nous et qu'ils expliquent sans peine. « Il y eut d'abord d'honnêtes gens, écrit l'un d'eux, qui ne prirent pas à la rigueur toutes les expressions du novateur... et il semble que notre saint inclina assez longtemps de ce côté là. » Collet, que nous citons, n'admettait pas l'authenticité de la fameuse déposition, mais il sentait bien et au besoin, les jansénistes lui auraient fait voir que la conduite du saint, dans ses relations avec Saint-Cyran, eût été sans excuse s'il n'avait pas cru et pendant longtemps à la bonne foi et à l'orthodoxie foncière de son ami (1). « Il ne savait à quoi attribuer les discours étranges qui échappaient à son ami, et son extrême charité les lui fit peut-être quelquefois prendre plutôt pour les saillies indiscrètes d'un esprit qui ne pèse pas ses termes, que pour des erreurs auxquelles il fût attaché par système et par conviction. Le temps le détrompa pleinement... Le livre de Jansénius,.. la part que Saint-Cyran y avait eue,.. la liaison plus ou moins sensible entre les maximes de Saint-Cyran et cette foule d'erreurs du nouvel Augustin,.. l'usage que des personnes ou prévenues ou séduites faisaient
(1) Cf. là dessus un mouvement assez pressant de Joachim Colbert : « On ne voit pas le tort que l'on fait à la mémoire de M. Vincent, en lui mettant dans la bouche les discours qu'on lui fait tenir contre M. de Saint-Cyran. Si ces discours sont véritables, j'oppose le bienheureux Vincent au bienheureux Vincent. et je demande pourquoi, tenant M. de Saint-Cyran pour un hérétique très pernicieux, il ne l'a pas dénoncé... Je demande pourquoi, ayant su qu'ou devait faire interroger M. de Saint-Cyran, il eut soin de le faire avertir qu'il ne se contenta pas de répondre de vive voix ?... Je demande pourquoi, M. de Saint-Cyran ayant été mis en liberté, M. Vincent lui rendit encore une visite pour lui marquer combien il y était sensible ? Je demande pourquoi. M. de Saint-Cyran étant mort, M. Vincent alla d'abord jeter de l'eau bénite sur son corps?... Je demande pourquoi, étant du Conseil de conscience, il ne fit aucune représentation pour empêcher que l'on ne donnât à M. de Barcos l'abbaye de Saint-Cyran qu'avait eue M. son oncle, sachant très bien que M. de Barcos était dans les mêmes sentiments que M. de Saint-Cyran ? Je demande pourquoi M. Vincent voulut être le porteur de cette nouvelle et l'annoncer à M. de Barcos ?... ». Cf. Mémoires de Lancelot, II, pp. 485-487. Colbert se trompe s'il pense prouver par là que Vincent de Paul n'ait pas dit sur le compte de Saint-Cyran ce que nous savons, autographes en main, qu'il a dit. Mais l'argument est sans réplique contre ceux qui ne veulent pas admettre la variation qui nous occupe.
81
du nom et des paroles de cet abbé, qu'on faisait valoir pour contrebalancer le poids et l'autorité de ceux qui poursuivaient la condamnation du système de l'évêque d'Ypres ; tous ces motifs déterminèrent enfin le saint prêtre à révéler ce mystère d'iniquité (1) ». Et Maynard de son côté : « Le projet et l'existence d'une secte étaient un secret ignoré de tous et surtout de Vincent. Mais quand le bruit se fit autour de l'Augustinus, quand parut le livre de la Fréquente communion et que le trouble et la division s'introduisirent dans l'Église et dans l'État, dans les écoles et dans les communautés religieuses, dès lors il (Vincent de Paul) vit toute la portée des confidences de Saint-Cyran et des efforts que celui-ci avait faits pour le séduire ». Quoi de plus naturel ! Dans les premiers troubles jansénistes, Vincent a cru trouver l'explication de Saint-Cyran et la clef de ses propos. Cet homme qu'il avait tenu pendant quinze ans et plus pour un saint au cerveau quelque peu dérangé, lui apparaissait enfin dans sa vérité sinistre. Sous des dehors dévots et bon-enfant, Saint-Cyran n'avait cessé de préparer la machine qui allait déchirer l'Église; de former l'équipe de traîtres qui mets trait en branle le fatal engin. Éclairé trop tard par les événements, Vincent donnerait du moins l'alarme, et substituerait au bonhomme inoffensif du procès de Vincennes, le puissant, l'habile et tenace novateur qui est devenu, ou peu s'en faut, et grâce peut-être surtout à Vincent lui-même, le Saint-Cyran de l'histoire. Chétifs que nous sommes, oserons-nous combattre une substitution que sanctionne une autorité aussi considérable, en appeler de M. Vincent à M. Vincent, des terribles lettres du saint contre le sectaire, à la bénigne déposition de 1639 ?
(1) Cité par M. Coste, op. cit., pp. 32, 33. (2) Maynard, op. cit., II, pp. 281, 282.
82
Nous simplifions, nous idéalisons très vite nos morts. Ils ne sont plus là pour opposer la protestation de leur présence réelle, au fantôme ou trop embelli ou trop diminué que nous évoquons. Vivants, ils n'avaient même pas besoin de parler pour arrêter l'excès de nos admirations ou de nos mépris. Lorsqu'il déposait devant les juges de Saint-Cyran, Vincent de Paul avait encore dans les yeux ce visage de misère que nous avons dessiné plus haut, un pauvre homme dans toute la force du mot. Il voyait aussi, avec la même évidence, la naïveté, la piété foncière, le zèle touchant et très efficace de ce bon prêtre. Aussi convaincu de sa faiblesse que de sa vertu, il haussait les épaules à la pensée des conceptions grandioses et perverses dont on accusait son ami. Du reste, cette impression, il ne la devait qu'à lui-même. Pour connaître Saint-Cyran, il n'avait alors besoin de consulter personne, mais simplement l'image parlante qui s'était lentement et sûrement formée dans sa propre mémoire. Dix ans après, il jugera, plus ou moins, mais fatalement, sur la foi d'autrui. Et les jansénistes et les adversaires s'accordaient à faire de Saint-Cyran le chef du nouveau parti, les premiers, trop habiles pour ne pas se recommander d'un homme aussi considérable, et qui avait été leur ami, les seconds, trop combattus jadis par Saint-Cyran pour ne pas incliner volontiers à le rendre responsable du mal qui avait suivi sa mort. On ne dit pas que Vincent ait accepté bouche bée de pareils soupçons. Mais comment n'en aurait-il pas été frappé ? Ne répondaient-ils pas à l'idée que Saint-Cyran avait de lui-même et qu'il imposait aux candides? Après tout, ce mégalomane n'aurait-il pas essayé d'accomplir la mission exceptionnelle dont il se croyait chargé? Tout se paie en ce monde et surtout nos péchés mignons. Sa farouche légende, Saint-Cyran ne la doit peut-être qu'à sa propre vanité. Le premier jugement de Vincent de Paul était le fruit d'une série d'intuitions, contrôlées et confirmées les unes
83
par les autres, pendant une longue intimité avec Saint-Cyran. Intuitions irraisonnées, mais qui n'en paraissent que plus sûres. Alexandre n'aurait pas su défendre par de bons arguments la confiance absolue que lui inspirait son médecin. Il fit bien pourtant de boire la coupe. Ainsi de Vincent, lors du procès de Vincennes. Il avait l'esprit si juste et si fin! Le second jugement qu'il a fait de Saint-Cyran est d'un tout autre ordre. C'est la conclusion d'un raisonnement. Il pense appliquer le principe de causalité. Peut-être se laisse-t-il égarer par le post hoc, ergo propter hoc. « Je vois une secte organisée ; je cherche l'organisateur (1) ». Ce raisonnement nous impressionne, mais sans nous convaincre. D'instinct, je préférerais m'en rapporter aux intuitions de Vincent. Saint-Cyran lui-même, comme on va le voir, semble nous donner raison. Confessons-le. Il nous avouera peut-être que s'il rêva parfois, dans ses heures folles, d'établir une religion nouvelle, cette religion n'était pas le jansénisme.
(1) Post hoc, ergo propter hoc. On pense bien que nous ne coupons pas les ponts entre Saiut-Cyran et la petite armée janséniste. Au moment de la mort de Saint-Cyran, l'armée était là, prête au combat. Chacune des unités de cette armée avait été ou convertie, ou dirigée par Saint-Cyran. Tous le vénéraient. Il y avait donc en fait un groupement et très certaine. meut voulu, regardé avec complaisance par Saint-Cyran. Autre fait, non moins incontestable. Au sein de ce groupement, se dessine, dès 1643, (c'est-à-dire, dès que la bulle. d'Urbain VIII est promulguée en France, peu après la mort de Saint-Cyran) un mouvement schismatique. Tout le problème est de savoir si en présidant à ce groupement. Saint-Cyran a prévu et voulu cette révolte; s'il entendait avec et par cette armée, faire triompher, et contre l'autorité de lEglise, un programme défini. Voilà ce que peur nia part, j'ai peine à admettre et ce qui ne me parait pas démontré. Je ne dis pas non plus qu'Arnauld ait rien prémédité de pareil. Mais enfin il s'est trouvé en fait chef au moment critique, lorsqu'il a fallu choisir entre obéissance et révolte et c'est, me semble-t-il. Centrée en scène dArnauld qui a transformé en secte formelle, ce qui n'était jusque-là qu'une réunion, un peu inquiète, frondeuse, mais en somme, catholique.
|