II - CHAPITRE I
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DEUXIÈME PARTIE DE LA QUIÉTUDE

 

CHAPITRE PREMIER : LE PROBLÈME DE LA QUIÉTUDE

 

I. - DÉFINITION NÉGATIVE DE LA QUIÉTUDE

II. - L'EXPÉRIENCE FONDAMENTALE

III. - LE SCANDALE OU LE PARADOXE DE LA QUIÉTUDE

IV. - ACTIVITÉ DE LA QUIÉTUDE

V. - PASSIVETÉ DE LA QUIÉTUDE

 

Les Romains, dit saint Augustin, que je traduis librement, ont multiplié dans leur Panthéon les déesses de l'activité : Agenoria, qui excite à l'action ; Stimula, qui la fouette; Strenua, Murcia... Autant de mouvements, autant d'idoles. Mais pour la Quiétude, ils l'ont reléguée dans une chapelle minuscule, hors de la Porte Colline, montrant bien par là qu'ils ne désiraient pas que cette divinité eût beaucoup de fidèles. Pourquoi lésiner ainsi avec elle? Voulaient-ils donc que leur Rome païenne ne fût qu'inquiétude? Ou bien les centaines de démons qui les possédaient, tous agités, comme il convient à des démons, leurs rendaient-ils impossible cette quiétude où nous invite le vrai Médecin quand il dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur et vous trouverez le repos (1) »? Quoi qu'il en soit, comment ne pas déplorer, en méditant ce beau texte, que, depuis trois siècles, ce mot de repos, quies, un des plus saints de la langue chrétienne, ait perdu son excellence originelle et qu'une des pires injures que l'on puisse adresser à un spirituel soit aujourd'hui de l'appeler quiétiste? Le jour où, par impossible, la quiétude mystique partagerait cette disgrâce, le jour, veux-je dire, où l'oraison de quiétude serait unanimement réprouvée comme ridicule, chimérique et dangereuse, ce ne seraient pas seulement les « quiétistes » de l'histoire, vrais ou prétendus, qui se

 

(1) Cité de Dieu, IV, p. 146.

 

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trouveraient disqualifiés, mais, avec eux, tous les contemplatifs canonisés par l'Église et avec eux les plus nobles activités de l'âme, la poésie, l'amour, la prière.

L'oraison de quiétude est aussi ancienne que la prière. Le XVII° siècle ne l'a donc pas inventée, mais il s'est appliqué à la propager avec un zèle qu'on n'avait pas encore égalé, avec une insistance qui d'abord semblerait tenir de l'idée fixe et avec un succès qui passe l'imagination. A la propager, mais aussi à la raisonner, à la construire et à la défendre. On peut dire que toute la haute littérature spirituelle de ce temps-là, dès avant la naissance de Fénelon et sans en excepter les écrits de Bossuet, gravite autour de la notion et de la pratique de la quiétude. Et c'est contre la quiétude que se concentrera peu à peu l'effort intellectuel des anti-mystiques, du P. Segneri par exemple et de Nicole, pour ne citer que les plus sérieux. Avant de raconter ces navrantes controverses, je crois donc nécessaire de consacrer un premier chapitre à exposer la philosophie de la quiétude telle que la comprennent les maîtres de tous les temps. Cette philosophie, puisque je la crois éternelle, je n'ai pas à me priver de l'adapter à nos catégories intellectuelles ni de lui prêter notre lexique d'aujourd'hui. Mais en la repensant, je la soumettrai sans cesse au contrôle de nos anciens maîtres. Je les citerai si abondamment qu'on ne me reprochera pas, j'espère, d'avoir essayé de donner le change sur la doctrine, d'ailleurs très simple, qu'ils professent unanimement.

 

I. - DÉFINITION NÉGATIVE DE LA QUIÉTUDE

 

« Le repos, écrit le jésuite Rigoleuc, est un désistement ou une cessation d'un ouvrage, ou de quelque mouvement qui nous travaillait ou qui nous tenait dans l'inquiétude. » La première idée qu'évoque le mot de quiétude est donc négative. Cessation, suspension, arrêt d'une activité particulière, regardée comme plus ou moins fatigante. De quel

 

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travail se repose-t-on dans la quiétude mystique ? On s'y repose, on y cesse de former des concepts, de réfléchir, de raisonner, de produire des affections, de prendre des résolutions, en un mot de « discourir » comme parlent les philosophes, ou de « méditer » comme parlent les spirituels. Quiescens dicitur quia non discurrit, écrit le P. Le Gaudier. « On dit que l'âme est en quiétude, quand elle cesse de discourir (1). » On n'y cesse pas de prier, puisque cette quiétude peut devenir une « oraison », mais d'emprunter au discours l'armature de la prière. Cette oraison où les ressorts discursifs ne fonctionnent plus, l'usage veut qu'on l'appelle mystique. « L'absence des mouvements discursifs, écrit M. Howley, est le caractère distinctif, de toute expérience mystique (2). » « Le mysticisme écrit M. Delacroix, commence lorsque cesse le discours, la pensée logique et réfléchie, l'action raisonnée (3). »

L'état mystique, dit l'auteur de je ne sais plus quel manuel

 

est un état de suspension et ligature des puissances ou facultés intellectuelles, où l'âme demeure impuissante à produire des actes discursifs... Il y a là un grand changement. Car l'âme accoutumée au raisonnement, et à exciter elle-même ses affections par la considération de certains motifs, tout d'un coup (??) comme poussée d'une main souveraine, non seulement ne discourt plus, mais encore ne peut plus discourir.

 

« Ligature » est un mot savant et sinistre, à connotations chirurgicales. « Inhibition » irait mieux peut-être. Je garde quiétude plus humain, plus bénin et qui dit l'essentiel.

 

(1) Le Gaudier, I, p. 369.

(2) « The key-note », J. Howley, Psychology and Mystical experience, Londres, 1930, p. 19.

(3) Études d'histoire et de psychologie du mysticisme, Paris, 1908, p. 36o et p. 396. « Dans cette oraison qui marque le début de la vie mystique, déjà, bien que dans une faible et imperceptible mesure, la lumière de la foi a commencé à se libérer » du discours. » P. de la Taille, Recherches de Science religieuse, juin 1928, p. 3oo.

 

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« Si nous ne voulons pas sombrer dans un abîme de confusion, écrit le R. P. Browne, S. J., admettons une fois pour toutes que dès qu'on cesse de discourir dans la prière, on entre dans la voie mystique (1). »

J'ai déjà rappelé que la quiétude est aussi ancienne que l'oraison. Mais, pour en venir à la définition - ou à la quasi définition - simple et lumineuse qu'on vient de lire : Quiescens dicitur quia non discurrit, il a fallu de longs siècles de tâtonnements, d'à peu près et de métaphores. Notre quiétude est la fille française, voire cartésienne du pseudo-Denis, de Tauler et de Cusa, enfin de Jean de la Croix. L'expérience que nos maîtres veulent signifier par ce mot, on l'appelait avant eux « divine ténèbre », « nuage de l'inconnaissance », « docte ignorance », « nuit de l'esprit ». A ces images vertigineuses, à ces jeux de mots sublimes qui avaient ébloui ou étourdi le bas moyen âge et la Renaissance, nos mystiques substituent une notion parfaitement claire, qui ne présente plus rien ni de poétique ni d'ésotérique. La plus ignorante des soeurs converses entend ce que veut dire : ne pas méditer, et la quiétude n'est pas autre chose qu'une prière où l'on ne peut pas méditer. Il ne s'agit pas d'égaler, encore moins de préférer nos humbles théoriciens de la quiétude - un Bernières, un Malaval, un Epiphane, aux génies qui leur ont transmis le flambeau et dont ils ont pour mission de vulgariser la doctrine. Quand on passe, non seulement de Ruysbroeck ou de Tauler, mais de Jean de la Croix, à François de Sales, à Malaval ou à Fénelon -, c'est comme si l'on passait de la Somme théologique au petit catéchisme diocésain. Nos prétendus novateurs sont, en vérité, moins ambitieux que

 

(1) Cité par Dom Butler, Western mysticism, Londres, 1927 (2e édit.), p. XLIII. Je donne le texte : « In theory it is necessary, unless we want to be lost in hopeless confusion to state firmly chat, as soon as one ceases to use discourse of the faculties, so soon one's prayer begins to be passive and one is really entering on the mystic road ». A la bonne heure, ajoute Dom Butler, voilà un moyen sûr et facile de délimiter la frontière de la pièce mystique ! Suivant cette règle (et quoi que prétende le P. Poulain), l'oraison de simplicité is rudimentary mystical prayer.

 

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leurs devanciers, voire moins troublants. Ils ne peuvent naturellement pas se passer d'images, mais ils choisissent les plus faciles, les moins équivoques. C'est qu'aussi bien - on ne le sait pas assez - ils n'enseignent les uns et les autres, que les rudiments. Leur quiétude n'est que la forme la plus élémentaire, le plus bas degré de l'oraison mystique. Leur nuit est moins noire que celle de Jean de la Croix. Ils ne dépassent pas l'humble phase crépusculaire où, le discours cessant, la contemplation s'éveille. De là est venu, du reste, le succès de leur propagande.

Le présent chapitre est exclusivement didactique. Quand nous en viendrons, dans notre prochain volume, au procès même de la quiétude, nous prendrons s'il y a lieu la défense de nos maîtres ; mais du peu que nous venons de dire, découle déjà un corollaire capital que je me contente de résumer en trois mots. A savoir que la quiétude, c'est-à-dire qu'une prière où cesse le discours ne peut nourrir d'aucune façon les illusions ou les folies des Illuminés. Au point où nous en sommes, on a parfaitement le droit strict d'identifier quiétude et paresse, mais non pas quiétude et illuminisme. Visions, révélations, vues sur l'avenir, toutes les grâces qu'ont en effet reçues nombre de mystiques et que se flattent d'avoir reçues les illuminés sont, pour ainsi parler, des grâces discursives ; entendant par là qu'elles s'offrent immédiatement, comme une dictée, à l'activité discursive. Vraies ou fausses, elles ont un contenu poétique limpide et distinct. Elles enrichissent de connaissances nouvelles, conscientes, et si j'ose dire, formulables, l'entendement ou l'imagination du voyant ou du visionnaire. L'illuminé, en tant que tel, se meut uniquement dans la zone du discours, au lieu que l'oraison de quiétude commence, se poursuit et s'achève en dehors de cette zone. Les vrais mystiques peuvent bien avoir des visions, mais non pas en tant quo mystiques. C'est l'évidence même. Dieu sait pourtant qu'il n'est pas inutile de la rappeler.

 

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Rappelons aussi que nombre de philosophes donnent au mot discours un sens plus étroit que ne fait l'unanimité des spirituels. Plusieurs désignent uniquement par ce mot les activités proprement et immédiatement rationnelles : formation des concepts ou des images, jugements, réflexions, raisonnements, etc... C'est le sens étymologique. Mais chez nos spirituels, le mot étant exactement synonyme de méditation, et la méditation étant un exercice au cours duquel s'exercent toutes les puissances, discours prend un sens beaucoup plus large. Pour eux, s'épancher en effusions pieuses, faire des actes distincts et délibérés d'amour de Dieu, prendre une résolution particulière, c'est encore discourir.

 

II. - L'EXPÉRIENCE FONDAMENTALE

 

Avant d'exposer plus en détail leur philosophie, il nous faut la replonger dans le milieu où elle est née, et connaître les circonstances particulières qui ont amené tant d'écrivains spirituels à insister plus qu'on ne l'avait fait jusque-là sur la quiétude. Ce ne sont pas des idéologues, pas même des spéculatifs de profession, mais des directeurs, uniquement curieux de l'action de Dieu sur les âmes, uniquement soucieux de seconder ce divin travail et d'écarter ce qui menacerait de le gêner. Critique ou constructive, leur doctrine ne fait que transposer dans l'ordre théorique, ou que maximer les leçons du confessionnal. Il se peut sans doute qu'ils aient mal interprété l'expérience fondamentale où nous allons les suivre et d'où ils ont dégagé leur philosophie de la quiétude ; mais il ne s'agit pas encore de les juger. Simplement de les comprendre.

Une mystérieuse contagion sévissait alors parmi les âmes ferventes, dans les couvents surtout, et troublait profondément non pas l'élite même extrêmement clairsemée, mais la moyenne des confesseurs. Nombre de fidèles qui avaient déjà franchi les premières étapes de la vie parfaite,

 

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et que nul ne pouvait soupçonner de tiédeur, dès qu'ils s'appliquaient à méditer, semblaient frappés d'une paralysie presque totale et de l'esprit et du coeur. On verra bientôt par de clairs exemples que je n'exagère rien. Ce n'était plus, ou cela ne paraissait plus être, l'ancienne Acedia des Pères du désert et du haut moyen âge : bouffées de dégoût, périodes intermittentes de sécheresse, toutes misères cataloguées depuis longtemps et pour le traitement desquelles on croyait disposer d'une thérapeutique assez efficace. Mais une impuissance prolongée, chronique, inguérissable et d'autant plus déconcertante qu'elle allait croissant à mesure que l'âme semblait devenir plus sainte. A la vérité ce phénomène n'était pas nouveau (1). Inquiétant, pas davantage. Mais jusque-là il avait passé inaperçu, ou à peu près, au lieu que, pendant notre période, la paralysie dont nous parlons se manifeste de tous les côtés et avec un tel éclat que nul ne peut l'ignorer de ceux qui ont le devoir de guetter les vicissitudes de la vie intérieure.

Cette manifestation, j'allais dire cette éruption tardive, ce fait nouveau, était la conséquence inévitable des disciplines nouvelles qui depuis la contre-réforme, s'étaient acclimatées par tout le monde chrétien. Je veux parler de cette méditation discursive dont les Pères de la vie commune avaient esquissé le premier programme, dont les Exercices de saint Ignace avaient fixé les méthodes et dont les jésuites avaient propagé la pratique avec un succès miraculeux. Ordres anciens et nouveaux, clercs et laïques, chaque matin une demi-heure ou une heure consacrée à discourir sur les vérités religieuses ; chaque jour, deux longs examens de conscience ; chaque année, voire chaque mois, des récollections, des retraites, où la machine discursive jouait à plein rendement..., tant qu'enfin toute la vie

 

(1) Il est certain que les Pères et les Docteurs de l'Église qui ont traité de la contemplation demandent tous une élévation d'esprit au-dessus de tous les fantômes, de tous les discours et de toutes les conceptions les plus pures ». Grasset, Considérations sur les principales actions de la vie, Paris, 1675, p. 322.

 

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chrétienne allait se développant sous le signe du discours. Qui ne sent la gravité d'une telle innovation? Qu'on m'entende bien : la prière et le discours avaient toujours fait bon ménage, si j'ose m'exprimer ainsi. Autant de psaumes ou de cantiques, autant de « discours ». La prière liturgique, si elle rompait ses attaches naturelles avec le discours, ne serait le plus souvent que le psittacisme. Mais jusqu'à l'époque moderne, l'idée ne venait pas de distinguer les unes des autres les activités diverses qui normalement collaborent à la prière. Ni les Pères de la vie commune, ni saint Ignace n'ont inventé la méditation, mais ils l'ont dissociée, isolée, pour la soumettre à une culture intensive. Ainsi de la logique ou de la rhétorique avant et après Aristote ; rapprochement d'autant moins fantaisiste que la méthode ignatienne de l'application des puissances est tout ensemble une logique et une rhétorique. Pour peu, du reste, qu'on y réfléchisse, on verra qu'elle ne pouvait pas être autre chose, puisque la méditation discursive se trouve contrainte, par définition, à évoluer dans les cadres du discours. On incline aujourd'hui, de bien des côtés, à juger assez rudement ces promoteurs de la méditation savante. Mais il faut songer que ce régime nouveau n'aurait pas été accepté si unanimement ni si vite, si le catholicisme d'après la Réforme ne l'avait appelé de tous ses voeux inconscients. Ce régime répondait manifestement aux besoins profonds d'une société bouleversée, critique, volontaire, hyperconsciente et déjà passionnée pour la méthode (1). C'était le temps où pullulaient les traités de poétique et de rhétorique, où couvaient déjà les aspirations confuses que Bacon et Descartes combleraient bientôt. Ils attendaient aussi un « art de prier » et ils crurent le trouver dans l'art de méditer que

 

(1) Autre temps, autres directions. Les jésuites d'aujourd'hui, écrit un jésuite anglais, le P. Henry Browne, a sont au premier rang des spirituels qui travaillent à une renaissance du mysticisme. Ils ont jeté par-dessus bord et ne désirent pas que surnage that mecanical spirit of meditation, cette machine discursive que jadis les circonstances rendaient peut-être bienfaisante, mais qui ne s'adapte plus au besoins spirituels de notre temps. » Cité par Dom Butler, Western Mysticism, pp. II, III.

 

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leur offrait saint Ignace. D'où le succès rapide et universel de la méditation méthodique, devenue, dès avant la fin du XVI° siècle, un des exercices essentiels de la vie chrétienne. Ajoutons, pour revenir au sujet du présent chapitre, qu'ainsi fut préparée l'expérience mémorable que nous avons dite, et qui allait permettre aux spirituels d'approfondir la philosophie de la prière, comme on ne l'avait pu faire avant eux. Voici donc, en effet, de la fin du XVI° siècle à la fin du XVII° siècle, chaque matin, et partout, des fidèles sans nombre et de toute condition, qui appliquent laborieusement, méthodiquement à un sujet donné leurs activités discursives. Beau spectacle, une des gloires de la civilisation chrétienne, de la civilisation tout court. Encore plus émouvant si l'on prend garde qu'ils ne « discourent » de la sorte que pour se mettre en posture de prière et se préparer à la rencontre de Dieu.

C'était là une occasion unique de prendre comme sur le fait, dans leur double élan, les forces invisibles, les unes divines, les autres humaines qui président à la genèse de la prière. Autant qu'il est possible lorsqu'il s'agit d'un complexe aussi chargé de mystère, on avouera que toutes les conditions d'une expérience proprement scientifique se trouvaient ici réunies, et pour la première fois. Libre, naïve et spontanée, la prière des âges antérieurs se prêtait mal à une observation rigoureuse, qui, d'ailleurs, ne fut pas tentée. Mais l'exercice de, la méditation méthodique, en dégageant, comme nous l'avons dit, et en intensifiant l'activité discursive, donnait le moyen facile de suivre, pas à pas, sinon les démarches de Dieu vers l'âme, du moins le travail de l'âme à la recherche de Dieu. Il est vrai que nos activités discursives échappent, le plus souvent, à la réflexion, à la conscience, mais ici la méthode même oblige celui qui médite à une vigilance introspective de tous les instants. Entre les automatismes naturels du discours et la self-consciousness de la méditation ignatienne, il y a la même différence qu'entre une promenade en barque,

 

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au fil du courant, et une heure de gymnastique suédoise. « Il faut savoir où l'on va, écrit un panégyriste des méthodes, et vouloir y aller, et être prêt à prendre les bons moyens ; donc, à examiner ceux qui se présenteront, les peser. » L'oraison est « une de ces choses graves qu'on prépare, qu'on défend, qu'on surveille ». La méditation achevée, on la recommencera dans une « revue » courte mais sévère, examen d'ensemble où l'on ne se pardonne aucune des fautes que l'on a commises contre la méthode, où' l'on fixe par écrit les « lumières » reçues et où l'on renouvelle à froid les résolutions prises. Bref, il est difficile d'imaginer un exercice où l'introspection tienne plus de place et qui, par suite, prépare une telle abondance d'indications précises au diagnostic des directeurs de conscience. Aussi bien, du jour où elle est entrée dans les moeurs, reconnue de tous comme une pratique essentielle, voire comme la prière par excellence, la méditation quotidienne est-elle devenue le souci dominant des personnes ferventes, et le sujet le plus ordinaire des confidences qu'elles font à leurs directeurs. Si donc jamais forme de prière a pu être jugée par les spirituels en pleine connaissance de cause, c'est bien celle-ci. D'où la fièvre de curiosité avec laquelle nous devons attendre les leçons d'une expérience aussi privilégiée, les conclusions d'une enquête qui s'est poursuivie sans relâche, en tant de lieux, pendant si longtemps, passionnant jusqu'à l'obséder l'attention de tant de maîtres. Les philosophes purs ne sont pas moins intéressés que nous à l'issue de cette aventure. Plus même peut-être. Car ils sentent bien que fut alors mis en question, non pas seulement le paroxysme discursif de la méditation méthodique, mais encore le discours lui-même en tant que discours.

La conclusion de cette enquête, la sentence dont il reste bien entendu qu'on peut appeler, est de la dernière netteté. Dans ce concile permanent, où se rencontrent et se succèdent des spirituels innombrables, on reconnut que la

 

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pratique de la méditation discursive avait été un immense progrès, et tout ensemble, une faillite manifeste. Un progrès, parce que, au lendemain du schisme protestant, cette pratique avait contribué avec une efficacité merveilleuse, à la réforme des moeurs et au renouvellement de la vie spirituelle ; une faillite, parce que ces mêmes méthodes paraissaient contrarier le parfait développement de la prière. Excellente, et, sous une forme ou sous une autre, presque indispensable aux commençants; à ceux qui viennent de s'engager dans la « voie purgative » ; insuffisante, nocive même pour ceux que la grâce invite à monter plus haut. A la veille et aux premiers lendemains de la conversion, l'oraison discursive comblait, et au delà, les espérances qu'elle avait fait naître, justifiant ainsi le zèle de ses promoteurs. Après quoi, la savante machine commençait à grincer, elle fumait, en quelque sorte, de toutes ses ouvertures, elle patinait désespérément et bientôt cessait tout à fait de marcher. Telles sont, non pas encore une fois, les systèmes a priori de nos maîtres, mais les certitudes expérimentales où les ont conduits des observations cent fois répétées. Bien avant la fin du XVI° siècle, l'élite des spirituels accepte, sans barguigner, ces conclusions, et ceux-là mêmes qu'on ne pouvait soupçonner d'être prévenus contre les nouvelles méthodes, en Espagne les jésuites Balthazar Alvarez et Dupont, en Italie, le jésuite Gagliardi. Plus grand que tous ceux-là, Jean de la Croix, éclairé lui aussi par l'expérience, je veux dire, par la crise qu'avait fait éclater la diffusion des méthodes discursives. Jean de la Croix fondait vers la même époque toute sa doctrine sur la critique la plus impitoyable que l'on ait jamais tentée du discours. La brèche est ouverte par où passeront, mais avec quelle humilité, quelles précautions timides, nos mystiques français du XVII° siècle (1).

 

(1) Sainte Thérèse paraît moins décidée. Scrupule, prudence, on dirait qu'elle hésite entre ces deux écoles qui s'affrontaient déjà et qui, l'une et l'autre, l'avaient marquée. Au demeurant, je ne la comprends pas très bien. Mais, quoi qu'il en soit, il importe de rappeler que son « oraison de quiétude » n'est pas celle, beaucoup plus élémentaire, qui présentement nous occupe.

 

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II. - le même scandale apparent s'offrait chaque jour à leurs réflexions : ce ralentissement, et bientôt cette paralysie des activités discursives dans la prière des personnes les moins suspectes d'imbécilité ou de paresse. Prenons, entre mille exemples, au lendemain de la Ligue, le cas de Jeanne Absolu (1575?-1637) vive, très vive parisienne, parfaitement saine et vraie, « une des mieux disantes de son temps », et que nous eussions crue d'abord aussi peu prédestinée à la quiétude que Mme Sévigné ou que Mme de Maintenon. Elle aurait eu sa place marquée dans mon volume sur l'Invasion mystique, mais je viens à peine de découvrir cette charmante merveille (1).

S'étant mise de bonne heure à la dévotion, autant dire à la méditation méthodique, Dieu, nous dit-on, « ne la laissera pas longtemps en cet état, et, lui ôtant bientôt le pouvoir de faire ces exercices, la dépouilla de telle sorte qu'elle n'était pas capable de faire aucun acte, ni de connaître même ses intentions. Jusque-là qu'elle dit à une Soeur qu'elle n'avait pas le pouvoir de rendre grâces à Dieu, quoi qu'il lui donnât, ni même de rien accepter, demeurant seulement passive devant Dieu et laissant retourner ces dons en lui-même, sans se les approprier (2) ».

Ce qui est plus extraordinaire, nous dit-on encore, c'est qu'(elle) ait été attirée si tôt à cette façon de prier. En effet, son premier directeur, qui était un homme fort entendu en ces matières, comme il parait par ses écrits (3), la voyant si tôt dans

 

(1) Modèle de perfection religieuse en la vie de la vénérable Mère Jeanne Absolu, dite de Saint-Sauveur, religieuse de Hautes-Bruyères de l'Ordre de Fontevrault, par M. Auvray, prêtre, Paris, 164o. « Fille de Nicolas Absolu, issu d'une maison noble du comté de Dreux e, mariée très jeune à Antoine Hetman, avocat général au Parlement, homme d'étude et fort lié avec les savants. A la mort de celui-ci elle reste quelque vingt ans (?) dans le monde pour veiller sur l'éducation de ses enfants, puis elle prend le voile à Hautes-Bruyères. Sur l'auteur, fort remarquable, de cette biographie, Jean Auvray, prêtre, natif de Montfort-l'Amaury, cf. Les Nouveaux mémoires d'Histoire... par M. l'abbé d'Artigny, VII, Paris, 1756, p. 266, seq. Cf. aussi ma Vie Chrétienne sous l'Ancien Régime, p. 55.

(2) Modèle de perfection, pp. 72-73.

(3) Je n'arrive pas à identifier ce personnage, qu'il faut chercher, je crois, dans l'entourage de Mme Acarie, grande amie elle-même de Jeanne Absolu. Peut-être le P. Eustache de Saint-Paul (Asseline). Cf. L'invasion mystique.

 

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l'état de Madeleine et craignant que, devenant trop intérieure, elle se rendît inutile aux actions extérieures, il s'efforça, pour divertir ces traits, de la réduire aux emplois de Marthe, par des actes multipliés de l'entendement et de la volonté.

 

Remarquez, en passant, car il en dit long, ce rapprochement entre Marthe et le « discours ».

 

Cette bonne Damoiselle, car elle était encore au monde, faisait de sa part son possible pour se laisser conduire par ce chemin et se détourner de l'autre. Mais Dieu, qui la voulait en cet état, l'attirait toujours à l'écouter plutôt qu'à lui parler. Elle a dit depuis que, lorsqu'il plut à Dieu de la dépouiller des images des choses extérieures, elle sentit un si grand changement en son intérieur qu'elle ne se connaissait plus, et ceux qui la dirigeaient lui demandant quelque comparaison qui leur fit connaître son état, elle leur répondit qu'il lui semblait être comme en un lieu vaste et vide, que les puissances de son âme ne pouvaient plus être occupées que de Dieu et qu'elle ne pouvait plus agir.

 

Cette impuissance ne choque pas, à peine surprend-elle le biographe de Jeanne.

 

Il y a bien de l'apparence, poursuit-il, que sa manière d'oraison était une oraison qu'on appelle passive, de quiétude ou de silence, qui se fait par la cessation des facultés de l'âme... En cet état, l'âme est tellement occupée de Dieu, selon toute sa capacité de nature et de grâce, qu'elle ne peut dire ni discerner où ni comment cela se fait; et cette voie est plus par puissance et opération de Dieu en l'âme que par actes de l'âme vers Dieu... C'est cette oraison dont parle Du Pont en la vie d'Alvarez, qui n'est pas méditation, mais qui en est la fin, le but et le terme. D'autant que, tirant l'âme de la multitude des actes de l'imagination et du raisonnement, et liant ses trois facultés ensemble, elle les unit en Dieu, pour en être remplies et pleinement possédées. En cet état, il ne faut qu'écouter et recevoir (1).

 

(1) Modèle de perfection, pp. 18o-182.

 

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A cette date, 164o, on parle donc couramment de la quiétude comme d'une oraison classée et qui ne présente rien d'anormal. Le premier directeur de Jeanne s'étonne d'abord, non pas du tout qu'elle ait cessé de discourir dans son oraison, mais qu'elle ait franchi l'étape discursive plus rapidement qu'à l'ordinaire. Aussi la met-il en observation, pour bien s'assurer de l'esprit qui la travaille. Après quoi, il ne

l'interroge même plus et il l'abandonne à sa grâce.

Longtemps après, et lorsque sur ses vieux jours elle eût pris le voile des soeurs converses à Hautes-Bruyères, « quelques personnes » jugèrent qu'elle était hérétique et « illuminée (1)».

 

Pour la mettre en repos de ce côté là, on fut à Paris pour faire voir cet exercice et le consulter en la Faculté de Théologie. L'avis des Docteurs fut tel : cet exercice est approuvé, mais il faut que la personne qui s'en sert ne se jette pas d'elle-même dans le dépouillement, et, si Dieu ne l'attire pas, qu'elle s'occupe en des actes doucement et simplement sans faire d'efforts (2).

 

Furent également consultés à plusieurs reprises, le D' André Duval, acquis de longue date à la mystique ; « le P. de la Bretesche, jésuite, qui est mort en odeur de sainteté » et le P. Ripault, capucin, celui-là même qu'obsédaient alors les « abominations » de l'Illuminisme. Tous furent d'avis qu'elle n'avait rien à changer dans son oraison. Un autre jésuite, le P. Jacquinot pensait de même, tant qu'enfin, comme il était assez manifeste que « Dieu l'attirait », les ardélions eux-mêmes cessèrent de la tourmenter.

 

Je disais tantôt, reprend son biographe, comme je l'ai appris de ceux qui ont écrit sur des matières si délicates, que l'âme (clans ces états) ne peut dire ni discerner où ni comment le tout se passe. En effet, quand la Mère de Saint-Sauveur, dans la

 

(1) La pierre, ou une des pierres de scandale, aurait été « un certain exercice de dévotion qu'on lui avait donné, étant au monde ». Seraient-ce, d'aventure, les formules anéantissantes de Gagliardi ?

(2) Modèle de perfection, pp. 292-293.

 

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crainte d'être trompée voulait consulter les gens doctes et spirituels, elle avait une peine incroyable à dire ce qui se passait en elle, et à retenir les résolutions qu'on lui donnait. Si bien qu'il lui fallut avoir recours à une religieuse de la maison..., qui conservait le souvenir des choses qu'elle pouvait lui en dire et lui représentait dans son besoin les conseils qui lui avaient été donnés; « Fille, disait-elle, retenez bien ce qu'on vous dit...; car je suis tellement accoutumée à ne m'arrêter à rien que j'ai besoin de tout secours. » Cela est cause qu'on a su peu de chose des grâces que Dieu lui a faites;

 

grâces, d'ailleurs, tout à fait distinctes de la quiétude -« paroles intérieures » par exemple,

 

parce qu'elle négligeait tout ce qui se passait d'extraordinaire dans sou oraison... La Soeur qui recevait son secret... pour n'en rien perdre, écrivait ce qu'elle avait entendu d'elle. Or, comme un jour, elles étaient toutes deux devant leur confesseur, la Soeur lui dit ce qu'elle avait écrit, qui étaient choses fort particulières. Sur quoi la Mère, demeurant toute confuse, lui répondit : « Vous ai-je dit cela, fille? je ne m'en souviens plus. Où I'avez-vous pris? Je ne puis croire vous l'avoir dit. » Ce qui est souvent arrivé (1).

 

Cette direction à trois, n'est-ce pas charmant? Et le symbolique dédoublement qu'elle suppose. Jeanne, d'un côté, qui ne discourt que par éclairs bien vite oubliés, et de l'autre, son Antigone, devenue son discours vivant.

Toute l'abbaye s'intéressait aux singularités innocentes de cette oraison. Aveugle vers la fin de sa vie, Jeanne « se faisait lire les livres qui traitent de l'état où elle était, et particulièrement des marques par lesquelles on reconnaît l'esprit de Dieu. La soeur qui lui faisait la lecture lui (disait) un jour : « Ma Mère, voilà votre état (1). » Cela encore est délicieux. Aux premières défiances avait succédé une vénération un peu amusée. Moniale de la dernière heure, cette parisienne qui s'était pliée héroïquement aux pires

 

(1) Modèle de perfection, pp. 183-185.

(2) Ib., p. 323.

 

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mortifications de la vie conventuelle, avait gardé néanmoins, dans son allure et plus encore dans ses propos, un je ne sais quoi de prime-sautier, de direct, d'humain pour tout dire qu'on ne s'attend pas à rencontrer de l'autre côté des grilles. On ne l'en aimait que davantage. Celles du moins qui avaient le coeur et l'esprit bien faits. On guettait les saillies de son vif esprit, on se plaisait à les provoquer, et on les transcrivait aussitôt, ce qui fait que sa biographie, d'ailleurs si remarquable comme document spirituel, est une des moins compassées que je connaisse. Je regrette fort de ne pouvoir m'y attarder. Encore un trait néanmoins où nous prenons sur le fait ses libres manières, son bon sens, et le pathétique enjoué de sa quiétude.

 

Quand elle entendait prêcher de tout ce qu'il faut faire pour tendre à la perfection et de tant de sortes de moyens qu'on en donne, elle était souvent en de grandes craintes d'être hors de la grâce, et s'en allait incontinent trouver son confesseur, tout éplorée, lui disant : « Mon père, je ne sais où j'en suis. Etiez-vous à la prédication? Avez-vous remarqué ce qu'a dit le prédicateur qu'il faut faire telle et telle chose qu'il spécifiait, comme qu'il faut faire tant d'actes à l'oraison; des actes de contrition; et je ne sais bonnement ce que c'est que contrition, sinon que je me repens d'avoir offensé Dieu, et il n'y a rien que je ne voulusse faire pour pénitence de mes péchés. Je crois que si l'on me commandait par obédience de me jeter dans un feu ardent, je m'y jetterais. Et, pour l'avenir, oh Dieu! je proteste que j'aimerais mieux mourir de dix mille morts que d'avoir fait la moindre chose qui lui fût désagréable. Oui, mon Dieu, je le dis et je le signerais de mon sang. » Et puis, réfléchissant sur ses pensées, elle ajoutait : Je dis cela, mais n'est-ce point hypocrisie? Car, en vous parlant de la sorte, je suis comme une bûche, je n'ai pas plus de sentiment. Néanmoins, je ne voudrais pas être autre et, pourvu que Dieu soit content, je suis contente (1).

 

Quelle grâce Dieu ne fait-il pas à ces âmes, en les fixant dans la quiétude et en les sauvant par là des tortures de

 

(1) Modèle de perfection, pp. 22o-211.

 

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l'introspection ! Elle disait « que le diable se sert de ce trop grand examen..., pour nous décourager de l'oraison, nous faisant voir que nous n'y faisons rien que perdre le temps (1) ».

III. - Mais après tout, si originale et attachante que nous la trouvions, ce qui doit nous frapper le plus chez Jeanne Absolu, c'est la banalité foncière de son aventure spirituelle. A côté de cette paralysée du discours, j'en pourrais évoquer une foule d'autres, qui, de l'unique point de vue où nous nous plaçons présentement, lui ressemblent de point en point. Une seule nous suffira, que nous avons déjà rencontrée, Charlotte Le Sergent (16o4-1677), plus jeune que Jeanne de quelque trente ans, parisienne comme elle, encore plus vive, et qu'on aurait crue encore plus rebelle à la quiétude (2) .

Novice bénédictine à Montmartre, Charlotte essaie en vain de se plier à « l'oraison par méthode ». « C'était pour elle de l'arabe », écrit l'auteur de sa biographie, la Mère de Blémur, et « son année de noviciat se passa... dans des tempêtes épouvantables ». Non, certes, que « son esprit naturel » eût le moindre attrait pour une prière toute passive. Au contraire, elle n'aimait que trop le discours. « Ne rien faire, disait-elle, ni considérations, ni affections; renoncer à toute connaissance ; marcher à l'aveugle », quoi de plus mortifiant ? Mais, d'un autre côté,

 

l'intime de son âme trouvait des délices ineffables en ce dénuement, pendant que les sens y avaient une répugnance extrême. Dans ce combat une heure d'oraison lui était plus pénible que six ou sept en autre temps... Elle était plus tranquille hors de l'oraison, quoiqu'elle s'y sentît attirée par un mouvement de grâce très puissant. Un certain directeur lui ayant dit qu'elle

 

(1) Ib., p. 432. Je recommande aux spécialistes un très beau chapitre qui a pour titre : « Des sujets particuliers qu'elle eut de craindre qu'elle tilt trompée en son oraison par le diable. »

(2) Cf. L'Invasion mystique, p. 46, seq.

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devait fort prendre garde à ne pas demeurer inutile dans le temps précieux de l'oraison, il pensa tout gâter, parce que, voulant obéir, elle essayait de multiplier les actes, et Dieu, de son côté, lui faisait voir la beauté d'une âme qui ne veut être autre chose qu'une pure capacité de sa divine opération. Elle souffrit bien des peines en cet état et les découvrit à un Père capucin, qui lui fit voir que Dieu l'appelait à l'oraison de simple regard, mais qu'elle y commettait de grandes fautes, opposant l'impureté des actes humains à l'opération divine (1).

 

Elle comprit et ne lutta plus. « Son esprit n'avait nulle application distincte... ; elle n'avait ni appui, ni connaissance de ce qui se passait en son intérieur (2). »

 

Quelques personnes, qui passaient pour spirituelles... la traitèrent comme une créature trompée, et du rang de celles qui étaient dans l'erreur des Illuminés.

 

Naturellement !

 

Le plus échauffé de ceux-ci déclama publiquement contre la servante de Dieu et la mit dans un état pitoyable... Elle déclara enfin sa disposition à un Père jésuite qui en demeura satisfait, quoique auparavant il eût donné bien de la défiance de son esprit à ses supérieurs et à toute la communauté. (Les) entretiens si innocents

 

qu'elle avait eus avec les jeunes sœurs dont la formation lui était confiée,

 

furent comme les songes de Joseph. Ils mirent l'alarme dans le monastère, en sorte que toute une visite fut consacrée à cette affaire. Pendant cet orage, on tenait la servante de Dieu dans une chambre des malades, sous la conduite de la Mère infirmière qui avait ordre que personne ne lui parlât (3).

 

(1) Abrégé de la vie de la vénérable Mère Charlotte Le Sergent, dite de Saint-Jean l'Évangéliste, religieuse de l'abbaye royale de Montmartre (par la Mère B. de Blémur), Paris, 1685, pp. 3o,-31, 71-73.

(2) Abrégé, p. 93.

(3) Ib., p. 66-7o.

 

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Vers ce temps-là, néanmoins, les préjugés contre la quiétude perdaient chaque jour de leur force. L'heure de Segneri et de Nicole n'avait pas sonné. On cessa bientôt de harceler la Mère Charlotte et on lui donna même « un pouvoir absolu pour la direction de la communauté (1) ». « Une multitude de personnes (séculières) s'adressaient aussi à elle », tant qu'enfin, l'abbaye de Montmartre fut pendant plus de trente ans, un foyer et une école de quiétude. « L'entende qui pourra, écrivait Charlotte, c'est une vérité que (dans l'oraison) l'âme est comme perdue, sans savoir où elle est, ni ce qui se passe en elle.... Nulle connaissance distincte... Elle n'ose même pas remuer (2) ». L'âme, non pas seulement de Charlotte Le Sergent, mais de beaucoup d'autres, chez qui les activités discursives se trouvent plus ou moins suspendues pendant l'oraison. C'est là« une vérité » non de spéculation, mais de fait, ici attestée par trois témoins d'importance. Charlotte elle-même, la Mère de Blémur, sa biographe, et la Mère Mechtilde du Saint-Sacrement qui a demandé à la Mère de Blémur de publier cette vie. Telle est l'expérience fondamentale qui a conduit les spirituels du XVII° siècle à tant réfléchir sur la nature et à tant insister sur les bienfaits de la quiétude (3).

 

III. - LE SCANDALE OU LE PARADOXE DE LA QUIÉTUDE

 

« L'entende qui pourra », disait Charlotte Le Sergent. Et, en effet, l'intelligence résiste d'abord, non pas au fait qui est constant, mais à la sainteté de la quiétude. Scandale ou

 

(1) Abrégé, p. 110, 93.

(2) Ib., p. 105.

(3) Cette expérience fondamentale se poursuit aujourd'hui encore, comme le fait remarquer le P. L. de Grandmaison : « L'expérience semble établir que, pour des âmes qui ont commencé de goûter Dieu, cette oraison très simple et presque dénuée reste souvent et longtemps la seule bonnement possible. L'introduction volontaire, artificielle, nécessairement un peu violente d'actes distincts d'intelligence ou même de volonté risque, en effet, d'abolir s la vigilance d'amour et d'affection à Dieu a sans lui substituer qu'un état de tension pénible, dépourvu de fruits spirituels appréciables ». Revue d'Ascétisme et de Mystique, janvier 1920, p. 49.

 

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simplement paradoxe? Nous verrons bien. Mais au préalable nous devons fixer nettement les limites de l'un ou de l'autre.

Qu'un stupide ne puisse pas discourir dans son oraison, rien de surprenant puisqu'il le peut à peine davantage hors de l'oraison; qu'une intelligence impétueuse s'affole, s'épuise ou s'exaspère en vain à essayer de méditer selon la méthode ignatienne, rien de surprenant non plus, puisque cette intelligence battrait également la campagne si elle tentait de plier son essor aux consignes de la logique formelle; enfin qu'une volonté molle capitule vite devant les rudes efforts qu'exige l'exercice de la méditation discursive, rien de surprenant, puisque cette volonté se refuserait de même à n'importe quelle autre mortification, et, par exemple, à prendre la discipline jusqu'au sang. Mais la quiétude dont on nous parle est ou scandale ou paradoxe, d'abord, parce qu'elle ne parait, ou ne sévit, d'ordinaire, sensiblement du moins, que pendant les heures où l'on s'entraîne le plus énergiquement à discourir; - que dirait-on d'un pur sang qui s'endormirait sur le champ de course ? ensuite, et beaucoup plus encore, parce que, s'il en faut croire les maîtres, cette paralysie des activités discursives laisse leur libre jeu aux activités de prière. En d'autres termes la quiétude n'est déconcertante que si on la tient pour une véritable prière, et très excellente, et plus excellente que la méditation discursive. D'où le facile scandale et les ricanements de certains. Cessation du discours, oui, disent-ils, puisque c'est là un fait d'expérience que nous ne songeons pas à discuter; peut-être même un fait surnaturel et que seule expliquerait une intervention diabolique ; mais prière, jamais de la vie! Une prière qui se passe du discours, qui ne « pense pas » est pour eux quelque chose d'inconcevable, un cercle carré. Appelez cette paralysie comme il vous plaira, mais ne l'appelez pas « oraison de quiétude. »

Ne croyez pas, du reste, que d'un tel paradoxe, les mystiques s'accommodent avec moins de répugnance que leurs

 

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adversaires. Pour concevoir l'horreur du vide où ils sombrent, ils n'ont pas attendu les moqueries de Nicole ou de Segneri : « Tes facultés vagabondes te presseront de délaisser cette oeuvre (work ; l'oraison de quiétude), écrit un mystique du XIV° siècle, car elles ne voient rien qui vaille dans ce que tu fais (1). » « Ce qui est à craindre dans cet heureux état, écrit le P. Alexandrin de la Ciotat, c'est que, bien souvent, le démon se sert du propre raisonnement pour persuader aux âmes contemplatives qu'elles perdent leur temps en cette occupation toute divine et qu'elles sont oisives durant cet anéantissement (2). » Oraison de stupidité, ricane Nicole, mais, bien entendu, répond Dom Chapman : « It is an idiotic state (3). »

Il faut bien, d'ailleurs, que cette doctrine semble d'abord défier le sens commun, puisque beaucoup de ceux qui nous la proposent se donnent l'air d'en rougir. Ils l'atténuent le plus qu'ils peuvent. N'allez pas croire, disent-ils, que cette paralysie soit totale. Sauf en de certains cas extrêmes et fort rares, les trois puissances ne cessent pas tout à fait d'agir. Courbature plutôt que paralysie. Ralentissement et non suspension. « La passiveté (ou quiétude), écrit Fénelon, prise dans le sens d'une entière inaction de la volonté - j'ajouterais et même de l'entendement - serait une hérésie. » Aussi bien « cette impossibilité se réduit-(elle souvent) à un simple dégoût, une aridité, une cessation des sucs ordinaires pour nourrir l'âme ; une répugnance pour une action devenue insipide (4). » Et même lorsque ce dégoût semble tourner à l'impuissance, « il ne faut nier, dit Guilloré, qu'il ne se fasse en l'âme des actes confus et imperceptibles, qui, à cause de leurs délicatesses, ne sont pas facilement.

 

(1) Le Nuage de l'inconnaissance, traduit par Dom M. Noetinger, Tours, 1925, p. 342.

(2) Le parfait dénuement de l'âme contemplative par le P. Alexandrin de la Ciotat, Marseille, 1681, p. 456.

(3) Contemplative Prayer. A few simple rules; (article publié dans la Revue Pax), p. 4 au tiré à part, qui n'a pas été mis dans le commerce.

(4) Oeuvres de Fénelon, III, pp. 19o-198.

 

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distingués (1). » A merveille, tout cela est si vrai, et, d'ailleurs si important, que nous devrons consacrer plus loin tout un paragraphe à la persistance du discours dans la quiétude. Mais on se trompe du tout au tout si l'on prétend diminuer par là, voire escamoter si j'ose dire, le paradoxe ou le scandale d'une prière, au cours de laquelle nos activités de surface jouent si languissamment qu'on les croirait inertes. Et, pour comble d'invraisemblance, on veut que cette courbature soit non seulement une prière digne de ce nom, mais encore qu'elle soit d'autant plus prière, d'autant plus parfaite que les actes distincts et conscients y seront plus rares. Voilà qui renverse toutes les idées reçues. Qu'on me permette une comparaison vulgaire. Un chien qui voit s'élever l'une et l'autre dans l'air une alouette et une poule, s'il raisonnait son ébahissement, celle-ci ne lui paraîtrait pas moins paradoxale que celle-là. Ainsi de nous, pas n'est besoin pour nous ébahir que la quiétude, devenue extase, suspende totalement l'énergie des puissances ; il suffit qu'elle les diminue, les mette en veilleuse, commence à les endormir. Ce n'est certes pas ce demi-sommeil qui nous étonne. Peu d'expériences qui nous soient plus familières. Mais, persuadés qu'il n'est de vraie prière que pleinement éveillée, active, énergique, nous nous hérissons d'abord contre une psychologie qui donne à ce demi-sommeil un nom d'éminence - oraison de quiétude ; qui le vante comme une insigne grâce, comme le premier degré des oraisons sublimes. Notre mouvement instinctif serait, au contraire, avec Segneri et Nicole, de voir dans la moindre ébauche de quiétude, une stupidité commençante, ou, pour parler poliment, une activité diminuée. C'est bien le cas de rappeler le trop joli mot de la future Mme du Deffand au catéchiste qui lui racontait la légende de saint Denis. Tant de lieues qu'aurait parcourues, la tête entre les mains, le martyr décapité. « Oh ! dans une promenade de ce genre, il

 

(1) Conférences, pp. 154-155.

 

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n'y a que le premier pas qui coûte. » Pour le philosophe qui discute le problème mystique, il n'y a que le premier pas qui compte, le pas de la quiétude, le passage du discours distinct à l'imperceptible et au confus, d'une pleine maîtrise de soi aux syncopes du vouloir délibéré. « Ainsi, disait comiquement le P. Poulain, la partie difficile, de la mystique descriptive se réduit à très peu de chose. Sur cette route, il y a, au départ, un petit tunnel. Une fois qu'il est franchi, on se retrouve pour toujours en pleine lumière (1). » Quoi qu'il en soit de cette naïve promesse, l'image a du bon. Tunnel ou paradoxe, c'est ici la même chose. Sur la route où nous nous engageons, on se heurte, dès le premier pas, au paradoxe de la quiétude. Ce paradoxe n'est-il pas aussi un scandale ? C'est là toute la question mystique ; j'entends la seule question qu'il nous soit possible de discuter. Quoi qu'en dise le P. Poulain, le reste est mystère.

 

IV. - ACTIVITÉ DE LA QUIÉTUDE

 

Il n'y a scandale ou absurdité que si l'on se laisse hynoptiser sur l'aspect négatif de la quiétude. Une « cessation », une paralysie, ou, du moins un ralentissement notable et chronique du discours pendant l'oraison ; c'est bien par là, du reste, que cette expérience imprévue frappe d'abord ceux chez qui la quiétude commence à se dessiner. Tout ce qu'ils peuvent confier aux directeurs qui les interroge est qu'ils souffrent de ne plus pouvoir « appliquer leurs puissances », comme la méthode le commande et comme ils faisaient auparavant. Il y a quarante ans, le villageois qui venait d'apercevoir pour la première fois une automobile, n'aurait pu d'abord expliquer la nouveauté de ce monstre que par un certain nombre de négations. Ni le véhicule d'antan, ni la bicyclette. Une locomotive plutôt, mais si bizarre. Bref

 

(1) Les grâces d'oraison, p. 97.

 

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un je ne sais quoi, mais enfin quelque chose de très réel et de très puissant. Il y a si loin du je ne sais quoi au néant ! Disons mieux : le je ne sais quoi est le contraire du néant. J'entends bien que des comparaisons aussi médiocres conviendraient mieux à une classe enfantine. Mais les ennemis de la quiétude se forgent des difficultés qui n'arrêteraient pas un huron et qui, pour être d'une sottise insondable, n'ont que plus de chance d'intimider les étourdis. Comme les paralysés du discours ont moins de peine à décrire ce que la quiétude n'est pas que ce qu'elle est, ce qu'on n'y fait pas que ce qu'on y fait, Segneri, Nicole, tant d'autres concluent bonnement qu'elle n'est rien et qu'on n'y fait rien. Après quoi, des cris d'horreur. Personne, leur répond Fénelon, n'a jamais cru que, dans cette oraison, l'âme fut entièrement inactive. Nous l'opposons, non pas à toute espèce d'activités, mais « à quelque espèce d'activité particulière (1) ». On quitte « sa manière d'agir ordinaire », dit Rigoleuc (2). Une oisiveté, sans doute, puisqu'on cesse de discourir, dit Guilloré, mais « une oisiveté agissante (3) » ; on ne cesse pas de prier et comment prier sans agir? Aussi plusieurs et notamment l'auteur de Cloud of unknowing, appellent-ils la quiétude « du nom de work (oeuvre, besogne), mot que l'on pourrait peut-être rapprocher de la poiesis de Plotin (4) ». La quiétude n'est pas une grâce d'inertie, mais d'action : elle fait passer d'un mode d'agir à un autre, elle substitue une activité particulière à une autre activité particulière. « Un silence des puissances, écrit le P. Grasset, qui facilite l'entrée à quelque chose de plus noble (5) », laquelle chose n'est pas silence. D'un côté, léthargie ou mort du discours; mais, de l'autre, commencement d'une

 

(1) Oeuvres de Fénelon, III, p. 19o.

(2) La vie du P. S. Rigoleuc avec ses traités (Champion), Paris, 1686, p. 18o.

(3) Maximes spirituelles, édition de 1858, p. 334.

(4) Le Nuage de l'Inconnaissance, p. 47.

(5) Cf. mon École du P. Lallemant, p. 334.

 

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vie nouvelle, qui, pour ne plus dépendre du discours, n'en est, prétendent-ils, que plus vivante. L'âme, écrit le P. de la Taille, « n'est plus la même qu'auparavant, elle est diminuée du côté de l'exercice naturel de ses facultés (1). » Mais, en revanche, elle est exaltée par l'infusion d'une activité supérieure. « Création d'un être nouveau », va jusqu'à dire M. Baruzi (2). Libération plutôt d'un être qui jusque-là était engourdi. Ils admettent donc deux modes, et par suite deux foyers d'activités. Les unes discursives qu'endort la quiétude; les autres supra discursives qu'elle déclanche. Le moins que l'on puisse dire est que l'absurdité de cette psychologie ne saute pas d'abord aux yeux, comme ferait l'absurdité d'une prière totalement inerte. Cette distinction ne nous fait pas sortir du tunnel. Au contraire, elle nous y engouffre et pour longtemps. A Segneri et à Nicole de prouver qu'il n'est d'activité proprement humaine que discursive.

 

V. - PASSIVETÉ DE LA QUIÉTUDE

 

Encore une de ces notions que l'on a réussi, de droite et de gauche, à rendre sinistres. Rien néanmoins de plus simple. Le sage Camus aurait voulu qu'à passiveté on substituât infusion, mot de l'école qu'on peut traduire par don. Quand je reçois un don quelconque et en tant que je le reçois, je suis passif. Passiveté du mendiant, bien qu'il tende les mains pour demander et pour recevoir l'aumône; de l'élève pendant la classe, bien qu'il écoute de toutes ses oreilles la leçon du maître. Tout ce qui entre en nous sans que nous l'y ayons fait entrer nous-même de vive force, tout ce qui nous « arrive », nous modifie, soit pour nous enrichir, soit pour nous appauvrir, nous met en posture de passiveté.

 

(1) Article déjà cité des Recherches, p. 301.

(2) Saint Jean de la Croix, p. 330.

 

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Pour les mystiques, écrit M. Blondel, « le caractère essentiel de leurs états, c'est qu'ils sont une afférente, un apport, et, comme ils disent, une passiveté, au point que l'idée seule de s'ingérer, ou de s'entraîner soi-même en de tels états suffit à les faire condamner comme illusoires et contrefaits (1) ». Tel est, en effet, l'enseignement unanime de nos maîtres, et même, sinon surtout, de ceux que l'on a soupçonnés de quiétisme, M. Berthod, par exemple, qui fut le directeur de Mme Guyon.

 

L'âme, affirme-t-il, ne doit point se mettre activement dans un vide naturel et infructueux. Mourez, mourez, et mourez un million de fois, mais ce dont vous devez vous donner de garde dans cette mort est de ne vous la procurer. Un malade qui se meurt ne meurt-il pas assez de son mal, sans qu'il se procure encore des douleurs (2).

 

« Il faut que Dieu seul opère » et la quiétude, et dans la quiétude, répète M. de Bernières. « Le seul conseil que nous vous donnions est que vous vous mêliez le moins possible de votre anéantissement (3) ». Ces âmes se trompent, écrit le P. Alexandrin,

 

qui se portent d'elles-mêmes à la contemplation passive, et qui, voulant entrer par leurs efforts dans un état où il n'y a que Dieu seul qui les puisse introduire, s'efforcent pour ne pas agir et suspendent elles-mêmes toutes sortes d'images et de pensées, pour se mettre dans l'oisiveté; car elles demeurent dans une certaine abstraction naturelle qui n'est à proprement parler qu'un repos dangereux et qu'une fausse oisiveté.

 

Pas d'effort, du reste, qui ne soit discursif, commandé par le discours, orienté vers le discours. Ces contrefaçons de

 

(1) Qu'est-ce que la mystique? troisième Cahier de la Nouvelle journée, Paris, 1925, p. 14.

(2) Lettres de M. Berthod, IV, p. 169.

(3) Lettre à la Mère Elisabeth, cf. La Vie de la V. M. Elisabeth, Paris, 168o, p. 348.

 

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quiétude bien loin de paralyser l'activité discursive, la redoublent :

 

Elles s'impriment autant de nouvelles images qu'elles s'efforcent d'en suspendre, puisque... agissant naturellement, il faut qu'elles forment autant de pensées qu'elles en veulent anéantir, et qu'elles produisent autant d'actes différents qu'elles tâchent d'en suspendre. Et ainsi, au lieu de se recueillir elles se dissipent ; au lieu de se réunir en unité d'essence, elles multiplient leurs actes et leurs puissances (1).

 

Vouloir éteindre le discours, c'est l'allumer. La quiétude est un don de Dieu. Tous les mimétismes par où l'on jouerait la passiveté ne feraient pas que ce don soit donné s'il ne l'est pas. Un mendiant, tendant la main vers un passant imaginaire. Pour les mêmes raisons, il est aussi vain de s'appliquer à prolonger ou à amplifier la quiétude que de s'appliquer à la faire naître. « Quand ces âmes sont touchées divinement (par une grâce de quiétude), écrit Guilloré, elles agissent aussitôt (et par un effort qui ne peut être que discursif), pour seconder ou pour augmenter le sentiment où elles sont.., voulant accroître l'opération divine par des efforts naturels et faire plus dans leur conscience que la grâce n'y veut opérer (2) ». Ainsi ferait un ignorant qui approcherait une allumette de l'ampoule où ne passe plus le courant.

Il n'y a donc pas de discipline, pas de recettes, pas de méthodes pour introduire l'âme dans l'état de quiétude. Si l'on a prêté à certains mystiques une doctrine contraire, c'est très certainement qu'on les a compris de travers. L'auteur du Nuage a bien écrit par exemple : « Lorsque tu veux te recueillir... laisse de côté toutes pensées. » Mais il ajoute bientôt : « Si je t'invite à aborder cette oeuvre (l'oraison de quiétude) en toute simplicité et hardiesse, je me rends bien compte que la grâce du Tout-Puissant peut seule mettre en

 

(1) Alexandrin de la Ciotat, p. III, pp. 359-36o.

(2) Maximes, p. 243.

 

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branle tes activités supra-discursives... Pour toi, tu ne peux que consentir et être passif (1). » On peut bien s'entraîner à recevoir cette grâce, comme nous le montrerons plus loin, mais non pas s'entraîner à cette grâce elle-même, puisque nul effort ne suffit à la procurer (2).

En dehors de l'ordre mystique ou passif, la littérature ascétique invite aussi à une certaine quiétude, improprement dite, à une sorte de « repos » actif et procuré par un effort persévérant de la volonté. La consigne de cette quiétude est clairement donnée par saint Ignace dans les Exercices. Lorsque, méditant, une bonne pensée vous a frappé davantage, arrêtez-vous à la ruminer; savourez-la aussi longtemps que vous la trouverez nourrissante. Faites de même pour les affections pieuses; ce sont des « consolations », des grâces discursives que Dieu vous envoie. Pressez-les jusqu'à la dernière goutte. Ibi quiescam. C'est bien là, si l'on veut, un arrêt, un repos, eu un certain sens, une cessation, mais foncièrement active, puisqu'il dépend de nous de nous y fixer. On ne quitte pas la zone du discours. Ignace ne dit pas : cessez de penser ou de sentir, mais : ne courez plus d'une pensée à une autre, d'un sentiment à un autre. Concentration et non suspension. Bien loin de décroître, l'activité discursive, ainsi maintenue sur un point unique, se fait au contraire plus intense. Il est vrai, du reste, que plus le discours a d'intensité spéculative ou affective, plus il tend vers sa fin normale qui est de s'évanouir pour faire

 

(1) Nuage, p. 374.

(2). C'est ici un point très délicat, et sur lequel il arrive aux commentateurs les plus éminents, non pas de prendre, mais de donner le change. Dom Butler écrit, par exemple, que the active emptying of the mind and the silencing of the faculties is the burden de tout le livre III de la Montée. Western Mysticism, p. XXVI. Pas précisément, si je ne me trompe, car enfin, il faut bien que Jean de la Croix soit d'accord avec lui-même. Le IIIe livre ne nous façonne pas à vider notre esprit, à faire taire nos facultés discursives, mais, ce qui est tout différent, il nous prépare et nous façonne à l'acceptation de ce vide et de ce silence. On ne crée pas eu soi le vide - et comment s'y prendrait-on pour cela qu'en faisant le plein? mais on se laisse vider, ou ne s'oppose pas au travail évacuant ou paralysant de la grâce. « Suscitant cette obscurité », écrit M. Baruzi, op. cit., p. 315. Je dirais plutôt : ne s'opposant pas au travail divin qui la suscite .

 

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place à la véritable quiétude. Mais enfin, pris en eux-mêmes, ces deux repos diffèrent du tout au tout. Saint François de Sales explique cette distinction avec une limpidité merveilleuse.

 

Je ne parle pas ici, Théotime, du recueillement par lequel ceux qui veulent prier se mettent en la présence de Dieu, rentrant en eux-mêmes, et retirant, par manière de dire, leur âme dedans leur coeur pour parler à Dieu ; car ce recueillement se fait par le commandement de l'amour (discursif), qui, nous provoquant à l'oraison, nous fait prendre ce moyen de la bien faire, de sorte que nous faisons nous-mêmes ce retirement de notre esprit. Mais le recueillement duquel j'entends parler - à savoir la quiétude mystique - ne se fait pas par le commandement de l'amour, ains par l'amour même ; c'est-à-dire, nous ne le faisons pas nous-même par élection (rien de plus discursif qu'une élection) d'autant qu'il n'est pas en notre pouvoir de l'avoir quand nous voulons et ne dépend pas de notre soin, mais Dieu le fait en nous, quand il lui plaît, par sa très sainte grâce. Celui, dit la Bienheureuse Mère Thérèse de Jésus, qui a laissé par écrit que l'oraison de recueillement se fait comme quand un hérisson ou une tortue se retire au dedans de soi, l'entendait bien ; hormis que ces bêtes se retirent au dedans d'elles-mêmes quand elles veulent, mais le recueillement ne gît pas en notre volonté, ains il nous advient quand il plaît à Dieu de nous faire cette grâce (1).

 

Un enfant le comprendrait. Sur quoi vous me demanderez sans doute comment il se fait que des hommes d'âge mûr, très intelligents, s'obstinent à ne pas comprendre. Cruelle énigme et que, pour ma part, j'ai renoncé à résoudre. Quelque diable doit frétiller là-dessous.

De cette distinction est née une des particularités les plus significatives du langage mystique. Dans la quiétude ascétique ou active, on se recueille ; dans la quiétude passive, la seule qui présentement nous occupe, on ne se

recueille pas, mais on est recueilli par Dieu. Encore une

 

(1) Traité de l’Amour de Dieu, I, p. 326.

 

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fois, pour se préparer à être recueilli par Dieu, il n'est pas de meilleur moyen que de se recueillir soi-même, le recueillement actif mimant en quelque sorte le recueillement passif ; mais enfin ce sont là deux expériences profondément, essentiellement différentes. Achevons sur un beau mot du P. Crasset, essayant de décrire la quiétude passive de Mme Hélyot : « Dieu liait toutes ses puissances..., ramassant toutes ses puissances intellectuelles autour de son âme, comme un berger, d'un coup de sifflet ramasse toutes ses brebis autour de soi (1) ».

 

(1) Cité par Le problème de la mystique, 1931, p. 49.

 

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