EXCURSUS
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§ 1. - RICOCHETS INDÉFINIS DE L'AFFAIRE SIRMOND
§ 2. - UN FRÈRE AÎNÉ DE CARITÉE
§ 3. - PROBLÈME DE L'ATTRITION DANS LA LITTÉRATURE SPIRITUELLE DE L'ANCIEN RÉGIME.
Saint François de Sales.
Jean de Neercassel.
Bossuet.
Boileau.
Bourdaloue.
Fénelon.
Malebranche.
La bombe Chéron.
Non, l'on ne saurait exagérer l'importance de cet épisode. J'ai dit, dans le texte, que le paradoxe du P. Sirmond avait pesé, comme un cauchemar, sur les spirituels des XVII° et XVIII° siècles. Si l'on ne s'est pas encore aperçu de cette obsession, c'est que, pour ne pas avoir l'air de faire cause commune avec les ennemis des Jésuites, on s'abstient le plus souvent de prendre Sirmond lui-même à partie. On le réfute sans le nommer. Il est toujours présent néanmoins. Je ne crois pas, du reste, qu'on ait saisi, comme nous pouvons le saisir aujourd'hui, le point le plus névralgique, à savoir l'aveu, prodigieusement grave, qui se dégageait du sirmondisme - ou encore ce que j'ai appelé les prémisses expérimentales de tout le système : l'amour de Dieu devenu, à la fin des temps, si difficile qu'on ne peut plus imaginer que Dieu nous ait fait un précepte rigoureux de l'aimer. D'où la nécessité de chercher un ersatz d'amour - autant dire de religion - : l'observance des autres commandements. La part du feu : puisque le sentiment religieux décline, sauvons du moins la morale.
Nul besoin de redire l'intérêt passionnant que présente la théorie sirmondienne ainsi ramenée à ses causes profondes. Mais à l'exception de Camus et de Dom
François
Lamy, que nous citerons bientôt, on s'est arrêté communément à l'écorce casuistique, si j'ose dire, du problème. Si bien qu'historiquement, l'horreur provoquée par la solution de Sirmond ne nous fait prendre, immédiatement, sur le vif que le théocentrisme invincible de l'Ancien Régime. C'est déjà beaucoup.
a) Dans son Abrégé de la Théologie ou des principales vérités de la religion, Paris, 1675, le disciple et le biographe de Condren, Amelote, consacre un long chapitre à cette question : De la Charité, chapitre VI : Si toutes les actions qui ne procèdent pas
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de l'amour de Dieu par-dessus toutes choses sont des offenses - et s'il y a des rencontres où le précepte d'aimer Dieu en effet, nous oblige sur peine de péché (p. 544-536) . En guerre lui-même avec les jansénistes, c'est à eux qu'Amelote en veut d'abord, comme on le voit; et c'est contre eux qu'il affirme que « les vertus distinctes de la Charité » et qui ne sont pas « expressément » rapportées à la charité, ne sont pas des péchés. Sur le second point - qui, d'ailleurs, l'intéresse presque uniquement - il atténue, autant que possible, la théorie de Sirmond (qu'il se garde bien de nommer). Mais tant s'en faut qu'il y souscrive. La solution de Scot, « homme de grand esprit et de grande piété », lui sourit assez : « Il y a un temps, d'après Scot, auquel (l'homme est obligé) à produire un acte (d'amour); mais de savoir quand c'est, peut-être, que ce commandement de Dieu : « Sanctifiez le sabbat » l'a déterminé, et que l'Eglise l'a spécifié par l'assistance à la messe, le dimanche. Suarez rejette trop sèchement (ah! le bel adverbe!) ce doute même, comme la plupart des autres sentiments des théologiens sur ce sujet, et il les qualifie d'erreur, quoiqu'il soit à craindre qu'il n'erre plutôt lui-même, en disant que l'on peut observer la fête et offrir le sacrifice sans aimer Dieu. Car il est certain que l'on ne peut sanctifier le sabbat, sans reconnaître Dieu pour auteur de tout l'être et surtout du nôtre, et sans te lui rendre tout entier avec ses fruits, et, par conséquent, sans lui offrir notre amour. Les personnes instruites le doivent faire expressément; les autres confusément, en se joignant à leur pasteur, qui le fait pour eux. Le dimanche ajoute à la création le nouvel être en Jésus-Christ, qui demande avec plus de droit l'offrande de tout l'être régénéré, ce qui ne se peut accomplir sans charité. Le sacrifice aussi ne se peut bien offrir sans être accompagné du sacrifice intérieur, qui n'est point véritable sans la charité... Les simples... l'offrent virtuellement, en ne faisant rien de contraire, et en se joignant à l'intention du prêtre, qui leur est expliquée dans le prône.
« Le même auteur (Suarez) traite avec dédain (et ce dédain est gros, si j'ose encore dire, d'anthropocentrisme ou d'ascéticisme) le sentiment de saint Thomas qui, avec ses plus doctes disciples, enseigne que, lorsque la raison est assez mûre pour avoir l'usage de la liberté, et pour entendre la voix de Dieu, qui nous dit par la syndérèse qu'il faut vivre selon la raison et pour celui qui est le principe et la fin de l'univers, nous pêchons si nous ne nous offrons pas à Dieu » (p. 55o, 551).
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Puis, laissant le summum jus dans lequel s'emprisonnent les casuistes, Amelote se place (toujours avec saint Thomas) au point de vue des relations que la grâce a nouées entre Dieu et nous. A quoi nous oblige, demande-t-il, l'amitié que nous témoignent les « grands » ? « Ce n'est pas mal régler nos obligations envers Dieu que de les mesurer au sentiment général des hommes, et la condamnation que tous les sages font de la froideur d'une personne obscure envers un prince qui la chérit, est un grand préjugé » contre Sirmond. « Si donc les lois de l'amitié ordinaire ne souffrent pas de retardement, ni de lenteur dans la correspondance..., pouvons-nous croire que le précepte de l'amour souffre de longues interruptions, ni qu'il puisse être accompli, en les séparant de nos autres offices...? Les distinctions que notre pensée met entre l'objet de chaque commandement ou de chaque vertu et celui du pur amour, sont réunies (et donc abolies) par les liens d'une si forte et si pressante amitié, lorsque Dieu ajoute à la grâce de son adoption, à sa demeure en nous, à la communion de l'Eucharistie..., le commandement de rapporter toutes nos actions à sa gloire, et de les faire toutes par charité. Le transport et comme le ravissement de son amitié ne permet pas que notre coeur s'endorme et se relâche dans son amour, ou du moins il n'en excuse pas une longue cessation » (p. 552, 553). N'est-ce pas très beau!
b) Les sermons de Bourdaloue sur l'amour de Dieu. C'est le titre d'une brochure de Griselle que j'ai plusieurs fois citée. Mais Griselle ne semble pas avoir vu que, dans ces sermons, (doublets du sermon du lundi de la cinquième semaine quadragésimale), Bourdaloue songe constamment au paradoxe de Sirmond. Naturellement, il ne nomme pas son confrère, mais il ne cesse pas de lui résister. Ainsi, dans le 3e point : « Dans le christianisme, le précepte de l'amour oblige l'homme à des choses bien plus graves, etc., etc. » (Griselle, p. 44-45). Ceci est manifestement, je ne dis pas si vous voulez contre Sirmond, mais contre l'idée qu'on se faisait alors de Sirmond. J'avoue d'ailleurs, à ma honte, que la philosophie de Bourdaloue me paraît extrêmement confuse, voire assez peu cohérente et que je n'arrive pas à la construire.
c) Dom
François
Lamy : De la connaissance et de l'amour de Dieu, Paris, 1712 (posthume) - très beau livre -. Voici quelques titres : « Le seul amour de Dieu peut détruire et bannir
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le péché ». « Les vraies vertus morales dans un chrétien sont ce même amour diversifié... Que la voie de l'amour est la plus facile, la plus courte, la plus sûre et la plus efficace pour aller à la perfection ». Que « cette voie est proportionnée à la portée de tout le monde ». - Critique perpétuelle non seulement du sirmondisme, mais de toute la philosophie que nous avons appelée ascéticiste.
« La méthode ordinaire de perfection est d'y conduire les âmes par le détail des vertus morales et par leur pratique. Dans ce détail, on charge une âme de plusieurs vues différentes de divers objets matériels et formels, et de plusieurs autres conditions et dispositions embarrassantes pour l'esprit, et qui lui donnent beaucoup plus de part à cet exercice de vertu qu'au coeur, qui néanmoins est l'unique siège de la vertu. Mais qu'il en est bien autrement de la voie de l'amour de Dieu et de la méthode qui fait travailler à l'acquisition des vertus en allant directement à la fin ! » (p. 212-213).
Et voici qui vise plus immédiatement le sirmondisme : « Le grand obstacle dont on prétend traverser cette voie est son élévation et son éminence. L'amour, dit-on, est trop noble et trop parfait. Il n'est que pour les grandes âmes et non pas pour les faibles. C'est le partage des parfaits et non pas celui des commençants. Il faut à ceux-ci des pratiques plus basses... Que tout cela est pitoyable? L'amour.., ne convient ni aux faibles, ni aux commençants. D'où vient donc que Dieu l'a prescrit indifféremment à tout le monde? » (p. 219).
d) Explication des qualités et des caractères que saint Paul donne à la charité. Je cite l'édition d'Amsterdam, 1727. C'est là, comme on le sait, un des chefs-d'oeuvre de Duguet. Pas plus que les auteurs déjà cités, il ne nomme le P. Sirmond, mais très certainement il le vise dans tout le dernier chapitre. Plus nettement que personne, Duguet montre qu'autant que l'amour, ou plutôt qu'en même temps que l'amour, c'est bien le christianisme lui-même qui est ici en cause.
« Jésus-Christ est venu pour établir le culte sincère et spirituel que nous devons à Dieu... Qu'on marque, si l'on peut, en quoi Dieu sera véritablement adoré, et comment il aurait trouvé par son Fils les véritables adorateurs qu'il cherchait, si l'on refuse d'avouer que c'est par l'amour qu'on l'adore, et que c'est le culte qui lui rend la charité en le préférant à tout, en
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lui sacrifiant tout, en lui rapportant tout, qui est véritablement digne de lui? » (textes de saint Augustin, p. 243, 244).
« Quel est donc le culte que Jésus-Christ nous a appris à rendre à Dieu, s'il n'a pas fait le capital de la piété et de la religion du précepte de l'amour? Que nous a-t-il enseigné d'utile et de salutaire, s'il ne nous a pas appris à l'aimer? En quoi nous a-t-il rendus plus religieux, s'il nous a laissés dans l'indifférence et même dans le dégoût, à l'égard du Souverain Bien, s'il nous a simplement exhortés à l'aimer », comme veut le P. Sirmond ? (p. 245).
Duguet a beaucoup étudié saint Thomas, et je crois même qu'une critique attentive le montrerait plus thomiste que jansénisant. « Ce n'est point, écrit-il, en vertu d'une loi nouvelle, qui ait pu n'être pas établie, que nous devons aimer Dieu par-dessus toutes choses. Cette loi est la base de la loi naturelle.... et Dieu... ne peut pas en suspendre, ni en changer l'obligation parce qu'il est... incapable de se renoncer soi-même, en abolissant un devoir dont il est nécessairement la source et la règle. Il faut donc avouer que Jésus-Christ, qui est venu pour accomplir la loi donnée par Moïse..., aurait laissé la loi naturelle, et dans le point le plus essentiel, sans accomplissement., s'il n'avait pas inspiré à l'homme un amour de Dieu dominant ;
ou, ce qui est encore plus étrange, s'il l'en avait dispensé » (p. 249-250).
Le P. Grou est excellent sur ce point.
« Le chrétien est obligé non seulement de conserver l'habitude de la charité, mais de faire en sorte qu'elle s'accroisse... Et il est certain qu'une habitude quelconque ne se conserve (ni ne s'accroît) que par ses actes... Au surplus, de ce qu'il n'est pas possible de marquer au juste combien de fois on doit en produire d'exprès et de formels dans un temps donné, comme un an, un mois, une semaine..., ce qu'il faut conclure de là, c'est qu'on ne saurait en faire trop souvent... Car où il est question d'un si grand précepte, il est clair qu'on doit plutôt aller au delà de l'obligation étroite qui ne peut être fixée, que de rester en arrière... Ceci va beaucoup plus loin qu'on ne pense... »
Il avait averti, au préalable, « les âmes simples et timorées, qu'il y a beaucoup d'actes d'amour conçus en d'autres paroles que celles-ci : Mon Dieu, je vous aime. Quand je dis avec attention et affection : Notre Père, qui êtes aux cieux... je fais autant d'actes d'amour, produits par le motif le plus excellent
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(Méditations en forme de retraite sur l'amour de Dieu... » Paris, 1867,
p. 4o-43).
Après la chute de l'Ancien Régime, j'imagine que le sirmondisme pur n'est plus qu'une pièce de musée, comme les folies des préadamites. Il y est fait encore une allusion (sans doute une des dernières) dans un livre de l'Abbé Mérault : Enseignement de la religion, publié en 1827. Mais ce prêtre éminent - ci-devant de l'Oratoire - gardien fidèle de la tradition bérullienne, appartient plus au XVIII° qu'au XIX° siècle. Dans son chapitre sur « la nécessité de l'amour de Dieu », après avoir montré que le précepte en lui-même n'a rien d'impossible, rien que de suave, il cite, non sans habileté, un jésuite, le fameux P. de Neuville : « une religion qui ne commanderait pas l'amour de Dieu, ne serait qu'un vain fantôme de religion... L'homme n'est point à Dieu, s'il n'est à Dieu par le coeur, » etc. Et Mérault conclut : « Qu'on lise le sermon de Bourdaloue sur le même sujet, et l'on regardera avec raison comme une calomnie les reproches faits à une société entière pour le délire de quelques particuliers » (III, p. 194-106). Sur ce mot, notre littérature religieuse fait ses adieux pour longtemps au P. Sirmond.
Le sirmondisme néanmoins n'est pas mort tout entier. Sous la forme atténuée et pleinement orthodoxe où il va de plus en plus se fixer, il était destiné à la plus éclatante fortune. L'attritionnisme, dont nous allons parler, n'est en effet qu'une sorte de demi-sirmondisme. Après un sommeil humilié de plus de deux siècles, le sirmondisme pur vient enfin de se réveiller, plus fringant que jamais. C'est là même un des phénomènes les plus curieux que nous présente l'histoire des idées religieuses. Assurément M. l'abbé Vincent, auteur d'une thèse remarquable sur Saint
François
de Sales, directeur d'âmes (Paris, 1923), ne peut être soupçonné d'avoir plagié le P. Sirmond; il le recommence néanmoins de point en point et pour l'aggraver. Sirmondus redivivus.
M'étant déjà et plus d'une fois expliqué sur la philosophie de M. Vincent, je me borne à indiquer ce rapprochement qui saute aux yeux (La métaphysique de Saints, I, p. 26, seq. Introduction à la philosophie de la prière, p. 178, seq.). De son côté,
M. Diebolt rattache M. Vincent aux théologiens allemands du XVIII° siècle qui, « selon l'esprit du temps », n'appréciaient « la religion qu'en fonction de son utilité morale » (Cf. La Théologie morale catholique en Allemagne au temps du philosophisme et de la Restauration, Strasbourg, 1926, pp. 23-24; 35o).
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Extrait du P. Du SAULT, Oeuvres spirituelles, D 7465, pp. 569 à 573. - « Conclusion de cette seconde partie, par les sentiments et la disposition admirable d'un saint Anachorète.
« Je mets fin à ces douces et dévotes considérations, par les belles paroles d'un serviteur de Dieu, sur la fausse nouvelle de la réprobation, dont le diable le voulait alarmer : mais je ne puis les produire qu'en racontant toute l'histoire, qui servira d'un agréable divertissement. La voici en son entier.
« Deux saints personnages vivaient dans la solitude avec une douceur incroyable, et une paix si ferme et si bien établie que tous les accidents imaginables au monde n'eussent pas semblé capables de l'ébranler. L'un était assez jeune, l'autre chargé d'années mais dans cette inégalité d'âge, ils se montraient tous deux également avancés en toutes les vertus, et s'entre-regardaient avec une admiration réciproque, comme deux astres qui sont en un aspect favorable, pour se communiquer leurs lumières ; ou comme deux fines glaces de cristal qui jettent leur éclat à l'envie l'une de l'autre.
« Satan ébloui d'une si grande splendeur, tâcha de l'obscurcir par ses plus noirs artifices; et s'étant transfiguré en Ange de lumière, il vint trouver un jour le saint vieillard pour lui manifester, (lisait-il, de profonds secrets de la sagesse de Dieu, en la disposition de sa personne, et de celle de son compagnon. Par cette ruse il lui persuada d'abord qu'il était véritablement un Ange du Paradis, qui venait pour l'entretenir sur quelque point de sa prédestination et de celle de son disciple. Peut-être n'était-ce pas une chose extraordinaire à ce saint homme de recevoir de semblables faveurs dans ses hautes contemplations, qui le faisaient converser au ciel plus que sur la terre.
« Le démon, ayant eu cet avantage sur lui, ne perdit point son temps, et lui fit croire ensuite que Dieu se plaisait merveilleusement en l'innocence de sa vie et en l'exercice de ses vertus; qu'il l'avait mis au nombre de ses élus et de ses favoris ; et qu'en cette considération, ses plus légères actions étaient d'un très grand mérite : de sorte qu'il ne devait nullement se mettre en peine de sou salut, d'autant que c'était une affaire conclue très heureusement pour lui. Mais que, quant à ce jeune Anachorète, qui était compagnon de sa vie, il ne le serait pas de sa gloire ; que c'était un arbre de mort, réprouvé de Dieu et destiné à la pâture
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des flammes éternelles; que toutes ses grandes pénitences, mortifications et oraisons, lui seraient absolument inutiles, et ne feraient jamais changer la sentence de condamnation qui était écrite et préparée contre lui.
« Ces dernières paroles furent comme autant de flèches acérées ou de glaives tranchants, qui percèrent le coeur de ce saint personnage ; et le malin, après avoir frappé un si rude coup, disparut à l'instant, tout glorieux de la victoire qu'il pensait avoir remportée sur le Saint, avec espérance que le contre-coup causerait la ruine de l'autre Saint, et les ferait tous deux tomber dessous son joug, pour être à jamais ses esclaves.
« Le bon vieillard ayant le coeur outré d'une si funeste nouvelle, ne vivait plus que de soupirs et de larmes dont il jetait abondance à toutes occasions ; mais ses plaies se renouvelaient encore plus sensiblement, toutes les fois qu'il rencontrait son cher disciple, témoignant d'autant plus de regret et de compassion de son malheur, qu'il avait plus d'affection et d'admiration pour ses vertus.
« Hé, bonté souveraine! disait-il quelquefois avec une parole sanglotante et à demi étouffée; aurez-vous bien le coeur d'affliger de peines éternelles une si grande innocence? et de chasser d'auprès de vous une personne qui n'est qu'amour pour vous, et qui se sacrifie et se consume tous les jours pour votre service ? Est-il croyable qu'il ne se trouvera point de place dans le ciel, pour une âme qui ne respire que le ciel sur la terre? que le vice et la vertu seront logés ensemble, et que l'enfer brûlera l'un et l'autre d'un même feu? O Dieu! accordez-moi, s'il est possible, que celui que vous m'avez donné pour compagnon de mes veilles et de mes travaux, partage avec moi la récompense et la gloire que vous m'avez destinée, et que je sois moins heureux, pourvu qu'il ne soit point damné.
« Le jeune Anachorète qui voyait l'extrême désolation de son bon maître, et n'en savait pas le sujet, l'importunait à toute heure de le lui découvrir. Mais il n'en tirait autre chose que des sanglots et des larmes. Hé! qui est-ce, disait-il, ô mon bon père, qui vous a si soudainement changé et enseveli dans une si profonde mélancolie ? D'où vient que vous ne me voyez plus sans pleurer? Dites-le moi, je vous supplie : qu'ai-je fait, et qu'y a-t-il en moi qui vous blesse le coeur, et qui vous cause cette mortelle agonie?
« A toutes ces instances le saint vieillard ne répondait que par ses yeux, grossissant ses larmes, et poussant quelquefois des
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soupirs jusqu'au ciel. Hé, mon père ! ajoutait le saint jeune homme, ne m'affligez pas davantage par un si obstiné silence, découvrez-moi, je vous en conjure, les causes de votre déplaisir, peut-être vous y pourrai-je donner quelque soulagement.
« Enfin le serviteur de Dieu ne pouvant plus longtemps résister à de si ardentes prières, lui dit avec beaucoup de peine, que ce qui lui faisait fendre le coeur de douleur, c'était qu'ils ne seraient pas ensemble dans le Paradis, et que l'Ange de Dieu lui avait déclaré que son nom était bien écrit dans le livre de vie, mais que celui de son compagnon ne s'y trouvait pas. Sur quoi voulant s'entretenir plus au long, ses ennuis redoublèrent et novèrent son discours dans un déluge de larmes.
« Alors le jeune Anachorète prit la parole, et après lui avoir demandé pardon d'avoir servi d'occasion à sa douleur, il lui représenta tout doucement, que cette disposition ne lui faisait aucune peine, qu'il n'avait point servi Dieu en vue de son Paradis, et qu'il ne laisserait pas de le servir quand il verrait l'Enfer ouvert pour l'engloutir : que tous les feux des damnés n'arracheraient pas une parole de sa bouche contre l'ordre et la volonté de Dieu, et que toutes les eaux de l'abîme ne sauraient non plus éteindre ni refroidir en lui son saint amour; qu'il était plus que récompensé de ses services, en ce que la divine bonté les avait acceptés; et que, quoi qu'il lui pût arriver après sa mort, il s'estimerait toujours trop heureux d'avoir porté durant sa vie le nom de serviteur de Dieu.
«Au reste, mon bon père, poursuivait cette sainte âme, n'est-il pas mon créateur, et moi sa créature? et en cette qualité, ne dois-je pas être entre ses mains comme un peu d'argile en celles d'un potier, pour prendre fidèlement le pli et la forme qu'il a destiné de me donner, et pour lui servir de vaisseau d'honneur ou d'opprobre selon qu'il m'employera ? S'il lui plaît m'élever de mon néant à la participation de sa gloire et de son trône, et faire rejaillir sur ma misère quelques rayons de ces ineffables lumières qui l'environnent, qu'il soit béni et glorifié à jamais; que s'il ne lui plaît pas, et qu'il me veuille jeter dans les Enfers, pour y être le jouet des démons et la nourriture des feux éternels, n'est-il pas le maître ? Qu'il fasse absolument de moi tout ce qui lui plaira, il n'y trouvera jamais aucune résistance à suivre ses mouvements, mais une obéissance parfaite et une très douce complaisance.
« Ces paroles prononcées avec une merveilleuse tranquillité d'esprit, ne servirent pas seulement de lénitif au saint vieillard,
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pour apaiser ses inquiétudes et pour adoucir les amertumes de son coeur, mais encore d'instruction pour lui faire pénétrer une sublime et admirable théologie qu'il n'avait jamais bien conçue. Il se retira tout consolé de voir la vertu de son compagnon beaucoup plus éminente qu'il ne se l'était figuré, et tout confus d'avoir appris sa leçon de celui à qui il eut dû l'enseigner.
« La nuit suivante, un Ange lui fut envoyé de Dieu pour le désabuser et pour l'assurer que toutes les pénitences, mortifications et dévotions de ce saint jeune homme ne lui avaient pas tant acquis de grâce, que le seul acte du pur et du fidèle amour de Dieu qu'il venait de pratiquer dans les fausses alarmes qu'on lui voulait donner d'une prétendue réprobation. »
Comme appendice à notre chapitre sur le sirmondisme et les premiers assauts contre l'amour, je donnerai ici quelques notes sur les assauts parallèles - plus fréquents, plus obstinés et, en définitive, plus triomphants - qui ont été livrés, pendant tout l'ancien régime, à ce que les théologiens appellent l'amour commençant, « initium amoris. » Malebranche l'appellerait intermittent, sporadique, fugitif , bégayant; Térence dirait : un amour de dernière zone : extrema linea amore haud nihil est. Cette sorte d'amour, dis-je, que les mêmes théologiens ont aussi à décrire lorsqu'ils étudient les dispositions où doivent se trouver les pécheurs, pour que l'absolution sacramentelle produise en eux ses effets de grâce. Pour être absous, est-il nécessaire d'avoir déjà « commencé » à aimer Dieu; ne suffirait-il pas de craindre l'enfer? La difficulté est ici de déterminer les éléments psychologiques de la « contrition imparfaite », ou de « l'attrition ». « La contrition parfaite par la charité, qui inclut le voeu du Sacrement de pénitence, je cite un théologien d'aujourd'hui, le R. P. Lavaud, réconcilie le pécheur à Dieu, avant même qu'il n'ait reçu l'absolution sacramentelle. La contrition imparfaite (ou) l'attrition ne peut pas de soi conduire jusqu'à la justification; cependant elle dispose à obtenir la grâce de Dieu dans le sacrement de Pénitence. Ce sont là deux points certains, (et) comme de foi... Mais qu'est-ce au juste que cette attrition? Quel motif surnaturel doit l'inspirer (nous dirions d'une manière plus profane : quels mouvements psychologiques doivent-ils s'y dessiner)
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pour qu'elle soit, non seulement utile et bonne (ceci est contre Luther et le jansénisme extrême), mais suffisante, avec l'absolution, pour justifier le pécheur? Suffit-il de regretter ses péchés en raison de leur laideur et par crainte des peines de l'enfer? Ne faut-il pas en outre un certain amour de Dieu et, dans ce cas, l'amour de convoitise, dont la crainte de l'enfer n'est, semble-t-il, qu'une autre face, est-il un motif assez noble? Ne faut-il pas, au contraire, de toute nécessité, un véritable amour de bienveillance et même un amour souverain de Dieu pour lui-même? Si oui, comment cet amour de souveraine bienveillance se distingue-t-il de la charité (contrition parfaite) qui justifie indépendamment de la réception effective du sacrement de Pénitence? Autant de questions dont la connexion est évidente et qu'il suffit de poser pour en manifester l'intérêt doctrinal et la vitale importance. » (Attrition d'amour et Charité, Vie spirituelle, supplément de décembre 1927, pp. [1o6-1o7]. Magnifique problème, en effet, plus vaste, plus angoissant qu'on ne saurait dire, s'il est vrai, comme je le pense, et comme je l'ai répété vingt fois au cours du dernier chapitre, que la notion même de religion ou de sentiment religieux s'y trouve engagée. C'est par là du reste qu'il nous appartient, et non pas seulement à l'histoire des controverses théologiques sur le sacrement de Pénitence.
Ces problèmes qui sommeillaient un peu depuis quelque cent ans ou qu'on semblait ne plus traiter que pour la forme (une des deux solutions ayant presque partout prévalu), mais qui, je crois, sont à la veille de rebondir (l'article déjà cité du R. P. Lavaud et d'autres études récentes en sont la preuve), ces problèmes, dis-je, ont littéralement passionné notre ancien régime. Après l'offensive si vite refoulée de Sirmond, c'est autour de l'attrition que vont se poursuivre sans relâche les hostilités entre les défenseurs de l'amour et ses adversaires. Sur un terrain plus spécial et limité, l'affaire Sirmond continue. Entendons-nous bien. Du point de vue technique, les deux thèses - celle de Sirmond, d'ailleurs attritioniste lui-même - et celle de l'attritionisme restent nettement distinctes. Comme le remarque très justement le R. P. d'Alès,on peut n'exiger du pénitent qu'une attrition de pure crainte sans contester pour cela, avec Sirmond, l'obligation où se trouve tout chrétien de produire, sa vie durant, quelques actes d'amour de Dieu. Deux questions : « unam de contritione necessaria ad justificationem in Sacramento; alteram de praecepto charitatis. Qui ad justificationem in sacramento
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sufficere asserebant attritionem formidolosam, non ideo negabant satisfaciendum esse praecepto charitatis in Deum; quaestiones dividendae sunt, ut fert rerum natura. » (R. P. d'Alès, De Sacramento Paenitentiae, Paris, 1926, p. 67). L'heureux homme, qui peut se contenter du latin. Oui et non, répondrai-je; il y a bien là une distinction formelle, mais elle s'arrête à la surface et des idées et des choses. Attritionisme et Sirmondisme, cela fait bien deux sans doute, puisque l'immense majorité des attritionistes refuse de souscrire au paradoxe de Sirmond; mais dès qu'on cherche à s'expliquer la genèse de ces deux théories, on s'aperçoit vite qu'elles sont commandées l'une et l'autre par la même philosophie religieuse. Ce n'est pas de gaîté de coeur, ni pour s'amuser aux subtilités des casuistes que de part et d'autre on lésine sur les droits de l'amour, Sirmond soutenant que le premier commandement n'est pas rigoureusement impératif, et les attritionistes qu'on ne doit exiger du pénitent qu'une attrition sans amour ou de crainte pure; c'est qu'ils sont plus ou moins persuadés, les uns et les autres, que l'amour, quel qu'il soit, celui des commençants aussi bien que celui des parfaits, dépasse les forces moyennes du peuple chrétien. Voilà par où ils se rejoignent; quant à la nuance qui semble les diviser, elle s'évanouit bientôt d'elle-même, puisque si les attritionistes maintiennent contre Sirmond le caractère obligatoire du premier commandement, ils dispensent expressément de cette obligation ceux-là même qui ont le plus besoin, ou pour mieux dire qui ont seuls besoin qu'on la leur inculque, à savoir les chrétiens qui, avec l'état de grâce, ont perdu l'amitié divine. Tant qu'enfin l'attritionisme, ramené à ses éléments essentiels parait bien n'être qu'un sirmondisme timide et prudent. Différence de stratégie et non de principe : au lieu de l'offensive directe, brusquée et brutale de Sirmond, une attaque perlée, et si jose dire, grignotante. Mais, de part et d'autre, il s'agit également non pas, juste ciel, de discréditer l'amour, qu'on ne saurait au contraire trop exalter, mais, puisque l'expérience a prouvé qu'il était devenu pratiquement impossible, de lui substituer quelque succédané moins inaccessible au commun des chrétiens. Pour les pécheurs qui veulent se convertir, ce succédané sera l'attrition.
Un savant dominicain, le R. P. Périnelle, a raconté récemment la préhistoire de l'attrition et les débuts de son histoire (L'attrition d'après le Concile de Trente et d'après saint Thomas d'Aquin, Kain, 1927). Pour l'histoire même du sentiment religieux dont le R. P. Périnelle n'avait pas à s'occuper directement, rien
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de plus intéressant que ce livre. Un conte de fées. Dans les coulisses du Concile de Trente, on voyait donc rôder, vers 1539, une pauvresse qui d'abord avait honte de se montrer. Elle boite si fort qu'elle n'avance qu'appuyée sur des potences. Louche qui plus est, et le strabisme fait femme. Un de ses yeux, le plus terne, semble regarder parfois du côté de Dieu; l'autre, beaucoup plus vif se fixe perpétuellement sur le diable. D'habiles oculistes, les théologiens modernes, la guériront de ce strabisme : aujourd'hui, de ses deux yeux, elle ne regarde que l'enfer. Mais cela prendra beaucoup de temps. A Trente néanmoins, bien que généralement méprisée, elle s'est gagné quelques amis. Un jeune moine s'est même voué à son service, comme plus tard Camus au service de Caritée. Il la promène partout, et, si elle a froid, il la couvre de son manteau noir. Ce n'est pas le premier venu, puisqu'il s'appelle Melchior Cano. Ici devrait s'ouvrir une parenthèse, mais qui remplirait un in-folio. Pourquoi cette faveur imprévue, presque paradoxale et si peu thomiste, que témoigne ce thomiste à une intruse aussi peu séduisante? Cano estimerait-il lui aussi, bien avant Sirmond, que l'amour agonise et avec l'amour la religion proprement dite? Cano serait-il le précurseur des ascéticistes modernes? A cette perspective, l'imagination de l'historien s'enflamme. Eteignons-là pour qu'elle ne batte pas la campagne; mais rappelons auparavant que ce même Cano a fait voeu d'exterminer les mystiques, et jusqu'à ceux de son Ordre. Car pour Ignace et les ignatiens, Cano ne s'apaisera que lorsqu'il n'en restera plus qu'un tas de cendres. (Cf. Métaphysique des Saints, II, 197, seq.). Tout doit se tenir dans une tête aussi puissante, et il n'est pas indifférent que le plus farouche adversaire des Alumbrados ait été aussi le parrain de l'attrition. Que si, parmi les Pères de Trente, beaucoup n'auraient pas demandé mieux que d'exorciser, de congédier la filleule de Cano, certaines graves raisons les inclinaient aussi à plus d'indulgence. Il leur fallait exterminer d'abord les sophismes de Luther et venger contre ce novateur les vertus de crainte et d'espérance. Il fallait sauver plus encore l'efficacité des sacrements. S'il n'est de contrition que parfaite, l'absolution n'est plus qu'une assez vaine cérémonie. La théologie de la Pénitence est très étroitement liée à la fortune de l'attrition; on peut suivre, dans le livre du P. Périnelle, les oscillations de ce beau débat entre l'amour et la crainte; on s'arrêta, comme chacun sait, à un compromis, qui d'on côté ne laissait aucune échappatoire à Luther, et qui permettait de l'autre aux théologiens catholiques de rester sur
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leurs positions respectives. Quoi qu'il en soit, de ce Concile où elle était entrée quasi nue et par l'escalier de service, l'attrition sortait par la grande porte et fort décemment vêtue. Reine pas encore, mais bourgeoise et assez cossue. C'est ici où le P. Périnelle, après une poignée de main assez froide, l'abandonne à sa destinée. Et c'est ici que nous la prenons, le présent excursus - qui n'est qu'un appendice au livre du P. Périnelle - ayant pour objet les rapports du catholicisme français avec l'attrition pendant les XVII° et XVIII° siècles. Je me bornerai à rassembler un certain nombre de textes que j'emprunterai, non pas aux théologiens de métier - car la théologie pure n'est pas mon affaire - mais à une littérature moins ésotérique. Le problème de l'attrition déborde, en effet, et de tous les côtés, les discussions proprement techniques. Tout le monde en ce temps-là s'y intéressait.
Saint
François
de Sales.
Je ne crois pas que le saint Docteur ait étudié ex professo le problème de l'attrition. Dans les chapitres XVIII, XIX et XX du Traité où il parle de la « repentance », dans ses relations avec l'amour, il se gouverne en philosophe et en psychologue plus qu'en théologien pur. De ces chapitres néanmoins - comme de tout le Traité, comme des Oeuvres complètes, - on peut, on doit conclure, sans le moindre doute, me semble-t-il, que
François
de Sales n'eût pas jugé suffisante la simple « attrition de crainte ». Ces trois chapitres ont pour objet de montrer « que l'amour se pratique en la pénitence » (titre du ch. XVIII), ou que, sans amour, il n'est pas de vraie pénitence.
La pénitence même des païens « procède de la connaissance naturelle que l'on a d'avoir offensé Dieu en péchant ». Epictète « connaissait que le péché offensait Dieu... et par conséquent, il voulait qu'on s'en repentît » (I, p. 748). A plus forte raison la pénitence chrétienne sera-t-elle d'abord théocentriste.
« Voici une briève description du progrès de cette vertu : Nous entrons (d'abord) en une profonde appréhension de quoi... nous offensons Dieu par nos péchés, le méprisant et déshonorant... De cette véritable appréhension naissent plusieurs motifs qui... nous peuvent porter à la repentance, à savoir la crainte de l'enfer, le désir du ciel, la laideur du péché, etc., » pp. 749, 15o. Ainsi le premier mouvement de repentance n'est pas un mouvement de crainte : d'abord une vive appréhension du péché
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considéré comme une injure faite à Dieu, puis une réaction de crainte si je l'ai offensé, il me punira.
Par où l'on voit, une fois de plus, qu'il n'y a rien de plus opposé à la doctrine salésienne que le moralisme anthropocentriste ou ascéticiste que l'on a prêté à l'auteur du Traité. Pour lui, a-t-on dit, Dieu « n'est offensé de nos péchés que dans la mesure où ces péchés nous blessent... Dieu hait le péché pour le mal qu'il nous fait à nous, non pour le mal qu'il lui fait à Lui... Par le péché..., nous nous dégradons..., voilà par où nous blessons Dieu en le commettant... C'est à nous seuls... que à son attention (de
François
de Sales) dans ce propos sur la malice du péché. C'est parce que le péché est le virus corrupteur de nos âmes qu'il est proposé à notre haine... Tout ici encore se doit juger du point de vue de l'utile pour l'homme... Le péché est le mal de Dieu parce qu'il est d'abord le mal de l'homme ». (Francis Vincent, Saint
François
de Sales directeur d'âmes, Paris, 1923, pp. 125-129. Ajoutons cette ligne prodigieuse : « Oui, sans doute, saint
François
de Sales semble prendre assez allègrement son parti du péché, pourvu... » Non, mille fois non. Pour saint
François
de Sales, comme d'ailleurs pour toute la tradition chrétienne, le péché est d'abord le mal de Dieu, et il n'est le mal de l'homme que parce qu'il est d'abord le mal de Dieu.
Ainsi donc, à la racine même de tout mouvement de repentance, une appréhension confuse du mal fait à Dieu. Les autres motifs, la crainte par exemple « naissent » de là ; mais comme ils nous touchent de plus près, il est naturel que ces motifs tendent à devenir dominants. S'ils le deviennent, et dans la mesure où ils le deviennent, la pénitence « est imparfaite ». « Tous ces motifs nous sont enseignés par la foi... et partant la pénitence qui en provient est grandement louable (contre Luther) quoique imparfaite... d'autant que l'amour divin n'y entre encore point. Hé, ne voyez-vous pas, Théotime, que toutes ces repentances se FONT POUR L'INTÉRÈT DE NOTRE AME, de sa félicité, de sa beauté intérieure, de son honneur..., en un mot, pour l'amour de nous-mêmes, mais amour néanmoins légitime ». Ou les mots n'ont plus de sens, ou saint
François
de Sales, juge, légitime certes, mais « imparfait » tout ce que nous faisons « pour l'amour de nous-mêmes », tout acte qui n'est pas commandé d'abord par l'amour de Dieu.
Seule est d'ailleurs légitime une crainte de l'enfer qui, sans comprendre l'amour de Dieu, ne le repousse pas. « La repentance
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qui forclôt l'amour de Dieu est infernale... ; la repentance qui ne rejette pas l'amour de Dieu, quoiqu'elle soit encore sans iceluy, est une bonne et désirable repentance, mais imparfaite, et qui ne peut nous donner le salut jusques à ce qu'elle ait atteint à l'amour et qu'elle se soit mêlée avec iceluy ». De ce « mêlée » on peut conjecturer qu'il songe ici à l'attrition, puisque dans la contrition parfaite la crainte ne se mêle pas à l'amour. « Quand notre pénitence serait si grande que sa douleur fît fondre nos yeux en larmes..., si nous n'avons pas le saint amour de Dieu, tout cela ne nous servirait de rien pour la vie éternelle » (pp. 152, 153).
Non que
François
de Sales identifie absolument contrition et amour. Au contraire, il s'applique dans le chapitre XX à les distinguer : « Comme le mélange d'amour et de douleur se fait en la contrition. » « La parfaite pénitence a deux effets différents; car, en vertu de sa douleur et détestation, elle nous sépare du péché... ; mais en vertu du motif de l'amour d'où elle prend son origine, elle nous... réunit à Dieu... ; à même qu'elle nous retire du péché, en qualité de repentance, elle nous rejoint à Dieu en qualité d'amour ». Esaü et Jacob. « Le repentir, rude et âpre... naît le premier, comme un autre Esaü, et l'amour, doux et gracieux comme Jacob, le tient par le pied et s'attache tellement à lui qu'ils n'ont qu'une seule origine, puisque la fin de la naissance du repentir est le commencement de celle du parfait amour » (p. 15o). Toutefois si la contrition « ne contient pas en soi la propre action de l'amour », elle en contient « la vertu et propriété ». En effet « le motif de la parfaite repentance, c'est la bonté de Dieu laquelle il nous déplaît d'avoir offensée ; or ce motif n'est motif sinon parce qu'il émeut et donne le mouvement; mais le mouvement que la bonté divine donne au coeur qui la considère ne peut être que le mouvement d'amour, c'est-à-dire d'union ; c'est pourquoi la vraie repentance (bien qu'elle soit un mouvement de fuite, de détestation, etc.), reçoit néanmoins toujours le mouvement de l'amour, et la qualité naissante d'iceluy par laquelle elle nous réunit et rejoint à la divine bonté » (pp. 155, 156).
De tout ceci, est-il imprudent de conclure que, pour
François
de Sales, le problème de l'attrition de pure crainte ne se pose même pas? Voici encore plus lumineux : « Ni ne faut pas non plus s'étonner que la force de l'amour naisse dedans la repentance avant que l'amour y soit formé; puisque nous voyons que par la réflexion des rayons du soleil, battant sur la glace d'un
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miroir, la chaleur, qui est la vertu et propre qualité du feu, s'augmente petit à petit si fort qu'elle commence à brûler avant qu'elle ait bonnement produit le feu, ou, au moins, avant que nous l'ayons aperçu. Car ainsi, le Saint-Esprit, jetant dans notre entendement la considération de la grandeur de nos péchés, EN TANT QUE PAR ICEUX NOUS AVONS OFFENSÉ UNE SI SOUVERAINE BONTÉ, et notre volonté recevant la réflexion de cette connaissance, le repentir croît petit à petit si fort, avec une certaine chaleur affective.!., qu'enfin ce mouvement arrive à tel signe qu'il BRULE ET UNIT AVANT MIME QUE L'AMOUR SOIT DU TOUT FORMÉ... »
(P. 157).
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Ordonnance de Jacques Boonen, archevêque de Malines (1573- 1655, évêque de Gand en 1617; transféré à Malines en 1621), sur la manière dont les confesseurs doivent se gouverner « pendant que les disputes touchant l'attrition qui ne vient que de la crainte, ne sont pas encore décidées ».
« ... De peur que, dans cette diversité d'avis on ne mette en danger le salut des pénitents, nous vous mandons à tous... que vous apportiez tout le soin possible, afin de porter, d'exhorter et de disposer tous ceux qui s'approchent de ce sacrement à avoir une véritable douleur de leurs péchés, qui ne vienne pas tant de la crainte des châtiments que de l'amour de Dieu... Car si autrefois, dans l'ancienne Loi, ce peuple grossier, qui n'avait reçu qu'un esprit d'esclave et de crainte, ne pouvait dans cette grande rareté de la grâce qui était alors, être justifié que par une vraie et parfaite contrition, ni sauvé qu'en aimant Dieu plus que toutes choses : combien plus nous qui sommes les enfants de la Nouvelle Alliance... devons-nous maintenant, dans une si grande plénitude de la grâce que Dieu a répandue sur nous..., détester les péchés plus que tous les autres maux, non comme des esclaves et seulement par la crainte des supplices, mais comme des enfants, et pour l'amour de Celui qui nous a aimés... Et... nous vous enjoignons... de rechercher souvent l'occasion de parler à fond de la nature, des motifs et des effets de la contrition, comme aussi de l'amour de Dieu, sans lequel on ne peut avoir de véritable contrition... Donné à Bruxelles le 26 mars... 1637 » (Ordonnance renouvelée en 1667 et en 1668). Ce document est cité par M. Antoine Le Felou dans : La conversion du pécheur ou la manière ordinaire dont un pécheur
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doit se relever... pour servir de défense au livre intitulé : Conduite à la Pénitence, publié depuis peu en flamand et en français, Paris, 1676 (livre d'un vif intérêt). Ce document appelle quelques remarques :
1° Publié en 1637, c'est-à-dire trois ou quatre ans avant le livre du P. Sirmond, il réfute déjà un des arguments sur lesquels Sirmond fondait sa doctrine. Si dans l'ancienne Loi « combien plus » dans la Nouvelle. Sirmond disait exactement le contraire.
2° Sinon quant à la lettre, au moins quant à l'esprit, les directions de Malines diffèrent profondément de celles que donne le Dictionnaire de théologie catholique : « Que les prêtres évitent dans leurs sermons, leurs catéchismes, leurs exhortations au saint tribunal, d'affirmer que l'attrition est insuffisante par elle-même, si elle ne renferme pas un commencement d'amour de Dieu. Dire cela serait vouloir être plus sage que la sainte Eglise, et jeter inutilement des inquiétudes, peut être de grandes tentations de découragement, dans l'âme des pénitents ». Article : Attrition, I, col. 2256. Très certainement, il n'est pas permis de « dire cela », puisque le décret d'Alexandre VII le défend; mais, en dehors de cette exagération technique, pense-t-on sérieusement qu'un confesseur qui se bornerait à inculquer à son pénitent la crainte de l'enfer, remplirait tout son devoir?
3° Ami intime de Jansénius, Jacques Boonen eut la faiblesse de se refuser à publier la condamnation de l'Augustinus. Aussi fut-il suspendu de ses fonctions et le Chapitre nomma-t-il, en sa place, un administrateur du diocèse, 1er août 1653. Mais dès le 20 du même mois, l'archevêque fit sa soumission et fut absous. Sa doctrine propre n'en reste pas moins d'une orthodoxie parfaite.
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D'Abra de Raconis, évêque de Lavaur, dans son Examen.., de la Fréquente Communion, Paris, 1644, II, 401.
« Celui qui commence d'aimer Dieu par amour de concupiscence..., jugeant ensuite de sa bonté infiniment aimable par ses bienfaits, se porte aisément à l'aimer pour l'amour de lui-même, et serait prêt, comme cette jeune fille dont parle le Sire de Joinville..., de porter d'une main l'eau pour éteindre l'enfer et de l'autre le feu pour brûler le Paradis, se résolvant d'aimer Dieu.... non pour la crainte... et pour l'espérance... mais simplement pour l'amour de sa Majesté adorable. »
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Gilbert de Choiseul-Praslin, évêque de Tournai. Éclaircissement
touchant le légitime usage de toutes les parties du Sacrement de Pénitence adressé aux pasteurs et autres confesseurs... du diocèse de Tournai, Lille, 168o.
Ce bon évêque n'est pas un aigle ; mais Sirmond non plus qu'il réfute. Il est naturellement pour l'attrition d'amour. On objecte « que si l'amour de Dieu était nécessaire pour la justification du pécheur dans le Sacrement, il s'ensuivrait que la Loi de Jésus-Christ serait plus pesante que celle de Moyse. C'est donc un joug que d'aimer Dieu... Plus la loi de Jésus-Christ nous porte à aimer, plus elle est commode ». L'objection serait moins débile « si Dieu nous commandait de l'aimer de tout notre coeur... par nos forces naturelles, et en nous abandonnant à nous-mêmes. Mais comme » sa grâce est là pour nous aider à « accomplir ce grand commandement », l'objection s'évanouit... « Il est très faux qu'il soit difficile d'aimer Dieu. » « C'est l'amour qu'on trouve qui rend le joug (de la confession) pesant. Car, pourvu qu'on veuille exempter le pénitent d'aimer Dieu, on ne trouve pas que la loi de là confession... soit plus fâcheuse que la loi de Moyse... Ce n'est pas contre la confession en soi qu'on se récrie, ce n'est que contre l'alliance de l'amour de Dieu avec la confession » (pp. 96-99). Voir à la fin du volume sa curieuse correspondance avec tels de ses prêtres que ses éclaircissements n'avaient pas convaincus.
Il disait aussi : « Nulle disputé n'est plus inutile dans l'Ecole que celle de la contrition et de l'attrition. Puisque, encore qu'on puisse croire dans le fond et spéculativement que l'attrition suffit, l'Eglise n'ayant rien déterminé, il ne peut néanmoins jamais être permis de prendre dans la pratique (du confessionnal) le parti de la crainte » (p. 116). Il pense donc, avec l'archevêque de Malines, que, pratiquement, le confesseur doit faire le possible pour obtenir du pénitent un acte d'amour. Aurions-nous vraiment changé tout cela ?
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Amor paenitens seu de divini amoris ad paenitentiam necessitate...
auctore Joanne, episcopo Castoriensi, Embricae, 1672. Un des ouvrages les plus considérables dans l'histoire de cette
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controverse. Bien qu'il ait été d'accord avec Arnauld et Quesnel sur la nécessité de l'attrition d'amour, Neercassel n'est pas janséniste. « Cet ouvrage, dit la Bibliothèque janséniste, favorise ouvertement l'erreur condamnée par le Concile de Trente, que la crainte des peines de l'enfer est mauvaise et nous rend encore plus méchants » (I, p. 48). Sans l'ombre d'un texte - et pour cause - à l'appui de cette affirmation. Cf. la notice de Batterel dans le tome III des Mémoires. Cf. aussi l'index de la Correspondance de Bossuet. En dehors de saint Augustin, qu'il cite constamment, Neercassel se réclame de plusieurs théologiens de la Compagnie. Grand texte de Maldonat où est fort bien résumé un des arguments principaux des contritionnistes : « Eadem via necesse est ut ad Deum convertamur qua ab eo discessimus. Discessimus autem ab eo quia illi anteposuimus res creatas. Ergo , debemus ad illum redire, dolendo quod ipsum offenderimus plus quam Joleremus propter res omnes creatas ». Amor poenitens, p. 214.
Comme beaucoup d'autres, Neercassel distingue plusieurs degrés d'intensité dans l'amour. Bien que véritable, l'amour qu'il exige du pénitent n'est pas un acte héroïque : « Per amorem... praedominantem intelligimus amorem quo quis hic et nunc nihil magis aut aeque amat ac Deum saura amat et veneratur; non vero
intelligimus talem amorem qui tam fortis sit ut, crescentibus per illatas illecebras, minas caque tormenta concupiscentis, nihilominus ipse vinceret. » Il ne demande que l'amour qu'avait saint Pierre avant la chute. « Nullatenus... dicere intendimus quod Creatoris amor, ut hominem in
Sacramento
Deo reconciliet, ad apicem suae perfectionis debeat esse provectus ». Comme le demandera plus tard l'abbé Boileau (le frère du poète). Tout ceci dans la préface. Encore un mot de lui que je ne donne pas comme génial, mais qui me paraît plein de force, et qui, du reste, est déjà dans saint Augustin : La crainte de l'enfer « non opponitur voluntati peccandi, sed cruciatui gehennae; unde is metus malum opus, malive operis a ffectum, tanquam sua contraria excludere non potest, sicut frigus calorem ». Cf. le développement, pp. 101-102. « Qui gehennas metuit, disait Augustin, non peccare metuit sed ardere », cité, p. 85. J'avoue humblement que mon petit cerveau n'arrive pas à voir ce qu'on peut répondre à cet argument.
Sur ces degrés inférieurs de l'amour, voici quelques précisions de Duguet. C'est principalement « dans (le) détachement de nous-mêmes, et dans (l) union chaste avec Dieu.., que consiste la Charité. Car son effet propre est de rapporter à Dieu tout ce
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que nous recevons de lui, ou plutôt, elle est elle-même ce rapport qui conserve à Dieu tous ses dons... Le MOINDRE COMMENCEMENT DE CET AMOUR Si pur, Si fidèle.. , est un COMMENCEMENT DE CHARITÉ; car ce sont deux noms d'une même chose... Tout mouvement d'amour de Dieu, quand il est chaste et sincère, est un mouvement de charité ; elle est quelquefois pleine et dominante, et quelquefois imparfaite; mais lors même qu'elle est faible, et dans sa naissance, ELLE A TOUTE LA VÉRITÉ DE SON ÊTRE, quoiqu'elle n'en ait pas toute la valeur, ni tout le poids, comme la plus petite partie de l'or en a les qualités essentielles ». Explication des
qualités ou des caractères que saint Paul donne à la Charité, Amsterdam, 1727, pp. 251-252. Qu'on veuille bien y prendre garde, cette distinction est tout ce qu'on peut concevoir de moins janséniste. Cf. ce que nous dirons plus loin sur les « éclairs de quiétude », ou d'amour vrai, qui traversent la prière commune et en font une véritable prière.
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Inutile de le citer. Ou sait bien que l'attrition de crainte est une de ses bêtes noires. Il a écrit tout un livre pour l'exterminer. Il revient souvent à ce sujet et dans ses lettres et dans ses entre-tiens avec Ledieu. Cf. les index de la Correspondance et du journal de Ledieu (édit. Urbain). Je ne dis pas qu'il se soit fait de l'amour commençant une idée très nette, ni très cohérente. Cf. sur ses variations, le P. Bernard d'Arras : Le ministère primitif de la Pénitence enseigné dans toute l'Église gallicane, Paris, 1752, voir l'index; cf. aussi dans l'article du R. P. Lavaud sur l'Attrition d'amour et de charité (Vie spirituelle, supplément de décembre 1927), les pages 109-113 sur : La thèse de l'attrition d'amour selon Bossuet.
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Dans son épître saugrenue sur l'Amour de Dieu, Boileau se flatte d'exterminer tour à tour, et tout ensemble, le paradoxe de Sirmond sur l'amour, et l'attrition de crainte. Pour Sirmond, il se borne à amplifier la péroraison de la Xe Provinciale; pour l'attrition, il met en vers la théologie de son frère le chanoine, contritionniste farouche, qui exigeait des pénitents, non pas
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comme presque tout le monde alors un « commencement d'amour» véritable, mais une contrition parfaite. D'où la difficulté qui saute aux yeux, qui, d'ailleurs, est partout, mais que Boileau a du moins le mérite d'avoir formulée plus mal que personne :
Puisque ce seul amour suffit pour nous sauver
De quoi le sacrement viendra-t-il nous laver?
Sa vertu n'est donc plus qu'une vertu frivole.
Ou, comme dira plus tard Fénelon : un acte de contrition parfaite « est toujours justifiant »; si donc cet acte est nécessaire « pour le sacrement, il s'ensuit qu'il faut être juste avant que d'approcher du sacrement destiné à la justification; que le sacrement ne l'opère point, mais qu'il la suppose, ce qui est manifestement opposé à la doctrine de toute l'Eglise » (Oeuvres, II, p. 202). Cette difficulté qui a donné beaucoup de fil à retordre à de moindres génies, n'en est pas une pour Boileau.
Oh! le bel argument digne de leur école !
Quoi! dans l'amour divin en nos coeurs allumé,
Le voeu du sacrement n'est-il pas renfermé?
Un païen converti qui croit au Dieu suprême,
Peut-il être chrétien qu'il n'aspire au baptême?
Ni le chrétien en pleurs être vraiment touché
Qu'il ne veuille à l'église avouer son péché?
Que vient faire ici le « voeu du sacrement? » Tout le monde reconnaît que, même après avoir été justifié par un acte de contrition parfaite, le pécheur doit encore, du moins s'il le peut, avouer son péché au prêtre. L'unique difficulté est donc ici de savoir quelle sera « la vertu » de l'absolution que le prêtre lui donnera. Ego te absolvo, lui dira-t il. N'est-ce pas là une simple déclaration protocolaire et sans efficace, puisque ce pénitent est déjà en état de grâce? Supposons que Notre-Seigneur ait donné à ses apôtres le pouvoir de ressusciter les morts, et que saint Pierre arrivant à Béthanie après la miracle de Jésus, crie à Lazare ressuscité : veni foras..., quelle pourrait bien être la vertu de cette parole? On a honte de piétiner si lourdement, mais aussi de quoi Boileau va-t-il se mêler ?
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Sermon sur le jugement dernier (I, p. 163) « IL NE VOUS EST POINT PERMIS DE CRAINDRE DIEU SANS L'AIMER ».
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Pensées sur divers sujets... Sacrement de pénitence; dispositions qu'il y faut apporter... Oeuvres (Cattier), V, pp. 537-5o1.
Quatre articles principaux : contrition, résolution, confession et satisfaction. Le premier seul nous intéresse présentement.
« Je n'ai rien à dire là-dessus de singulier et de nouveau, mais ce que je dirai.., n'est que trop inconnu à bien des gens.
« Contrition, c'est-à-dire douleur du péché, mais une douleur conçue en vue de Dieu, par le mouvement de la grâce, et supérieure à toute autre douleur. Voilà, en trois mots, déjà bien des choses d'un devoir indispensable et d'une telle nécessité que de là dépend toute l'efficace... du sacrement...
« Les prophètes... ne se contentaient pas de dire : convertissez-vous..., ils ajoutaient : convertissez-vous au Seigneur. Par où ils leur faisaient entendre que, si ce rapport à Dieu manquait, que si, dans leur retour, ils n'envisageaient pas Dieu, que s'ils se proposaient tout autre objet que Dieu, ils ne devaient plus être, dans l'estime de Dieu, censés pénitents.
«... Au-dessus de toute autre douleur, c'est-à-dire qu'il n'y a point de revers... de quelque nature qu'il soit, dont il puisse m'être permis de concevoir une douleur supérieure, ou même égale à celle que doit me causer l'offense de Dieu et la perte de la grâce... Si mon regret ne va pas jusque-là, il ne peut être suffisant, et dès lors je ne suis point dans l'état d'une vraie contrition, ni même de cette ATTRITION PARFAITE, nécessaire au sacrement de pénitence. »
Evidemment il évite, on dirait même qu'il affecte d'éviter la discussion technique du problème. Mais enfin si l'attrition parfaite qu'il exige n'est pas une attrition d'amour, il parle pour ne rien dire.
« On me dira que cela serait capable de troubler les consciences, et de les jeter dans le désespoir. » C'est l'objection que fera le Dictionnaire de théologie catholique. « Il est vrai : cela peut désespérer; mais qui? des âmes mondaines » ; mais non pas « une âme remplie de l'esprit du christianisme, une âme telle que nous devons tous être. » Une âme ainsi faite « je demande si
elle aura de la peine à porter son regret au degré que je marque. »
Bien entendu, il ne s'agit pas ici d'une douleur sensible. « Il suffit d'avoir cette haine du péché que les théologiens... nomment appréciative, parce qu'elle MAINTIENT TOUS LES DROITS DE DIEU, et qu'elle lui donne dans notre estime UNE PRÉFÉRENCE ENTIÈRE ET ABSOLUE. Or voilà qui ne doit désespérer personne, puisqu'il n'y
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a personne qui ne puisse, avec l'assistance divine, former au fond de son âme une telle douleur. »
« Il faut que, par la force et la supériorité de cette douleur, le coeur haïsse ce qu'il aimait, et qu'il aime ce qu'il haïssait. »
Pas un mot sur l'attrition de crainte; pas un mot qui n'appelle ou n'implique l'attrition d'amour. « N'est-il pas étrange » qu'une telle contrition nous semble difficile? « Comment oublions-nous si aisément un Dieu créateur..., rédempteur; un maître si grand, un père si tendre...? QUE MANQUE-T-IL DONC A NOTRE DIEU POUR DEVENIR AIMABLE?... N'EST-IL PAS ASSEZ BON? »
On objecte : si l'attrition parfaite, la seule qui suffise, est telle que vous la décrivez, « il y a donc bien des confessions nulles? » Va-t-il répondre que la crainte de l'enfer sauvera ces confessions d'être nulles? Non. « J'en conviens, dit-il, et là-dessus je n'oserais presque déclarer tout ce que je pense. »
Et je demande, à mon tour, entre cette doctrine et celle de l'Amor poenitens, où donc est la différence? Le plus rigide, j'allais presque dire le plus décourageant, mais enfin le plus découragé de ces deux spirituels, ce n'est pas l'évêque de Castorie. Si l'on s'accorde à ce point sur le fond des choses, pourquoi, d'un côté comme de l'autre, continuer à se déchirer? Et je reviens au refrain que m'impose chaque jour avec plus de force une intimité de cinquante ans avec le XVII° siècle religieux : un Locarno de quelques heures, un entretien pacifique, objectif et tout religieux, entre les maréchaux des deux camps eût mis fin à ces batailles éternelles qui ont fait tant de mal au catholicisme français.
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Je rapprocherai de Bourdaloue un jésuite éminent que personne ne connaît, le P. Jean Jégou, de l'équipe des grands missionnaires bretons. Jégou a publié en 1697 à Rennes - malheureusement! - un livre très remarquable : L'usage du sacrement de pénitence, pour servir d'instruction aux pécheurs qui veulent se convertir et aux confesseurs qui les conduisent. Appel constant - et c'est là une des originalités du livre - à son expérience des missions. Il ne traite que fort sommairement la question controversée et pour se rallier, sans hésiter, à la suffisance de l'attrition de crainte. Ainsi aurait fait Bourdaloue. Mais tout le livre n'en respire pas moins contre cette doctrine, telle du moins qu'elle a fini par prévaloir et que l'expose aujourd'hui
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le Dictionnaire de théologie catholique. L'image qu'il présente des
dispositions requises, est celle-là même qu'en présente Bourdaloue. - Longue paraphrase du texte tridentin : dolor animi et detestatio de peccato. Haine d'abomination; haine d'inimitié. « En avoir une telle aversion qu'on ne puisse ni le voir, ni s'en représenter l'image... sans horreur...; ensuite de cette haine, en concevoir un regret et une douleur si violente qu'il n'y ait rien au monde qu'on ne voulût avoir souffert plutôt que de l'avoir commis. Désabusons-nous donc, chrétiens, si nous croyons que la vraie contrition soit si aisée. » « Ils pleurent aux pieds d'un confesseur; vous diriez qu'ils sont véritablement repentants...; et néanmoins ils ne sont rien moins... Semblables en cela à Esaü, à Antiocheus... dont la pénitence fut réprouvée de Dieu, parce qu'ils étaient particulièrement touchés de la peine qu'ils enduraient, et non pas de l'énormité de leurs crimes... Il faut que la haine et la douleur TOMBENT DIRECTEMENT ET IMMÉDIATEMENT SUR L'INJURE FAITE A DIEU, et qu'elle soit le motif de notre douleur, et non pas le mal que nous souffrons en punition de nos péchés. » Que ce mal soit un châtiment immédiat, ou futur; une maladie, ou l'enfer, cela ne change rien au raisonnement de Jégou. « La Pénitence est une douleur et une haine, non pas de quelque mal et de quelque peine que ce soit qu'on endure, mais du péché qu'on a commis » (pp. 1-16). D'où il conclut avec Bourdaloue, « qu'il y a peu de véritables contritions » (pp. 64-68). Reste un problème psychologique : la seule crainte de l'enfer peut-elle produire cette haine du péché telle que la comprend Jégou? Cf. à ce sujet W. G. Ward : « The question is often discussed whether an act which contains no element of inchoate love... can be a sufficient disposition for the sacrament of Penance? Myself, I cannot but think THAT THE CASE SUPPOSED IS PSYCHOLOGICALLY IMPOSSIBLE. » Five Lectures on attrition, contrition and sovereign love (privateley printed). Encore une fois, c'est presque malgré lui, et certes, sans le moindre enthousiasme, que Jégou se rallie à l'attrition de crainte.
« J'ajoute seulement qu'encore bien qu'il semble qu'on ne doive point douter de cette doctrine, il ne faut pas laisser de s'efforcer, autant qu'on peut, de former des actes d'une parfaite contrition dans le sacrement de pénitence. Il est bon de redouter les supplices éternels..., car la crainte de la peine a une puissante force pour nous éloigner du mal; il est bon de soupirer après le paradis... » Mais « que penser d'un pécheur qui ne serait sensible qu'à de telles réflexions... (et qui) pourrait se contenter de
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redouter les supplices éternels... sans s'efforcer de reconnaître par une douleur amoureuse cette grande miséricorde? La bonté et la miséricorde de Dieu... N'EST-ELLE PAS AUSSI PUISSANTE SUR LE CUR POUR S'EN FAIRE AIMER, que les menaces de la justice pour donner de la crainte? L'AMOUR N'EST-IL PAS AUSSI NATUREL, et bien plus doux à l'homme que le tremblement et la frayeur? NON, JE VOUS AVOUE QU'UN SENTIMENT CONTRAIRE N'ENTRE PAS DANS MON ESPRIT?... » Et toujours en opposition avec l'article du Dictionnaire de théologie que nous avons cité plus haut, « il faut », conclut Jégou, « qu'un confesseur tâche par ses remontrances d'aider son pénitent à former l'un et l'autre sentiment... Maledictus
qui facit opus Dei negligenter » (p. 58, 59).
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Je citerai encore un autre jésuite de ce temps-là, le P. Judde. Tant qu'il n'est question que d'affirmer, in abstracto, la suffisance de l'attrition sans amour, il parle comme les modernes. Mais il se hâte d'ajouter : ne regardons pas l'attrition, « comme un acte simple ». Composé au contraire. Il y entre : a) « De la foi aux vérités révélées » ; or pas de foi « que déjà on n'ait pour Dieu une disposition affectueuse » ; b) De « la confiance aux miséricordes de Dieu et aux mérites de Jésus-Christ »; confiance qui est « une espèce d'hommage volontaire » rendu à Dieu ; c) « Le désir d'être justifié, et pour cela de renoncer à toute attache criminelle, suppose beaucoup plus encore qu'on regarde Dieu comme son souverain bien... » ; d) « Enfin la détermination à garder tous les commandements renferme une résolution de garder au moins en son temps, le précepte même de la parfaite charité » (V, pp. 18-21). C'est ainsi, oserai-je dire, que les spirituels de ce temps-là, après avoir donné, comme pour la forme, une sorte de congé aux éléments théocentristes de l'attrition, les font aussitôt rentrer par la fenêtre. Cette oscillation est très curieuse à suivre chez le P. Judde, mystique né. Voici de lui, un texte plus que remarquable, et qui met fin aux oscillations :
« D. Que faut-il répondre quand il nous vient quelquefois cette pensée : S'il n'y avait point d'enfer, consentirais-je à offenser Dieu ?
« Répondre : Hélas! je suis si méchant et si faible que je n'ose assurer ce que je ferais ; mais il y a certainement un enfer, et la supposition du contraire est chimérique. Bénissons Dieu, cependant, de nous avoir donné ce frein et supposons, si
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nous n'avions pas celui-là, qu'il voudrait bien nous en donner quelque autre... qui nous porterait aussi efficacement à le servir... »
C'est là, en effet, tout ce que peut trouver un attritionniste pur, et, entre nous, ce n'est pas très fort. Mais Judde n'est pas de cette école.
« Voilà ce qu'on peut répondre d'abord, poursuit-il, pour dis-traire et pour dissiper la tentation ; réponse bien imparfaite et bien peu digne d'un vrai chrétien, s'il ne s'élève à quelque chose de grand, en ajoutant : Oui, mon Dieu, QUAND MÊME IL N'Y AURAIT POINT D'ENFER, JE VOUDRAIS VOUS SERVIR, NON PLUS PAR CRAINTE, MAIS PAR AMOUR... et c'est là que doit tendre un bon coeur, un coeur reconnaissant, un coeur chrétien » (p. 33).
Et voilà comment, presque toutes les avenues qui s'ouvrent à nous, dans les jardins du grand siècle, nous conduisent à Fénelon.
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Cf. dans les Essais de Nicole, t. VIII***, p. 185, seq., la lettre XXIX : Qu'il est difficile d'écrire sur la question de l'amour de Dieu justifiant ; et dans les Lettres de Duguet VII, p. 400, seq., quelques remarques sur le sujet.
Notes pour un sermon sur la confession, V, pp. 7o7-7o8.
« Attrition. Je ne veux que le concile de Trente : cum spe veniae, voluntatem peccandi de caetero excludens : amour suprême d'espérance est requis ; amour suprême de charité est requis, sinon en commençant, du moins en finissant : ce n'est que différence d'un quart d'heure ». C'est là un des plus jolis mots qui aient été écrits au cours de cette controverse où l'on a noirci tant de pages; et il va très loin.
« Nécessité de se préparer et de désirer cet amour. Il ne s'agit pas d'un acte formel, mais d'une disposition habituelle comme d'amour pour un père...
« Mais, dites-vous, vous demandez trop? - Quoi? trop : amour, bonne foi. - Vous nous jetez au désespoir? - Quoi de moins désespérant que la consolation d'aimer? »
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« Sur le commencement d'amour nécessaire au pécheur dans le sacrement de Pénitence », t. II, pp. 202-2o3.
Deux extrémités à éviter : « D'un côté, il est scandaleux de dire que, pour se réconcilier avec Dieu, il suffit de le craindre, comme un criminel craindrait un juge rigoureux... ; d'un autre côté, il n'est pas moins dangereux d'exiger du pénitent un amour pur et de préférence qu'on nomme dominant; car cet amour dominant, à quelque degré que vous le mettiez, est toujours justifiant », d'où il suivrait « qu'il faut être juste avant que d'approcher du sacrement destiné à la justification ».
Un certain amour est nécessaire. « La difficulté est de dire en quoi il consiste et de le distinguer nettement de cet amour de préférence qui, du plus bas degré où on puisse le mettre, justifie l'âme ». Voici l'explication où Fénelon s'arrête :
« 1° Il est certain que notre volonté est capable d'avoir en même temps plusieurs amours contraires : j'aime le fruit, mais il me fait mal ; j'aime encore plus ma santé.
« 2° Souvent deux amours contraires se trouvent égaux en nous ; et alors nous sommes en suspens... ; j'hésite entre l'honneur et le danger.
« 3° Un amour peut croître ou décroître, et son contraire de même en proportion ; comme Ies deux plats d'une balance...
« Cela posé, je dis qu'il y a souvent, dans les fidèles pécheurs, un amour de Dieu qui n'est pas encore un amour de préférence. Ce sont des désirs faibles et naissants; ils voudraient servir Dieu, mais d'autres désirs plus violents les entraînent. Cet amour n'est point justifiant ; j'ajoute qu'il n'est pas même suffisant pour la pénitence... ; ces pécheurs sont encore esclaves du mal.
« Mais il vient ensuite un autre état, où l'amour du péché cesse de dominer, et où l'amour de Dieu croissant fait l'équilibre, en sorte qu'il est précisément au dernier degré après lequel il emportera la balance et sera dominant. Je dis que c'est cet état où il ne reste plus à cet amour de Dieu qu'un seul degré à acquérir pour ressusciter l'âme..., dans lequel le sacrement peut lui être salutaire. Ce qui est réservé à la grâce du sacrement, c'est de donner à cet amour le seul degré qui lui manque pour être dominant et pour emporter le coeur comme une balance.
« Si vous êtes scandalisé de ce que je demande si peu, et que je me contente d'un amour qui laisse l'âme en équilibre entre Dieu et les créatures, souvenez-vous que l'âme ne doit pas être encore dans la justice ni par conséquent dans l'amour dominant... Puis-je moins laisser à la grâce du sacrement que de lui laisser
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à opérer ce dernier degré d'amour, qui fait la justice et la vie? Cet amour d'équilibre.., est la disposition prochainement prochaine, comme parlent les scolastiques... »
Comme on le voit, toute cette construction est commandée par la préoccupation, certes plus que légitime, de sauver, pour ainsi dire, l'efficacité de l'absolution. Retenons que, pour Fénelon, l'attrition de pure crainte ne suffit pas. Un certain amour de Dieu est nécessaire. Plus d'un aura été surpris « de ce que (il) demande si peu ». C'est qu'on persiste à le voir avec les yeux de Bossuet. Comparez ce petit mémoire au livre où Bossuet traite la même question. Le moins excessif ou exigeant des deux, ou, si l'on veut, le moins chimérique, le moins quiétiste, c'est Fénelon.
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Méditations chrétiennes, XVIe Méditation... De la contrition et de l'attrition. Edit. H. Gouhier, Paris, 1928, pp. 328-, sq. (La 1ère édition est de 1683).
« Le pécheur, dont l'amour habituel des faux biens est plus grand que l'amour habituel de l'ordre et de la justice, peut... par le secours de la grâce, qui excite l'amour, habituel quoique faible qu'il a pour l'ordre, préférer actuellement Dieu à toutes choses. Or, comme un acte d'amour de Dieu ne change pas d'ordinaire l'état de l'âme, elle demeure encore habituellement disposée, par une habitude acquise avec liberté, à préférer l'objet de sa passion à tout autre. Le pécheur qui a formé cet acte d'amour ne devient pas pour cela juste devant Dieu, puisqu'il n'a pas encore la charité. Mais si ce pécheur qui forme, ou qui a formé.., un acte d'amour de Dieu sur toutes choses, s'approche du sacrement de Pénitence, dans ce mouvement actuel, sache, mon Fils, qu'il reçoit par l'efficace de ce sacrement la charité dominante ou la grâce justifiante. Ainsi la préparation nécessaire au sacrement de Pénitence renferme quelque amour de Dieu sur toutes choses, et néanmoins ce sacrement n'est pas inutile à la justification...
« Il y a, mon Fils, cette différence entre un acte de contrition et un acte d'attrition que le premier renferme un acte d'amour de Dieu assez fort pour changer la disposition habituelle de l'âme, car les actes forment et changent les habitudes; et que le
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second renferme bien quelque amour de Dieu, mais trop imparfait et trop faible pour vaincre l'habitude qui lui est contraire. Après un acte de contrition, le pécheur devient juste, puisqu'il se trouve habituellement disposé à préférer Dieu à toutes choses... Mais après un acte d'attrition, le pécheur demeure encore pécheur. Quoiqu'actuellement il préfère le Créateur à la créature, il est toujours habituellement disposé à préférer la créature au Créateur...
« Viens donc dans le mouvement d'amour que je t'inspire..., te prosterner à mes pieds en la personne du prêtre, et me con-fesser tes désordres... SERS-TOI DU MOUVEMENT ACTUEL QUE JE TE DONNE, POUR OBTENIR, PAR L'EFFICACE DU SACREMENT, LA CHARITÉ JUSTIFIANTE, L'AMOUR DOMINANT DE L'ORDRE ET DE LA JUSTICE QUE TU AS PERDU ».
Je me demande si l'on a jamais rien écrit de plus beau sur la confession que ces quelques pages. En dehors néanmoins des philosophes professionnels, qui les connaît? Négligeant l'ordre chronologique, j'ai cité Malebranche après Fénelon. Ces deux génies aux prises avec le même problème, quel sujet de comparaison! Et qui ne sent la supériorité de Malebranche ! Après cela, je me permets de renvoyer les grands curieux à l'article de la Vie spirituelle (déc. 1927) : Attrition d'amour et de charité, où le R. P. Lavaud expose et fait sienne, avec un rare bonheur, la doctrine de saint Thomas et de Billuart sur l'attrition. Il me semble qu'en dépit des divergences de surface, c'est bien, des deux côtés, la même doctrine.
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Le P. d'Avrigny, au t. III de ses Mémoires chronologiques et dogmatiques, 172o.
C'est à propos du décret d'Alexandre VII,
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67. On ne lit plus d'Avrigny, et c'est grand dommage. Il a infiniment d'esprit, et jusqu'à paraître flippant, je prends le mot anglais pour ne pas dire gamin. Un petit cousin - croyant, bien entendu! - de Voltaire. Est-ce pour cela qu'on l'a mis à l'index? Ou bien pour les outrances de son anti-jansénisme? Une véritable haine. Dès qu'il rencontre nos Messieurs, il voit rouge. Ou bien pour ses tendances gallicanes? Cf. à ce sujet, dans l'article même que nous citons, son jugement d'ensemble sur le pontificat d'Alexandre VII. « Dès qu'il fut (pape), il fit mettre dans sa chambre un cercueil, pour se rappeler incessamment ce qu'il
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deviendrait un jour ; mais on s'accoutume à voir une bière comme tout autre chose, et ce n'est guère par les yeux qu'on devient plus homme de bien. La vue du cercueil n'empêcha pas Alexandre de succomber enfin à la tentation de faire du bien à ses neveux » (111,P. 35) . Voir aussi plus loin, à propos de l'affaire des Corses : « Une des plus grandes insultes qui aient été faites à l'ambassadeur d'une tête couronnée. La réparation (la pyramide) fut grande en effet, mais non pas volontaire » (pp. 36-37). La fantaisie lui est venue de s'étendre plus longuement qu'il ne le fait d'ordinaire, sur le problème de l'attrition. « Ce que je vais dire pourra paraître plus propre d'un livre de piété que d'un ouvrage historique et dogmatique, mais toutes sortes de réflexions entrent dans celui-ci, et celle que je vais faire convient naturellement au sujet ». Il croit facile le passage de l'attrition à la contrition, ou celle-ci moins héroïque, plus commune qu'on ne le dit. « Je sais que ce qui frappe communément d'abord un pécheur, c'est la crainte de la peine... Il n'est encore qu'attrit..., mais qu'il fasse encore un pas avec les Ninivites, et il touche à la contrition. Ce pas, loin d'être fort difficile, est une suite naturelle du premier... Loin donc que la frayeur du jugement futur soit un obstacle à l'amour pur et désintéressé, elle en est le prélude et y conduit directement. Qu'un confesseur habile ouvre l'enfer à un pécheur, mais que ce ne soit que pour le faire entrer dans la vue de l'enfer mérité... Il pouvait (me damner), mais il ne l'a pas fait. Bonté de mon Dieu, que vous êtes grande! Non, ce n'est plus la considération des peines que j'ai méritées, qui m'arrache les pleurs que je répands en votre présence, c'est le regret d'avoir offensé un Maître... si miséricordieux. Si vous étiez moins bon, j'ose le dire, ma douleur serait beaucoup moins vive. Telle est l'impression que fait la pensée de l'enfer sur le coeur de l'homme à qui il reste quelque sentiment de religion. Il est donc bon de demander au pécheur qui approche du sacrement de Pénitence, un amour de Dieu aimé pour lui-même..., et il n'est pas si difficile de l'y conduire » (III, pp. 31-33).
Il avait déjà dit plus haut : « Tout le monde sait que le sentiment qui exige un acte d'amour pour la validité du sacrement a prévalu en France... et il faut convenir que c'est le plus sûr » ( p. 28).
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Le P. de La Borde : Conférences familières sur les dispositions
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nécessaires pour recevoir avec fruit le sacrement de Pénitence, Paris, 1747.
Encore un livre excellent. Vivien de La Borde, 168o-1748, prêtre de l'Oratoire. Envoyé par Noailles à -Rome pour « les affaires de la Constitution » ; mais n'est pas mort appelant. Ce volume renferme ses conférences quadragésimales de 1739, à l'église de la rue Saint-Honoré. Grand succès; Le duc d'Orléans (le fils du régent) était un de ses auditeurs les plus assidus. On a gardé « l'original d'une lettre qu'il lui écrivit en sortant d'une de ses conférences, dans laquelle il s'exprime ainsi : « Je suis aussi content de vous pour le moins que je le fus mardi dernier. Même exactitude de doctrine, même justesse, même précision, même modération dans les décisions de morale, et plus de facilité dans l'élocution et le choix des mots ». « Ce témoignage, lisons-nous encore dans la préface, est. précieux et décisif. Le prince qui le rend se connaissait d'autant mieux en bonne morale qu'il la pratiquait avec plus d'exactitude et même d'austérité ». Après Boileau, il ne manquait guère plus à notre symposium qu'un prince du sang. Le voici, pleinement d'accord avec le P. de la Borde.
Les deux mots de Notre-Seigneur sur Madeleine remittuntur illi... quia dilexi.., nous apprennent quelle est « la condition essentielle de l'absolution », « Quoique la crainte, comme l'a défini le concile de Trente, prépare le pécheur..., gardons-nous bien de supposer qu'elle seule... puisse nous obtenir la rémission des péchés ». « Je n'ajoute (rai) pas un mot à ce que dit le Concile ». - Il renvoie à la doctrine du Concile sur le baptême, puis à saint Thomas. « Et quand saint Thomas ne l'aurait pas dit, le bon sens le dit tout seul... » - « Mais les sentiments, dites-vous, sont partagés sur ce point. Vous serez donc bien-surpris, mes Frères, si je vous prouve qu'ils ne le sont pas, et qu'ils ne sauraient l'être, quand on prend la peine de définir et de s'entendre. De quoi s'agit-il? De savoir si la contrition renferme quelque amour de Dieu? Non, car tout le monde en convient. (Ceci a été dit en 1739) ; et toute la question se réduit à savoir si cet amour est un amour d'espérance ou un amour de charité. Quelles subtilités, dites-vous ici... ! Aimer est-ce donc autre chose qu'aimer, et ne faut-il pas être d'un grand loisir pour subtiliser là-dessus? J'en dis autant que vous, mes Frères. En effet, si cet amour qu'on appellera comme on voudra, d'espérance ou de charité, est au fond une seule et même chose, que devient la dispute ? Prouvons que c'est une seule et même chose »
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(pp. 299-300). Que recevrez-vous avec l'absolution ? « L'esprit de Dieu, sa justice, sa charité; et non seulement quelques dispositions de cette charité, mais son habitude elle-même ». Or, cette justice, cette charité « la recevrons-nous sans la désirer... et autant qu'elle doit être désirée, c'est-à-dire... par préférence à tout? » « Dans la religion de Jésus-Christ, on n'a jamais qu'une réponse à nous faire... fiat tibi sic ut vis... Mais je demande..., la désirerons-nous sans l'aimer et... par-dessus toutes choses? La juste mesure du désir que nous en aurons n'est-elle pas l'amour même que nous en aurons conçu? Hé! donnez donc à cet amour tel nom qu'il vous plaira, que m'importe ! N'est-il pas de la dernière évidence qu'il doit avoir directement pour objet la justice et la charité proprement dite, puisque c'est elle qu'il s'agit de recevoir... ; et si, pour des raisons que j'ignore, vous ne voulez pas appeler cet amour un amour de charité, n'est-il pas au moins à la rigueur un amour de la charité proprement dite, puisqu'il se la propose directement pour objet? Cela n'empêchera pas que je n'appelle en même temps cet amour un amour d'espérance, parce qu'il l'est aussi : car je ne puis aimer et désirer la justice et la charité comme mon unique bien, sans faire consister mon plaisir et mon bonheur à les aimer éternellement » (pp. Sot-3o4). - Ici, le coup de patte rituel aux quiétistes.
« Qu'est-ce qu'un pénitent?... » Un homme à qui le confesseur dit : « La terre où nous sommes, vous et moi, mon Frère, est une terre sainte. Déliez vos souliers et déposez ici toute pensée humaine. Voyez-vous cette croix : tenez-vous là et collez-y votre âme, afin qu'elle reçoive l'aspersion du sang adorable... Il n'est point ici question de vous effrayer. Votre Dieu ne s'est pas mis dans cet état pour vous perdre... Et nous disputerions là, mes Frères, sur le plus ou moins d'amour que nous lui devons, et si, dispensés de l'aimes (toujours Sirmond), il ne suffirait pas de le craindre !... C'est au pied de la croix... que nous l'exciterions et que nous la soutiendrions, cette indécente dispute? Oh ! qu'on ne me parle plus ici de distinctions et de vaines subtilités : douleur, confusion, louange, admiration, reconnaissance, espérance, confiance, charité, traits aimables de la justice, et d'autant plus aimables que vous me pénétrez plus vivement, déchargez-vous sur moi tous à la fois ! NE ME DONNEZ PLUS LE TEMPS DE VOUS DÉMÊLER, et ne me laissez plus de liberté que pour m'abandonner sans réserve à l'immense charité de mon Dieu : et nos credidimus charitati... L'anathème est sur celui qui n'aime pas le Seigneur
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Jésus, dit l'Apôtre ; et dans quel temps le mériterions-nous mieux cet anathème que dans le temps où tout couverts de plaies..., et sur le point de recevoir encore l'application de son sang..., nous pourrions nous croire dispensés de l'aimer » (pp. 3o7-312). « Tout est cloné renfermé dans la sage déclaration du Clergé de France, quand il a défini que ceux-là ne suivent pas une voie sûre, qui, dans le Sacrement de Pénitence, ne demandent pas le même amour de Dieu que le concile de Trente a demandé pour le baptême. Tout est là mes Frères... Ainsi... nulle dispute..., ou, s'il y en a quelqu'une, nous ne devons la regarder, vous et moi, que comme une de ces disputes que les théologiens avancent quelquefois afin de donner occasion de mettre la vérité dans un plus grand jour » (pp. 311-313). Amen! Amen!
Par où l'on voit, pour le dire en passant, s'il est vrai, comme on le répète à satiété, que les sermonnaires du XVIII° siècle aient négligé tout à fait le dogme pour ne prêcher que la morale.
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M. Mérault, vicaire général d'Orléans, ci-devant de l'Oratoire : Enseignement de la religion, V, Orléans, 1827, pp. 72-85.
Je cite ce prêtre éminent pour montrer que la tradition quasi unanime de l'ancien régime ne s'est pas éteinte brusquement chez nous au commencement du XIX° siècle. Si Dieu me prête vie, je me promets bien de revenir quelque jour à M. Méranlt. On goûtera fort, du reste, le premier de ses arguments.
« La foi de l'Eglise, ainsi que son voeu le plus cher, se connaît dans ces livres élémentaires qu'elle met entre les mains de ses enfants; mais dans tous les temps, mais dans les deux mondes, dans tous les catéchismes épars dans l'univers, il n'en est pas un qui ne renferme un acte de contrition, et pas un où l'on donne à cette contrition un autre motif que celui d'un Dieu que l'on a un souverain regret d'avoir offensé, parce qu'il est infiniment bon et infiniment aimable. L'Eglise ne discute point; elle va droit au but, et sans écouter les froids controversistes, elle donne pour
motif à notre contrition celui dont fut touché David, ce vrai pénitent », et l'enfant prodigue (p. 73).
« Selon les plus grands docteurs... et particulièrement saint Thomas et saint Bonaventure, c'est surtout au pied de la crèche et de la croix qu'il faut étudier la religion ». Serait-ce donc au pied de la croix « que l'on ne rougirait pas de disserter
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laborieusement sur le degré de l'amour qui est dû à Dieu ? Ah ! abandonnons sans regret de telles écoles » (p. 74).
« D'un avis général, l'amour du prochain... est nécessaire pour être justifié dans le sacrement... Un seul homme excepté de l'amour qui est dû à tous, on n'aura pas la charité. L'aurez-vous, lorsque tout sera aimé de vous, Dieu excepté? » Autorités :
François
de Sales, le P. Lejeune, Bossuet. « Oter de la pénitence le commencement d'amour... ce n'est point en adoucir le joug, c'est au contraire le rendre intolérable » (p. 78).
« Extrême injustice de ceux qui veulent persuader que, lorsque nous développons la nécessité et les avantages de l'amour de Dieu comme motif essentiel de la contrition, nous excluons la crainte » (p. 83).
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Je pourrais apporter encore une foule de textes qui rendraient le même son. A quoi bon? et qui n'avouera qu'il est difficile d'imaginer une plus constante, une plus ferme, une plus chaude unanimité? Dira-t-on que la chaleur même de plusieurs de ces affirmations donne assez à entendre que l'attrition de pure crainte avait alors des partisans et nombreux et redoutables ? Et de ceux-ci me reprochera-t-on de ne pas avoir rassemblé les témoignages ? Je n'avais pas à le faire, car, autant que je sache, ces témoignages ne se trouveraient guère que dans ces écrits proprement techniques dont je n'ai pas à m'occuper. Encore une fois, cette controverse ne m'appartient que dans la mesure où elle nous rend sensibles les réactions religieuses les plus spontanées de l'Ancien Régime. Peu nous importent les disputes d'écoles si elles n'ont pas trouvé d'échos dans les consciences? Il me semble, d'ailleurs, à vue de pays, que, parmi les théologiens de métier, les attritionnaires eux-mêmes, qui n'étaient certes pas en majorité, n'étaient pas loin de se rallier, pour l'essentiel, à la doctrine de Bossuet et du Clergé de France. Cf. là-dessus le P. Bernard d'Arras : Le ministère public de la pénitence enseigné clans toute l'église gallicane ou l'administration de ce sacrement selon les principes de la plus ancienne discipline suivis unanimement par le Clergé de France, Paris, 1752. Il est vrai que, soit pour empêcher la prescription et ménager l'avenir, soit pour narguer l'ennemi héréditaire, les jeunes théologiens de la Compagnie s'amusaient périodiquement à soutenir, dans leurs « thèses » - ces thèses qui empêchaient Bossuet de dormir -
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l'attritionnisme le plus extrême. Mais dans les balances toutes religieuses qui sont les nôtres, que pèsent ces ballons d'essai auprès des témoignages tout opposés que nous avons empruntés à un Bourdaloue, à un P. Jégou, à un P. Judde ? Quant à l'orthodoxie foncière de la tradition que je viens d'exposer, un plus compétent que moi ne la met pas en doute. A la lumière de la psychologie thomiste de l'amour, écrit le R. P. Lavaud, « la doctrine de Bossuet, et de l'Assemblée du Clergé de France de 1700, condamnant la suffisance de l'attrition de crainte, prend ainsi tout son sens et se trouve théologiquement justifiée ». (Op. cit., p. [126]).
Il n'est pas douteux davantage que, depuis longtemps, cette doctrine ne règne plus dans les écoles, et que, si le sirmondisme intégral est aujourd'hui réprouvé de tous, le semi-sirmondisme - je forge ce nouveau nom pour consoler les mânes du P. Sirmond - triomphe presque partout. Cf. l'article Attrition dans le Dictionnaire de théologie catholique; le De Paenitentia du R. P. d'Alès que nous avons déjà cité, et le De Paenitentia du R. P. Galtier, Paris, 1923. A la vérité, il se peut bien que, dans ce vieux débat où crépitent les équivoques, j'allais presque dire les jeux de mots, l'opposition entre les deux camps soit moins irréductible, moins sérieuse même qu'on ne le croirait d'abord. Prenez par exemple cette élégante formule du
R. P. d'Alès : « Statuimus tanquam sententiam jan communem et moraliter certam ac practice tutam, ad attritionem in sacramento nullum ex necessitate requiri motum amoris Dei PRAETER ILLUM quo sincere adhaeretur virtuti et voluntas peccandi excluditur : quo discernitur timor simpliciter servais a serviliter servili. (D'Alès, op. cit., p. 60). « Pas d'autre mouvement d'amour sauf celui qui... ». N'est-ce pas là garder au moins une petite place à l'amour? Est-on bien sûr du reste qu'elle soit petite? Est-on sûr qu'un chrétien puisse adhérer sincèrement, et qui plus est assez chaudement à la « vertu » sans adhérer du même coup, ou ipso facto, à Dieu lui-même? Qu'on relise à ce sujet le sermon du P. de Laborde. J'ai parfois l'impression, en lisant ces livres, que leurs auteurs se font de l'amour une idée quelque peu singulière, étriquée ou formaliste. Ne confondraient-ils pas l'amour véritable - qui est un acte de la volonté - soit avec les mouvements sensibles qui parfois l'accompagnent, ou bien avec la récitation consciente, littérale d'un acte de charité. Ne peut-on pas aimer Dieu, et par-dessus toute chose, sans lui dire qu'on l'aime? Mais pourquoi discuterais-je au P. Sirmond la revanche
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éclatante - et pour moi, je l'avoue, déconcertante - que l'évolution théologique lui réservait. Qu'est-ce en effet que le semi-sirmondisme, sinon une disposition à voir dans l'amour un je ne sais quoi de si difficile, de si rare qu'on a peine à concevoir que Dieu l'exige du commun des hommes ? Le mot lui-même paraît troublant. Analysant le livre du R. P. Périnelle, « j'avouerai, écrit encore le R. P. d'Alès, que la formule dans laquelle l'auteur enferme sa conclusion tue paraît médiocrement heureuse... Il nous dit que le Concile requiert « l'attrition d'amour ». A première vue, cette formule étonne et déconcerte, car on n'est pas accoutumé à voir dans l'attrition une affaire d'amour, cette caractéristique convenant à la seule contrition parfaite. (Eh, c'est là précisément la question même sur laquelle on se divise). La formule ne me paraît adéquate ni à la réalité psychologique, ni aux arguments produits par l'auteur ». Pour moi, au contraire, et quoi qu'il en soit des arguments du P. Périnelle, le mérite de cette formule serait précisément qu'elle serre de plus près la « réalité psychologique ». Bourdaloue qui veut dire la même chose est plus vague quand il parle d'une « attrition parfaite ». Le P. d'Alès n'est pas un petit esprit : il ne s'arrêterait pas à des querelles de mots. Il faut donc que cette apparition imprévue de l'amour le gêne, provoque chez lui les mêmes résistances qu'elle provoquait jadis chez le P. Sirmond. Et il insiste : « La formule « attrition d'amour », « attrition par amour », me semble plutôt décevante, propre à suggérer des précisions que les Pères de Trente ont persévéramment repoussées... Mieux vaudrait écarter ce paradoxe inutile », Recherches de science religieuse, octobre 1928, pp. 545-546. Ce « paradoxe » prétendu, - qui n'est qu'une vieille nouveauté - le R. P. Périnelle ne l'écarterait qu'en supprimant tout son livre, ce qui serait grand dommage. Ce livre en effet - comme aussi bien l'article déjà cité du R. P. Lavaud et comme la thèse plus avancée du R. P. Vooght, également critiquée par le R. P. d'Alès - nous rappellerait au besoin que « l'attrition d'amour » a encore de chauds amis. Son éclipse momentanée n'est peut-être que passagère. Bien qu'aujourd'hui triomphante, rien ne promet à la formidolosa une prospérité d'éternelle durée. Qu'est-ce qu'un siècle dans l'histoire des idées? Multa renascentur... Puisque l'Église nous permet de choisir entre les deux doctrines, on peut bien dire que celle de saint Thomas, splendidement modernisée par le R. P. Lavaud - et qui est, au fond, celle de Bossuet, de Fénelon, de Malebranche, de Bourdaloue,
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de tous les mystiques - répond mieux que l'autre à l'idée que nous nous faisons, et de la noblesse chrétienne, et de la droiture morale. Rappelez-vous ce mot de Fénelon : « II est scandaleux de dire que, pour se réconcilier avec Dieu, il suffit de le craindre ». Si l'autre doctrine ne dit pas cela expressément, du moins paraît-elle le dire. J'ajoute qu'aujourd'hui, où les primaires eux-mêmes se mêlent de « religion comparée », une de nos préoccupations doit être d'empêcher que l'on ne prenne la vertu des sacrements pour une sorte de magie. De quelque manière qu'on l'explique, cette action restera toujours mystérieuse ; mais le miracle est beaucoup plus déconcertant d'une crainte métamorphosée en amour par les paroles de l'absolution, que d'un amour commençant épanoui en un amour parfait ou, comme le veut saint Thomas, d'un amour de bienveillance s'achevant, grâce à ces mêmes paroles, en une amitié proprement dite. On peut souhaiter enfin que bientôt décline une théologie qui, bon gré, mal gré, se fonde implicitement sur le paradoxe de Sirmond, et qui, par là même, semble avouer, avec la quasi-impossibilité de l'amour, la faillite presque universelle du sentiment religieux lui-même. Encore une fois, ce n'est pas, si j'ose parler ainsi, pour ses beaux yeux qu'on exalte l'attrition de crainte, c'est uniquement parce qu'on ne croit pas les foules chrétiennes capables de s'élever jusqu'à l'amour, autant dire, jusqu'à la véritable prière.
Tout se ramène à un problème de psychologie et dont il faut demander la solution à l'expérience chrétienne. Celle-ci, dûment consultée, donne-t-elle raison ou tort aux jeunes filles d'Athalie :
Vous qui ne connaissez qu'une crainte servile
Ingrats, un Dieu si bon ne peut-il vous charmer:
Est-il donc à vos coeurs, est-il si difficile,
Et si pénible de l'aimer ?
Non, répondait saint Thomas, il n'est pas difficile, - même à un païen, infiniment moins encore à un chrétien que des grâces actuelles sollicitent à le faire - il n'est pas difficile d'aimer d'un amour de bienveillance la Bonté suprême et la suprême Beauté. Ce qui est plus rare, est de l'aimer d'un amour d'amitié stable, fervent, dominant et d'ordinaire assez fort pour paralyser la séduction des beautés créées. (Cf. l'article du P. Lavaud qui roule tout entier sur cette distinction essentielle que le P. Périnelle avait déjà rappelée et dont le P. d'Alès a bien pressenti l'extrême intérêt). « J'apprécie sans réserve les
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considérations qu'à la suite de saint Thomas (le P. Périnelle) développe sur « l'amour de bienveillance » et sa distinction d'avec l'amour d'amitié, ou charité. Ces pages délicates et fortes éclairent vivement l'aspect positif (et psychologique, ajouterais-je) de la question, et l'unité des voies divines dans la réconciliation du pécheur » (Recherches, pp. 546-547. On ne saurait mieux dire, mais pourquoi s'arrêter en si beau chemin et ne pas reconnaître que cette même distinction canonise, pour ainsi dire, l'attrition d'amour? Même distinction chez Malebranche : d'un côté les mouvements successifs et passagers d'un amour actuel; de l'autre le « poids » d'un « amour habituel » : d'un côté « une inclination, une disposition à se mouvoir »; de l'autre un état. « Ecoute-moi donc, et consulte en même temps le sentiment intérieur que tu as de ce qui se passe en toi » (Méditation chrétienne, p. 328). Est-il donc si rare qu'en toi se produisent des mouvements tout à fait désintéressés d'amour, d'admiration, de sympathie? Une fleur, un enfant qui joue, la souffrance d'autrui, le geste d'un héros, un poème, un psaume, une page de l'Evangile. Pourquoi te calomnier? te voir plus constamment et invinciblement égoïste que tu ne l'es en vérité? N'arrive-t-il donc jamais au coeur le plus médiocre de s'oublier lui-même, au moins pour un instant; de se donner, de se perdre? Il suffit pour cela que s'offre à toi un objet digne d'amour. Dieu ne l'est-il pas ?... Intelligenti pauca. Ce ne sont là sans doute que des aspirations, que des élévations qui s'évanouissent aussi promptement qu'elles se dessinent; ce ne sont que des « actes » et encore à peine dignes de ce nom ; aussi évanescents qu'imperceptibles, ils ne font de celui qui les produit - on pourrait presque dire qui les subit - ni un poète, ni un héros, ni un saint. Pour que se noue, par des mouvements de ce genre, entre Dieu et l'homme, une amitié véritable, il faut qu'à force de se renouveler ces ébauches de bienveillance cristallisante, amorcent ainsi peu à peu un commencement d'habitude. Mais enfin ni l'intérêt propre ni la crainte n'ont semé ces germes chétifs, qu'une grâce actuelle a fait naître au fond de l'âme. Les épines de l'amour-propre qui les étouffent bientôt n'en altèrent pas immédiatement la pureté originelle. Au P. Sirmond qui se demande confusément s'il est bien possible, même aux parfaits, d'aimer Dieu par dessus toutes choses, Malebranche répond magnifiquement : « Le pécheur, dont l'amour habituel des faux biens est plus grand que l'amour habituel de l'ordre et de la justice (autrement dit que l'amour habituel de Dieu), peut... par le secours de la grâce, qui excite l'amour
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habituel quoique faible qu'il a pour l'ordre, PRÉFÉRER ACTUELLEMENT DIEU A TOUTES CHOSES. »
Avec combien plus de facilité un pécheur résolu à se convertir et qui déclare ses péchés au prêtre, bref qui se trouve en cet état, déjà bien moins imparfait, où, comme dit Fénelon, « l'amour du péché cesse de dominer et où l'amour de Dieu croissant fait l'équilibre, en sorte qu'il est précisément au dernier degré après lequel (grâce à la vertu de l'absolution sacramentelle) il emportera la balance et sera dominant ». Ils n'identifient l'attrition ni avec la contrition parfaite ou charité justifiante ou charité proprement dite, ni avec la crainte. Du juste au pécheur repentant, la différence n'est pas dans l'objet où ils tendent l'un et l'autre, Dieu préféré à tout; ce n'est pas même, nécessairement, une différence d'intensité, mais de solidité et de durée; c'est la différence entre une habitude et un acte, entre un « mouvement » et un « état ».
L'attrition n'est pas commandée par la seule crainte, puisqu'elle fait déjà les gestes de l'amour; elle n'est pas commandée non plus par la charité parfaite, puisque ces gestes ne traduisent pas encore une disposition foncière et souveraine, une attitude stable de l'âme.
Qu'on veuille bien me permettre un dernier éclaircissement, que me dicte saint
François
de Sales. A plusieurs reprises, le saint Docteur fait suivre « pénitence » d'une épithète qui, certes ne suggère rien de subversif, mais qui, je ne sais pourquoi, ne paraît que très rarement dans la controverse éternelle sur l'attrition. « Il y a encore, écrit-il, une autre pénitence qui est voirement morale, mais RELIGIEUSE pourtant. » (Traité, I, p. 147). (Remarquons une fois de plus qu'il ne perd pas une occasion de répudier le moralisme qu'on devait lui prêter un jour, et d'affirmer par là son théocentrisme invincible). Il écrit encore : « Bien que la PÉNITENCE RELIGIEUSE ait en quelque façon été reconnue par les philosophes païens... » (I, p. 149). Nous savons d'ailleurs, à n'en pas douter, qu'il n'appellerait pas « religieuse » une attrition qui ne serait que formidolosa. Pour lui « amoureuse » et « religieuse » sont presque synonymes. Pour nous aussi, comme nous l'avons assez répété. Ceci posé, ne semble-t-il pas que le problème de l'attrition s'évanouirait, si au lieu de se demander, si, pour être suffisante dans le sacrement, elle doit être amoureuse, on se demandait si elle doit être religieuse, si elle peut ne pas être un acte proprement religieux? Qui peut en douter? Et n'ai-je pas raison de dire qu'ainsi formulé le problème n'en est plus un. Avec cela qu'on se rappelle
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le double souci qui a présidé à la rédaction des canons tridentins sur le sacrement de Pénitence; d'une part on veut défendre l'efficace de l'absolution sacramentelle; d'autre part réhabiliter la crainte de Dieu, décriée par Luther. Or de quelle crainte peuvent-ils s'occuper sinon d'une crainte proprement religieuse? La crainte de l'enfer, reduplicative ut sic, si j'ose dire, n'intéresse pas plus le Concile que la crainte de la peste. Il ne veut sauver que la crainte de Dieu, crainte spécifiquement religieuse. Comme est spécifiquement religieux l'amour de Dieu, ou encore l'adoration. Pourquoi donc ne substituerait-on pas à la vieille distinction un peu subtile entre crainte servilement servile et crainte simplement servile, celle où
François
de Sales nous invite : entre une crainte qui ne serait que la peur anthropocentriste d'un mal, et une autre qui serait proprement religieuse, ou théocentriste; crainte qui est une des manifestations élémentaires du sentiment religieux, un commencement de prière et d'adoration? Par elle, si la volonté y adhère, l'homme reconnaît, accepte déjà le souverain domaine de Dieu. C'est le sentiment de awe comme disent les anglais; ou encore cette émotion numénale, longuement décrite par M. Otto (Das Heilige) et interprétée avec plus de pénétration par le R. P. W. Schmidt. (Cf. l'excellente traduction du R. P. Lemonnyer. Origine et évolution de la religion. Les théories et les faits, Paris, 1931.)
Si la crainte religieuse du primitif est déjà un hommage rendu à Dieu, et par suite un commencement d'amour, à combien plus forte raison la crainte religieuse du chrétien : chez nous la crainte de Dieu est presque nécessairement la crainte du « bon Dieu ». Déjà elle « goûte Dieu », écrit saint Bernard : Times Dei justitiam, times potentiam? Sapit tibi justus et potens Deus, quia timon sapor est. » Serm. 23 du Cant. cité par le P. Saint-Jure, L'Homme spirituel, Paris, 1901, I, p. 43o. Dans ce sapor pour l'adoration qui leur est commune à l'une et à l'autre, se rejoindraient ainsi la crainte et l'amour.
Cf. un nouvel article du R. P. Lavaud dont je n'ai eu connaissance que lorsque l'excursus qu'on vient de lire était déjà imprimé. Enseignement et prédication de la morale au clergé et au peuple fidèle. Vie spirituelle, 1er décembre 1932.
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Cette bombe a, si j'ose dire, pour titre : Examen de la théologie mystique; qui fait voir la différence des lumières divines de celles qui ne le sont pas, et du vrai, assuré et catholique chemin de la Perfection, de celui qui est parsemé de dangers et infecté d'illusions; et qui montre qu'il n'est pas convenable de donner aux affections, passions, délectations et goûts spirituels la conduite de l'âme, l'ôtant à la raison et à la doctrine, par le R. P. Jean Citéron... ex-provincial des RR. PP. Carmes de la Province de Gascogne, Paris, 1637. L'approbation du Docteur est de 1654. Le livre n'est pas sans intérêt, mais il n'a pas selon moi l'importance que semble lui attribuer M. Pourrat (La spiritualité chrétienne, IV. Les temps modernes, 2e partie, Paris, 1928, pp. 1o3, seq.). C'est dans son chapitre sur le P. Surin, que M. Pourrat parle de Chéron. « Bien malgré lui, écrit-il, et sans s'en douter, le P. Surin provoqua une réaction assez sérieuse contre la mystique » (p. 102). Cette réaction n'avait pas attendu le P. Surin pour se dessiner. Nos précédents chapitres l'ont assez montré. Au surplus, rien ne prouve que le P. Chéron en veuille au P. Surin. Que celui-ci d'ailleurs si prompt à s'émouvoir, ait été « ému », qu'il ait cru devoir répondre « point par point » à cette « examination des mystiques » (dans son Guide spirituel pour la perfection (oeuvre posthume), cela prouve simplement que les mystiques se tiennent tous, pour la bonne raison qu'ils disent tous les mêmes choses. La bombe vise d'abord et directement, si je ne me trompe, les propres frères de Chéron, à savoir Jean de Saint-Samson, le P. Léon et plus directement encore le P. Maur de l'Enfant-Jésus. (Théologie chrétienne et mystique... par le R. P. Maur... prieur des Carmes réformés du grand couvent de Bordeaux,... Bordeaux, 1631; Entrée à la divine sagesse... Bordeaux, 1652. Cf. Hauréau, Hist. litt. du Maine. Dom Maur était manceau). M. Pourrat, qui prend Chéron plus au sérieux que je ne saurais le faire, nous rappelle que cet ennemi des mystiques fut « provincial » de son Ordre. Ce galon impressionnerait moins le docte sulpicien, s'il avait lu dans les Mélanges de son confrère, M. Bertrand, l'article consacré au Père Chéron. On trouve là d'étranges détails. Pris par les corsaires en 1648, prisonnier à l'unis, racheté en 165o, quand le P. Chéron revint en France,
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il y trouvera prise sa place de Provincial. En son absence on avait donné la charge à un autre. - Holà, madame la belette... - Plus mystique et simplement religieux moins médiocre, Chéron se fût résigné sans peine à cette mésaventure. Mais il ne l'entendait pas de cette oreille, et pour ravoir sa charge, il mit en feu la province de Gascogne. Or, il se trouve qu'en cette affaire, Maur de l'Enfant-Jésus fut un de ses adversaires les plus redoutables. (Cf. Mélanges de biographie et d'histoire par Ant. de Lantenay [M. Bertrand], Bordeaux, 1885, pp. 315, seq.). Un autre érudit, M. Saltet, a pris le P. Chéron en flagrant délit de faux. (Un faussaire bordelais, Bulletin de Toulouse, janvier 1911). Cet ensemble de détails ne donne pas une très haute idée du personnage. Quant au mérite intrinsèque de son livre, il me paraît mince. Chéron n'a manifestement rien compris au problème mystique. Il revient sans relâche à « l'obscurité du langage métaphorique des auteurs mystiques », et il répète, également sans relâche que ces ouvrages doivent être soumis au contrôle de l'Eglise. Qui le nie? Aussi, je n'ai pas cru nécessaire de lui consacrer un chapitre, et d'autant moins que selon toutes les apparences, la bombe Chéron fit long feu. Au moment où elle éclate, ces vieilles querelles commencent à s'apaiser, comme nous allons bientôt le dire. Cinquante ans plus tard, quand la guerre éclatera de nouveau, Chéron s'appellera Nicole, et son Examen deviendra la Réfutation des principales erreurs des quiétistes, Paris, 1695. Cf. mon Ecole de Port-Royal.
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