Chapitre VIII
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CHAPITRE VIII : LE GRAND ARNAULD. LE JANSÉNISME ET LE SENTIMENT RELIGIEUX EN FRANCE PENDANT LE SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

I. Que la poésie de Port-Royal n'est pas janséniste. — Ce que serait mie poésie, un lyrisme janséniste. — Erreurs théologiques; bizarreries; esprit de secte. — Tout ce que nous admirons chez eux reste catholique.

II. Le grand Arnauld. — Un docteur qui n'est que docteur. — Ses jarretières. — Son innocence. — Ses martyrs. — Les « ballots ». — Le « testament spirituel». — Tartufe et le pharisaïsme doctoral. — La messe de tous les jours et Vincent de Paul. — « Cela n'appartient qu'à M. Arnauld». — Qu'il nous aide à comprendre ce que n'est pas la religion. — « Ce qui s'appelle vraie spiritualité leur est entièrement inconnu». — Arnauld et Bossuet. — Du lyrisme au mysticisme.

III. Influence d'Arnauld. — Directement il fait des sectaires. — La fureur doctorale « dévorant le coeur de la charité qui fait vivre l'Eglise». — Bourdaloue, Jurieu, Malebranche, Quesnel. — Les bureaux de diffamation. — Jansénisme négatif. — Piété catholique des premières générations jansénistes. — Peu à peu l'organe créera la fonction et la secte, l'hérésie. — Le jansénisme du XVIIIe siècle.

IV. Progrès et ravages de l'intellectualisme sectaire. — Un héros national. — Boileau et le grand Arnauld. — La guerre civile. — Prudence et modération des grands spirituels. — La bonne cause a eu ses Arnauld. — Influence fâcheuse de ces polémiques sur la vie intime du catholicisme français. —  Les agités. — Le P. Rapin et les modérés. — Le P. Rapin et, l'Evangile. — La retraite de M. Le Maître. — Les honnêtes gens et les mystiques. — « Polémiques déprimantes et stérilisantes ». — Le jansénisme et la retraite des mystiques.

 

I. Jusqu'ici nous n'avons pas quitté la première génération de Port-Royal, Saint Cyran, la Mère Agnès, les solitaires. Il est vrai que les dates nous refusaient Tillemont. Nous l'avons retenu néanmoins, sur la foi de Sainte-Beuve, comme représentant à merveille la ferveur de cet âge d'or qui seul nous intéressait. Nous l'avons assez

 

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répété, cette génération n'est pas, comme on l'avait dit, extraordinaire, unique dans l'histoire du sentiment religieux en France; mais elle a sa poésie à laquelle on aura bien vu que nous ne restions pas insensibles, et cette poésie, nous l'avons montré, je crois, est foncièrement catholique. Saint-Cyran, Agnès et les autres, nous n'avons pas caché leurs travers. Une ombre d'hérésie, ou plutôt de schisme, menace de les couvrir. Leurs vertus, leur prière en sont plus ou moins voilées, mais enfin ni ces vertus ni ces prières, ne contrarient directement les traditions de l'Église mère. Aussi bien il ne parait pas que la plupart d'entre eux aient adhéré d'esprit et de coeur aux dogmes jansénistes. De Saint Cyran on ne peut rien affirmer. J'ai dit pour quelles raisons je le verrais plutôt vaguement méthodiste ou illuminé que puritain. De la Mère Agnès et de beaucoup d'autres, tout nous invite à croire qu'ils ont repoussé très sincèrement les cinq propositions et que chez eux, la distinction du fait et du droit ne cache aucune finesse. Resterait la révolte qui n'est pas le même péché et qui trouble la vie intérieure d'une autre manière. Ici encore, au moins pour les femmes, nous avons plaidé les circonstances atténuantes. Quoi qu'il en soit, essayant de discerner dans ces âmes partagées et j'allais dire, dans ces saintetés manquées, ce qu'elles nous présentent de religieux, d'admirable, nous n'avons rien trouvé à admirer que de catholique. « Voulez-vous être le poète de Port-Royal, disait Vinet, sachez la théologie de Port-Royal » (1). Autant dire que la poésie de Port-Royal, c'est le jansénisme. Nous avons retourné, pour ainsi parler, cette affirmation. Voulez-vous être le poète de Port-Royal, disons-nous à notre tour, ignorez leur théologie, ou plutôt sachez-la, mais pour mieux comprendre que cette théologie, bien loin d'inspirer cette poésie, lui répugne au contraire, la combat, et dans la

 

(I) Port-Royal, I, p. 548.

 

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mesure où elle triomphe d'elle, la diminue, l'assombrit, l'épuise.

Cette poésie où donc serait-elle? Laissons, comme Vinet le faisait sans doute, la poésie du malheur, les archers assiégeant l'abbaye, les pauvres femmes exilées, et plus tard la maison rasée. Des pélagiennes persécutées par un roi augustinien ne paraîtraient pas moins touchantes. Laissons de même ce que l'on pourrait appeler la poésie de la conscience. Ils ont tout sacrifié, elles surtout, à ce qu'ils croyaient leur devoir. Cela n'est pas sans beauté, mais d'une beauté morale. Pélagiennes, encore une fois, elles n'auraient pas faibli davantage. Il ne peut donc s'agir ici que d'une poésie proprement religieuse, je veux dire, inspirée par une doctrine religieuse. Or on ne songe aucunement à nier qu'il y ait dans les cinq propositions un ferment lyrique. Ce Dieu lointain, muet et d'une terrible insouciance, cette grâce nécessaire, mais suspendue à de sinistres caprices, ce Christ avare et impitoyable, comptant sur la croix les rares prédestinés dont il veut le salut, on imagine sans peine le Lucrèce à rebours qui exploiterait pareille matière, les oraisons d'épouvante et de désespoir qui s'accorderaient à ces imaginations cruelles. Mais quoi! le premier Port-Royal ne nous montre rien de tout cela — et, pour le dire en passant, le vrai jansénisme ne nous en montrera qu'une caricature sordide et inanimée, car enfin ils n'ont jamais eu de lyriques. Dans cette première génération, la seule poétique, au dire de. tous les bons juges, nous avons cueilli les plus nobles fleurs. A la vérité celles-ci n'ont pas toutes le même parfum. La prière de la Mère Agnès n'est pas elle de Tillemont, mais ni l'une ni l'autre ne respire l'épouvante. Agnès, d'abord toute salésienne, puis élève de Condren, garde jusqu'au bout la double empreinte que nous avons dite et dont elle marque à son tour l'élite des religieuses. Sérieux profond, mais nulle angoisse. II y a peut-être moins de tendresse — non pas chez M. Hamon — mais

 

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chez Tillemont, chez Saint-Cyran. La face sublime de la religion les occupe davantage, mais on ne voit pas qu'elle les accable. Bérulle, Condren, M. Olier en plus magnifique, ont ce même esprit, d'ailleurs teinté de rigorisme, ainsi qu'on l'a vu plus haut. Quant aux erreurs doctrinales que l'on reproche à Saint-Cyran, il n'est pas démontré qu'elles aient pénétré jusqu'à la vie profonde d'un homme aussi peu cohérent et, dans tous les cas, ce n'est certainement pas là ce qu'il y a d'admirable dans ses écrits religieux. J'en puis dire autant des excentricités pénitentielles des solitaires. Si pour expier d'anciens désordres, certains d'entre eux cessent de dire la messe, prennent des habits couleur de cendre, se font appeler a Monsieur Charles » afin que périsse jusqu'au souvenir du nom de M. Duchemin, on peut, si l'on veut, s'attendrir à la vue de ces niaiseries, mais nul, j'imagine, ne les dira poétiques, et le très délicat Vinet moins que personne. Encore un coup, leur poésie n'est pas là.

Elle n'est pas non plus dans leurs concessions à l'esprit de secte. Sainte-Beuve s'est expliqué sur ce point avec toute l'énergie désirable. D'où je conclus enfin que cette première génération, abandonnée à ses vrais instincts, à sa grâce, n'aurait pas, si l'on peut dire, trop mal tourné. Elle a cédé comme tant d'autres aux influences mystiques de cette époque. Dans l'ensemble, elle côtoie d'assez près l'école française. Malheureusement leur étoile les a mis sur le chemin, sous la fascination d'un personnage dont la ferveur ne paraît pas douteuse, mais qui manquait d'équilibre. Vers ce même temps, une autre étoile et de plus fâcheux augure, présidait aux veilles ardentes, aux débauches spéculatives d'un théologien flamand, lié à Du Verger de Hauranne. Un in-folio se préparait, qui devait restaurer la pure doctrine d'Augustin et confondre à jamais les jésuites. Les amis de nos amis sont nos amis. Voilà donc Port-Royal embarrassé dans la fortune de ce livre que pour la plupart ils n'ont pas ouvert et dont leur propre

 

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vie intérieure repousse décidément les principes. Abandonnés, je le répète, à leurs inclinations personnelles, ils auraient sans doute souffert de la condamnation de l'Augustinus. Quelque mauvaise humeur, peut-être un soupçon de révolte, les auraient aigris. N'oublions pas néanmoins que le premier mouvement de l'honnête Singlin, l'héritier authentique de Saint-Cyran, fut de céder, de signer en gémissant. Quoi qu'il en soit, tout serait peu à peu rentré dans l'ordre. Les excentriques auraient gardé leur habit couleur de cendre, les scrupuleux, race éternelle, aimaient continué peut-être à ne pas dire la messe : on aurait vu quelques beaux essais de pénitence publique ; les filles de Port-Royal auraient trouvé dans les criminels bibliques la vive image des jésuites et de M. de Péréfixe. Bref des folies, des fautes, un ras-de-marée. C'eût été, comme avant la condamnation, une extrême droite catholique, avec ses archaïsants, ses rigoristes, encombrants, agaçants, mais peut-être utiles, comme contre-poids aux excès possibles de l'humanisme dévot ; ce n'eût pas été une secte. Pour le malheur commun de ces bonnes gens et de la France, un homme s'est rencontré (1)...

 

II. Surtout, n'allons pas le grandir, ce brave homme d'Arnauld, en faire un Calvin, un Luther, un ange de ténèbres. Ses adversaires de jadis l'ont vraiment trop pris au sérieux. La « corruption de son coeur », écrit Rapin lui-

 

(1) M. Strowski l'a dit mieux que moi, et nous ne faisons du reste, lui et moi, qu'expliciter les arrière-pensées de Sainte-Beuve : « L'inhumaine doctrine aurait pu, malgré tout, se développer avec humanité... Elle aurait pu aussi se développer d'une façon catholique et selon l'orthodoxie. M. de Saint-Amour, en 1652, M. de Barcos toujours, et sans doute la Mère Angélique (et Singlin, et d'autres) ont été d'avis de sacrifier les cinq propositions, de se soumettre à la condamnation prononcée par le pape, et de continuer à défendre la grâce efficace, au sens universellement admis (ou permis). Il y avait à choisir entre le chemin orgueilleux où s'engage Arnauld, réfutant, dogmatisant, anathématisant et subtilisant, et le chemin de la soumission où, par les écrits et surtout par l'exemple, les enfants de Saint-Cyran auraient montré ce qu'est un chrétien et ce qu'opère la grâce efficace ». Pascal et son temps, Paris, 19o7, I , p. 281, 282

 

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même, ce délicat. Le coeur d'Arnauld ne mérite pas tant  d'éloquence, son oeuvre non plus. Je l'avoue, il a fait une chose humainement grande : il a créé la secte janséniste, mais sans le vouloir, sans même y songer. On ne conteste pas son génie d'écrivain et de polémiste. Racine l'admirait fort et l'on ne dira jamais assez tout ce que lui doit Pascal'. Un peu massives, les Provinciales d'Arnauld n'en sont pas moins admirables. C'est l'homme chez lui, l'homme religieux, qui me paraît peu de chose. Pour tout dire crûment, il n'existe pas. Une machine à syllogismes, une mitrailleuse théologique au mouvement perpétuel, mais tout à fait dénuée de vie intérieure. Religieusement et moralement, Arnauld a dû mourir vers sa quinzième année. Dès sa première argumentation en Sorbonne, il a rendu l'Aine. Qu'avons-nous perdu ce jour-là, nous ne le saurons jamais. Il avait pour mère une sainte. Bien qu'assez déplaisant par son égoïsme placide, le père n'était pas sans bonté. La plupart des soeurs ont beaucoup de charme. D'Andilly n'en manque pas. On se moque volontiers de lui et il y prête, mais on l'aime. L'évêque, un peu finaud, mais tendre et capable de s'oublier. Bonne, très bonne race. Antoine paraît le moins aimable de tous, mais enfin il aurait gardé quelque chose d'humain. Le docteur a tout englouti.

Vivre ? Il n'en a pas eu le temps. Dès qu'il accorde une trêve à sa fureur doctorale, il somnole, il disparaît. « M. Arnauld s'endormait souvent après avoir roulé ses jarretières devant elle, ce qui la faisait un peu souffrir ». Ainsi le malin Nicole au malin Racine Elle, c'est 1fine de Longueville, laquelle ne pouvait « plus souffrir ses privautés u, nous dit de son côté le P. Rapin, qui ne le tenait pas de Nicole. « Lui qui ne sait pas vivre », encore le

 

(1) Cf. l'article décisif de M. Lanson, R. H. L., 1900, pp. 194, seq. et Strowski, op. cit., pp. 39, seq.

(2) Notes de Racine, citées par M. Gazier à la fin de son édition de l'Abrégé de l'histoire de Port-Royal, Paris, 1903, p. 201.

 

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P. Rapin. Mais nous, plus miséricordieux, plus justes, nous disons que s'il a jamais vécu, ce fut pendant ces pauvres heures où il roulait ses jarretières. Là reparaissait le Benjamin des Arnauld, celui d'avant la Sorbonne. Il ren• trait dans le réel, dans l'humanité. L'autre Arnauld, celui des livres et de la défense janséniste, n'est que psittacisme éloquent. Le P. Rapin lui ouvre l'enfer. Non, sa place est aux limbes, parmi les enfants éternels.

Oh ! que Racine et ses autres fidèles ont raison de nous le dire bonhomme et sans malice. Ce qui nous paraîtrait son crime inexpiable, selon le code des honnêtes gens, je veux dire d'avoir sacrifié à sa vaniteuse querelle les filles (le Port-Royal, cela même chez lui n'est pas une faute, n'appartient pas à la catégorie des actes humains. Guetté par le chasseur, cet oiseau rare, moitié faucon, moitié pie, va se cacher près du colombier. Ce serait déjà fort laid. Il trouvera mieux. Il veut en effet, il trouve tout simple que ces femmes le défendent, épousent sa cause, souffrent et meurent pour lui. Il leur donne sa procuration pour le martyre. Mais tout cela bonnement. L'épaisseur de son épiderme nous irrite sans doute, mais aussi elle nous désarme. Êtres complexes que nous sommes, nous ne pouvons pas réaliser la monstrueuse et candide simplicité d'un docteur qui n'est que docteur.

Il a eu d'autres martyrs, ceux par exemple qui pour introduire en France les ballots de ses livres, risquaient les galères. « Il y eut jusqu'à onze personnes dans les chaînes au sujet de ces ballots », écrit Sainte-Beuve, et parmi elles, un homme du premier mérite, qui sans le veto royal aurait été général de l'Oratoire, le vénérable P. Du Breuil, qui traîna de prison en prison les sept dernières années de sa vie. L'histoire n'est pas belle. Mais seul Arnauld nous occupe, lequel porte assez gaillardement les « traitements assez rudes a, c'est son mot, que l'on fait souffrir à ses amis. Il aurait voulu que Bossuet parlât au Roi. De qui? Des victimes? Oui, à la rigueur, s'il

 

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en avait eu le temps et le courage, mais au moins des ballots.

 

Je ne suis pas trop satisfait de votre ami (M. de Meaux)... Ce n'aurait pas été un grand effort de générosité de se rendre garant qu'on ne ferait rien contre (mon livre) ; il a assez d'accès auprès du roi pour lui faire entendre raison sur cela.

 

Sur quoi Jurieu :

 

La perte d'une intendance à un très honnête homme et celle de la liberté à deux fort honnêtes gens, ne lui font rien, quoi.. qu'ils soient ses victimes et qu'ils souffrent pour lui ; mais il ne peut souffrir qu'on supprime des ouvrages dont il croit qu'il lui doit revenir une grande gloire. C'est pourquoi, après avoir dit quelques mots (dans une autre lettre) en faveur de ses amis... il s'occupe tout entier à intercéder pour l'élargissement de ses livres. Il est idolâtre de ses productions, et l'on ne saurait le châtier par un endroit plus sensible (1).

 

« Sujet pénible » et qui a failli gêner Sainte-Beuve, d'ailleurs ravi de cet embarras. « Il semble mener un peu trop de front et presque ex-æquo (ceci est trop bienveillant) le soin de ces ballots et l'inquiétude pour les pers sonnes : il se plaint du séquestre des uns autant que de l'emprisonnement des autres. Cela fait un peu sourire. Ce n'était pas indifférence de sa part, ce n'était que bonhomie. Il ne cessa d'être tendrement préoccupé du Père du Breuil (1). » « Tendrement a est une façon de parler. Chez lui, nous assure le P. Quesnel, son commensal pendant longtemps, « les sens ont si peu de part à l'amitié... que la mort de ses amis ne change guère sa situation. Son état est l'image de la vie de la foi... Il a cet avantage de ne reconnaître, pour ainsi dire, ses amis et ce qu'ils ont d'aimable, que comme il connaît Dieu, et il est heureusement nécessité à ne s'y attacher que par des liens spirituels et sacrés (2) ».

 

(1) Jurieu. L'esprit de M. Arnauld, I, pp. 26-28 ; Port-Royal, V, pp. 325, 329,

(2) Un janséniste en exil, correspondance du P. Quesnel... publiée par

Mme A. Le Roy, Paris, 19oo, I, pp. 151, 152.

 

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A merveille! jusqu'à ses amis qui le mettent hors de l'humanité. Nul moyen sans cela, je ne dis pas seulement de l'excuser, de le souffrir, mais de le comprendre.

Un document de premier ordre nous atteste cette irréalité, cette inconscience presque totale. C'est la Déclaration autobiographique, ou plutôt l'apologie suprême que l'on appelle dans le parti « le testament spirituel (le M. Arnauld ». Il a rédigé cette pièce décisive « du lieu de sa retraite », le 16 septembre 16i9 ; il l'a relue et ratifiée purement et simplement, le Io juin 1694, peu de jours avant de mourir. Testament, mais sous forme de prière, de psaume. Il répond aux accusations diverses portées contre lui et prend Dieu à témoin de la parfaite innocence de ses propres voies. « Vous savez, ô mon Dieu... » ; « Daignez, ô mon cher Jésus... ». Tout y vient, même la légende de Bourgfontaine. — Arnauld avait neuf ans lors de cette prétendue « assemblée de déistes a, à laquelle l'insigne maladresse de ses adversaires le faisait assister. — Il assure même et avec le plus grand sérieux qu'il n'est jamais allé au sabbat. Comme il ne voit rien autre à dire au grand Juge, il l'entretient solennellement de ces bêtises. Pour le sérieux, trois lignes nous suffiront :

 

Quelque touché intérieurement que je fusse de l'état déplorable où 1'Eglise de France se trouvait réduite par ce fantôme du Jansénisme, depuis même cette paix (de Clément IX) qui est si mal observée d'un côté, j'ai attendu en silence que vous-même, ô mon Dieu, apportassiez quelque remède à ces maux; ET VOUS SAVEZ QUE JE N'AI EU AUCUNE PART A CE QUI A PARU EN PUBLIC QUI Y AIT PU AVOIR RAPPORT. Ainsi ma conscience ne me reproche d'avoir rien fait par imprudence, ou par un zèle mal réglé, qui ait pu donner occasion de me faire regarder comme un chef de parti dont on devait observer toutes les démarches (1).

 

Si peu au courant que l'on soit de l'histoire du jansénisme, on ne me contredira pas si j'affirme que

 

(1) Vie de M. Arnauld. Dernier volume des Oeuvres complètes, Lausanne, 1783, p. 43 des pièces justificatives.

 

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cette phrase est prodigieuse. A la lire, le P. Rapin déchirerait sa robe, et crierait au sacrilège. Nous ne ferons rien de semblable, persuadé qu'Arnauld se raconte ici, à son « cher Jésus m, tel qu'il se voit. Je ne dis pas qu'il ait renoncé pour la circonstance à ses finesses de dialecticien. La phrase est adroite et flaire souvent la restriction mentale. Il a pris ses précautions même avec le grand Juge. Mais enfin il ne ment certainement pas. L'agneau de la fable n'était pas plus sûr de son fait. D'où nous le tenons. Quand on est capable d'une telle inconscience, on n'est plus homme. Ce qui fait de nous des êtres moraux, c'est le privilège, noble et douloureux, de nous entrevoir par moments, sinon de nous bien connaître. Perdus de crimes, nous ne nous parlons pas à nous-mêmes de nos vertus. Le Tartufe de Molière aurait écrit son Testament spirituel dans les mêmes termes, mais seulement pour la galerie et s'il l'avait écrit au lit de la mort, du moins aurait-il réalisé pleinement l'horreur de cette imposture suprême. Mais les pharisiens de la doctrine, pas plus que les autres, ne savent qu'ils sont des pharisiens. Comme la psychologie de Molière paraît courte auprès des perspectives que nous ouvre l'Évangile sur l'hypocrisie substantielle, sereine, inaccessible aux remords, que nous pouvons être! En vérité, la pauvre figure que fait Tartufe, comparé à ce grand Arnauld, remerciant le ciel de l'avoir aidé à ne répondre aux calomnies des Jésuites que par un silence plein de pardons ; de l'avoir sauvé de l'esprit de secte ! Merveilleuse psychologie et trop profonde pour la scène ! Le public ou bien se laisserait prendre à l'onction d'un si brave homme, ou bien le jugerait plus fourbe que Tartufe. Double contre-sens qui gâterait tout (1) !

 

(1) Dans l'explication que je donne du Testament spirituel, je suis de près les conseils des éditeurs jansénistes « Ce serait, écrivent-ils, un fort grand péché de ne pas ajouter foi à ce qu'il veut bien nous dire des dispositions de son âme dont il est, après Dieu, le seul juge et le seul témoin,. La présence et la majesté du Juge à qui il parle doit imposer silence et faire regarder en cela sa cause comme une cause réservée au juge des coeurs ». A merveille, et l'on a bien vu que nous ne commettions pas ce « grand péché ». Mais, d'un autre côté, ces messieurs avouent que tout n'est pas clair dans cet invraisemblable document. « Si on y trouvait quelque chose où l'on ne croirait pas pouvoir entrer, ce qui assurément ne touchent ni la foi ni les bonnes moeurs, on n'en doit pas faire un sujet de contestation et de dispute ». A Dieu ne plaise! Mais il faut tacher de comprendre. C'est ce que nous avons fait et qui nous empêche de louer Dieu « des grands dons de lumière et de grâce qu il avait mis dans ce coeur si ardent de l'amour de la vérité ». Cf. op. cit., p. 34.

 

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Mais qu'avons-nous besoin du Testament spirituel (1)? Le grand Arnauld, tel que nous venons de le décrire, est déjà tout entier dans la Fréquente communion. Vincent de Paul ne s'y est pas trompé. Un beau livre certes, mais tout extérieur et vide; le livre d'un homme qui ne réalise pas ce qu'il écrit et qui ne s'élève pas au-dessus de la rhétorique pieuse. Pas une ligne qui nous livre l'homme, le prêtre ; qui nous ouvre les sources vives.. première vue, on peut s'y tromper, car c'est d'excellente rhétorique. Mais Arnauld lui-même a pris soin de dissiper cette erreur. Comment prendre au sérieux un homme qui après avoir écrit tant de pages, et sublimes, sur les formidables dispositions que l'on doit apporter à la célébration des saints mystères, nous apprend sans sourciller et la bouche ronde, qu'il dit la messe tous les jours? Confession qui vaut un suicide. Le moyen de le prendre pour un Pascal? Que faire de lui? Pitié? Ironie ? L'un et l'autre. Écoutez plutôt Vincent de Paul :

 

Et quand on fermerait les yeux à toute autre considération, pour remarquer seulement ce qu'il dit en plusieurs endroits des dispositions admirables sans lesquelles il ne veut pas qu'on communie, se trouvera-t-il homme sur la terre qui ait si bonne opinion de sa vertu qu'il se croie en état de pouvoir communier dignement ? Cela n'appartient qu'à M. Arnauld, qui, après avoir mis ces dispositions à un si haut point qu'un saint Paul

 

(1) Dans ce même Testament, il nous assure qu'il a toujours répudié le dogme janséniste. « Vous m'êtes témoin, ô mon Dieu, que j'ai condamné très sincèrement les cinq propositions ». Pourquoi pas? Je sais bien qu'on leur a souvent reproché leur manque de franchise en la circonstance. « Il est impossible, écrit M. Rébelliau, qu'ils aient été sincères en souscrivant à une condamnation qui atteignait leur doctrine sur la grâce ». (Lavisse, Histoire de France, VII, I, p. toi). Mais non, rien n'est impossible à de pareilles natures. Leurs ressources d'inconscience sont infinies.

 

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eut appréhendé de communier, ne laisse pas de se vanter, par plusieurs fois, dans son apologie, qu'il dit la messe tous les jours ; en quoi son humilité est aussi admirable qu'on doit estimer sa charité et la bonne opinion qu'il a de tant de sages directeurs, tant séculiers que réguliers, et de tant de vertueux pénitents qui pratiquent la dévotion et qui les uns et les autres servent de sujet à ses invectives ordinaires (1).

 

« Cela n'appartient qu'à M. Arnauld ». Voilà de ces mots qui déchirent les apparences, qui pénètrent jusqu'à la vérité profonde, qui disent le tout d'un homme. Vincent de Paul sait bien que dans l'histoire de la littérature et surtout des polémiques religieuses, les Arnauld ne se comptent pas. Mais Antoine les résume, les annonce, les surpasse tous, comme une idée pure surpasse les êtres mêlés qui tout en la réalisant, la diminuent plus ou moins. Manifestement sincère, j'en suis du moins persuadé, le beau pharisaïsme du grand Arnauld réunit, incarne toutes les variétés du mensonge religieux, et pour que rien ne manque à sa perfection d'archétype, il est éloquent. Nul ne peut aussi bien que lui nous aider à comprendre ce que n'est pas la vie religieuse. Eh ! sans doute, nous connaissons une foule d'êtres chez qui le sentiment religieux se trouve comme atrophié. Mais ceux-ci,d'ordinaire, ignorent la religion, ou ils la méprisent et ne s'occupent d'elle que pour la combattre. Ils ne se croient pas et l'on n'est pas tenté de les croire religieux. Arnauld tout au contraire.

 

Grand Dieu, j'ai combattu cinquante ans pour ta gloire !

 

Sainte-Beuve lui-même l'a pris pour un grand chrétien, et Boileau. Il a même de la dévotion. A la vérité, l'énorme travail qu'il doit fournir le sèvre souvent des douceurs de la prière. Seul, devant Dieu, il lui arrive de continuer ses arguments, de pourfendre les jésuites. Ou bien il sommeille. Mais ne lui croyez pas l'âme sèche. La grave

 

(1)  Lettre citée dans le Saint Vincent de Paul de la Bibliothèque française, édité par M. Calvet, Paris, s. d. (1913), pp. 135, 1376

 

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passion qui soulève les périodes de la Fréquente communion est presque d'un Père de l'Église. Son Testament spirituel a dû beaucoup l'attendrir. Il pleurait peut-être de reconnaissance quand il nous racontait sa messe de tous les jours. Eh ! quoi, n'était-il pas ému lui aussi et tout pénétré d'une paix quasi céleste, cet Arnauld de l'ancienne loi qui rendait grâces dans le Temple ? De celui-ci nous ne connaissons que deux ou trois mots et qui sonnent assez mal à nos oreilles chrétiennes. Mais le reste de sa prière pouvait être fort touchant. Quoi qu'il en soit, ils se ressemblent comme deux frères, à quelques nuances près que le pharisien du I siècle parait bien excusable d'avoir négligées. Ils ont la foi, les oeuvres, le zèle, surtout le zèle ; ils ont la joie d'une conscience satisfaite, le ciel déjà sûr la terre, mais un ciel où il manque Dieu. Leur religion n'est qu'une apparence, qui a bien pu les tromper eux-mêmes, mais qui ne doit pas nous tromper.

On entend bien que je prends ici religion au sens fort, au sens éclatant du mot. Il ne s'agit pas de ce minimum de vie intérieure qui est nécessaire au salut et que du reste personne n'aurait le droit de fixer. Nous disons simplement que, du point de vue historique et littéraire où nous devons nous tenir, la vie intérieure d'Arnauld parait vulgaire, insignifiante, qu'elle ne correspond d'aucune manière aux prétentions du personnage ou à sa légende. Pierre et Jean n'ont pas eu plus de religion que lui, mais ni Pierre ni Jean n'ont publié la Fréquente communion; ils n'ont pas fondé de secte ; ils ne nous ont pas donné le droit et nous n'avons pas le moyen de les confesser.

Noverim me, noverim te. Arnauld est exactement le contraire d'un mystique. Il s'ignore tout à fait lui-même, encore moins se méprise-t-il. L'infini ne le tourmente point. Docteur, il croit le tenir (1). Il n'a jamais pénétré dans

 

(1) Ce n'est pas là un cas de « bovarysme » pour employer le mot nouveau qu'on a donné à une très vieille chose. Le bovarysme, dit M. Jules de Gaultier, est a le pouvoir départi à l'homme de se concevoir autre qu'il n'est ». Or, il y a sans doute du bovarysme chez Arnauld. Ainsi lorsqu'il se flatte d'avoir gardé le silence, d'avoir observé jalousement la trêve de Clément IX. Néanmoins dans l ensemble il se conçoit tel qu'il est. Il ne se trompe que sur le nom. Il appelle « religieux s un état d'esprit qui ne l'est pas. Le vrai bovaryste — Emma par exemple — a de l'inquiétude, du malaise. Il se désire plutôt qu'il ne se conçoit autre qu'il n'est. Il fait effort pour se hausser à la perfection du type rêvé. Arnauld est au contraire pleinement satisfait ; il peut bien imaginer un autre Arnauld supérieur au D'Antoine, mais dans le même ordre de perfection. Il ne fait pas de châteaux en Espagne, parce qu'il ne sait pas même qu'il y a une Espagne.

 

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cette zone profonde de notre être, où l'on cherche, où l'on trouve Dieu. L'autre zone, toute de surface, celle où se construisent les arguments et où se déroulent les phrases, lui suffit. Là est son activité, son bonheur, sa facile paix, sa vertu, sa prière, sa gloire. C'est de là qu'il juge, et les autres âmes et la sienne propre. Là est pour lui le lieu de la rencontre entre Dieu et l'homme. Les grands spirituels ont fort bien décrit cette illusion et cette impuissance. A qui veut entendre et trouver Dieu, ce qui est nécessaire, écrit le P. Surin,

 

c'est l'entendement humilié, de quoi sont fort éloignés les savants qui ont de l'orgueil : car quoiqu'ils semblent doux... s'ils sont pleins de confiance en leurs lumières propres et en leurs raisonnements, jusqu'à se fâcher grièvement quand on leur résiste, ils demeurent si bas, pour le regard de Dieu qu'ils ne sont pas assez proches de lui pour l'entendre, car il prononce toujours sa parole en silence. C'est merveille combien les savants sont établis en l'estime de leurs raisonnements et de leurs spéculations : ils sont si pleins de cette estime, qu'ils méprisent, sans pourtant la connaître distinctement, cette même parole qui seule est capable de les rendre sages,

 

et de les introduire dans l'ordre religieux.

 

Car quoique Notre-Seigneur, s'ils sont gens de bien et qu'ils cherchent son service, leur communique plusieurs bonnes lumières, néanmoins celles qui sont de la vraie sagesse divine, leur sont entièrement cachées et ce qui s'appelle vraie spiritualité — disons : vraie religion, car c'est tout un — leur est entièrement inconnu, jusqu'à ce qu'ils se soient humiliés

 

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par la vraie persuasion qu'ils sont peu de chose, et qu'effectivement ils entrent en défiance de leur propre sagesse (1).

 

Cette doctrine, cette éloquence, dont Arnauld est si fier e' qui lui font croire qu'il aime Dieu, voilà comme les mystiques les jugent. Incapable de silence et de ce qu'on a appelle vraie spiritualité ». Que de lumière dans ces quelques mots ! Il est vrai, la grâce multiforme et qui nous prend tels que nous sommes, peut s'accommoder de ces infirmités brillantes. Nous connaissons un autre docteur, un autre éloquent et dont nous ne dirons jamais qu'il manque de vie intérieure. C'est celui-là même à la pensée de qui nous ne pouvons souffrir qu'Antoine Arnauld soit appelé grand.  Il n'y a pas de « littérature » dans les Pensées de Pascal, il y en a dans les fameuses lettres à une demoiselle de Metz, dans les Sermons, dans le Traité sur la concupiscence; mais il n'y a pas que cela. Parvenue à un certain degré, l'éloquence de Bossuet, l'enlève tellement à lui-même qu'il se « perd », comme il le répète souvent, et que se perdant, il se trouve. A ce maître unique des arguments et des phrases, les arguments et les phrases finissent par ne plus suffire. Echauffe, entraîné par le « discours », il entrevoit, il désire, il touche enfin cette région du mystique silence, où le fond de l'âme rencontre Dieu. A force de lyrisme, il devient, sinon mystique, du moins proprement « spirituel a, confirmant de la sorte la thèse du P. Surin et tout ensemble la complétant. Rien de pareil chez Arnauld. Bossuet, du reste avec plus de génie, a l'âme plus simple, plus humble, plus sereine, par suite plus religieuse. Et puis aux ténèbres qui aveuglent le docteur qui n'est que docteur, s'ajoutent chez Arnauld les fumées de la dispute et cinquante ans de polémique. II n'avait pas de haine, affirme Racine. Eh ! je le crois Lien ! Sa colère est innocente, je veux dire, irréelle, creuse comme tout le reste. L'âme profonde ne s'y trouve pas engagée.

 

(1) Les fondements de la vie spirituelle, Lyon, 1682, pp. 293, 294.

 

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Aussi peut-il se voir plein de mansuétude comme il s'est vu religieux. Il n'est sérieusement ni l'un, ni l'autre. Mais cette fièvre de combat, cette virulence chronique achèvent de l'extérioriser, de le déshumaniser, de le rendre réfractaire à tout recueillement, à tout silence, à toute religion véritable.

III. Tel homme, telle influence. L'abbé de Saint-Cyran a une vie intérieure, plus ou moins désordonnée, mais sérieuse. Son action normale est religieuse : elle aura, si l'on peut dire, la couleur de sa piété, de ses doctrines, bonnes ou mauvaises ; il ne prépare des sectaires qu'indirectement. La propagande d'Arnauld suit une ligne tout opposée. Directement il fait des sectaires et ce n'est que par l'intermédiaire de l'esprit de secte, qu'il modifiera insensiblement, entendez qu'il jansénisera, lui si peu janséniste, si peu tourmenté par la pensée d'un Dieu terrible, la vie intime d'un grand nombre.

Il a formé ses disciples à son image, développant en eux cette fureur doctorale, cette « aigreur que rien ne peut adoucir n, comme parle Bourdaloue.

 

On les voit toujours allumés de colère, écrivait M. Olier, pleins d'invectives et d'injures contre leurs frères, dévorant le coeur de la charité qui fait vivre l'Eglise, par l'amertume de leur zèle fier et insolent, engendrant le mépris de tout ce qui n'est de leur parti, pour être seuls ouïs et regardés de tous, comme des gens singuliers et extraordinaires en l’Eglise.

Ma fille, vous savez ce que cette teinture peut faire de ravage dans une âme particulière et même dans une société. Que pensez-vous qu'opèrent de malheurs dans le corps universel des fidèles de semblables personnes ? Qu'est-ce que Dieu demande pour être l'instrument de sa grâce et de sa bénédiction en l'Eglise? Une âme douce et humble de coeur; des personnes soumises, simples, respectueuses, démises de leur sens, en qui rien ne paraît de propre, où tout est absorbé dans la vie de Dieu et de son fils Jésus (1).

 

(1) Lettres de M. Olier, II. pp. 146, 147.

 

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Il leur a transmis son inconscience héroïque. « On est sévère u, disait Bourdaloue, « mais en même temps » on conserve e des haines implacables,

 

on est sévère, mais en même temps, on entretient des partis contre ceux qu'on ne se croit pas favorables..., on les poursuit avec chaleur... on ne manque pas une occasion de déchirer le prochain et de déclamer contre lui (1)...

On a trouvé moyen de consacrer la médisance, de la changer en vertu et même dans une des plus saintes vertus, qui est le zèle de la gloire de Dieu : c'est-à-dire qu'on a trouvé le moyen de déchirer et de noircir le prochain, non plus par haine ni par emportement de colère, mais par maxime de piété et pour l'intérêt de Dieu... Cette direction d'intention rectifie tout cela. Elle ne suffirait pas pour rectifier une équivoque, mais elle est plus que suffisante pour rectifier une calomnie, quand on est persuadé qu'il y va du service de Dieu (2).

 

Il est jésuite, mais les arguments n'ont pas de robe. Qui lui répondra jamais, qui dispensera le chrétien d'obéir à l'Evangile ? Ecoutons un protestant :

 

Ces messieurs, écrit Jurieu, n'ont pas toujours tort dans le fond, mais ils pèchent extrêmement dans les manières. Les plus justes censures deviennent des libelles diffamatoires, quand on les fait par un esprit de vengeance et qu'on les répand clandestinement. Dieu ne veut pas défendre la vérité avec la même méthode dont le démon se sert pour semer les calomnies et pour établir le mensonge. Ces messieurs, sous prétexte de venger Dieu des outrages qu'on lui fait, satisfont leurs passions particulières, Nous pouvons dire que, de tous lei, saints, il n'y en a jamais eu de plus désespérément vindicatifs que les jansénistes. Car pourvu qu'ils n'emploient ni le fer, ni le feu, ni le poison, à cela près, ils croient que tout leur est permis contre leurs ennemis (3).

 

(1) Cité par Sainte-Fleuve, Port-Royal, II, p. 16g, qui avoue, en note, que ce portrait d'Arnauld et des siens est « ressemblant ».

(2) Sermon sur la médisance,  1ère partie, Cf. F. Castels, Bourdaloue, Paris, 1904, pp. 315, seq.

(3) L'esprit de M. Arnauld, I. pp. 72, 73.

 

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Les vrais disciples de Saint-Cyran, plus charitables d'ailleurs que leur maître, n'auraient pas voulu d'une polémique aussi manifestement opposée à l’Evangile.

 

L'excès que l'on commet en défendant la vérité peut être une preuve que ce n'était pas elle que l'on défendait. Car comme la vérité est Dieu même, plus on a d'amour pour la vérité, plus on est proche de Dieu (1).

 

Ainsi parlait M. Ramon. Arnauld l'emporta.

 

Je vous renvoie la Morale pratique (des jésuites) écrivait le P. Malebranche au P. Le Tellier..., et je plains fort M. Arnauld de ressembler exactement (et plus qu'un frère) à l'auteur de ce livre infâme. Ce n'est pas seulement son style, c'est encore un même tour d'imagination... (Il) ne craint pas de prendre Dieu à témoin qu'il a été poussé par la charité qu'il a pour les jésuites, à publier tant de calomnies ; assurément ces deux auteurs se ressemblent fort, et ne connaissent guère leur disposition intérieure.

 

Comme on le voit, Malebranche nous donne raison.

 

Si ce n'est peut-être, ce qui fait horreur à penser, qu'ils aient voulu calomnier de gaieté de coeur et de guet-apens, ce que je m'efforce de ne point croire tout à fait, malgré les preuves pressantes que nous en avons (2).

 

Calomnie ou médisance, perdre de réputation quiconque leur fait obstacle, telle sera dès lors la consigne du parti :

 

Les Romains verront ce qu'ils y gagneront, écrivait Quesnel. Puisqu'ils ne veulent point de paix, ils n'en auront point, et puisqu'ils veulent bien que l’Eglise soit désolée par leurs folles prétentions, ils porteront le paquet au jugement de Dieux (3).

 

(1) Principes de conduite dans la défense de la vérité, 1734, p. 7. J'ai déjà parlé des scrupules de Tillemont. Comme lui, son ami Thomas du Fossé tache de rester charitable.

(2) Blampignon. Etude sur Malebranche, suivie d'une correspondance inédite, Paris, 1862, p. 41 des inédits.            

(3) Un janséniste en exil, op. cit., I, p. 272.

 

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L'injure leur devient naturelle. « Ces gens-là sont des misérables » (1) dit encore le P. Quesnel, il parle de dominicains coupables de n'avoir pas défendu un de ses livres. « Que ces gens-là sont méprisables! il parle des cardinaux.

 

La guerre entre les bénédictins et les jésuites s'échauffe... Les jésuites sont bien battus, mais ces ladres ne sentent rien qu'une passion ardente de calomnier sans pudeur. I1 n'est pas que vous n'ayez entendu parler d'une tragédie des jésuites d'Ancône (quelque scandale). On avait offert de la mettre dans la Gazette de Hollande, mais ne sachant pas si elle est vraie, j'ai attendu (1).

 

C'est un sage : il ne veut pas de fausse joie, il attend les pièces du procès. Mais dès que le scandale sera certain, il le criera sur les toits. Ne fait-il pas beau voir l'auteur des Réflexions morales sur le Nouveau Testament, apprendre à la Hollande protestante, les désordres d'un jésuite d'Ancône? Evidemment, il aimerait mieux un jésuite plus connu. Aussi quel triomphe quand on lui apprend de Paris que le P. Bouhours fait parler de lui ! Il ose à peine y croire. Ce serait trop beau. Pendant trois semaines, ses lettres reviennent à cette aventure. Par lui, demain, les presses de Hollande en aviseront l'univers (4).

Voilà bien leur tendance à tous et d'autant plus accusée qu'ils s'éloignent davantage de la période primitive. De très bonne heure, et le quartier-général du parti et les centres provinciaux, deviennent des officines, des bureaux de diffamation. Nous aurons du reste plus d'une fois l'occasion de les voir à l'oeuvre, car nos mystiques n'ont pas eu d'ennemis plus acharnés. Pour l'instant, qu'il nous suffise d'avoir souligné chez eux la prédominance de l'esprit sectaire. Ils sont plus anti-jésuites ou anti-romains,

 

(1) Un janséniste en exil, II, p. 55.

(2) Ib., I, pp. 385, 386.

(3) Ib., Il, p. 73.

(4) Ib., I, p. 176, seq.

 

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que sérieusement jansénistes. Leurs dogmes les occupent beaucoup moins qu'on ne le croirait : ils les défendent et par l'offensive ; ils ne songent guère à les vivre. Il est vrai que dès l'apparition du livre d'Arnauld, on remarque une diminution notable dans le nombre des communions, mais la promptitude même de ce résultat donne à réfléchir. Ce ne fut là peut-être pour plusieurs qu'un jansénisme tout négatif. Chrétiens frivoles, ils auront allègrement saisi le beau prétexte qui s'offrait à eux de rompre avec des pratiques gênantes. J'ai déjà dit que Port-Royal continue à communier fréquemment. A l'abbaye de Gif, dont l'abbesse, ancienne élève de Port-Royal, Anne-Victoire de Clermont de Monglat, avait fait une des citadelles du jansénisme féminin, on communie plusieurs fois par mois. Nous le savons, chose curieuse, par le testament d'un des chapelains jansénistes de Gif, qui lègue tous ses biens au monastère, à condition qu'il participera « à la communion » générale des religieuses qui a lieu plusieurs fois chaque « mois » à des jours clairement désignés n. Jansénisme encore tout négatif lui aussi, me semble-t-il, cette critique imprudente des grandes dévotions catholiques. Ni Saint-Cyran, ni le premier Port-Royal n'avaient donné dans ce dangereux travers. L'Augustinus lui-même n'y conduisait pas logiquement. Mais il fallait faire pièce aux jésuites, au P. de Barry, au P. Crasset, les discréditer par tous les moyens. Jansénisme négatif ou d'opposition, ces essais de pénitence publique, approuvés d'ailleurs par quelques prélats à peu près orthodoxes — tels que le cardinal Le Camus — et voués à un échec certain. Parades auxquelles seuls les naïfs se laissaient prendre, mais qui servaient à maintenir l'agitation contre la morale relâchée. J'en pourrais dire autant des autres singularités et par exemple des

 

(1) Alliot. Histoire de l'abbaye et des religieuses bénédictines de Notre-Dame du Val-de-Gif, Paris, 1892, p. 229, « Quand Madeleine de Chaulnes meurt en 1681, « ce fut l'abbesse elle-même (Mlle de Clermont) qui voulut qu'on écrivit, dans la Nécrologie, l'amour que cette moniale avait pour la fréquente communion ». Ib., p. 227.

 

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extravagances liturgiques imaginées par le De Petitpied : pas de fleurs sur les autels, le moins de cierges possible, l'église nue à la genevoise. La sévérité croissante et souvent excessive des confesseurs paraît un phénomène plus grave, mais elle n'est pas, comme nous l'avons dit, le fait des seuls jansénistes. Au reste je sais bien qu'on ne joue pas impunément avec les principes. Par toutes ces infiltrations, l'erreur s'insinue, elle menace de gagner les couches profondes où se forme la vraie prière, de désorienter, puis de fausser pour de bon les consciences. Mais ce travail de pénétration, de réalisation exige beaucoup plus de temps qu'il n'en faut pour une adhésion théorique, psittaciste et de combat. Ce qui s'est développé d'abord et très vite, c'est l'esprit de secte. La naissance d'une spiritualité nouvelle et proprement hérétique, d'une religion de terreur, ne viendra que plus tard. On n'est encore janséniste ni d'esprit, ni de coeur, mais pour diverses raisons, on se donne au parti, on s'identifie avec lui, on souffre, on combat pour lui. Malgré soi néanmoins, on lui refuse ce dont on ne peut du reste disposer soi-même au gré de la fantaisie ou de la passion, à savoir le fond de l'âme (1). Dans la mesure où l'on vit d'une vie religieuse, on reste fidèle aux principes que la secte condamne et que l'on condamne de bouche avec elle. Ainsi le grand Arnauld, si tant est que l'on puisse découvrir chez lui une ombre de vie intérieure. Sa prière est moliniste, au moins autant que celle du jésuite des Provinciales. Ainsi Quesnel, qui nous occupera plus tard, sectaire déterminé s'il en fut, mais, pour sa dévotion personnelle, tout oratorien, et même plus tendre, plus facile que le P. de Bérulle. Il me parait aussi peu janséniste

 

(1) Très peu réalisent ce dont il s'agit. Ceux qui se rendent compte, hésitent beaucoup. De ces dernières, Mme de Sévigné est un exemple tout à fait intéressant. Cf. Castets, Bourdaloue, Paris, 1884, II p. 85 seq. L'analyse de M. Castets est très ingénieuse, mais ne me semble pas démontre la jansénisation finale et complète de la marquise. En tous cas, Mme de Sévigné a fort bien vu où tout cela menait.

 

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que François de Sales. Il le sait bien du reste, le malheureux, et c'est là ce qui nous le rend beaucoup plus déplaisant qu'Arnauld, lequel après tout, ne se connaît pas.

Jansénisme extérieur, factice et comme plaqué. Il n'y a rien là de réel et de vivant que la haine du jésuite. Beaucoup d'autres sont plus foncièrement rigoristes, comme aussi bien les maîtres de l'école française, mais sans qu'on les puisse dire sérieusement acquis aux dogmes cruels de l'Augustinus (1). Bon gré, mal gré, l'humanisme dévot tient bon. Il garde la maîtrise des âmes, on ne lit plus l'Introduction à la vie dévote et, si l'on osait, on la déclarerait semi-pélagienne. Pratiquement néanmoins on se conforme à ses directions. Ce n'est pas moi qui le dis, mais un savant controversiste de cette époque. A la théorie janséniste, le P. Le Porcq oppose triomphalement la prière des jansénistes eux-mêmes et les « sentiments » très orthodoxes « qu'inspire l'esprit de piété », à tous les spirituels de la secte :

 

Je fais voir, dit-il dans sa préface, que ce que l'esprit de piété dit au coeur de ceux qu'il anime, est formellement opposé à la doctrine de Jansénius ; qu'il porte l'âme à penser et à croire que Dieu ne manque jamais le premier de fidélité au juste... Il est peu d'ouvrages de piété ou plutôt il n'y en a aucun où ces sentiments ne se remarquent (2).

 

 

(1) Il y a naturellement des exceptions. On peut voir par exemple un beau cas de jansénisation totale dans l'Histoire abrégée de la conversion de M. Chanteau écrite par feu M. Feuillet, chanoine de Saint-Cloud. Nouvelle édition, Paris, 17o6.

(2) Les sentiments de saint Augustin sur la grâce, opposés à ceux de Jansénius, par le P. Jean Le Porcq, Lyon, 17oo. préface. Il cite : Godeau, Hermant, la Mère Agnès, Desmares, Saint-Cyran, M. de Saci, Le Tourneur, Feydeau et Nicole. Il  y a pourtant une exception et que Le Porcq ne mentionne pas, c'est Dom Gerberon, Celui–ci a vraiment essayé de faire accorder la vie spirituelle avec le dogme de l'Augustinus. Son livre, Le miroir de la piété chrétienne, Liège, 16ss, est un vrai manuel de désespoir. Qu'on en juge sur cette prière « O abîme des jugements de Dieu, je tremble lorsque je pense que de ceux-mêmes qui ont reçu la fini, et qui ont vécu dans les sentiments et dans les exercices de la piété chrétienne, il y en a plusieurs à qui vous n'avez donné cette grâce que pour un temps et que par un secret jugement vous les devez laisser tomber dans l'erreur et dans le crime, et enfin les laisser mourir dans leur péché». Ou encore « Quelle terreur... me donne votre justice, lorsque je considère que d'un si grand nombre de justes, il y en a si peu à qui votre miséricorde donne cette grâce singulière, sans laquelle quelque sainteté que l'on ait eue, l'on finit sa vie dans le crime et l'on est irrévocablement damné »! Le Miroir... pp. 151, 156. Mais, chose bizarre, de si abominables principes altèrent à peine l'allégresse dévote de Dom Gerberon. « Que puis-je, dit-il encore, que me jeter entre vos bras et m'abandonner à votre amour». Au reste, Dom Gerberon est l'enfant terrible du parti. Sa courageuse franchise gênait fort ses coreligionnaires, Je crois aussi qu'il était fou. Exil, prisons, il eut beaucoup à souffrir. Sur ses vieux jours, il se calma, signa bonnement le formulaire. Il mourut paisible à Saint-Germain-des-Prés. Il mériterait une thèse de doctorat. Puisque nous en sommes 1à, réfutons en passant, l'opinion fort répandue qui veut que la dévotion de Port-Royal ait été plus grave, plus « raisonnable » ou moins « puérile », que celle des couvents molinistes. Si l'on veut s'édifier à ce sujet qu'on étudie les Exercices de piété à rasage des Religieuses de Port-Royal, attribués par la tradition janséniste à la Mère Angélique de Saint-Jean, et publiés « au désert » en 1787. Je recommande spécialement la série des 31 billets « du mois », sur « les repos de l'âme». Repas « entre les bras de la sainte Vierge avec J.-C. » ; « avec J.-C. dans les bras de saint Joseph » : « dans les bras de J.-C. » ; « sur les épaules de J.-C. » ; « sous les ailes de J.-C. » ; « sur les genoux de J.-C. » ; « dans les entrailles de J.-C.». Plus digne d'attention, à un autre point de eue, est le XVIIIe repos « Dans le coeur de J.-C., c'est-à-dire, dans l'amour éternel qu'il a pour ses élus... », le XXIe, « dans le côté percé de J.-C... porte sacrée qui... nous donnera entrée dans le coeur de J.-C. » Dès avant la diffusion de la dévotion nouvelle qu'ils devaient poursuivre de tant de sarcasmes, les jansénistes parlaient fréquemment du « Sacré-Coeur »,  le P. Quesnel cotre autres, comme nous le verrons en son lieu.

Ainsi, pour le merveilleux. Citons à ce sujet une anecdote peu connue, et qu'ils nous racontent avec leur manque d’humour habituel. « On a lieu de croire que Dieu donnait à la Mère Angélique des lumières extraordinaires... C'était, A Port-Royal, la coutume de donner chaque mois, des billets où étaient écrits les noms des personnes de la famille royale et des amis de la maison, pour lesquels chaque religieuse priait, pendant le mois, selon le billet qui lui était échu. Il arriva un jour que la Mère Angélique eut celui du jeune Duc de Chartres, Philippe d'Orléans, depuis Régent du royaume, qui avait alors un an. Au bout du mois, elle pria qu'on lui laissât le même billet. Cela parut si remarquable qu'on la pressa de dire si Dieu ne lui avait rien fait connaître au sujet de ce Prince. A quoi elle répondit enfin qu'elle avait connu qu'il sauverait l'Eglise de France, ce qui a rapport à la liberté qu'il accorda, à la mort de Louis XIV et qui donna occasion à l'Appel de la Bulle Unigenitus, lequel a conservé le témoignage de la vérité dans l'Église». Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal, III, pp. 583, 584. On avouera qu'ils n'avaient pas le sentiment du ridicule.

 

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Bref, plus on médite les textes et les récits contemporains, plus on se persuade que l'influence directe du jansénisme sur le sentiment religieux en France, fut longtemps moins sensible et moins étendue que l'on n'aurait pu le craindre. Fruit lui-même d'un long développement, l'humanisme dévot triomphe encore, il règle la  vraie prière de ceux-là même qui s'élèvent contre lui. Heureuse

 

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inconséquence et qui ne doit pas nous surprendre. Quand il s'agit d'une propagande de ce genre, l'extérieur cède le premier, l'intime ne se modifie que plus tard. D'abord le simple caprice, le pharisaïsme, les petites passions mauvaises qui n'attendaient qu'un prétexte pour s'exaspérer; ensuite les désordres qu'entraîne l'hérésie pleines ment acceptée et maîtresse de la place. En quelque manière, c'est ici l'organe qui crée la fonction, ou la secte, l'hérésie (1). La troisième génération se laisse imprégner jusqu'aux moelles de ces mêmes dogmes que les générations précédentes avaient soutenus, mais sans les réaliser pour de bon. On déclame contre la communion fréquente et l'on communie deux fois par semaine. Plus logique, le jansénisme du XVIIIe siècle n'osera plus approcher des sacrements. J'en puis dire autant des dogmes de l'Augustinus. Ils ne commenceront à donner tout leur fruit que sous la régence. Le redoublement de sectarisme qui suivra la bulle Unigenitus achèvera de mûrir ce fruit. Alors s'accompliront, de point en point, les menaces prophétiques de nos humanistes dévots, celles de Bonal par exemple, dénonçant avec tant de clairvoyance cette

 

secte hardie et superbe de réformateurs qui effaroucheront les plus doux naturels... et qui à force de hérisser le christianisme et d'en faire une profession épineuse, effroyable et inaccessible, feront peut-être avec quelque petit nombre d'austères suffisants, beaucoup d'infirmes désespérés et plus encore de libertins impertinents (2).

 

Dans quelle mesure et de quelle manière ce complet

 

(1) Cf. A ce sujet une profonde remarque du P. Louis Lallemant. « Ceux qu'une passion porte à faire profession de l'hérésie, comme fit un prince allemand pour déplaire à Charles-Quint, au commencement ne sont hérétiques que d'affection et de passion, ayant dans l'âme un jugement contraire aux erreurs de la fausse religion qu'ils professent extérieurement. Mais dans la suite, la passion se fortifiant et les péchés se multipliant, ce qui restait des lumières de la foi se perd, l'entendement s'aveugle et ils deviennent entièrement hérétiques. » La doctrine spirituelle, édit. de Paris, 1843, p. 182.

(2) Cf. L'Humanisme dévot, p. 412.

 

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développement du puritanisme français doit-il modifier chez nous le sentiment religieux, nous l'étudierons plus tard.

IV. Mais quoi qu'il en soit de son influence positive et directe sur la vie intérieure de ses premiers adeptes, le jansénisme nous a fait, indirectement et dès ses débuts, un mal dont nous souffrons encore aujourd'hui. Il n'a pas vaincu, je le crois du moins, l'humanisme dévot; il n'a pas réussi à créer cette chose, presque impossible à concevoir, une France puritaine, mais il a tari pour longtemps la sève mystique de notre pays, en développant, en organisant, en éternisant chez nous cet intellectualisme sectaire, auquel notre tempérament national répugne si peu. A quoi sert de nous flatter? Ce n'est pas sans raison que notre grand siècle s'est pris d'une telle admiration pour le grand Arnauld. Il s'est reconnu dans ce personnage. Un si beau raisonneur, un dialecticien, un grammairien, un géomètre, un théologien capable de continuer Descartes, de faire la leçon à Malebranche, d'embarrasser les jésuites et de pulvériser Jurieu. Arnauld, un syllogisme vivant; bien mieux, un syllogisme casqué, hérissé, ne craignant personne, décidé à vaincre par tous les moyens. Mieux encore, un syllogisme religieux et même dévot. Si vide, si peu chrétien qu'il soit en réalité, son christianisme lucide, savant, éloquent, guerrier, nous en impose. Il faut un effort pour lui demander ses titres, pour le comparer à l'idéal évangélique. Ne nous parlez pas des mystiques. Ils raffinent trop. Leur religion ne pense qu'à Dieu. Vivre, pour nous, c'est comprendre, discuter et donner des coups. Loué soit l'archevêque Turpin, qui vole au paradis sur un cheval de bataille; loué, le grand Arnauld, offrant au Père éternel le sacrifice, non pas d'un coeur contrit et humilié, mais de cent jésuites scalpés de sa main et couverts d'injures. Laissons aux siècles naïfs leur légende dorée avec ses doux miracles, laissons au siècle de Louis XIII l'inerte poésie de ses extatiques.

 

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De notre légende à nous, la plus belle fleur n'est-elle pas l'héroïque épitaphe :

 

Au pied de cet autel de sculpture grossière... ?

 

Voilà nos saints. Boileau, le Boileau de l'Art poétique : — « Aimez donc la raison ; — des satires : — «J'appelle un chat un chat » — de la glaciale épître sur l'Amour de Dieu, Boileau, si français lui aussi, a presque adoré le grand Arnauld. Je le sais, dogme ou morale ou dévotion, le jansénisme n'a rien qui nous plaise. Il s'agit bien de cela! Il nous a donné le grand Arnauld, et avec lui, et par lui, façonnés à son image, échauffés à son ardeur, militarisés, enrégimentés sous ses ordres, des quantités d'autres Arnauld, moyens ou petits, hommes et femmes, je veux dire, des docteurs qui ne sont que docteurs, et pour qui le principal de la religion se ramène à disputer sur la religion. Sainte-Beuve a tout dit d'un mot. Les filles du second Port-Royal, et avec elles, les autres jansénistes militants « seront, bon gré mal gré plus scientifiques » (1). Science fort courte chez la plupart, mais qui les absorbe et les dessèche tous également. Elle leur fait croire qu'ils vivent ces hauts mystères dont ils parlent tant ; elle leur donne aussi le moyen de satisfaire en toute sécurité de conscience, et même avec la joie d'un saint devoir accompli, cette démangeaison naturelle qui nous porte à médire du prochain.

Même charitable, sereine et toute de curiosité, cette disposition d'esprit serait déjà fatale au développement régulier de la vie religieuse. Les théologiens de métier le savent bien. Leurs guides spirituels les mettent sans cesse en garde, non seulement contre l'orgueil de l'esprit qui menace tous les savants, mais aussi contre le pharisaïsme particulier où conduit l'étude purement intellectuelle des choses saintes. Ils ont du moins leurs grâces

 

(1) Port-Royal I. p. 179.

 

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d'état, car il faut à l'Eglise des docteurs, et d'un autre côté la vraie science se moque de la science; plus elle est sérieuse, plus elle réalise son imperfection foncière. Mais d'une théologie à bon marché tout est à craindre.

 

Ne vous remplissez point l'esprit, ma chère fille, des questions débattues — écrivait M. Olier à une de ces théologiennes ridicules, — ne vous embrouillez point de part ni d'autre. Cela n'est que débat et, selon saint Paul, des questions qui n'engendrent que des querelles et l'altération de charité pour une matière défendue de l'Eglise et de Dieu même, qui nous veut cacher des choses que nous voulons connaître... Ma fille, vous ne sauriez croire combien le silence de ces choses est profitable et combien il tient l'âme en liberté, en humilité et simplicité ; combien, tout au contraire, on s'embarrasse, on se ( ?) , on s'élève le coeur secrètement par la curiosité, la recherche et l'entretien qui n'est pas de notre ressort et pour lequel nous n'avons point de grâce pour traiter (1).

 

On sait bien du reste qu'ils ne se contentent pas de dogmatiser. Leur intellectualisme est toujours querelleur; empruntée ou de bon aloi, leur science, toujours agressive et riche en injures. Le premier manifeste du parti, le livre que, sous une forme ou sous une autre, ils vont recommencer, aggraver indéfiniment, la Fréquente communion, tient du libelle. Ils écrivent, ils pensent, ils vivent contre quelqu'un. Ils ont une théologie de guerre civile. En un mot, pour répéter la terrible sentence portée sur eux par M. Olier, ils « dévorent le coeur de la charité qui fait vivre l’Eglise » et les âmes, de la charité sans laquelle toute apparence de religion, la plus rigide comme la plus douce, n'est enfin qu'une comédie sacrilège.

 

Ma fille, disait encore M. Olier, tirez-vous de ce commerce fâcheux au salut et au bien spirituel de votre âme, cet esprit fort, cet esprit propre et naturel qui est toujours rempli de

 

(1) Lettres de M. Olier, I, pp. 463, 464.

 

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soi et de superbe, glisse toujours et insinue son poison et son venin dans ses ouvrages, et quoique tout paraisse beau, néanmoins la malignité cachée dans sa source, se glisse et s'insinue partout, et l'on se voit rempli, sans y penser, de cet esprit même (1).

 

Esprit d'orgueil intellectuel. Tout l'Evangile, mais sans l'humilité, sans l'amour.

Telles sont, me semble-t-il, malgré bien des exceptions, d'heureuses inconséquences, les suites naturelles de la première propagande janséniste. Avant de pénétrer au fond des consciences, elle ruine la paix nécessaire à toute religion véritable; avant de faire des convaincus, elle fait des partisans, des sectaires, que tous, plus ou moins, elle soustrait fatalement aux mystiques influences qui régnaient alors. Je dois l'avouer aussi : le jansénisme a fait des sectaires de quelques-uns de ceux-là même qui le combattaient. Son intellectualisme batailleur, son zèle âpre et violent a débordé, comme une contagion, dans la cité sainte. Nos spirituels avaient prévu ce malheur, ils ont essayé de l'empêcher. Il fallait sans doute et de toute nécessité lutter contre la séduction d'une erreur nouvelle, trois et quatre fois condamnée par l'Eglise, et néanmoins toujours obstinée. Mais il fallait aussi, d'une part éviter d'écraser tant de mèches qui fumaient encore, et d'autre part circonscrire le scandale. Voilà ce qu'auraient voulu saint Vincent de Paul, et M. Olier, et le Bienheureux P. Eudes. Laissons parler le sage et savant biographe de ce dernier. Parmi les adversaires du jansénisme, écrit le R. P. Boulay, e les uns, d'une nature plus ardente, combattaient l'erreur, pied à pied, par la plume et par la parole... En public, comme en particulier, ils lui livraient une guerre à outrance. Certains mêmes, dans leur haine de l'hérésie nouvelle, emportés par la passion, suspectaient de connivence avec elle quiconque ne montrait pas le même

 

(1) Lettres de M. Olier, II. p. 147. 

 

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acharnement à la combattre, et prodiguaient les épithètes injurieuses à des gens d'ailleurs fort orthodoxes...

 

« (Le P. Eudes) se plaça parmi les modérés et les sages, parmi ceux qui, fortement attachés aux constitutions pontificales, savaient, au besoin, agir et parler, mais évitaient, d'ordinaire, les chocs d'opinion et les combats de paroles tant recherchés par d'autres. Son attitude fut celle de Vincent de Paul et de Olier. 

«  A M. d'Horgny qui lui demandait : « Faut-il que les missionnaires prêchent contre les opinions du temps, qu'ils s'en entretiennent en le monde, qu'ils disputent, attaquent et défendent à cor et à cri les anciennes opinions ? » saint Vincent de Paul répondait :

 

Ah ! Jésus, nenni ! Voici comme nous en usons: jamais nous ne disputons de ces matières ; jamais nous n'en prêchons ; jamais nous n'en parlons dans la compagnie, si l'on ne nous en parle ; mais, si on le fait, l'on tâche d'en parler avec le plus de retenue que l'on peut, M... excepté, qui se laisse emporter par son zèle, à quoi je tâcherai de remédier.

 

Et à ses missionnaires de Pologne :

 

Quoique nous n'aimions point les nouveautés, j'ai néanmoins exhorté la Compagnie à n'en parler ni pour ni contre.

 

«M. Olier ne tenait pas une autre conduite. Il interdisait dans ses communautés, toute dispute sur ces erreurs.

« Tels étaient les sentiments du P. Eudes, telle sa conduite... Les nouveaux sectaires le regardaient comme leur ennemi déclaré. Au fait, il méritait qu'ils eussent de lui cette idée... mais (sauf quand il prêchait dans la capitale) il jugeait inutile de protester publiquement contre une hérésie dont le simple peuple connaissait à peine l'existence... Il se bornait... et il ordonnait à ses enfants de se borner, dans les instructions publiques, à bien convaincre les fidèles de l'obligation que Jésus-Christ leur impose d'écouter l'Église... Quant aux questions

 

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controversées, il leur interdisait de les traiter en chaire et d'en occuper leurs auditeurs » (1).

Nous savons aussi que, de Rome, les supérieurs des jésuites parlaient dans le même sens. Ils se demandaient s'il ne serait pas mieux de laisser sans réponse les libelles publiés contre la Compagnie. Au moins exigeaient-ils que, si l'on croyait, malgré tout, devoir se défendre, on le fit avec une modération chrétienne, évitant les mortelles injures qui rendent toute réconciliation impossible'. Sur-naturelle prudence, à laquelle la simple sagesse humaine conseillait aussi d'obéir. Je sais bien qu'on avait affaire à des théologiens enragés, retors, lancinants. Aujourd'hui encore ils nous irritent par leurs arguties, Ieurs personnalités viles, par leurs redites sans fin. Mais quoi ? Pen-sait-on les réduire jamais au silence ? Puisqu'on n'aurait pas le dernier mot, à quoi bon prolonger indéfiniment la dispute ? Bourdaloue a dit tout ce qu'il fallait dire et comme il fallait le dire, en honnête homme, en chrétien, en prêtre. Il eût été mieux de commencer par là, de s'en tenir là. On ne le fit point. Chose triste à dire, dans le fameux passage de Bourdaloue sur la médisance janséniste, certains anti-jansénistes auraient pu se reconnaître. Aux libelles on répondit quelquefois par des libelles, aux injures par des injures. Toutes les armes paraissaient bonnes, même empoisonnées. J'ai raconté plus haut l'injuste campagne dont le Chapelet secret fut le prétexte, Saint-Cyran accusé d'avoir attaqué la communion fréquente dans un opuscule qui ne lui appartenait à aucun titre et où il ne s'agissait pas de la communion. Tel autre raisonnait ainsi : l'hérétique n'est jamais chaste ; or, ces messieurs et ces dames de Port-Royal sont hérétiques; donc...L'auteur de cet odieux syllogisme dit la messe, il fait oraison, il se reprocherait

 

(1) Vie du vénérable Jean Eudes... par le P. D. Boulay, Paris, 1907, III, pp. 258, 262.

(2) Cf. le beau Mémoire du P. Montézon, inséré dans le Port-Royal de Sainte-Beuve, I, pp. 543 sq.

 

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la moindre infraction à la règle du silence. Qu'il ait consenti de propos délibéré à une faute mortelle, à la calomnie, un pareil doute ne me traverse même pas l'esprit. Non, c'est un furieux inconscient. Nous aussi nous en avons; du moins, ils se disent nôtres. Sous couleur de zèle religieux, ils satisfont leur tempérament ou vengent leur propre querelle. Le nombre de ces malheureux ? Un ou deux seraient déjà trop. Au surplus, on les lit beaucoup. Du concierge au courtisan, la France, ou plutôt l'homme naturel, aime les pamphlets. Une foule de catholiques se sont nourris des cruelles insinuations dont je viens de rappeler un exemple. Ils ont applaudi à cette humiliation de Port-Royal. Tout chauds d'une joie mauvaise, quelle pouvait être leur prière? Et les voilà tous, hommes et femmes, ignorants et doctes, qui discutent sur le dogme de la grâce, qui trouvent les cinq propositions dans l'Augustinus. « Ah ! Jésus, nenni ! » leur crie saint Vincent de Paul, telles ne sont pas les voies où l'on trouve Dieu. Qui se sert du glaive, périra par le glaive. A ce jeu que vous aimez trop, non seulement vous précipitez la ruine de vos frères, mais encore vous achèverez de vous rendre vous-mêmes insensibles aux inspirations de l'Esprit.

On me dira que j'ai tort d'attacher une telle importance à quelques exaltés. Chaque parti a les siens. L'Église elle-même, la beata pacis visio, ne réussit pas toujours à s'en défendre. Nous aurons longtemps encore nos énergumènes, prompts à ramasser dans le Jardin des oliviers, l'épée ensanglantée de saint Pierre. Et puis ce sont bien souvent d'excellentes personnes, et qui ne veulent aucunement le mal qu'elles font. Le controversiste que je citais plus haut manque peut-être surtout d'imagination. S'il avait réalisé la honte et la détresse des religieuses de Port-Royal, publiquement assimilées par lui à des impudiques, il aurait déchiré son livre. Sa violence même l’excuse, l'immunise en quelque façon. Bien que

 

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malfaisante au dehors, on peut concevoir qu'elle laisse subsister, à peu près intacte, la ferveur religieuse d'un calomniateur presque innocent. Mais quoi! pour être plus modérées, plus décentes, les guerres de plume ne dessèchent, ne déchristianisent, ne démysticisent pas moins ceux qui les entreprennent ou qui les continuent d'un coeur trop léger. Je n'ai pas voulu nommer le calomniateur de Port-Royal. Les érudits le connaissent et cela suffit. Je serai moins discret avec un autre adversaire du jansénisme, homme de meilleure compagnie et du reste plus représentatif, si l'on peut ainsi parler. Avec lui, que j'estime et que j'aime, je suis tout à fait sûr de ma plume, je n'ai pas à craindre de donner à mon tour dans le travers qui s'impose présentement à nos analyses.

C'est le P. Rapin, humaniste incomparable, gentleman accompli, charmant causeur, digne prêtre, et que Mme de Sévigné a beaucoup goûté. On n'est pas moins fanatique Certains même jugeraient qu'il ne l'est pas suffisamment Il aime sa Compagnie, mais pas jusqu'à l'excès; Rome et le Pape, mais avec calme. Il ne parle avec une sorte de chaleur que du Roi. S'ils n'avaient désobéi qu'au Saint. Père, les jansénistes lui paraîtraient peut-être moins odieux. Un peu de chaleur aussi, et que je ne lui reproche certes pas, lorsqu'il rappelle ses adversaires au respect des vrais grands hommes. Saint-Cyran ayant traité de petit garçon une de nos gloires, Rapin se friche presque rouge :

 

Je n'exposerai point, dit-il, le détail des injures ou plutôt des calomnies, dont il a voulu flétrir l'honneur de la Société,... afin de m'attacher davantage à décrire l'indignité avec laquelle il traita le P. Sirmond, le plus savant homme du siècle dans les matières de religion, et le plus digne de respect par la gloire où son rare mérite l'avait élevé (1)

 

(1) Histoire, p, 237.

 

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C'est excellent, et d'ailleurs de bonne guerre. Remarquons-le néanmoins : Sainte-Beuve, si respectueux lui aussi des grandeurs de l'esprit, aurait parlé tout de même. Or voilà justement ce qui m'inquiète. En somme, les plus vives émotions du P. Rapin sont d'ordre profane. J'avoue que d'abord, séduit, entraîné par une récréation de haut goût, on ne prend pas garde à la pauvreté religieuse de ces quatre gros volumes. Il y a là tant d'esprit, des vues parfois si pénétrantes, des portraits d'une telle vérité, de si jolis commérages, si peu d'apprêt, un si aimable tour d'aisance mondaine ! Mais, sauf quelques lignes d'ailleurs commandées, banales — une vingtaine, si j'ai bien compté rien là qui révèle une foi vivante. On ne s'ennuie pas dans ce salon ; où est la chapelle ? Qu'un jésuite du XVIIe siècle, que l'auteur des Jardins, ait du monde, rien de plus naturel. Mais enfin le sujet qu'il traite et, auquel il a donné vingt ans de recherches, n'est pas que mondain. Le Père n'a pas l'air de s'en douter. Son livre pourrait aussi bien nous venir d'un incroyant. On me dira que, de toute façon, la sensibilité religieuse du P. Rapin fût restée courte. Il me semble pourtant que la polémique anti-janséniste, que le besoin constant de prendre un adversaire en faute et de le montrer ridicule, ont fini de le dessécher. Il oublie même ingénûment la lettre de l'Évangile. Qu'on médite à ce sujet, mais avec amitié, la page extraordinaire où il raconte la retraite de M. Le Maître, victime de M. de Saint-Cyran :

 

Tout le Palais se plaignit de perdre un si bon sujet. Les honnêtes gens n'approuvèrent pas cet amour malentendu de la retraite, dans un homme qui donnait de si grandes espérances au public de le servir... (Richelieu) attentif qu'il était aux choses agréables, après avoir établi les nécessaires, et regardant l'éloquence comme un des plus grands ornements de 1'Etat..., fut choqué de ce que Saint-Cyran avait pour ainsi dire dérobé au public un si important sujet, et par une conduite si bizarre et par des chemins écartés, l'avait caché dans l'obscurité d'une retraite. La nouveauté même de cette

 

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conduite, qui n'avait point d'exemple, acheva de donner à ce ministre toute la méchante opinion qu'il avait déjà conçue contre lui, par les rapports qu'on lui en avait faits, et rien ne fit alors plus de tort à cet abbé que le bruit de cette retraite, qui fut généralement désapprouvée de tous les honnêtes gens (1).

 

On voit de reste qu'il pense là-dessus tout comme les honnêtes gens, et comme le monde païen d'autrefois, lorsque le grand Arsène courut au désert. Qu'un jeune avocat d'avenir quitte le siècle, renonce à ces « choses agréables » que nos pères moins civilisés traitaient de « bagatelles », mais dont M. le Cardinal nous a fait connaître le prix, qu'il y renonce, dis-je, pour ne plus s'occuper que de son propre salut et des « choses éternelles », voilà qui dépasse le P. Rapin, qui lui paraît saugrenu, inouï, — « la nouveauté même de cette conduite » — qui le scandalise, qui est fou. Folie en effet, mais dont saint Paul nous avait entretenu jadis sur un autre ton... Et Graeci sapientiam... Nos autem... Qu'on ne biaise pas, qu'on n'aille pas dire qu'après tout, ce qu'il reproche à Le Maître, c'est la bizarrerie de son procédé. Qu'y avait-il là de si bizarre? Et puis serait-il entré chez les chartreux, on ne l'aurait pas jugé moins sévèrement. Son vrai crime, aux yeux des honnêtes gens, est de lèse-éloquence. Moins beau parleur, on lui permettrait de quitter la place. Mais un homme qui aurait pu être de l'Académie ! En vérité, de toutes les hardiesses de M. de Saint-Cyran, celle-ci est la plus « choquante ». Qu'on l'enferme, et sans tarder, dans quelque prison d'Etat.

Comme on le voit, je n'ajoute rien au texte. Il est assez clair. Se peut-il rien de plus étrange sous la plume d'un jésuite ! Eh ! que n'était-il à Pampelune pour rappeler son père Ignace au sens commun, à la théologie des honnêtes gens »; pour lui démontrer que la place d'un

 

(1) Histoire, p. 334.

 

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brillant officier n'est pas dans la grotte de Manrèse? Rapin a commis d'autres écarts. Il croit très volontiers que les jansénistes font boire de mauvais café aux docteurs qui leur déplaisent. D'un archevêque, ami de la secte, il nous raconte par le menu les escapades galantes ; il y ajoute peut-être, ou il les romance et non sans brio ; il parait plus heureux de prendre un janséniste en flagrant délit d'incontinence, que honteux pour l'Église d'un pareil scandale. Voilà certes qui nous en dit long sur les effets démoralisants de la polémique. Mais, si l'on y veut réfléchir, on trouvera beaucoup plus grave, beaucoup plus révélatrice, son oraison funèbre de M. Le Maître. Ici nulle passion qui l'aveugle, et qui l'excuse. Il nous livre placidement le fond de sa pensée. Nulle haine non plus. Il admire M. Le Maître, il l'aime, il le plaint sincèrement de laisser ainsi « les morts enterrer les morts », de quitter les honneurs et la richesse pour suivre le Christ. Ailleurs, il admirera sa vertu. Inconscience, inconséquence? Eh! je l'entends bien de la sorte, mais si l'habitude de tout ramener à l'optique de la controverse a pu troubler à ce point la vision d'un bon esprit, d'un auteur spirituel, un peu morne sans doute, mais sérieux, de quel aveuglement, de quelle atrophie progressive du sentiment religieux ne seront pas menacés, au cours de ces disputes éternelles, tant de catholiques moins fervents, plus foncièrement mondains et déjà si peu mystiques ? Ce disant, je ne fais qu'appliquer à la vie intérieure ce qu'un historien plus autorisé que moi a dit de la désastreuse influence qu'exerça le jansénisme, sur le développement de la pensée chrétienne.

« Je crois, écrit le R. P. Brou, que le jansénisme n'a été une école ni de largeur d'esprit ni de sens critique. Ceux qui l'ont touché par quelque endroit n'en ont retiré ni agrandissement des horizons ni précision dans les méthodes... J'irai plus loin : je dirai que les adversaires eux-mêmes du jansénisme, quels qu'ils soient, en ont souffert.

 

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Ils ont subi l'influence de ces polémiques déprimantes et stérilisantes. Trop de forces intellectuelles ont été dépensées contre ces ennemis du dedans. En ce qui regarde les jésuites en particulier, trop de calomnies pleuvaient sur eux de toutes parts, auxquelles il fallait bien répondre quelque chose, pour qu'au jour du grand assaut rationaliste, les soldats de l'Église fussent en mesure de faire face à l'ennemi du dehors (1). » Il en sera de même au jour du grand assaut contre les mystiques. Il est vain d'expliquer par une seule cause les variations du sentiment religieux. Il semble néanmoins que si la querelle janséniste n'avait pas absorbé pendant si longtemps les forces vives du catholicisme français, on aurait pu, sinon empêcher tout à fait, du moins retarder la retraite des mystiques dont nous aurons à raconter plus tard les péripéties lamentables. Nicole n'aurait pas remplacé François de Sales; les mystiques auraient conservé leur prestige (2).

 

(1) R. P. Brou, Les jésuites de la légende, Paris, 1906, I, pp. 338, 33g, Citons encore du même écrivain ces quelques lignes fort sages « L'habitude est prise en certains milieux de prêter aux jésuites de ce temps-la, le monopole des violences, de l'agression, des calomnies. « Voilà le ton des adversaires d'Arnauld, écrit-on, (c'est M. Gazier, Revue des C. et Confér., 15 janvier 1905, p. 447), je n'ai pas besoin de vous dire que ce n'était pas le sien ». Disons-le tout de suite, dans ces luttes doctrinales, les jésuites n'ont pas toujours eu pour eux la prudence, l'habileté, la modération. Ils étaient de leur temps, et le bon goût manquait! On les attaquait avec trop d'insistance et de mauvaise foi pour que, dans les répliques, la passion ne se mit de la partie. Il serait plus facile aujourd'hui de les défendre, si eux-mêmes alors avaient toujours ménagé leurs traits. Mais nous en parlons à notre aise... etc. ». Ib., I, pp. 319, 320. Du même auteur je tiens à recueillir ce jugement : « Lui-même, Rapin, écoutait un peu trop aux portes, ce qui n'est pas toujours le meilleur moyen d'entendre », Ib., p. 387. Voilà qui est d'un galant homme et d'un prêtre, et voilà ce qu'on ne trouve malheureusement pas sous la plume des éditeurs de Rapin (Aubineau et le P. Le Lasseur).

(2) Un des théologiens qui ont bien voulu examiner les épreuves du présent volume, m'a communiqué les remarques suivantes : « A vous lire, il semble que le jansénisme ait été une sorte de génération spontanée, par rencontre presque inconsciente de déviations multiples et sans provocation, en sorte que s'il s'est trouvé dans la suite des hommes aussi areligieux que Rapin, des controversistes aussi dénués de charité et de sens chrétien, c'est le jansénisme qui a originellement introduit cette aberration, par l'abus de son esprit éristique et de sa confiance pharisaïque. Eh bien, je ne crois pas que ce soit une vue complète et équitable des choses. Il me semble que l'Humanisme dévot, ayant partiellement évolué vers une mondanité et un laxisme qui méconnaissaient gravement « le sérieux incompréhensible de la vie chrétienne », a suscité Pilmot. Et l'erreur, le tort de Pilmot, ç'a été de recourir, non à la méthode des saints, mais à une manie de controverses, à une prétention d'austérité, à un zèle amer, âpre et hautain, à des moyens finalement tout naturels, sous couleur de surnaturalisme pur. La leçon, ainsi présentée, me parait encore plus édifiante et elle laisse peser sur les autres la part de responsabilité qu'ils ont encourue. »

Sans contester absolument le bien fondé de quelques-unes de ces critiques, je réponds : a) Oui, et très volontiers, j'attribuerai la naissance du jansénisme à une sorte de génération spontanée. — Le nez de Cléopâtre... Le jansénisme historique est pour moi un véritable monstre. En tant que monstre, il n'a pu devoir sa naissance qu'à de bizarres et imprévisibles rencontres. b) L'humanisme dévot avait-il évolué dans le sens que l'on dit? Franchement, je ne le crois pas. Si vous prenez la majorité des auteurs spirituels de cette école, même à son déclin, vous ne trouverez pas trace de laxisme. Quant aux casuistes, je suis prêt à les défendre, jusqu'à un certain point, mais, pour faire court, je veux qu'ils aient contribué à faire fléchir le niveau moral et religieux de l'époque ; il n'y a rien à conclure de là, sinon qu'une réaction était nécessaire, un retour à une conception plus religieuse de la religion. Mais justement. c) Cette réaction était commencée, et bien avant les premières campagnes jansénistes. C'est l'école française, c'est l'école Lalemant, etc., etc. Dans la mesure où M. de Saint-Cyran et ses disciples ont travaillé à cette réaction, d'ailleurs toujours nécessaire, ils ont fait œuvre bonne. d) Est-ce à dire que je méconnaisse la part de responsabilité encourue par « les autres » ? Non certes. Si on ne peut leur imputer la naissance du jansénisme, ils ne sont pas innocents de son progrès. Tel de leurs adversaires me paraît aussi peu sympathique que le pire janséniste. N'ai-je pas dit, en termes exprès qu'il y avait des Arnauld dans les deux camps ?

 

 

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