Chapitre IX
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CHAPITRE IX : LA PRIÈRE DE PASCAL

 

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La doctrine janséniste a-t-elle pénétré la vie intérieure de Pascal? Complexité particulière du problème. — Jansénius a été le premier maître de Pascal. — Les deux opinions reçues : la prière de Pascal toute janséniste ; — toute catholique. —Qu'il y a lieu de chercher une solution moyenne.

 

§ 1. — La joie de Pascal.

 

La vie intérieure de Pascal n'a pas été assombrie par le jansénisme. Maine de Biran. — « Joie, joie, pleurs de joie ». — La doctrine « douce et savoureuse » de Calvin. — La piété janséniste et la certitude, au moins implicite, du salut. — Formules dévotes à l'usage de Port-Royal. — Joie de « ceux qui, par un heureux sort, se trouvent du petit nombre » des élus. — Je t'aime, comme j'aime « mes élus... Ne t'inquiète donc pas». — Le sens catholique et le sens janséniste du « Je te veux guérir». — « Espérer extraordinairement». — «  non timeo quia amo ».

 

§ 2. — Le « signe » donné à Pascal et la « consolation » sensible.

 

Comment sait-il qu'il est aimé ? — « Ce que je te le dis est un signe », et un signe qui n'est pas donné à tous. — Ce n'est pas une révélation proprement dite, mais une grâce de dévotion sensible. — « Consolation » et « Désolation », d'après les spirituels catholiques. — La « Consolation » et l'ascèse ignatienne». — Développement tardif de la sensibilité religieuse chez Pascal. — La conversion de 1646. — Qu'il y a loin de « sentir Dieu » à l'aimer. — La rechute. — « Horribles attaches » et « moments » de ferveur. — L'automne de 1654 et la crise de « désolation ». —  « S'il avait les mêmes sentiments de Dieu qu'autrefois... »

 

§ 3. — Le « signe » de « feu».

 

I. Caractère unique du « ravissement ». — Hallucination ? expérience mystique? simple ferveur? Pourquoi pas les trois ensemble? — La conversion de saute Gertrude. — Une conversion méthodiste : Henry Alline – Celle de Pascal est entre les deux. — Le « Feu » du Mémorial; Dominus Deus tuus ignis consumens. — Les deux moments de l'expérience. — Au ravissement succède une méditation ordinaire. — II. Encore la certitude du salut. — Pour les jansénistes, l espérance chrétienne a consiste à se regarder comme étant du nombre des élus». — La joie du remords. — Certitude et crainte. — Sens catholique et sens janséniste du « Tu ne me chercherais pas...». — La tristesse de Pascal. — Les mystiques, les humanistes dévots et l'École française contre Pascal.

 

§ 4. — La religion de Pascal.

 

A. Le « Dieu » de Pascal. — Joie tragique. — Un monde maudit. L' « opposition invincible entre Dieu et nous ». — Doctrine contraire de François de Sales. — La peur de Dieu. — Pascal et l'idée de Dieu. « Impossible, inutile, dangereux... de le connaître ». — Nous ne devons nous représenter Dieu qu'en fonction de la faute originelle. — Pas d'autre Dieu que « le réparateur de notre misère ». — La faute de Pascal « n'est pas de suivre une fausseté, mais de ne pas suivre une autre vérité ». — Le Dieu des Pensées et le Dieu de la liturgie catholique.

B. Le devoir religieux. — « Marque d'orgueil que de vouloir aller à Dieu directement». — Que c'est là au contraire le devoir religieux par excellence. — « Pourquoi Dieu a établi la prière ? » ; Réponse de Pascal ; réponse des grands spirituels catholiques. — La prière est avant tout « adoration, louange ».— « Premièrement regarder Dieu ». — L'adorer « par ce qu'il est en soi plutôt que par ce qu'il est au regard de nous ». — Dévotion de l'Ecole française à la sainte Trinité. — Théocentrisme lyrique de Bossuet. — Que l'Eglise, dans sa liturgie, entend nous élever à cette religion parfaite.

C. « Jésus-Christ ! Jésus-Christ ! ». — Joubert et Sainte-Beuve : les Jansénistes «  ôtent au Père pour donner au Fils». — Et cependant la christologie de Pascal diminue le Christ. α) Le Christ de Pascal n'a pas su racheter le monde. — Combien plus grand le Christ de l'humanisme dévot! — O felix culpa! — Le Christ vaincu de Pascal et notre Christ-Roi. — Le cantique de Fortunat. β) Le Christ de Pascal uniquement pour l'homme, celui de l'Eglise d'abord pour Dieu. — L'adorateur parfait. γ) L'Ecole française et sa dévotion théocentrique au Verbe incarné.

D. Le meilleur Pascal. — Que le fond véritable de Pascal n'est pas janséniste. — Contradictions inconscientes que tôt ou tard il eût aperçues. — « Le Pape est premier » . — La dernière conversion. — « Le coeur » de Pascal et la « cime de l'âme». — Mysticisme des Pensées — Pascal et la dévotion à la personne du Christ.

 

 

Nous avons essayé de montrer qu'à peu d'exceptions près, les dogmes particuliers de Jansénius ont pénétré moins profondément qu'on ne le croit d'ordinaire, les premières générations dites jansénistes. La tradition et l'instinct catholique luttaient en elles contre cette hérésie néfaste; ceux-là même qui semblaient la professer, lui résistaient au fond de leur coeur. Ils étaient donc sincères Lorsque, réprouvant les cinq propositions — question de

 

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droit— ils prétendaient ne contester que le fait, admettant par exemple que Jésus-Christ avait donné sa vie pour tous les hommes, mais se refusant à reconnaître que Jansénius eût enseigné le contraire. Stratégie d'ailleurs ruineuse, puisqu'elle réduisait à néant l'autorité de l'Église, mais enfin qui ne mettait pas immédiatement en péril la doctrine de la Rédemption et de la grâce. Sur le grand Arnauld, il y aurait sans doute beaucoup à dire; il n'était pas la droiture même et il n'a pas toujours condamné les cinq propositions autant du moins qu'il a voulu le prétendre. Aussi bien n'est-ce pas chez un polémiste que nous devons étudier la vraie religion de Port-Royal. Mais ni Saint-Cyran, ni M. de Saci, ni Tillemont, ni la Mère Agnès, ni le subtil et prudent Nicole, qui nous occupera plus tard, n'ont adhéré de toute leur âme à l'hérésie janséniste. Ils ont pu céder plus d'une fois aux inspirations de l'esprit sectaire, je crois néanmoins que leur vie intérieure reste foncièrement catholique, et c'est pourquoi nous leur faisons, sans hésiter, leur juste place dans cette histoire où les hétérodoxes ne sont pas admis.

Pascal nous embarrasse davantage. Il n'a pas été formé à la vie spirituelle par François de Sales ou par Condren, comme les religieuses de Port-Royal; à la théologie, par saint Thomas, comme Nicole. Il a commencé par Jansénius, et bien qu'il ait beaucoup varié d'une Provinciale à l'autre, bien qu'à mon avis il se soit peu à peu rapproché de la pure doctrine catholique, on ne saurait nier qu'il n'ait gardé longtemps l'empreinte de ses premiers maîtres. Que l'on songe par exemple à tant de passages des Pensées où il nous montre Dieu s'appliquant en quelque façon à priver des lumières indispensables toute une catégorie de pécheurs, leur refusant même la grâce initiale sans laquelle il n'est pas de salut possible. « Il donne la prière à qui il lui plaît » (1), et il la refuse. Qu'un pur théologien comme

 

(1) Pensées et opuscules publiés par M. Léon Brunschvieg, Paris, 1904, p. 562. (Je renverrai d'ordinaire à cette édition qui est entre toutes les mains). Cf. des textes beaucoup plus catégoriques dans les inédits de Pascal publiés par M. Jovy et reproduits dans l'édition des Grands écrivains. a Reconnaissez donc que la prière est toujours l'effet d'une grâce efficace ; que ceux qui ont cette grâce prient, que ceux qui ne l'ont pas, ne prient pas et qu'ils n'ont pas le pouvoir prochain de prier; que, tant que Dieu ne laisse pas sans la grâce de prier, on prie ; que ceux qui ne prient pas sont laissés sans ce pouvoir». Pascal, G. E., XI, p. 236. Cf. la même pensée vingt fois répétée. Ib., XI, pp. 2o2, 214-232, 241,  242.

Ainsi encore pour la possibilité d'accomplir « les commandements. Pascal a écrit plus de cent pages sur cette question (Ib., XI, pp. 156-297). Il reconnaît bien sans doute avec le concile de Trente que a les commandements ne sont pas impossibles aux justes », mais « quand ils sont secourus par la grâce. » (Ib., p. 289.) Or il est visible que la seconde de ces deux affirmations détruit la première, puisque enfin cette grâce, sans laquelle et Pascal et la tradition admettent qu'il est impossible d'observer les commandements, Pascal soutient qu'il ne dépend aucunement de nous, qu'il nous est impossible de l'obtenir. Nous n'avons même pas le pouvoir prochain de la demander. « Concluons... que Dieu par sa miséricorde donne, quand il lui plaît, aux justes le pouvoir plein et parfait d'accomplir les préceptes, et qu'il ne le donne pas toujours, par un jugement juste, quoique caché. » Ib., p. 295.

 

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Arnauld parle tout de même, la chose, du point de vue où nous nous plaçons ici, aurait moins d'importance ; il y a chez lui comme une cloison étanche entre la spéculation et la vie. Pascal est bien différent : connaître, sentir, aimer, vivre, tout cela ne fait qu'un chez lui. Dans la mesure donc où les dogmes jansénistes auront séduit son intelligence, l'esprit janséniste aura pénétré, marqué sa prière. Non pas toutefois à l'exclusion absolue de l'esprit contraire. Disons une fois pour toutes ce que nous voudrions répéter sans cesse et ce que nous supplions le lecteur de ne jamais oublier : Pascal est trop riche, trop mobile, trop souple , aux inspirations divines et au travail de la grâce pour qu'un nom de secte suffise à le définir. De la vient l'extrême difficulté de l'analyse qui s'impose à nous. Et puis nous avons affaire, non pas à un système figé, mais à une vie, et encore très jeune, en pleine croissance. Nos documents nous présentent pêle-mêle les états successifs d'une âme qui n'a pas cessé de se transformer.

Pascal n'est pas simple. Philosophe, apologiste ou polémiste, il n'est exclusivement ni catholique ni janséniste

 

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Dans sa prière même, d'ailleurs foncièrement, surtout catholique, peut-être nous faudra-t-il reconnaître plus de traces jansénistes que dans la prière de Saint-Cyran, de la Mère Agnès ou de Tillemont (1).

 

§1. — La joie de Pascal.

 

On se représente assez ordinairement la vie intérieure de Pascal comme assombrie par le jansénisme et, de ce chef, on oppose volontiers la religion sublime, mais terrible des Pensées à celle tout aimante et pacifiante d'un François de Sales ou d'un Fénelon. « 0 bon Fénelon, viens me consoler, s'écriait Maine de Biran, après une lecture de Pascal, tes divins écrits vont dissiper ce voile dont (le)... janséniste avait couvert mon coeur, comme la douce pourpre de l'aurore chasse les tristes ténèbres. » (2) Invocation deux fois remarquable, puisqu'elle nous vient de Maine de Biran et qu'elle a été écrite en 1794, je veux dire, bien avant que Sainte-Beuve et le romantisme eussent accrédité la légende du Pascal « byronien » et torturé (3). Remarquez aussi que Biran n'a pas connu le Mystère de Jésus, qui sans doute lui aurait appris à

 

(1) A ceux que pourrait intéresser le détail de mes tâtonnements personnels, je dirai que, dans tout le présent chapitre, j'ai bien l'intention de rectifier la théorie par trop simpliste qui m'avait séduit jadis : la théologie de Pascal janséniste, sa prière catholique. Je crois bien encore que sa prière aura peu à peu corrigé sa théologie ; je crois que, dès le ravissement, elle résistait déjà, eu quelque façon, à cette même théologie; mais il ne me parait presque pas douteux que, jusqu'à la dernière année de Pascal (exclusivement), sa vie intérieure ait été plus ou moins Imprégnée d'esprit janséniste. Cf. II. Bremond. L'Inquiétude religieuse, 2e série, Paris, 1909, pp. 7-42. Je ne me permettrais pas cette remarque toute personnelle, si l'un des pascalisants les plus autorisés, le R. P. Petitot n'avait fait sienne la distinction par moi proposée entre la théologie et la vie mystique de Pascal. Cf. Il. Petitot, Pascal, sa vie religieuse... Paris, 1911, p. 419.

(2) Journal intime, pp. 115, 116, cité par M. de La Valette Monbrun. Maine de Biran critique et disciple de Pascal, Paris, 1914, p. 1o5. Il y a dans le texte : « ce voile dont ton janséniste adversaire... » Bien qu'intéressante et facilement explicable, l'expression étonne d'abord.

(3) Sainte-Beuve est rarement tout à fait sûr de ce qui n'est pas tout à fait vrai. Il écrira par exemple : Molière « était triste... plus que Pascal, qu'on se figure si mélancolique ». Port-Royal, III, p. 275.

 

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distinguer entre la théologie et la religion personnelle de Pascal. De ce que la première puisse paraître assez accablante, il ne s'en suit pas que la seconde ait été si douloureuse. Voici néanmoins un écrivain d'aujourd'hui qui n'admet pas cette distinction : « Même quand il répand son âme dans le Mystère de Jésus, nous dit-on, Pascal est tendre et poignant plus que tendre » (1). Il n'y a pas moyen de discuter une impression aussi vive, mais, pour ma part, j'ai de la peine à la partager. Je ne vois rien de plus tendre ni dans l'Introduction à la vie dévote ni dans les Lettres de Fénelon. Dès que les textes nous la révèlent — au plus tard dès la conversion définitive de 1654 — la prière de Pascal est facile et douce ; elle est dévotion, au sens le plus délectable du mot; elle est plaisir, un plaisir divin : « Dieu sensible au coeur ». Elle est joie : a Joie, joie, pleurs de joie ». Mais cette joie elle-même est-elle « simplement catholique » ou janséniste ? La question se pose ; elle me paraît capitale. Essayons de la résoudre.

Car lui aussi, le jansénisme, bien qu'on le représente d'ordinaire comme uniquement sinistre, lui aussi, peut être, non pas à tous, mais à quelques-uns, source de dévotion et de joie. Avec presque tout le monde j'avais cru longtemps que cette cruelle théologie devait fatalement désespérer ses adeptes, mais je me trompais. Leur vrai maître, celui duquel ils dépendent à leur insu, Calvin a bien su les rassurer avec sa doctrine sur l'inamissibilité de la grâce et la certitude du salut (2).

 

(1) R. P. Humbert Clérissac, Le mystère de l'Eglise, Paris, 1918, p. 177.

(2) Ma théologie, disait Calvin, est « fort douce et savoureuse a, au lieu que celle des catholiques « nous exhorte à terreur et tremblements». De son point de vue, il a raison. Ecoutez plutôt : « C'est chose certaine que Jésus-Christ, priant pour tous les élus, demande pour eux ce qu'il avait demandé pour Pierre, c'est que leur foi ne défaille point. Dont nous conclurons qu'ils sont hors de danger de chute mortelle, vu que le fils de Dieu, ayant requis qu'ils demeurassent fermes, n'a point été refusé. Qu'est-ce que nous a ici voulu apprendre Christ, sinon de nous ACERTENER que nous aurons salut éternel, puisque nous avons une fois été faits siens ?... Par cela les fidèles peuvent avoir quelque goût de ce que nous avons dit..., à savoir que la prédestination, si elle est bien méditée, n'est pas pour troubler et ébranler la foi, mais plutôt pour la confirmer très bien. Cf. Mgr Baudrillart, art. Calvinisme dans le Dictionnaire de théologie catholique (Vacant-Mangenot, col., 1412, 14o5, 145). Sur quoi la théologie orthodoxe et le simple bon sens demandent d'où peut lui venir, à lui, Calvin et à n'importe qui, une pareille assurance. Pascal en personne répondra bientôt à cette question importune, mais enfin, de quelque manière qu'une âme de bonne volonté arrive à se persuader qu' « une fois » pour toutes, Dieu l'a faite sienne, il va de soi que la prière de cette âme sera paisible, joyeuse, et très facilement dévote. C'est ainsi par exemple que le premier livre sur la plus tendre des dévotions — la dévotion au Sacré-Coeur — a été écrit par le bon puritain Thomas Goodwin, lequel avait appris dans tels chapitres « infiniment doux » — How sweet! — de Calvin à ne pas douter de sa prédestination bienheureuse. Cf. The works of Thomas Goodwin, Edinburgh, 1861, Il, p. LIII. Nous avons déjà parlé de Goodwin et de son livre sur le Sacré-Coeur, dans le t. III. Cf. à ce sujet, un mot très juste de M. H. Bois : « Ce qui nous épouvante, c'est ce qui rassure Calvin, et cela seul ; ce qui nous parait affreux, parait à Calvin délicieux ». La prédestination d'après Calvin. (Revue de métaph. et de morale, septembre-décembre 1918, p. 695)

Il va du reste sans dire que Pascal se sépare énergiquement de Calvia, dont il juge la théologie « épouvantable..., injurieuse à Dieu et insupportable aux hommes » 16., p. 133 ; et il y a en effet entre la doctrine calviniste et la janséniste bien des différences, dont voici la principale : Calvin est supralapsaire ; Jansénius et Pascal ne le sont pas. « Le supralapsarisme affirme un décret de prédestination absolu, éternel, antérieur à toute considération, ou prévision, de l'homme et de son existence, tandis que l'infralapsarisme donne pour objet au décret divin des hommes prévus, créés et déchus. Le premier préordonne et le second subordonne la prédestination à la chute ». H. Bois, article cité, p. 67o. Pascal explique fort bien cette distinction (G. E., XI, pp. 133 ; 153-155); mais il montrera difficilement que la doctrine de Calvin — plus logique d'ailleurs et plus simple — soit beaucoup plus inhumaine que celle de Jansénius.

Puisque nous venons de citer à nouveau les précieux Écrits sur la grâce, on voudra bien me permettre à leur sujet deux ou trois remarques : α) Du point de vue littéraire, il y a vraiment d'admirables choses dans ces brouillons trop longtemps négligés. β) Au moment où il les écrit, Pascal accepte manifestement la plupart des propositions condamnées et, en somme tout le jansénisme. γ) Remarquons enfin que, dans ces divers écrits, Pascal a pour objet de convaincre — de rassurer — non pas des adversaires, mais des amis du Port-Royal, mais des personnes que nous appellerions jansénistes et qui, en fait, ne l'étaient pas. Deux difficultés les arrêtaient : d'abord la cruauté de la doctrine elle-même, ensuite et peut-être plus encore, la condamnation que I'Eglise en avait faite. On nous a caché tant qu'on a pu ces hésitations, ces scrupules. Sans un heureux hasard nous aurions ignoré toujours que « Mme de Longueville... était très timide touchant la foi » janséniste (Pascal, G. E., X, p. 65). Combien comme elles ! Or, c'est à un, à une, ou à plusieurs de ces timides que paraissent adressés — en partie du moins — les écrits de Pascal sur la grâce.

J'espère que parlant ici en historien, je n'aurai scandalisé personne en rappelant les origines calvinistes du jansénisme. Voici du reste à ce sujet , quelques lignes de Richard Simon : « A vous dire la vérité quant aux dogmes de la grâce efficace par elle-même ou victorieuse, comme ils l’appellent. Je ne vois guère de différence entre les jansénistes et les calvinistes. Il y a peu de temps que je donnai à lire à un de mes amis qui, étant jeune, avait été élevé dans ce parti là, l'écrit de Calvin contre Pighius. Il ne l'eut pas plus tôt lu qu'il m'avoua librement qu'il ne voyait non non plus que moi aucune différence entre le traité de Calvin et les livres des jansénistes qu'il avait lus. Aussi quelques-uns d'entre eux qui ont de la sincérité, disent nettement qu'on a condamné mal à propos Calvin sur cette matière, mais que son nom étant odieux, il y aurait de l'imprudence à le vouloir défendre. » Lettres, IV, p. 189.

 

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Il est très vrai qu'ils exagèrent la corruption de l'homme déchu et son impuissance; très vrai qu'ils restreindraient volontiers à un petit nombre de prédestinés les effets de la volonté rédemptrice et, ce qui revient au même, la distribution des grâces vraiment efficaces, mais leurs maximes

 

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désolantes, ni Pascal ni ceux qui lui ressemblent ne se les appliquent à eux-mêmes, au moins dans ce qu'elles ont de désolant. Si Jésus-Christ n'est pas mort pour tous, il est mort pour eux; si la grâce a manqué et manquera nécessairement à la foule, elle ne leur manquera pas, à eux. On entend bien du reste qu'ils ne disent pas cela en propres termes. Leur assurance est naturellement moins consciente, moins raisonnée, moins inébranlable que celle de Calvin ou des puritains anglais. Interrogés sur ce point ils parleraient à peu près comme nous le faisons et ils prêcheraient avec Pascal, la nécessité de « conserver cette crainte qui modère notre joie » (1). Mais quoi! serait-ce donc la première

 

(1) Pensées et opuscules, p. 221. Dans telle page des Écrits sur la grdce, Pascal se prononce très nettement contre la certitude du salut (G. E., XI, pp. 23a-235). Voici un curieux passage que j'emprunte à ces mêmes Ecrits : «  Tous les hommes du monde sont obligés de croire, mais d'une créance mêlée de crainte et qui n’est pas accompagnée de certitude, qu'ils sont de ce petit nombre d'élus que J.-C. veut sauver et de ne juger jamais d'aucun des hommes, tant qu'il leur reste un moment de vie, qu'ils ne sont pas du nombre des prédestinés ». Ib., p. 137. On peut rapprocher ce dernier texte de celui que les auteurs du Dictionnaire des livres jansénistes (De Colonia et Patouillet) disent avoir cueilli dans l'Augustinus Yprensis vindicatus... ver Aegidium Albanum : « A la page 112, ch. XXIII, l'auteur établit, et il en fait la matière du chapitre entier, que tout chrétien est obligé par un précepte divin de croire fermement qu'il est du nombre des prédestinés». Dictionnaire des livres jansénistes... Anvers, 1752, 1, p. 132. Je n'ai pu vérifier le texte qui d'ailleurs ne me surprend pas. L'auteur du Traité de l'espérance chrétienne, le P. G. Vauge, de l'Oratoire, mort en 1739, un jansénisant, je crois, mais d'une rare dextérité et d'un grand mérite— écrit de son côté : « Chaque fidèle est obligé d'espérer qu'il est du nombre des élus » Traité de l'espérance chrétienne. Paris, 1732, p. 215. A cette phrase assez habile, un théologien catholique répondrait en niant le supposition, à savoir l'élection au sens calviniste du mot. L'auteur veut dire — j'en suis quasi sûr : « Obligé d'espérer qu'il est de ceux qui, par un heureux sort, se trouveront du nombre des élus ». Or, cet « heureux sort » est pour nous pure fiction. Nous reviendrons à cette question capitale.

 

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fois qu'une âme, d'ailleurs sincère, n'oserait, ne saurait s'avouer à elle-même la doctrine profonde qui la console et dont elle vit?

Quelques formules dévotes à l'usage des religieuses de Port-Royal — mais qui n'appartiennent pas, me semble-t-il, à la première génération janséniste — nous aident à prendre sur le fait la disposition que je viens de dire, et par là-même, à réaliser la sérénité religieuse de Pascal. Rien de moins craintif assurément, rien de plus tendre que l'oraison de ces pieuses filles. O mon Sauveur, priaient-elles,

 

si votre miséricorde n'avait amolli votre coeur à notre égard, vous seriez toujours demeuré insensible à nos misères...; mais depuis que votre charité a rendu votre coeur comme de la cire fondue, il n'y a rien de si aisé que de le toucher; un seul regard que le pur amour d'une âme jette sur vous, une seule pensée de piété que votre esprit forme en elle, vous fait une blessure de tendresse (1).

 

(1) Exercices de piété à l'usage des religieuses de Port-Royal du Saint-Sacrement. Au désert, 1757, p. 18. Curieux, bon, à quelques taches près, et même beau livre. Beaucoup des formules pieuses qu'il contient out été écrites par la Mère Angélique de Saint-Jean — nièce de la grande Angélique, et la mieux douée peut-être de cette géniale tribu. On parle assez communément de la prière du Port-Royal sans la connaître et en l'imaginant telle qu'on se figure qu'elle devrait être. De notre côté, on la dit tendue, sèche, dénuée d'onction, et rien n'est moins exact; de l'autre côté, on oppose volontiers le sérieux, le « raisonnable » de cette prière à la puérilité sentimentale des formules salésiennes ou « jésuitiques ». Or, on trouvera dans les Exercices plus d'une page qui ne le cède en rien aux plus enfantines, aux plus ridicules du P. Binet. Cf. notamment Les repos de l'âme, pp. 378-400. L'unique différence entre ces prières et les nôtres est dans les présuppositions semi-calvinistes — certitude du salut — que j'essaie présentement de dégager. Un peu de subtilité parfois et des phrases prodigieusement longues, mais une foule de formules presque parfaites. Ainsi : « Mon âme est devenue capable de voir votre lumière et de l'aimer, de connaître mes ténèbres et de les haïr, de me déplaire à moi-même et de chercher avec ardeur la lumière de votre visage. Ne me le cachez donc pas, gnon Sauveur ; car c'est l'unique demande que j'ai à faire, et je n'ai pas la témérité de vous demander à voir où vous reposez au midi, dans la splendeur des saints, parce que ce jour sans couchant n'éclaire que ma sainte patrie et j'en suis encore exilée pour mes péchés. Je vous demande seulement de pouvoir regarder de loin les rayons qui sortent de votre visage, afin qu'ils m'éclairent à marcher dans la profonde nuit de mon bannissement », p. 73. Parmi les traits dominants de ces Exercices, on remarquera un sens liturgique très sûr et une dévotion particulière à l'Eucharistie. L'avertissement est aussi digne d'attention. Il y est dit par exemple : « Encore aujourd'hui (17871 s'il reste une étincelle de foi sur la terre, si la solide piété n'y est pas entièrement éteinte, c'est à P.-R. que nous en sommes redevables». A force de répéter ce prodigieux paradoxe, ils en out presque fait une vérité.

 

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François de Sales ne dirait pas mieux. Attendez néanmoins et bientôt vous verrez poindre, à peine formulée du reste, la vraie raison de cette affectueuse confiance. Elles savent, elles sentent que la « charité éternelle » les tient « déjà de sa main puissante pour résister aux efforts du monde et du démon. Craindre que la divine bonté les abandonne serait « une défiance criminelle » (1). Prenez garde : ce n'est pas ici la simple espérance du chrétien. D'autres en effet, pensent-elles, ont tout à redouter de ce Dieu, qui peut-être ne formera jamais dans leur âme «une

seule pensée de piété ». Port-Royal, non :

 

 

            Il n'y a certes rien tant à craindre, ô mon Dieu, que le mépris que vous faites de ceux qui ne vous aiment pas : vous les abandonnez comme la poussière que le vent emporte. Mais, pour ceux qui vous appartiennent, ils sont comme la prunelle de vos yeux... J'espère donc que je vous serai fidèle parce que... vous m'avez donné la volonté d'accomplir la vôtre.

 

Nous sommes le « petit troupeau », la race choisie. Les menaces de l'avenir doivent nous laisser aussi tranquilles que les souvenirs du passé. Le Fils de Dieu ne commande-t-il pas à ses disciples « d'être assurés lorsque tout le monde séchera de crainte à la vue des signes étranges et épouvantables qui précéderont le jugement » (3) ? Pourquoi tremblerions-nous? Ne sommes-nous pas « DE CEUX QUI, PAR UN HEUREUX SORT, SE TROUVENT DU PETIT NOMBRE DE VOS ÉLUS (4). »)

 

 

(1) Exercices, p. 22.

(2) Ib., pp. 25, 26.

(3) Ib., pp. 354, 355.

(4) Exercices, p. 63. Il va sans dire qu'elles ne témoignent pas toujours la même assurance. Ainsi : « Que si je ne cours pas autant que je dois..., je demeurerai sans couronne ». Ib., p. 3o. « La tempête dont le péril me menace toujours en cette vie de tentation », p. 35. Plus expressément : « Ne permettez pas que je sorte du tremblement où je dois toujours être... en prenant une vaine assurance qui ne serait que présomption..., puisque ce n'est qu'à vos plus fidèles serviteurs que vous donnez une parfaite confiance et qui ne l'est même pas toujours ». Ib., p. 16o. Heureuse inconséquence dont il faut toujours faire état dans l'analyse de ces âmes partagées, chez qui le pur instinct catholique l'emporte souvent. Au reste ces différentes prières ne sont pas toutes de la même main. J'ajoute qu'elles ont parfois une singulière façon de se mettre en règle avec la doctrine orthodoxe. Ainsi, par exemple : « Vous voulez, mon Sauveur, que j'opère mon salut avec tremblement; mais un tremblement qui ne me prive pas de la paix de l'âme, quand elle se souvient que vous l'avez rachetée et qui ne regarde pas cependant notre rédemption comme un sujet d'assurance ». A merveille! mais allez jusqu'au bout. « Puisqu'elle vous est encore plus redevable pour avoir donné votre vie pour elle que pour l'avoir délivrée de ses péchés ». Ib., p. 20. Donc, si je comprends bien, une véritable assurance et qui exclut la crainte, mais non pas l'humilité. « Trembler » veut dire ici « reconnaître qu'on n'a rien fait pour mériter la prédestination bienheureuse, de laquelle néanmoins on reste assuré. Cf. Un curieux passage : Des intentions de l'Office. A Matines : « En l'honneur de l'amour éternel que Dieu a porté à ses élus lorsqu'...il ne voyait encore en eux que des péchés, nous prierons pour TOUS LES ÉLUS qui sont encore dans le monde, soit Juifs, turcs.., et mauvais chrétiens ». Ib., p. 272.

 

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Que l'on cesse donc une bonne fois de répéter que les jansénistes n'ont pas connu les délices de la dévotion. Pour quelques textes désolés, désespérés même, qui semblent justifier ce lieu commun, j'en apporterais cent qui le réfutent. Leur faiblesse, leur illusion serait bien plutôt de trop rechercher une prière affective et de voir dans les douceurs de la prière un « signe » de prédestination. — C'est là, comme nous le montrerons bientôt, la disposition habituelle de Pascal. — Pessimistes, si l'on veut, mais quand ils songent à la foule des réprouvés ; optimistes, quand ils se regardent. Vues sous leur aspect terrible, les cinq propositions ne les intéressent pas. Dès avant leur naissance, « un heureux sort » les a séparés des boucs, rangés parmi les brebis. Telle est bien, au fond, l'arrière conviction à peine consciente, mais agissante, qui fait la « joie » et des religieuses et de Pascal.

Nous n'ignorons pas, continuent-elles, que « nous ne pouvons avoir sur la terre la même assurance que les saints du ciel », mais

 

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il faut que nous ayons une confiance ferme et immobile, comme dit saint Paul, ne regardant point nos péchés, qui ne nous doivent pas inquiéter.

 

 

— Et Jésus à Pascal : « Ne t'inquiète donc pas» —

 

si nous les avons noyés dans le sang de Jésus-Christ.

 

« Si » veut dire « puisque ». — « J'ai versé telles gouttes de sang pour toi. »

 

et n'être pas trop en crainte de l'avenir, mais espérer en ce que dit le même apôtre : « Il nous a délivrés, il nous délivre et nous espérons qu'il nous délivrera de nos péchés passés, présents et à venir » (1).

 

Même confiance, mais encore plus ferme, chez Pascal :

 

C'est me tenter plus que t'éprouver que de penser si tu feras bien telle ou telle chose absente. Je la ferai en toi, si elle arrive... C'est mon affaire que ta conversion... Il te sera dit : « Vois les péchés qui te sont remis ».

 

Perdre coeur ! pourquoi ?

 

Je te veux guérir... je t'aime plus ardemment que tu n'as aimé tes souillures,

 

et comme j'aime « mes élus ». Tout est dans ce mot.

 

Je te suis plus un ami que tel et tel : car j'ai fait pour toi plus qu'eux et ils… ne mourraient pas pour toi... comme j'ai fait et comme je suis prêt à faire et fais dans mes élus (2).

 

Eh quoi ! demandera-t-on, ces divines paroles qui ont consolé tant de détresses, un catholique n'a-t-il pas le droit, le devoir même, de se les approprier ? Oui, certes, mais en les adaptant à une théologie qui n'est vraisemblablement pas tout à fait celle de Pascal. Nous croyons, comme lui, que le Christ a versé telles gouttes de

 

(1) Exercices, p. 354.

(2) Pensées et opuscules, pp. 576, 577.

 

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sang, qu'il est mort pour nous ; mais à cette bienheureuse certitude nous ne sommes pas arrivés par le même chemin que Pascal. « Puisque le Christ est mort pour tous les hommes, disons-nous, il est mort pour moi ». Pascal : « Bien que peut-être, bien que sans doute, il ne soit pas mort pour tous les hommes, il est mort pour moi». Qu'il professe formellement ou non la cinquième proposition condamnée (1), celle-ci ne lui paraît certainement pas aussi abominable qu'à nous. Peut-être, peut-être, n'irait-il pas jusqu'à l'affreuse négative : « Le Christ n'est pas mort pour tous », mais l'affirmation : « Il est mort pour tous », le trouverait hésitant. Il distingue, il se débat. « Il y a hérésie, dira-t-il à expliquer toujours omnes de tous, et hérésie à ne le pas expliquer quelquefois de tous (2) ».

 

(1) Voici le texte de cette 5e proposition : « C'est une erreur des semi-pélagiens de dire que Jésus-Christ soit mort ou qu'il ait répandu son sang pour tous les hommes sans exception. »

(2) Pensées et opuscules, p. 69o. C'est ainsi du moins que E. Havet a compris ce fragment, et je crois qu'il a raison.  « Il semble, dit-il, que l'intention de ce fragment est d'insinuer qu'il peut être permis de dire que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous. » (Edit. classique nouvelle, Paris, 1891, p. 481). En revanche, il me serait difficile d'accepter sur ce point l'interprétation de Dom Pastourel. « Sans doute, estime le docte bénédictin, Pascal pensait que Jésus-Christ est mort pour tous. » Et il nous renvoie au fragment 781: « Jésus rédempteur de tous ». Oui, mais si « tous » ne veut pas dire « tous », comme le fragment 775 que je viens de citer le donne à entendre?? « Il serait injuste, continue». Pastourel, de le confondre avec les jansénistes de la décadence (??)... Peut-être même est-il injuste de le rattacher sur ce point à la théorie condamnée de Jansénius ». Comment concilier ce « peut-être » avec le a sans doute » de tantôt? Quant à cette distinction entre les jansénistes de la décadence et les autres, qu'on la juge sur les propres paroles d'au des jansénistes de l'âge d'or. « Jésus-Christ est mort, disait le grand Arnauld, et n'a prié son Père que pour le salut de ceux qu'il a aimés d'un amour éternel et irrévocable, qui sont ses élus. » (Cf. Strowski, op. cit., III, p. 127). Dom Pastourel invoque le fragment 781. N'y aurait-il rien lu de troublant? e Les figures de la totalité de la rédemption, comme que le soleil éclaire à tous, ne marquent qu'une totalité ; mais (les figures) des exclusions, comme des Juifs élus à l'exclusion des Gentils, marquent l'exclusion ». N'est-ce pas là une autre façon de dire que « tous » ne signifie pas « tous » ? Et encore : « Jésus-Christ, en qualité de rédempteur, n'est pas peut-être maître de tous ; et ainsi, en tant qu'il est en lui, il est rédempteur de tous». Autant dire : il a racheté tous les hommes, mais, naturellement, à l'exception de ceux dont il n'était pas maître, de ceux qu'il ne pouvait songer à racheter, de ceux enfin que lui arrachait un décret préalable de réprobation. Il est mort pour tous les siens. Du dernier paragraphe de ce même fragment on ne peut rien conclure non plus en faveur de la pleine orthodoxie de Pascal. Il ne s'agit là, remarque fort justement M. Brunschwicg, que de « l'application pratique » de la doctrine. Si Pascal ne veut pas que l'on prêche que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous, ce n'est pas que cette doctrine lui semble hérétique, mais c'est qu'elle risque de « favoriser le désespoir ». Mieux vaut « favoriser l'espérance », et par là, encourager les hommes à la pratique des vertus chrétiennes, laquelle pratique du reste n'empêchera pas la damnation finale de plusieurs d'entre eux. Et là-dessus Pascal revient à sa théorie de l'automatisme et au pari : que la religion soit vraie ou non, il est bon de choisir le plus sûr, de prendre de l'eau bénite, etc. ; et, de même : que le Christ soit ou ne soit pas mort pour tous, il est bon à chacun de faire comme si le Christ était mort pour lui. C'est du moins ainsi que je comprends le fragment 781, qui n'est pas toujours très limpide. (Pensées et opuscules. pp. 692, 693 ; Dom Pastourel, Le Ravissement de Pascal, Annales de phil. chret., février 191 t, p. 499). On peut croire aussi que Pascal a varié sur ce point. Si, comme la chose me semble presque certaine, le fragment 55o (Pensées et opuscules, p. 572) est des derniers mois de sa vie, il en serait venu à la pure doctrine catholique : « J'aime tous les hommes, parce qu'ils sont tous rachetés ». Il est vrai que l'incidente a été rayée, et, nous assure-t-on, par lui-même ( ??). Mais cela importe peu. Cf. aussi G. E., XI, pp. 136; 142, i i3 : 149.

Calvin lui aussi avait déjà essayé de tourner et, si j'ose dire, d'escamoter ce « tous ». « Rien n'est plus curieux, écrit encore M. Bois, plus faible et plus subtil que la façon dont il cherche à écarter les textes qui gênent sa théorie de l'élection. « Tout le monde » veut dire non pas « chacun en particulier », mais « tous états et tous peuples »... Le Christ a donné à ses apôtres « commission de prêcher à toute créature ». Mais cela ne veut pas dire que « Dieu veuille sauver chacun homme ». Et, suivant son habitude, Calvin adresse de gros mots à ses adversaires. C'est « folie » ou « plutôt bêtise » que d'abuser de ce passage pour anéantir l'élection de notre Dieu»... Dieu présente à tout le monde le salut, mais « il n'y attire pas tout le monde ». C'est une grâce spéciale que Dieu fait « à ceux que bon lui semble ». Bref, Calvin cherche à nous convaincre que tous ne signifie pas tous. » Bois, op. cit., pp. 673, 674. Soyons francs et avouons que saint Augustin lui-même a donné parfois l'exemple de ces interprétations forcées. Cf. les textes dans Petau, De Incarnat., l. XIII, ch. IV (Edit. Vivès, VI, pp. 647, sq.). Il va même jusqu'à dire : « Cela signifie que tous ceux qui sont sauvés ne le sont que parce que Dieu le veut » ! A ce compte, il n'y a plus moyen de prouver quelque vérité que ce soit par un texte de l'Écriture . Mais, quoi qu'il en soit de saint Augustin, pour l'Église infaillible « tous » veut dire « tous ».

 

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Imaginer un entre-deux entre ce oui et ce non, rien de plus conforme aux habitudes pascaliennes, rien de plus humain.

Et qu'on ne dise pas que, dans cette méditation, Pascal ne s'occupe que de lui-même : — « Ne te compare point aux autres ». Qu'importe, si, en vérité, le Christ ne lui parle que comme il peut le faire à ses privilégiés, à ses « élus » ? C'est qu'en effet ces mots : « Je suis mort pour toi » ont deux sens et très différents. A nous ils disent : « J'ai fait de mon côté et surabondamment tout ce qu'il était possible de faire pour ton salut; le reste dépend de

 

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toi». A Pascal : « Les gouttes de sang que j'ai versées pour toi, ont décidé une fois pour toutes de ton salut : elles t'ont mérité une de ces grâces dont l'effet ne manque jamais». « Je te veux guérir », cieux sens encore : «  Je le veux, et te guérirai, mais si tu le veux aussi toi-même » ; — « Je le veux, et de telle sorte que tu le veuilles aussi ;

en le voulant moi-même je te donne de le vouloir: je le veux pour toi » (1).

« Ne t'inquiète donc pas », mais ne t'enorgueillis pas non plus. Et de quoi? Tu n'es pour rien dans cet « heureux sort », refusé à tant de misérables qui te valaient bien.

 

— Qu'à moi en soit la gloire et non à toi, ver de terre. Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais coeur.

— Je le perdrai donc, Seigneur.

— Non, car il te sera dit : « Voici les péchés qui te sont remis » (2).

 

De bonne foi, imagine-t-on une intimité plus cordiale, une confiance plus sereine, une prière moins sèche, j'allais dire une certitude plus absolue? L'espérance de nos saints, et des moins « inquiets », va-t-elle aussi loin ?

La légende tient bon néanmoins. « Le christianisme de Pascal, affirmait-on hier encore, sera toujours tourmenté parla défiance et l'incrédulité ; de là ces paroles de découragement que l'on a interprétées parfois comme des aveux de scepticisme o. Quelles paroles ? Une lettre de lui à

 

(1) « Il y a cette différence entre les rois de la terre et le Roi des rois que les princes ne rendent pas leurs sujets fidèles, mais qu'ils les trouvent tels; au lieu que Dieu ne trouve jamais les hommes qu'infidèles et qu'il les rend fidèles quand ils le sont. » Pensées et opuscules, p. 213. Prise en soi, cette phrase, comme la plupart de celles que nous discutons présentement, pourrait avoir un sens tout catholique, mais on voit bien comment elle s'accorde aussi avec les propositions condamnées, v. g. avec la deuxième « Dans l'état de nature corrompue, on ne résiste jamais à la grâce intérieure. » La volonté « qui sera dominante et maîtresse de l'autre sera considérée comme unique... non parce qu'elle le soit, mais parce qu'elle renferme le concours de la volonté suivante». G. E., M. p. 129. « La volonté de Dieu est la cause et la source et le principe de la volonté de l'homme et qui opère en lui cette volonté». Ib., p. 183.

(2) Pensées et opuscules, pp. 576, 577.

 

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Gilberte, oit il se plaint de sa a faiblesse » qui est si grande ». Et qu'importe sa faiblesse? L'entraînerait-elle à des fautes graves, qu'elle ne lui ferait pas perdre coeur.

Il te sera dit que tes péchés te « seront remis ». On insiste et on explique : « Si Pascal doute, ce n'est jamais de Dieu, mais de soi » (1). Fort bien ; cela c'est notre doute à nous, que vous appelez pélagiens ou arminiens. Nous ne doutons pas de la volonté de

 

Dieu, mais de la nôtre, laquelle peut rendre inutiles les gouttes de sang qui ont été versées pour nous. Pascal, au contraire, ne doutant pas de la volonté divine, ne doute pas— ou, pour mieux dire, logiquement, il ne devrait pas douter — de la sienne propre dont il reconnaît d'ailleurs et très humblement la misère. L'une lui répond de l'autre ; la première a déterminé, fixé les suprêmes décisions de la seconde. Bon aux autres de se tourmenter, mais pour nous, rendons à Dieu

 

des grâces infinies de ce que, s'étant caché en toutes choses pour les autres, il s'est découvert en toutes choses et en tant de manières pour nous (2).

 

Pour vous? Mais si la grâce vous abandonnait? Ces faveurs ineffables que vous nous rappelez, si elles devaient être les dernières? Non, cela ne se peut :

 

C'est une parole bien consolante que celle de Jésus-Christ : « Il sera donné à ceux qui ont déjà ». Par cette promesse, ceux qui ont beaucoup reçu ont droit d'espérer davantage, et ainsi ceux qui ont reçu extraordinairement doivent espérer extraordinairement (3).

 

Il parle ainsi au duc et à Mlle de Roannez, qui ont beaucoup moins reçu que lui. S'ils doivent espérer « extraordinairement », où s'arrêtera donc l'espérance de Pascal ? (4)

 

(1) Pensées et opuscules, p. 85.

(2) Ib., p. 215.

(3) Ib., p. 212.

(4) Remarquons néanmoins encore une fois qu'il ne regarde pas comme impossible la chute finale de ces deux âmes (Ib., p. 217). La sienne non plus, d'ailleurs : « Mon Dieu, me quitterez vous? » Le problème nettement posé, il aurait admis sans aucun doute la possibilité absolue de sa propre réprobation. Mais justement l'assurance que nous étudions chez lui l'empêche de s'arrêter longuement au problème ainsi posé. S'il a plusieurs théologies et qui se combattent, le sentiment qui domine chez lui est bien, me semble-t-il, celui que nous indiquons.

 

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Et sans doute il a tout connu de l'humaine détresse. « Un homme dans un cachot. » Oui, mais qui sait que a son arrêt est donné », et un arrêt de douceur (1). Il se voit d'ores et déjà délivré de la plus lourde de ses chaînes; l'autre tombera bientôt :

 

Souffre les chaînes et la servitude corporelle. Je ne te délivre que de la spirituelle à présent (2).

 

« Le silence éternel de ces espaces infinis » l'effraie. Oui, mais qu'importe encore une fois le silence des sphères à celui qui entend claire, distincte, suave et créatrice, la parole de Dieu même ?

 

Et ce que je te le dis est un signe que je te veux guérir... Je t'aime...

 

« Si notre condition était véritablement heureuse». —Non certes, elle ne l'est point. Mais laquelle ? Celle de Méré, de Miton, obligés à se divertir pour secouer « une tristesse insupportable » (3), ou celle du vrai chrétien qui a trouvé Jésus-Christ ?

 

Sans Jésus-Christ, il faut que l'homme soit dans le vice et dans la misère. Avec Jésus-Christ, l'homme est exempt de vice et de misère. En lui est toute notre vertu et toute notre félicité (4).

 

« Nul n'est heureux comme un vrai chrétien » (5). Et Pascal,

 

(1) Pensées et opuscules, p. 426.

(2) Ib., p. 576.

(3) Ib., p. 4o5.

(4) Ib., p. 571.

(5) Ib., p. 569. Cf. pp. 223, 569, 57o.

 

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on se place-t-il? Avec le triste Méré ou avec ceux qui ont trouvé celui qu'ils cherchaient ? A lui de répondre :

 

Je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur... qui, d'un homme plein de faiblesses, de misères, de concupiscences (d'un autre Méré), a fait un homme exempt de tous ces maux par la force de sa grâce (1).

 

Il dit bien quelque part que les chrétiens ont leur joie a mêlée de la tristesse d'avoir suivi d'autres plaisirs et de la crainte de la perdre» (2). Les Livres saints, la tradition, l'usage l'obligent à parler ainsi, mais non pas les retours douloureux, anxieux que l'on pourrait croire. La tristesse du vrai pénitent est joie — nous le montrerons bientôt — et quant à la crainte, Pascal essaie bien, par devoir, de l'entretenir en lui, mais comme d'autres font l'espérance ! (3) Sa crainte est joie, elle aussi ; à peine conçue, elle s'abîme dans l'amour :

 

Dignior plagis quam osculis non timeo, quia amo (4).

 

Note en latin et qui, par conséquent, ne devait pas figurer dans son grand ouvrage ; note qui n'est vraie que pour lui. « Digne de coups bien plus que de caresses, il semble que je devrais craindre, et je ne crains pas, parce que j'aime ». — Vous aimez? A quoi bon, si par un malheureux sort, Dieu ne vous aime pas? — O lents à comprendre ! Il m'aime, puisque je l'aime. Le moyen de l'aimer, s'il ne m'aimait pas? Ce n'est ici du reste qu'une

 

(1) Pensées et opuscules, p. 573.

(2) Ib., p. 22!.

(3) Dans cet exercice de la vertu de crainte, il y aurait, si j'ose dire, une sorte de Iusus pedagogicus et très pascalien. Il ne s'agirait pas de s'entraîner à craindre vraiment, mais de se mettre dans l'attitude de la crainte, en vue de s'entraîner non pas à la crainte même, mais à une vertu voisine, l'humilité. « Les élus mêmes sont quelquefois laissés pour leur apprendre la crainte et l'humilité. » (Jovy, Pascal inédit, cité par Strowski, on. cit., III, p. 167). Entendez : pour leur apprendre, par cet essai ou ce jeu de crainte, l'humilité.

(4) Pensées et opuscules, p. 573.

 

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première impression, mais que ce qui nous reste à dire confirmera, je l'espère.

 

§ 2. — Le « signe « donné à Pascal et la « consolation » sensible.

 

Qu'il soit aimé et que, par suite, il aime, comment le sait-il? J'ai retardé jusqu'à maintenant cette question cruciale, pour que, d'elle-même, et de plus en plus impérieuse, aiguë, lancinante, elle assiégeât l'esprit du lecteur. Et aussi pour l'isoler, pour nous réserver le moyen de l'aborder, autant que faire se peut, toute nue. Car c'est ici le problème fondamental ; si nous arrivions à le résoudre, nous tiendrions, me semble-t-il, la clef de Pascal. Du moins aurions-nous saisi la nuance presque imperceptible qui distingua longtemps sa prière de la nôtre.

La réponse est encore dans le Mystère de Jésus, et d'autant plus solennelle que Pascal se la fait donner du ciel. Ne nous lassons pas de creuser ce texte, révélateur entre tous.

 

—         Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais coeur.

—         Je le perdrai donc, Seigneur, car je crois leur malice sur votre assurance.

—         Non, car moi par qui tu l'apprends, t'en peux guérir et CE QUE JE TE LE DIS EST UN SIGNE QUE JE TE VEUX GUÉRIR... IL TE SERA DIT : « Vois les péchés qui te sont remis » (1).

 

Entendez : cela te sera dit après chacun des péchés que, fatalement, tu dois encore commettre. Faute de quoi, Pascal n'aurait, tôt ou tard, qu'à perdre coeur.

On lui donne donc un « signe », et qui lui est propre, qui n'est pas donné à tous. Nous, en effet, nous n'avons pas reçu de signe particulier. Au reste nous n'en demandons pas, en dehors du signe universel qui a été arboré sur le Calvaire : Jésus mort pour tous les hommes. La foi nous suffit. Nos autem credidimus charitati; nous croyons, nous

 

(1) Pensées et opuscules, pp. 576, 577.

 

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nous abandonnons à l'amour, avec une confiance, égale après tout sans doute à celle de Pascal, ruais qui ne s'appuie pas aux mêmes raisons. L'expérience personnelle que nous pourrions faire de la bonté de Dieu ajouterait sans doute à la douceur, mais non pas à la solidité de cette foi. Il n'est pas dit à chacun de nous : e Vois les péchés qui te sont remis a, mais à tous indistinctement : « Vois ces gouttes de sang versées pour tous les pécheurs, assez nombreuses, assez efficaces pour laver tous les péchés:

 

Mite corpus peloratur,

Sanguis, unda profluit,

Terra, pontas, astra, mundus

Quo lavantur flumine.

 

Et cela, qui nous le dit ? Le catéchisme, nos livres d'Heures, l'Eglise enfin, et non pas immédiatement Jésus lui-même. Nul « signe » pour nous, au sens naturel de ce mot. Pascal, au contraire : le signe qu'on lui promet est aussi nettement spécifié que possible, il ne s'adresse qu'au seul Pascal. Si l'on n'admet pas cette exégèse, le texte auguste qui nous occupe n'a plus d'intérêt, plus même de sens. Jésus ne renvoie pas son interlocuteur à l'Evangile ou aux prières de la liturgie, mais à une parole particulière, directe : « Ce que je te le dis. » Qu'avec cela Pascal ait pris pour un signe ce qui n'en est peut-être pas un, c'est une autre question et à laquelle nous devrons revenir; mais qu'il ait cru recevoir un signe, mais que, pour l'avenir, il ait compté sur de nouveaux signes, comment en douter ? «  Il te sera dit. »

S'agit-il d'une parole au sens propre, de quelque révélation ? Je ne le crois pas. L'instinct catholique si profond chez lui, malgré tout, le sauvera d'un illuminisme total. Ni vision, ni voix entendue. A la vérité, Dieu lui « parle » et le « conseille souvent» (1), mais sans frapper son oreille. Simplement il se « fait sentir » à lui, comme présent au-dedans

 

(1) Pensées et opuscules, p. 578.

 

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de lui, mais d'une telle manière et si douce, que cette présence même vaut, signifie pour lui les assurances les plus explicites d'amour, de miséricorde, de pardon (1). Rien de miraculeux, rien même de rare. D'innombrables chrétiens ont fait et font encore chaque jour une expérience toute pareille ; ils ne l'interprètent pas toutefois comme Pascal. Il y voit un « signe, » et nous n'y voyons qu'une grâce, très précieuse certes, mais qui ne prouve pas que nos péchés nous soient remis, mais qui prouve encore moins que nos péchés futurs doivent finalement nous être remis (2).

Pris en soi et indépendamment de telle valeur spéciale

 

(1) Et c'est là, du reste, si je ne me trompe, le « témoignage du Saint-Esprit n sur lequel les méthodistes, et Calvin lui-même, fondent l'assurance du salut. Ni Wesley, ni Calvin ne font appel à une révélation proprement dite. Cf. plusieurs textes de Calvin cités par M. H. Bois, op. cit., pp. 69o, 691, celui-ci entre autres : « La vraie persuasion que les fidèles ont... de leur salut... ne procède point du sens de la chair ni des raisons humaines ou philosophales, mais du sceau du Saint-Esprit qui rend leurs consciences tellement assurées qu'ils n'en sont plus en doute. » On nous renvoie donc à un phénomène subjectif, à une impression qui ne peut être en somme que le « sentiment » dont parle Pascal.

(2) Les auteurs les plus orthodoxes admettent bien certains a signes de prédestination », mais tellement généraux et conditionnés que leur valeur de signe se réduit à presque rien. Ainsi le P. Saint-Jure, paraphrasant saint Bernard : Qui peut dire : Je suis des élus ; je suis prédestiné à la vie... ? A la vérité, nous n'avons point d'assurance de cela, mais pourtant l'espérance nous comble et nous fortifie, de peur que l'incertitude d'une chose si importante ne nous accable tout à fait. Pour cette raison, Dieu nous a donné certains signes qui rendent ce grand point de la prédestination si assure que l'on ne peut douter, parlant moralement, que celui ne soit du nombre des prédestinés en qui ces signes se trouvent et demeurent constamment. Data sunt signa quaedam et indicia manifesta salutis, ut indubitabile sit eam esse de numero electorum, in quo ea signa permanserint. Or, entre tous (ces signes) celui de l’amour de N.-S. est le plus grand. » De la connaissance et de l'amour da Fils de Dieu... par le R. P. J.-B. Saint-Jure, Paris, 1633, I, pp. 238. 239. Qui ne voit qu'un tel signe : a) n'est pas offert à tel chrétien déterminé, mais à tous ; b) qu'il dépend de nous et d'une longue suite d'actes (permanserint), et que, par suite, il perd sa valeur de signe. Dans le Mystère de Jésus, il n'est pas dit à Pascal : « Si tu m'aimes jusqu'au bout et sérieusement tu seras sauvé. » Eh! qui douterait de cela ? Mais bien plutôt : « Tu m'aimeras jusqu'au bout, tu mourras dans cet amour, tu seras sauvé. » Sur ce point, nous avons d'un côté l'enseignement traditionnel que vient d'exposer le R. P. Saint-Jure; de l'autre, la théorie calviniste, en germe déjà et plus qu'en germe chez Luther, mais clairement exploitée par Calvin. Pascal oscillerait entre les deux. Sur la certitude du salut chez les premiers protestants, Cf. Denifle-Paquier, op. cit., Paris, 1916, III, pp. 4o, 41 ; 42o-468.

On pourrait nous objecter sainte Monique, pour qui telle consolation divine, plus ou moins semblable à celles de Pascal, était un signe. « Elle me disait, rapporte saint Augustin, qu'elle reconnaissait la différence qu'il y avait entre les révélations qu'elle recevait de Dieu et ses songes, parle moyen d'une certaine saveur intérieure — nescio quo sapore — que son âme goûtait et qu'elle ne pouvait expliquer. » Confessions, VI, 13. Ce qui veut dire : il y a des douceurs sensibles dans la prière qui nous viennent de la grâce ; d'autres qui ne sont que des illusions. Comment les distinguer les unes des autres? Monique répond : « A un je ne sais quoi, à une saveur spéciale que je trouve dans les premières seules. » Celles-ci seraient donc comme le signe d'elles-mêmes. Or, Pascal ne se pose pas du tout la même question. Les consolations ou paroles intérieures qu il a lieu, par ailleurs, de croire célestes (il ne nous dit pas à quelles enseignes) lui sont un signe, non plus d'elles-mêmes et de leur origine sainte, mais de son propre salut.

 

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qu'on lui accorde ou qu'on lui refuse, le « signe » de Pascal serait tout simplement ce que les auteurs spirituels appellent « dévotion sensible » ou « consolation » (1).

 

J'appelle consolation, enseigne saint Ignace dans ses Exercices, ce mouvement qui se forme à l'intérieur de l'âme et qui l'enflamme d'un tel amour pour son Créateur et Seigneur, que, de toutes les créatures qui se trouvent sur la face de la terre, elle n'en peut plus aimer une seule que pour lui. Consolation encore, ces larmes d'amour que fait jaillir (en espagnol : lança) soit le regret des péchés passés, soit le souvenir de la Passion de Jésus, soit tout autre objet directement ordonné au service et à la gloire de Dieu. Consolation enfin, tout accroissement d'espérance, de foi et de charité, comme aussi toute joie intime qui, renouvelant dans une âme la pensée et le goût des choses célestes, l'accoise et la pacifie dans son Créateur et Seigneur.

 

L'état contraire, celui oit le signe est refusé, comme dirait Pascal, nos auteurs le nomment sécheresse ou désolation spirituelle.

 

Ce ne sont plus alors, reprend saint Ignace, que ténèbres, qu'angoisses. Rien ne remue l'âme que l'attrait des plus viles choses d'ici-bas; en proie à mille inquiétudes, balloté et tenté de mille manières, l'homme est tout près de perdre coeur; tout abattu, tiède, inerte, il se voit comme séparé de son Créateur et Seigneur (2).

 

Les consolations spirituelles, écrit un des maîtres de

 

(1) Sainte Thérèse les appelle « contentements », los contentos. Les théologiens, Suarez entre autres, « dévotion accidentelle », et cette dénomination en dit long. Cf. M. Saudreau, Les degrés de la vie spirituelle. Paris, 1912, I, pp. 245, 246.

(2) Exercices spirituels, règles 3 et 4 pour le discernement des esprits.

 

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la spiritualité contemporaine, M. Saudreau, a supposent bien, il est vrai, comme les émotions esthétiques,... l'action des facultés spirituelles ; mais la part qu'y prennent les facultés sensibles est si grande, l'âme est si vivement impressionnée par les joies qui envahissent l'appétit sensitif, que, dans le lamage ordinaire, l'on passe sous silence le rôle joué par l'intelligence et la volonté, et l'on appelle ces ph nom<'nes les opérations sensibles de la grâce. Telles sont les émotions produites, soit par des représentations imaginatives de choses saintes, comme la naissance, la passion (l'agonie) de Notre-Seigneur, le ciel, le jugement ; soit par des objets ou faits extérieurs, comme cérémonies, manifestations éclatantes du culte, chants, images, tableaux » (1), soit encore, et non moins souvent, par la lecture d'un beau livre, par la conversation d'un saint ou par l'éloquence d'un missionnaire. «Nous avons vu, dit le P. Yves de Paris, quelques personnes religieuses qui, toutes les fois qu'elles entraient en l'église, étaient surprises d'une sainte horreur et se trouvaient comme éblouies de lumière, dans une certaine suspension qui leur était le présage des grâces plus grandes qu'elles allaient recevoir » (2). C'est là un exemple entre mille, de ces opérations mystérieuses, dans lesquelles l'action divine s'ajuste, avec une admirable dextérité, au tempérament, à la formation, aux dispositions acquises ale ceux qu'elle veut charmer, ravissant M. de Meaux par un clair de lune ; — « Je me suis levé cette nuit avec David...» — Huysmans, par une toile flamande; la foule, par une musique barbare. Peu importent les intermédiaires, pourvu que le coeur touché reconnaisse la présence de Dieu. « Ex motu cordis, chante saint Bernard, intellexi praesentiam Dei (3). Car tout se ramène à ce point, nul spirituel

 

(1) Saudreau, op. cit., p. 246.

(2) La conduite des religieux, Rennes, 1653, p. 276.

(3) Sermon 57, in Cant. Cf. Saint-Jure, l'Homme spirituel, Paris, 1901, I, 268.

 

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ne mettant en doute que la vraie consolation ne soit une visite et une grâce de Dieu (1).

« Dans sa miséricorde infinie, écrit à ce sujet un des grands mystiques du XIXe siècle, Dieu prend l'âme selon la faiblesse de sa nature, et par le côté où elle est attirée à lui. Elle est toute répandue dans les sens et, habituée à recevoir ses impressions par les sens, à juger, à aimer et à agir par les sens, elle ne vit (en quelque manière) que par les sens. La voyant dans cet état et voulant l'attirer à une vie de sainteté, la grâce divine opère nécessairement sur ses sens intérieurs, lui fait percevoir Dieu

par le secours de l'imagination, impressionne les sens (l'appétit sensitif) et donne à l'âme une impulsion sensible vers Dieu. Autant la jouissance est grande, autant le mouvement passionné qui tend vers cette jouissance est violent. » Et le même écrivain, s'exprimant, sans qu'il s'en doute, comme Pascal dans l'écrit sur la conversion du pécheur :

 

Dieu dispose les facultés sensibles à se prêter à des vues de miséricorde par la douceur, les jouissances et les contentements. Les facultés affamées et pleines des ordures des créatures, commencent à voir que c'est en Dieu que réside leur véritable bien. Elles commencent à rompre avec les créatures et prennent l'habitude d'aller à Dieu. Cela les purifie des désirs grossiers de se satisfaire dans les créatures; elle- sont contentes, elles jouissent de Dieu : elles aiment à ne jouir que de lui (2).

 

Et cela parait tellement dans l'ordre, que l'âme pieuse demande, réclame naïvement cette pâture de joie. « Seigneur Jésus-Christ, s'écrie le vieil auteur du Miroir de l'âme, qui, lui aussi, nous rappellera Pascal,

 

tu sais bien que je ne puis être sans plaisir : pauvre, indigent, j'en ai faim et j'en ai soif, tourne-toi vers moi dans ta piété;

 

(1) Une grâce actuelle, mais non pas la grâce tout court.

(2) V. P. Libermann, cité par M. Saudreau, op. cit., I, pp. 247, 248.

 

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de 1a table de tes parfaits, laisse tomber sur moi une miette de ta douceur, et une goutte vive du torrent de tes voluptés. Pour qu'ayant ainsi effleuré de telles délices, ce qui est de la chair me répugne et que je tourne le dos aux choses du dehors : pour que, réconforté et comblé de plaisir par toi, je m'élève au-dessus de moi-même et de toutes les créatures. Ceux-là, Seigneur, qui, pour l'amour de toi ont méprisé la gloire du siècle, ne voulant plus être glorifiés qu'en toi; ceux qui ont renoncé aux joies du monde, pour n'exulter qu'en toi ; ceux qui ont mortifié leur chair, pour se délecter en toi, tu ne les récompenserais pas à ton heure, en les comblant de consolations spirituelles? C'est impossible, car le Prophète a dit : « Selon la multitude de mes douleurs, tes consolations ont réjoui mon âme ». Quoi encore ? Comment le goût de l'âme, ainsi purifié de l'infection des voluptés charnelles, ne s'ouvrirait-il pas de lui-même aux saveurs infinies que la contemplation lui présente ? Quoi encore? Se figure-t-on les facultés spirituelles de l'âme plus paresseuses au plaisir que les facultés sensitives et animales ? (1)

 

Putas ne virs animae spirituales pigriores in delectando quam... animales?... Saisissante et profonde philosophie, sur laquelle nos spirituels les plus austères, les plus pratiques, n'ont pas craint de se régler. Ces facultés spirituelles, non moins capables de plaisir, non moins avides que les autres, nous devons empêcher que leur pointe s'émousse, et pour cela les exercer à se satisfaire. C'est là un des

articles essentiels de l'ascèse minutieuse que prescrit saint Ignace dans les Exercices. Le retraitant demande-t-il si, pendant l'oraison, il lui faut rester à genoux, debout, assis, prosterné : on lui répond de s'en tenir à l'attitude qui l'aura le plus aidé à obtenir ce qu'il veut, — id quod volo, — à savoir : les consolations, les larmes et le reste. Ainsi pour les heures de sommeil, pour la quantité de pourriture. Pas de consigne universelle. A chacun de fixer, après quelques tâtonnements, le régime qui assurera la

 

(1) Speculum anime sen soliloquium Heinrici de Hassia, cap. 8. Ce précieux opuscule de 15o, a été republié intégralement par le R. P. Watrigant dans la Collection de la bibliothèque des Exercices de saint Ignace, n° 9 (1907).

 

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réalisation de son désir, id quod desiderat, ut lacrymas, consolationes. Si, dans telle des pensées qu'il avait à méditer il a trouvé « ce qu'il cherchait », qu'il ne se hâte pas de passer à un autre point, mais au contraire qu'il épuise, jusqu'à la dernière goutte, le plaisir céleste qui lui est offert. Ibi quiescam... donec mihi satisfaciam (1). On sait bien que saint Ignace se propose avant tout d'amener l'homme à se vaincre, à changer de vie, mais il n'en est pas moins vrai que cet insigne volontaire a placé les « consolations » parmi les objets qu'un chrétien doit vouloir et vouloir à l'espagnole : intendendo semper ad quaerendum id quod volo,... ut lacrymas, consolationes. Or, c'est bien là aussi ce que Pascal a constamment voulu et cherché. Quel que soit d'ailleurs, je le répète, le sens particulier qu'il accorde à ces faveurs célestes, la « consolation spirituelle » a été la grande affaire, la faim et la soif de sa vie (2).

 

(1) Quatrième et dixième additions. Ainsi encore pour la a répétition i, de tel exercice, on ira droit aux points « in quibus senserit quis aliquant cognitionem, consolationem, sel desolationem » (3e contemplation de la 2e semaine). Je n'ai pas besoin d'expliquer pourquoi saint Ignace conseille de revenir aussi aux points qui n'auraient, si j'ose dire, rien donné, pendant l'exercice qu'il s'agit de recommencer, desolationes. Il y a là une source de consolation possible qui, peut-être, finira par s'ouvrir.

(2) Pour le R. P. Poulain, la consolation spirituelle n'a rien de « difficile à comprendre ». Des grâces d'oraison, Paris, 1906, p. 12 ; le R. P. parle de l'oraison affective, mais cela revient au même. Comme je l'envie de comprendre sans peine a une visite de Dieu e, quelle qu'elle soit ! A moi, au contraire, tout parait obscur dans la moindre de ces expériences. Je laisse de côté les diverses activités naturelles auxquelles s'adaptent ou qu'utilisent les grâces de consolation. Leur jeu, pris en soi, est déjà très compliqué. Nul doute, par exemple, que, parmi ces activités, l'on ne doive ranger, et en belle place, l'émotion esthétique (Prière de Bossuet et, à l'autre perle, de Huysmans). Or, qu'est-ce, à proprement parler, qu'une émotion esthétique? Mais passons; lorsqu'on aura clairement défini l'éloquence lyrique des Elévations, surgira le vrai problème : de quelle manière la grâce de la dévotion a-t-elle été comme ajustée par Dieu à cette éloquence ? Quand et comment un plaisir d'ordre esthétique, un plaisir humain, est-il devenu divin ? L'assurance du R. P. tient du reste au curieux système que son livre nous présente : la consolation n'ayant rien pour lui, mais rien, ce qui s'appelle rien, de proprement mystique, n'a donc rien de mystérieux. Mais pourquoi ces cloisons que l'antiquité n'a pas connues? Ne serait-on pas beaucoup plus près de la vérité en voyant dans ces motions divines qui produisent l'expérience religieuse commune, en y voyant l'ébauche grossière et même le commencement de l'expérience proprement mystique ? Quoi qu'il en soit, la psychologie de la dévotion sensible mériterait d'être étudiée à fond par un spécialiste, lequel avouerait sans doute bientôt que le sujet n'est pas si facile.

 

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au moins, pendant la période critique où nous le prenons.

Il se peut que cette sensibilité religieuse, qui devait un jour tout dominer chez lui, soit restée à peu près dormante pendant les vingt-deux premières années de sa vie, et qu'il n'ait commencé à « sentir Dieu » qu'au moment de sa conversion, en 1646. Nous n'en savons rien, mais s'il en eût été autrement, si sa ferveur avait été aussi précoce que son génie scientifique, Mme Périer n'aurait pas manqué de nous le dire. Blaise n'a pas connu sa mère; son père était, semble-t-il, à cette époque du moins, plus croyant que religieux et plus religieux que dévot. Émerveillé des rares dispositions que l'enfant laissait voir, il aura surtout voulu faire de ce jeune prodige, un véritable savant, lui inspirant, du reste, « un très grand respect », mais peut-être un peu lointain, un peu froid, « pour la religion ». Il lui avait appris à distinguer rigoureusement entre le permis et le défendu en matière de spéculation : d'un côté, la «curiosité », la libre investigation des «choses naturelles », de l'autre, une foi aveugle et d' « enfant ». Consigne plus ou moins analogue à celle que Descartes s'imposait vers le même temps, très insuffisante d'ailleurs à la formation d'un «vrai chrétien »,mais qui n'aura pas peu contribué à sauver de l'ombre même du « libertinage », a cet esprit si grand, si vaste et si rempli de curiosités, qui cherchait avec tant de soin la cause et la raison de tout ». « Ces maximes — respect de la religion ; intangibilité de la foi — qui lui étaient souvent réitérées par un père pour qui il avait une très grande estime, et en qui il voyait une grande science accompagnée d'un raisonnement fort net et fort puissant, faisaient une si grande impression sur son esprit, que, quelque discours qu'il entendît faire aux libertins, il n'en était nullement ému » Mais peu de ferveur sensible. La croyance personnelle de Pascal ne doit rien à l'apologétique des Pensées; le jeune

 

(1) Pensées et opuscules, p. 11.

 

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géomètre a cru, et solidement, et pour toujours, avant de « sentir » ; il a connu avant d'aimer. Les grâces de sa première conversion vont lui révéler quelque chose de cet amour, dont l'absence ne l'avait pas encore fait souffrir; puis commencera pour lui une phase de sécheresse consciente et douloureuse, de e désolation », pendant laquelle, réalisant combien « il y a loin de la connaissance de Dieu à l'aimer », il cherchera, non pas à connaître, c'est chose faite, mais à aimer; enfin la e consolation » lui sera rendue. Id quod volo... « Joie, joie, pleurs de joie! »

Croire et ne pas sentir que l'on aime, ces dispositions du jeune Pascal sont fort communes. Après la première enfance, dont il faut laisser à Dieu les secrets, chez beau. coup, même très croyants, même pratiquants, le vrai sentiment religieux se dessine à peine. Dans la cité sainte, il y a bien des demeures, et de celle-ci, où Pascal semble avoir séjourné longtemps, les spirituels catholiques parlent avec une aimable indulgence. Avant la conversion de 1646 et après la rechute qui l'a suivie, si Pascal avait confessé au jésuite des Provinciales les e horribles attaches » qui lui donneront tant de remords pendant l'automne de 1654, le bon Père n'aurait pas levé les bras au ciel et il aurait eu raison. Avoir été « préservé, par une protection de Dieu particulière, de tous les vices de la jeunesse », n'est-ce donc rien? (1) Bref, nous le placerions parmi ces fidèles que nos auteurs jugent médiocres, mais non pas « bien coupables ». « Chrétiens moins favorisés, écrit M. Saudreau, à qui Dieu ne semble pas demander une grande perfection. Il peut se faire que, sans s'élever à la piété..., ils arrivent à un état satisfaisant, et qui n'est pas sans mérite ; leur foi est vive, leur résolution d'être fidèles à Dieu est sincère, toutefois leur amour demeure toujours faible, et leur esprit de renoncement bien impar

 

(2) Ib., p. 11. Il va sans dire que ces testes sont plus ou moins sujets à caution, mais nous n'avons que cela.

 

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fait. Souvent aussi, (et voici tout à fait pour nous) après être restés longtemps dans cet état, on les voit soudain prendre un généreux élan et marcher d'un pas ferme dans la voie du progrès. C'est en effet la conduite la plus ordinaire de la Providence, de laisser les âmes chrétiennes, pendant un temps plus ou moins long, dans cet état intermédiaire de demi-piété, de fidélité sans grande ardeur. » Cette période achevée, ils « semblent soudain touchés de la grâce ; ils prennent goût aux choses de la piété, ils éprouvent un attrait plus grand au service de Dieu; les exercices de la prière, la fréquentation des sacrements deviennent pour eux pleins de charme, leur esprit parait avoir reçu de nouvelles lumières, mais surtout, leur coeur attendri savoure bien mieux qu'auparavant les douceurs de la dévotion... Cette faveur de Dieu vient parfois sans que le fidèle ait rien fait de plus qu'à l'ordinaire; dans ce cas, c'est souvent à l'occasion de quelque événement extérieur que s'opère cet heureux changement: mission, carême, pèlerinage » (1). Dans le cas de Pascal, ce fut, comme l'on sait, la rencontre et l'entretien de deux gentilshommes normands, gagnés eux-mêmes à la dévotion par le fervent curé de Rouville, M. Guillebert (2). Que du reste ces messieurs aient vénéré Saint-Cyran, que les lectures par eux conseillées à leur converti aient empreint d'un certain jansénisme l'intelligence de Pascal, cela est vrai, mais n'intéresse pas encore l'analyse particulière qui présentement nous occupe (3). Ce qui a le plus impressionné Pascal, ce

 

(1) Saudreau. Op. cit., I, pp. 113, 114 ; pp. 236, 237. M. Saudreau ajoute : s D'autres fois, et plus souvent, croyons-nous, ce sera comme une récompense d'efforts un peu plus généreux que de coutume. » C'est là ce qui s'est produit au moment de la seconde conversion de Pascal. Pour la première, nous ne savons.

(2) Préjanséniste à la manière de Saint-Cyran, Guillebert sera de ceux — plus nombreux que l'on ne pense — qui n'approuvaient pas le développement sectaire du parti. Cf. l'Index du Port-Royal.

(3) Il ne mes emble pas juste de soutenir, avec M. Brunschwicg, que « tout le christianisme de Pascal est dans ces lectures de la première heure », qu'il fit alors sous l'influence de ces messieurs. « Dès 1646, continue M. B., Pascal connaît et adopte la foi dans laquelle il est mort » (Pensées et opuscules, p. 55). Laissons la mort; c'est là un autre problème. Mais Pascal n'aurait-il donc pas lu aussi, et dès cette heure, l'Evangile ? Au reste, des lectures auxquelles on fait allusion — fragments de l'Augustinus ; lettres de Saint-Cyran, etc. — comment prouvera-t-on qu'il n'ait retenu que les éléments jansénistes ? N'y a-t-il pas là bien des pages qui sont chrétiennes tout simplement et qu'aurait pu écrire n'importe quel écrivain orthodoxe ? On a bien vu que je ne cherchais pas à minimiser le jansénisme de Pascal, mais dire que, soit l'une, soit l'autre de ces deux conversions furent «jansénistes », cela me parait insoutenable, et, si j'ose dire, vide de sens. M. B. cite Sainte-Beuve : « On appelle conversion à Port-Royal ce qui semblerait un surcroît presque sans motif dans un christianisme moins intérieur » (Port-Royal, II, p. 12). Port-Royal aurait-il donc le monopole du christianisme intérieur ? Etienne Pascal et ses enfants, continue M. B., « avaient pris l'habitude de mettre la religion à part des affaires de ce monde, de la considérer comme un domaine séparé, en dehors duquel se trouvaient les sciences, les dignités, les plaisirs de la vie sociale. Or, ce que Saint-Cyran leur apprit, c'est qu'on ne fait, pas à la religion sa part, c'est qu'elle n'est rien, si elle n'est l'homme tout entier; qu'il ne suffit pas de la reconnaître avec son esprit, qu'il faut l'aimer dans son coeur, et surtout qu'il faut la pratiquer dans la moindre circonstance. » Béni soit M. de Saint-Cyran de leur avoir appris tant de bonnes choses ! Mais enfin, si on leur avait fait suivre les Exercices de saint Ignace, ou si on leur avait donné à méditer la Vie dévote, les écrits de Bérulle, ou encore l'Imitation, ou tout bonnement l’Evangile, n'y auraient-ils pas trouvé exactement la même leçon ?

 

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dont il a gardé le plus cher — et bientôt le plus navrant — souvenir, ce ne fut pas d'abord telle ou telle vue théorique sur la grâce, mais l'expérience même de la grâce. Pour la première fois peut-être, il avait eu de vifs « sentiments de Dieu », remplis a de suavités et de charmes ». Il s'était découvert une faculté nouvelle, le goût des choses célestes, faculté dont on nous disait tantôt qu'elle ne parait pas moins avide au plaisir que, dans leur ordre misérable, les appétits du vieil Adam. Expérience toujours émouvante, mais commune : « Lorsqu'on commence à se donner à Dieu, écrit le P. Grou, il nous traite d'abord avec beaucoup de douceur, pour nous gagner; il répand dans l'âme une paix, une joie ineffable ; il nous fait trouver du goût à la retraite, au recueillement, aux exercices de piété. Il nous facilite la pratique de la vertu; rien ne coûte, on se croit capable de tout » (1), et, si l'on est actif, conquérant, apôtre, si l'on est le jeune Pascal, on gagne à la dévotion toute une famille, on dit à Gilberte : « Renonce aux ajustements et aux parures du siècle » ; à Jacqueline :

 

(1) Cf. Saudreau, op. cit., I, pp. 237, 238.

 

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« Cesse de penser à ce beau mariage et ne vis plus que pour Dieu » (1).

Il y a loin toutefois de « sentir Dieu », à l'aimer effectivement. Ces divins plaisirs dont Pascal se montrera si avide, préludent bien d'ordinaire à la conversion  véritable, mais ils ne l'achèvent pas ; ils risquent même. parfois de la retarder, en nous faisant prendre le change sur nos dispositions profondes. II ne suffit pas de s'écrier, très sincèrement du reste et très ardemment : « Seigneur, je vous donne tout ». Pierre l'avait dit avant Pascal. Par où l'on pressent déjà ce que nos spirituels nous expliqueront mieux tout à l'heure, et ce que Port-Royal n'a jamais pleinement saisi, à savoir combien reste fragile et superficielle une conversion qui repose uniquement sur de grands a sentiments de Dieu ». Il se produit souvent en effet chez les nouveaux convertis une curieuse transposition et inconsciente : au zèle que la grâce avait d'abord, ou semblait avoir allumé, succède très vite une fièvre toute naturelle. On se croit encore entraîné par la première et l'on est déjà le jouet de la seconde. Pour avoir

 

(1) Du point de vue calviniste, cette première conversion de Pascal ne serait pas conversion, régénération véritable. Croyez-en un bon juge, l'insigne puritain Th. Goodwin : « I began to have some slighter workings of the Spirit of God, from the time I was six years old. I could weep for my sins... and had flashes of joy upon thoughts of the things of God (Vifs «sentiments de Dieu»)... This showed how far GOODNESS OF NATURE might go, as well in myself as others, to whom yet TRUE SANCTIFYING GRACE NEVER COMES. But this I thought was grace... (Au moment de ma première communion), I felt my heart cheered after a wonderful manner, thinking myself sure of heaven, and judging all these workings to be infallible tokens of God's love to me and of grace in me; all this while not considering that these were but more STRONG FITS OF NATURE'S WORKING. God hereby made way to advance the power of his grace the more in me, by shening me how far I might go and yet deceive myself, and making me show that grace is a thing surpassing the power of nature : and therefore he suffered me to fall away, not from these good motions, fer I could raise them when I would, but from the oractice of them; insomuch as then my heart began to suspect them as COUNTERFEIT». Th. Goodwin, op. cit., II, LIII. Comme on aurait voulu proposer ce beau texte aux réflexions de Pascal ! Je profite de cette occasion pour recommander aux théologiens et aux curieux de psychologie religieuse, les oeuvres complètes de ce Goodwin. Ils y trouveront de vrais trésors. Nous l'ignorons en France, et tout an plus savons-nous qu'il hit un des chapelains de Cromwell. Cf. Dr Alexander Whyte, Thirteen Appreciations, Edinburgh, s. d.

 

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tranché l'oreille de Malchus, Pierre se croit le soldat de Dieu ; Pascal, encore tout chaud de ses pieuses lectures, au lieu de commencer une vie de e renonciation totale et douce », ne songe qu'à réformer le prochain. Conversion manquée, et qui semble n'avoir attendri un instant le coeur que pour renouveler l'orgueil de l'esprit. Nous attendions un vrai pénitent ; nous n'avons qu'un inquisiteur laïque — race farouche — de plus. Il fait la police théologique du pays normand; il donne la chasse au F. Saint-Ange. « Il y a des commençants, écrit saint Jean de la Croix, que leur zèle inquiet fait tomber dans un (certain) genre de colère spirituelle ; ils s'emportent contre les fautes d'autrui ; ils observent le prochain et sont parfois saisis d'un impétueux désir de le reprendre avec indignation. Ils le font même quelquefois comme s'ils étaient la règle souveraine de la vertu » et de l'orthodoxie (1). Ainsi Pascal, et, par une suite quasi nécessaire, ce zèle de la chair et du sang, masqué en vertu, rendra, si l'on peut dire, leurs coudées franches à d'autres passions, lesquelles n'auront pas besoin de se déguiser pour le séduire : ce sera la simple curiosité scientifique, la recherche des commodités de la vie, l'ambition de primer.

Tiède, médiocre, incapable d'héroïsme; rien de plus. Telle devait être aussi la pensée de Jacqueline. Après l'avoir connu si fervent, puis si vite et. si complètement repris par le monde, elle aura d'abord quelque peine à prendre au sérieux la nouvelle exaltation dont elle sera témoin pendant l'automne de 1654. La confession qu'il me fit, écrira-t-elle, « me surprit autant qu'elle me donna de joie et dès lors je conçus des espérances que je n'avais jamais eues » et pas même peut-être dans les commencements de la première conversion. Elle avait désespéré, non de le voir quitter une existence criminelle, mais

 

(1) Cf. Saudreau, op. cit., I, p. 266.

 

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embrasser pour de bon une vie de recueillement et de sacrifice, à la manière de M. Lemaître. Il lui semble bien à ce coup que la grâce a touché sérieusement le coeur de son frère, mais que se promettre de cette sensibilité impétueuse et changeante ? « Voilà ce qu'il est à cette heure. Il n'y a que Dieu qui sache ce qu'il y aura un jour. » Si donc je m'aventure à vous mander ces belles, mais encore douteuses nouvelles, c'est « afin de vous obliger à prier Dieu » (1).

Il ne faut pas croire du reste que, pendant cette longue période, les divertissements que nous avons dits aient complètement paralysé la sensibilité religieuse de Pascal. Nous le savons par lui-même, a il fallait qu'il eût eu en ce temps-là d'horribles attaches, pour résister aux grâces que Dieu lui faisait et aux mouvements qu'il lui donnait » (2). Appels si pressants et si pleins de charmes que, lorsque enfin la voix de Dieu aura cessé de se faire entendre, Pascal ne tardera pas à réaliser douloureusement la vanité des autres plaisirs. Tant il est vrai que, de toute manière, comblé ou déçu, le besoin de a sentir Dieu » commande sa vie !

Nous avons peu de détails sur les années de dissipation qui suivirent cette conversion manquée (3). Il semble bien que Pascal ait goûté a avec transport... les choses périssables qui le charmaient », mais il semble aussi que ces choses, auxquelles a il s'abandonnait avec une pleine effusion de coeur », aient été simplement a fragiles et vaines », plutôt que mauvaises (4). « Horribles attaches », dira-t-il plus tard, mais un pénitent peut juger ainsi les bagatelles assez indifférentes dont la fascination l'a détourné de

 

(1) Pascal. G. E., IV, p. 62.

(2) Ib., p. 62.

(3) Pour constater l'obscurité (peut-être un peu voulue par les premiers biographes de Pascal) qui plane sur cette longue période, on fera bien de méditer les articles récents et si remarquables de M. Ch. Boudhors : Pascal et Méré (Rev. Hist. Litt., 1913.)

(4) Pensées et opuscules, p. 197.

 

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l'unique bien. Il est vrai. que Port Royal ne le connaît plus ; mais ce jardin fermé n'accueille que des saints authentiques. La Mère Angélique disait « qu'il n'y avait pas lieu d'attendre un miracle de grâce en une personne comme lui » (1), mais elle en aurait dit autant d'à peu près tous les jésuites, sans les menacer, pour cela, j'espère,  de l'impénitence finale.

En effet, après avoir essayé en vain d'oublier cette confuse détresse en s'abandonnant avec de nouveaux « transports » aux joies de la terre, il « commence à considérer comme un néant tout ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son corps... les biens, la pauvreté,... l'honneur, l'ignominie »... Tout ce qui doit moins durer que son âme est incapable de satisfaire le désir de cette âme qui recherche sérieusement à s'établir dans une félicité aussi durable qu'elle-même. A quoi bon néanmoins ces graves pensées que la raison et la foi imposent à son esprit, mais qui ne parlent pas à son coeur? Cette « félicité durable » dont il avait eu autrefois des avant-goûts si délicieux, n'est plus désormais pour lui que la froide et lointaine conclusion d'un raisonnement. Il trouve a encore plus d'amertume dans les exercices de piété que dans les vanités du monde. D'une part, la présence des objets visibles le touche plus que l'espérance des invisibles, et de l'autre la solidité des invisibles le touche plus que la vanité des visibles. Et ainsi la présence des uns et la solidité des autres disputent son affection, et la vanité des uns et l'absence des autres excitent son aversion ». Où se prendre ? Les impossibles joies du ciel lui ont gâté celles de la terre ; il ne peut vivre sans plaisir, et tous les plaisirs lui échappent. a Confusion... désordre..., » désolation (2).

Nous n'inventons rien, nous écrivons, mot à mot, sous la dictée de Pascal lui-même, ou de Jacqueline :

 

(1) Strowski, op. cit., II, pp. 227, 228 ; III, p. 8.

(2) Pensées et opuscules, p. 197.

 

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Vers la fin de septembre dernier (1654) (1), il me vint voir, et à cette visite il s'ouvrit à moi d'une manière qui me fit pitié, en m'avouant qu'au milieu de ses occupations qui étaient grandes et parmi toutes les choses qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde, et auxquelles on avait raison de le croire fort attaché, il était de telle sorte sollicité de quitter tout cela, et par une aversion extrême qu'il avait des folies et des amusements du monde, et par le reproche continuel que lui faisait sa conscience, qu'il se trouvait détaché de toutes choses, d'une telle manière qu'il ne l'avait jamais été...

 

Détaché! La grande grâce, et infiniment supérieure à toutes les consolations sensibles. L'Évangile demande-t-il davantage ? Abneget semetipsum, Le plus dur est fait. Pourquoi se plaindre? Il nous a déjà répondu, écoutons encore :

 

mais que d'ailleurs il était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu, QU'IL NE SENTAIT AUCUN ATTRAIT DE CE COTÉ-LÀ...

 

Ne pas sentir, être abandonné, pour lui c'est tout un...

 

qu'il s'y portait néanmoins de tout son pouvoir, mais qu'il sentait bien que c'était plus sa raison et son propre esprit qui l'excitait à ce qu'il connaissait le meilleur, que non pas le mouvement de celui de Dieu (2).

 

Illusion; c'est bien la grâce qui le « sollicite » et non pas sa propre raison (3), mais une grâce à peine sensible,

 

(1) C’est la fameuse lettre à Gilberte. Remarquons en passant, que pour écrire cette lettre, Jacqueline a attendu le 25 janvier 1655. Manifestement elle n'osait pas d'abord croire à un tel « miracle ».

(2) « Dieu, pour purifier (l'âme), lui enlève, au moins par intervalles et pour un temps, les consolations sensibles. Les émotions suaves qu'elle éprouvait jadis au souvenir des vérités religieuses ou dans l'exercice des oeuvres de piété cessent alors de se faire sentir ; les considérations les plus frappantes laissent le coeur froid et comme impassible ; aux consolations ont succédé les aridités et un dégoût inexprimable et universel». Saudreau, op. cit., p. 275. S'il en va de la sorte pour les âmes ferventes, comment s'étonner qu'après six ans de dissipation, Pascal ne trouve plus maintenant qu' « amertume » dans sa prière ?

(3) Il dira lui oigne plus tard beaucoup plus exactement : « La première chose que Dieu inspire à l'âme qu'il daigne toucher véritablement est une connaissance et une vue tout extraordinaire par laquelle l'âme considère les choses et elle-même d'une façon toute nouvelle. » Pensées et opuscules, pp. 196, 197. De très vieilles vérités nous semblent nouvelles quand la grâce nous les fait sentir fortement.

 

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et que n'accompagnent pas ces émotions délicieuses, ces « charmes a, auxquels Pascal s'est habitué à donner la valeur d'un « signe». Pas de joies, pas de signe ; et pas de signe, pas de grâce. Il eût reculé peut-être devant ces formules ; telle est bien cependant sa pensée profonde, la philosophie vivante qui le possède, le désole et le paralyse (1)...

 

et que, dans le détachement de toutes choses où il se trouvait, s'il avait les mêmes sentiments de Dieu qu'autrefois, il se croyait en état de pouvoir tout entreprendre (2).

 

Ainsi au seuil de la conversion définitive, il attend, il mendie une grâce, non pas de force, mais de joie. Ou

 

(1) Il est vrai que dans l'Ecrit sur la conversion du pécheur, Pascal semble enseigner le contraire. Encore que l'âme, dit-il, « ne sente pas ces charmes dont Dieu récompense l'habitude dans la piété, elle comprend néanmoins que les créatures ne peuvent pas être plus aimables que le Créateur, et sa raison, aidée des lumières de la grâce, lui fait connaître qu'il n'y a rien de plus aimable que Dieu, et qu'il ne peut être ôté qu'à ceux qui le rejettent, puisque c'est le posséder que de le désirer. » Pensées et opuscules, p. 199. Tout le monde voit que ce texte ne s'accorde pas avec les confidences rapportées par Jacqueline. En septembre 1654, Pascal se plaint, non pas certes de ne pas « comprendre », mais, au contraire de comprendre, et pourtant de ne point « sentir », au lieu que, dans l'écrit sur la conversion du pécheur, il console ceux qui ne peuvent pas « sentir », et il leur dit qu'il suffit de connaître. Mais, a) L'authenticité de cet écrit n'est pas certaine. Je m'en suis bien servi dans mes analyses, mais seulement lorsque les paroles que je citais se trouvaient confirmées par des textes authentiques. b) Si l'écrit est de Pascal, il date vraisemblablement d'une époque postérieure à 1654, et, par conséquent, nous renseigne moins exactement que la lettre de Jacqueline sur les vrais sentiments de Pascal, à l'heure de la seconde conversion. c) Enfin et surtout, les deux textes sont moins différents l'un de l'autre qu'ils ne le paraissent d'abord. Pascal aura probablement rencontré un ou plusieurs convertis qui ne trouvaient aucune espèce de « charme » dans leur prière, et qui par suite doutaient de leur propre conversion. Il les encourage, il leur parle comme fait ou doit faire tout directeur catholique eu de pareils cas : il leur dit que la foi suffit, que « sentir » n'est pas nécessaire. Mais, à part lui, il n'arrive pas à réaliser ce douloureux état. Aussi la désolation qu'il essaie de décrire n'est-elle pas la désolation véritable, mais une expérience intermédiaire, crépusculaire, d'où le sentiment n'est pas tout à fait banni. Il parle de « componction », d'ardentes prières. Consolation réduite, mais consolation. Le converti qu'il nous montre a d'autres lumières que celles de la pure foi.

(2) G. E., IV, pp. 61, 52.

 

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plutôt, disons-le encore, force et joie, sentir et vouloir, pour lui, c'est presque une seule et même chose (1). Et combien qui lui ressemblent! Nous savons du reste que lui, du moins, il aura bientôt ce qu'il demande, et beaucoup plus encore : ce sera la joie débordante et surhumaine, la certitude extatique du 23 novembre 1654.

 

§ 3. — Le « signe » de feu.

 

I. Il paraît bien en effet que le seul juge compétent, Pascal lui-même, ait reconnu dans cette expérience une faveur extraordinaire du ciel, très supérieure à ces vifs sentiments de dévotion qui lui avaient été donnés autrefois et qu'il ne se consolait pas d'avoir perdus.

 

Car la manière dont Dieu cherche l'homme, lorsqu'il lui donne les faibles commencements de la foi, pour faire que l'homme lui crie dans la nuit de son égarement : Seigneur, cherchez votre serviteur, est bien différente de celle dont Dieu recherche l'homme quand il exauce cette prière, et qu'il le cherche pour se faire trouver (2).

 

Entre la douce chaleur de ces consolations commençantes et le e feue de la nuit de saint Clément, très certainement il a senti une différence profonde, qu'il n'avait pas du reste à spécifier. Il n'a écrit la courte page du Mémorial que pour lui seul, désireux de fixer le souvenir, non pas d'un éblouissement dont il se rappellerait toujours la surprise, mais des « certitudes » qu'avait fait naître en lui cette grâce, mais, et plus encore, des résolutions

 

(1) Et logiquement. En effet, « la volonté de Dieu est la cause de la volonté de l'homme». G. E., XI, p. tag, et ce qui revient au même la force de Dieu, force de l'homme. Or, Dieu nous communique sa force, il nous fait vouloir en nous faisant éprouver une délectation — ou joie — invincible. En effet, l'homme déchu « est maintenant esclave de la délectation; ce qui le délecte davantage l'attire infailliblement ». Ib., 226. On voit que je n'en impose pas à Pascal. L'unique artifice auquel j'ai recours, artifice exclusivement pédagogique, est de remplacer le nom de a délectation », par celui de a consolation spirituelle a, moins vague et plus familier. Ai-je besoin d'ajouter que, dans la pensée de Pascal, notre volonté, bien qu'infailliblement déterminée, reste libre ?

(2) G. E., XI, p. 168. Cf. le texte de Th. Goodwin cité plus haut, p. 349.

 

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qu'elle l'avait amené à prendre. Quant aux problèmes spéciaux que la curiosité moderne se pose à ce sujet, Pascal, s'il les avait prévus, aurait sans doute répondu qu'ils ne valaient pas une heure de peine, ajoutant avec le miraculé de l'Évangile : J'étais aveugle et je vois ; je ne sentais pas et je sens; que me faut-il et que vous faut-il davantage? Les curieux néanmoins ne se contentent pas de si peu et après tout ils ont peut-être raison. Hallucination, déclarent les uns; extase, disent plusieurs ; pour d'autres enfin à qui ces deux mots font également peur, simple crise de ferveur religieuse, semblable à celle qui nous vaudra plus tard le Mystère de Jésus, bien que plus intense peut-être (1). Ils n'ont que le tort, me semble-t-il, les uns et les autres, de simplifier à l'excès l'analyse d'un épisode aussi riche, de prendre la partie pour le tout, de traiter cette expérience comme un bloc homogène et indivisible. N'oublions pas en effet que celle-ci a duré « depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi », soit deux heures, pendant lesquelles il est peu vraisemblable que Pascal ait gardé une

 

(1) « Je crois qu'il serait puéril, sans vigueur, et même sans franchise de contester qu'il y out là une vision. A d'autres de l'expliquer par des raisons naturelles ou surnaturelles. Le certain, c'est que les idées encore mal saisissables que Pascal portait en lui et qui le tourmentaient ont pris un corps et la vision a éclaté ». Maurice Barrès, l'Angoisse du Pascal, Paris, 1918, pp. 69, 7o. Il semble que, pour M. Barrès, l'angoisse à laquelle mit fin le ravissement du 23 novembre, serait surtout d'ordre intellectuel; le Mémorial serait « le bulletin de sa victoire sur les ténèbres » (p. 6o). a L'angoisse de Pascal, ce n'est pas la peur de l'enfer, comme l'a cru B. d'Aurevilly; ce n'est pas non plus la mélancolie d’Hamlet devant la tête de mort; et ce n'est pas davantage, le vertige d'un philosophe, qui se jette par désespoir dans la solution chrétienne. Pascal, c'est un esprit scientifique qui cherche la vérité totale, la vérité qui discipline le monde de l'âme et voudrait recevoir de l'univers une règle de vie, mais il constate l'impuissance de la science à nous livrer ce secret essentiel». Ib., pp. 31, 32). M. Barrès connaît trop Pascal pour lui prêter une inquiétude uniquement spéculative : « Vérité totale » ; « règle de vie », ou encore : « On n'entre dans la vérité que par l'amour et les mouvements du coeur » (p. 73). pe crois néanmoins qu'il fait encore trop de place à l'élément intellectuel. En novembre 1654, Pascal possède « une règle de vie » ; il n'a pas à a entrer dans la vérité» ou, pour mieux dire, il n'a pas à atteindre la vérité. Il ne sera pas plus « croyant » le 24 qu'il ne l'était le 22. Et sans doute, le ravissement du 23 lui apporte une « certitude » nouvelle, usais particulière et qui n'intéresse que lui : « Deum meum». Ne « sentant» plus Dieu, il craignait de l'avoir perdu : maintenant, il l'a retrouvé.

 

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seule et même attitude, active ou passive. Au lieu d'une expérience unique, n'y en aurait-il pas eu au moins trois, suffisamment distinctes, quoique solidaires en quelque façon; trois, et qui ont pu se répéter, s'enchevêtrer, sans néanmoins que l'on ait le droit de les confondre ? D'abord un ébranlement quelconque accompagné d'une hallucination de la vue ; ensuite, une grâce mystique, au sens propre du mot : Dieu sensible, non pas au coeur de chair, mais à la fine pointe de l'esprit, au centre de l'âme ; enfin, et à mesure que s'efface cette divine « touche », seraient venus les douceurs, les réflexions ardentes et abondantes, les « transports » affectueux, les « larmes » de la prière commune. Le Mémorial rappellerait d'un mot la première de ces expériences : Feu — une simple note suffisait; il ne dirait quasi rien de la seconde qui est ineffable ; il tracerait le rythme, il résumerait les impressions et résolutions de la troisième (1).

 

(1) Voici, à ce sujet, la théorie proposée par un savant religieux, le R. P. Dom. Pastourel, qui a longuement étudié le Ravissement de Pascal (Annales de phil. chrét., oct. 1910; février 1911). Pour faire court, je me permets de glisser entre crochets les difficultés que semblent soulever les affirmations du R. P. « Il faut différencier le ravissement de Pascal des visions prophétiques et, en général, de ces états mystiques, connus en théologie sous le nom d'extases, qui ont rempli, par exemple, l'existence de sainte Thérèse. [La théologie connaît d'autres états mystiques que l'extase. Ce n'est là du reste qu'une question de mots. Pour moi, je ne crois pas que ! Pascal ait eu, cette nuit-là, une extase proprement dite, mais simplement et, quelle qu'elle soit, une grâce d'ordre mystique.] On le doit d'abord à cause de la longueur de la crise; les extases de sainte Thérèse ne dépassaient guère une demi-heure. [Soit ; mais qui nous dit que, dans cette expérience de deux heures, la phase proprement mystique ait duré plus de quelques minutes?] Et puis, surtout, il n'y a pas eu chez Pascal aliénation des sens. On a décrit souvent l'immobilité de l'extatique, son insensibilité à tout ce qui n'est pas son rêve [curieuse expression]. Pascal n'eut rien de semblable : il put lire [?] et même écrire [?]. Et quand cela serait, il faudrait encore prouver que, de 10 heures et demie à 1s heures et demie, il put lire constamment et écrire. Qui le prouvera?] Et si ce n'est pas en ce moment même qu'il rédigea le .Mémorial, il a bien fallu qu'il en conservât un souvenir très précis, pour en faire une exposition aussi détaillée. [Comment prouverez-vous qu'il ait fait, dans le Mémorial, une exposition « détaillée » de toutes les phases de l'expérience ? Si, par exemple, comme il est vraisemblable, le mot s Feu » se rapporte à une de ces phases, estime-t-on que ce mot nous donne force détails ?] Les extases des mystiques sont en général extrêmement courtes ; elles consistent en un monoïdéisme, une intuition indivisible; le ravissement de Pascal, au contraire, est plutôt discursif, il est le déploiement d'une idée et d'un sentiment. [C'est toujours la même assomption. S'il y a eu ravissement ou grâce mystique, aussi longtemps qu'a duré cette grâce, il n'y a pas eu de travail discursif : celui-ci a suivi] (Annales de phil. chrét., oct. 1910, pp. 13, 14).

 

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On a cru trouver « dans l'histoire philosophique des équivalents à cette crise de Pascal ». « Chez Secrétan (par exemple) qui, dans une soirée d'hiver, sur la terrasse d'une vieille église, sentit entrer en lui, avec le rayon d'une étoile, l'intelligence de l'amour de Dieu ». Tel serait encore l'épisode, « qui ouvre le journal de Biran (et) qui décide sa vocation philosophique : « Les larmes étaient au bord de mes paupières. Combien de sentiments ravissants se sont succédé! Si je pouvais rendre cet état permanent, que manquerait-il à mon bonheur » (1)? Oui, sans aucun doute, mais, puisque le Dieu du Mémorial n'est pas celui des « philosophes et des savants », ne vaut-il pas mieux illustrer le ravissement de Pascal en le comparant à des expériences plus simplement et plus explicitement chrétiennes (2) ?

 

(1) Dom Pastourel, op. cit., pp. 13, 14.

(2) Bien que, dans le récit auquel nous faisons allusion, Secrétan s'en tienne au langage habituel des philosophes, son Dieu est néanmoins le Dieu des chrétiens, et son expérience, toute chrétienne. Voici d'ailleurs cette belle page. On aura bientôt vu que l'histoire qu'elle nous présente. ressemble étrangement par certains côtés à celle de Pascal : « Dieu veut le bien; par conséquent, il veut notre bien, il nous aime.., je sais qu'il est parce que je sais que j'en suis aimé : je ne subsiste que par son amour [Pascal n'aurait pas écrit cela, du moins en 1654, il aurait écrit : « Je savais bien déjà qu'il est, et que je ne subsiste que par sa puissance, et qu'il aime un certain nombre d'hommes : pénible certitude, aussi longtemps qu'il ne m'a pas fait sentir qu'il n'aimait moi-même. Or, il me l'a fait sentir cette nuit... On remarquera que Secrétan emploie indifféremment le je et le nous]. Dans une soirée d'hiver... je sentis entrer en moi, avec le rayon d'une étoile [peut-être le feu de Pascal], l'intelligence de cet amour [mais, semble t-il, universel : Dieu est bonté. En sentant qu'il m'aime, je sens qu'il nous aime tous]. Il y a bien cinquante ans de cela. je rentrai chez moi avec quelque hâte, j'essayai de me concentrer et d'adorer. Pressé de traduire l'impression reçue en pensées distinctes [C'est la troisième phase, dont nous parlions plus haut : ces deux mots semblent bien indiquer le caractère exceptionnel et mystique de l'expérience centrale, quelque chose d'analogue à la seconde phase de la nuit de Pascal, au ravissement proprement dit], j'écrivis avec une impétuosité que j'ignorais, et qui n'est jamais revenue. [Ceci encore montre le caractère exceptionnel de cette expérience : elle a été immédiatement suivie d'une activité discursive et sensible tout à fait intense]. Je m'efforçai de graver l’ÉCLAIR en des pages que je n'ai jamais relues. [Écrire est pour plusieurs, à de tels moments, un impétueux et irrésistible besoin. Ainsi le P. Surin, Mme Guyon et tant d'autres. Il se peut que Pascal ait obéi à une impulsion analogue.] Depuis ce moment... les motifs de nier ont passé sur mon âme, j'ai vu les difficultés se dresser l'une sur l'autre, j'ai compris que je n'avais réponse à rien, mais je n'ai jamais douté. L'ÉVIDENCE DU CONTACT PRÉVAUT SUR TOUS LES RAISONNEMENTS. » Secrétan cité par W. James. L'expérience religieuse, trad. Abauzit, Paris, igo8, pp. 56, 57. « L'ÉVIDENCE DU CONTACT », c'est exactement et plus explicitement la « Certitude » du Mémorial. Mais le doute, que cette même évidence supprime tout à fait n'est pas le même chez Pascal et chez Secrétan. Pascal a la certitude que Dieu l'aime, et d'un amour de prédilection; la quasi-certitude de son propre salut. Secrétan, la certitude que Dieu est, et qu'il est bon. Et comme le Dieu avec lequel il vient de prendre un tel contact est aussi le « Dieu de Jésus-Christ », Secrétan, fort de l'évidence de ce contact, ne doutera plus jamais, ni du Dieu créateur ni du Dieu rédempteur.

Autre différence entre Pascal et Secrétan : avant l'expérience, le premier n'a aucun doute sur l'existence de Dieu, tandis que la foi du second était moins entière. Il avait trouvé quelque force « aux motifs de nier ». On aura de plus remarqué que Secrétan n'a jamais relu les pages dont il nous parle. Elles n'étaient pas pour lui un memento. Le parchemin plié de Pascal a est avant tout un Mémorial, écrit à ce sujet Dom Pastourel, mais on conviendra que le meilleur moyen de garder une chose « présente à ses yeux et à son esprit », n'est pas de la coudre dans son pourpoint; il serait plus simple et plus sûr de l'attacher à un objet usuel, un livre de chevet, par exemple. Il est donc probable que pour Pascal, ce parchemin était autre chose. Condorcet l'a dénommé une amulette mystique. M. Maurice Barrès le nomme le talisman de Pascal. Il y a quelque chose de vrai dans cette théorie. Pascal, en portant sur lui le souvenir des plus grandes grâces qu'il ait revues, a cru en recevoir comme une protection. Il a dû attacher à ce parchemin autant d'importance que certaines personnes en mettent par exemple au port d'une médaille ou d'une relique » ( Annales de phil. chrét., févr., 1911, p. 509). Cela peut se rattacher aussi à ce que Nicole appelle a la pratique des Conventions », laquelle suppose « que pour multiplier les actes d'amour envers Dieu et des autres vertus..., il n'y a qu'à convenir avec Dieu que, toutes les fois qu'on fera quelques actions et quelques mouvements extérieurs, on lui marquera par là qu'on l'aime ou qu'on veut l'aimer... D'où l'on prétend conclure qu'en donnant cette signification à ses aspirations et a ses respirations, au battement de son coeur, à tous ses pas, Dieu qui entendra sans doute ces signes, les prendra tous pour des actes d'amour ». Nicole n'a pas de peine à démasquer l'illusion qui se glisse aisément sous de telles pratiques, alors assez en vogue, semble-t il. Néanmoins il ne les condamne pas absolument. « Il est remarqué dans la vie de quelques personnes de piété qui avaient de fâcheuses tentations contre la foi, qu'elles mettaient sur leur coeur une profession de foi qu'elles avaient écrite et qu'en la touchant seulement, elles prétendaient marquer à Dieu qu'elles y étaient véritablement attachées. Toute la religion est pleine de ces signes et l'on peut dire que toutes les cérémonies de l'Eglise, tous les habits des prêtres, des religieux sont de ce nombre. De sorte que, pour pratiquer cette dévotion, il vaut bien mieux se joindre avec l'Eglise et se servir des signes qu'elle a institués que d'en instituer de nouveaux. » Traité de la prière, Paris, 1724, II, pp. 44-46.

 

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Des deux que nous choisirons entre mille, la première me paraît symboliser admirablement l'idée catholique de la conversion. C'est l'histoire de sainte Gertrude passant d'une tiédeur relative à une vie sainte. Réduite à ses éléments

 

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essentiels, c'est aussi l'histoire d'à peu près toutes les conversions de ce genre qui s'opèrent chaque jour parmi nous. J'emprunte la seconde à ces documents d'origine calviniste ou méthodiste, que William James a imposés à l'attention des savants. C'est la conversion de Henry Affine, expérimentant soudain, au milieu de sa dissipation, l'amour que Dieu a pour lui. Le ravissement de Pascal tenant à la fois de ces deux expériences, nous indiquerons, chemin faisant, les traits principaux de ce double parallèle. Gertrude s'adresse au Seigneur :

 

J'étais sur la vingt-sixième année de mon âge,

 

Pascal, sur la trente et unième,

 

lorsque le lundi, vingt-cinquième janvier avant la fête de la Purification de votre chaste mère, dans cet heureux jour pour moi, à une heure assez favorable, après Complies, sur la fin du jour, Seigneur, vous qui êtes la vérité plus claire que toutes sortes de lumière, mais aussi plus cachée que tous les plus profonds secrets, ayant résolu de dissiper l'obscurité de mes ténèbres, vous commençâtes ma conversion d'une manière douce et obligeante, en apaisant le trouble que vous aviez excité dans mon coeur depuis plus d'un mois.

 

Beau prélude et qui respire déjà l'esprit catholique le plus pur. Bien que la grâce ne s'interdise pas absolument les coups de foudre, ici tout se fera « d'une manière douce et obligeante». Pas d'éblouissement, pas de « feu». Ceux des nôtres qui ont le droit de parler de la grâce, la comparent le plus souvent, non pas à l'éclair, mais à la rosée. La rosée est moins un « signe » que l'éclair. Mais, justement, nous ne demandons pas de signe. Dans les deux cas néanmoins, Gertrude et Pascal, l'expérience paraît moins soudaine que ne le sont en général les conversions méthodistes. Le Pascal des visites à Jacqueline est déjà un homme changé ; moins éclairé pourtant que Gertrude, il n'attribue pas à l'action directe de la grâce, le trouble qui le travaille. Autre différence : la détresse de Gertrude est

 

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plus morale, si l'on peut dire, que religieuse ; la pieuse moniale souffre de sa misère personnelle — « vaine gloire, curiosité, orgueil », dit-elle; — Pascal, du silence de Dieu; il se croirait de force à tout entreprendre, s'il avait seulement les mêmes consolations qu'autrefois.

 

Étant donc au milieu de notre dortoir... et m'étant abaissée par respect pour saluer une ancienne religieuse qui venait à moi, relevant la tète, je vous aperçus, mon très aimable Rédempteur, surpassant en beauté les enfants des hommes, et sous la forme d'un enfant de seize ans, rempli de modestie et de charmes, et capable d'arrêter tout au moins les yeux de mon corps par la clarté infinie de votre gloire, que vous aviez la bonté de proportionner à la faiblesse de ma nature.

 

Toujours pas de « feu». Très certainement la rencontre de Pascal avec le « Dieu de Jésus-Christ », fut plus saisissante. Elle présente un je ne sais quoi de plus miraculeux, de plus imprévu. Il est vrai que Gertrude semble parler d'une vision, au sens technique du mot; mais une vision toute simple en quelque sorte, et tout à fait dans la logique des promesses de l'Evangile . « Ce que vous ferez à n'importe qui des miens, c'est à moi que vous le faites». Comme sa règle le lui commande, elle vient de s'incliner avec respect devant une religieuse plus ancienne, qui lui représente Jésus-Christ même; sa vision n'est qu'une réalisation très vive de ce qu'elle croit. Et c'est ainsi, je le répète, que cette scène merveilleuse se déroule dans une atmosphère toute morale : comme préparation lointaine, un mois de remords ; comme prélude immédiat, un acte d'humilité et de charité. Ainsi pour ce qui va suivre, « salut » est synonyme de e sanctification »; chez Pascal au contraire et, à plus forte raison, chez le méthodiste, « salut », ou tout autre mot semblable, signifie e sentiment de Dieu », appréhension vive de la grâce régénérante.

 

Et vous étant arrêté devant moi, vous me dites ces paroles

 

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pleines de douceur et de tendresse : « Votre salut viendra bientôt, pourquoi vous laissez-vous sécher de tristesse ?Est-ce que vous n'êtes plus capable de conseil, de vous être ainsi laissé changer à la douleur ? » Après que vous eûtes dit ces choses, quoique que je susse que mon corps était présent au lieu où j'ai dit (le dortoir), il me sembla néanmoins que j'étais au choeur, dans l'endroit même où j'ai accoutumé de faire mes prières avec tant de tiédeur.

 

La préoccupation morale, même à ce moment, ne la quitte pas.

 

Et ce fut là que j'entendis ces paroles : «Je vous sauverai (sanctifierai), je vous délivrerai (de vos imperfections), n'ayez point de crainte. » Et après les avoir entendues, je vis que vous mettiez votre main droite dans la mienne, comme pour ratifier votre promesse.

Vous poursuivîtes encore en ces termes : « Avec mes ennemis, vous avez léché la terre, vous avez sucé le miel parmi les épines ; enfin revenez à moi, je vous recevrai, je vous enivrerai du torrent de mes délices célestes». A ces paroles, je sentis en moi-même mon Aune toute émue, et m'efforçant de m'approcher de vous, ouvrant les yeux, je vis entre vous et moi — j'entends depuis votre main droite jusqu'à ma main gauche — une haie d'une si prodigieuse longueur que je n'y voyais point de fin, ni devant, ni derrière moi, et le haut m'en paraissait si fort hérissé d'épines, que je ne trouvais aucun passage pour vous rejoindre... Ensuite je m'arrêtai pour gémir de mes défauts et de mes crimes, qui étaient sans doute figurés par cette haie, qui nous séparait l'un de l'autre. Dans l'ardeur des désirs que j'avais pour vous, et... dans ma défaillance, ô Père charitable des pauvres..., vous me prîtes par la main et me plaçâtes auprès de vous, à l'instant sans peine, en sorte que, jetant les yeux sur cette main précieuse que vous m'aviez donnée pour gage de vos promesses, je reconnus, ô doux Jésus, les traces glorieuses de ces plaies qui ont ruiné les prétentions de tous nos ennemis.

 

Nous avons des mystiques plus sublimes que sainte Gertrude, je n'en connais pas de plus saines. Rien chez elle de morbide, rien de romanesque. Aucune exaltation nerveuse, aucune de ces images que dictent la chair et le

 

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sang. Chez elle l'imagination elle-même, pourtant si active, la sensibilité, pourtant si vive, sont d'un pur esprit. Ses visions ne sont que la transposition pittoresque d'un acte de foi. Elle vient de chanter l'antienne de Complies : In manus tuas, Domine; voir ces mains, quoi de plus simple! Mais prenez garde qu'elle les a vues d'abord, sans ouvrir les yeux. A la fin seulement, elle distinguera, glorieuse, à peine visible, la trace des plaies. Remarquez aussi l'infinie délicatesse avec laquelle elle a traité, esquivé plutôt, ce qu'il y a de plus essentiel dans sa vision, le dénouement. Elle s'est arrêtée à peindre la longueur décourageante de cette haie, ces épines infranchissables. Puis, soudain, avec l'immobilité rapide d'un oiseau, elle se voit de l'autre côté de la haie; ou, pour mieux dire, soudain il n'y a plus de haie : « Vous me prîtes par la main et me plaçâtes près de vous, à l'instant, sans peine ». Si pure, si légère, le noli me tangere, s'il lui était dit à elle, n'aurait pas de sens.

 

Ce fut par ces commencements de votre vocation toute charitable, qu'éclairant et confondant l'esprit de présomption qui était en moi, vous me détachâtes puissamment, par une action intérieure, de l'amour des lettres et de toutes mes vanités ; de manière, Sauveur de mon âme, que je n'avais que du mépris pour toutes les choses étrangères qui m'abusaient, et dans lesquelles je cherchais auparavant une fausse satisfaction, et généralement pour tout ce qui n'était point Dieu. Et, Seigneur, le palais malade de mon âme commençait à n'avoir de goût que pour vous seul... Votre joug, qui me semblait si rude, lue sembla doux, et je trouvai léger un fardeau que je trouvais auparavant presque insupportable (1).

 

Comme tantôt sa désolation, son allégresse reste plus morale que religieuse, entendant par là que Gertrude se réjouit moins d'avoir senti la bonté de Dieu que d'avoir

 

(1) La vie et les révélations de sainte Gertrude... nouvellement traduites du latin en français par Dom Mère, religieux de la Congrégation de Saint-Maur... Paris, 5671 (Livre II, chap. I), pp. 8o-83.

 

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été portée par cette bonté à commencer une vie sainte. Dans la conversion du méthodiste et dans celle de Pascal, l'allégresse est plus religieuse que morale. Qu'on me permette une façon de parler ridicule, mais claire et commode: en quelque manière, c'est Dieu qui se convertit, plutôt que Pascal; Dieu qui change ses voies : il se taisait, maintenant il parle; insensible tantôt, maintenant sensible. Gertrude a bien reçu la même faveur céleste, mais sans l'avoir attendue avec une avidité passionnée, mais presque sans en être surprise. A cette expérience elle n'attache ni le même sens que Pascal, ni le même prix. Que demain son confesseur lui affirme qu'elle s'est trompée, qu'il aille jusqu'à la traiter de visionnaire, elle n'en demeurera pas moins décidée à porter joyeusement le joug léger du Seigneur. Vision véritable, ou simple imagination dévote, les théologiens discuteront ce détail; pour elle, il importe peu. Pour les deux autres, au contraire, qui ne sent qu'il y va de tout? La « certitude », la « joie de Pascal ne sont qu'illusion si Dieu lui-même n'a pas allumé le « feu » du Mémorial (1).

 

 

(1) En exaltant ainsi, comme plus catholique, plus excellente, plus saine, l'expérience — si peu « crise » — de Gertrude, je suis en opposition délibérée avec W. James : « On peut dire, écrit celui-ci, qu'en se développant dans le sens de la vie intérieure, le christianisme, a toujours insisté davantage sur cette crise salutaire. De Rome à Luther, puis à Calvin; du calvinisme à la religion de Wesley; du méthodisme enfin jusqu'au « libéralisme » pur, qu'il soit ou non du type de la mind-cure ; dans toutes ces formes diverses et successives du christianisme... nous pouvons marquer les progrès incessants vers l'idée d'un secours spirituel immédiat, dont l'individu désemparé FAIT L'EXPÉRIENCE, et qui ne dépend ni d'un appareil doctrinal ni de rites propitiatoires ». L'Expérience religieuse, p. 179. Or : a) Toutes les expériences dont il est ici question dépendent d'un appareil doctrinal. En effet, elles ont été déchaînées — c'est bien le mot — par la théologie de Luther. b). En elles-mêmes, elles ne témoignent pas d'un progrès dans la vie intérieure ; elles nous ramèneraient plutôt au vieux montanisme, « forme » heureusement dépassée du christianisme. c). Il y a eu progrès constant, mais dans un tout autre sens. Plus de vie intérieure, une dévotion plus vive à la personne du Christ, plus de mystiques, etc., etc. Mais entre l'expérience du mystique et celle du méthodiste, il y a de profondes différences. — Ou pense bien que je ne veux pas harceler le bon James. Comment parler de lui sans amitié? Mais enfin, il aurait bien avoué lui-même qu'il ne connaissait pas le catholicisme, « forme » néanmoins assez intéressante du christianisme. Bon gré mal gré, il reste fidèle à ses ancêtres, les Pilgrim fathers.

 

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Mort, il y a une centaine d'années, Henry Affine est un de ces innombrables « convertis » de langue anglaise qui nous ont raconté leurs « expériences ». J'ignore la secte particulière à laquelle il appartenait, mais ils se ressemblent tous. Je le choisis parce que W. James l'a déjà fait connaître à beaucoup de ceux qui me lisent, et parce que son « témoignage » tient en peu de mots.

Ni sceptique, ni débauché. Les fautes qu'il se reproche et dont la pensée l'obsède depuis quelques semaines, nous paraissent, à nous catholiques, et sont en effet très

vénielles. Nous le prenons à l'heure même où la crise de sa conversion va éclater.

 

Vers le coucher du soleil (26 mars 1775), j'errais dans les champs, en me lamentant sur mon état déplorable. Je me sentais perdu sans ressources... Je revins à la maison... Au moment où j'avais le pied sur le seuil, j'entendis ces mots, comme un son doux et subtil, mais puissant : « Tu as cherché, prié, travaillé à te corriger; tu as lu, écouté, médité ; as-tu fait ainsi ton salut? es-tu prêt pour le ciel, prêt à comparaître devant le tribunal équitable de Dieu?

 

N'oublions pas que pour lui les oeuvres ne signifient rien. Nous, catholiques, nous faisons notre salut, en priant, en nous corrigeant, et le reste. Luther a changé tout cela, préparant ainsi d'indicibles tortures à une foule de bonnes âmes, mais aussi d'indicibles joies à une foule d'autres. Que répondra le pauvre garçon à cette demande saugrenue, cruelle : « As tu fait ton salut? »

 

Cela me fit terriblement sentir mon état de péché.

 

Sainte Gertrude aussi commence par là. Toutefois, la ressemblance entre les deux cas n'est qu'apparente. Affine n'est pas accablé par le souvenir de ses fautes passées, mais par l'angoisse de ne pas sentir qu'une fois pour toutes l'état de grâce a succédé en lui à «l'état de péché ». Et voilà qui ressemblerait davantage à l'angoisse de Pascal, bien que la théologie de celui-ci, moins simpliste,

 

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moins contraire à la doctrine catholique, tende à émousser l'aiguillon de cette angoisse.

 

Je dus reconnaître que je n'avais pas avancé d'un pas et que j'étais aussi coupable, aussi condamné, aussi misérable que jamais.

 

Pour eux, en effet, il n'y a pas de plus ou de moins. On a beau remplir les devoirs essentiels, aussi longtemps que l'on ne s'est pas senti « régénéré » soudain par une sorte de coup d'état céleste, on ne diffère pas du pécheur le plus endurci.

Je m'écriai : « Je suis perdu, Seigneur, et si toi-même tu ne me découvres pas quelque moyen de salut dont je ne sais rien, je ne serai jamais sauvé... »

 

Qu'on me permette de l'arrêter une fois encore. Lui et nous catholiques, nous ne parlons pas la même langue. « Salut a ne signifie pas « sanctification », comme dans le récit de Gertrude, mais élection particulière, prédestination. Celle-ci ne dépendant pas de nous, il va de soi que nous en ignorons les « moyens ». Par où l'on voit que « moyen » n'est pas ici le mot propre; il faut dire « signe ».

 

Ces intuitions continuèrent jusqu'au moment où j'entrai dans la maison ; je m'assis plein de trouble et d'angoisse, comme un homme qui se noie; saisi par l'agonie, je me retournai brusquement et voyant sur une chaise un fragment d'une vieille bible, je m'en saisis et l'ouvris au hasard, et mes yeux tombèrent sur le Psaume 38.

 

Ici un premier coup de foudre :

 

C'était la première fois que m'apparaissait vraiment la Parole de Dieu ; elle s'empara de moi avec une telle puissance, qu'elle semblait pénétrer toute mon âme, comme si Dieu priait en moi, pour moi... Me servant des paroles du psaume : « Aide-moi, m'écriai-je, Rédempteur des âmes, sauve-moi, ou je suis à jamais perdu. Tu peux, cette nuit, si tel est ton plaisir, avec une goutte de ton sang racheter mes péchés, apaiser la colère

 

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de Dieu. » A l'instant précis ou je remettais tout entre ses mains, L'AMOUR RÉDEMPTEUR FIT IRRUPTION DANS MON AME, s'exprimant par maintes paroles de l'Écriture, avec une telle puissance que mon âme semblait fondre d'amour (1).

 

Je n'ai pas besoin de dire combien nous nous rapprochons ici du Mémorial :

 

Le fardeau de la condamnation du péché,

 

chez Pascal, le fardeau du silence de Dieu,

 

avait disparu..., mon coeur était doucement humilié, rempli de gratitude ; mon âme qui, peu d'instants avant, gémissant sous une montagne de douleur et de mort, criait à un Dieu inconnu,

 

Inconnu veut dire ici « insensible »,

 

prenait maintenant son essor... et s'écriait : « Mon Seigneur et mon Dieu ! Tu es mon rocher et ma forteresse..., ma vie..., ma joie. »

 

Au début de l'expérience, il avait vu, lui aussi, un certain « feu »

 

Levant les yeux, je vis la lumière, mais son aspect était différent,

 

sans doute, beaucoup plus éblouissante, beaucoup plus « signe » que d'abord.

 

Aussitôt le dessein de Dieu fut révélé... Rien de ce que  je vois de mes yeux n’est plus certain que l'oeuvre de ma conversion (2).

 

Joie et pleurs de joie. Il a senti qu'il était en état de grâce; il a connu l'amour d'élection que lui porte le Christ rédempteur, et la régénération accomplie en lui par cet amour. L'essentiel du drame intérieur auquel il vient

 

(1) Ce sont ici presque les mêmes termes que dans le récit de Secrétan.

(2) W. James, op. cit., pp. 183-185.

 

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d'assister passivement, se ramène pour lui à cette heureuse certitude, infuse soudain, imposée par Dieu lui-même. Peu à peu ces transports s'apaisent; à cette sorte d'extase succède une réaction d'ordre moral et pratique. Alline prend la résolution de prêcher l'Evangile et de se conduire désormais en prédestiné. Il finit donc comme Gertrude. Au reste, la vision de Gertrude et le ravissement d'Henry Alline nous échappent également. Ce que nous concevons et distinguons sans peine, ce sont les principes, formulés ou non, mais très actifs, qui les dirigent l'un et l'autre, ce sont les sentiments que font naître, chez l'un et chez l'autre, ces expériences mystérieuses : ici, conversion au sens catholique du mot; là, conversion au sens méthodiste. Celle de Pascal est entre les deux.

« Feu », un subtil pascalisant, Dom Pastourel, s'efforce d'atténuer la fulguration de ce mot. Une étoile filante ; même pas, une luciole ; tout au plus, un photisme à peine ébauché. Pourquoi ne pas éteindre aussi les « langues de feu a de la Pentecôte ? C'est d'ailleurs peine perdue. Nous ne pouvons naturellement pas décrire ce feu, mais que Pascal l'ait jugé tout à fait merveilleux et signe d'une grâce plus extraordinaire encore, cela me parait l'évidence même. II suffit, pour s'en convaincre, de regarder le Mémorial : ce petit mot écrit en lettres majuscules, seul, au milieu de la première ligne, commandant, illuminant, embrasant tout le parchemin. Ici manifestement, tout se tient : s'il n'y a plus de feu, il n'y a plus de certitude et s'il n'y a plus de certitude, il n'y a plus de joie.

Aussi bien ce feu, — lumière et chaleur — nous ne devons pas le distinguer des émotions affectives, des intuitions intellectuelles et des ébranlements intérieurs plus profonds peut-être, qui l'accompagnent. Il ne faut pas que les mots, fatalement distincts, du Mémorial nous égarent. « Feu » d'abord, puis « Dieu d'Abraham a, et le reste. Au premier moment, tout cela ne fait qu'un seul bloc, étincelant et brillant; qu'une seule et massive expérience :

 

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la majesté et l'amour de Dieu envahissant soudain la cellule de Pascal, enveloppant, assiégeant, remplissant Pascal lui-même; expérience plus ou moins analogue à celles dont nous parlent les Livres saints et les écrits des mystiques. Majestas Domini implevit domum — Et implebit splendoribus animant tuam — Ut implearis spiritu sanclo — Probasti cor meum et visitasti nocte. On entend bien dans quel esprit j'apporte ces textes sacrés : je tâche uniquement de décrire l'impression personnelle de Pascal. Celui-ci d'ailleurs, aussi longtemps que dureront ces minutes ineffables, n'est pas un « philosophe », pas un « savant». Il ne dit pas : tout feu a son foyer, et le foyer de ce feu qui présentement me pénètre, ire peut être que Dieu même. Moise a-t-il fait ce raisonnement, lorsque, «du milieu du buisson enflammé, Dieu lui apparut dans le feu » ? Non; tout l'être de Pascal a saisi d'une appréhension unique, immédiate, directe, le feu et le foyer; le signe et la chose signifiée; il a senti, au plus profond de lui-même, Dieu aimant et Pascal aimé; son coeur et sa chair ont tressailli au contact du Dieu vivant : cor meum et caro mea exultaverunt in Deum vivum. « Contact», mot de philosophe, mais combien pauvre, glacé, ridicule même; qui nous paraît plus clair et qui n'est que plus impropre. Pascal a mis : feu, parce que son Dieu, le Dieu d'Abraham... le Dieu de Jésus-Christ, est un feu consumant. Quia Dominus Deus tuus ignis consumens est; feu vivant et qui pénètre jusqu'aux régions inaccessibles où réside l'âme de l'âme , pertingens usque ad divisionem animae ac spiritus.

« Certitude », mot de savant, ou de méditatif, non plus de mystique. Pascal est sorti de la zone de l'extase, il entre dans celle de la dévotion ordinaire. Le ravissement proprement dit s'achève, au moins pour un temps; le « feu » décline et s'éteint ; il se rallumera peut-être et plus d'une fois avant « minuit et demi ». Ces textes qui se pressent dans la mémoire de Pascal, ces réflexions, ces raisonnements, ces bons propos, on voit bien que les

 

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diverses facultés, plus ou moins suspendues tantôt, ont retrouvé leur activité normale. Et, comme il arrive toujours en de pareils cas, l'ont retrouvée plus intense (1).

 

(1) Ainsi d'après nous, et comme nous l'avons indiqué en commençant, le Mémorial fixe le souvenir non pas d'une seule expérience, mais de deux, et très distinctes; je laisse l'hallucination qui n'a pas d'importance. Il y a eu d'abord une expérience proprement mystique ; puis, amorcée et stimulée par celle-ci, une méditation affective du même genre que le Mystère de Jésus. Pour mieux nous faire comprendre, appliquons cette distinction aux remarques formulées par le R. P. Petitot. Celui-ci trouve « difficile d'admettre avec M. Michaut » que, « dans une première entrevue », Pascal se soit a directement entretenu avec le Dieu vivant ». « Entretenu» n'est pas le mot propre, mais « directement » paraît excellent. Sans entrer dans des explications qu'il n'avait pas à donner, M. Michaut insinue que Pascal aura éprouvé quelque chose d'analogue « au sentiment de présence », à « l'union » dont parlent les mystiques. Dieu lui aura été plus immédiatement sensible que dans la prière commune. Telle est bien aussi mon impression. Manifestement, nous n'avons le droit de rien affirmer. Il ne s'agit ici que de vraisemblances. Nous disons simplement que la comparaison critique des deux textes nous invite à imaginer une différence profonde entre l'expérience que résume le Mémorial et celle que résume le Mystère de Jésus. Pour définir cette différence, suffit-il de dire que dans la première de ces expériences, il y a eu hallucination de la vue ? Il nous semble que non. Venons maintenant aux explications du R. P. Petitot : « La raison principale pour laquelle il semble qu'il n'y ait pas eu vision (ou expérience proprement mystique), c'est que nous ne voyons dans le Mémorial qu'une exaltation et comme une explosion désordonnée des pensées et des sentiments qui couvaient et fermentaient depuis longtemps dans l'âme de Pascal. » A quoi je réponds : Il n'y a dans le Mémorial qu'un seul mot — « Feu » — qui rappelle l'expérience mystique de celte nuit-là. L'explosion de pensées et de sentiments distincts a suivi cette expérience. Le R. P. veut-il s'appuyer sur ce fait, qu'après tout, la dite expérience n'a rien appris de bien nouveau à Pascal, puisque fermentaient déjà chez lui les idées et les sentiments qu'il traduira dans le Mémorial?Sans doute, mais on peut en dire autant de tous les mystiques. Leur grâce n'est pas d'enseignement, mais d'union; leur expérience n'est pas révélation doctrinale, mais contact (cf. L'Invasion mystique, pp. 592, 593). Il n'y a rien eu de nouveau que l'expérience elle-même, le fait contingent et personnel, Dieu sensible immédiatement au coeur de Pascal. Rendu à lui-même et au libre exercice de son activité intellectuelle, Pascal raisonnera sur ce fait et il en déduira une a certitude » tout à fait nouvelle, la même certitude qu'Henry Alline : « Je viens d'être régénéré; d'expérimenter l'état de grâce : expérimentation qui ne serait pas possible, si je n'étais pas du nombre des élus. » — C'est là du moins le raisonnement imperceptible, à peine conscient, que je lui prête ; mais quel qu'ait été l'objet précis de l'activité intellectuelle et sentimentale dont témoigne le Mémorial, cette activité, qui n'a rien de mystique, a commencé après le « Feu ».

« De plus, continue le R. P., une vision qui dura deux heures, et durant laquelle Pascal aurait conservé assez de liberté d'esprit pour penser à tout ce qu'il a écrit dans le Mémorial est presque inadmissible ». Mais bien entendu ; je dirai même que le « presque » est de trop. Une expérience mystique pendant laquelle on garderait une pareille activité d'esprit et de coeur, est une contradiction dans les termes, un cercle carré. Encore une fois, nous sue prétendons pas que la vision, en tant que telle, ait duré deux heures, Encore moins prétendons-nous que pendant cette « vision », Pascal ait pensé explicitement, didactico, humano more, à tout ce qui va l'occuper après la vision. Mais nous disons qu'après une expérience mystique — Feu — qui a duré ce qu'elle a duré, et dont la nature échappe tout à fait à qui n'a jamais eu d'expérience semblable, Pascal, rentrant dans les voies de la méditation ordinaire, a pensé et senti a ce qu'il a écrit dans le Mémorial ». Il va sans dire qu'on n'avait pas à lui demander, ces précisions et que vraisemblablement il eût été fort empêché de marquer le point où la lumière proprement mystique fit place aux lumières de la prière commune ; d'autant plus que le « feu » a pu reparaître plus d'une fois. Cf. R. P. H. Petitot, Pascal, sa vie religieuse... Paris, 1911, pp. 67, 68. Encore une fois, je ne dis pas que l'explication proposée par le R. P. soit insoutenable, mais uniquement qu'elle n'est pas démontrée. D'aucune des oraisons de Jean de la Croix, nous ne sommes obligés de croire qu'elle fut a extraordinaire ». A plus forte raison pour le « ravissement » de Pascal.

 

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II. Certitude presque toute pareille à celle du méthodiste. De part et d'autre le ravissement » a mis fin à une crise, non pas de scepticisme, mais d'angoisse religieuse ou d'indifférence. Certitude, non pas que Dieu est, mais qu'il est à moi, qu'il m'est présent. Pascal pourrait dire comme le calviniste Bunyan : « Cette nuit-là, le Christ fut un Christ précieux pour moi. » (2) Entendez : à partir de cette nuit-là, où j'ai reçu enfin le signe attendu, où une bienheureuse expérience m'a rendu certain de l'amitié particulière que le Christ a pour moi. e Pascal possède Dieu, écrit fort justement Dom Pastourel, et il sait que ce n'est pas son esprit propre, mais celui de Dieu qui agit en lui » (3). Oui certes, mais il faut aller plus loin. De cette « certitude »

 

(1) Prétendons-nous conclure de là que le ravissement de Pascal ne soit qu'illusion? Non — et la conversion d'Affine, et l'expérience de Secrétan, pas davantage. Que ces hommes de bonne volonté aient reçu des grâces très spéciales, il n'y a rien là qui nous étonne, encore moins qui nous gène. Mais à ces faveurs célestes, Henry Alline donne certainement, et Pascal semble donner, incline à donner, doit logiquement donner une signification que la théologie orthodoxe refuse d'admettre. Nous acceptons leur a expérience », mais nous l'interprétons à notre manière. (Ainsi pour le miracle vrai ou prétendu de la Sainte-Epine. Il ne me paraît pas prouvé, mais le serait-il que cela ne convaincrait pas d'injustice les papes qui ont condamné l'Augustinus). Nous ne nous entendons avec eux ni sur le signe, ni sur la chose signifiée. D'une part, en effet, la théologie catholique répudie cette prédestination absolue que soutiennent, bon gré, mal gré, les diverses écoles dérivées du calvinisme : jansénisme, méthodisme, etc., et.. ; d'autre part, nous n'admettons pas qu'une expérience personnelle, si consolante, si fulgurante qu'on l'imagine, puisse être un signe certain de confirmation en grâce et de prédestination. L'illusion est toujours à craindre ; elle peut se glisser même dans l'extase des sainte.

(2) W. James, op. cit , p. 158.

(3) Ann. Phil. chrét., février. 1911, p. 491. 

 

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la théologie janséniste lui permet de passer logiquement à une autre et plus joyeuse. Si, en effet, Pascal n'était pas « de ceux qui, par un heureux sort, se trouvent du petit nombre des élus », s'il appartenait « la masse de perdition », promise à l'enfer, Dieu pousserait-il l'ironie, la cruauté jusqu'à le combler ainsi de ses grâces? (1) Après de

 

(1) Desmarets a fort bien vu cela : « HORTENSE : A quoi connaissez-vous notre réprobation et votre élection? — CAMILLE (la janséniste) : Nous avons sujet de nous croire des élus, parce que nous sommes dans la voie de la vérité et que nous sentons en nous la grâce efficace. — SOSTHÈNE : Et comment la sentez-vous ? — CAMILLE : Je la sens toutes les fois que je sens mes entrailles émues pour quelque bon sujet... et tomme le Samaritain sentît la grâce efficace, sentant ses entrailles émues quand il vit le pauvre blessé. » Quatrième partie de la réponse aux insolentes apologies de Port-Royal avec les remarques générales et particulières sur la traduction... (de) Mons par le sieur S. Sorlin Des Marests, 1668. La plaisanterie est fort basse et je m'excuse de la reproduire ici, mais elle fait toucher du doigt les conséquences logiques des divers systèmes qui de près ou de loin se rattachent au calvinisme. Suivant ses dispositions particulières, — sécheresse constante, ou dévotion tendre — chacun sera conduit, soit au désespoir, soit à la certitude du salut. Ai-je besoin d'ajouter que nul

janséniste n'a jamais parlé comme Camille ? Remarquons en passant que dans cette 4e partie du pamphlet, la critique purement littéraire tient beaucoup de place. Desmarets, même converti, même fanatique, reste homme de lettres jusqu'au bout des ongles. Cette expression « entrailles émues », qui revient souvent dans le N. T. de Mons. paraît l'avoir particulièrement agacé.

« HORTENSE : Pourquoi avez-vous toujours vos entrailles en la bouche Cela nous fait mal au coeur. — CAMILLE : C'est la belle façon de parler des élus et... ils ne doivent plus dire avoir pitié, ainsi que je l'ai appris dans cette belle traduction. » Comme le livre n est pas commun, je vais transcrire ici, à l'usage des curieux de style, quelques-unes des corrections : « Je m'en vas » ; « Je ne cesserai point de le dire». « Puisque nos messieurs ont écrit: Prophétise, Christ, qui t'a frappé, nous devons dire aussi : prophétisez ce que j’ai fait ce matin » : « Leur je n'ai vas pu, je n'ai point vu, dont ils se servent toujours». « Dire souvent deux mots pour un : règne et empire, force et puissance, légation et ambassade ». « Encore une façon de parler à laquelle j'ai bien de la répugnance, quand je lis tout à la fois dans notre livre : Il est ressuscité après sa mort... car l'on sait bien qu'on ne ressuscite qu'après la mort». « Répétition de paroles avec le mot : dis-je, même lorsque les paroles ne sont pas éloignées ». « Le mot s'entreproposer me semble effroyable. ». « Se réconcilier à son ennemi. ». « Les cornes que vous avez vues dans la bête (Apoc.)... Si on les a vues, elles sont dehors. » « Je veux que vous ne fassiez point cela. » « Le dragon donc... Tous ces marchands donc. » « Ils ont affecté une politesse si délicate qu'ils n'ont presque jamais voulu dire ni voici, ni voilà pour traduire ecce. » « Peut-on dire d'une femme guérie d'un flux de sang : elle est guérie de sa plaie ? » « Elèvement. » « Cupidité. » « Ils jetèrent donc le (filet) et ils ne pouvaient plus le tirer à cause de la multitude de poissons qui y étaient pris. Ils ont ajouté au texte ces mots qui y étaient pris, et les ont mis en lettre italique, pour faire bien remarquer leur judicieuse addition et explication, afin que chacun sût que la difficulté de tirer le filet

 

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telles avances, le converti, le « régénéré », essaiera bien puisqu'il le faut, de pratiquer la vertu de crainte, mais au fond il ne doutera plus de son salut. Assurance, plus ou moins combattue, je l'avoue, ferme cependant, durable et qu'entretiendront, que renouvelleront au besoin, de nouveaux signes, moins fulgurants sans doute que le feu du Mémorial, mais encore assez lumineux: ainsi, par exemple, les grâces de consolation spirituelle accordées à Pascal

 

était pour la multitude des poissons qui y étaient pris, et non pas pour la multitude des poissons qui n'y étaient pas pris, dont il y avait encore une très grande multitude dans la mer. Ces Messieurs ont oublié leur Despautère qui dit : Supprimit Orator quae Rusticus edit inepte ».

Etc., etc., etc. La plupart des corrections me paraissent justes. Eu les faisant, Desmarets savait du reste fort bien qu'il touchait les jansénistes à la prunelle de l'oeil. Il fait dire à l'un d'eux : « Si notre Eglise perdait la grande estime qu'elle a pour le bon sens pour le latin et pour le grec, et pour l'éloquence, cela lui ferait plus de tort dans le monde que si tous les jésuites nous accusaient de grandes erreurs en la doctrine » (p. 100). Et c'est bien là que le bât le blesse, lui aussi. Déjà, dans sa première réponse, il avait écrit tout un chapitre sur la folle vanité (d'Arnauld) pour sa lumière et pour son éloquence; un autre sur la fausse réputation des ouvrages jansénistes. Cf. notamment la critique, très intéressante d'une de ces «épouvantables périodes » que le grand Arnauld se permettait volontiers — (celle ci a 27 lignes et 19 que). — « Ou peut aussi lire la préface de la 4e partie, laquelle il commence par Quoiqu'on et qui est toujours dans un embarras horrible, où il veut parler d'une opinion qui flatte, dit-il, la cupidité — c'est un méchant mot dont il se sert fort souvent — et pour en venir à une autre opinion qu'il dit être aussi pour n'incommoder pas la cupidité... Il est excusable de ne pas parler poliment, puisqu'il est retiré du monde, mais il n'est pas excusable d'avoir un si grand mépris pour la plume des autres, et il est moins excusable encore de faire de si longs discours pour dire si peu de chose. L'on peut dire qu'il a ce que Salluste dit de Catilina : Loquentiae , multum, eloquentiae parum. » Réponse à l'insolente apologie des religieuses de Port-Royal avec la découverte de la fausse Eglise des Jansénistes et de leur fausse éloquence, Paris, 1666, pp. 28, 29. Il commit le métier, et son témoignage n'est pas négligeable. Sur le fond même de la controverse, il y a sans doute dans les pamphlets de Desmarets bien des outrances, bien des calomnies (ainsi lorsqu'il accuse formellement nos Messieurs de ne pas croire à la présence réelle), mais il y a là aussi bien des pages intéressantes. On ne perd pas son temps à le lire. En traitant Desmarets de « fou » (Visionnaires), Nicole a passé toutes les bornes, et il n'a pas été mieux inspiré eu lui reprochant les poésies profanes de sa jeunesse. Desmarets lui a répondu de bonne encre : « Si je me fusse tourné de leur côté, comme un des leurs m'en a tant recherché, et si j'eusse composé pour eux des satires contre les prélats, tous les ouvrages de ma jeunesse n'eussent été estimés par eux que comme des fleurs de mon printemps. J'eusse été assuré par eux de la grâce efficace, et j'eusse été pour le moins aussi bien traité par eux d'esprit éminent que la petite Pascal l'a été dans leurs apologies, pour les poésies qu'elle avait faites en l'âge de douze ans. J'ai fuit des poésies, mais, grâce à Dieu, je n'ai point fait d'hérésies » Quatrième partie, pp, 219, 26o.

 

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pendant la méditation du Mystère de Jésus. Aussi bien, je l'ai déjà dit, la logique du calvinisme et des théologies qui en découlent, permet-elle — si elle ne l'exige pas, — cette certitude. A nous, catholiques, suffit l'espérance. Nous tenons les « promesses» ; nous sommes sûrs qu'elles auront leur effet, si nous n'y mettons pas d'obstacles ; sûrs qu'il dépend de nous de les voir réalisées en notre personne, avec le secours de la grâce, qui ne manquera jamais. Mais au janséniste, aussi longtemps qu'il n'a pas reçu de « signe », l'espérance chrétienne est plus que difficile, puisqu'il ne sait pas si Jésus-Christ est mort pour lui, ou non ; s'il aura la grâce, ou non; si les commandements lui seront possibles, ou impossibles. A-t-il au contraire reçu un signe, alors il n'espère plus, il sait qu'il ira au ciel. Encore une fois, la première génération janséniste n'a pas tiré cette conséquence d'un système qu'elle faisait d'ailleurs profession, et très sincèrement, je le crois, de répudier. Faut-il néanmoins s'étonner que Pascal, théologien novice, impétueux, frémissant, se soit montré plus logique. Un jour viendra, du reste, où les docteurs du parti déclareront sans ambages que « l'espérance chrétienne... fait que, nous regardant comme étant du nombre des élus, nous espérons que Dieu nous conduira au terme de notre élection». Et comment pourrait-il ne pas nous y conduire, si nous sommes vraiment a du nombre des élus »? « La confiance, disent-ils encore, à la prendre dans toute son étendue, consiste à se regarder comme étant du nombre des élus et à espérer en conséquence toutes les faveurs que Dieu répand sur ceux qui appartiennent à cet heureux troupeau » (1). Telle est, si je ne me trompe, la confiance de Pascal.

 

(1) Traité de la confiance chrétienne, cité par les auteurs du Dictionnaire des livres jansénistes, IV, pp. 124, 125. On prend là sur le vif cet art de fausser le sens des mots dans lequel, depuis Quesnel surtout, les jansénistes ont excellé. Encore une fois espérance » et « certitude » du salut sont inconciliables. Voici d'autres citations intéressantes que j'emprunte — non sans quelque défiance — au même recueil. Dans le Catéchisme annuel et commode Dict., I. p. 225).

 

Ne pèche plus, la grâce est stable,

C'est l'ordre commun, pensez mieux,

Pécheurs trompés, ouvrez les yeux,

Alleluia, pieux, joyeux.

 

Dans l'Entretien sur le devoir pascal (Dict., II., p. 52) « Ordinairement, les vrais pénitente ne perdent plus la grâce... Il arrive rarement qu'un pécheur, après avoir été véritablement converti, vienne dans la suite à se relâcher peu à peu.». Dans le Nouveau Testament de Ch. Huré,  1702, (Dict., IV, p. 68). « La seconde naissance ayant pour principe la vie et l'éternité de Dieu même, renferme une vertu qui la rend immuable et éternelle». Ces textes ne permettent pas de conclure que la majorité des écrivains jansénistes ait jamais enseigné explicitement les deux dogmes calvinistes de l'inamissibilité de la grâce et de la certitude du salut. Mais, redisons le ce n'est pas de cette adhésion explicite que j'entends parler ici. Que si, du reste, l'on veut comparer cette certitude ou quasi-certitude janséniste à la confiance catholique, à la véritable vertu d'espérance, on n'a qu'à lire certains chapitres excellents du livre de Mgr Languet qui a pour titre : Traité de la confiance en la miséricorde de Dieu pour la consolation des âmes que la crainte jette dans le découragement, 3e édit., Nancy, 1720. « Qu'avez-vous à craindre de la rareté du nombre des élus, si vous avez de grands sujets de croire que vous y êtes compté ? » p. 173. Confiance permise, commandée mène aux âmes de bonne volonté, mais qui n'est pas l'assurance janséniste. De part et d'autre en effet, on ne définit pas l' « élection » de la même manière ; d'où il suit que le vrai janséniste ne saurait approuver ce principe premier, nettement formulé par Languet : « Je ne parle pas seulement ici de l'assurance commune que NOUS AVONS TOUS que ce Dieu de bonté nous aime assez pour vouloir nous sauver, et de l'obligation que nous avons de croire qu'il eu a un vrai désir, qui est suivi de secours puissants, qui nous rendent possibles le salut et la persévérance » (p. 174). Nous aussi nous admettons que la confiance est, en quelque manière, un signe de prédestination, ou, pour mieux dire, un moyen d'assurer notre salut, mais par sa vertu même. « La confiance... est inséparable de l'amour : elle est même une sorte d'amour, ou tout au moins, la marque du plus tendre et du plus véhément de tous les amours. On sait qu'à l'amour il n'y a rien d'impossible. » Ce n'est pas Dieu qui, par une grâce nécessitante, nous remplit de confiance, c'est notre confiance même, une confiance libre, volontaire et méritoire, qui nous sauve : « Comment est-ce en effet que Dieu pourrait résister à cette confiance? Sa gloire, son amour, son coeur ne sont-ils pas intéressés à ne pas tromper celui qui se confie pleinement à lui ?.. Je croirais... mon honneur et ma gloire intéressée à ne pas tromper la confiance généreuse qu'on aurait prise en ma probité. Est-ce donc que notre Dieu... etc. », pp. 177-179.

Puisque tantôt, et pour illustrer la tradition calviniste en ces matières, nous avons fait appel à un puritain anglais, Thomas Goodwin, il ne serait pas maintenant sans intérêt, d'invoquer à l'appui de la tradition catholique les théologiens de l'anglicanisme, qui ont eu plus souvent et plus longtemps lue nous le moyen d'étudier sur le vif l'illusion qui nous occupe. Je citerai un des précurseurs de la renaissance anglicane au XIXe siècle, Charles Siméon : « I think it clear, even to demonstration, that assurance is not necessary to saving faith ; a simple reliance on Christ for salvation is that faith which the word of God requires; assurance is a privilege, but not a duty. The true source of all the mistakes that are made in the religions world about assurance is that men do not distinguish, as the. ought, between an assurance of faith and and assurance of hope.  » La certitude de foi a pour objet « the power and willingness of Christ to save to the uttermost all that came auto God be him » , tandis que l'espérance se rapporte « to our own personal interest». Or, on peut avoir la certitude que le Christ peut et veut sauver tous les hommes, « and yet not be assured that Christ has actually imparted salvation », à telle personne en particulier. W. Carus, Memoirs of the life of the Rev. Charles Siméon... Lon-don, 1847, pp. 15, 16.

 

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Pleurs de joie.

On a pensé que, dans la nuit même du ravissement, cette

 

 

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joie n'avait pas été sans mélange. a Arrivée à son point culminant, écrit Dom Pastourel, elle engendre une tristesse... Après les paroles : « Joie, joie, pleurs de joie », immédiatement commence une période d'angoisse : « Je m'en suis séparé; je l'ai renoncé; je l'ai crucifié » (1). Tristesse, peut-être, angoisse même, si l'on veut, mais de celles qui, loin de la suspendre, augmentent la joie. Ecoutez à ce sujet un grand spirituel que Pascal n'aurait certes point contredit. « Les regrets de la vie passée n'empêchent aucunement la paix de l'âme ; elle tire même de nouvelles consolations de ses larmes (et, dans la logique du jansénisme, elle y reconnaîtrait de nouveaux signes), parce qu'elles lui donnent le témoignage d'un double amour et de celui qu'elle porte à Dieu et de celui dont Dieu la gratifie (2). Le souvenir de ses anciens désordres ne fait que donner plus de prix à l'innocence et à la paix dont elle jouit à présent. Après ces lamentables expériences de ses faiblesses, elle a bien sujet de reconnaître que tout ce qu'elle a de tranquillité et de douceur ne lui vient pas de son cru, que ce sont des grâces particulières

 

(1) Ann. phil. chrét., octobre 191o, p. 15. L'auteur ajoute : « Que des pleurs de joie produisent une tristesse, il n'y a rien là que de physiologiquement nécessaire, surtout pour celui qui admet la théorie de l'origine périphérique de l'émotion». Comme il lui plaira, si c'est bien là un fait, nous ne lui opposerons pas le témoignage expérimental des spirituels que nous allons citer, mais nous l'interpréterons par ce témoignage.

(2) Qu'on remarque cette distinction toute catholique. lin janséniste conséquent ne la ferait pas, ou ne la ferait que de bouche. En effet « Dieu seul fait tout en nous. » — « Si Dieu ne me force — par de puissants attraits — comme je suis sans force — je n'agirai jamais. » — « Jésus-Christ fait en nous par sa grâce tout le bien que nous faisons, agissant au lieu de nous ». « Il n'est pas plus possible aux pécheurs de résister à la grâce ou d'y coopérer qu'à ce lépreux de résister ou de coopérer à sa guérison miraculeuse... Notre coopération n'est autre chose que l'ouvrage de Dieu en nous. » Cf. Dict. des livres jansénistes, IV, pp. 273-275.

 

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de Dieu » (1). Sainte Thérèse ne parle pas autrement : « Quoiqu'on se voie une grande pécheresse, dit-elle... néanmoins si cette humilité est véritable, cette peine est accompagnée de tant de douceur, de paix et de plaisir que l’on ne voudrait pas ne l'avoir point. Non seulement elle n'inquiète ni ne trouble pas l'âme, mais, au contraire, elle lui donne une plus grande liberté et une plus grande paix » (2). Un autre enfin : « La douleur et la joie paraissent... incompatibles ; cependant la douleur des vrais pénitents s'accorde très bien avec la joie, ce qui a fait dire à un Père : Qu'un pénitent soit toujours dans la douleur de ses péchés et qu'il fasse toujours sa joie de sa douleur même : semper de peccato doleat; semper de dolore gaudeat » (3).

On s'explique moins facilement que cette joie puisse coexister avec la crainte. Mais, qu'avons-nous besoin de l'expliquer? Il doit me suffire, répondrait l'auteur des Pensées, que, d'une part, Dieu nous ordonne à tous de craindre et que, d'autre part, il produise en moi cette e certitude a qui vous semble inconciliable avec la crainte. Écoutons encore un écrivain, janséniste ou semi janséniste, du XVIII° siècle, qui, ayant beaucoup médité Pascal, peut nous aider à le comprendre : « Toutes les vertus chrétiennes sont étroitement liées les unes avec les autres, elles se prêtent un secours mutuel, se soutiennent et se fortifient les unes les autres. Il est impossible qu'elles soient contraires les unes aux autres, parce que Dieu, qui nous les commande toutes, ne peut pas se démentir et être contraire à soi-même... La simplicité ne raisonne pas tant ». Ma certitude ne doit pas m'empêcher

 

(1) Yves de Paris, La conduite du religieux, Rennes, 1653, p. 262, Pascal écrit de son côté : « C'est la joie d'avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l'avoir offensé ». P. et O., p. 221 .

(2) Cité par l'auteur du Traité de l'espérance chrétienne, p. 149.

(3) Traité de l'espérance chrétienne, p. 143. L'auteur ne dit pas quel est ce Père. Je n'ai cité que des auteurs catholiques, mais il va de soi qu'a plus forte raison, un janséniste doit penser ainsi.

 

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de trembler et ma crainte ne doit pas diminuer ma certitude. Pour résoudre ces contradictions apparentes, je compte sur « un secret et artifice admirable de la grâce divine » (1). Après tout, Calvin enseignait déjà une doctrine toute semblable :

 

Or cependant.. les fidèles ne laissent pas de craindre, combien qu'ils s'assurent sur la bonté de Dieu... Cheminons en crainte et sollicitude et advisons de n'être point enveloppés parmi la condamnation des méchants (2).

 

Mieux encore, cette crainte elle-même est un signe d'élection et « un des moyens par lesquels Dieu a coutume d'exécuter le décret de sa prédestination. Et loin d'affaiblir la confiance que chacun de nous est obligé d'avoir d'être du nombre des élus, elle doit au contraire l'augmenter, puisque c'est un des grands moyens de notre salut, et que c'est l'état où Dieu veut que nous soyons pour y arriver » (3). Heureuse crainte et source nouvelle de joie : Semper timens, semper de timore gaudeat. » Un vrai chrétien doit toujours vivre dans la crainte et trouver toujours sa

joie dans sa crainte même... Beatus vir qui timet Dominum » (4).

Et voilà enfin qui nous livre le vrai sens de la fameuse parole : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé... Si tu ne me possédais ». Après sa conversion définitive, Pascal connaîtra des heures, des semaines peut-être, de sécheresse, de « désolation ». Insensible à son coeur, Dieu semblera s'être éloigné. Il le cherchera donc et avec une certaine angoisse. Mais cette angoisse même

 

(1) Traité de l’espérance chrétienne, pp. 152, 153. Cf. le fragment 862, sur les contraires. « La foi embrasse plusieurs vérités qui semblent se contredire : Temps de rire ; temps de pleurer... Toutes choses doublée, et les mêmes noms demeurant... Les deux hommes qui sont dans les justes... Et ainsi tous les noms leur conviennent, de justes, pécheurs; mort vivant;... élu, réprouvé, etc. ». Pensées et opuscules, p. 729.

(2) Cf. H. Bois, op. cit., p. 686.

(3) Traité de l’espérance chrétienne, p. 218.

(4) Ib., p. 243.

 

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sera pour lui un nouveau signe d'élection, elle renouvellera et redoublera la joie du ravissement. Sa théologie lui enseigne en effet qu'il ne chercherait pas de la sorte si, dès avant sa naissance, il n'était prédestiné à trouver, si donc il n'avait pas déjà trouvé une fois pour toutes; elle lui enseigne encore que, s'il cherche, c'est qu'une grâce efficace l'y oblige, une de ces grâces qui obtiennent infailliblement leur effet; ou pour mieux dire, ce n'est pas lui qui cherche, mais Dieu en lui et par lui, le Dieu qui lui a été montré dans le « feu » du 23 novembre, le Dieu, « plus un ami que tel et tel a, qui lui a parlé comme il ne parle qu'à ses élus.

Non pas que ces mots adorables impliquent nécessairement la prédestination absolue de Jansénius. Ils étaient déjà familiers aux âmes pieuses bien avant Pascal. « Non possent quaerere non habentes », avait dit saint Bernard reprenant une pensée de saint Augustin (1). J'en pourrais citer plusieurs autres, mais je me bornerai à un grand spirituel de la première moitié du XVIIe siècle, au P. Yves de Paris, lequel, du reste, a plus d'une affinité avec Pascal. Il est un peu long, mais il a du moins l'avantage de nous faire très exactement connaître l'angoisse particulière que veut consoler le « Tu ne me chercherais pas » du Mystère de Jésus.

 

Si (comme il le faut) la privation (des) goûts sensibles ne vous donne point (trop) d'inquiétude..., vous jouirez d'une paix intérieure, incomparablement plus précieuse que celle qui vient des douceurs dont les novices sont ordinairement gratifiés ; si ces torrents de consolations divines ne coulent plus, ne laissez pas de continuer les exercices où vous aviez coutume de les recevoir. Vous pouvez demander à Dieu qu'il vous rende

 

(1) Pascal, G. E., XI, p. 401. Autre formule de saint Bernard, mais que Pascal aurait jugée semi-pélagienne : « Quem nequaquam quaereret, nisi jam ... ALIQUATENUS dilexisset». Cf. Ib., ib. Cf. un autre texte de saint Bernard, cité et commenté par le R. P. Dom Hébrard, (Les Cahiers, 15 avril 1914) : « Il est impossible de vous chercher, si déjà on ne vous a trouvé». Pascal avait-il lu ces textes ? Cela me parait moins certain qu'au R. P.

 

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les joies de son salutaire, et sa présence bienheureuse (et le sentiment de sa présence). Les larmes mènes avec lesquelles vous ferez cette demande vous donneraient plus de consolation que toutes les délices de la terre. Car la soif que vous avez de cette fontaine de vie, n'est pas sans en avoir quelque goût. Vous cherchez la face du soleil couvert d'un nuage et c'est à la faveur de sa lumière que vous le cherchez. Votre désir n'est donc pas sans jouissance : vous l'aimez quand vous voulez le connaître davantage pour le plus aimer. Dieu est charité ; il est donc en vous quand vous avez cet amour pour lui et EN LE CHERCHANT, VOUS LE POSSÉDEZ (1).

 

La formule est donc traditionnelle, mais il ne parait pas que Pascal la prenne tout à fait au sens de la tradition. Les paroles de saint Bernard et du P. Yves, chaque fidèle peut se les approprier sans la moindre hésitation, tandis que le « Tu ne me chercherais pas e ne s'adresse en définitive qu'à un petit nombre. D'après la théologie catholique, pour chercher il faut sans doute une grâce, mais celle-ci n'est

 

(1) La Conduite du religieux, Paris, 1653, pp. a69, a7o. Le P. Yves renvoie à saint Augustin : In psal., 118 et lib. 83, quaest. 35. II avait dit quelques pages plus haut, et toujours appuyé sur Augustin : « Je vois bien que je ne vous connais qu'à la faveur de vos lumières; que mon amour n'est rien qu'un effet du vôtre, que je ne vous suis que parce que vous me tirez». Ib., p. 262. Voici la même pensée formulée par cardinal de Cusa. « Quoties te invoco prope es, nam invocare te est me convertere ad te; non potes illi deesse qui se ad te convertit, nec potest quis ad te converti adsis prias; ales antequam ad te convertar ; nisi enim adesses et sollicitares me, te penitus ignorarem et ad te quem ingorarem, quemodo converterer? » De visione Dei, cap. 5 (Edit. d'Ascensius, Paris [1514], t. I, f° 6). cf. la traduction anglaise de ce passage, donnée par l'Anglais Giles Randall (soupçonné d'anabaptisme), ap., Rufus M. Jones, Spiritual reformers in the 16 th. and 17 th. centuries, London, 1914. p. 561. Cf. dans ce dernier ouvrage, le « Tu ne me chercherais pas », du mystique Dons Denck, disciple de Th. Münzer, qui lui-même avait beaucoup étudié Tauler. « Sans Dieu, impossible, soit de chercher, soit de trouver Dieu ; car celui qui cherche Dieu, en vérité déjà le possède. » Spiritual reformers, p. XXX. Voici encore un auteur du XVIIIe siècle : « L'espérance des chrétiens n'a point de désirs qui les inquiètent (Aug. in Ps., 37) qui les agitent et qui les rendent misérables. Ils ne désirent rien qu'ils ne commencent de posséder, dans le moment même qu'ils commencent à le désirer... Ces désirs, quelque ardents qu'ils soient, au lieu de les troubler,... les remplissent de joie et de paix, parce qu'ils savent que pour commencer à posséder Dieu, il suffit de le désirer et que plus ou le désire ardemment, plus ou l'a déjà dans son coeur, et plus on le possédera parfaitement dans le ciel. » Traité de l’espérance chrétienne, pp. 413, 414 (L'auteur ne connaissait vraisemblablement pas le Mystère de Jésus, encore inédit). Comme on le voit c'est un lieu commun.

 

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refusée à personne, elle donne à tous le moyen de trouver et elle est donnée pour que l'on trouve. En la donnant, Dieu se donne lui-même à nous ; aussi, dès que nous commençons à le chercher, nous commençons à le posséder; mais non pas une fois pour toutes, non pas avec l'assurance de ne jamais le perdre. « Quem nequaquam quaereret, dit saint Bernard , nisi jam ALIQUATENUS dilexisset. Sage doctrine qui réconcilie sans effort la joie et la crainte : dilexisset commande et justifie la première, aliquatenus la seconde. Pour les jansénistes au contraire, la grâce de chercher n'est offerte qu'à ceux-là seuls qui doivent infailliblement trouver. D'où la « certitude » et la joie immense de ces derniers, lorsque, par un « signe » quelconque, ils arrivent à se persuader qu'ils cherchent vraiment. D'où la détresse des autres : d'une part, ils n'ont point de « signe »; ils savent, de l'autre, qu'une multitude innombrable est d'avance condamnée, ou à ne chercher l'aucune manière, ou à chercher comme ceux qui ne doivent pas trouver. Si leur malheureux sort les a voués à l'enfer, la prière même leur est impossible. Certes, dit Pascal, Dieu « ne laisse jamais ceux qui le prient », mais à ceux qu'il veut laisser, « il refuse tous les secours nécessaires pour prier » (1). Quand on ne trouve pas Dieu, c'est parce qu'il ne fait pas qu'on le cherche (2); « quand on le quitte, c'est parce qu'il ne retient pas. Donc il arrive PREMIÈREMENT que Dieu ne retient pas et ensuite on le quitte; car ceux qu'il retient ne le quittent pas... Le premier délaissement consiste en ce que Dieu ne retient pas, ENSUITE DE QUOI l'homme quitte et donne lieu au délaissement par lequel Dieu le quitte ». Or, ajoute Pascal, « il n'y a rien d'étrange en ce que Dieu quitte des hommes qui le quittent, mais le premier délaissement (par lequel Dieu fait qu'on le quitte)

 

(1) C. E., XI, p. 9.13.

(2) Quesnel écrira plus tard : « Quand Dieu nous cherche pour se faire chercher, on le trouve infailliblement » Réflexions morales, Rom. II. 7. Cf. Eclaircissement sur quelques ouvrages de théologie par M. X.., docteur de Sorbonne, Paris, 1712, pp. 38, 39.

 

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est tout mystérieux »(1). Et de même, il n'y a rien d'étrange en ce qu'on ne trouve pas Dieu, si on ne le cherche pas, mais que Dieu lui-même nous mette dans l'impossibilité de le chercher, cela parait plus difficile à croire. Pascal le croit cependant, ou du moins il le croyait encore lorsqu'il a écrit le « Tu ne me chercherais pas ». C'est ainsi qu'une seule et même formule se trouve exprimer deux théologies différentes, celle de l'Eglise, celle de Jansénius ; deux théologies et deux prières, s'il est vrai, comme il me parait, qu'on n'a pas le droit d'imaginer une sorte de divorce entre la vie intérieure de Pascal et sa doctrine, entre le chrétien du ravissement et le théologien des écrits sur la grâce. Quand Pascal se trompe, il se trompe de toute son âme et si, comme tout le prouve, il a professé, pour un temps, les dogmes de Jansénius, il n'aura pas été un janséniste pour rire, un psittaciste, un simple ergoteur, encore plus superficiel que passionné (2).

 

(1) G. E. XI. p. 189. Et encore : « Le juste ne quitterait jamais Dieu, si Dieu ne le quittait pas en ne lui donnant pas toute la grâce nécessaire pour persévérer à prier ». Ib., p. 190.

(2) Contre cette conclusion, cf. Léonce Couture, Bulletin de Toulouse, mai 1910, et les travaux déjà cités; celui de Dom Hébrard et le chapitre de mon Inquiétude religieuse. Mais de ces trois pascalisants, le plus considérable ne connaissait vraisemblablement pas les Ecrits sur la grâce, publiés par M. Jovy, après la mort de Couture. Quant à Dom Hébrard et à l'autre, peut-être n'avaient-ils pas assez médité ces mêmes écrits. On peut en dire autant, me semble-t-il, du R. P. Petitot. Celui-ci ne conteste pas que, « dans le Mystère de Jésus des traces de jansénisme soient aisément reconnaissables », mais, bien qu'il ne le dise pas eu propres termes, il ne reconnaîtrait pas de telles traces dans le « Tu ne me chercherais pas », qui est, manifestement, une des lignes essentielles de tout le morceau. Il y a du reste, et j'en suis désolé, désaccord total entre la théorie du R. P. et celle que je viens de proposer. Pour le R. P., Pascal est foncièrement catholique parce qu'il est foncièrement joyeux; tandis que, d'après moi, Pascal serait moins joyeux, ou plutôt le serait d'une autre manière, s'il n'était pas janséniste. « Il ne faut plus répéter, écrit le R. P. ce qu'on lit encore dans les manuels de littérature, que le jansénisme a empoisonné la piété de Pascal. [Certes non]... Que le jansénisme ait donné à la dévotion de Blaise un aspect austère, qu'il ait plutôt incliné sa piété vers la crainte et la terreur, cela est incontestable. [Cela me parait au contraire fort contestable.] Cependant, quand cette crainte est dominée par la joie, l'espérance (?) et l'abandon à la volonté de Dieu, l'abandon facile à une volonté qui a pré-déterminé et qui assurera infailliblement le salut de Pascal, quand le jansénisme est tempéré par la tendresse, par l'amitié la plus confiante en Jésus, il n'est plus le jansénisme; il devient une forme très orthodoxe, très traditionnelle de la piété chrétienne a. R. P. Petitot, op. cit. pp. 90, 91. A quoi je réponds : a) a priori, qu'il n'y a rien de plus attendrissant que la certitude du salut, rien qui porte davantage à la confiance. b) a posteriori, que nous connaissons des puritains dont la dévotion est fort tendre, Thomas Goodwin par exemple.

 

 

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Heureux toutefois en quelque façon, et catholique, si j'ose dire, dans son erreur même, puisque des deux issues que lui ouvrait fatalement sa doctrine, le désespoir ou la joie, il n'a pas choisi le désespoir.

Au reste, cette joie qu'il a choisie, mériterait un autre nom, qui la distinguât de la joie toute catholique annoncée au Inonde par les anges de Noël. Elle garde quelque chose de tendu, de sévère et de morne. Malgré la bienheureuse certitude où elle se fonde, elle porte en elle des ferments de tristesse qui ne peuvent pas ne pas l'assombrir. Pour mieux expliquer ce point, il nous faut entrer plus avant dans la religion de Pascal. Nous verrons que cette religion, d'ailleurs si intensément chrétienne, n'est pourtant, ou, pour mieux dire, tend parfois à ne plus être qu'un christianisme décoloré, diminué, appauvri, réduit presque à un seul dogme —le dogme du péché originel, devenu chez Pascal une sorte d'obsession. On voudra bien me laisser m'expliquer à ce sujet avec la pleine liberté que nul ne songe à refuser aux critiques d'Augustin ou des anciens Pères. Pascal nous commande une simplicité et une droiture absolue. Aussi bien ne s'agit-il pas de lui infliger les insignifiantes chicanes du premier venu ; il s'agit de lui opposer la coalition plus redoutable de ces traditions spirituelles que les volumes précédents nous ont appris à connaître : humanisme dévot, mystiques, école française. Nous lui adresserons à lui-même, et sans la moindre passion, l'invitation qu'il aurait voulu « crier » aux jésuites : «Allez au milieu de l'Eglise ; informez-vous des lois que les anciens lui ont laissées et suivez ces sentiers (1) ». En d'autres termes, nous le renvoyons à ceux qui ont autorité parmi nous, sans en excepter les grands modernes, plus « anciens» que les anciens. Quelle que soit l'issue du débat, qui ne le

 

(1) Pensées et opuscules, p. 741.

 

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trouverait digne de Pascal? Et lui, de son côté, nous ne le verrons pas seul. Derrière lui nous évoquerons ces chrétiens innombrables, que la révolution religieuse du XVIe siècle a plus ou moins troublés et désorbités. Avant de nous émouvoir et de nous convaincre, les Pensées ont soutenu dans leur résistance plusieurs générations jansénistes. Celles-ci comprenaient Pascal à leur manière, nous à la nôtre, et ce faisant, ni les uns ni les autres, nous ne le faussons, car il est assez riche, assez profond pour se prêter à des interprétations différentes. Le Virgile de Dante et des moines du moyen âge n'est pas moins vrai que celui d'Horace ou de Mécène. Si, pour la plus grande gloire du divin poète, le christianisme nous a rendus plus virgiliens que Virgile, faut-il s'étonner que la pleine possession de la vérité catholique nous permette aujourd'hui d'être plus pascaliens que Pascal?

 

§ 4. — La religion de Pascal.

A. — Le Dieu de Pascal.

 

La joie de Pascal est la joie discrète, gênée, tragique, de l'homme qui vient d'échapper à un immense naufrage où presque toute sa famille a péri. La pensée même de son propre salut, nécessairement lui présente aussi la perte des autres. Pascal l'entend bien ainsi. L'image qu'il se fait de l'univers est navrante. De quelque côté qu'il se tourne, il ne rencontre que des maudits :

 

Les exemples des morts généreuses de Lacédémone et autres ne nous touchent guère, dit-il, car qu'est-ce que cela nous apporte... Nous n'avons pas de liaison à eu (1).

 

Sentiment aussi contraire que possible à celui de Térence, que nos humanistes dévots ont si cordialement partagé. Or, il en doit dire autant de tous les baptisés que Dieu « ne

 

(1) Pensées et opuscules, p. 551.

 

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retient pas », que Dieu « a quittés le premier » et pour toujours. La chute du premier homme a corrompu l'humanité jusqu'aux moelles. Nous ne sommes que péché. « Il y a une opposition invincible entre Dieu et nous (1). » « Nous naissons » et la plupart demeurent « contraires » à l'amour de Dieu (2). Mais à quoi bon exposer plus en détail cette doctrine, qui désole toutes les pages des Pensées, et que nous avons déjà étudiée en la comparant à l'optimisme des humanistes dévots?

 

Bien que nous soyons grandement dépravés par le péché, enseigne François de Sales,... la sainte inclination d'aimer Dieu sur toutes choses nous est demeurée. Il n'est pas possible qu'un homme pensant attentivement en Dieu, voire môme par le seul discours naturel, ne ressente un certain élan d'amour.

 

Et cette inclination, commune à tous, Dieu s'applique à la combler :

 

Dieu ne nous donne pas une simple suffisance de moyens pour l'aimer, et en l'aimant, nous sauver, mais... une suffisance riche, ample, magnifique et telle qu'elle doit être attendue d'une si grande bonté comme est la sienne (3).

 

La philosophie religieuse que résument ces deux textes scandaliserait l'auteur des Pensées. Au temps du Mémorial, le « Dieu d'Abraham et de Jacob » ne l'effrayait pas. C'est qu'alors il ne s'occupait que de lui-même. Dieu l'ayant choisi de préférence à tant d'autres, pour lui donner cette grâce de salut dont l'effet ne manque jamais, Dieu l'ayant prédestiné à une éternité bienheureuse, comment Pascal ne s'adresserait-il pas à lui avec la plus tendre confiance? Dans les Pensées, la perspective a changé. Pascal a maintenant

 

(1) Pensées et Opuscules, p. 547.

(2) Ib., p. 554.

(3) Cf. L'Humanisme dévot, pp. 118-12o. Cf. dans le même ouvrage, les chapitres sur l'optimisme chrétien et le parallèle entre humanisme dévot et jansénisme.

 

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devant les yeux ces hommes sans nombre qui, d'après la doctrine janséniste, ont si peu de chances de se trouver parmi les élus. De ce point de vue l'idée de Dieu, loin de réjouir Pascal, le consternerait plutôt, Dieu, veux-je dire, dans son être pur, dans l'ensemble de ses attributs. Du nom même de Dieu, il voudrait en quelque façon, qu'on pût se passer. Il écarte plus ou moins délibérément le Dieu des Confessions, celui de saint Anselme, celui du Traité de François de Sales; le Dieu « auteur des vérités géométriques et de l'ordre des éléments» (1), source de toute vie et de toute beauté, l'Être des êtres, celui que nous révélerait au besoin e le seul discours naturel » et vers qui tout homme bien fait, s'il en faut croire Saint François de Sales, s'élève « par un certain élan d'amour ». Le Dieu ainsi conçu, Pascal, sinon, encore une fois, le Pascal du Mémorial, au moins celui des Pensées, répète, en effet, qu'il nous est « impossible, inutile,... dangereux de le connaître » : impossible, parce que a tous ceux qui ont prétendu connaître Dieu (d'une connaissance religieuse) et le prouver, (ou le prier) sans Jésus-Christ, n'avaient que des preuves impuissantes » (2), ou n'obéissaient qu'à des inclinations purement naturelles ; il est dangereux

 

(1) Pensées et opuscules, p. 581.

(2) Ib., p. 571. Pour prévenir une confusion possible, qu il soit bien entendu que nous laissons ici de côté le fidéisme vrai ou prétendu de Pascal. Dans tous les textes des Pensées que nous utilisons, nous donnons un sens orthodoxe (i-e. conforme aux définitions du c. du Vatican) aux mots : « connaître » et « prouver » Dieu. Malgré quelques affirmations qui semblent nettement fidéistes, pour ma part je ne pense pas que Pascal juge notre raison incapable de prouver l'existence de Dieu. Il veut dire simplement et justement que la connaissance de Dieu où nous conduisent les simples spéculations de la philosophie, n'est pas en soi « connaissance religieuse », qu'elle n'avance d'aucune façon notre salut. Mais fort curieusement il ne voit pas qu'on peut en dire autant de la connaissance du « Médiateur». Celle-ci n'est pas nécessairement « sentiment du coeur » « connaissance religieuse » [Cf. l'excellent travail de M. J. Louis :Note sur le prétendu fidéisme de Pascal. Revue de philosophie, 1er janvier 1912. M. Louis rappelle fort à propos ces mots de Jansénius « Duplex modus penetrandi mysteria Dei : humana ratione et charitate ; ille periculosus est, proprius philosophorum; iste, tutus, christianorum ». Affirmation parfaitement acceptable pourvu qu'on ne donne pas à charitate un sens janséniste. Cf. Aussi un beau texte de Saint-Cyran (Pensées et opuscules, p. 458)].

Ainsi nous admettons la distinction pascalienne entre connaissance purement philosophique, et connaissance proprement religieuse. Mais, contrairement à ce que Pascal semble vouloir, nous admettons que la connaissance philosophique de Dieu (i. e. philosophique quant à son objet et à ses preuves) peut conduire à une connaissance vraiment religieuse et à une prière véritable. Le a Dieu des philosophes », celui que nous font connaître les preuves classiques (celles de saint Thomas, par exemple), il est possible, il est bon, il est religieux de le connaître et de le prier. Nous montrerons mieux plus loin que, dans l'ordre présent, lequel est tout surnaturel, nous n'arrivons à une connaissance « religieuse » et salutaire du Dieu des philosophes, que par une a grâce s à nous méritée par Jésus-Christ. D'où il suit qu'en un sens très orthodoxe, mais qui n'est pas le sens de Pascal, nous ne connaissons pas « sans Jésus-Christ », le Dieu des philosophes. Nous le connaissons néanmoins sans penser explicitement au médiateur, à notre misère et au péché originel.

 

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de le connaître, puisque ni dans cette connaissance où nous conduisent les preuves classiques de l'existence de Dieu, ni dans la prière qui put suivre cette connaissance, n'interviennent le souvenir et la honte de notre misère. Connaissance donc, non seulement inutile, mais encore pleine de « superbe » (1). S'il y a quelque part des hommes étrangers à la race maudite d'où nous sortons, ceux-là ont peut-être droit à « l'adoration d'un Dieu considéré comme grand et puissant et éternel » (2) et infiniment aimable; droit à s'approprier le Cantique des créatures et les élévations métaphysiques de saint Augustin; mais nous, fils d'Adam, nous ne devons plus nous représenter Dieu qu'en fonction de la faute originelle, si l'on peut ainsi parler. A chaque fois que nous l'abordons, lépreux que nous sommes, il faut que la pensée de notre lèpre nous accable et nous absorbe, rende impossible toute autre pensée. Le malade, qui se présente au médecin, pense-t-il à autre chose qu'à sa maladie, ou le coupable, sur la sellette, à autre chose qu'à l'issue

 

(1) « Il est également dangereux à l'homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur. Une seule de ces connaissances fait, ou la sagesse des philosophes, qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des athées qui connaissent leur misère sans Rédempteur v. P. et O., p. 58o . « Quod curiositate cognoverunt, superbia amiserunt. C'est ce que produit la connaissance de Dieu qui se tire sans Jésus-Christ ». Ib., p. 57o. Nous admettons aussi qu'une connaissance purement spéculative ou curieuse de Dieu, est propre à entretenir la superbe philosophique; mais comment Pascal prouvera t-il que toute connaissance de Dieu sans Jésus-Christ est nécessairement « curieuse », ne peut être aussi religieuse?

(2) Pensées et opuscules, p. 579.

 

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de son procès ? Que diriez-vous d'un lépreux, qui, indifférent au mal qui le ronge, parlerait de botanique ou d'astronomie à son médecin, et du repris de justice qui, en plein tribunal ou en prison, disserterait sur le mérite littéraire ou sur la généalogie de son juge. Ainsi ferions-nous pourtant si, oubliant notre misère, nous avions l'impertinence d'offrir à Dieu un sacrifice de pure louange, in cymbalis bene sonantibus, in tympano et choro. Le Dieu des Pensées n'est donc plus le Dieu du Mémorial ; il n'est pas davantage ce Père céleste qui s'intéresse à la vie du passereau, à la parure des lys et infiniment plus au bonheur des hommes. « Nous ne pouvons bien connaître (et à plus forte raison, bien prier) Dieu qu'en connaissant nos iniquités (1) » qu'en nous rappelant tout à la fois notre « misère » et sa miséricorde, qui nous « en peut guérir » (2). Or « ceux qui ont connu Dieu par médiateur (et ceux-là seuls), connaissent leur misère » (3), sentent le besoin qu'ils ont de la miséricorde infinie. D'où il suit que, « sans ce Médiateur, est ôtée toute communication avec Dieu »

 

(1) Pensées et opuscules, p. 572. Ce qui veut dire : a) Nous ne pouvons logiquement arriver à la connaissance de Dieu que par ces deux moyens termes : nos iniquités, le médiateur et, par suite, b) que nous ne pouvons penser à Dieu que relativement, soit à nos iniquités, soit au médiateur. D'où la conclusion qui va suivre : Dieu pour nous , Jésus-Christ.

(2) Pensées et opuscules, p. 580.

(3) Ib., p. 570.

(4) Ib., p. 571. Répétons-le, car en de telles matières, on ne saurait avoir trop de scrupules : dans l'ordre présent — le nôtre —toute communication religieuse avec Dieu est l'effet d'une grâce. Or, toute grâce est due à Jésus-Christ, que, d'ailleurs, la théologie franciscaine nous représente comme «constitutif de toute créature et de toute béatitude ».Mais Pascal veut davantage. II veut que toute connaissance ou tout amour de Dieu, que toute prière se termine formellement, exclusivement à Dieu considéré comme «réparateur », en d'autres termes, se termine à Jésus-Christ.

Voici du reste sur ce point quelques précisions utiles données par un mystique éminent du XVIIe siècle. La question est ici de savoir « s'il y a quelque temps ou quelques états dans l'Oraison, où il faille laisser l'image de Jésus-Christ, et quels ils sont ? » Réponse : « L'âme peut s'unir à Jésus-Christ en deux façons ; la première par voie d'imitation, ou de trans-formation ( l'adhérence de Bérulle, le service de saint Ignace) ; la seconde, par voie d'oraison ou de méditation. S'il est question de la première sorte d'union avec Jésus-Christ, je dis qu'il ne la faut jamais laisser, parce que... celui qui a en soi le Fils de Dieu a la vie, comme au contraire celui qui a pas le Fils de Dieu en soi, n'a point la vie. » Au reste, et à bien prendre les choses, la question ne se poserait même pas, puisque, dans l'ordre surnaturel, nous ne pouvons avoir d'autre activité que celle qui nous est communiquée par Jésus-Christ. Si Pascal n'avait voulu dire que cela, nous n'opposerions pas sa doctrine à celle de la tradition. « Mais si nous parlons de l'union avec Jésus-Christ par voie d'oraison, je dis qu'il y a certains temps ou états, dans lesquels l'âme peut et même doit laisser les images de l'Humanité de Jésus-Christ, savoir est quand elle est tirée à la pure contemplation de Dieu, tel qu'il est en lui-même et en tant que dernière fin de toute créature... (N’oublions pas toutefois que) Jésus-Christ est Dieu et homme tout ensemble. En tant que Dieu, il est l'objet final qui doit attirer et attacher l'âme et lui donner le repos avec sa dernière perfection. En tant qu'homme uni à Dieu, il est le moyen et la voie qui la conduit à cette bienheureuse fin. Il faut donc dire que l'union à laquelle tend l'âme par la méditation et par l'oraison, a pour OBJET FINAL LA DIVINITÉ et Dieu en lui-même, en tant qu'il est Dieu infiniment parfait .. C'est là le terme et la fin de tous ses exercices et de toutes ses pratiques intérieures, parce qu'elle ne doit voir ni aimer en cet objet que lui-même ; ni lui adhérer ou se reposer en lui que pour l'amour de lui-même, et non pas à raison de l'être, des grâces et des dons qu'elle a reçus de lui en sa création ou justification (réparation). Je ne veux pas dire que l'aine ne puisse et ne doive regarder son Dieu, l'aimer et s'unir à lui comme au principe de son être ou à la source de son bonheur ; qu'elle ne le puisse encore considérer, comme dit le divin Apôtre (et Pascal après lui) ... comme la réconciliant à soi en Jésus-Christ son sauveur, mais ce que je prétends est de lui faire connaître que TOUT CELA N'EST PAS SON PRINCIPAL OBJET, mais Dieu en lui-même ; et QUE LES AUTRES CHOSES, ET JÉSUS-CHRIST MÊME DANS SON HUMANITÉ ne sont que des effets et des moyens qu'il nous donne, pour arriver à lui comme à la fin dernière... Et si l'excellent Apôtre nous assure que Jésus-Christ crucifié qui comprend non seulement la nature divine, mais encore l'humaine, est l'objet de sa science et de son oraison, il ne veut pas dire que l'âme ne doive jamais avoir pour objet la Divinité pure, ruais seulement que, par l'Humanité de Jésus-Christ, elle est conduite comme parla main à la connaissance de la Divinité et, pour cet effet, il proposait cette Humanité sainte aux commençants, et particulièrement sous l'objet de ses douleurs, comme le lait qu'on donne aux enfants, auxquels par après comme devenus parfaits, il proposait la connaissance de la Divinité comme une viande solide. » (Pierre de Poitiers, capucin) Le jour mystique ou l'éclaircissement de l'oraison et de la théologie mystique, t. II, 2e  partie, pp. 76o-779. Les théologiens dogmatiques et les plus opposés au quiétisme, le P. Massoulié, par exemple, ne parlent pas autre, ment : « La considération de Dieu en lui-même est, pour ainsi dire, le sommet de l'oraison ordinaire; et quand on ne peut pas s'y soutenir, ou qu'on n'y sent plus assez d'ardeur, il faut descendre un ou deux degrés plus bas…, considérer l'Humanité sainte de Jésus-Christ, les exemples qu'il nous a montrés, les bienfaits dont il nous a favorisés. » Massoulié, Traité de la véritable oraison (Edit. Roussel), Paris, s. d. (1901).

 

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et que le seul Dieu qu'il nous soit permis et utile de concevoir, le seul auquel il nous soit permis et utile de parler, ne peut « être autre chose que le réparateur de notre misère (1)». « Jésus-Christ est donc le véritable Dieu des hommes » (2) à l'exclusion du Dieu très haut et très bon, du Dieu créateur et providence, du Dieu Père, vers qui les

 

(1) Pensées et opuscules, p. 572.

(2) Ib., p. 572.

 

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prophètes de l'ancienne loi et les docteurs de la nouvelle, vers qui les apôtres et Jésus-Christ lui-même, ont dirigé la prière du genre humain. Ce disant je précise, j'explique, j'exagère aussi vraiment la négation de Pascal, mais je ne crois pas la fausser (1).

Sa « négation », disons-nous, car on pense bien que ce que nous regrettons ici chez Pascal, ce n'est pas ce qu'il affirme, mais ce qu'il nie. « Tous errent d'autant plus dangereusement qu'ils suivent chacun une vérité; leur faute n'est pas de suivre une fausseté, mais de ne pas suivre une autre vérité » (2). Telle est bien sa faute à lui-même, dans les nombreux textes que nous méditons, et de là vient qu'à la première lecture, ces textes nous étonnent peut-être moins qu'il ne faudrait. Qui de nous en effet hésite à reconnaître en Jésus-Christ « le véritable Dieu des hommes »? Mais notre inquiétude s'éveille, lorsque, rapprochant ces derniers mots de tant d'autres qui les précèdent ou qui les suivent, nous constatons que le

 

(1) Il dit encore : « Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ... tombent ou dans l'athéisme ou dans le déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également ». Pensées et opuscules, p. 581. Il y a déjà dans ce « presque également » une exagération prodigieuse. Si ce texte ne nous surprend pas davantage, c'est que pratiquement nous donnons au mot déisme une je ne sais quelle couleur encyclopédique ou voltairienne. Mais seraient déistes au sens des Pensées, et les commentaires de saint Basile ou de saint Ambroise sur l’Hexameron et le Sero te amavi, pulchritudo antiqua de Saint Augustin, et la plupart des homélies de saint Jean Chrysostome, et dans son intégrité, le Traité de saint François de Sales sur l'Amour de Dieu.

On trouvera une piquante et fâcheuse confirmation de nos remarques dans un livre récent sur la dévotion au Sacré-Coeur. L'auteur veut montrer que saint François de Sales aurait pu longuement parler du Sacré-Coeur, s'il n'avait pas craint d' u effaroucher » les protestants. Je me suis expliqué déjà, dans le volume précédent, sur cet invraisemblable paradoxe : je me bornerai donc ici à ce qui touche directement au sujet du présent chapitre : « C'est cette même condescendance, croyons-nous, qui explique le peu de place que tient la sainte humanité de Notre-Seigneur dans la mystique du bon docteur... La mystique de la Vie dévote et du Traité de l'Amour de Dieu, par condescendance, sans doute, pour les erreurs de l'époque, protestantisme et humanisme (!!!), aime à mettre l'âme plus directement en relation avec Dieu. » R. P. Hilaire de Barenton. La dévotion au Sacré-Coeur, Paris, s. d. (1914). Nous retenons le fait et nous l'opposons à Pascal, mais, encore une fois, il va sans dire que nous repoussons les raisons que le R. P. donne de ce fait.

(2) Pensées et opuscules, p. 730.

 

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« Jésus-Christ » de Pascal, au lieu d'aplanir et d'élargir toutes les voies possibles qui mènent à Dieu, nous est au contraire présenté comme un voile, un écran, si j'ose dire, entre Dieu et nous. Pascal exalte le « médiateur », mais il cache, il exile Dieu. Ainsi les Hébreux, au pied de la montagne sainte. Ils ne veulent avoir affaire qu'à Moïse : Parle toi-même au Seigneur, lui disent-ils, car nous mourrions sur le coup, si, par malheur, nous entendions sa voix : Si audierimus vocem Domini, moriemur.

L'Église ne l'entend pas ainsi. Non qu'elle se lasse jamais de contempler le Christ, mais au Christ lui-même elle demande de nous montrer le Père, que du reste elle ne craint pas d'aborder directement et qu'elle invoque avec allégresse : Praesta Pater piissime. — Aeterne rerum conditor — Lucis creator optime — Rerum Deus tenax vigor — Te aeternum Patrem omnis terra veneratur..

 

Jans nunc Paterna claritas,

Te postulamus affa[int...

Te cordis ima concinant,

Te vox canora contrepet,

Te diligat castus amer,

Te mens adoret sobria...

 

Au chrétien qui n'aurait appris sa religion que dans les Pensées, la plupart de nos cantiques devraient paraître suspects, puisqu'ils ne renferment aucune allusion à la blessure du vieil Adam, puisqu'ils ne s'adressent pas uniquement, exclusivement au « Réparateur de notre misère ». Est-ce à dire que l'Eglise, gagnée de trop bonne heure à l'erreur pélagienne, permette aux fidèles l'oubli total de cette e misère » ? On sait bien que non (1). A ses

 

(1) Tant s'en faut du reste que la théologie orthodoxe nous oblige à suivre les vues de Jansénius et de Pascal sur les conséquences de la faute originelle, c'est-à-dire, sur l'impuissance foncière de l'homme déchu à toute espèce de bien. « Humiliez-vous, raison impuissante; taisez-vous, nature imbécile » P. et O p. 531.) Pas si impuissante, notre raison, puisque d'après le Concile du Vatican, elle peut connaître l'existence de Dieu et la vérité du christianisme. « Si l'homme n'avait jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude » (Ib., p. 532). Et ainsi, à chaque page des Pensées. A ces exagérations noue avons déjà opposé la philosophie de l'humanisme dévot.

Quant à la « preuve de la religion » que Pascal pense pouvoir tirer de se même péché originel et de la misère » qui s'en est suivie, j'avoue n'en pas sentir la force. Pour moi, c'est la révélation qui me fait croire au péché originel, et non pas le péché originel qui me persuade de la vérité du christianisme. Car enfin, s'il ne le sait pas déjà par cette foi à laquelle il tâche précisément de nous conduire, qui lui a dit que notre présente a misère e, d'ailleurs indiscutable, était nécessairement la punition du péché d'A dam ? Pourquoi l'homme ne se trouverait il pas soumis aux assauts de la concupiscence ou de la maladie, simplement parce qu'il est composé d'un corps et d'une âme? Pourquoi ne mourrait-il pas, simplement parce que sa nature propre le veut mortel, et qu'il ne peut échapper à la mort qu'en verte d'un privilège surnaturel auquel, par définition, sa nature n'a aucun droit ? Et sans doute la foi nous apprend que ce privilège a été offert à l'humanité dans la personne du premier homme, et offert à une condition qui n'a pas été remplie; elle nous apprend donc qu'en fait, dans l'ordre présent, notre « misère » a le caractère d'une punition proprement dite et qui aurait pu nous être épargnée. Mais comment 1c seul examen de cette misère nous prouverait-il qu'elle est punition, puisque, en soi, elle pourrait aussi bien s'expliquer d'une autre manière ? Pour affirmer que tel homme est un a amputé de la guerre e il ne nous suffit pas d'avoir constaté que cet homme n'a plus de bras. On aura du reste remarqué le parallélisme si curieux entre ces vues de Pascal sur le péché originel et celles que nous avons déjà méditées dans notre paragraphe § 3. Au fond, il incline à croire que le surnaturel est objet d'expérience. De même que tantôt il expérimentait sa prédestination, de même il avait, au préalable, expérimenté la chute originelle, en expérimentant sa propre misère. Or — et abstraction faite du phénomène mystique, lequel est d'un ordre tout différent — il ne semble pas que le chrétien puisse connaître — par expérience — soit l'état de grâce, soit l'état de a non grâce». La ferveur sensible est bien salis doute objet d'expérience, mais non pas la grâce elle-même, puisque cette ferveur ne provient pas nécessairement d'une grâce et peut avoir une cause toute naturelle. Ainsi de la concupiscence et de nos autres misères. Nous en faisons certes l'expérience, mais non pas comme « loi de péché », non pas comme punition. Eh quoi, dira-t-on, ne parlez-vous pas vous-même « d'expérience religieuse » ? Oui, sans doute, pour faire court, et parce qu'il nous est facile de donner un sens catholique a cette expression. Mais celle-ci n'en reste pas moins d'origine luthérienne ou calviniste. C'est bien Luther en effet, avec sa théorie. de la foi justifiante, c'est Calvin, avec son dogme de la régénération sentie, qui ont déchaîné, si l'on peut dire, dans le monde chrétien, ce désir passionné de « sentir »,  d'expérimenter la grâce. Que, par l'intermédiaire de Jansénius, ce trouble nouveau, cette joie nouvelle aient plus ou moins pénétré l'âme de Pascal, cela me paraît presque évident.

 

 

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jours et à ses heures, elle nous remet en mémoire les raisons que nous avons de pleurer : exules fillii Evae ... gementes et flentes, mais elle ne veut pas que ces déplorables souvenirs nous poursuivent sans relâche, qu'ils dominent sur toute notre piété, qu'ils nous rendent terrible le nom de « notre Père qui est au ciel ». Surtout elle ne veut pas qu'en nous repliant fatalement sur nous-

 

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mêmes, l'obsession de notre misère et de nos besoins nous empêche de rendre à Dieu l'adoration désintéressée, la pure louange, l'amour que, toute créature raisonnable déchue ou non, doit au créateur (1).

 

B. — Le devoir religieux.

 

Car tout se tient, et Pascal, en nous privant de notre Dieu, prive Dieu lui-même du culte essentiel que la tradition nous avait appris à lui rendre. « Pour Pascal, écrit Dom Pastourel, c'était une marque d'orgueil que de vouloir aller à Dieu directement ». (2) Prodigieux scrupule ; paradoxe inouï et désastreux ! Eh quoi ! n'est-ce pas Dieu qui a fait de cet orgueil prétendu un devoir, et le devoir religieux par excellence : « Tu adoreras le Seigneur ton

 

(1) On s'étonnera peut-être, et non sans raison, de ne pas avoir rencontré dans ce paragraphe, la fameuse définition de Dieu : « Le Dieu des chrétiens est un Dieu d'amour et de consolation; c'est un Dieu qui remplit l'âme et le coeur de ceux qu'il possède ; c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère et sa miséricorde infinie ; qui s'unit au fond de leur âme ; qui la remplit d'humilité, de joie, de confiance, d'amour; qui les rend incapables d'autre fin que de lui-même ». Pensées et opuscules, p. 581, ou encore : « Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l'âme qu'il est son unique bien... qu'elle a ce fonds d'amour-propre qui la perd et que lui seul la peut guérir ( Ib., pp. 57o, 571). Pourquoi, demandera-t-on, ne pas faire état de ces textes ? Parce qu'ils n'atténuent pas les conclusions où nous ont amené d'autres textes plus explicites. Ici Pascal ne fait ou ne semble faire qu'affirmer, et nous avons déjà dit que sa faute « n'est pas de suivre une fausseté, mais de ne pas suivre une autre vérité ». Au reste, rien n'est plus simple que d'appliquer à celte définition (plus affirmative en apparence) les observations que nous avons déjà proposées dans le texte. Il est très vrai qu'une des idées que nous pouvons et devons nous faire de Dieu est celle d'une « miséricorde infinie », guérissant notre « misère », mais il n'est pas vrai qu'il soit « inutile », « dangereux » au chrétien d'envisager Dieu sous d'autres aspects. Ceux de nos saints que la contemplation d'une fleur ou des étoiles soulevait jusqu'à l'extase, François d'Assise, Ignace, par exemple, oui ou non, adoraient-ils dans cette extase le « Dieu des chrétiens » ? Et nous-mêmes, faut-il qu'à chaque fois que nous nous mettons à prier, s'impose à notre pensée « ce fonds d'amour-propre » dont le Dieu que nous prions peut nous guérir ? Bref, cette définition n'efface pas les textes plus nets que nous avons médités. En un sens, elle les aggraverait plutôt, puisqu'elle y ajoute une nouvelle restriction. En effet, remarquez-le : « Dieu des chrétiens » veut dire ici : « Dieu des prédestinés, des élus, des seuls élus. » Car, dans la pensée de Pascal, telle que nous l'avons développée plus haut, c'est aux élus seuls que Dieu « fait sentir » qu'il les aime : ce sont les élus seuls qu'il remplit d'humilité, de joie, de confiance, d'amour.

(2) Annales de phil. chrét., février 1911, p. 488.

 

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Dieu..., tu l'aimeras de toutes tes forces ». Leçon d'orgueil encore que nous donnerait le catéchisme : « Pourquoi avez-vous été mis au monde ? » — « Pour aimer Dieu et me sauver ». De ces deux fins de la création, Pascal ne veut retenir que la seconde. Pourquoi se demande-t-il, Dieu a-t-il établi la prière? Nous répondrions avec nos spirituels, parce que la prière est d'abord louange, et que nous avons été créés d'abord pour cette louange. Homo creatus est ut laudet Deum, comme dit saint Ignace dans la méditation fondamentale de ses Exercices, mais Pascal :

 

Pourquoi Dieu a établi la prière :

1° Pour communiquer à ses créatures la dignité de la causalité.

2° Pour nous apprendre de qui nous tenons la vertu.

3° Pour nous faire mériter les autres vertus par travail (1).

 

En un mot, Dieu a établi la prière parce qu'il nous est utile à nous de prier ; il l'a établie pour nous. Que si, par impossible du reste, elle ne nous était d'aucun secours. elle n'aurait plus de raison d'être. Encore une fois le malade en présence de son médecin, ne doit penser qu'à sa maladie. Tout le reste paraît superflu, sinon « dangereux » (2).

Il est vrai, écrit à ce sujet le P. Grou, que, « dans la plu-part des chrétiens, l'amour-propre borne toutes leurs prières à eux-mêmes, et qu'ils y oublient les intérêts de Dieu... pour se concentrer dans les leurs ; mais il n'est

 

(1) Pensées et opuscules, p. 562. Non pas certes qu'il oublie la n prééminence v de Dieu. Il la rappelle au contraire expressément, mais il ne la conçoit qu'en fonction de la créature. Il ajoute en effet : « Pour se conserver la prééminence, il donne la prière à qui il lui plaît ». C'est toujours la double obsession, d'une part, le péché originel, de l'autre, la prédestination calviniste.

(2) J'aurais pu citer ce curieux fragment : « Probabilité. — L'ardeur des saints à chercher le vrai était inutile, si le probable est sûr. La peur des saints qui avaient toujours suivi le plus sûr (sainte Thérèse ayant toujours suivi son confesseur) » (P. et O., p. 744 ). Sa pensée de derrière la tête, son anthropocentrisme absolu, se livrent naïvement dans ce premier jet. Les saints lui répondront que, même « si le probable est sûr », leur ardeur ne serait pas inutile, puisqu'elle glorifierait Dieu. Leur grand souci n'est pas de chercher le plus sûr, mais le plus parfait. La voie étroite les attire, non pas uniquement parce qu'elle mène plus infailliblement au ciel, mais encore et surtout parce qu'elle est plus mortifiante, et que le pur amour vit de sacrifices. On entend bien du reste que, dans cette définition de la prière, la faute de Pascal n'est pas « de suivre une fausseté » mais de négliger une autre vérité et capitale. On ne lui reproche pas son plus son « anthropocentrisme », nul chrétien n'ayant le droit de se désintéresser de son propre salut. Mais, ces remarques faites, j'ai peine à me rallier au jugement d'un philosophe contemporain sur le désintéressement de Pascal. Celui-ci, écrit M. Brunschwieg,  « nous demande le sacrifice de tous nos intérêts sensibles, en vue d'une transformation totale de l'être, qui nous obtienne, avec la vertu, la lumière et la béatitude; il nous somme de tout subordonner à l'intérêt moral ; l'homme ne connaît pas une forme plus haute de désintéressement ». G. E., II ; Pensées, II, p. 172.

 

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pas moins vrai que ce faisant, ils vont contre l'intention et l'exemple du Sauveur. Nous ne concevons la prière que sous l'idée d'une demande ; mais n'est-elle donc pas aussi (et avant tout) une adoration, et comme une extase d'amour à la vue de la grandeur et des perfections de Dieu ? N'est-elle pas une adoration, une louange, une action de grâces, un dévouement, un désir que Dieu soit connu et aimé?.. Y a-t-il même dans la prière quelque chose d'aussi noble et d'aussi excellent que ce qui regarde DIRECTEMENT l'intérêt de Dieu? » (1) Le peuple chrétien, écrit de son côté M. Le Tourneux, n'a que trop de pente à oublier cette fin première de la religion. En effet, « depuis le péché, l'homme, n'aimant plus que soi-même, n'a plus regardé les choses que par rapport à soi et, au lieu de considérer ce qu'elles ont en elles-mêmes de bonté, pour les aimer selon le degré de cette bonté, il ne les regarde et ne les aime plus qu'autant qu'elles lui sont bonnes et avantageuses, et qu'il croit pouvoir être heureux en les possédant » (2). Or, justement, les mystiques de la Contre-réforme rappelaient sans relâche aux contemporains de Pascal, qu'il ne suffit pas de regarder Dieu « par rapport à nous », et comme « le réparateur de notre misère », mais qu'il faut encore et surtout l'adorer, le louer, l'aimer pour ses perfections infinies. Tel était l'objet de celte grande

 

(1) L'intérieur de Jésus et de Marie (édit. liaison), Paris, 1909, p. 164.

(2) Principes et règles de la vie chrétienne..., par M. Le Tourneux, Paris, 1765, pp. 9, 10. Je le cite, bien que de tendances jansénistes.

 

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croisade théocentrique dont nous avons longuement parlé dans notre volume sur l'école française (1).

 

Il faut premièrement regarder Dieu, enseignait Bérulle, et non pas soi-même, et non point opérer par ce regard et recherche de soi-même, mais par le regard pur de Dieu (2).

 

Et le P. Bourgoing : Nous devons d'abord rapporter toute notre oraison, « non à notre profit et utilité spirituelle », non à la guérison de notre misère propre,

 

mais à la seule gloire de Dieu, sans aucune considération de notre intérêt ou satisfaction particulière ; en sorte que nous nous proposions pour but et fin de l'oraison, de révérer, de connaître et d'adorer la souveraine majesté de Dieu, par ce qu'il est en soi, plutôt que par ce qu'il est au regard de nous, et d'aimer plutôt sa beauté pour l'amour d'elle-même, que par un retour vers nous (3).

 

Ils estimaient qu'on ne peut aller trop « directement » à Dieu, et c'est pour cela qu'ils recommandaient, au moins à l'élite des fidèles, une dévotion particulière à la sainte Trinité. Remarquez du reste les raisons qu'ils nous donnent pour nous inviter « à révérer cet auguste mystère » :

 

C'est, disait le P. de Condren, qu'il est le plus séparé de la créature et le plus propre à Dieu ; les autres mystères du Fils de Dieu, desquels celui-ci est la source, comme l'Incarnation, la Nativité..., sont tous mystères opérés pour notre bien et utilité, ou pour la gloire et la clarification de l'humanité sainte de Jésus-Christ. Mais au reste ce sont tous mystères qui n'ajoutent rien

 

(1) Ces vues ne cesseront pas de s'imposer aux âmes généreuses. « Tu as bien raison, écrivait hier encore, et en pleine guerre, le lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey, d'insister sur ces devoirs de louange et d'action de grâces, tellement perdus de vue. Cette attitude de louanges est d'ailleurs pour l'esprit une des plus réelles et des plus profondes sources de bonheur. Plus on loue, moins on demande, plus on est près du bonheur et du vrai». Lettres intimes de Pierre Dupouey... publiées par André Gide, Le Correspondant, 10 juin 1919.

(2) Oeuvres du card. de Bérulle (Migne), p. 124.

(3) Les vérités et excellences de Jésus-Christ, Paris, 1636, Avis (non paginés).

 

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à Dieu, qui ne le rendent point plus grand…, car Dieu est toujours un et de même, auquel on ne peut rien ajouter... Mais la génération de son Verbe en son sein, et la production de son Saint-Esprit, c'est ce qui le rend saint, glorieux... c'est ce qui fait qu'il est Dieu...

 

D'où il suit que nous sommes obligés

 

à des devoirs inexplicables et infinis vers ce mystère ; car nous devons être entièrement dans les intérêts de Dieu, et non dans les nôtres. Que si nous reconnaissons les obligations que nous devons à Dieu pour les mystères de Jésus-Christ, qui nous glorifient, quelle reconnaissance ne devons-nous pas avoir vers celui-ci..., qui est la gloire et la félicité de Dieu même... Nous sommes plus obligés à Dieu de ce qu'il est sa propre félicité et complaisance, que non pas à cause qu'il nous rend bienheureux en soi (1).

 

Ils parlent, ou du moins, ils vivent tous ainsi. Je n'en citerai plus qu'un, mais en qui l'on entend, à certains jours, l'unanimité des Docteurs, c'est Bossuet, lequel ne peut être suspect, ni de trop aimer les subtilités mystiques, ni d'atténuer l'impuissance de l'homme déchu.

 

Où vais-je me perdre ! Dans quelle profondeur, dans quel abîme ! Jésus-Christ avant tous les temps, peut-il être l'objet de

 

(1) Considérations sur les mystères de J.-C., par le R. P. Ch. de Condren, publiés pour la première fois (par le P. Ingold), Paris, 1882, pp. 177, 178. On ne trouve, si je ne me trompe dans les Oeuvres de Pascal que deux ou trois allusions aux écrivains de l'Ecole française. 1°) Jacqueline parle à son frère de M. de Renty, élève lui-même de Condren, et qu'elle a dû connaître par le P. Saint-Jure. Mais rien ne prouve que Pascal ait lu cette vie. 2°) Il cite le P. de Goudron. « M. de Condran. Il n'y a point, dit-il, de comparaison de l'union des saints à celle de la sainte Trinité. Jésus-Christ dit le contraire » (Fragment 865, G. E., Pensées, Hl, p. 3o8). Voici le texte de Condren auquel Pascal fait allusion : « Vous considérerez la société des trois personnes divines qui vivent ensemble en même pensée, en même vouloir, en même amour, en une même vie et un même être... Toute société en la terre n'est rien en comparaison de cette société et la société des anges et des saints au ciel ne mérite pas de lui être comparée. » (Lettres et discours de R. P. Charles de Condren, Paris, 1868, p. 9o. La 1ère édition est de 1642). Il est trop évident que Jésus-Christ ne dit pas, ne peut pas dire le contraire, parce qu'il ne peut pas dire une absurdité. Il dit bien : « Qu'ils soient un comme nous sommes un, mon Père et moi » ; mais il dit également : « Soyez parfaits comme le Père céleste est parfait » et l'on avouera qu'à parler rigoureusement, il n'y a pas de comparaison possible entre la perfection de Dieu et la nôtre. Pascal a-t-il lu ce passage dans le texte ? Peut-être, mais rien de moins sûr. J'imagine qu'un de nos Messieurs, Arnauld, Nicole, ou un autre, lui aura proposé cette remarque de Condren, au moment des querelles sur le Formulaire, avant ou après le fameux évanouissement. On lui aura dit ou écrit pour le consoler Que voulez-vous ? Les chrétiens les plus fervents ne sont pas toujours d'accord. Le P. de Condren reconnaît lui-même qu'il n'y a parfaite unanimité qu'en Dieu. » On sait d'ailleurs que Poet-Royal en voulait fort à Condren d'avoir considéré Saint-Cyran comme un novateur dangereux. D'où le peu d'amitié dont témoigne ce fragment de Pascal. Ou prononçait alors de Condran, ou, et plus souvent, Gondran. A Saint-Sulpice, aujourd’hui encore on dit : M. de Condran. 3°) Dans le mystérieux fragment où sont mentionnés d'un mot, sainte Thérèse et le « Roman rose », Pascal a écrit : « Le Père Saint-Jure — Escobar. » Voulait-il les opposer l'un à l'autre ? Qui le dira ? (Gr. E., Pensées. III, p. 399) .

 

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nos connaissances (et de nos prières)? Sans doute, marchons sous la conduite de l'aigle des Évangélistes. « Au commencement était le Verbe ». C'est par où il commence à faire connaître Jésus Christ. Hommes, ne vous arrêtez pas à ce que vous voyez commencer dans l'Annonciation de Marie.

 

C'est-à-dire, ne vous arrêtez pas au Dieu fait homme, au médiateur, à Jésus-Christ envisagé comme « réparateur » de votre misère. Eh ! qu'importe celle-ci, quand il s'agit d'adorer les trois divines Personnes ?

 

Où suis-je ? que vois-je? qu'entends-je ? Tais-toi, nia raison, et sans raison, sans discours, sans images tirées des sens..., disons au dedans, disons par la foi : Au commencement, sans commencement, avant tout commencement... était celui qui est et qui subsiste toujours, le Verbe, la parole, la pensée éternelle et substantielle de Dieu... ah ! je me perds, je n'en puis plus; je ne puis plus dire qu'amen; il est ainsi... Quel silence! quelle admiration!... Je vois ce Dieu, qui était au commenceraient, qui subsistait dans le sein de Dieu... Amen... Voilà tout ce qui me reste de tout le discours que je viens de faire, un simple et irrévocable acquiescement, par amour, à la vérité que la foi me montre. Amen, amen... A jamais amen.

Délectons-nous donc... dans le Verbe, dans la pensée, dans la sagesse de Dieu !... Aillions la prière, la communication, la familiarité avec Dieu... Qui sera celui qui, s'imposant silence à soi-même et à tout ce qui n'est pas Dieu, laissera doucement écouler son coeur vers le Verbe, vers la sagesse éternelle... Apprenons à regarder toutes choses en ce bel endroit (1).

 

(1) Elévations sur les mystères. XIIe semaine, VII, VIII et Xe élévation, passim.

 

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Cet «Amen », cette «communication a directe et familière avec les trois Personnes divines, cette pure adoration, cet oubli de soi dans la prière, pourquoi faut-il que Pascal, et Pascal seul à certains moments paraisse nous les défendre? Objectera-t-on que de telles dispositions d'esprit et de coeur sont peu accessibles au commun des hommes, et qu'à vouloir « faire l'ange », la plupart « feront la bête » ? Eh ! quoi ! le maître infaillible de la prière, et l'Eglise drossée par lui — divina institutione formati — ne proposent-ils pas à tous, et sans exception, un sublime au moins égal à celui de Condren ou de Bossuet ? Gratias agimus tibi propter magnam gloriam tuam... Vere dignum et justum est... cum angelis et archangelis... Sanctus, sanctus, sanctus. N'est-ce pas là inviter le plus « misérable » des pécheurs à « faire l'ange » ? L'Eglise sait bien qu'il y a sinon de l'orgueil, de l'impertinence, du moins de l'audace à parler ainsi ; mais elle ne recule pas devant cette audace : audemus dicere... Pater poster..., sanctificetur nomen tuum. Que ce nom soit loué, c'est notre prière quotidienne. Au reste, on ne prétend pas que tous les fidèles réalisent constamment et pleinement le haut sens de ces formules, ni qu'ils s'élèvent sans effort, sans défaillance à cette religion parfaite, mais chacun doit y prétendre et nul assurément n'a le droit de la combattre (1).

 

C. — «Jésus-Christ ! Jésus-Christ! »

 

Les observations que l'on vient de faire, ne sont pas nouvelles, on les trouve déjà clairement amorcées et en très bon lieu, je veux dire dans une note du Port-Royal :

 

M. Joubert... a merveilleusement touché et fait saillir

 

(1) Intelligenti vauca. Il ne s'agit naturellement pas de savoir si oui ou non, Pascal récitait le Pater, le Gloria in excelsis ou le Te Deum, mais de savoir si sa doctrine lui permettait de louer Dieu directement. Quidquid oratur, ad modum orantis oratur. Il est également fort vraisemblable que Bossuet récitait chaque matin l'acte de charité, lequel est un acte d'amour pur, et cela au moment même où, à la face de l'Eglise, il tentait d'exterminer l'amour pur.

 

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ce point central du jansénisme : « Les Jansénistes, dit-il, ont trop ôté au bienfait de la Création pour donner davantage au bienfait de la Rédemption... ILS OTENT AU PÈRE POUR DONNER AU FILS ». Les Pélagiens au contraire, et tous les Déistes, rendent d'autant plus au Père qu'ils tiennent à se passer du Fils. Il arrive donc que les Jansénistes, à un certain moment, se trouvent contre les Déistes du côté des Athées, en tant qu'ils ôtent comme eux le. plus qu'ils peuvent au Père ; Jansénius et Pascal, quand ils jugent la nature, ne sont pas très loin de Pline et de Boulanger. Ils n'en sont séparés que par la Croix ; c'est beaucoup, mais il semble que, sans elle, ils ne croiraient à rien et que, SANS LE FILS EN UN MOT, ILS AURAIENT PEINE A REMONTER JUSQU'AU PÈRE (1).

 

C'est lui, Sainte-Beuve qui est ici merveilleux, au moins autant que Joubert, mais il oublie, et non sans malice, que le christianisme authentique repousserait comme un blasphème la seule idée d'une alternative pareille. L'Eglise, non seulement, n'ôte rien au Père — nous l'avons assez montré — mais encore elle tient si peu à « se passer du Fils » qu'elle trouverait timide, courte et chétive la christologie de Pascal. Vous pensez peut-être que l'auteur du Mystère de Jésus exalte plus que personne le «Médiateur» ; en vérité, il le diminue. Ceci voudrait un volume; je me borne à quelques indications sommaires.

α) Le Christ de Pascal n'a pas su racheter le monde, lequel, s'il en fallait croire les Pensées, attesterait, aujourd'hui encore, par une misère sans nom, soit le venin tenace de la blessure originelle, soit la nécessité persistante d'un « Réparateur ». Depuis seize cents ans, l'eau du baptême a coulé sur des fronts innombrables et cependant rien ou presque rien n'a changé sur la face de la terre. Le Verbe s'était fait chair pour nous guérir des suites de la première faute, mais nous n'en restons pas moins aussi malades que s'il n'était pas venu, et plus criminels. Combien plus grand, le Christ des humanistes dévots ! Grâce à lui nous pouvons bénir « l'heureuse faute »,

 

(1) Port-Royal, II, pp. 114, 115.

 

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si magnifiquement réparée. O Felix culpa ! « Ces paroles, écrit un de nos docteurs, contiennent en abrégé le fond de la religion chrétienne et, sans rien diminuer de la malice du péché, comprennent les avantages inestimables de l'état des chrétiens sous Jésus-Christ, par-dessus la condition que devaient avoir les hommes sous Adam, même considéré revêtu de tous les ornements et de tous les privilèges de l'état d'innocence (1) ». Voilà un vrai médecin ! Il fait mieux que de rendre à ses malades la santé perdue; il leur donne une constitution nouvelle, plus robuste que l'ancienne. Ecce nova facio omnia. Je pourrais apporter cent témoignages analogues, mais on les trouvera dans notre volume sur l'Humanisme dévot:.

Il en va de même pour la royauté du Christ. Le Médiateur de Pascal, règne sur l'Église minuscule, l'Église d'hier, où sont rassemblés les rares élus pour qui son Père lui a permis de prier. Notre Christ à nous, sur l'univers tout entier et depuis le commencement des âges. Aucune frontière n'arrête le rayonnement de sa puissance, ni dans l'espace ni dans le temps. Christus vincit,

 

(1) Cf. L'Humanisme dévot, p. 372. Et voilà pourquoi — je le répète à ma honte — je n'arrive pas à saisir la force d'un des principaux arguments de Pascal. Sa majeure est celle-ci : nous constatons en nous-mêmes et chez tous les hommes une misère telle qu'elle reste inexplicable si elle n'est pas la punition de quelque faute commise par le premier représentant de l'humanité. Majeure indémontrable, puisque, dans l'état de pure nature, l'homme n'aurait pas été moins misérable (au sens que Pascal donne à ce mot) qu'il ne l'est dans l'état de nature déchue. Mais, pour l'instant, peu importe. Admise comme certaine, cette vérité nous inviterait bien à conclure que nous avons besoin d'un réparateur, mais du même coup, à conclure aussi, ou bien que ce réparateur n'est pas venu, ou bien que s'il est venu, il n'a pas réussi dans son entreprise.

(2) Pour ne pas répéter ce qui a été dit plus haut, je laisse de côté une autre considération qui sera venue d'elle-même à l'esprit de tous. Si la a médiation » du Christ avait réussi, nous ne devrions pas craindre d'aborder a directement » le Père céleste. C'est là néanmoins ce que Pascal ne nous permet pas. Voici, en sens contraire, l'enseignement formel de la tradition. « Le mystère de la sainte Trinité est si saint, si divin, si haut et si auguste que la créature n'a aucun droit par soi-même ni aucune puissance de lui rendre ses devoirs et ses hommages (Dans l'état de nature pure, l'homme s'adresserait directement à Dieu, mais non pas aux trois divines Personnes que nous ne pouvons connaître sans un secours surnaturel, et dans l'ordre présent, sans la grâce de Jésus-Christ.)... Avant le mystère de l'Incarnation, celui (de la Trinité) était couvert et voilà à tout le monde, et si un petit nombre de prophètes en ont découvert quelque chose par la lumière de l'esprit de Dieu, ce n'a été qu'en la vue et en considération du mystère de l'Incarnation, lequel a rendu la terre digne en quelque façon d'avoir relation à celui de la Trinité ; car depuis que le Verbe éternel s'est fait homme... Dieu a commencé, non seulement à découvrir ce divin mystère, mais encore à nous obliger d'y rendre de grands devoirs et hommages, desquels nous ne sommes capables que par lui et en lui. C'est pourquoi nous avons très grande obligation à Jésus-Christ et nous devons user fidèlement d'un si digne moyen, comme est le Fils de Dieu même, pour une si haute fin qui est d'honorer dignement le mystère de la sainte Trinité, car c'est en Jésus-Christ seul, vrai trésor des fidèles, où nous devons puiser toute la capacité pour honorer un si adorable mystère». Ch. de Condren, Considérations sur les mystères de Jésus-Christ, pp. 175, 176.

 

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Christus imperat. Joubert nous le rappelait tantôt, Pascal enlève a au, bienfait de la Création n, pour magnifier davantage leva bienfait de la Rédemption ». D'où chez lui cette épouvante devant les e espaces infinis » . En dehors des étroites provinces que la Rédemption a rachetées, la création, c'est le mal. Pour nous, au contraire, nous ne saurions opposer Création et Rédemption, puisque celle-ci a recouvert de point en point celle-là, puisque notre Christ a tout recréé, soumettant à son « règne de douceur », et les « espaces infinis », et les a raccourcis d'atomes et toutes les consciences humaines. Le surnaturel nous enveloppe, nous pénètre de toutes parts ; la grâce nous presse, offerte, à tous et à ceux-là même qui ne connaissent pas le nom du Médiateur ; bref, il n'est pas une seule âme qui n'ait reçu de la plénitude du Christ. Faut-il ajouter que cette Christologie triomphale, splendidement exposée par les humanistes dévots et par les maîtres de l'école française, n'est pas nouvelle parmi nous ? Moins prévenu, Pascal l'aurait trouvée à toutes les pages de son bréviaire.

 

Salve testa dies, toto venerabilis aevo,

Qua Deus infernum vicit et astra tenet..,

 

On a reconnu l'hymne de Fortunat pour la procession de Pâques.

 

Ecce renascentis testatur gratia mundi

Omnia cum Domino DONA redisse suo.

 

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Namque triumphanti post tristia Tartara Christo,

Undique fronde nemus, gramina flore favent.

Legibus inferni oppressis, super astra meantem

Laudant rite Deum lux, polus, arva, fretum.

Qui crucifixus eras Deus, ECCE PER OMNIA REGNAT

DANTQUE CREATORI CUNCTA CREATA PRECEM...

Christe salus rerum...

Solve catenatas inferni carceris umbras

Et revota sursum quidquid ad ima ruit.

Eripis INNUMERUM POPULUM de carcere mortis

Et sequitur liber quo suus auctor adit.

Hinc tumulum repetens post Tartara, carne resumpta

Belliger ad caelos, ampla trophoea refers...

Rex sacer, ecce tui radiat pars magna triumphi

Cum puras animas sacra lavacra beant (1).

 

Essayez d'appliquer ces glorieuses strophes au « Réparateur » impuissant, au conquérant malheureux, au roi en exil qu'invoque Pascal (2)!

β) « Médiateur », a Réparateur », et rien que cela, le Christ de Pascal est uniquement pour l'homme ; le Christ de la tradition est d'abord pour Dieu ; il est avant tout l'adorateur et le « religieux » par excellence :

 

Dieu, écrit à ce sujet le P. Grou, ne pouvait être dignement adoré que par un Homme-Dieu. Il mérite un hommage infini; et nulle pure créature n'est en état de lui rendre un pareil hommage, auquel elle ne peut donner un prix au-dessus de ce qu'elle est en elle-même. Il faut à la vérité que l'hommage dû à Dieu lui soit rendu par une nature inférieure; parce que c'est un hommage par lequel on reconnaît tenir l'être de lui et

 

(1) Je prends le texte donné par M. Ulysse Chevalier : Poésie liturgique traditionnelle de l'Eglise catholique en Occident, Tournai, 1894, pp. 64, 65. Il m'a été fort utile de méditer parallèlement les Pensées et ce précieux recueil où notre a misère a tient, en somme, si peu de place. Lex orandi, lex credendi.

(2) Dira-t-on que cette Christologie n'est qu'une construction de l'esprit ? Oui, sans doute, mais une construction théologique, c'est-à-dire, fondée sur l'Ecriture et les vérités révélées. Il en va de même pour toutes les méditations des Pères et des Docteurs sur la Trinité, la grâce, etc. Aucune constatation expérimentale ne démontrerait soit la distinction des trois Personnes divines, soit la surnaturalité de l'ordre présent. Mais la révélation une fois admise, l'expérience du fait chrétien, l'histoire des saints, et peut-être même l'histoire du monde, confirment les vues que nous venons de résumer sur le vrai triomphe du Christ réparateur.

Quant à la Christologie de Pascal, elle dépend comme d'ailleurs tout le jansénisme, de la théologie luthérienne ou calviniste. Eux aussi, Luther et Calvin, diminuent le médiateur qu'ils pensent exalter, diminuent la grâce. La « justification » luthérienne n'est qu'une « réparation a très imparfaite, plus extérieure que profonde. Le Christ nous aurait obtenu des lettres de grâce, et non pas des lettres de noblesse, comme le veut la théologie catholique. J'avoue bien que tout ceci est à la fois trop long et trop court. Il faudrait pourtant exterminer une bonne fois le lieu commun qui livre au jansénisme le monopole de la grâce et même du Christ.

 

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devoir le consacrer entièrement à son service. Mais, pour être digne de Dieu, il faut qu'il soit infini comme lui, et par conséquent qu'il lui soit rendu par une personne égale à lui. C'est ce que Jésus-Christ seul a fait et pouvait faire. Sa personne divine adorait Dieu le père, reconnaissant qu'elle tenait de lui la nature humaine, à qui elle était unie et la dévouant entièrement à sa gloire. En ce sens Jésus-Christ est l'unique adorateur (1).

 

C'est là son occupation principale, le plus essentiel et le plus sublime de son « mystère ». Si donc, laissant de côté le parfait adorateur, nous n'aimons en Jésus que le rédempteur de l'homme, qui ne voit que notre amour, si tendre qu'il soit, l'humilie en quelque sorte et le rapetisse?

γ) Et voilà pourquoi, les spirituels de l'école française, dans leur dévotion au Christ, s'adressaient d'abord à son excellence suprême, à sa « religion ». Avant de l'occuper « de notre bassesse », comme dit fortement le P. Amelote, ils « l'appliquent à la grandeur de son Père », se conformant ainsi, du mieux qu'ils peuvent, « aux inclinations de sa naissance divine». Telle est leur manière, toute désintéressée, de s'unir à « l'intérieur de Jésus ». « Il y avait dans le Christ, dit encore Amelote, une vie si sainte et si retirée en Dieu son père, qu'encore qu'on entendît ses paroles et que l'on vît ses actions, si est-ce que jamais nul esprit n'a su pénétrer dans la profondeur de son application à Dieu. C'était cet abîme d'attention à Dieu

 

(1) L'intérieur de Jésus et de Marie (Hamon, p. 272). Pour un développement plus complet de ces mêmes vues, qu'on me permette de renvoyer le lecteur à notre chapitre sur la doctrine de Bérulle : Tome III. Conquête mystique : L'école française.

 

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que le P. de Condren appelait la vie cachée de Jésus-Christ, et il y avait tant de dévotion qu'il ne trouvait rien en lui de plus adorable que cette incomparable occupation de son Père... (Il) l'aimait de tout son coeur dans cet état, et... entrait sans cesse dans les dispositions cachées de l'âme de Jésus, et vivait plus dans ce qui lui en était inconnu que dans ce qu'il en pouvait apercevoir » (1).

 

D. — Le meilleur Pascal.

 

Mais à côté, ou pour mieux dire, au-dessous de ce Pascal, plus ou moins profondément intoxiqué par la théologie de ses maîtres, il y en a un autre qui échappe à ces maîtres, et dont l'influence doit un jour ramener au catholicisme intégral des âmes sans nombre ; l'un et l'autre également vrais, mais le premier d'une vérité passagère, si l'on peut ainsi parler, voulant dire par là que, dans la mesure où il s'abandonne à sa grâce et à son génie, le disciple de Jansénius et d'Arnauld condamne les principes jansénistes comme tout à fait contraires à son fond véritable, à sa philosophie la plus personnelle.

Le Pascal janséniste essaie de légitimer, de canoniser la résistance qu'il sait bien qu'il oppose à la véritable Eglise. Nous avons, par malheur, ces tristes brouillons. D'inconscients humoristes les publient comme fragments de l'Apologie ! — « Le Pape... très aisé à être surpris, à cause de la créance qu'il a aux jésuites » (2). Eh ! qui vous assure que les Papes des premiers siècles n'auraient pu être surpris ? Où nous menez vous ? « Si l'ancienne Eglise était dans l'erreur, l'Eglise est tombée. Quand elle y serait aujourd'hui, ce n'est pas de même » (3). Distinct ion commode, mais sur quoi repose-t-elle ? Où finit l'ancienne Eglise ?

 

(1) Vie du Père de Condren, Paris, 1663, II, pp. 337, 338.

(2) Pensées et Opuscules, p. 735. Brunetière, qui avait du sens, a publié ces fragments à la suite des Provinciales.

(3) Ib., p. 731.

 

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Dans l'Eglise d'aujourd'hui, ou bien « zèle sans science », ou bien « science sans zèle », ou enfin « ni science ni zèle». A Port-Royal, au contraire, « et zèle et science » ;

ils « sont excommuniés de l'Eglise et sauvent néanmoins l'Eglise » (1).

Voilà certes de quoi réjouir les protestants et tranquilliser les libertins; mais voici que, jusque dans ces boutades anti-catholiques, se trahit le meilleur Pascal :

 

En considérant l'Église comme unité, le Pape, qui en est le chef, est comme tout. En la considérant comme multitude, le Pape n'en est qu'une partie.

 

Qu'importe ce dernier point ? Il nous suffit que le Pape soit « chef », qu'il n'y ait pas d'unité possible en dehors de lui, que « la multitude qui ne se réduit pas à l'unité », et que, par suite, le jansénisme, soit « confusion » (2).

 

Le Pape est premier... Quel autre est reconnu de tous, ayant pouvoir d'insinuer dans tout le corps, parce qu'il tient la maîtresse branche, qui s'insinue partout ? Qu'il était aisé de faire dégénérer cela en tyrannie ! (3)

 

Que nous importe encore une fois ? Tyran, Dieu le jugera, mais ses pires fautes ne l'empêcheront point de tenir « la maîtresse branche». Ainsi de l'Eglise, elle n'« inspire » pas, comme Dieu, et je ne sache pas d'ailleurs qu'elle prétende à ce rôle, mais enfin elle « enseigne... infailliblement... Ce qu'elle fait suffit pour condamner » (4). Après cela, comment s'étonner que, dans la dernière

 

(1) Pensées et Opuscules, p. 732.

(2) Ib., p. 733.

(3) Ib., p. 735.

(4) lb., p. 735. Dire que Pascal avait le droit d'ignorer le concile du. Vatican serait une échappatoire. Même à s'en tenir aux principes gallicans, ce n'était pas le Pape seul, mais bien n l'Eglise e qui avait condamné solennellement le jansénisme, l'Eglise gallicane ayant adhéré aux bulles pontificales contre le jansénisme, et les autres Eglises n'ayant aucunement protesté. Entre la condamnation du jansénisme et celle du calvinisme, il n'y avait pas, même pour un gallican, de différence appréciable.

 

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année de sa vie, loin de ses amis jansénistes, seul avec Dieu et avec les pauvres, Pascal, enfin apaisé, rendu à lui-même, enfin logique, ait tiré la conséquence nécessaires de telles prémisses ? Ecoutez son confident suprême, le génovéfain Paul Beurrier, que « M. Pascal, six semaines avant sa mort, envoya quérir pour le

consulter sur les affaires de sa conscience »; qui vint le voir « très souvent, » et qui le confessa « plusieurs fois », pendant les « six semaines » que « dura... sa dernière maladie ». Dès notre première entrevue, raconte Beurrier,

 

il me mit... sur les matières du temps qui faisaient tant de bruit entre les doctes catholiques sur la doctrine de la grâce, de la puissance et autorité du Pape... et me dit qu'il gémissait fort de voir cette division entre les fidèles... m'ajoutant, qu'on l'avait voulu engager dans ces disputes, mais que..., depuis deux ans, il s'en était retiré brusquement, vu la grande difficulté de ces questions si difficiles de la grâce et de la prédestination. Et pour la question de l'autorité du Pape, il l'estimait aussi de conséquence, et très difficile à vouloir connaître ses bornes, et qu'ainsi, n'ayant point étudié la scolastique,

 

beaucoup de « zèle », mais pas assez de « science »

 

il avait jugé qu'il se devait retirer de ces disputes... et ainsi qu'il se tenait au sentiment de l'Eglise touchant ces grandes questions, et qu'il voulait avoir une parfaite soumission au vicaire de Jésus-Christ, qui est le Souverain Pontife (1).

 

(1) E. Jovy, Pascal inédit,  II, Vitry-le-François, agio, pp. 489-496.

L'heureuse publication par M. Jovy des aléatoires de Beurrier a été l'occasion d'une longue et fastidieuse polémique dans le détail de laquelle je n'ai pas à entrer ici et dont on trouvera la bibliographie dans l'avant-dernier volume du Pascal des Grands écrivains. Il est évident que si l'on admet comme un dogme révélé l'infaillibilité des historiens jansénistes, le témoignage de Beurrier pèse aussi peu dans la balance que les plaisanteries de Voltaire contre la Bible. « Il n'est pas nécessaire, écrit M. Gazier, de faire une nouvelle Vie de Pascal et une nouvelle histoire de Port-Royal; les anciennes sont bonnes et ABSOLUMENT CONFORMES A LA  VÉRITÉ. » Une telle conviction étant d'ordre religieux, nous aurions mauvaise grâce à la discuter d'après les règles ordinaires de la critique. Aussi bien mettrions-nous également hors de cour le jésuite attardé qui jurerait par les Mémoires du P. Rapin. Mais, pour ceux que le vrai seul intéresse, ils ne liront sans défiance ni le P. Rapin ni les historiens de Port-Royal, bien que nous ne mettions en question ni la bonne foi de l'un, ni celle des autres. Rapin est un très honnête homme, mais il accepte de toutes mains et parfois très étourdiment tout ce qui lui parait convenir à sa thèse ; quant aux historiens jansénistes, ils n'ont dit que ce qu'il leur a plu de nous dire ; nous savons pertinemment que les restrictions mentales leur sont familières et qu'ils excellent dans l'art d'arranger l'histoire. Dans le cas présent, nous prenons sur le vif leur habileté coutumière. Ils avaient par devers eux certains papiers qu'ils avaient obtenus de Beurrier, une rétractation, disaient-ils. En vérité, ces papiers, tels qu'ils ont fini par les publier, ont peu d'importance ; mais pourquoi ont-ils attendu pour les publier, la mort de Beurrier? Et ceci très certainement de dessein prémédité : nous le savons par Arnauld lui-même, qui écrit au détenteur des dits papiers : « Le bonhomme dont vous n'osez produire l'attestation tant qu'il vivra, ne peut vivre longtemps a. Pourquoi n'osait-on pas? Craignait-on que le « bonhomme a ne répondit par de nouvelles explications ? Voulait-on « arranger » ses lettres ? Quoi qu'il en soit, voici en deux mots les raisons qui nous permettent de retenir sans inquiétudes. Le témoignage de Beurrier.

1° C'est un excellent et savant prêtre, estimé de tous, notamment de plusieurs jausénistes. Il sera demain général de son Ordre. Il est curé de Saint-Etienne-du-Mont et se trouve donc bien placé, pour connaître l'état d'esprit janséniste. Il a eu vraisemblablement plus d'une fois à résoudre, auprès de ses paroissiens mourants, le cas de conscience que soulevait le refus formel de souscrire aux bulles pontificales. C'est un homme de juste milieu : il approuve la campagne coutre la morale relâchée, mais il ne transige pas sur la question de l'obéissance au Saint-Siège. Discret, ennemi du bruit, il a attendu cinq ans et un ordre formel de l'archevêché pour faire, sous serment, sa fameuse déclaration sur les derniers sentiments de Pascal. Ami de la famille Périer, et très désireux de réduire autant que possible la peine qu'il a dû leur faire avec sa déclaration à l'archevêque, une foule de raisons l'invitaient à garder le silence et il ne l'a pas gardé.

2° Toutes les objections que l'on nous apporte aujourd'hui contre son témoignage, Beurrier les a connues et il en a fait délibérément justice. II écrit en effet dans ses Mémoires : « Les personnes des deux partis se mirent à gloser sur mon écrit (la déclaration à l'archevêque), un chacun expliquant à sa mode et selon son sentiment, et plusieurs me vinrent voir pour me demander si c'était la réponse de M. Pascal et l'expression de son sentiment, et as RÉPONDIS QUE OUI ASSURÉMENT; plusieurs me dirent crue j'avais mal pris sa pensée, en me priant de ne pas trouver mauvais s'ils l'expliquaient d'une autre manière que je ne faisais. Je leur répondis qu'ils le pouvaient faire et que je me contentais d'avoir écrit ce que j'ai écrit : QUOD SCRIPSI, SCRIPSI; que je ne répondrais à aucun écrit qui paraîtrait contraire à l'explication et au sens que j'avais ouï moi-même de la bouche de M. Pascal, que j'aimais et estimais beaucoup, et plus pour sa charité, son humilité, sa modestie et sa soumission à l’Église et au souverain Pontife que pour la grandeur de son esprit ». Suis-je téméraire en affirmant que toute critique sérieuse doit être impressionnée par de telles paroles ? N'est-il pas évident que c'est par elles qu'il faut interpréter les lettres de Beurrier où l'on a voulu voir coûte que coûte, un désaveu, une rétractation ?

3° Mais ces lettres elles-mêmes, on aura beau les presser, les tordre; on ne leur fera jamais dire ce qu'elles n'ont pas dit, à savoir que Beurrier s'était trompé sur les sentiments de Pascal mourant. Il y a bien là une rétractation, mais sur un seul point et dont l'importance est très secondaire. Beurrier avait cru comprendre que Pascal avait rompu tout à fait avec ses amis de Port-Royal. Or, en parlant de rupture, Pascal avait dit seulement qu'il avait rompu avec la doctrine. En fait il ne voyait plus ses anciens amis, mais ce n'était pas là cette brouille que Beurrier avait dite d'abord dans sa première déclaration. Qui ne voit que cela ne fait rien à l'affaire ? Pascal ne jugeait pas ses anciens amis; il était sûr de leur bonne foi ; il ne les croyait pas hérétiques, mais, pour lui, il ne se reconnaissait plus le droit de penser comme eux.

4° Voici enfin qui me paraît décisif. Si, comme on le répète, Beurrier n'a pas compris ce que lui disait Pascal, il y a quelqu'un assurément qui a dû, bien avant M. Gazier, s'apercevoir de ce malentendu : c'est Pascal lui-même. Les deux hommes se sont vus, ils ont conversé plusieurs fois. Dans ces conversations, Beurrier n'a pas pu ne pas laisser voir, d'une manière ou d'une autre, le sens erroné qu'il avait prêté aux confidences de son pénitent. S'il en est ainsi, prenez garde t « Si l'on veut que Beurrier n'ait pas compris— je cite M. Monbrun — que reste-t-il ? Il ne reste qu'à suivre la version du P. Rapin : « Pascal s'alla cacher dans un trou du faubourg », où il trouva « un curé commode »..., en d'autres termes, Beurrier ne s'est pas trompé, mais Pascal l'a trompé. Or, qui pourrait croire à la déloyauté d'une telle âme et à un pareil moment ?... Il n'ignorait pas que Beurrier ne pouvait lui donner les sacrements que s'il acceptait la Bulle. Ne pas s'expliquer clairement, c'était jouer Beurrier, ses amis, tout le monde, Dieu lui-même... et tenir une conduite autrement « abominable » et « méprisable » que celle que (jadis) il reprochait amèrement aux partisans de la signature avec restriction. Mais Pascal, tel que nous le connaissons,... tel aussi qu'il nous apparaît dans le récit de ses derniers moments par Mm Périer, uniquement occupé de Dieu et de son salut, Pascal, bien loin de déguiser sa pensée, n'a même pas dû attendre les questions de son confesseur. Il n'a rien caché, il n'a point usé de termes ambigus ; si la soumission qu'il manifestait envers le Pape parut suffisante à Beurrier pour l'absoudre, sans rétractation formelle préalable, c'est que vraiment elle suffisait. De novembre 1661 eu août 1662,... l'auteur des Provinciales s'est retiré du jansénisme. Beurrier a bien compris. » (J. Monbrun, Les Derniers sentiments de Pascal, étude documentaire, Bulletin de littérature ecclésiastique... de Toulouse, avril, mai 1911). Toutes les citations que je viens de faire sont empruntées à ces deux articles, qui résument excellemment et, pour moi, terminent la controverse.

 

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Ayant ainsi reconnu, en catholique et en savant, les imprudences « dangereuses » de ses premières aventures

 

 

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théologiques (1), ayant compris d'une part que la véritable tradition ne s'apprend pas en quelques semaines, et d'autre part que ni la « science », ni le « zèle » des maîtres de

 

(1) Ceci ne s'applique pas à la campagne contre la morale relâchée. Sur ce point, Pascal n'a jamais cédé. Il déclare à Beurrier qu'en tout ce qui touchait à la matière de la grâce, « il se soumettait parfaitement à l'Eglise et au Souverain Pontife..., mais que, pour l'apologie des casuistes et la morale relâchée, il ne la pourrait souffrir ». Jovy, op. cit., pp. 498, 499. Cette expresse réserve, pour le dire en passant, prouverait à elle seule que Beurrier n'a pas pu comprendre de travers les confidences de Pascal. Mais, quoi qu'il en soit, il ne s'agissait plus ici d'une vérité de foi, l'Eglise n'ayant jamais approuvé, ayant au contraire condamné les excès des casuistes. Tout au plus reprocherait-on à Beurrier de n'avoir pas rappelé à l'auteur des Provinciales que, même pour défendre une bonne cause, on n'en est pas moins tenu à la justice et à la charité.

 

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Port-Royal ne sauraient prévaloir contre l'autorité infaillible de l'Église, si Pascal avait eu le temps de se remettre à « ces questions difficiles de la grâce et de la prédestination », on peut croire qu'il aurait fini tôt ou tard par donner raison, non plus seulement en catholique docile, mais en savant, aux adversaires de Jansénius. I1 se trouvait du reste, et depuis longtemps, orienté vers cette évolution bienfaisante. Comment veut-on en effet qu'un génie si vigoureux, si lumineux, si loyal n'ait jamais entrevu l'infirmité congénitale, si j'ose dire, d'une école dont les chefs ou bien ne s'entendaient pas eux-mêmes ou bien n'avaient pas le courage d'avouer toute leur pensée. D'une Provinciale à l'autre, on lui avait fait défendre le pour et le contre, aujourd'hui ridiculiser, demain louer les thomistes. Au nom de Jansénius, on l'avait façonné à croire, — et il avait cru certainement — que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous les hommes, que certains commandements sont impossibles aux justes (question de droit), et bientôt les mêmes maîtres lui avaient enseigné que Jansénius n'a point soutenu ces monstres d'erreur (question de fait). Or, je sais bien qu'en pleine bataille, on n'y regarde pas de si près; la passion l'emporte sur la logique; par tous les moyens, il faut vaincre ou du moins tenir; mais le calme enfin revenu, un philosophe, un Pascal découvre bientôt les paralogismes qui lui avaient d'abord échappé. On l'a fort bien dit, Pascal, dans la fièvre d'une polémique, « ne se rend jamais. La contradiction l'excite et l'arme de puissances nouvelles et de nouvelle volonté. Mais son intelligence est plus impartiale que son tempérament » (1) ; elle ne lui permettrait pas de concilier indéfiniment le oui et le non. Aussi bien avouait-il au discret Nicole, « qu'il trouvait un peu à redire à quantité d'écrits jansénistes », y compris, je pense, aux rudes thèses de M. Arnauld. « Quoiqu'il finit la personne du monde la plus roide et la plus inflexible pour les

 

(1) M. Boudhors, Revue d'hist. Litt., 1914, p. 387.

 

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dogmes de la grâce efficace, il disait néanmoins que s'il avait eu à traiter cette matière, il espérait de réussir à rendre cette doctrine si plausible et de la dépouiller tellement d'un certain air farouche qu'on lui donne, qu'elle serait proportionnée au goût de toutes sortes d'esprit » (1). Ceci, bien entendu et comme on le voit, au plus vif de sa ferveur janséniste. Que n'a-t-il eu le temps et la force de tenter cette chimérique entreprise? Il eût bientôt vu que la difficulté n'était pas, comme il l'imaginait, d'ordre littéraire ou moral, mais dogmatique, et que nul « tempérament » n'atténuerait la « dureté » foncière du Jansénisme. Ce n'est pas telle ou telle formule de Jansénius ou d'Arnauld, c'est leur doctrine même qui est e farouche ». François de Sales en personne arriverait-il à dire suavement que le Christ n'est pas mort pour tous ? (2)

Mais à quoi bon chercher si loin? Une lecture attentive des Pensées ne rend-elle pas sensible, soit le conflit que nous avons dit entre le Pascal janséniste et l'autre, le meilleur Pascal, soit la victoire suprême du second sur le premier? Qui ne voit en effet que ce qu'il y a de plus original, de plus vivant, de plus fort dans l'apologétique des Pensées, de plus profond dans la vie intérieure de Pascal, respire, comme on disait alors, contre les dogmes de Jansénius? Et sans doute, il a d'abord conçu la grâce comme une concupiscence sainte, une assurance béatifiante, une certitude personnelle; sans doute l'intime jouissance de sa prédestination le tient dans la joie, modifie sa foi, son espérance, sa charité; donne un autre accent que celui que l'on croit entendre d'ordinaire au Mémorial et au Mystère de Jésus; mais enfin il n'y a pas que cela dans sa

 

(1) Traité de la grâce générale par M. Nicole, 1715, I, pp. i-3.

(2) Nous avons dit plus haut que, loin d'assombrir sa vie intérieure, les dogmes jansénistes avaient été pour Pascal source de a joie ». D'où chez lui, — au moment des entretiens avec Nicole — cette conviction que, si la doctrine décourage certaines âmes, c'est qu'on n'a pas su la présenter comme il faut. Néanmoins elle découragera fatalement quiconque n'a pas eu, comme Pascal, l'assurance de son élection.

 

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conception et son sentiment du christianisme : il y a encore l'idée réelle et vécue de la coopération personnelle et de l'amissibilité, possible malgré tout, de la vocation et de la grâce ; il y a l'idée anti-janséniste du travail méthodique et ascétique de la volonté, organe de créance ; il y a la recherche d'une voie spéculative et pratique pour exercer une action sur les incroyants, il y a le désir apostolique de susciter dans l'âme de ses lecteurs une initiative, de leur faire tendre, à tous, les bras au Libérateur. S'il paraît quelquefois se mettre en contradiction avec les mystiques et avec l'école française sur l'objet suprême de la religion, il rentre dans l'orthodoxie par son insistance à proclamer, contre les faux mysticismes, que Jésus-Christ est la seule voie, la seule vérité, la seule vie. S'il exagère les suites de la faute originelle, et si nous préférons de ce chef aux outrances de son augustinisme la philosophie plus humaine et tout ensemble plus divine de François de Sales, son erreur même sur tous ces points nous met en garde contre un optimisme décevant qui méconnaîtrait, soit la malice intrinsèque du mal, soit la distinction nécessaire entre l'ordre de la nature et celui de la grâce, comme si la création n'avait qu'à se déployer en son sens pour atteindre la fin divinement marquée à sa destinée. Encore une fois, je n'oublie pas que, dans vingt endroits de son livre, Pascal nous montre le monde présent comme un enfer où toute communication est rompue entre Dieu et l'homme. Il le dit, il le répète, mais à quoi bon, puisque le meilleur de ses arguments suppose une philosophie toute contraire, son appel aux raisons du coeur n'étant plus qu'une ironie désespérante si la faute originelle a complètement perverti le coeur auquel cet appel s'adresse? J'avoue qu'il humilie notre raison, et avec outrance, mais parce qu'elle n'est que raison, et non parce qu'elle est raison déchue. Pourquoi ferait-il crédit à notre coeur, lequel ne serait pas moins déchu que notre raison? Qu'on s'y prenne comme l'on pourra et que l'on choisisse : si le plus profond Pascal

 

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résiste à cette philosophie de François de Sales, que tantôt nous opposions au Pascal, disciple d'Arnauld, l'Apologie est bâtie sur un sophisme, elle ne vaut plus que par le style.

« C'est le coeur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c'est que la foi, Dieu sensible au coeur » (1) si, comme on le reconnaît, je crois, Pascal n'a rien écrit de plus personnel que cette bienheureuse phrase, qui ne voit encore que par là nous est rendu le Dieu créateur, le Dieu Père que toute la tradition chrétienne nous ordonne et que le Pascal janséniste ne nous permet pas d'aborder « directement » ? « Je dis que le coeur aime l'être universel naturellement » (2), oui certes, et saint Thomas et saint François de Sales l'ont dit avant vous. Or cet amour, quasi instinctif, possible, facile à toute créature raisonnable, bien que, dans l'ordre présent, chrétiens ou païens, nous en devions les inspirations vraiment salutaires à la grâce du Christ-Tédempteur, cet amour ne saurait avoir pour objet direct l'Homme-Dieu envisagé comme a réparateur de notre misère »; il s'adresse directement à l'Être des êtres, à Dieu même. Enfin et comme tout se tient dans une tête bien faite, voici que par le même chemin qui le rapproche des humanistes dévots, Pascal rejoint aussi les mystiques, ses vrais frères. Ce coeur, en effet, qui sent Dieu et qui nous fait connaître « les premiers principes» (3), doit toucher, au moins par ses ultimes frontières à cette a suprême pointe de l'esprit a, je veux dire, à cette zone profonde où se fait la rencontre mystique entre l'âme et Dieu. Et c'est ainsi que, dans une âme vraiment vivante, la vie elle-même, complète, corrige et déborde les formules trop étroites sur lesquelles on avait cru la régler.

 

(1) Pensées et Opuscules, p. 458. Il n'est pas besoin de répéter qu'il ne s'agit pas ici d'une connaissance purement spéculative de Dieu — laquelle connaissance n'est pas au-dessus des forces de lac raison » — mais d'une connaissance proprement religieuse.

(2) Ib., p. 458.

(3) Ib., p. 459.

 

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« Vivante », ces trois syllabes résument ce que j'aurais voulu dire dans ce long chapitre. Plusieurs, je le crains, m'en auront voulu de tant insister et si lourdement sur le jansénisme de Pascal. On connaît aussi bien que moi les textes que j'ai invoqués, mais, au lieu de les prendre tels qu'ils sont, l'on s'ingénie à les tourner. (1) La raison raisonnante et querelleuse de Pascal aurait accueilli les dogmes du jansénisme, son coeur les aurait toujours combattus ; la théologie de Pascal aurait été plus ou moins sectaire; sa prière, exclusivement catholique; abandonnant le polémiste à ses amis de Port-Royal, nous garderions pour nous le mystique. Oui certes, si nous en avions le droit, mais la solution me paraît plus élégante que solide. Encore un coup, Pascal n'était pas homme à ne pas essayer de vivre les dogmes que ses maîtres lui présentaient comme essentiels au christianisme. En fait, il les a vécus.

Et sans doute nous aimerions mieux qu'il eût été autre, car nous voudrions, de lui à nous, une communion parfaite, nous à qui l'état d'esprit janséniste est devenu tellement inassimilable que nous ne pouvons même pas le concevoir; usais quelle compensation ne nous offre pas la belle expérience dont nous venons d'esquisser la courbe et quia conduit Pascal de l’un à l'autre pôle de la philosophie chrétienne, c'est-à-dire de Jansénius à François de Sales, du demi-calvinisme ou du méthodisme au mysticisme traditionnel et à l'humanisme dévot. Expérience qui perdrait presque tout son prix si nous réduisions, au gré de nos préférences personnelles, la jansénisation première de Pascal. Quoi qu'il en soit, ou bien les textes n'ont plus de sens, ou il faut nous résigner à voir en lui, non pas seulement un disciple quelconque, mais l'enfant terrible du parti ; celui qui se moque des subterfuges et qui voudrait afficher sur les toits la doctrine

 

(1) Qu'on me pardonne la vivacité de ce dernier mot. Ce « on » c'est moi-même. Cf. plus haut, p. 322, note 1.

 

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qu'on le suppliait de garder pour lui. Enfant terrible plus encore dans sa vie intérieure que dans son activité spéculative. Quand le grand Arnauld se met en prière, il laisse, à la porte de la chapelle, son bagage doctoral. Pascal au contraire ; pour lui, toute doctrine religieuse est ferment et règle de vie religieuse. Et de là vient le prodigieux intérêt de l'expérience que nous racontent le Mémorial, le Mystère de Jésus, toutes les Pensées.

Nous avons reconstitué, pas à pas, cette expérience. Comme il arrive souvent, elle n'a pas donné d'abord les résultats que nous aurions cru. — « Joie, joie, pleurs de joie! » — Nous attendions plutôt des cris d'angoisse, les affres du désespoir,  un Pascal tout semblable à ce que nous serions nous-mêmes si nous pensions comme lui. Ici encore, il a fallu nous incliner devant les faits. Que nos prévisions le condamnent ou non à la tristesse, Pascal n'est pas triste. Mais plus attentif à la logique de la vie morale et aux leçons de l'histoire, bien loin d'être déconcertés par cette joie, nous l'aurions presque prévue. L'amour-propre est en effet le plus subtil des théologiens; s'il accepte une doctrine cruelle, soyez sûr qu'il saura l'humaniser, l'attendrir. Ni le calvinisme, ni les écoles qui découlent de lui, n'auraient pu se propager, s'ils n'avaient invité plus ou moins expressément chacun de leurs adeptes à ne pas douter de son propre salut. Qu'importe, leur disait-on, que le Christ ne soit mort que pour quelques privilégiés, puisque nous vous offrons le moyen de croire qu'il est mort pour vous? Vieux talisman que les montanistes connaissaient déjà, et auquel la révolution religieuse du XVIe siècle avait donné un regain de force. Il ne peut presque plus rien aujourd'hui, grâce au progrès constant de la civilisation chrétienne. Nous ne voudrions plus d'un Christ qui n'eût versé « telles gouttes de sang » que pour nous, qui eût rigoureusement exclu des mérites de sa passion, les trois quarts de l'humanité. Mais Pascal en voulait encore, trop noble

 

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néanmoins pour ne pas trouver douloureux le revers de son privilège, en quoi il diffère de ses terribles contemporains, les « saints » du puritanisme.

Et puis, et surtout, nous ne devons pas oublier la complexité d'une expérience où Pascal ne fut pas le seul agent ni le principal. Dieu l'a visité dans la nuit du ravissement ; le Christ est avec lui, lui parlant comme un ami à un ami, lui interdisant l'inquiétude et lui commandant la joie. Que, du reste, il ait interprété ces grâces exceptionnelles d'après les dogmes qu'il professait alors; qu'elles aient donc été pour lui ce qu'elles n'étaient en effet ni ne pouvaient être, à savoir des « signes » certains de « prédestination », il n'y a rien là qui puisse nous embarrasser. La grâce nous prend tels que nous sommes, elle se risque même à paraître confirmer pour un temps les illusions dont elle veut, dont elle saura bien nous guérir. Faisons-lui crédit : l'âme qu'elle travaille ici est souple, mobile, vivante au sens le plus intense du mot.

Plus nous avançons, plus l'expérience se complique. Deux courants ou deux ferments opposés se disputent la prière de Pascal, d'une part l'instinct catholique et la grâce, de l'autre les idées-forces du jansénisme. Il va sans dire que de cette contradiction permanente et active, Pascal n'a pas conscience. Elle ne l'en divise pas moins, comme nous l'avons longuement montré, suivant, dans ses outrances, d'ailleurs logiques, l'enfant terrible du parti, le voyant s'écarter de plus en plus de la tradition religieuse qu'il pense défendre, pendant qu'une philosophie plus haute et qu'une prière plus profonde, insensiblement le ramènent au catholicisme intégral. A-t-il nettement reconnu dans les derniers mois de sa vie, a-t-il effacé le schisme intérieur que l'on vient de dire, cela nous paraît presque certain, mais quand il nous faudrait rejeter parmi les fables l'affirmation ferme, franche, décisive du prêtre qui reçut, à maintes reprises, ses dernières confidences, nous n'en resterions pas moins persuadés que le meilleur, que

 

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le vrai Pascal est tout nôtre. Il l'est par tout ce qu'il y a d'unique vraiment dans ses Pensées; il l'est par les principes premiers de son apologétique victorieuse ; M'est plus encore par l'incomparable témoignage qu'il a rendu à la personne de notre Christ. Si le coeur a ses raisons que la raison ne comprend pas, l'amour de Pascal pour le Rédempteur a sa théologie qui déborde, qui réfute surabondamment les inhumaines spéculations de l'auteur des Écrits sur la grâce. Si Pascal a d'abord cru chercher le Christ de Jansénius, il a sûrement trouvé le Christ de l'Évangile et de l'Église, celui qui nous a enseigné le Pater noster, celui qui est mort pour tous les hommes. Ce Rédempteur, cet Homme-Dieu, on peut dire, je crois, sans exagération que, personne, depuis bien des siècles, per-sonne autant que Pascal, ne nous a convaincus de sa réalité et de son amour. Sans phrases, sans éloquence, et même sans poésie. « Il est si peu déclamatoire et si vrai », disait de lui Maine de Biran. (1)

 

Je pensais à toi dans mon agonie, j'ai versé telles gouttes de sang pour toi...

Je te suis plus ami que tel ou tel...

Je t'aime plus ardemment que tu n'as aimé tes souillures.

 

Pour ces divines paroles, qui ne donnerait les plus beaux sermons du monde, et jusqu'aux Élévations de Bossuet (2). « Il faut avoir beaucoup prié pour apprendre aux autres à prier » (3). Non, cela ne suffit pas toujours ; il faut encore avoir prié d'une certaine façon, d'ailleurs ineffable, qui émeuve d'abord les moins recueillis, qui leur donne comme la sensation du Christ présent. Telle est la prière de Pascal. Nous en connaissons de plus sublimes, mais

 

(1) La Valette-Monbrun, Maine de Biran, critique et disciple de Pascal, p. 3o1.

(2) Quelqu'un a dit : « On peut lire les Élévations de Bossuet dans un fauteuil ; Pascal nous met à genoux. »

(3) Pensées de Quesnel, Paris, 1842, p. 41.

 

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non, si l'on peut dire, de plus contagieuses, mais non de plus semblables aux prières de l'Évangile. « Seigneur, à qui donc irions-nous, puisque c'est vous, et vous seul, qui dites les paroles de la vie éternelle ? » — « Seigneur, voici que celui que vous aimez est malade. » ; — « Seigneur, la nuit tombe, restez avec nous». Pascal voit le Christ, il lui parle, il l'entend comme l'ont vu, l'ont entendu et lui ont parlé, Pierre, Madeleine et les disciples d'Emmaüs. Il peut dire avec saint Jean : Quod vidimus... et manus nostrae contrectaverunt de verbo vitae.

 

 

 

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