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CHAPITRE IV : LES ILLUMINÉS DE PICARDIE
S'il faut en croire le torrent des historiens, deux seuls exceptés, les seuls du reste, qui aient étudié la question, à savoir l'abbé Corblet en 1868, et le R. P. de Salinis, S. J., en 1918, la secte des Illuminés, condamnée à Séville en 1625, aurait envahi, vers le même temps, notre Picardie (1) : « Cette province, raconte Moreri, en fut d'abord infectée, parce que Pierre Guérin, curé de Saint-Georges de Roye, commença à y semer ses hérésies, et on nomma Guérinets ses sectateurs ; mais quelques nouveaux spirituels qui étaient de la même province et qu'on appelait Illuminés, s'étant joints à eux, les noms et les sectes se confondirent et se répandirent depuis dans la Flandre sous le nom d'Illuminés. Ils furent découverts en 1634. Le Roi Louis XIII, plein de zèle pour la religion, voulut qu'on procédât contre eux avec toute la sévérité imaginable. Les juges de Roye et le Montdidier furent commis pour en informer et les priions furent remplies de ces hérétiques : ce qui causa tant l'épouvante aux chefs du parti qu'ils se cachèrent... Cette malheureuse secte fut entièrement détruite en 1635. u Peu après les condamnations de Séville, écrit de son côté l'auteur des Siècles chrétiens, le très estimable abbé Ducreux,
(1) Abbé J. Corblet, Origines moyennes de l'Institut des Filles de la Croix, Paris 1869. Extrait de l'Art Chrétien, octobre 1868 ; A. de Salinis, S. J., Madame de Villeneuve... fondatrice et institutrice de la Société de la Croix, Paris, 1918. Sur le point qui nous intéresse, le P. de Salinis ne fait guère que transcrire Corblet. Mais il a manifestement étudié le sujet de première main, et il apporte certains documents que nous ne trouvons pas chez Corblet.
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« on découvrit en France une secte naissante de fanatiques assez ressemblants par leur doctrine et par leurs moeurs aux Illuminés d'Espagne, et qui, probablement, tiraient d'eux leur origine. Ils parurent en Picardie, province voisine des Pays-Bas espagnols, où les Alumbrados avaient pénétré. Leur chef était... Pierre Guérin... Découverts en 1634, ils n'existaient déjà plus en 1635, par un effet des ordres sévères que Louis XIII donna contre eux (1) ». « Les deux principaux disciples de Pierre Guérin, ajoute Corblet, auraient été Claude Buquet, curé de Saint-Pierre de (Roye), et son frère, Antoine Buquet, prêtre administrateur de l'Hôtel-Dieu de Montdidier. Ce dernier aurait joué le rôle de révélateur inspiré. » « Les Guérinets, dit Bergier - encore une autorité et de poids! - prétendaient que Dieu avait révélé à l'un d'entre eux, nommé Frère Antoine Buquet, une pratique de foi et de vie suréminente... ; qu'avec cette méthode on pouvait parvenir en peu de temps au même degré de perfection que les saints... Par cette voie, l'on arrivait à une telle union avec Dieu que toutes les actions des hommes en étaient déifiées... ; quand on était parvenu à cette union, il fallait laisser agir Dieu seul en nous, sans produire aucun acte... ; qu'il fallait que dans dix ans leur doctrine fût reçue par tout le monde et qu'alors on n'aurait plus besoin de prêtres... d'évêques... » Les Mémoires de Trévoux, dont presque tous les rédacteurs ont été professeurs de rhétorique, ajoutent que « parmi ces illuminés on n'entendait plus la messe et on négligeait l'usage des sacrements, pour ne point se distraire de la contemplation ». Quand on prend du galon... Pourquoi ne pas les accuser tout aussi bien d'anthropophagie ? « Hermant, dans son Histoire des Hérésies, nous dit qu'on comptait en Picardie soixante mille partisans de ces étranges doctrines, qui devaient en partie être renouvelées par Molinos. Il ajoute que les chefs de la secte propageaient
(1) Les Siècles chrétiens ou Histoire du christianisme, t. IX, pp. 211-212.
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leurs erreurs à l'aide de leurs livres (livres, interrompt Corblet, dont il nous laisse malheureusement ignorer les titres), et qu'ils permettaient aux filles de prêcher... ; se servant d'elles principalement pour donner plus de cours à leurs pratiques ». Sur quoi, le malin P. d'Avrigny, qui a toujours le mot pour rire : « Les hommes font les hérésies, et les femmes leur donnent cours et les rendent immortelles (1) ». Ainsi parlent beaucoup d'autres qu'il serait inutile de citer, et hier encore, un historien qu'on aurait cru moins étourdi, M. Fagniez. Heureuse unanimité, et très significative, dans l'erreur ; car c'en est une, à n'en pas douter. Il est bon, en effet, que l'histoire jusqu'ici ne varietur de l'illuminisme - ou du quiétisme - français au XVII° siècle commence par une véritable mystification. Crédulité ou mensonge, on ne s'arrêtera pas en si beau chemin. Cet illuminisme aurait donc eu deux foyers principaux : Roye et Montdidier. Pour le premier, c'est-à-dire pour Guérin et son état-major, je laisse la parole à M. Corblet; pour Montdidier, où cet excellent chercheur, faute peut-être de documents, s'arrête à peine, je volerai, si l'on veut bien, de mes propres ailes (2).
I. - LES GUERINETS
« En 1622, l'instituteur qui tenait à Roye l'école des garçons et des filles abusa d'une de ses écolières. Le scandale fut étouffé cette fois ; mais le même attentat s'étant reproduit en 1624, l'instituteur fut obligé de se dérober pendant quelque temps à l'animadversion publique, pour échapper au châtiment qui le menaçait. » Retenez, je vous prie, ce répugnant personnage. Un précurseur, un symbole ! « La ville de Roye resta quelque temps sans école.
(1) Mémoires chronologiques, I, p. 341. D'Avrigny renvoie à Vittorio Siri. C'est bien ce dernier, en effet, qui a, le premier, propagé cet extraordinaire roman. Sur l'autorité de Siri, cf. Corblet, pp. 14-15. Du reste, ils reproduisent tous, chacun l'embellissant à sa guise, le même cliché. (2) Je répète qu'après une enquête personnelle, le P. de Salirais arrive aux mêmes certitudes que Corblet.
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C'est alors que Christophe Bellot, doyen de l'église collégiale de Saint-Florent... songea à la nécessité de fonder une école spéciale de filles. Il en conférait souvent avec les autres curés de la ville. Guérin, curé de Saint-George,-les-Roye.,. lui annonça un jour qu'il avait déterminé quelques-unes de ses pénitentes à se consacrer à cette bonne oeuvre, avec l'autorisation de leurs parents. Dès le lendemain il présentait au doyen
Guérin et Buquet furent dénoncés au Parlement en 1627, emprisonnés à Paris, examinés par les commissaires du roi et remis entre les mains de Vincent de Paul... Celui-ci interrogea longuement les accusés, les trouva irréprochables de moeurs et de doctrine ; la cour s'en rapporta à sen jugement et ordonna que les deux pasteurs, faussement accusés, iraient reprendre leurs fonctions. » Quant aux
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Filles de la Croix, lorsqu'elles virent que la calomnie ne se taisait pas et « faisait des dupes jusque parmi les parents de leurs élèves, elles rédigèrent un mémoire justificatif de leur conduite et le firent porter en Sorbonne » par deux d'entre elles. « L'écrit fut examiné par dix-sept docteurs qui déclarèrent unanimement qu'ils n'avaient trouvé rien dans l'exposé qui ne fût bon, utile, digne d'être reçu, approuvé et autorisé par les pasteurs et magistrats du lieu où résident les filles y mentionnées. » « Les adversaires des Filles de la Croix ne se tinrent point pour battus. Ils continuèrent leurs calomnies et, sans doute en haine de Claude Buquet, ils s'attaquèrent à son frère Antoine Buquet, religieux augustin, et aux Soeurs de l'Hôtel-Dieu de Montdidier, dont il était le directeur (1). Ces bonnes religieuses adressèrent à la Sorbonne une longue profession de foi... pour démontrer leur complète innocence. André Duval et douze autres docteurs de la Sorbonne déclarent le
(1) Corblet tranche ici, timidement d'ailleurs, un problème dont les éléments nous échappent. II est possible, au contraire, et peut-être probable que les puissants qui se sont ralliés aux ennemis de Guérin en aient d'abord voulu à Antoine Buquet et aux augustines de Montdidier.
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religieuse de l'Hôtel-Dieu de Montdidier, et contre tous ceux qui seraient suspectés de faire partie de la secte des guérinets. L'évêque ne pouvait qu'obéir. Les accusés furent emprisonnés à Roye et transférés dans les prisons de l'officialité d'Amiens ». Nouvelle comparution devant les docteurs de Sorbonne, qui se termine, selon toute vraisemblance, par un nouveau non-lieu, puisque les accusés sont remis en liberté. Quelques mois après, octobre 1634, cent trente paroissiens de Saint-Pierre et soixante-trois de Saint-Georges - c'est-à-dire une infime minorité, mais puissante - rédigent une pétition à l'évêque d'Amiens pour demander que Claude Baquet et Pierre Guérin soient révoqués de leurs fonctions. Les principaux accusés sont conduits à la Bastille. Mais, en 1635, on les relâche, et chacun d'eux reprend ses fonctions. Quatre fois jugés, quatre fois acquittés, et une fois au moins, malgré la pression du P. Joseph, cela ne crie-t-il pas assez haut leur innocence. « S'ils avaient été coupables de la centième partie de ce dont on les accusait, on aurait obtenu contre eux une condamnation judiciaire; ce n'est que l'évidence absolue de leur innocence qui a pu contraindre Richelieu à avouer par cette libération qu'il avait été induit en erreur. Si l'évêque d'Amiens avait pu garder le moindre doute sur l'orthodoxie de Guérin, de Claude Buquet et de son frère, il n'aurait certes point permis qu'ils reprissent leurs fonctions sacerdotales. » Ainsi parle M. Corblet et avec lui le R. P. de Salinis, et avec eux la justice, le simple bon sens. M. Fagniez toutefois ne pense pas comme nous. C'est qu'il part de cet axiome que son héros, le P. Joseph, n'a pu se tromper. De cet autre axiome, sans doute, qu'il n'y a pas de fumée sans feu. Beaucoup de fumée aussi autour du procès de Jeanne d'Arc, et même du feu. Mais qui a mis l'allumette? Fagniez a lu les pièces du procès, les seules qui restent, à savoir l'accusation. Où sont allés les écrits de la défense? Demandez-le à ceux qui avaient intérêt à les détruire. Parmi ces charges « il y en a d'insignifiantes,
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écrit M. Fagniez qui en était, j'imagine, à son premier procès canonique ; il y en a qui sont susceptibles d'une interprétation favorable ; mais il en est aussi de fort graves, non seulement au point de vue de la doctrine, mais... des moeurs ». Il en est tout éberlué; il ignore donc que lorsqu'on veut perdre un prêtre, c'est toujours par là qu'il faut commencer. « On reconnaît le quiétisme avec ses caractères distinctifs : le dédain et l'abstention des oeuvres, la passivité, l'irresponsabilité morale, la curiosité pour les sujets indécents, enfin le mystère et le culte de l'inspiration individuelle. » Mais, bien entendu ! Puisqu'ils sont dénoncés et poursuivis comme quiétistes, il va de soi qu'on égrènera devant leur juge, et sans en oublier un seul point, la somme déjà clichée - et tout récemment dans l'Édit de Séville - de toutes les abominations qu'on veut que les quiétistes se permettent. « Il est fort possible, poursuit Fagniez, que tous ceux qui furent impliqués dans les poursuites n'aient pas adhéré à toutes ces perversions. » Relaxons donc quelques naïves religieuses qui n'auront même pas compris les horreurs qu'enseignaient leurs aumôniers. Mais « les charges établies (!) par la procédure ne permettent pas... de ranger Pierre Guérin, Claude et Pierre Buquet dans cette catégorie. Leur position prépondérante dans la secte résulte des informations et du nom même de « guérinets » donné à leurs disciples ». Avec des arguments de cette force, Fagniez eût tout aussi bien condamné Jeanne d'Arc. Comment cet homme de sens ne voit-il pas que la première question est ici de savoir s'il y eut « secte », et secte immonde. Que prouve un sobriquet, sinon, le plus souvent, la haine de ceux qui le font courir? Jeanne d'Arc est appelée « sorcière » ; et « athées » les premiers martyrs. Et, pensant répondre à Corblet : « L'issue de l'affaire poursuit Fagniez, peut, il est vrai, faire supposer qu'ils ne furent pas convaincus ; emprisonnés (quatre fois!) mais non condamnés, ils finirent par être mis en liberté et par rentrer dans le ministère sacré. N'est-ce pas la preuve péremptoire,
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disent leurs apologistes, que les imputations dirigées contre eux étaient calomnieuses ? » Non, pas du tout, répond notre grave historien ; cela prouve seulement qu'ils auront confessé leurs ignominies, et rétracté leurs erreurs ; « réhabilitation achetée sans doute par un désaveu »: De ce désaveu, nulle trace dans le dossier. Et pour cause. Mais il est trois fois certain que si, par impossible, et à la barbe, si j'ose dire, du P. Joseph, on avait rendu leur liberté à des prêtres qui se seraient avoués coupables de tous les crimes dont on vient de nous réciter le catalogue, jamais l'évêque d'Amiens n'aurait permis à ces rescapés de reprendre leur ministère pastoral, comme si de rien n'avait été. Que si encore, et toujours par impossible, l'évêque avait oublié à ce point un de ses devoirs les plus sacrés, le P. Joseph aurait bientôt mis fin à un tel scandale. Et encore : « Cette épidémie morale a fait bien plus de ravages que les quelques documents qui nous sont restés sur elle ne permettent de le constater. » Qu'en sait-il, puisque, de son propre aveu, les documents se taisent? « On estimait à plus de soixante mille le nombre de ceux qu'elle aurait atteints... Si les poursuites ne furent pas suivies de condamnations, ce n'est pas parce que l'innocence des inculpés fut reconnue, mais parce que ces poursuites les intimidèrent, les forcèrent de se disperser, de se cacher, de désavouer leurs erreurs. » Soixante-mille guérinets, conçoit. on qu'un historien de métier avale, si j'ose dire, de pareilles bourdes? que l'idée ne lui vienne pas de s'étonner, que, du jour au lendemain, dans un pays catholique, et lorsque déjà la contre-réforme a triomphé, l'ignoble propagande de trois prêtres libidineux ait pu infecter soixante mille fidèles ; puis, qu'il trouve vraisemblable que, du jour au lendemain, sans qu'une seule condamnation ait été portée, une telle multitude soit rentrée sous terre? Aussi bien; et quoi qu'il en dise, les chefs de la secte se cachèrent-ils si peu que, jusqu'à leur mort, nous pouvons suivre pas à pas leurs traces? Il conclut plus intrépide que jamais : « L'hérésie s'éteignit. »
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Et d'autant plus vite, sans doute, qu'elle ne s'était jamais allumée. « Elle devait nécessairement renaître un jour, car l'exagération de la spiritualité et le sensualisme grossier qui en est souvent la suite, sont trop conformes aux éternels instincts de l'humanité pour ne pas se reproduire d'une façon en quelque sorte périodique. » Le métier de prophète est plus facile que celui d'historien. Au lieu de prédire, et à coup sûr, l'avenir, Fagniez aurait mieux fait d'appliquer une critique plus sérieuse à la tranche de passé dont il avait à connaître. La dent d'or de Fontenelle. Il ne rue déplaît pas, du reste, que dès le début de l'histoire de l'illuminisme en France éclate déjà la fanfare que l'on vient d'entendre, Ce disque va servir longtemps. Non, il n'est pas vrai que l'exploitation lubrique des choses spirituelles soit un de ces phénomènes naturels qui doivent fatalement, périodiquement reparaître dans l'évolution des milieux dévots et des couvents. Une monstruosité au contraire, et beaucoup moins conforme que la haine aux « éternels instincts de l'humanité ». Pour une poignée de quiétistes authentiques - et encore ! - l'histoire religieuse du XVII° siècle nous présente des calomniateurs par centaines de mille et des millions de gobeurs, automatiquement prêts à croire tout ce qu'on leur raconte de leur prochain, et surtout le pire. Il nous reste quelques ouvrages de Guérin, mais devenus forts rares. « A l'époque où il était le plus attaqué, en 1633, écrit M. Corblet, il venait de publier un ouvrage intitulé : La sainte économie de la famille de Jésus... Puisqu'on a accusé Guérin d'avoir propagé de monstrueuses hérésies, à l'aide de ses livres, nous en devons trouver les traces dans La sainte Économie. Eh bien ! c'est un ouvrage d'une doctrine irréprochable. » Approuvé, da reste, par sept docteurs de Sorbonne, dont aucun ne pouvait ignorer la violente campagne menée contre le curé de Roye. Cette oeuvre a « quelque analogie avec l'Introduction à la vie dévote. Les principes en sont solides, sages et modérés. Nous avons cherché en vain ce qui aurait pu donner naissance, non pas à de légitimes
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accusations, mais à des prétextes de griefs, et nous n'avons trouvé qu'un seul passage qui, mal interprété, pouvait fournir des armes aux ennemis de Guérin. C'est le chapitre intitulé : Que la macération seule, sans autre règle, ne suffit pas. Il s'élève, et avec raison, contre la mortification du corps, quand elle reste isolée de celle du coeur. C'est là, vraisemblablement, ce qui a donné lieu à une calomnie qui est formulée dans les Mémoires de Trévoux : « Ces nouveaux docteurs, y est-il dit, défendaient à leurs confidentes l'usage de la pénitence, surtout de jeûner, sous prétexte qu'en affaiblissant le corps, on empêchait l'âme de s'élever à Dieu dans l'oraison. » Non, me semble-t-il, les Pères de Trévoux n'ont pas pris la peine de lire ce livre. Les erreurs de Guérin, ils les ont dénichées dans l'Édit de Séville. « Nous avons constaté la même pureté de doctrine dans un autre ouvrage que Guérin publia en 1641, sous ce titre : Le Dévot consultant ou adresse familière pour retirer profit des conférences spirituelles... Si Guérin avait eu les moindres tendances de rébellion contre l'Église, elles se seraient assurément fait jour dans les lettres intimes qu'il adressait aux Filles de la Croix. Nous avons lu attentivement cinquante-sept de ces lettres (inédites) et nous n'y avons trouvé qu'un perpétuel sujet d'édification. Ce qui nous a surtout frappé, c'est de n'y voir aucune récrimination contre les persécutions qu'endura Guérin. Quand il y fait allusion, c'est avec une discrétion qui nous parait un des caractères les plus héroïques de la charité chrétienne. » Sans doute, mais il faut avouer aussi que, même chez de moins saints personnages, on remarque, en ce temps-là, et pendant tout le XVII° siècle, des trésors de résignation. Ils se laissent conduire en prison, aussi peu révoltés que nous quand nous allons payer nos impôts. Chez ceux-là même qui les savent innocents, pas d'indignation non plus, du moins qui se fasse entendre (1).
(1) Que la première responsabilité de ces étranges et, pour moi, de ces iniques procédures, pèse sur le P. Joseph, et que celui-ci, en persécutant les guérinets, ait voulu punir les amis du P. Laurent, aucun doute ne paraît possible là-dessus. C'est bien la pensée de Corblet, mais il se borne à l'insinuer, ce problème n'étant pas, croyait-il, de son sujet. « Ne pourrait-on pas, se demande-t-il, expliquer toute cette procédure par quelques vengeances mystérieuses du P. Joseph auquel Richelieu prêtait souvent une oreille trop complaisante? En l'absence de documente positifs, nous n'osons pas nous prononcer sur ce point, pas plus que sur la réalité de véritables illuminés (les Pères Laurent et Rodolphe) qui auraient répandu leurs erreurs à Roye, à Montdidier, à Noyon et dans quelques autres parties de la Picardie. Faut-il croire qu'il y eut véritablement des sectaires dans notre province en 1634, et qu'on eut l'art d'en faire une arme contre Guérin en leur donnant son nom ? Faut-il admettre sur le témoignage suspect de Vittorio Siri (car c'est lui qui a lancé la légende des illuminés de Picardie [cf. Corblet, Ib., pp. 14-15]) qu'ils s'élevaient au nombre de 6o.ooo, alors que les chroniqueurs du temps de Louis XIII restent à nec près muets sur toute cette affaire ? Après avoir démontré la parfaite innocence des prétendus promoteurs de cette hérésie quiétiste, faut-il étendre le verdict d'acquittement à tous ceux qu'or s'est habitué à désigner sous le nom de Guérinets ? A toutes ces questions, je crois prudent de répondre ce que le poète Malherbe disait de l'affaire des religieuses de Loudun, qui eut lieu à peu près à la même époque, en 1633: « Je ne sais certainement pas à quoi me résoudre là-dessus. Il y a des intrigues en cette matière qui ne se démêleront jamais que nous ne soyons en lieu où le jour soit plus clair qu'il n'est en ce monde. » Ainsi Corblét. On voit parfaitement ce qu'il pense, et qu'il ne croit pas aux 6o.ooo. Mais pourquoi hésiter ainsi ? Qu'il y ait là-dessous une foule de mystères, c'est bien évident. Où n'y en a-t-il pas ? Mais pour moi un accusé est innocent aussi longtemps qu'on n'apporte pas la preuve de ses crimes. Laurent de Troyes était peut-être moins saint que P. Guérin, mais rien ne prouve qu'il ait été quiétiste.
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Guérin se démit « de ses fonctions de curé de Saint-Georges en 1636, pour s'adonner tout entier à la direction des Filles de la Croix qui s'étaient réfugiées à Paris », après la prise et le pillage de Roye par les Impériaux en 1636. « Il se retira sur la paroisse Saint-Georges dont il devint prêtre habitué et où il faisait le catéchisme. Le commandant de Sillery... lui aurait fait obtenir une pension, réparation bien tardive de longues injustices. Jusqu'à sa mort (entre 1654 et 1658), il resta le directeur des maisons des Filles de la Croix qui avaient gardé la règle primitive ». Claude Buquet resta curé de Saint-Pierre et mourut paisiblement à Roye en 1645. Quant à son frère Antoine, « il mourut de la peste en 1635, victime de son zèle en remplissant les fonctions d'administrateur à l'Hôtel-Dieu de Montdidier ». Telle fut la fin bienheureuse de ces trois prêtres « qu'on accuse d'avoir mis en péril l'antique foi de la Picardie (1)».
(1) Corblet, op. cit., passim.
2. MADELEINE DE FLERS
I. - Dans ce groupe de persécutés figure une curieuse personne, plus inquiétante peut-être que ses prétendus complices, ou qui, du moins, paraît telle à première vue. C'est la Mère Madeleine de Flers, religieuse augustine, en résidence pendant de longues années à l'Hôtel-Dieu de Montdidier. Elle a tâté elle aussi de la prison, ayant été enveloppée avec Guérin et les deux Buquet dans la rafle de 1634, dont Corblet nous parlait plus haut, et qui aboutit à un non-lieu. Cela seul montrerait qu'on attachait alors une importance particulière à la Mère Madeleine. Une fois rendue à la liberté, Corblet se désintéresse d'elle pour ne plus s'occuper que des trois chefs de la secte prétendue. Comment ce bon chercheur a-t-il pu ignorer les nouvelles et prochaines aventures qui attendaient Madeleine, ou plutôt, comment n'a-t-il pas été tenté de suivre la piste, pourtant pleine de promesses, que lui ouvraient deux lignes de Racine dans l'Histoire de Port-Royal? Racine, dit Corblet, s'est fait l'écho des injustices dont furent abreuvés pendant leur vie, et plus encore après leur mort, les prétendus illuminés de Picardie. Parlant en effet de leurs religieuses de Montdidier qui auraient été introduites à Maubuisson par un des visiteurs de l'Ordre : « Elles étaient, dit-il, de la secte de ces illuminés de Roye, qu'on nommait les Guérinets, dont le cardinal de Richelieu fit faire une si exacte perquisition (1). » Exemple amusant des hasards capricieux qui nous mènent tous dans nos recherches. Pour moi qui ne me souciais aucunement des Guérinets, ce sont ces deux lignes de Racine qui m'ont mis, pour ainsi dire, la puce à l'oreille, averti que je suis, par une longue expérience, qu'il faut toujours faire faire quarantaine à une accusation de quiétisme lorsqu'on la rencontre dans un livre quel qu'il soit. Racine
(1) Corblet, op. cit., p. 13.
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aidant, les deux guérinettes dont il parle m'ont conduit chez Pierre Guérin où M. Corblet m'attendait. Deux quiétistes donc, et qui « auraient été introduites à Maubuisson », le bel épisode! Pourquoi d'ailleurs ce conditionnel défiant? Elles y sont si bien venues qu'il n'a pas fallu moins de six mois pour les en déloger. L'une, et de beaucoup la plus redoutable, était Madeleine de Flers; l'autre, une Mère Antoinette, simple confidente de tragédie. Mieux encore: l'histoire de leur séjour à Maubuisson nous a été racontée, et par le menu - plus de trente pages serrées -, dans le livre le plus folâtre ou le seul de toute la littérature port-royaliste : Modèle de foi et de patience dans toutes les traverses de la vie et dans les grandes persécutions ou Vie de la Mère de Marie des Anges (Suireau) abbesse de Maubuisson et de Port-Royal (1). Ajoutons, car ce détail a son intérêt : «et tante de M. Nicole. » « Cette vie a été écrite par une religieuse de Port-Royal appelée la Soeur Eustochie, fille de Mme de Brégis (la précieuse bien connue), sur les mémoires qui lui ont été fournis par la soeur de Sainte-Candide le Cerf, religieuse de Maubuisson, qui les avait dressés à la sollicitation de la Mère Angélique, à mesure que les choses arrivaient. » Nous avons donc ici, dressé par un témoin, à. qui nous ne pouvons refuser a priori notre confiance, la soeur Candide, le journal de ce qui s'est passé à Maubuisson pendant les six mois qui nous intéressent. Aubaine trop rare pour que nous perdions une parcelle de ce qu'elle nous offre sous la dent. Dans presque tous nos autres chapitres, nos documents ne sont guère que des exercices de rhétorique, ou d'éloquence. Ici des faits, des entretiens minutieusement rapportés et par une fine mouche qui ne gardait, si j'ose dire, ni ses yeux, ni ses oreilles dans sa poche. Au demeurant la bagatelle littéraire n'y perd rien. Savourez plutôt une de leurs historiettes, et la plus inoffensive.
(1) Ce livre achevé en 1685 n'a été imprimé qu'en 1754. Racine très probablement l'aura lu en manuscrit. En tous cas, l'histoire de la Mère Madeleine à Maubuisson était bien connue de tous les amis de Port-Royal.
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Est en scène Dom Bénin, le bien nominé, confesseur de l'Abbaye, fort brave homme, mais d'une niaiserie à toute épreuve. Il se croyait doué pour la controverse et s'était promis de déjanséniser Maubuisson. Aussi
ne pouvait-il s'empêcher de brouiller toutes les filles sur les contestations du temps, en leur donnant l'impression que la Mère (des Anges) était infectée d'hérésie... (Un jour) la Mère s'entretenant bonnement avec la soeur Candide et quelques autres s'avisa que, pour empêcher Dom Bénin de parler, il le fallait prier de faire quelques écrits. La soeur Damour la jeune, prenant cette petite délibération au pied levé, fut voir le bonhomme, et lui dit qu'étant capable comme il l'était, il ferait bien mieux de composer que de s'amuser de parler à des filles des matières de controverse, à quoi elles n'entendaient rien. Aussitôt, avec grande gaieté, Dom Bénin lui dit : « Hé bien que souhaitez-vous de moi?... Vous n'avez qu'à dire. Quoi, que voulez-vous? Vous vous appelez Marie. » La soeur Damour qui ne s'attendait pas à un consentement si prompt, fut surprise et lui voulant donner un sujet éloigné des controverses et en même temps fort stérile, afin qu'il eût lieu d'y rêver plus longtemps, elle lui dit en riant : « Mon Père, il est vrai que je m'appelle Marie. Voulez-vous me faire un discours sur les trois Maries ? Vous m'obligerez. » Le bonhomme l'accepte aussitôt sans difficulté. La soeur Damour mourait d'envie de rire; c'est pourquoi elle s'en alla promptement et vint conter tout à la Mère qui ne put s'empêcher d'en rire un peu. Dom Bénin s'appliqua donc à ce livre, où il joignit le voyage de la Vierge en Bethléem aux trois Maries. Il y fit faire de grands et amples dialogues à ses saintes femmes..., si plaisants qu'il était impossible d'en lire trois lignes sans mourir de rire, et la Mère même, quoique grave et recueillie au dernier point, ne pouvait s'en empêcher. La soeur Candide ne se souvient plus de rien de particulier de ce livre, sinon qu'on n'avait jamais rien vu de plus mal fait et de plus risible. Cependant Dom Bénin n'en portait pas le même jugement; il le jugeait fort digne d'être imprimé. C'est pourquoi, l'ayant fort bien écrit en cahiers, il le passa à la soeur Damour avec grand agrément, afin qu'étant célérière elle le fit imprimer aux dépens de la maison... Mais ce livre coûta plus cher à la Soeur Damour qu'à Maubuisson. Car les Pères (de Cîteaux) soutenaient beaucoup Dom Bénin, parce qu'abusant de. sa simplicité, ils lui faisaient dire et faire tout ce qui leur plaisait, ce que par honneur et politique ils n'auraient
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osé faire. C'est pourquoi M. de Prières (Dom Jouaust), grand directeur de la Soeur Damour, ayant su, on ne sait par qui, ce qui s'était passé, et les petites railleries qu'elle avait faites du livre de Dom Bénin, il en parla fort sérieusement à la Mère et l'engagea d'en faire faire à la fille une pénitence en plein chapitre : ce que la Mère fit par quelques vues particulières, quoiqu'elle crût la faute de la Soeur Damour fort excusable, ce livre étant aussi ridicule qu'il était (1).
On a le ton. Et non pas seulement du livre de Candide - la mal nommée, celle-ci -; mais de l'abbaye, avant, pendant et après le passage de la Mère Madeleine. Pour la vive évocation d'une ruche conventuelle en rupture de solennité, Vert-Vert n'est pas comparable à ces Provinciales du cloître. Mais ici, beaucoup plus de guêpes qu'à Nevers et combien perfides ! Qu'elles s'amusent follement du fantoche qu'on leur a donné pour confesseur, et qui les assomme, puisque la tante de Nicole le leur pardonne, moi aussi. Mais elles ne s'en tiennent pas là. Leur joli rire sonne
(1) Modèle, pp. 315, 317. De Dom Quinet, leur bête noire principale, et qui va bientôt nous occuper, voici le portrait, digne du Lutrin : « La manière de vivre de cet abbé - confesseur à Maubuisson pendant deux ans - avait de la conformité à sa délicieuse dévotion. Il avait un soin extrême de sa santé, très peu convenable à sa naissance, qui était très basse, n'étant que fils d'un laboureur, et à sa profession de moine. Au commencement qu'il fut à Maubuisson, il se trouva incommodé... ; il fut obligé de quitter l'abstinence et de se mettre dans les remèdes. Mais, sans juger témérairement, on peut dire qu'il passa bien les bornes. Il n'était nourri que d'excellents bouillons, oeufs frais tous les matins, bons poulets, lapins, chapons... ; ne mangeant presque jamais de viande commune. Son estomac, affaibli par le mal et par les saignées, avait besoin que certaines choses fussent accommodées de sucre, mais il en faisait mettre généralement à tout ce qui le pouvait porter, et avec excès. » Tout Maubuisson comptait les morceaux. Ces grandes dames sont très généreuses, mais leur main gauche n'ignore pas ce que donne leur main droite. « Vers le printemps il eut une fièvre tierce, qui lui laissa des chaleurs et des intempéries de sang qui l'obligèrent à passer l'été dans les remèdes. Il se baigna en chambre, prit des eaux, du petit lait clarifié, des apozèmes gelées (l'apozème, c'est une décoction faite et préparée avec des racines et autres simples - Richelet le fait masculin), sirops battus dans sa boisson ordinaire, bouillons drogués tous les matins. Mais il joignit à ces remèdes, dont l'infirmité peut user, des délicatesses, confitures sèches, noix confites, écorce de citron et d'orange, conserves, pâtes... On n'y voyait nulle nécessité, mais une mauvaise accoutumance, peu convenable à un religieux. Sa délicatesse dans ses habits allait de pair... Par petits intervalles néanmoins il faisait l'abstinence. » - C'est le mot de la fin : « Mais sa délicatesse n'en était pas moindre, car il lui fallait d'excellent poisson... » (Modèle, p. 218-219).
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faux, dès que, par derrière Dom Bénin, elles voient se dresser, ou plutôt se cacher, de beaucoup plus hauts personnages, les supérieurs cisterciens de qui relève l'abbaye et qui ont recours, disent-elles, aux manoeuvres les plus subtiles pour y maintenir leur domination.
II. - On sait que la Mère Angélique Arnauld avait travaillé la première, et de maîtresse main, à la réforme de Maubuisson. Peut-être avec moins de succès que ne le veut la légende de Port-Royal, puisque cinq ans après son départ tout était, parait-il, à recommencer. L'abbesse qui lui avait succédé, Mme de Soissons, soeur naturelle de Mlle de Longueville, « quoique bonne personne », austère même, et, qui plus est, adorée de ses filles comme une « idole », n'avait pas, nous dit-on encore, le génie du gouvernement. A sa mort, il ne restait pas un sou dans les coffres, pas même de quoi acheter une chandelle. Le spirituel ne battait pas moins de l'aile. On nous donne là-dessus des détails qui font frémir : « Elle avait reçu plus d'une douzaine de filles de Paris, qui n'avaient que peu ou point de vocation. Toute leur dévotion allait à des exercices d'une piété molle et agréable aux sens. Elles chantaient fort bien la musique, faisaient des processions dans les jardins, têtes nues, les cheveux épars, couronnés d'épines, chantant des hymnes et autres choses (1)... » Ce que voyant, la surabbesse, Mme de Longueville, sentit bien qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'enrayer une telle décadence, que de confier à nouveau l'abbaye à une fille de Port-Royal. Le choix tomba sur Marie des Anges, excellente religieuse à tous égards, moins intelligente que son neveu, M. Nicole, mais comme lui sérieuse, un peu terne, et languissamment tenace. Comme les tantes de nos amis sont nos tantes, qu'il soit entendu que, dans tout ce qui va
(1) Op. cit., p. 17.
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suivre, Marie des Anges ne sera jamais par moi tourmentée. On se proposait donc de la donner pour coadjutrice à Mme de Soissons, qui, sur ces entrefaites, eut le bon esprit de mourir. Marie des Anges, accompagnée de la Mère Agnès, qui devait la guider pendant quelques mois, quitta Port-Royal en janvier 1627, pour prendre possession de son abbaye (1). Elle s'y débattra douloureusement, piteusement, pendant vingt-deux ans, parmi des difficultés sans nombre, trop faible et trop seule pour remplir le programme qu'elle s'était fixé, c'est-à-dire pour faire de Maubuisson un autre Port-Royal; trop rigide pour se résigner à réduire d'une ligne les exigences de ce programme. Nos soeurs n'essaient pas de dissimuler cette défaite, sauf à en rendre uniquement responsables les supérieurs de l'abbaye.
Il est visible, disent-elles, que la Mère des Anges était une religieuse et une abbesse selon le coeur de Dieu - c'est bien mon avis - mais dès qu'il s'est introduit dans l'abbaye de Maubuisson des gens sans expérience et qui y ont apporté un esprit prévenu de fausses maximes sur la conduite des monastères de filles, ou sur la spiritualité, alors une abbesse et un gouvernement qui faisaient la consolation et l'admiration de l'Ordre de Cîteaux sont devenus des sujets d'inquiétude, de peine, de traverse, et de contradiction continuelles. C'est ce qu'on va voir (2).
Ainsi deux sources principales de conflit - sans compter les mille petites passions, jalousie surtout, que l'on voit s'exaspérer, comme derrière une vitre, dans cette abbaye en ébullition. Deux conflits et qui s'enchevêtrent. Ni sur la doctrine spirituelle ni sur les « maximes du gouvernement », les cisterciens réformés, de qui relève Maubuisson, ne peuvent s'entendre avec cette abbesse très bonne, très
(1) Eugénie Arnauld était aussi de la partie et elle resta plus longtemps à Maubuisson que la Mère Agnès. On voit très bien la communauté hostile d'instinct à ces étrangères ; on n'y eut de cesse qu'on ne se fût débarrassé d'Eugénie, éminence grise de Marie des Anges et plus inflexible. (2) Op. cit., p. 188.
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sainte, mais aveuglément docile aux exemples de la Mère Angélique, et aux directions de M. de Saint-Cyran. En lui disant adieu, la Mère Angélique lui avait donné par écrit quelques avis dont voici le troisième : « De ne pas s'engager avec tous les religieux de Pontoise, tant jésuites que capucins, et de ne les laisser pas entretenir les religieuses. » En fait et pour les personnes, rien à craindre de ce côté-là. Ni les capucins ni les jésuites ne paraissent dans les coulisses du drame qui s'annonce. Mais, quoi qu'il en soit de la lettre, l'esprit de cette consigne nous est assez clair. C'est une résistance acharnée à ce que nous avons appelé l'Humanisme dévot, comme aux directions essentielles de la mystique renaissance qui se poursuivait alors. Retour à l'antiquité et retour passionné par la manie Saint-cyranienne et Port-royaliste de tout dénigrer dans le pré-sent. L'ennemi de fond, qu'on ne nomme pas parce qu'on le vénère, et parce qu'on voudrait tant se couvrir de lui, c'est
Il y aurait donc eu à Maubuisson, pendant les premières années de la Mère des Anges, et avant la propagande prétendue quiétiste de Madeleine de Flers, une épidémie de mysticité. Un jeune moine, Louis Quinet, aurait enseigné aux moniales une spiritualité plus sublime que pratique, en même temps qu'il se serait efforcé par divers moyens, et non sans succès, de battre en brèche l'autorité de l'abbesse. Il aurait même en très peu de temps « gagné à lui presque toutes les filles..., celles-là précisément dont on espérait le
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plus, parce que c'étaient de bons esprits..., que la Mère avait toujours regardées comme propres à établir la réforme. » Au bout de trois mois les plus intelligentes étaient gagnées et les plus ferventes. Ainsi la maîtresse des novices, « qui était l'esprit le plus capable et le plus judicieux de la maison, fille spirituelle et zélée que la Mère Angélique même regardait comme un grand sujet ». Mais, bien entendu, ambitieuse et intrigante. La Mère Angélique aurait dû le deviner. Une autre - et ceci est encore plus douloureux - « était une fille que M. de Saint-Cyran avait donnée à la Mère et qu'elle avait reçue par charité ». Dom Quinet aurait entouré de plus de soins la soeur Euphémie, « parce qu'elle faisait la spirituelle et avait l'esprit fort curieux et fervent... Elle s'évaporait à force de spiritualités. Il lui communiquait ses lumières qu'elle recevait avec grand goût. Elle (s'y) plaisait tellement... qu'elle en était presque toujours en ravissement et hors d'elle-même. Elle méprisait tout autre chose, tant elle était transcendante, et elle dédaignait la conduite de la Mère, qui était toute solide et n'avait rien de ces imaginations ». Il lui arrivait de « tomber en pâmoison », ce qui, en effet, ne saurait être la preuve d'une solidité parfaite.
Il est vrai qu'elle était austère et régulière au dernier point - tiens! tiens! - et c'est ce qui fit que la Mère consentit qu'elle parlât quelquefois à quelques-unes des novices, voulant voir si elle leur communiquerait quelque chose de son extrême ardeur pour les observances.
Comment Candide n'a-t-elle pas senti que ces quatre mots justifiaient surabondamment « la conduite » de Dom Quinet ?
La première à qui elle parla était une novice fort affective et d'un esprit faible. Mais cela réussit mal et l'on eut grand'peine à réparer l'indisposition où elle s'était mise en suivant la conduite de ce confesseur, lequel, quand on lui parlait de ces désordres,
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les attribuait à la faiblesse de leur esprit, qui ne pouvait, disait-il, porter les opérations divines.
Cette spiritualité prétendue nouvelle
consistait dans des pensées d'une dévotion fort délicieuse... On n'y parlait point de la crainte des jugements de Dieu, de ses péchés, des peines qu'ils méritent, mais de vérités de théorie sur l'essence de Dieu et sujets semblables.
Directions pratiques. a) « L'abnégation spirituelle des soustractions des sentiments de Dieu dans tous les exercices spirituels. » Est-ce là ce qu'on appelle une « dévotion délicieuse » ? - b) « Des actes d'amour entremêlés de pensées excellentes sur la grandeur de Dieu et de ses attributs. » - c) « Un certain anéantissement spirituel imaginaire et difficile à comprendre. »
Tout ce mystère se passait dans l'intelligence, et il y avait peu de filles à Maubuisson qui l'entendissent, ce qui lui faisait dire très souvent à la soeur Candide qu'il avait grand regret de voir que l'on était si peu spirituel, qu'il n'en trouvait point de pareilles aux Carmélites... Et il disait que ce peu de spiritualité venait du défaut de la conduite de la Mère. Mais, parmi ces spiritualités, ce Père inspirait toujours l'esprit de division et d'indépendance de la Mère.
Il avait le plus grand tort si cela est vrai. Mais est-ce vrai ?
Pour la correction et la réformation de leurs moeurs, c'est à quoi il ne s'appliqua pas. Quelque grande que fût leur faute, elles en étaient quittes pour une douce exhortation, plus propre à les satisfaire qu'à les corriger... Il ne parlait jamais de pénitence ni de mortification, et comme la soeur Candide en était fort surprise..., il lui disait qu'il n'en parlait point, parce qu'il supposait parler à des personnes mortifiées, parlant à des religieuses (1).
(1) Op. cit., p. 185-2o1.
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Ce qui n'était pas si ridicule. Il aurait pu ajouter qu'il ne parlait pas de cela, mortification, réforme des moeurs, parce que la Mère ne leur parlait que de cela. Rien, du reste, ne me paraît inquiétant dans cette doctrine que l'on veut et que l'on croit nous présenter sous le jour le plus douteux. Ce sont là des lieux communs, et je crains bien que la soeur Candide n'eût pas trouvé beaucoup plus solide la direction de
Je ne m'attarde pas sans raison à cet épisode qui, sous une forme ou sous une autre, va se renouveler constamment tout le long du XVII° siècle, et bientôt, à Maubuisson même, lorsque Madeleine de Flers entrera en scène. Avec des variantes insignifiantes, ce sera toujours le heurt de deux. spiritualités qui se croiertt et se veulent ennemies, et qui, d'ailleurs, se réconcilieraient sans peine si de mesquines querelles n'épaississaient et ne prolongeaient à plaisir, de part et d'autre, de simples malentendus. Mais enfin ce n'est là qu'un épisode. Quinet ne confessera Maubuisson que pendant deux ans, et rien ne prouve que les Pères de l'Ordre qui lui ont succédé se soient fait des choses spirituelles les mêmes idées que lui. Plusieurs, je le crois, mais non pas tous. Confesseurs, visiteurs ou supérieurs, tous en revanche, ils se trouvent unanimes à s'attribuer sur la conduite et spirituelle et même temporelle de Maubuisson une sorte de monopole, contre lequel Marie des Anges, fidèle au principe de Port-Royal, luttera, le plus doucement qu'il lui sera possible, mais sans défaillance. Là est vraiment l'enjeu de ce long débat.
(1) Cf. son article, dans Féret : La Faculté de théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres, t. V, p. 292 et suiv.
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Ils tiennent que les abbesses, les religieux et les religieuses mêmes ne peuvent pas être conduits à la perfection de leur état par des prêtres séculiers ou par des religieux d'un autre ordre, quelque parfaits qu'ils puissent être... C'est sur cette maxime qu'ils ont fait à la Mère depuis son entrée, jusqu'à sa sortie de Maubuisson, leurs plus grandes persécutions, ne pouvant admettre qu'elle fît venir aucun ecclésiastique séculier ou régulier pour elle ou pour les religieuses. C'est par cette maxime qu'ils ont persécuté tous ceux qui sont venus à Maubuisson;
il en venait donc ;
et les ont enfin chassés tous. Ils ont tâché par toutes sortes de voies de persuader cette maxime à toutes les filles, et ils l'ont fait effectivement à celles qui étaient particulièrement dans leur confidence. Mais comme les autres n'ont pu s'en persuader..., cela a causé le trouble et la désunion des esprits. Suivant ce principe, M. de Barbery a fait chasser de Maubuisson le P. Benoît et le P. Vincent de l'Oratoire; M. de Prières et M. de la Charité ont fait bannir M. d'Us (séculier) et peiné beaucoup de filles à ce sujet. M. de la Charité et Dom Quinet, Prieur de Royaumont, ont décrié un bon P. Barnabite, pour l'obliger de ne plus revenir à Maubuisson faire des confessions extraordinaires, et ils ont troublé étrangement la maison deux ans durant à ce sujet.
D'autres, d'autres charrettes encore. Mais, avant de nous émouvoir, rappelons-nous, une fois de plus, que nous n'entendons ici qu'une cloche. Non que ces plaintes me paraissent toutes imaginaires. Je crois plutôt que les Pères de l'Ordre ont souvent déployé à défendre leur monopole plus d'acharnement qu'il n'aurait fallu. Après tout, le Droit canon d'aujourd'hui donne raison à Marie des Anges, tout en condamnant du même coup - nos soeurs, m'ont bien l'air de l'oublier -, les exclusives qu'on a vu que la Mère Angélique ne se privait pas de prononcer. De bons prêtres séculiers? Rien de mieux. L'Église l'approuve ainsi. Mais de quel droit proscrire en bloc tous les capucins et tous les jésuites? J'ai aussi le sentiment, à lire les innombrables détails et si curieux qu'on nous donne, que les Pères
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regardaient trop Maubuisson comme leur chose, et l'abbesse comme un mannequin muni d'une crosse. Mais, de l'autre côté des grilles, il semble aussi que l'on incline trop à prendre les supérieurs ou les confesseurs pour des machines à donner l'absolution et à parapher les contrats de vente. Si large qu'ils doivent ouvrir la porte de leurs confessionnaux à des prêtres de bon renom, leur devoir strict est aussi de barrer le chemin aux brouillons et aux messagers d'une doctrine, ou toute mauvaise, ou même simplement douteuse. Dans la liste rouge dont nous avons donné plus haut quelques fragments se glisse une phrase qui en dit assez long là-dessus.
M. de Prières, les deux abbés de Chatillon... et les autres abbés ont tous ensemble usé de tous les moyens pour éloigner M. de Saint-Cyran et les autres personnes de piété, dont la Mère et les Soeurs prenaient des avis de conscience (1).
Telle n'est certainement pas la moins irritée ni, d'ailleurs, la plus imaginaire de leurs plaintes. Marie des Anges avait une confiance illimitée en Saint-Cyran. Elle l'appelait à Maubuisson, où il faisait parfois d'assez longs séjours, passant des heures entières, sinon au confessionnal - car il avait peu de goût pour ce ministère - du moins au parloir, où la Mère lui envoyait les consciences en détresse. Si étrange, si excessif dans ses propos, comment veut-on que les Pères de Cîteaux aient vu sans inquiétude un tel homme dans la place? (2). Mais venons enfin à Madeleine de
(1) Op. cit., p. 191. (2) Sur l'abbé de Saint-Cyran à Maubuisson, cf. le P. Rapin, Histoire du Jansénisme, p. 3o4 sq. Il y a là de précieux détails, que Rapin tenait de son ami Dom Jouaux, abbé de Prières - un peu romancés, je crois, c'est-à-dire tirés au noir et par l'un et par l'autre, mais vrais dans l'ensemble. Dom Jouaux, débarquant à Maubuisson (juillet 1635), « apprit que l'abbé de Saint-Cyran venait de Paris pour y passer quelques jours auprès de deux ou trois religieuses qu'il dirigeait en cette maison. Le commerce qui avait été autrefois entre Port-Royal et Maubuisson... avait donné lieu aux habitudes qu'avait cet abbé en ce monastère, que Madeleine Suyreau... gouvernait alors en qualité d'abbesse. C'était une bonne et vertueuse fille. » Dom Jouaux parlait donc de Marie des Anges estes aucune amertume personnelle. Ce fut lors de cette rencontre mémorable que Saint-Cyran, pris d'un de ces vertiges coutumiers, développa les plus extravagantes de ses idées, devant l'abbé de Prières, qu'il voyait pour la première fois et qui manquait tout à fait d'humour, « Ce qui contribua à faire connaître l'esprit du docteur à l'abbé de Prières, (qui) comprit dès lors combien il serait capable de faire mal avec de si terribles maximes. Cela l'obligea d'en avertir l'abbesse de Maubuisson pour interdire le commerce d'un homme si dangereux dans sa maison où l'esprit des filles, naturellement faible et curieux, serait capable de recevoir toutes les impressions qu'un homme de ce caractère pourrait leur donner. Mais ayant su qu'on n'avait nullement profité de ses avis et que cet abbé fréquentait toujours ce monastère, il ne voulut plus y retourner ». Ceci met au point les accusations trop sommaires portées plus haut par Candide. Il n'est donc pas vrai que les Pères de l'Ordre aient usé de tous les moyens pour éloigner M. de Saint-Cyran. Ils auraient pu lui interdire l'accès de l'abbaye. Soit manque de courage, soit condescendance, ils ne l'ont pas fait. Au demeurant peut-être n'a-t-on pas assez dit l'importance de cet épisode dans l'histoire si obscure de Saint-Cyran. C'est, je crois, cet entretien avec Dom Jouaux qui l'a perdu. L'abbé de Prières avait l'oreille de Richelieu. Son intervention, plus que tout le reste, aura décidé le cardinal à faire conduire Saint-Cyran à Vincennes.
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Flers et aux six mois orageux qu'elle a passés dans cette abbaye effervescente.
III. - On se rappelle Dom Quinet et le succès de sa propagande à Maubuisson ; le prestige qu'il avait acquis sur une élite nombreuse et fervente de moniales, la résistance que lui opposaient certaines autres. Une fois congédié sur les instances, peut-être justifiées, peut-être non, de la Mère des Anges, la guerre civile continue de plus belle. D'un côté, celles qui entendent rester fidèles aux leçons et à l'esprit de Quinet; l'abbesse, de l'autre, et ses troupes, qui voudraient rallier toute la maison à une spiritualité qu'elles disent plus solide et qui n'est peut-être que plus desséchante. Pour alléger le récit qui ne sera que trop encombré, je baptise les unes Spirituelles et les autres Port-Royalistes : deux simples chiffres que ne sous-entendent dans ma pensée aucun « jugement de valeur ». Port-Royaliste ne veut pas dire janséniste ; spirituelles n'est synonyme ni d'illuminées, ni de véritables mystiques. Bien qu'on insinue perfidement le contraire, la personne même du confesseur pèse peu dans le conflit. On pense bien que les plus agitées des Port-Royalistes en voulaient
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à Quinet d'avoir trop laissé voir où allaient ses préférences, et que, de leur côté, ses élues n'étaient pas insensibles à l'aménité de son commerce. Inévitables passionnettes que nous n'avons certes pas le droit d'ignorer tout à fait, mais que l'historien doit laisser grignoter aux amateurs de potins. En fait, les spirituelles ne se sont pas attardées à gémir sur le départ de Quinet ; elles se passeraient, elles se passent de lui sans peine. Et c'est là une bonne note. Ce qu'elles veulent surtout, et avec une ténacité non moins amusante que significative, c'est que la spiritualité ennemie ne triomphe pas dans la maison. Parvenir à cela ne serait pas commode, malgré l'appui assez efficace du confesseur, Dom Catois, qu'elles avaient, Dieu sait comment, gagné à leur cause. Maubuisson avait alors pour supérieur l'abbé de La Charmoye, Dom Mangier, le seul des Pères de l'Ordre que les mémoires de Candide ne déchirent pas. Un brave homme, indulgent, pacifique, ami de tout le monde, lié avec la Mère Angélique et avec Saint-Cyran, plein d'amitié et de déférence pour Marie des Anges. Grâce à lui la timide Mère avait réussi non seulement à se défaire de Dom Quinet, mais encore à déposer de leurs charges l'état-major des Spirituelles, notamment la Maîtresse des novices, et à les remplacer par de mieux pensantes. Revenir sur tout cela était impossible. Ce que voyant,
elles s'avisèrent d'une autre chose qui fut de... solliciter puissamment (le supérieur) d'agréer que l'on fît venir des religieuses étrangères pour la conduite et l'instruction des novices et jeunes professes, espérant par là en ôter la direction à la nouvelle maîtresse,
ou tout au moins paralyser l'influence de celle-ci et, du même coup, celle de Marie des Anges. Bizarre complot, mais ce que femme veut...
Il n'y eut point de moyen dont le confesseur et ces filles ne se servirent pour faire entrer ce bon supérieur dans leur dessein ;
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elles furent assez hardies, aussi bien que Dom Catois, pour lui vouloir prouver que la conduite de la Mère n'était pas assez intérieure et spirituelle. Elles intéressent tous les abbés dans cette proposition..., les assurant que le peu d'avancement des filles ne venait que faute d'instruction et de conduite ; que ce n'était que par là que les carmélites rendaient les filles si spirituelles, selon M. de Barbery.
Ah ! Dom Quinet leur avait porté un maître coup le jour où pour stimuler les Spirituelles et pour convaincre les autres, il leur avait dit que leur Maubuisson vermoulu et tiède n'était qu'une pauvre chose auprès des Carmels; contraste d'autant plus humiliant que Maubuisson est comme un faubourg de Pontoise, et que le Carmel de cette ville, où Mme Acarie était morte en odeur de sainteté, flambait alors comme un buisson ardent. Enfin
que n'y ayant dans Maubuisson que trois ou quatre filles capables de conduire et d'instruire, desquelles la Mère ne se voulait point servir, il était absolument nécessaire d'en faire venir d'autres. Ils furent deux ans à poursuivre ce dessein auprès de M. de La Charmoye ; tous les abbés et les religieux de l'Ordre, qui passaient à Maubuisson, entrant dans leur dessein, en parlaient à ce bon supérieur comme fort utile; en sorte que ce bon Vicaire en parlait à la Mère toutes les fois qu'il venait à Maubuisson. Mais la Mère y sentait une telle opposition qu'elle lui disait n'y pouvoir aucunement consentir ; parce que les religieuses (sur qui on avait jeté les yeux) étaient des Hospitalières de Montdidier, dont l'une était en grande réputation de sainteté et dans des voies sublimes d'extase, de ravissement et de doctrine..., de quoi la Mère avait de l'éloignement, ne trouvant de sûreté que dans la charité et la simplicité de l'Evangile.
Nos guêpes jouent serré, comme on le voit. Tout leur réquisitoire, du reste, est dressé de maîtresse main. Quoi que néanmoins on doive penser de Madeleine de Flers, il saute aux yeux, aux miens veux-je dire, que l'abbesse avait ici tout à fait raison. On ne conçoit même pas que tant d'hommes sages aient prêté les mains à une conspiration
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aussi maladroite. Confier une mission que les circonstances. rendaient trois fois délicate, à une religieuse étrangère, à une augustine mal informée sans doute des traditions cisterciennes, et qui plus est, à une extatique, il me semble que le bon. sens de
rafle des guérinets parmi lesquels se trouvait Madeleine après l'emprisonnement et le procès de 1634 De tels événements avaient fait du bruit et l'on n'imagine pas que tous les Pères de l'Ordre les aient ignorés. D'où je conclus que, dans ce milieu de Réformés en relation constante avec les autorités spirituelles de ce temps-là, on ne prenait pas au sérieux les accusations qui pesaient sur Guérin, sur les deux Buquet et sur Madeleine. Ils n'ignoraient pas davantage que Madeleine avait déjà rempli, dans d'autres couvents plus ou moins déréglés, des missions toutes pareilles, et j'imagine à la satisfaction générale, sans quoi, l'aurait-on invitée à évangéliser Maubuisson? Mais d'où je crois qu'il faut aussi conclure que la crise de Maubuisson traversait alors était beaucoup plus grave que les mémoires de Candide ne le feraient croire. Je veux que nos spirituelles n'aient obéi, en cette affaire, qu'à de méchantes passions, et que Dom Catois ait été le fourbe mielleux qu'on nous dit, uniquement désireux de capter la faveur du parti qui lui semblait le plus fort. Mais l'insistance prolongée et pressante des autres Pères de l'Ordre; mais la capitulation où, très à contre-coeur, M. de la Charmoye va se résigner, tout cela ne donne-t-il pas à réfléchir et ne doit-il pas nous mettre d'ores et déjà en garde contre le récit de Candide ?
Enfin, après deux ans de refus et de résistance, le bon M. de la Charmoye ne pouvant plus résister aux instantes sollicitations de tous les Pères de l'Ordre, pria la Mère de condescendre en cela à leur désir, l'assurant qu'il prendrait lui-même toutes les précautions pour discerner l'esprit de ces filles, qu'il irait lui-même à
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Montdidier pour en reconnaître la vérité... Aussitôt après le consentement donné, M. de la Charmoye fut à Montdidier. Il y vit celle dont on faisait tant de mentions, qui depuis vingt ans était maîtresse des novices (1). Il fut huit jours en ce monastère, et pour mieux discerner l'esprit de ces filles il voulut faire les exercices sous cette grande mère... Il lui parlait tous les jours fort longuement; il y remarqua des choses surprenantes ; elle parlait admirablement de Dieu, de son essence, de ses perfections.
Vous ne vous en douteriez peut-être pas mais c'est là pour Candide, et en général pour tous les anti-mystiques, un très mauvais signe. Une spiritualité solide ne souffre pas qu'on s'occupe tant de Dieu. Cela est bon pour le ciel.
Elle avait de grands ravissements et, un jour, pendant qu'elle était en oraison, il la vit élevée de terre de quatre pieds. Tout cela lui fit croire que c'était des effets de l'esprit de Dieu,
et avec d'autant moins de peine que la très sérieuse enquête, menée par lui, n'avait rien révélé de compromettant. Mais
elle avait une adresse terrible pour cacher. sa malice. Sur cela il revint à Maubuisson trouver la mère et l'assurer qu'il n'y avait rien à craindre... Il lui conseilla de lui commettre toutes les jeunes professes et toutes les autres qui voulaient prendre ses instructions et sa conduite... Il entra donc à Maubuisson deux religieuses de Montdidier, une nommée la Mère Madeleine, qui... passait pour une personne rare et miraculeuse, mais qui était en vérité possédée du démon... ; l'autre appelée Soeur Antoinette, qui n'était trompée qu'en ce qu'elle croyait sa compagne sainte et pleine de Dieu... ; mais elle n'entrait pas dans ses illusions, ayant l'esprit trop libre pour se gêner la tête de ces sortes de spiritualités... L'autre s'en servait pour connaître la portée des esprits qui venaient se soumettre à sa direction et l'assurer si elle pouvait leur dire le mystère de l'illumination. Car, étant presque toujours absorbée et comme toute hors d'elle, elle était incapable d'en porter jugement. Ce fut ainsi qu'elle en usa à l'occasion de la Soeur Candide, à qui elle ne
(1) Les dates nous manquent. On peut conjecturer que, vers 1636, Madeleine avait au moins quarante ans.
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se découvrit qu'après que la Soeur. Antoinette l'eût assurée qu'elle le pourrait faire.
Tout cela vous paraît-il bien cohérent? Si Madeleine n'est que simulation et diabolique malice, d'où vient cette abstraction perpétuelle, qui ne lui permet pas d'ausculter par elle-même les religieuses qu'elle veut séduire et qui l'oblige à recourir pour cela à la pénétration d'Antoinette? Quant à celle-ci, on ne lui veut manifestement que du bien ; fille de vertu. et à qui on attribue un jugement sain. Mais quel rôle lui fait-on jouer? complice d'une propagande au, sérieux de laquelle elle ne croit pas, sergent recruteur d'une coterie dont elle se désintéresse. Pour moi, telle que je tâche de la deviner, Antoinette ne m'inspire que sympathie. Je suis persuadé que Soeur Candide la calomnie, comme elle fait tout le monde, même ceux qu'elle aime, à commencer par Marie des Anges. Cette venimeuse, du reste, bien qu'elle fausse les traits qu'elle rapporte, je ne crois pas qu'à proprement parler elle en invente aucun. Il me paraît donc très vraisemblable qu'Antoinette, ronde, gaie et franche, aura plus d'une fois laissé voir que certaines sublimités et qu'à plus forte raison les transes de Madeleine la touchaient médiocrement. Bonne fille et qui a soigné à Montdidier beaucoup de malades. Je la vois fort bien jetant du côté de Candide un regard malicieux, se tapotant du doigt le front ou haussant doucement les épaules quand Madeleine monte, si j'ose dire, sur ses grands chevaux, ou quand elle tombe en pâmoison. Mais je la crois foncièrement dévouée à Madeleine ; elle veille sur elle qu'elle sent menacée parmi tant de complots ; elle l'aide de son mieux à remplir son ministère, la mettant en garde contre l'un, lui disant qu'elle n'a pas à se gêner avec tel autre. Et puis, fermant les yeux sur plusieurs choses qui ne sont pas de son goût. De ce chef très représentative pour nous, en même temps qu'attrayante: amans ce. drame touffu, tragédie et comédie tout ensemble et toujours
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le même qui se joue autour des mystiques sensationnelles - Mme Guyon par exemple -, le choeur se divise en trois groupes : il y a les admirateurs éperdus, qui gobent tout, si j'ose dire, ici Dom Duchemin qu'on va bientôt nous présenter; il y a la meute jalouse, ici Candide; il y a enfin les personnes de sens rassis qui voient l'héroïne telle qu'elle est, avec ses vertus et ses ridicules, ici Antoinette. Elle n'a pas l'ombre d'un doute sur la droiture, pas même sur les mérites éminents d'une femme qu'elle voit tous les jours depuis longtemps; assurément elle ignore tout des abominations que médite Madeleine et que Candide va nous exposer.
IV. - Beaux débuts, semble-t-il; au bout de peu de jours Madeleine ne compte déjà plus ses conquêtes ; déjà,
les Pères de l'Ordre espéraient voir revenir à Maubuisson l'heureux temps de l'innocence sous une si belle conduite, mais surtout Dom Duchemin, qui était plongé dans ces illusions, et que la Mère Madeleine appelait l'Aigle de l'État.
Que de Pères dans cette abbaye ! il en sort de tous les côtés. En dehors de ceux que leur fonction y appelle, Maubuisson est comme un sanatorium pour les uns, un relai pour les autres, un délectable caravansérail pour tous. Bien qu'il bénéficiât lui-même largement de cette hospitalité généreuse, M. de Saint-Cyran aura dû penser, et dire, que ces bons Pères eussent mieux fait de rester chez eux.
Plusieurs des jeunes professes, à la persuasion de ces Pères, se mirent avec ardeur dans ces voies éminentes, mais quelques-unes, dont la soeur Candide fut la principale, agirent plus sagement et voulurent tout connaître avant d'y entrer. Elles apprirent néanmoins à leurs dépens qu'il y a des occasions où il est meilleur d'ignorer entièrement que de connaître et qu'il est souvent dangereux d'éclairer l'esprit sur les matières où il ne pourrait entrer sans un péril dont toutes les suites seraient funestes.
Refrain connu, déjà stéréotypé et qui ne peut émouvoir
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que les naïfs. Mais l'aveu rougissant que ces lignes enveloppent n'est peut-être qu'une nouvelle feinte. A l'en croire donc, trop sensée et trop sérieusement pieuse pour ne pas résister de tout son instinct à cep qu'elle devinait des leçons de Madeleine, Candide aurait voulu - péché de curiosité, et par suite d'imprudence - connaître à fond les derniers dessous de cette doctrine et bientôt elle aurait reculé d'horreur devant. les mystères d'iniquité qui lui étaient révélés. Ce disant, divers indices m'inclinent à croire qu'elle se calomnie elle-même, tant est grande la force de l'habitude! Elle expose, de-ci de-là, cette spiritualité ennemie avec tant d'intelligence qu'il est difficile de. croire qu'elle n'en ait pas senti la séduction. Candide - telle du moins que je la vois - n'a pas la sérénité, la saine simplicité d'Antoinette. D'un esprit extrêmement vif et pénétrant, inquiète; scrupuleuse même peut-être, les solides leçons, mais pour elles trop accablantes, de Marie des Anges ne lui avaient pas. donné la paix. Elle sentait confusément qu'elle avait besoin d'autre chose. Dom Quinet, qu'elle n'avait pas jugé d'abord aussi malfaisant qu'elle le peindra plus tard, lui avait été bon ; il avait commencé à la libérer, à l'épanouir ; puis son goût de l'intrigue avait repris le dessus et elle avait passé, oh ! sans tambour ni trompette, au camp ennemi. Mais c'était une de ces âmes que les joies mauvaises ne remplissent pas. La vue et les entretiens de Madeleine l'auront de nouveau doucement troublée. Séduite d'abord comme les autres, plus que les autres peut-être, elle se sera mise à cette école de paix avec une avidité sincère, sauf à se décourager bientôt en s'apercevant que cette paix ne s'achète qu'au prix d'une abnégation perpétuelle. Et elle aura recommencé à suivre sa pente, à intriguer, à espionner, à trahir. Ne brûle-t-elle pas maintenant, ou, pour mieux dire, n'empoisonne-t-elle pas ce que d'abord elle avait adoré ? Sur la mystique, ou, si vous voulez sur l'illuminée, qu'elle déchire avec une exquise férocité, ne flagellerait-elle pas ses propres rêves de jadis,
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un idéal dont elle a entrevu la splendeur, mais qu'elle n'a pas eu le courage de suivre? Ce n'est là, bien entendu, qu'une conjecture, et qui, d'ailleurs, n'intéresse pas directement l'histoire même de Madeleine de Flers, mais qui ne laisse pas d'éclairer toute l'histoire spirituelle du XVII° siècle. Cette Candide raffinée et trouble ne serait-elle pas la soeur aînée de Mme de Maintenon? En tout cas, le métier qu'elle va faire sous nos yeux n'est pas beau. Oiseau et souris tour à tour, flattant et bénissant tout le monde, colportant d'un clan à l'autre les secrets qu'on lui livre des deux côtés avec une égale confiance. Même si l'on nous démontrait par impossible l'infamie de Madeleine, l'agent provocateur qui la file en paraîtrait à peine moins méprisable. Comment Port-Royal qui a canonisé soeur Candide - car le livre que nous étudions faisait leurs chères délices -, comment la Mère de Brégy qui a mis ce livre au point, n'ont-ils pas senti cela? Ai-je eu tort d'écrire, jadis, que, malgré tant de vertus, Port-Royal n'était pas une école de noblesse ? Soit que la soeur Candide ait montré plus d'empressement et de docilité que les autres, soit que, si avenante, si populaire dans l'abbaye et si bien vue de Marie des Anges, on l'ait jugée plus apte à seconder la mystique propagande sur laquelle on avait fondé tant d'espoirs,
la Mère Madeleine s'appliquait à elle avec un admirable soin. Elles avaient ensemble de fréquents entretiens et la Soeur Candide, qui fut assez curieuse pour les écouter, fut assez favorisée de Dieu pour se tenir en suspens, et pour découvrir ensuite les illusions et les artifices qui commençaient par des spiritualités si subtiles qu'elles évaporaient l'esprit..., mais qui se terminaient à la plus grande folie ou à la dernière corruption.
A la bonne heure ! cette vipère sait fort bien où elle doit mordre. Nous sommes donc prévenus qu'à tout ce que lui dira Madeleine, même aux axiomes de la littérature spirituelle, Candide attachera un sens immonde.
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La Mère Madeleine instruisait donc avec grand soin la Soeur Candide de son état de nudité parfaite...
On devine les horreurs qui vont se greffer sur ce mot,
car c'était le terme dont elle se servait toujours. Cette nudité était quelque chose de bien admirable : car, du moment qu'on s'était ainsi dépouillé de tout, on ne pouvait plus pécher, suivant ces illuminées; parce que l'oeil étant simple ne voyait plus le mal en rien, et on jouissait de Dieu pleinement et continuellement... Nous nous amusons à toujours réfléchir, et à toujours chercher, au lieu qu'il n'y a qu'à jouir... Un jour, comme elle entrait dans le transport..., elle lui offrit de la conduire aussi haut que saint Paul... Il n'y avait qu'à tirer un rideau pour entrer dans lé ciel, y voir Dieu et 'être toute remplie de son essence; et ce rideau n'était riss que l'arrêt de son propre jugement et de l'attache à soi-même, qui nous porte à vouloir réfléchir et à chercher divers moyens d'aller à Dieu, au lieu de s'abandonner en simple nudité.
Rien jusqu'ici que les mystiques les plus sûrs n'aient répété mille fois, le P. Gagliardi entre autres. Quant aux scènes bouffonnes qui vont suivre, même si Candide ne les pousse pas à la charge, elles ne prouvent pas davantage contre la doctrine foncière et contre les intentions de Madeleine. Un jour qu'elle entretenait
la Mère des Anges, en présence de Mme l'Abbesse d'Argensoles, de la soeur Candide et de quelques autres, de ce mystérieux rideau, de la manière de le tirer et de l'excellence où rentre l'âme après ce tirement, Mme d'Argensoles fit un secouement de tête, qui marquait du mépris... Cela la piqua jusqu'au coeur; il lui prit un transport violent de zèle ou d'orgueil ; je laisse à le qualifier. Elle se mit à marcher à pas de géant, car elle était fort grande ; ,les bras étendus, avec des yeux roulants et étincelants; et elle criait en marchant : « O amour, on te résiste ! Tout le monde résiste à Dieu ! » Mais la terreur que cela imprima dans les personnes qui la virent était une preuve que ce n'était pas le Dieu de la paix qui la possédait. Mme d'Argensoles.., en eut plus de frayeur que les autres; elle s'enfuit à la ruelle d'un lit, et se glissa enfin dessous pour se mieux cacher.
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Quel dommage que ce livre n'ait pas été illustré, comme le Lutrin !
La Mère Marie des Anges, au contraire, regardait sérieusement et avec un gémissement de coeur vers Dieu ce spectacle si surprenant.
Candide n'en dit rien, mais soyez sûr qu'elle n'était pas sous le lit. Cependant la pauvre sybille se démenait de plus en plus, magnum si pectore possit...
et déclamait contre les directeurs, les docteurs, les évêques qui perdent les âmes, les amusent, et les empêchent de jouir de Dieu, en voulant qu'elles s'appliquent à des exercices de vertu non nécessaires, à des recherches inutiles et à de vaines réflexions. Cependant Dom Duchemin, qui était au dehors, dans l'appartement des Pères, vint en grande hâte frapper au parloir, et demanda ce qu'avait la Mère; qu'il avait senti le trait et avait connu qu'elle était en transport. Aussitôt la soeur Antoinette prit sa Mère entre les bras pour la conduire au parloir, à cet Aigle de l'état illuminé... Il tâcha de la faire revenir.
Je livre tout, et le ridicule avec le reste ; le criminel aussi bien, si on me l'offrait. Mais il tarde bien à paraître. Nous rencontrons des scènes plus ou moins semblables dans la vie des mystiques les plus orthodoxes. Cela ne prouve ni leur sainteté, certes ! ni le contraire, simplement la défaillance de leur machine. Il y a du reste, peu d'apparence que cette scène ait été jouée. Une malade, peut-être, mais non une simulatrice. Elle était souvent « toute aliénée et toute interdite »; ici, plus particulièrement, obsédée par la méfiance sournoise et moqueuse dont elle se sentait entourée. Un mot d'elle qu'on nous a très heureusement conservé est bien significatif : « Elle ne découvrait ses mystères qu'à très peu de personnes d'élite ; et, quand elle n'en trouvait pas de la sorte, elle disait qu'elle avait barre et qu'elle ne savait parler. »
Mais la soeur Candide... lui paraissait une âme choisie, et ainsi
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elle disait qu'elle n'avait point barre pour elle; c'est pourquoi elle lui parlait fort confidemment. Elle disait que (Dieu) faisait passer les âmes par des déserts effroyables, par de grandes tentations, et enfin par la possession du démon. Elle lui parlait plus souvent de cette dernière épreuve..., et elle s'efforçait de lui persuader qu'on ne devait pas du tout la craindre... Elle lui rapportait plusieurs exemples... Surtout elle l'entretenait de l'éminente vertu de sept de ses novices de Montdidier qui, après être entrées en simple nudité..., étaient devenues possédées; et une d'elles s'était enfin tuée elle-même, tant elle avait été fidèle à suivre en liberté l'impression de l'Esprit de Dieu; c'est pourquoi elle l'estimait bienheureuse.
Ici, comment doser les gouttes de venin qui se mêlent aux atroces confidences qu'on nous rapporte? De quelque manière qu'on les explique, les possessions n'étaient en ce temps-là que trop fréquentes ! Qu'il y ait eu - et peut-être, en fonction, si j'ose dire, des événements de Loudun plusieurs cas de ce genre parmi les novices de Montdidier, et même un suicide, cela n'est pas impossible., Candide romance plus qu'elle n'invente. D'un autre côté, comment concevoir qu'on ait fait confiance, pendant si longtemps, à Madeleine, à une telle détraquée, et qu'après la sérieuse enquête que nous savons, M. de la Charmoye, au courant de tout, lui ait confié la réforme de Maubuisson? Mais, dans ce domaine, il ne faut jamais s'étonner de rien. Jeanne des Anges, la sinistre héroïne de Loudun, aujourd'hui encore, a des partisans. Nous ayant préparés, et avec un art merveilleux, non seulement à croire le pire, mais à le trouver naturel et comme nécessaire, Candide pourra désormais se permettre les plus francs mensonges.
La Mère Madeleine n'avait pas de plus grand soin que de donner aux âmes cet oeil simple qui exclut toute réflexion, tout scrupule... Ainsi, pourvu qu'on ne réfléchisse pas, on est chaste dans les plus horribles impuretés, sobre dans les plus grands excès de bouche..., et enfin moins on craint Dieu, plus on doit se croire abîmé en lui.
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Ce n'est rien encore, mais voici le trait mortel :
Aussi est-il à remarquer qu'on n'entrait dans la parfaite nudité que par un péché volontaire de corps et d'esprit, fait librement, franchement, et volontairement, par lequel on s'affranchissait dés réflexions et des remords de conscience.
Elle est encore plus forte que je ne croyais : plus méchante, c'est impossible. Un péché grave, pleinement délibéré, « de corps et d'esprit », condition préalable et indispensable de l'ascension mystique .; premier degré de l'échelle qui mène à la perfection : cette formule est si parfaite, elle ramasse en si peu de mots et si bien choisis une telle quintessence de calomnie que je n'y reconnais plus la plume, bien que déjà si experte, de Candide. Nicole, qui a corrigé le livre, a peut-être passé par là : ce mémé Nicole qui rangeait le P. Guilloré parmi les écrivains obscènes. Ce qui suit est presque aussi beau.
Un autre grand point de leur morale... est de suivre en tout la première pensée... parce qu'elle vient de Dieu... Ainsi, selon cette doctrine, plus on est criminel, plus on est saint; plus on fait d'extravagances, plus on a l'oeil simple... On est assurément mal logé avec des gens de cette sorte, car il en peut sans grand bruit coûter la vie à soi ou aux autres, si la première pensée de cette bonne nature va à détruire la nature dans soi 'ou dans les autres... Elle ne payait que de... termes généraux les personnes avec qui elle n'était pas libre, lorsqu'elles lui proposaient plusieurs mauvaises actions, pour savoir d'elle si, en cas qu'il vînt en première pensée de les suivre, il les fallait faire. Mais elle parlait avec confiance avec la soeur Candide, et en vint un jour en un tel comble d'impudence qu'elle lui dit qu'il fallait tellement suivre sa première pensée que, s'il lui venait d'aller toute nue dans l'église, elle le devait faire en liberté. La soeur Candide ne put sans changer de couleur ouïr une telle extravagance. Cette illuminée s'en aperçut, et lui dit avec étonnement : « Quoi! vous changez pour cela de couleur ! » et lui fit voir que cela marquait bien qu'elle n'avait pas l'oeil simple.
Un « comble » dit Candide ? Oui, peut-être, mais de niaiserie
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et non de malice. Ou encore et plutôt d'énervement. Comprenez bien ce qui se passe. A Maubuisson, pas plus qu'ailleurs, Madeleine ne déraisonne tout le long du jour. Ses conférences régulières doivent ressembler fort à celles de Dom Quinet. Mais, en dehors de là, ces jeunes moniales, qui ne sont pas de son monde, futées, railleuses, assez énervées elles-mêmes par la guerre sourde qui se continue autour d'elles et dont elles sont l'enjeu, ces moniales, dis-je, la harcèlent de leurs questions saugrenues, et ont bientôt fait de l'exaspérer - les abeilles s'unissant pour une minute avec les guêpes, contre l'étrangère. C'est ainsi que plus tard, et sans penser à mal, la jeunesse de Saint-Cyr prêtera des énormités à mine Guyon. N'est-ce pas, d'ailleurs, Candide en personne qui aura posé cette question dont elle était seule à vouloir la perfidie : puisqu'il faut obéir aux inspirations célestes, que feriez-vous si Dieu vous ordonnait de vous promener sans voiles ?... Elle ne ment plus qu'à moitié, elle doit nous révéler peu ou prou de ses propres détresses, quand elle tourne et retourne - méchante ou affolée, on ne sait plus, elle ne le sait plus elle-même - ou bien ce mot de nudité, familier à Madeleine et d'une innocence manifeste, ou bien telle maxime sur l'abandon qui est d'un usage commun, mais qu'il est si facile de tordre à un sens impur.
V. - Pour mieux nous convaincre de l'action malfaisante qu'exerçait Madeleine, on nous expose toute une série de tentations par où passa, vers ce même temps, une religieuse de Maubuisson. Son nom? J'inclinerais fort à l'appeler Candide. Qui, en dehors d'elle, aurait connu de tels secrets ? Qui aurait le droit de les révéler ?
On ne pouvait tant soit peu entrer dans ces voies d'illumination et écouter la Mère Madeleine qu'on ne se sentît violemment attaqué par l'orgueil, ou l'impureté... L'esprit s'enflait, soit qu'on le voulût ou qu'on ne le voulût pas; l'âme se remplissait de vaines et de superbes complaisances ; les sens s'évaporaient et 140
devenaient dissolus et le corps même ressentait des impressions très fâcheuses.
Nous rapporterons, à ce sujet, « une chose étrange, mais très véritable et que nous savons d'original. » Je rappelle que c'est la soeur Eustochie de Brégy qui tient la plume et qu'elle écrit sous la dictée de Candide :
Une religieuse qui écoutait attentivement les discours de la Mère Madeleine, dans le désir trop curieux d'en discerner la vérité ou la fausseté...
On reconnaît les dispositions qu'elle a déjà plusieurs fois confessées devant nous. Si ce n'est là Candide, c'est quelqu'un qui lui ressemble. Étant donc un jour « occupée à son obéissance, son esprit se trouva tout d'un coup frappé de la présence invisible d'un esprit plus lumineux que tout ce qu'on peut se figurer. Cet esprit la pressait... d'entrer en discours avec lui, et il l'en sollicitait si puissamment qu'il ne lui fut plus possible de lui refuser au moins son attention ». Tout en s'accusant, voyez comme elle s'excuse. Encore un indice. C'était le diable, comme bien vous pensez, et un diable qui ne manquait pas de lecture puisqu'il lui promit - que, si elle lui obéissait, il la rendrait semblable à Dieu. Entre nous, ce vieux serpent ferait bien de rajeunir un peu son répertoire. Au demeurant il en fut pour ses frais. Mais voyant
que, par le secours de Jésus-Christ, cette fille avait découvert sa malice, et l'avait vaincu, il lui fit sentir sa rage. Il excita dans son esprit de si violentes peines, et dans son corps une si furieuse agitation et oppression qu'il lui semblait qu'elle allait étouffer. Elle était contrainte d'aller chercher de l'air dans les plus grands et vastes lieux de la maison, afin de respirer. Mais cela ne lui apportait aucun soulagement. Elle avait besoin, d'un air plus spirituel et il fallait qu'elle sentît la douceur du zéphir à la fraîcheur duquel Dieu se promenait, selon le langage figuré de
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l'Ecriture, après la chute de nos premiers pères, et dans lequel il se montra au saint prophète Elie.
Elle fut un an dans cet effroyable état... ; elle était des moments qu'elle se croyait perdue... Elle voulut en conférer avec M. de Barbery (Quinet) et les autres. Mais elle ne reçut aucun soulagement de leur entretien, parce que leur lumière bornée ne leur donnait pas de quoi entrer dans le fond des choses.
Si ce n'est pas là, en filigrane mais de feu, la signature de Candide, je renonce pour la vie, à la critique interne. Au surplus, Candide ou non, châtiment ou épreuve, comment nous prouvera-t-on que de cette longue détresse, et qui ne présente rien de si rare, Madeleine est responsable ? D'ailleurs, on veut bien reconnaître que celle-ci ne fit pas à Maubuisson tout le mal qu'elle aurait pu, ou pour mieux dire que, normalement, elle aurait dû faire. Car « on voit assez dans quel excès de dérèglement et de libertinage » conduisent « naturellement » les principes de cette illuminée. Mais « Dieu préserva les religieuses de Maubuisson de (ces) grands désordres ». Rien de trop grave, nous assure Candide, et on entend bien ;ce qu'elle veut dire, sauf « une altération terrible de la discipline, chacune s'en dispensant librement quand sa première pensée l'y portait ». Ne croirait-on pas à les entendre, qu'avant le passage de Madeleine, toutes les vertus fleurissaient à Maubuisson? Pourquoi donc est-on allé la chercher? Une des moniales était si bien entrée dans ces « extravagantes maximes »
qu'elle ne respirait plus que le spirituel et le divin. En sorte qu'elle ne voulait plus même manger, car c'était une action trop basse et trop humaine. Et de fait elle fut vingt jours sans vouloir prendre aucune nourriture solide, et il fallait lui faire des consommés et des essences dont à force on lui faisait avaler quelque peu. Cependant sa sublime spiritualité qui l'empêchait de se nourrir comme les hommes, ne l'empêchait pas de badiner toujours, même en priant Dieu, et de dire son office avec beaucoup d'indécence. Et quand on l'en avertissait charitablement (ou aigrement; qui le dira?) elle en était quitte pour répondre avec
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une légèreté et une évaporation pitoyables : « J'ai liberté, ma soeur, vous n'avez rien à me dire, j'ai liberté. »
La charmante fille ! D'abord je tremblais pour elle en la voyant rester vingt jours sans rien avaler que des essences. Puisqu'elle rit, elle est sauvée. Il y a si longtemps que la pauvre Candide ne sait plus rire !
D'autres étaient en de continuelles pâmoisons ; d'autres dans une humeur gaie, et un épanchement qui rendait leurs esprits susceptibles de toute impression. Ainsi, on voyait les soeurs toutes changées, et le bon ordre de la maison tout renversé.
Ma foi, si elle continue de ce train. elle finira par me rendre quiétiste. Et mentita est iniquitas sibi. Car enfin, elle nous fait toucher du doigt les progrès constants de Madeleine elle-même. A Montdidier, sept novices possédées ; à Maubuisson, tout le monde gai, même les anciennes ; une seule possédé : Candide. Des légèretés, dés enfantillages sans doute, une jeune tête qui se tourne pendant l'office, de jeunes lèvres qui préfèrent le sucre aux plats plus résistants du réfectoire. Pour que la Mère abbesse ne nous accuse pas de manquer, nous aussi, de solidité, nous gronderons, s'il y a vraiment lieu, à portes fermées, ces innocentes. Mais quelle sainteté ne peut-on pas se promettre d'un couvent si épanoui ! Tantôt nous pensions tenir le « comble » promis. Non, il y a plus atroce et si atroce même que la pudique mémoire de Candide s'est refusée à le retenir :
La Mère Madeleine apprit encore à la soeur Candide un secret de la secte, qu'ils appelaient le Credo, et sur lequel roulaient tous les mystères de leur doctrine. La soeur Candide l'a entièrement oublié à présent. Mais, lorsqu'elle le dit à M. de Saint-Cyran, il en fut effrayé et il dit avec exclamation, et en frappant sur la grille du parloir : « Voilà qui sort du fond de l'enfer. »
Ce devait être quelque chose de presque aussi énorme
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que les canons de Trente, lesquels M. de Saint-Cyran vous le dira, en frappant du poing et du pied, sortent également « du fond de l'enfer ». Quand ses propres démons la laissent respirer, Candide n'est pas sotte. Elle a fort bien senti la difficulté qu'on ne manquerait pas de lui faire: si Madeleine était l'abominable que vous dites, d'autres que vous s'en seraient aperçus, les théologiens notamment, qui, déjà et copieusement renseignés sur elle, ou par vous-même, ou par d'autres Candides - car c'est une race innombrable - l'ont examinée à maintes reprises, longuement, laborieusement, agressivement parfois, et dans les règles ; examinée, dis-je sur le point essentiel qui est ici le sens orthodoxe ou pervers qu'elle donne aux propos extrêmes que l'accusation a retenus? Toujours sûre d'elle-même Candide répond :
Il ne fallait que converser avec la Mère Madeleine pour y reconnaître le caractère du démon, qui est d'être fourbe... Animaux qui échappent au moment qu'on croit mieux les tenir. Car cette fille, qui en était possédée depuis longtemps, et qui n'opérait et ne parlait plus. que par son impression, avait des détours perpétuels et, du moment qu'elle voyait qu'on réfléchissait sur un principe... qu'elle avait avancé, elle lui donnait si subtilement un tour différent que l'esprit avait peine à suivre un si rapide changement. C'est assurément ce qui a fait que tant de gens habiles s'y sont trompés..., parce qu'elle prenait, comme le caméléon, toutes sortes de couleurs, et éludait ainsi leurs recherches. De sorte que l'on ne pouvait reconnaître ses illusions déplorables que lorsque l'on feignait d'y entrer sans répugnance... Ainsi elle instruisait les soeurs de Maubuisson, et surtout la soeur Candide, des diaboliques maximes que nous avons rapportées ; mais elle n'eut garde de les découvrir aux docteurs et personnes habiles que la Mère des Anges fit assembler à Maubuisson pour l'examiner.
et qui, ajoutons ce grêle détail, avertis au préalable, et, si j'ose parler ainsi, cuisinés par la Mère abbesse, autant dire par Candide, n'ignoraient aucune de « ces diaboliques maximes ».
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Elle esquivait leur censure en répondant peu, avec des paroles doubles. Ainsi, quand ils voulaient l'examiner sur cet abandon à Dieu, dont elle parlait sans cesse, au lieu de répondre catégoriquement, elle s'échappait en disant à paroles comptées : « Si c'était un voleur à qui on s'abandonnât, il y aurait à craindre et à examiner; mais quel péril court-on en s'abandonnant à Dieu ? - Quand le P. Joseph,
et ce détail, c'est très vraisemblablement Madeleine qui l'a fait connaître à Candide,
longtemps avant qu'elle vînt à Maubuisson, la fit examiner sur son mystérieux Credo, qui était le poison de la secte des Illuminés, elle esquiva le malheur où elle était dès lors prête à tomber, en répondant en deux mots : « Y a-t-il du mal à croire en ,Dieu, et qu'il est tout-puissant? C'est ce que je crois. » Et ainsi de tout le reste.
C'était là peut-être une échappatoire ; mais qu'en savons-nous ; peut-être aussi une réponse à la Jeanne d'Arc... Harcelée par des théologiens implacables et dont elle ne parle pas la langue, comment veut-on qu'elle trouve à brûle-pourpoint, et comme ferait un argumentateur de métier, les distinctions non pas nécessairement sophistiques, mais nécessairement subtiles, qui la sauveraient? Au demeurant, ce réquisitoire, si habile qu'il soit, manque tout. à fait de cohérence. Il ne s'accorde ni avec lui-même, ni avec ce que nous savons de Madeleine. Si elle s'embarrasse quand on l'interroge, un observateur non prévenu attribuera cette hésitation, ces réserves apparentes, bien moins à un artifice concerté qu'à un vertige de l'esprit. Ailleurs, on nous la montre, sinon perdue en Dieu, du moins « tout aliénée », abstraite, peu maîtresse d'elle-même, abandonnée, pour ce qui est de la vie réelle, à la vigilance d'Antoinette. Combien plus lorsqu'elle se sent traquée ! Et puis, et surtout, qu'a-t-elle donc à cacher? Ses maximes? Au sens au moins anodin qu'elles présentent, Madeleine ne les affiche que trop. Novices, professes, tout Maubuisson
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les connaît, se passionne pour ou contre elles, ou, plus simplement, s'en amuse. Un divertissement, comme le perroquet de Nevers, mais combien plus délectable, puisqu'il satisfait davantage le besoin qu'elles ont de se quereller! Bref, les voici toutes à discuter la casuistique de l'abandon, les unes folâtres, les autres désespérément graves, parce qu'elles sentent confusément qu'il y va de tout. Pas ombre de mystère, en tout cela. Quant au sens ésotérique et infâme que, per fas et ne fas, on peut donner à ces maximes innocentes, où voit-on que Madeleine l'ait un seul instant, je ne dis pas accueilli et caressé, .mais même entrevu? Autant l'accuser d'avoir partie liée avec les Huguenots ou de méditer l'incendie de Maubuisson. Ces projets monstrueux qu'on la soupçonne de couver, encore faudrait-il que, peu ou prou, pendant les six mois où elle avait carte blanche, elle eût tenté de les mettre à exécution. En ce domaine, j'avoue, certes, que le témoignage de Candide aurait plus de poids que celui de trente théologiens. A ceux-ci la doctrine, à Candide la police du couvent. Or, nul doute qu'elle n'ait battu, et de tous ses yeux, et dans les derniers recoins de l'abbaye, les mille pistes, d'ailleurs cataloguées depuis longtemps, où la calomnie a chance de trouver sa pâture ; eh bien, Candide n'a rien trouvé, sauf les niaiseries qu'on se rappelle. Rien même de véniel, pas une de ces défaillances que, pour ma part, j'attendais et où se laissent surprendre les moniales les plus ferventes. N'étaient les crises de nerfs et les pâmoisons, nous prendrions cette prétendue infâme pour un pur esprit. Il ne faut demander l'impossible à personne, pas même à un concile d'abbés cisterciens, tous persuadés de l'innocence, et peut-être de la sainteté de Madeleine, mais « gens sans expérience » et qui s'obstineraient en vain à lutter contre Candide.
M. de Barbery et les autres furent assez longtemps sans se pouvoir détromper... Ne comprenant nullement la malignité de
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ces principes qu'elle ne leur découvrait point, ils voulaient défendre par des raisons de théologie le peu qu'elle leur en disait et qui, en effet, était toujours par la surface marqué du sceau de l'Ecriture et de la vérité.
Elle n'a garde d'ajouter que ces mêmes Abbés ne se contentaient pas de spéculer dans la lune, et que les consciences de Maubuisson leur étant ouvertes, ils pouvaient étudier sur le vif la conduite de Madeleine. Ils jugeaient l'arbre sur ses fruits, qui manifestement ne leur semblaient pas vénéneux.
Mais enfin, la Mère des Anges voyant que la discipline s'altérait de plus en plus, et ayant connaissance (par qui, grand Dieu?) des effroyables illusions de la Mère Madeleine, et que le démon régnait dans toutes ces spiritualités, et s'en couvrait d'une manière effroyable, elle se résolut absolument de faire sortir au plus tôt les religieuses de Montdidier. Elle fut trouver les Pères au parloir, et leur en parla fortement, et enfin ce qu'elle leur dit, et ce qu'ils apprirent de la soeur Candide, qu'ils firent venir, les fit consentir à la prompte sortie de ces illuminées.
C'est là, pour le dire en passant, un des nombreux indices qui semblent nous inviter à identifier Candide avec la religieuse détraquée dont il a été parlé plus haut. Si la Mère des Anges avait eu sous la main un autre exemple vivant des « effroyables » effets que pouvaient avoir les leçons de Madeleine, elle en aurait parlé aux Pères de l'Ordre, et ceux-ci n'eussent pas manqué d'examiner cette autre victime (1). Non seulement Candide mène tout, mais encore, lorsqu'il en faut venir aux témoignages, on n'a que le sien. Pour décider Madeleine à sortir sans fracas, on imagina de lui faire croire
qu'on avait eu nouvelle qu'on la devait venir prendre le lendemain
(1) On ne peut alléguer contre cette conjecture le secret professionnel que l'Abbesse n'avait pas le droit de trahir. Nous savons, en effet, que les Pères étaient au courant de l'épisode auquel nous faisons allusion.
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du matin. Il était alors minuit... On dit cette nouvelle à la Mère Madeleine. Comme elle avait déjà été une fois prise et en grande peine lorsque le P. Joseph l'examina, elle craignit fort de tomber une seconde fois dans ce malheur. C'est pourquoi elle se pressa elle-même de sortir dès le matin.
Tout cela est assez piteux, y compris le dernier mensonge, qui aurait dû scandaliser ces dames - elles n'avaient donc pas lu les Provinciales! Mais que vais-je dire? Pascal n'avait alors que douze ans. - Encore trois mots, mais qui valent leur pesant d'or, et Candide aura fini.
Mais ce n'était pas assez d'avoir fait sortir ces illuminées, il fallait guérir les maux qu'elles avaient causés aux religieuses, et travailler à les faire sortir des illusions ou des troubles, où plusieurs d'elles étaient. Pour le faire, les Pères, ne se sentant pas assez habiles, eurent recours à M. de Saint-Cyran, qu'ils firent venir. Il passa trois semaines à Maubuisson et préféra la charité à sa santé qu'il avait résolu d'aIler réparer aux eaux.
Il rendit « la paix et la lumière à toutes, surtout à la soeur Candide »,,la seule vraiment troublée peut-être. Ainsi tout est pour le mieux, comme dit saint Paul
Car le règne de Dieu se trouva d'autant plus affermi dans le mur des religieuses de Maubuisson par là lumière et la charité de ce grand serviteur de Dieu qu'il a été plus ébranlé par les illusions de la Mère Madeleine qui était l'organe du démon (1).
Mais, chassé par la porté, le susdit démon rentra bientôt par les fenêtres. Cette fois, au lieu d'un, il y en eut toute une légion, à savoir les abbés de l'ordre, furieusement jaloux contre le, thaumaturge qui, en un tournemain, avait fait de Maubuisson un paradis, et résolus à l'exterminer (2).
(1) Vie de la Mère Marie des Anges, pp. 234-264, passim. (2) Nous savons par Rapin que Saint-Cyran passa plusieurs jours à Maubuisson, verste mois de juillet 1635 - restant « à la grille des journées presque entières» (Hist. du Jans., p. 304). Ceci nous permettrait peut-être de fixer la date des événements qu'on vient de raconter. Les six mois de Madeleine à Maubuisson auraient été les six premiers mois de 2635. Mais ce n'est là, bien entendu, qu'une conjecture, Saint-Cyran ayant fait d'autres séjours à Maubuisson. Il serait d'ailleurs intéressant que la conjecture se trouvât fondée. On se rappelle, en effet, que c'est au mois de mai 1634 que Madeleine est mise en prison. Six mois après le non-lieu - et non en 1636, ou en 1637 comme je l'aurais cru d'abord, - on aurait déjà eu en elle une telle confiance qu'on aurait insisté pour l'avoir à Maubuisson. Voici encore quelques détails que je n'ai pas cru devoir conserver dans le texte, mais qui ont leur intérêt. « Le coadjuteur de Chatillon, Arnolfini, apprit à son retour de Rome ce qui se passait à Maubuisson - l'expulsion de Madeleine - et il y vint aussitôt. Comme il avait naturellement un étrange éloignement de ces voies extraordinaires, et que son aversion s'était accrue par les choses étranges qu'il avait apprises à Rome de ces illuminées [il y aurait donc eu dès 1635 en Italie une agitation anti ou pro-quiétiste? Vers 165o, nous le savions (Cf. Dudon, Michel Molinos, Paris, 1931, p, 45), mais avant cette date, c'est un point à étudier. N'oublions pas, du reste, que la vie de Marie des Anges a été écrite longtemps _ après les événements de 1635. Quelque contamination aura pu se faire, soit dans la pensée d'Eustochie de Brégy ou plus vraisemblablement dans celle de Nicole qui a revu de très près le livre], il (Arnolfini) voulait qu'on fit faire le procès de la Mère Madeleine [en quoi il avait raison, puisqu'il la croyait coupable des crimes que nous savons, et capable de continuer en d'autres lieux son infâme propagande]. Cela ne se pouvait faire sans décrier la maison en général et les filles en particulier... M. de Saint-Cyran s'opposa à ce dessein. Il crut au contraire qu'il fallait tout étouffer, et faire en sorte que rien n'éclatât, et que l'on oubliât que les illuminées eussent été à Maubuisson. » Port-Royal fera plus tard le nécessaire pour que l'on n'oublie pas ce scandale. Mais enfin si l'on avait contre Madeleine des preuves accablantes, coûte que coûte, il fallait « faire informer » contre elle. Belle occasion pour Saint-Cyran - et à ce coup justifiée - de crier au feu.
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Ces dernières indications ne faciliteront pas la besogne de qui voudra décider, en pleine connaissance de cause, entre Candide et Madeleine. Il parait assez, en effet, que le procès de celle-ci est comme noyé dans un autre, plus important, et Madeleine elle-même enchaînée, comme un vivant trophée, au char triomphal de Saint-Cyran. En 1685, un demi-siècle après les événements, lorsque fut composée la vie de Marie des Anges, la chétive augustine était oubliée. M. Nicole aiguisait déjà sa plume contre des illuminés d'une autre envergure, Bernières, Guilloré, bientôt Mme Guyon. Assez effacée déjà de son vivant, on n'eût pas non plus consacré un si gros volume à la grise Marie des Anges ; quatre pages auraient suffi à cette persécutée dans le martyrologe de Port-Royal. Non, ce livre n'est en vérité qu'un long, qu'un très habile panégyrique; on s'y propose beaucoup moins de déshonorer Madeleine que d'exalter, une fois de plus, le prophète incomparable, qui seul avait vu
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clair dans cette affaire ténébreuse et qui avait relevé si vite les ruines morales de Maubuisson. L'exalter, et le venger aussi en publiant l'étourderie, la jalousie, l'injustice de tous ces Abbés si longtemps séduits par l'illuminée, si impitoyablement ligués contre Saint-Cyran. Aux savants de débrouiller cet écheveau d'intrigues qui n'est pas de mon sujet. Pour moi je n'ai voulu ici que peindre sur le vif, dans sa confusion inextricable, une de ces agitations antiquiétistes qui vont se renouveler sans trêve pendant tout le siècle. Quelques-uns trouveront peut-être que j'ai fait la part trop belle à Candide. C'est qu'en effet elle me paraît beaucoup plus intéressante que Madeleine. Celle-ci du reste m'échappe. Je n'arrive pas à la voir. Muet fantôme sur lequel nous n'avons rencontré jusqu'ici qu'une diatribe, peut-être effrontément menteuse, certainement enragée. Mon souci perpétuel, au cours de. nos présentes recherches, est de montrer que, dans tous les procès de ce genre, nous n'avons presque jamais le moyen, ni par suite, le droit de conclure; puisque après tout il s'agit moins de juger une doctrine explicite que les arrière-pensées, que les intentions secrètes de ceux qui l'ont propagée. Comme Madeleine, dans les mêmes termes que Madeleine,
Heureux du moins quand nos documents nous permettent d'intervertir les rôles et de mettre sur la sellette, non plus l'accusé, mais l'accusateur. Celui-ci, le plus sauvent, reste insaisissable ; murmure presque toujours anonyme, puis rumeur aux mille voix, puis cyclone. Quelque Candide illuminerait ce chaos. Mais où la prendre? Ici nous l'avons. Elle se livre à nous. Eh! j'entends bien qu'elle aussi, comme Madeleine, Dieu seul a le droit de la juger. Colombe peut-être à ses yeux quand les nôtres la voient vipère. Sainte même peut-être et Madeleine tout infâme. Je ne repousse absolument ni l'une ni l'autre de ces
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hypothèses, nos pauvres méthodes ne nous conduisant jamais qu'au seuil de l'âme profonde. Mais enfin, s'il faut parier, et dans la mesure où il le faut, je parie pour Madeleine.
VI. - Et voici qu'à peine échappée aux griffes de Candide, Madeleine tombe dans celle d'un autre accusateur, moins prévenu, assez indulgent même, mais dont le témoignage qu'il rendra contre elle n'en paraîtra d'abord que plus inquiétant. C'est l'abbé du Ferrier, moins connu que célèbre, quelque peu déséquilibré lui aussi, mais assurément très honnête homme. La pauvre Madeleine n'a pas de chance. Parmi tous ses avocats, il y en a eu sans doute de très persuasifs puisqu'ils ont anéanti à plusieurs reprises les charges qui pesaient sur leur cliente ; mais pas un n'a survécu. Soeur Candide, au contraire, solidement imprimée sur un papier indestructible et confiée à la vigilance de Port-Royal qui n'abandonne jamais les siens, Pour du Ferrier, il est encore inédit mais tout le monde peut lire ses Mémoires à Sainte-Geneviève ou à la Bibliothèque Nationale. Jean du Ferrier faisait partie de l'équipe de missionnaires que le P. de Condren avait réunis, et qui évangélisaient avec un grand succès diverses provinces du royaume, notamment la Picardie (1). Après la mission d'Amiens - janvier-septembre 1639 - l'évêque, Lefèvre de Caumartin, obtint de garder, pendant quelque deux ans, M. du Ferrier dans le diocèse. Entre autres ministères, il lui confia la direction de nos augustines de Montdidier que l'évêque estimait grandement, mais qui, à tort ou à raison, et malgré le non-lieu de 1634, restaient encore aux yeux de certains, suspectes d'illuminisme. Les dénonciations crépitaient. Après, comme sans doute avant les aventures qu'on vient de dire, Madeleine tenait école de haute mysticité ; ce qui montre bien que son échec de Maubuisson, si échec il y
(1) Cf. La vie de M. Olier, par M. Monier; passim.
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avait eu, ne l'avait discréditée ni auprès de ses fidèles ni auprès des supérieurs ecclésiastiques. Elle faisait, écrit du Ferrier, « des conférences aux personnes de son sexe qu'elle attirait à l'oraison, et elle leur donnait des principes d'une voie purement passive », et « indifférente », « les tenant dans un abandon à la prescience de Dieu sans faire aucun acte ». Reconnaissez-là, je vous prie, le refrain de Candide, mais sans les broderies venimeuses que nous savons ; la même ,accusation foncière, mais présentée d'une façon plus technique.
Etant revenue (de Maubuisson) à Montdidier, augmentée en elle-même et au dehors de la réputation de ses voyages, (elle) gouvernait toute la dévotion à Montdidier. Comme elle voulait établir sa voie passive, et faire que l'âme ne s'occupât point, mais qu'elle se laissât occuper de Dieu, et jouît du don de la contemplation avant que l'avoir, elle disait qu'il fallait rejeter toutes les images que l'esprit se figurait et qui lui servaient d'appui en la prière ; quelqu'un, mal informé de ce qu'elle voulait dire, en ayant fait rapport aux capucins, leur zèle les porta à prêcher ouvertement contre ces filles, comme des ennemies des saints et de leurs images.
Faire de Jean de la Croix un iconoclaste ! Encore un calembour! Il en pleut, si j'ose dire, dans toutes ces controverses.
M. l'Évêque fâché de cette saillie scandaleuse, fit citer le prédicateur à comparoir devant lui et rendre compte de son sermon. Le P. Joseph... ne pouvant souffrir que M. d'Amiens citât un des siens, fit donner ordre à M. le Grand-Prévôt de mener des carrosses à Montdidier et d'enlever toutes les religieuses hospitalières' et de les conduire à Paris, ce qu'il fit. M. d'Amiens, blessé de cette conduite violente, demanda raison de l'attentat et obtint que des commissaires examineraient les propositions que l'on imputait aux filles et leurs sentiments.
Ceci manque de clarté. A la fin de 1639, lorsque du Ferrier se trouve directement mêlé à l'histoire de Madeleine, le P. Joseph, mort en 1638, serait bien empêché de mobiliser
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ses gendarmes. D'où un nouveau mystère. La descente de police, dont parle du Ferrier, aurait-elle eu lieu, comme il semble le supposer, après l'expédition de Maubuisson, c'est-à-dire entre 1635 et 1638 ? J'incline à croire qu'il brouille les dates, et qu'il n'y a eu, du vivant du P. Joseph, qu'une seule prise d'armes contre les hospitalières de Montdidier, celle de 1634. Mais à nous qui n'étions pas de cette, ou de ces promenades, il importe peu. Un peu plus loin, le bonhomme nous donne, et sans doute des mêmes événements, une version quelque peu différente, mais plus pittoresque. Les filles de Montdidier, dit-il, « servaient un ancien hôpital de malades. Deux devinrent à demi folles et firent des excentricités : un des capucins parla contre elles et l'évêque le blâma. Le P. Joseph se fâcha de cette réprimande ». Ce doit être le même incident. D'après cette version, que je croirais plus vraisemblable, le sermon du capucin, qui mit le feu aux poudres, aurait stigmatisé, non pas précisément ou immédiatement la doctrine spirituelle de Madeleine, mais certaines « excentricités » dont le couvent aurait donné le spectacle. Aussi bien, en ces « deux demi-folles » n'aurez-vous pas manqué de reconnaître les « sept possédées » dont il est question dans la diatribe de Candide. Comme celle-ci dicte sa déposition cinquante ans après avoir reçu les confidences de Madeleine, elle a eu le temps de faire toutes multiplications utiles. De deux à sept, la distance n'est pas si grande. Avec cela, du Ferrier, plus proche des événements, ne semble pas avoir entendu parler de cette suicidée que Madeleine aurait déclarée « bienheureuse ». Mais, d'un accès de fièvre chaude à un suicide, il n'y a pas non plus si loin. Disciple de Condren, du Ferrier n'avait pas plus de goût que son maître pour les voies extraordinaires. Ce n'est pas moi qui l'en blâmerai. Très certainement la propagande de Madeleine lui a fort déplu. Aussi n'eut-il rien de plus pressé que de leur enlever « tous les livres de (haute) spiritualité, comme Harphius, Taulère, Rusbroche » - toujours
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nos grands trois - et qui plus est « le P. Jean de la Croix ». Il eut aussi de longs entretiens avec Madeleine tour à tour ou tout ensemble docile et obstinée, comme il arrive souvent. En tout cela, du reste, il ne faisait lui-même que se conformer aux directions que le P. de Condren lui avait données. Il me faut bien avouer que ce grand homme, dont l'autorité en de telles matières est si grande, ne faisait pas confiance à Madeleine. Ce serait même à Maubuisson, d'après du Ferrier, que, après l'avoir examinée, il aurait reconnu son « illusion (1) ». Mais voici beaucoup plus grave. Lorsqu'on informa canoniquement sur le cas de Madeleine - en 1634, très probablement, ou plus tard, s'il y eut deux informations - l'évêque d'Amiens ayant invité le P. de Condren à faire partie de la commission, celui-ci, poursuit du Ferrier,
m'a raconté qu'il avait prié M. d'Amiens de lui faire connaître s'il avait plus d'inclination pour que ces religieuses fussent condamnées que renvoyées justifiées. Il (Caumartin) lui dit souhaiter avec passion qu'on les déclarât innocentes, les croyant telles. « Puisque cela est ainsi, lui dit (Condren), je crois, Monsieur, qu'il vaut mieux que je ne sois pas commissaire, car, si je l'étais, je ferais aviser les autres commissaires de choses qui les feraient condamner, et moi n'y étant pas, on n'y songera pas. »
Ne vous paraissent-ils pas, lui et l'évêque, lui surtout, délicieux de bonhomie, de franchise, et bien amusants ? Mais, pour Madeleine, penserez-vous, quelle sentence accablante ! Non, pas le moins du monde, et bien au contraire. Puisqu'il se refuse à la juger, lui qui pourrait la perdre d'un mot, c'est qu'il ne croit pas urgent de la perdre. L'accusateur, qu'il ne veut pas être, du coup se transforme en avocat. Cette charge qu'il garde par devers lui, et dont, après l'examen le plus sérieux, nul des commissaires ne s'apercevra, si elle paraissait vraiment mortelle, Condren, l'homme
(1) Candide, qui n'en dit mot, aurait-elle oublié ce précieux détail? Oui, peut-être; mais peut-être aussi, pour le taire, ne manquait-elle pas de raisons. Condren ne ligure pas au calendrier de Port-Royal.
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du devoir et qui, d'ailleurs, n'a rien d'un sentimental, ne se verrait-il pas vigoureusement tenu à la découvrir? imaginez qu'il sache Madeleine, et pervertie elle-même, et appliquée à pervertir ses nombreux disciples, Condren, anxieusement pressé de la réduire à l'impuissance, eût pris les devants et l'eût dénoncée le premier. Juge, du reste, qu'il le veuille ou non, puisque l'évêque l'interroge, laisserait-il dans une illusion funeste ce prélat de bonne volonté, auquel il parle si librement et qu'il aurait si peu de peine à désabuser? D'où je conclus que ce qu'il reproche à Madeleine, bien qu'assez grave pour lui, ne rejoint ni de près ni de loin. les terribles insinuations de Candide. Je l'ai déjà dit : Condren se défie de ce que j'ai appelé jadis la mystique flamboyante : extases, révélations, visions, prophéties, rage d'enseigner ou d'écrire. On se rappelle que l'abbé de la Charmoye venu à Montdidier pour enquêter sur la doctrine et la personne de Madeleine, tous ses doutes, s'il en avait jamais eu, s'évanouirent, lorsqu'il la vit, pendant sou oraison, soulevée de terre. Ce même spectacle, bien loin de rassurer Condren, l'aurait à lui seul convaincu, sinon qu'il avait affaire à une simulatrice, du moins que tout apostolat devait lui étre défendu. Pour la doctrine même, sans doute aura-t-il pris Madeleine en flagrant délit d'exaltation ou d'incohérence dans ses propos, d'autant plus sévère en cela peut-être, que si vraiment c'est à Maubuisson qu'il a examiné l'extatique, Soeur Candide n'aura pas manqué de le travailler, et, pour ainsi dire, de le suggestionner au préalable, comme elle faisait tout le monde. Il en aura certes beaucoup rabattu et tout le venin, mais, comme dit l'autre : mentez, mentez, il en reste toujours quelque chose. Aucun doute chez lui sur l'honnêteté foncière et sur les moeurs de Madeleine, mais le sentiment qu'elle n'avait ni assez d'intelligence, ni assez de bon sens; ni assez de santé pour qu'on lui, confiât la formation spirituelle d'une abbaye en révolution. Du Ferrier, lui aussi, de témoin à charge devient avocat. Mais, pour que l'on comprenne à quel point son intervention
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est ici décisive, il me faudrait vous peindre le bonhomme au naturel, et entrer pour cela dans un détail que le latin même ne souffrirait pas. Tout vertueux, certes, rigide même, il n'avait jamais eu la tête bien solide. Après. la mort de Cendren sa conduite - notamment dans les affaires du jansénisme - paraîtrait assez louche parfois si elle n'était manifestement d'un agité. Entre autres indices de détraquement, le premier tiers de ses Mémoires ils furent écrits en prison - nous le montre poursuivi par une phobie que les médecins ont cataloguée, je crois, et que les confesseurs connaissent bien. Où qu'il aille, mais surtout dans les couvents de femmes, il trouve quelque démon cynique à exorciser. Or, la merveille est ici précisément qu'il ait pu diriger pendant deux ans les hospitalières de Montdidier sans que cette phobie y ait jamais trouvé de quoi se nourrir. Il n'en croyait pas ses yeux, habitués à des spectacles bien différents, sur quoi il ne nous a rien laissé à deviner. Mais laissons-le parler, puisqu'ici, enfin, le latin ne sera presque plus nécessaire. Il écrit donc, après avoir reçu la confession générale de tout le couvent, de ce couvent ou sévit depuis longtemps comme maîtresse des novices, puis comme supérieure, la possédée que vous savez :
Je puis dire que je n'ai point trouvé d'âmes plus pures et innocentes ni guère plus spirituelles. J'avais estimé -. ah ! le voici bien ! - que le service des hommes malades, les exposant à des regards et des fonctions capables de produire de mauvaises pensées, elles en pourraient être travaillées; mais je changeai de sentiment.
Le guérir provisoirement de son obsession, lui persuader qu'il y a encore ici-bas des anges, et même dans les couvents, elles ont fait ce miracle. Quant à Madeleine, après l'avoir tant de fois examinée et harcelée sans pitié :
Bonne fille pour les moeurs, déclare-t-il, mais extrêmement remplie de ses sentiments et de la croyance qu'elle ne faisait rien que par l'ordre exprès de Dieu.
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Illuminée donc, si l'on veut, au sens bénin, et comme il s'en rencontre fatalement, à un degré quelconque, dans tous les milieux d'intense ferveur ; mais non pas illuminée au sens abominable - le sens de Candide - que l'on donne communément à ce mot, quand on déclame, le rouge au front, contre les Illuminés de Picardie, Pierre Guérin, les deux Buquet, Madeleine et leurs soixante mille victimes (1).
1. Les inédits étant pour mes pauvres yeux un fruit défendu, je n'ai lu que les soixante-dix premières pages des Mémoires de Du Ferrier, dans la copie qu'en garde la bibliothèque Sainte-Geneviève. Je n'ai pas confronté cette copie avec l'autre... Quoique Du Ferrier semble dire le contraire, Madeleine ne peut être rangée parmi les disciples de Labadie. Celui-ci n'est venu en Picardie qu'en 1639, à une époque donc où les principes de Madeleine étaient arrêtés depuis longtemps. Labadie, très en faveur auprès de l'évêque d'Amiens, aura été reçu chez les Hospitalières de Montdidier avec sympathie et confiance, comme il l'était dans tant d'autres maisons religieuses du pays. - Resterait à savoir comment s'est formée la spiritualité de Madeleine. Autodidacte ? Non, me semble-t-il, bien que je n'en sache rien. Mais on ne saurait trop répéter que, dès les premières années du XVII° siècle, ces idées-là sont partout. Quelles étaient au juste les relations spirituelles entreRoye et Montdidier? Mystère. L'agent de liaison nous est connu, c'est Antoine Buquet, aumônier de Montdidier et frère de l'autre Buquet, le voisin et l'unanime de Guérin. Les rapports d'amitié entre les deux groupes s'expliquent sans peine, et la persécution commune les aura resserrés. Faut-il aller plus loin et attribuer à Guérin une influence décisive sur la formation de Madeleine; ou inversement, à Madeleine sur la spiritualité de Guérin et du Buquet de Roye ? Agent de liaison, il est possible qu'Antoine ait été aussi l'inspirateur principal des deux groupes, mais il est également possible que, plein d'admiration pour son extatique, il ait fait partager ses sentiments à son frère et à Guérin.
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