I - CHAPITRE II
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CHAPITRE II : DIEU ET L'HOMME DANS LA QUIÉTUDE

 

I. - L'OPÉRATION DIVINE DANS LA QUIÉTUDE

II. - DE L'ACTIVITÉ HUMAINE DANS LA QUIÉTUDE

III. - DES ÉCLAIRS DISCURSIFS DANS L'ORAISON DE LA QUIÉTUDE

 

I. - L'OPÉRATION DIVINE DANS LA QUIÉTUDE

 

Considérée sous son aspect positif, de beaucoup le plus important, à vrai dire le seul important, la quiétude, c'est Dieu qui se donne, au sens propre du mot donner. La quiétude au sens négatif, c'est-à-dire la cessation ou la paralysie du discours n'est que la conséquence, automatique ou mécanique, si j'ose dire, de ce don.

A prendre à la lettre certaines images des mystiques, on risque de croire que l'intervention divine dans la quiétude est d'abord suspensive ou paralysante. Dieu s'appliquerait à empêcher l'âme de discourir, et quand il la trouverait assez dépouillée de ses activités normales, qui sont discursives, il lui communiquerait une vie nouvelle. Tauler disait par exemple : « Le Saint-Esprit fait en nous deux choses : il nous vide, puis il remplit le vide qu'il a fait (1).» Il parut à Charlotte Le Sergent « que Dieu fit (d'abord) un vide dans son âme (2) ». «Un vaisseau qu'on vide, écrit le P. Crasset et qu'on remplit aussitôt d'une autre liqueur (3) ».

Ce ne sont là que des à peu près, me semble-t-il. La «ligature » des puissances n'est pas l'objet direct, immédiat de l'opération divine dans la quiétude. La grâce n'a pas pour objet immédiat de vider l'âme, mais uniquement de la

 

(1) Abrégé de la perfection, p. 75.

(2) Ecole du P. Lallemant, p. 334.

(3) Cf. Ecole du P. Lallemant, p. 323.

 

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remplir. La quiétude ne commence pas par un « vuidement », mais par l'infusion d'une « autre liqueur » qui, pour ainsi parler, refoule mécaniquement la liqueur discursive, ou la stérilise. On raisonne souvent, des deux côtés de la barricade, comme si la « cessation du discours » était un bien en soi, et par suite, l'activité du discours, un mal en soi. Non, pas du tout, puisque, dans les plus hauts états mystiques, le discours garde la pleine liberté de ses mouvements. Je crois même que, pour l'homme tel qu'il est, l'impossibilité de discourir est, en soi, une défaillance, non pas certes morale, mais psychologique. Or on ne conçoit pas que Dieu procure directement, et à titre de grâce, une imperfection quelconque. Il permettra, par exemple, que le pécheur s'aveugle lui-même ; il ne l'aveuglera pas. Ainsi dans la quiétude. « L'action de Dieu, écrit Fénelon, ne peut être uniquement destinée à opérer l'impuissance pour les actes qu'on ne fait pas... Un empêchement n'est pas une grâce, s'il n'est qu'un simple empêchement pour des actes qui sont eux-mêmes très bons (1) ». Il est certain par exemple, qu'à une âme très avancée dans la quiétude, l'évocation distincte de la Crèche ou du Calvaire devient provisoirement impossible. Pense-t-on que d'elle-même la grâce mystique travaille alors à voiler ces images saintes? Non, elle ne crée aucun empêchement de ce genre, mais elle donne un tel branle aux activités plus profondes que l'âme n'a plus ni le goût ni même le pouvoir de seconder les mouvements de l'imagination ou des autres facultés de surface (2). Saint François de Sales démonte parfaitement ce mécanisme :

 

(1) Oeuvres de Fénelon, III, p. 190.

(2) Cf. là-dessus Dom Chapman, à propos de Sainte Thérèse qui veut que la ligature cesse dans la septième Demeure, et du P. Poulain qui s'est approprié cette vue de la Sainte. « Le P. Poulain ne veut pas comprendre que la ligature est le résultat naturel de l'attention portée aux choses spirituelles et que l'extase même n'est que l'effet naturel d'une concentration mentale extraordinaire. Il tend à voir dans la ligature une opération divine qui scellerait les portes de la conscience, afin que l'âme ne fût pas distraite de ses visions célestes. S'il en était ainsi, pourquoi cesserait-elle dans la septième demeure »? Article Mysticism dans le Dictionnaire de Hastings.

 

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Notre-Seigneur, dit-il, répand imperceptiblement au fond du coeur une certaine douce suavité qui témoigne sa présence, et lors les puissances, voire même les sens extérieurs de l'âme, par un certain secret consentement, se retournent du côté de cette intime partie où est le très aimable et très cher Epoux.

 

Occupant ainsi de son intime présence le fond de l'être, ce qui est proprement le don mystique,

 

Il retire à soi toutes les facultés de notre âme, lesquelles se ramassent autour de lui et s'arrêtent en lui

 

suspendant, par cet arrêt, leur activité ordinaire. Comme des aiguilles attirées par l'aimant,

 

toutes nos facultés retournent leurs pointes de ce côté-là, pour se venir joindre à cette incomparable

 

présence (1). La quiétude, écrit de son côté, le P. Ripault fait

 

éclipser tout autre objet importun de l'esprit, et rasseoir tout mouvement et sentiment de quoi que ce soit, tout autre objet faisant hommage à celui-ci,

 

à Dieu lui-même, pénétrant l'âme,

 

et donnant dans le néant, comme si sourdement ils avouaient qu'il n'y a que le seul Dieu qui est et qui mérite d'être, dompter et remplir leur esprit, et AINSI CÈDENT LA PLACE A L'IMMENSE (2).

 

Et la Mère Elizabeth de l'Enfant-Jésus :

 

Cette grâce n'est point un écoulement de Dieu dans les sens ni dans les puissances, mais c'est, selon que je le comprends, une réelle possession

 

(1) Amour de Dieu, VI, ch. VII.

(2) Divine naissance, cf. Mus. 395.

 

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retenez ces deux mots qui disent tout,

 

de tout ce que Dieu est, qui, faisant tomber la créature,

 

l'être de surface et les puissances discursives,

 

dans le néant, fait que ce Dieu de bonté est tout en elle et qu'elle est toute en lui; ou, pour mieux dire, qu'elle n'est plus du tout ; étant trop peu, ce me semble, de dire avec saint Paul que sa vie est cachée avec Jésus-Christ, en Dieu... ; mais qu'elle est toute perdue et abîmée en lui, où elle voit sans voir, veut sans vouloir, opère sans opérer, ne voulant plus rien voir, vouloir ni faire que par Dieu même qui est sa vie, mais vie opérante et vivifiante, quoique assez souvent elle ne soit point aperçue de l'âme (1).

 

Lignes incomparables et que je ne transcris pas sans rougir de ma verbosité piétinante. Mais si nous piétinons, ressassant, épaississant des explications mille fois données par les maîtres du XVII° siècle et qui, pour ainsi dire, couraient alors les rues, à qui la faute sinon à l'incompréhension miraculeuse des Nicole, des Segneri et de leur progéniture ? Un livre récent vous conseillera, par exemple, de mettre en quarantaine, comme un préquiétiste dangereux, le saint M. de Bernières, tour à tour le disciple et le conseiller de la Mère Elizabeth, et, de toute manière, son unanime.

Ainsi « réelle possession » d'abord, puis anéantissement du discours, suite immédiate et automatique, envers négatif de cette possession positive. Nous ne dirions donc pas avec M. Baruzi: « Au fond de notre être anéanti, Dieu surgit », puisque - et M. Baruzi le sait mieux que moi - c'est en surgissant dans l'âme profonde que Dieu anéantit les activités de surface. a Lorsqu'il nous trouve dénués de tout ce qui n'est pas à Dieu, écrit encore le même philosophe, se produisent les touches (2) ». Non, ce sont les touches qui

 

(1) La Vie de la Vénérable Mère Elisabeth de l'Enfant Jésus, Paris, 168o, p. 341.

(2) Saint Jean de la Croix, 1ère édit. Paris, 1924, p. 687.

 

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dénuent. « Le progressif envahissement de l'âme par Dieu, écrit M. Delacroix, la déification qui se fait peu à peu à mesure que le moi s'anéantit (1) ». J'aimerais mieux dire que l'anéantissement du moi progresse à mesure que progresse l'envahissement de l'âme par Dieu. L'anéantissement de notre ego, dit le P. Barré, « fait venir l'Ego de Dieu (2) ». Non encore, c'est en venant que l'Ego de Dieu anéantit notre ego. J'intervertirais de même les facteurs dans ces lignes du R. P. Hugueny: « Libération des activités profondes due à l'affaiblissement et à l'inaction graduelle des activités communes (3). » « Cette présence qui va démolissant tout », disait M. Berthod (4). Et le P. Guilloré : « Plus on s'approche de Dieu (ou, pour mieux dire, plus Dieu s'ap-

proche de nous) plus on sent un poids secret qui porte à ce qu'on appelle inaction et au silence intérieur (5) ».

Enfin, et splendidement le P. de la Taille :

 

Selon les divers tempéraments et les circonstances diverses, l'un est plus sensible à l'aspect du vide et l'autre à la plénitude ; mais la plénitude est dans le vide et le vide la remplit. Car une seule chose creuse et une seule chose comble les cavernes de l'intelligence ; l'amour, l'amour précipité dans l'âme par le Dieu qui l'habite ; et mieux encore, dans la retraite où il se cache, l'union du divin Amour avec l'âme épousée (6).

 

Nous anticipons fatalement sur les éclaircissements qui vont suivre. Mais il importait de rappeler sans plus tarder et d'orchestrer vigoureusement une certitude qui échappe aux ennemis des mystiques et sur laquelle les mystiques eux-mêmes donneraient parfois le change : à savoir que, de quelque côté qu'on l'envisage, soit du côté de Dieu qui l'opère, soit du côté de l'âme qui s'y ouvre, la quiétude

 

(1) Etudes, p. 347.

(2) Lettres spirituelles du R. P. Nicolas Barré, Paris, 1697.

(3 ) Vie spirituelle, janvier 1932.

(4) Lettres, IV, p. 212.

(5) Maximes, p. 245.

(6) Article cité des Recherches, p. 317.

 

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n'est une négation qu'en apparence. Dans quelque ordre que ce soit, ascétique ou mystique, discursif ou supradiscursif, l'alliance de ces deux mots : voie négative, constitue un parfait non sens. Une voie, j'imagine, est faite pour qu'on y marche, et l'ou ne peut tout ensemble y marcher et n'y marcher pas. Mais enfin, comparées aux activités supradiscursives qu'exalte et comble la quiétude, ce seraient bien plutôt les activités discursives qui tendraient à rejoindre le néant.

 

II. - DE L'ACTIVITÉ HUMAINE DANS LA QUIÉTUDE

 

Nous l'avons dit et c'est une de nos certitudes essentielles : l'oraison de quiétude est prière au plein sens du mot. Or, une prière totalement passive ou inerte ne se conçoit pas. Non mortui laudabunt te, puisque, d'une part, qui dit prière dit connaissance et amour, et que d'autre part il n'est pas de connaissance ni d'amour qui ne soient action - la plus active des actions. Il s'agit ici néanmoins d'une activité spéciale qui ne ressemble pas à l'activité normale de nos puissances et qu'a longtemps ignorée la psychologie classique. Essayons, par des approximations successives, de nous faire une idée aussi claire que possible de cette activité singulière, de cette « oisiveté agissante (1)» ; sans oublier toutefois qu'elle est proprement indéfinissable.

 

I. - Imaginez une harpe vivante, aveuglément, cordialement docile, aux inspirations et aux volontés de son maître. Qu'il la transporte d'un endroit à un autre, qu'il la revête ou la dépouille de sa housse, elle est contente. Mais à ces divers mouvements, on voit bien qu'elle ne collabore pas

 

(1) « Oisiveté », cher aux mystiques, ne peut plus s'entendre aujourd'hui qu'en un sens péjoratif. Il n'en a pas toujours été ainsi, et Balzac distinguait expressément oisiveté de paresse. « L'assoupissement de la paresse n'a rien de commun avec les délices de l'oisiveté. Celle-ci réveille, aiguise, purifie les sens ; celle-là les endort, les émousse et les épaissit. L'une nous laisse notre liberté ; nous sommes en la puissance de l'autre. On est possédé de la paresse et non point de l'oisiveté ». Entretiens, I, cités par Guillaume, J.-L. Guez de Balzac et la Prose française, Paris, 1927, p. 276.

 

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d'une façon active. Vienne maintenant l'heure où l'artiste la fera sonner. Son attitude intime n'est plus la même. Encore passive, puisque d'elle-même elle ne sonnerait pas ; active, puisque, vivante qu'elle est, elle se prête de toutes ses vibrations aux mélodies qu'on lui demande. C'est ainsi qu'au plus noir, au plus passif de la quiétude, l'âme, non contente de ne pas résister à l'action divine, se mêle, participe de toute son activité profonde à cette action. Disons mieux, pour elle, puisqu'elle est âme, ne pas résister, c'est participer. Rappelons-nous, puisqu'on s'acharne à l'oublier, que l'action de Dieu est ici toute positive et créatrice, qu'elle ne travaille pas directement à suspendre l'activité des puissances, mais à communiquer à l'âme ses propres vibrations divines. Pourquoi l'envahirait-elle, la possèderait-elle, sinon pour la faire vivre de lui, en lui et par lui. Une force, écrit excellemment M. Delacroix, « qui apparaît d'abord comme étrangère au moi, et qui, progressivement, l'envahit et se substitue aux formes d'action et de pensée qui constituaient la conscience personnelle... ; énergie substantielle qui après s'être opposée au moi, le pénètre en se l'assimilant et crée une vie nouvelle (1) ».

Cette comparaison de la harpe nous aide à dissiper une confusion, où, pour ma part, je me suis enlisé longtemps. Pour fermer la bouche à leurs adversaires, les mystiques disent souvent que l'on n'est pas inerte dans la quiétude puisque l'on y accepte d'être envahi par Dieu, puisque on ne fait rien qui puisse ralentir le progrès ou pour éluder les conséquences de cet envahissement. Accepter c'est vouloir, et vouloir c'est agir. A merveille. Mais prenez garde qu'il y a deux façons d'accepter, d'acquiescer, de « se laisser faire » : l'une toute discursive, l'autre mystique. Exclusivement discursif, bien qu'excellent, l'acte distinct, réfléchi,

 

(1) Etudes..., p. 366. J'ai souligné après qui peut être équivoque. Il n'est juste que dans l'ordre cognitif et conscient où se place, je crois, M. Delacroix. Mais, dans l'ordre des réalités, c'est parce qu'elle pénètre le moi profond que l'activité divine s'oppose au moi de surface, l'expulse, pour ainsi dire ou le paralyse.

 

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délibéré qui accepte, comme du dehors, la quiétude ; c'est l'acquiescement de la harpe vivante aux gestes de son maître qui la promène d'une place à l'autre. Accepter délibérément la grâce qui m'empêche de discourir, c'est encore discourir. Non que cet acquiescement raisonné ait toujours à se produire et qu'il n'y ait de quiétude que délibérément acceptée. En fait, un commencement de quiétude précède cet acquiescement. C'est parce que les premières touches divines l'ont surprise et alarmée, qu'un contemplatif qui s'ignore, ayant pris conseil de son directeur, consent, par un acte proprement discursif, à l'inaction où il se trouve engagé déjà. Si l'envahissement n'était pas ébauché, on ne se demanderait pas comment il faut se gouverner dans cette conjoncture étrange, si le devoir est de résister à la quiétude ou de s'y abandonner. Mais c'est leur oisiveté, en tant qu'oisive ou passive, que les mystiques veulent agissante ; c'est elle qui acquiesce, et d'une acceptation qui ne se produit donc pas dans les cadres du discours. Dans « laisser faire » faire à deux sens. Il peut signifier : laisser Dieu et lui seul faire ce qu'il voudra de vous ; laisser faire de la harpe transportée d'un endroit à l'autre ; résignation discursive de Job. Mais il veut dire aussi : laissez Dieu vous faire faire à vous-même activement, ce qu'il voudra non pas que vous subissiez, mais que vous fassiez. Laissez-le, non plus seulement agir en vous; mais vous « agir » Si l'on peut ainsi parler. « Je crois, ma fille, écrit le P. Epiphane, que c'est mal raisonner de dire selon l'Apôtre: nous sommes agis ; donc nous n'agissons pas. Disons plutôt... Nous sommes agis et nous agissons, et, qui plus est, nous ne sommes agis qu'afin que nous agissions (1) ». Mieux encore : nous ne sommes agis que dans la mesure où nous agissons. Non est Deus mortuorum.

 

II. - L'action divine par où l'on est agi et tout ensemble

 

(1) Conférences mystiques sur le recueillement de l'âme, Paris, 1684, pp. 393-394.

 

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par où l'on agit échappe à l'expérience intime. Mais, pour nous aider à l'imaginer en quelque manière et à ne pas la trouver contradictoire, on nous dit que cette passivité agissante a pour foyer la fine pointe ou la substance de l'âme. Ce n'est là, bien entendu, qu'une allégorie. Deux zones : la surface où se forment les concepts, où se lient les raisonnements, où se déterminent les volitions distinctes, où s'épanchent les émotions ; puis les profondeurs où circule, pour nous agir, la réalité présente de Dieu. Avec sa parabole d'Animus et d'Anima, Paul Claudel a donné un regain de jeunesse à ces vieilles imaginations. « La souveraine partie de l'âme... une si haute région », disait Guez de Balzac. Ou encore : « La volupté qui monte plus haut que les sens, celle qui va chercher la partie supérieure (1). »

De l'une à l'autre de ces deux zones, le ponts ne sont pas coupés; il se fait, au contraire, des échanges constants sur lesquels nous aurons à revenir. Qu'il nous suffise de rappeler ici qu'au moins dans les formes élémentaires de la vie mystique, la quiétude ne se rencontre jamais à l'état pur. Par mille fissures souterraines, le flot supra-discursif rentre dans les canaux du discours.

Pour, l'auteur du Nuage, le foyer de l'activité mystique serait la « substance » de l'âme. Il veut prouver - et c'est assez hardi, mais peu nous importe, - que l'oraison de quiétude est prescrite par les saints Livres.

 

Honora Dominum de tua substantia... Que ta substance même honore le Seigneur. Dans ce texte, Salomon parlait à son fils, selon le sens littéral; mais, pour l'appliquer à ton intelligence, je l'interpréterai au. sens spirituel et je te dirai en son nom : Ami en Dieu, veille à laisser de côté toute l'activité de tes facultés naturelles;

 

entendez, lorsque les touches divines ont déjà commencé l'investissement de l'âme,

 

(1) Op., Guillaume, J.-L. Guez de Balzac et la Prose française, Paris, 1927, p. 381.

 

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et à rendre à ton Seigneur Dieu un culte plénier au moyen de ta substance. Offre-lui en toute simplicité ton être tout entier... Mais offre-le comme un tout, sans le morceler, c'est-à-dire sans considérer en détail ce que tu es,

 

et sans t'efforcer à produire, un à un, les actes de tes puissances discursives.

 

Par là ton regard ne sera pas dispersé, tes impressions resteront pures, et il n'y aura plus d'obstacle à ton unité intérieure avec Dieu, dans la pureté du coeur (1).

 

Remarquez, en passant, le petit salut d'amitié que le génial anonyme du XV° siècle envoie à M. Bergson. Lui non plus il ne veut aucun mal au discours. Il constate seulement que les actes discursifs, plus ils sont achevés, plus ils morcellent le réel, et que, plus ils le morcellent, plus ils sont incapables d'établir le contact entre le tout de Dieu et le tout de l'homme.

Nos curiosités d'aujourd'hui seraient peut-être moins insatisfaites si, à la notion de substance on substituait celle de personne. L'activité propre de la quiétude, son oisiveté agissante, se développerait, et parfois jusqu'à s'y perdre, au coeur même de la personne en tant que personne. Songez que plus le discours se rapproche de son idéal, moins la personne discourante s'y trouve engagée. Une idée pleinement et uniquement lumineuse, un raisonnement exclusivement logique, une volition qu'aurait exclusivement commandée la pesée objective des motifs pour et contre, ce

complexe d'actes humains, tend à rentrer dans l'universel et à se détacher de la personne vivante qui l'a produit, comme un fruit trop mûr qui ne tient plus que par des fibres desséchées à la branche qui le porte.

Au lieu de personne, les scotistes disaient, je crois haeccéité. « Intimement liée à la nature, écrit l'un d'eux, l'haeccéité n'aura garde de contrecarrer son opération » ;

 

(1) Le Nuage..., p. 343.

 

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c'est-à-dire, si je comprends bien, que notre activité substantielle, ou personnelle, va d'elle-même à déclancher, et, par suite, à personnaliser l'activité discursive. « Mais elle l'endiguera, elle lui évitera une dissipation, qui, en l'extériorisant », atrophierait les délicates radicelles qui la relient au centre de l'âme. « Il lui est évidemment impossible de substituer totalement et pour longtemps son opération (isolée) à celle de l'entendement, mais bien souvent sa réaction apporte à celle-ci (à l'activité discursive) un heureux tempérament... Le principe individuel de mon être ( haeccéité, personne, pointe de l'âme, anima) tend à me dégager de tout ce qui n'est pas moi (et de tout ce qui n'est pas Dieu en moi), pour me concentrer, me ramener vers mon intérieur, vers ce grand vide creusé par mon haeccéité au plus intérieur de mon être réel; et là, il ne dépend que de moi seul de retrouver Dieu. » (Mieux encore, ajouterais-je, pour peu que la quiétude se prolonge, il m'est impossible de ne pas retrouver Dieu; restant, d'ailleurs bien entendu, que c'est Dieu qui prend les devants, qui fait sentir le vide en le remplissant.) « La volonté alors, car c'est toujours par la volonté qu'opère l'haeccéité, » (Eh! c'est la volonté elle-même, les volitions exclusivement discursives, n'étant que des velléités, comme nous le dirons plus loin), « la volonté n'a plus qu'à se laisser aller vers son inclination naturelle (et surnaturelle, dans l'ordre présent), vers l'Amour souverain du Bien infini, auprès duquel elle se trouve seule (eh ! parce qu'en l'envahissant, il a fait le vide en elle). L'opération dissolvante (et dépersonnalisante) de l'entendement (pur) bien suspendue, la volonté agira dans une intimité complète avec Dieu ; son opération s'effacera même bientôt pour céder toute la place à l'opération divine; et alors, assimilée à son divin objet. transformée en lui (agie par lui), l'haeccéité pourra dire : il y a en niai une vie, un mouvement, un être; tout cela se trouve en moi sans être mien; c'est la vie, c'est l'opération, c'est l'être de Dieu. » Haeccéité « porte ouverte et la voie (unique) vers

 

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tout mysticisme digne de ce nom ». Tel serait le foyer de la quiétude, son activité propre : elle dégage (l'homme) de l'encombrement de ce qui en lui n'est pas personnel ; elle creuse « au plus intime de son être un grand sanctuaire réservé à Dieu (1) ».

Cette explication, encore plus éblouissante que technique, a aussi l'avantage de rendre à l'unité foncière de l'âme dans la quiétude, ce que d'abord la philosophie des mystiques semblerait lui disputer. Car enfin cette haeccéité, ce moi personnel, en ce qu'il présente d'unique, c'est aussi le moi tout entier; centre et surface, âme et corps.

 

Quand j'ai dit, écrit François de Sales, que la volonté avait une si grande convenance avec le bien que, soudain qu'elle l'aperçoit, elle se tourne de son côté..., je n'ai pas... voulu dire, que la volonté reçoive et agisse toute seule aucune chose, car c'est l'homme et la personne qui agit et reçoit à proprement parler. La convenance au bien, de laquelle la volonté reçoit complaisance, n'est pas une convenance de la seule volonté, mais de l'homme même avec le bien. Encore que la volonté soit la faculté de notre âme qui tend et nous porte au bien, c'est toutefois nous, à proprement parler, qui, par icelle, nous émouvons au bien et qui nous y complaisons,

 

en nous unissant à lui de tout notre être (2). D'où il suit que la quiétude en même temps qu'elle semble nous amenuiser, nous dilate ; et que tout le spéculatif, comme tout le sensible de la vie religieuse - dogmes et rites - bien loin de lui nuire, s'ordonne aisément à elle, la seconde et la nourrit. « L'homme tout entier, écrit le P. Gardeil, corps et âme..., est appelé à recevoir communication de la vie divine apportée sur terre par Notre-Seigneur Jésus-Christ... Un

 

(1) Osuna et Duns Scot, par le R. P. Michel-Ange, Etudes franciscaines, 1910, pp. 4o3-4o5.

(2) Traité de l'Amour de Dieu, II, pp. 355-356. Ce n'est pas le texte définitif, mais un précieux brouillon qu'a publié Dom Mackey.

 

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chrétien, ce n'est pas une âme (pas non plus une fine pointe) c'est un homme (1)».

 

IV. - Le mystère d'une « oisiveté agissante » est de lui-même assez ténébreux. N'y ajoutons pas des obscurités absurdes, et ne faisons pas de ce paradoxe une monstruosité. Comprenons donc bien qu'il n'est pas question de munir l'âme profonde d'une activité surhumaine, inouïe et impensable. Non, il n'y a là de singulier que le mécanisme psychologique de ces actes, mais, pour l'activité elle-même, elle est tout ce qu'elle peut être, tout ce que ne peut pas ne pas être une activité spirituelle : elle est connaissance et elle est amour. Quand on dit que Dieu « agit » l'âme dans la quiétude, on veut dire simplement qu'il la met de sa grâce en posture de connaître et d'aimer. Le P. Epiphane est excellent sur ce point. On me permettra de le citer longuement. Ne nous est-il pas signalé, d'ailleurs, par Nicole et par M. Pourrat, comme un dangereux détraqué?

 

Les mystiques, dit-il, prennent pour une même chose non opérer, pâtir, être agi, quiétude, paix, repos, évanouissement d'images, anéantissement d'espèces; mais parce que tout ce qui se passe alors dans l'esprit vient originairement d'une infusion fort extraordinaire,

 

infusion, non pas de vues distinctes, de vérités, de lumières sur Dieu, mais de Dieu lui-même. J'aime mieux donc : pénétration et avec M. Delacroix « envahissement ».

 

Il est dans une admirable suspension de toute sorte d'actes réfléchis.

 

Entendez que, d'elle-même, la quiétude tend à procurer

 

(1) R. P. Gardeil, La structure de l'âme, Paris, 1927, I, p. 4. Pour M. Inge la foi est «an act of the whole personality ». « Not feeling, dit-il encore, but the heart of reason », c'est-à-dire «the whole personality acting in concord ». Mysticism, pp. 5o, 53. Cf. aussi M. Blondel, Qu'est-ce que le mysticisme, p. 47, le P. Rousselot, Mélanges Grandmaison, p. ioi ; le R. P. Maréchal, Réflexions, p. 78.

 

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cette suspension; mais n'entendez pas que l'activité discursive est totalement et longuement suspendue pendant « l'oraison de quiétude ». Notre Epiphane enseigne expressément le contraire.

 

Avec un acquiescement très résigné à se laisser pénétrer, posséder et vaincre de la lumière divine,

 

de la lumière, au singulier, et non des lumières ou des vérités divines;

 

sans qu'il se sente mouvoir ou être agi, ou qu'il fasse réflexion sur aucune espèce, image, ou sur quoi que ce soit. C'est ce qui fait dire à quelques mystiques que l'esprit n'opère pas et qu'il ne fait que recevoir...

Et pourtant il est trop vrai que l'esprit ne peut avoir aucune connaissance que par un acte qui lui est propre; et s'il connaît, il agit. De même la volonté ne peut avoir d'amour que par son propre acte, et si elle aime, elle opère. Il est vrai que, dans cette infusion merveilleuse, les puissances de l'âme n'agissent que par manière de repos. L'entendement

 

ou pour mieux dire, l'intelligence

 

entend, il ne sait comment et ne peut comprendre ce qu'il entend; la volonté aime, l'âme ne sait comment et ne peut comprendre ni l'objet qu'elle aime, ni l'acte de son amour. Et pourtant, en ne comprenant point de la sorte, l'âme en est bien plus élevée que si elle comprenait;

 

et plus connaissante, comme nous dirons tantôt, et plus aimante. On remarquera que le P. Epiphane ne fait pas intervenir ici, comme plusieurs l'attendraient, la distinction

classique entre la fine pointe et la surface, entre Anima et Animus. Ce n'est là en effet, qu'un artifice pédagogique; une façon pittoresque de dramatiser la quiétude, mais qui

n'enrichit d'aucune façon la définition de celle-ci. Dire que la fine pointe agit seule pendant que dorment les puissances, ou dire que les puissances gardent leur activité,

 

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sans toutefois que le mécanisme discursif soit mis en branle, ce sont là deux façons de décrire une seule et même expérience. L'unique nécessaire est ici de se cramponner à la maxime fondamentale de la quiétude : bien qu'agie par Dieu, ou plutôt parce qu'elle est agie par Dieu, « l'âme est continuellement en action » mais « d'une manière différente », et le P. Epiphane cite M. de Bernières :

« Ce qui fait plus de mal, c'est qu'on en parle (de cette oraison) quelquefois à des doctes, et encore si crûment que ces doctes s'emportent » persuadés qu'ils sont, et fort justement, qu'on ne peut faire oraison « sans faire d'actes ».

 

« Mais si elles leur disaient : Dieu opère en mon âme; et, afin de donner lieu à son opération, je veux me tenir en repos, de peur de la troubler par ma trop grande activité, soit d'entendement ou de volonté, on n'aurait pas de peine à comprendre comment on n'y est pas oisif, d'autant que l'opération de Dieu est amour et connaissance. »

 

Et comme il n'est pas possible, reprend le P. Epiphane, que

 

notre esprit connaisse par la connaissance incréée et divine, ni que notre volonté aime par un amour incréé et divin, il faut nécessairement que notre esprit et notre volonté connaissent et aiment par nos propres actes, élevés extraordinairement par un secours très spécial de Dieu.

 

Qu'on cesse donc de répéter que les mystiques

 

établissent leurs maximes et leur état sur des impossibilités, des chimères et des extravagances. L'âme, dans son plus grand repos..., dans son plus parfait silence, opère et elle parle. Ce n'est pas un tronc d'arbre... Sa parole et son opération sont la connaissance et l'amour.

 

Comme néanmoins ces opérations sont « infiniment au-dessus de la capacité naturelle de l'entendement et de la volonté », il est assez naturel que l'on (lise, sans plus de

 

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précision que « l'âme ne connaît et n'aime pas ». Car il est vrai tout ensemble que, « dans cette quiétude, l'esprit et la volonté agissent et n'agissent pas; l'entendement (l'intelligence) connaît (d'une connaissance supra-discursive) et ne connaît pas » d'une connaissance discursive.

 

Ce ne sont pas ces puissances qui opèrent, c'est Dieu qui opère. Il n'opère pas pourtant tout seul... Il opère dans les puissances et par les puissances de l'âme. Et comme il est le principal agent, à cause de la communication extraordinaire par laquelle il s'unit à l'âme, noua disons qu'il agit seul; quoique, en vérité, il y agisse par l'entendement (intelligence) qui produit une connaissance réelle et actuelle; comme il agit par la volonté qui produit un acte d'amour (1).

 

Un des théologiens contemporains qui a élucidé avec le plus de bonheur ces délicates matières, le R. P. de la Taille, ne fait guère ici que répéter le P. Epiphane, que d'ailleurs, autant que je sache, il ne connaît pas. Le mystique, résume-t-il en deux mots, « a conscience de recevoir de Dieu un amour tout fait, si l'on pouvait dire ainsi », et donc aussi une connaissance toute faite. « Et c'est pourquoi il se dit passif, bien que tout amour soit un acte, mais il y a passivité néanmoins, et passivité consciente, en ce que l'âme se sait, se sent investie par Dieu de cet amour » et de cette connaissance, laquelle, du reste, ne distingue pas de l'amour (2).

On comprend qu'une activité de ce genre surprenne d'abord l'arrière-garde des psychologues indépendants ; mais non pas qu'elle scandalise les théologiens à qui devrait être familier le dogme de la grâce sanctifiante. Car enfin, toute connaissance de foi n'est-elle pas infuse et passive ; tout amour et même celui des commençants n'est-il pas infus et passif (3)? Et, même en dehors de l'ordre surnaturel, ne savons-nous pas que in eo movemur, comme

 

(1) Conférences mystiques, Conf. XIX, pp. 382-393.

(2) L'oraison contemplative, p. 23.

(2) Ib., p. 22.

 

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l'affirme saint Paul, et que cette motion mous laisse la propriété de nos actes. Je difficile ne serait pas, semble-t-il, d'admettre le fait de ces « infusions » et «l'oisiveté agissante » qu'elles ne peuvent manquer de procurer, mais bien plutôt de comprendre que les mystiques s'en réclament comme d'un privilège à eux réservé. A cette difficulté, qui seule est sérieuse, on répond, avec le P. de la Taille, que « la charité, chez les mystiques, n'est pas seulement infuse », comme chez tout chrétien en état de grâce, « mais est consciemment infuse (1) ». Nous reviendrons plus loin à cette conscience qu'aurait l'âme de cette « infusion (2) ».

 

III. - DES ÉCLAIRS DISCURSIFS DANS L'ORAISON DE LA QUIÉTUDE

 

Quoique foncièrement distincts dans l'abstrait, la quiétude et le discours ne sont pas sur le pied de guerre. Au contraire, ils s'aiment bien et le prouvent, en se faisant l'un à l'autre, des visites nécessairement courtes, mais fréquentes et cordiales. Il est vrai, - et de là sont venues, comme nous verrons, les pires catastrophes - que certains mystiques, parmi les plus grands, se donnent parfois l'air de décrier le discours, la méditation en soi. Assurément telle n'est pas leur intention et ils tombent de leur haut quand on les accuse de vouloir ruiner une discipline dont ils savent mieux que personne la nécessité et le bienfait.

 

(1) L'oraison contemplative, p. 16.

(2) Comme on l'a vu plus haut, Gagliardi, et avec lui plusieurs théoriciens de marque, enseigne que la caractéristique de cette « oisiveté agissante » est que la quiétude produit des « actes directs » entendant par là que, dans cet état, l'âme saisit le réel directement, au lieu que la connaissance normale ne saisit directement que des notions. Rien de mieux, pourvu qu'on n'attache pas à cette épithète une valeur proprement définissante. « Direct » n'en dit pas plus long que « supradiscursif ». Les deux mots ont ici le même sens. De cette connaissance mystique que nous savons positive, nous ne pouvons nous faire que des idées négatives. Il faut toujours en revenir à dire qu'elle n'est pas discursive. Il en va de même pour les mots, beaucoup plus répandus, de « simple vue », « simple regard ».

 

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S'ils ne prônent pas la méditation, c'est qu'ils ont mieux à faire que d'enfoncer une porte ouverte. Eh! qui peut douter de son excellence ! Ils s'adressent à des lecteurs qui ont médité pendant longtemps et qui estiment si fort cet exercice qu'ils seraient portés à le confondre avec la prière ellemême, c'est-à-dire à croire que si l'on cesse de méditer, on cesse également et aussitôt de prier ; fâcheuse illusion qui risque de les arrêter au seuil de la vie meilleure. Et de là vient qu'uniquement soucieux de décrire et de défendre la quiétude, les mystiques à leur. tour semblent parfois l'exalter comme si elle se confondait avec la prière et comme si le discours ne pouvait que paralyser l'essor des activités contemplatives. Mais ce n'est là qu'une apparence. Ils enseignent tous, plus ou moins expressément, que l'activité discursive, non seulement n'est jamais tout à fait suspendue dans l'oraison de quiétude, mais encore que, si elle est bien gouvernée, elle collabore efficacement à cette oraison. La quiétude pure est un mythe, ou un diable de carton peinturluré de rouge par les Segneri et les Nicole. Nous le rappelions tantôt, entre la contemplation et la méditation les ponts ne sont pas coupés et il se fait de l'une à l'autre des échanges constants. C'est ce qu'il nous faut expliquer; à quoi nous aideront, mieux encore que Jean de la Croix, nos prétendus quiétistes, ou pré ou semi-quiétistes du XVII° siècle.

 

I. - Il peut se faire que les premières manifestations de la vie religieuse chez le primitif et chez l'enfant soient de l'ordre intuitif et déjà quasi-mystique. Nihil in Animo quod Arius non fuerit in Anima. Splendide système qui me sourit fort, mais que je laisse à de plus compétents le souci de discuter. Quoi qu'il en soit, cet acquiescement confus et supra-discursif à l'Être mystérieux qui les touche et qui s'offre à les envahir ne s'appellerait que très improprement quiétude. Chez l'enfant surtout. La quiétude est cessation du discours et, dans cette hypothèse, il n'y aurait

 

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pas encore de discours. De quoi se reposerait qui n'a pas encore travaillé ?

La quiétude suppose donc l'antériorité du discours. Méditation et travail d'abord; repos ou contemplation ensuite. Plus que cela. Il ne s'agit pas ici d'une simple juxtaposition ou d'une succession dans le temps. La méditation, si on n'en fausse pas la nature, plus elle devient parfaite, plus elle dispose à la contemplation. Elle ne peut certes pas mettre en branle à son gré l'appareil contemplatif, mais elle tendrait d'elle-même à en assouplir les ressorts. Son élan normal veut qu'elle s'évanouisse pour s'épanouir en contemplation. Malaval a là-dessus quelques lignes très remarquables. « On peut... se jeter en Dieu », écrit-il (c'est-à-dire passer du plan discursif au plan mystique, de la réflexion à l'intuition) par la considération d'un attribut (la bonté de Dieu, par exemple) et d'un mystère (la Crèche) », ou du ciel étoilé, ou d'une fleur. « Si, en commençant à nous élever par sa bonté et par sa puissance (c'est-à-dire par la considération distincte d'un de ces attributs particuliers), nous nous abîmons tout à coup en lui, en perdant la pensée particulière qui nous avait élevés (1). » Remarquez, je vous prie, la parabole qu'il trace dans l'histoire de cette « pensée particulière » qui a précédé la quiétude. Cette perte finale, le discours l'a en quelque sorte appelée, voulue. Il s'y est précipité de tout son poids. Aussi bien, avant et après cette perte, c'est un seul et même objet qui occupe l'âme : la quiétude ne substitue pas un objet tout à fait nouveau à celui que méditait le discours. Il n'y a de changé que l'occupation même, la quiétude nous mettant en état de saisir la réalité même du Dieu - très bon, ou très sage, Père ou Sauveur - dont la méditation ne nous présentait que l'idée.

« Nous nous abîmons tout d'un coup », écrit Malaval. Cela n'est vrai que pour des contemplatifs habitués à la

 

(1) Pratique facile, II, p. 117.

 

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quiétude. Dans les commencements, le passage d'un plan à l'autre, ne se fait pas toujours d'une façon foudroyante. Rien au contraire de plus lent, de plus imperceptible. On contemple déjà que l'on croit méditer encore ; on continue à méditer et on croirait qu'on a cessé de le faire. « La pensée particulière » qui amorcera l'intuition, ne s'éclipse pas soudain comme s'éteint une lampe électrique, lorsque l'on coupe le courant. Elle ne se dépouille que peu à peu de son contenu notionel et distinct. Ses contours ne se noient que peu à peu dans la brume de l'intuition. Mourante, elle garde quelque chose de son rayonnement naturel, et de sa richesse. Crépuscule de plus en plus sombre, mais qui n'est pas encore la nuit. Et si enfin, la « pensée particulière » du début s'efface, se perd, l'entendement lui-même qui l'a formée ne s'éteint jamais tout à fait. D'où une certaine action qu'exerce confusément sur la quiétude elle-même tout le bagage discursif qu'ont amassé des années de méditation. La quiétude de saint Thomas n'est pas identique à celle d'un ignorant, bien que, dans l'une comme dans l'autre, l'activité discursive semble également paralysée. C'est ainsi qu'à égalité de génie, il doit y avoir entre la quiétude poétique de Virgile et celle d'un paysan de subtiles différences qui, pour défier l'analyse, n'en seraient pas moins réelles. Aussi bien de cette paralysie elle-même, le discours a-t-il une certaine conscience. II s'étonne, au début surtout, et parfois s'inquiète de ne plus penser : surprise qui est elle-même une pensée. Il sait qu'il est en veilleuse et il voudrait bien s'expliquer cette obscurité grandissante. Curieux dédoublement que nous révèlent les écrits de plusieurs mystiques. Pendant que l'union s'ébauche dans les profondeurs, les facultés de surface gardent encore assez d'activité pour s'intéresser à ce mystère de plus en plus lointain. Tant il est vrai que, sauf dans les cas, extrêmes, l'activité discursive n'est jamais complètement suspendue, ou presque jamais. Nul besoin, d'ailleurs, qu'elle le soit. Le discours ainsi comprimé et agonisant ne

 

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gêne la quiétude que s'il lui résiste, Il est souvent tenté de le faire, mais il ne le fait pas nécessairement. Nous savons, du reste, que dans les plus hauts états, les deux connaissances peuvent s'exercer parallèlement sans que l'activité de l'une diminue celle de l'autre.

II. - Il y a plus encore. La contemplation n'est pas un état fixe, immuable. Elle a ses hauts et ses bas. Tantôt l'étreinte mystique se resserre jusqu'à paralyser presque tout à fait le discours ; tantôt elle se détend jusqu'à lui rendre peu ou prou de sa liberté et de son intensité normales. Des éclairs discursifs - pensées distinctes, images, affections, - traversent la « divine ténèbre », d'autant plus

lumineux et chauds, d'autant mains fugitifs surtout que l'intuition souterraine se relâche davantage.

 

Dans la contemplation, écrit Tauler, l'esprit est transporté au-dessus de toutes les puissances, dans une sorte de vaste solitude. C'est la mystérieuse ténèbre où se cache le bien sans bornes. On est admis et absorbé dans quelque chose d'un, de simple, de divin, d'illimité, tellement que, semble-t-il, on ne s'en distingue plus.

 

Mais « quand ensuite ces hommes reviennent à eux-mêmes ils retrouvent une connaissance (discursive) des choses plus lumineuse et plus parfaite. » Revanche du discours, ou plutôt récompense de l'inaction douloureuse à laquelle il a généreusement consenti, et qui, tôt ou tard, soit pendant l'oraison elle-même, soit dans les heures qui la suivent, l'élève, l'enrichit, dans l'ordre des connaissances claires et distinctes, beaucoup plus que la seule méditation n'aurait pu le faire (1). La connaissance mystique serait donc

 

(1) Sur les enrichissements d'ordre discursif que procure la quiétude, cf. mon petit livre Prière et Poésie, pp. 156, seq. On l'a dit récemment avec beaucoup de force : « Dans sa ténèbre, le mystique s'émerveille encore de la lumière du monde : n'est-ce pas l'intelligence discursive) qui lui formule ses dogmes, où l'enveloppe conceptuelle, si fragile qu'elle soit, fait corps avec la réalité religieuse qu'elle exprime !... Ce n'est, d'ailleurs, pas, prenons-y garde, par la seule défense extérieure, par son apologétique, que l'Eglise tient à la rationalité de sa foi, C'est que la lumière de le foi elle-même est « grosse de rationalité ». Grec ou Chrétien, Vie intellectuelle, 25 janvier 19 33, pp. 243-244. Qu'il s'agisse du primitif le l'enfant, ou du contemplatif, l'intuition religieuse est « grosse n de rationalité. Celle du contemplatif l'est deux f ois, puisque avant de contempler, il a médité.

 

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comme un rideau ténébreux qui, en tombant découvrirait à la connaissance discursive des perspectives merveilleuses. A mesure que se détend la possession réelle, mais obscure, par où l'âme profonde étreignait l'Être des êtres, les puissances de surface reçoivent une vigueur nouvelle ; elles reprennent leur vol, elles assiègent de plus près que jamais et à leur manière discursive ce même Être dont tantôt la présence les paralysait. En cette quiétude, qui leur semblait inertie, elles ont pris un élan nouveau ; à cette nuit, elles ont rallumé leur propre flambeau. Réfléchir, comprendre, raisonner, sentir, elles ne le pouvaient plus tantôt; maintenant que s'atténue l'étreinte profonde, le moyen leur est donné de transposer sur le plan discursif quelque chose de ce que l'âme a reçu dans cette nuit de la raison et du coeur. C'est ainsi que le discours et la quiétude s'enchevêtrent si intimement, j'allais dire s'entre-illuminent, qu'on a d'abord assez de peine à ne pas les confondre. Mais ce chapitre des éclairs discursifs, bien que nos maîtres du XVII° siècle ne l'aient qu'effleuré, est si curieux, si important, et, d'ailleurs si peu connu, qu'on me permettra de lui consacrer encore quelques pages.

 

III. - Il est extrêmement remarquable que les mystiques du passé - les Pères et le haut moyen âge - aient attaché, en apparence du moins, beaucoup plus de prix à ces éclairs discursifs que les mystiques modernes, saint Jean de la Croix par exemple. Le savant Dom Butler se fonde sur cette différence pour fixer comme une ligne de partage des eaux dans l'histoire de la mystique.

Deux écoles ou traditions bien tranchées : jadis les mystiques de la lumière - Augustin, Grégoire, Bernard - puis les mystiques de la nuit : Tauler, Ruysbroeck, Jean de

 

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la Croix, tous nos maîtres du XVII° siècle, unanimement séduits, envoûtés, par le caliginisme, si j'ose dire, du pseudo-Denis. Ce serait là pour Dom Butler une décadence; j'y verrais, au contraire, un incontestable progrès et logiquement nécessaire, une libération infiniment bienfaisante (1). C'est d'ailleurs très simple. Ce qui est ici en question, c'est la quiétude foncière, telle que nous l'avons présentée jusqu'ici et telle que Dom Butler l'expose lui-même, mais avec une exceptionnelle maîtrise dans son livre classique sur le Mysticisme occidental. Si d'une part, comme il est constant et comme Dom Butler l'affirme en vingt endroits, expérience mystique et quiétude, en dehors de certains états sublimes, sont synonymes; et si, d'autre part, la quiétude a pour effet nécessaire de paralyser le discours, il suit évidemment que l'expérience mystique, en tant que telle, se poursuit dans la « divine ténèbre » et qu'il ne peut y avoir, à proprement parler, de mystiques de la lumière. Non certes que l'on fasse fi de ces éclairs discursifs, qui, par moments, illuminent la nuit de la quiétude ; on veut seulement que ces éclairs, puisqu'ils sont discursifs, ne soient perçus que par la connaissance discursive, ou, en d'autres termes, que cette perception, prise en elle-même, ne soit pas directement et foncièrement mystique. Notez que ce n'est pas ici un problème de pure spéculation : la direction et la consolation des âmes y est intéressée au premier chef.

Saint Augustin, la contemplation la plus fulgurante qui fut jamais, parle divinement de ces illuminations soudaines et fugitives. « J'ai vu tin je ne sais quoi qui m'a si fort ébloui que je n'ai pu longtemps en souffrir l'éclat. Raptim quasi

 

(1) Dom Butler, qui est anglais, a son parler franc. Beaucoup d'autres pensent comme lui qui n'osent pas le dire, ou du moins penseraient comme lui s'ils allaient jusqu'au bout de leurs idées. De là est venue, en partie, la vénération plus que froide avec laquelle on traite, depuis quelques années, le pseudo-Denis. Sous les critiques, justifiées ou non, qu'on lui prodigue, perce une sourde résistance à la ténèbre elle-même, et, par suite, qu'on le veuille ou non, aux nuits de Jean de la Croix, et à la quiétude essentielle, Chassé par la grande porte, le discours rentre par la fenêtre.

 

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per transitum - Rapida cogitatione - In ictu trepidantis aspectus. Et encore ces deux mots qui disent tout pour nous : Momentum intelligentiae. Une demi-seconde de discours (1). A quoi saint Grégoire ajoute des précisions prestigieuses :

 

Et aliquando quidem vincit (animus) et reluctantes tenebras suae caecitatis exsuperat ut de incircumscripto lumine quiddam furtim et tenuiter attingat.

 

Pour que ce grand texte prenne tout son sens, il nous faut le traduire, l'expliciter et l'expliquer à la lumière des mystiques de la nuit : et il arrive parfois que le discours prenne sa revanche, qu'il secoue sa paralysie, qu'il triomphe de la divine ténèbre, si bien qu'il perçoit distinctement, oh ! à la dérobée, oh! très peu de chose, mais enfin quelque chose de cette lumière sans bornes et confuse où était noyée la pointe de l'âme.

Et il continue : « Les fentes qui laissent filtrer la lumière jusqu'à la surface discursive sont bien étroites, et bien vaste l'âme profonde où se sont emmagasinés les rayons célestes. » Nulle proportion entre la lumière diffuse de celle-ci et les lumières distinctes de la surface. Mentes contemplantium, quamvis aliquid tenuiter de vero lumine videant in semetipsis tamen magna amplitudine dilatantur. Le peu que filtre le discours de cette lumière intérieure n'est rien auprès de la connaissance indistincte qui rayonne dans les profondeurs. In semetipsis. Et, du reste, ce peu que perçoit le discours s'évanouit aussitôt. Ce qu'il perçoit distinctement de l'éternité ou de Dieu présent n'est presque rien: exiguum quippe valde est quod de aeternitate contemplantes vident. Mais enfin ce rien ouvre un passage entre la fine pointe et la surface, par où toute l'âme est comblée d'amour ;

 

(1) Tout ces textes et ceux qui vont suivre ont été rassemblés par Dom Butler, passim, pp. 66-67, seq.

 

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ex ipso exiguo laxatur sinus mentium in augmentum fervoris et amoris (1).

Bien que discursives, puisqu'elles laissent entrevoir des vérités distinctes et précises - c'est le sens assez apparent d'Augustin et de Grégoire, - ces illuminations passent trop vite pour que l'entendement ait le temps de s'y adapter et de lès manipuler à sa guise. D'où vient que, loin de l'interrompre, elles ne gênent même pas la quiétude. Mais le travail rationnel, ainsi provoqué par ces éclairs et aussitôt suspendu, les contemplatifs le reprendront tout à leur aise, quand la liberté sera rendue aux activités de surface. Saint Bernard a bien marqué ce retour des éclairs à la réflexion. Lorsque, dit-il, quelque chose de Dieu nous a été donné, lorsqu'un rayon de Dieu, rapide comme l'éclair, et aussitôt éteint qu'allumé, a ébloui l'âme, celle-ci, soit pour modérer l'éblouissement de cette lumière (soit pour s'expliquer à elle-même ce qu'elle vient d'éprouver), soit pour la communiquer au prochain, se forme (de certaines idées) de certaines images qu'elle emprunte aux choses plus basses. D'où il se fait que ce rayon très pur se voile, s'obscurcit en quelque manière, ce qui le rend tout ensemble et moins accablant et moins impossible« à projeter sur l'écran du discours.

Assurément ce sont là d'admirables descriptions. Qui ne sent néanmoins que, si on les prend à la lettre, elles laissent échapper l'essence même de la grâce mystique. Lorsque saint Bernard parle de ce quelque chose de Dieu qui lui est donné dans un de ces éclairs, il semble identifier le don et l'éclair, la présence, l'union solide et les fulgurations passagères, où,plutôt il semble voir dans ces éclairs le couronnement de l'expérience contemplative. S'il en était ainsi, la contemplation ne serait presque plus qu'une connaissance discursive, et encore assez pauvre,

 

(1) « Sinus », encore une façon de peindre la fine pointe. Laxatur sinus mentis - laxato mentis sinu; sinum coulis extendere... Laxatur montre comme se fait le passage d'anima à animus.

 

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puisqu'elle s'éteint aussi vite qu'elle s'ébauche. Dès lors, plus de différence essentielle entre méditer et contempler; du coup, toute la tradition du mysticisme moderne s'effondre. Si on donne la primauté aux mystiques du soleil, il faut abandonner décidément à leurs chimères les mystiques de la nuit. On s'explique d'ailleurs fort bien l'infériorité des premiers. Ils se sont arrêtés à ce que l'expérience mystique présente de plus sensible, de plus éclatant, et par suite de moins mystique. En effet ces éclairs paraissent d'abord plus divins que la nuit de la quiétude et on est d'abord tenté de croire que la quiétude s'ordonne vers ces éclairs, comme vers sa fin dernière. On a bien vu du reste que sur ce point la philosophie des anciens est peu cohérente. A la vérité ils exaltent ces fulgurations discursives, mais pour avouer aussitôt qu'elles ne sont rien auprès de l'ardente nuit qui règne dans les profondeurs de l'âme. Ils avouent de même que les lumières distinctes du discours voilent plus encore qu'ils ne la révèlent la lumière obscure de la quiétude. Par où ils rejoignent d'avance Jean de la Croix et nos humbles maîtres du XVII° siècle, mais sans égaler leur logique impitoyable. Au demeurant, il y va de tout. Si, grâce aux modernes, nous avons une certitude, c'est que le don mystique n'a rien qui ressemble à une infusion fulgurante ou prolongée, peu importe, d'idées et de vérités distinctes; rien qui ressemble à une révélation. La quiétude nous fait plus aimants, elle ne nous fait pas plus savants. « Vouloir savoir des choses par voie surnaturelle, affirme Jean de la Croix, est bien plus bas que de vouloir d'autres goûts spirituels dans le sens (1) ». Pour moi, écrit de son côté Fénelon (2), « je répète sans cesse que (dans la quiétude) le fidèle n'est conduit par aucune lumière que par celle de la simple révélation (le Credo de tous) et de l'autorité ». Aucune espèce d'éclairs. Ainsi nos modernes,

 

(1) Baruzi, op. cit., p. 525.

(2) Oeuvres de Fénelon, III, 593.

 

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et c'est là, me semble-t-il, dans l'évolution de la théologie mystique un progrès magnifique et très bienfaisant. La nuit leur est plus précieuse que les vues les plus sublimes et que les visions les plus tendres. Non, certes, parce qu'elle est

nuit, mais parce que Dieu ne s'unit réellement à l'âme que dans cette nuit.

 

IV. - A côté de ces fulgurations discursives dont la grâce, car c'en est une, bien que secondaire, est réservée à un Augustin, à un Grégoire, à un Bernard, à une Gertrude, il est d'autres éclairs moins éblouissants et qui, pour cela même, ont occupé davantage les maîtres ;de la quiétude. Entendez par là, écrit le P. Epiphane, « une pensée momentanée, qui passe en un instant, qui ne fait que représenter à l'esprit a des vérités déjà connues et communes, un de nos dogmes ou de nos mystères. Pâles éclairs, dignes néanmoins de ce nom, puisqu'ils traversent à l'improviste l'oraison de quiétude. Comment se gouverner lorsque jaillissent, dans la conscience claire, ces ébauches ou ces amorces de discours ? Faut-il leur prêter l'attention entière qu'elles appellent ou bien les étouffer dare-dare, dans la crainte qu'elles ne fassent cesser le simple regard ? Curieux problème qui offre au P. Epiphane l'occasion de s'expliquer, plus nettement qu'on ne le fait d'ordinaire, sur les interférences de la quiétude et du discours. Pour lui, aucun élément discursif - une pensée, une image, un mouvement pieux - n'est de soi contraire à la contemplation; ce qui risque de compromettre celle-ci, de la troubler, de la détruire, c'est uniquement le retour délibéré à la méditation proprement dite.

 

Il y a, écrit-il, une pensée simple, directe, momentanée, qui n'est pas réfléchie, qui ne se fait voir que comme un éclair; il y a des considérations réfléchies, raisonnées, qui font l'entretien et l'occupation de l'esprit.

 

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Même distinction pour les images, et pour la ferveur sensible. Quelques spirituels, moins sensés que logiques

 

ont cru que l'union entre Dieu et l'âme est empêchée par quelques images que ce soient, même par celles qui nous avaient disposés à entrer dans le sein de Dieu. Il faut pourtant entendre cela avec précaution et tempérament. Car si ces mystiques veulent seulement que, quand nous reposons doucement dans le sein de Dieu et que le simple regard nous a mis dans l'union divine, il ne faut pas fortement s'attacher à la spéculation de ces images, et que nous ne devons pas nous occuper (activement) des choses qu'elles représentent, et qu'il faut alors fermer les yeux de l'esprit,

 

non pas les fermer, mais plutôt ne pas les rouvrir, mais laisser faire la grâce qui les ferme,

 

pour ne rien voir du tout, régulièrement parlant, ils disent vrai. Il n'y a rien de si sûr que la réflexion que nous ferions sur ces sortes de choses empêcherait notre union. Que s'ils veulent que ces images, toutes les fais qu'elles se présentent à celui qui est dans le simple regard et dans l'amour de Dieu, s'opposent à cette union, je crois qu'ils se trompent. L'expérience nous enseigne que, quelquefois, quand l'homme s'élève de toutes ses forces à Dieu, pour le voir lui seul, en même temps il passe dans l'esprit cette pensée en un instant : ce Dieu s'est fait homme et s'est crucifié pour moi : tant s'en faut que ces vues et images empêchent l'union qu'au contraire, elles la rendent plus vigoureuse et plus attachante. Bien plus, l'image de nos péchés, si elle ne dure qu'un moment, ne peut nuire à l'union. Par exemple, cette pensée : ce même Dieu

 

dont je sens que la présence m'envahit et me paralyse de plus en plus,

 

m'a pardonné par une miséricorde infinie tant de péchés ; il n'est pas vrai que (cette pensée distincte) trouble le repos de l'âme. Elle est capable plutôt de l'affermir, pourvu que le contemplatif ne descende pas et ne s'applique pas au particulier de ses péchés, mais qu'en même temps, à la vue simple et directe

 

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de cette image et de cette pensée, il rentre et se replonge dans les sources d'eau vive de l'éternité (1).

 

Ce ne sont donc pas les anti-intellectuels farouches, stupides que l'on a tant et si niaisement raillés. Ils maintiennent certes la distinction fondamentale que leur a imposée le fait de la quiétude; mais ils ne dressent pas un mur de granit entre l'activité discursive et l'activité mystique. La contemplation commence d'ordinaire par une pensée distincte ; et de cette vue initiale le rayonnement se prolonge crépusculaire pendant la quiétude elle-même. La pensée, l'image, le mouvement affectif qui ont comme amorcé la quiétude sont toujours là, en veilleuse, mais non pas éteints. Parfois un sursaut les ramène au plein jour de la conscience. Ces interférences loin de nuire à l'union la rendent plus vigoureuse, plus tendre, surtout moins déconcertante, en reliant, pour ainsi dire, les ténèbres de cette union aux claires certitudes de la foi. Ainsi des fugitives bouffées de lumière, entre deux tunnels qui se touchent presque; ces éclairs ne montrent pas le détail d'un paysage, mais au besoin ils rappelleraient au voyageur qu'il ne court pas à l'abîme.

 

(1) Conférences, pp. 154-156.

 

 

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