STATUES XVI
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SEIZIÈME HOMÉLIE.

 

ANALYSE. Sur le bruit que des soldats étaient arrivés, le peuple avait été saisi d'effroi, et le gouverneur de la ville, accourant à l'église, s'était hâté de rassurer les esprits. — Saint Ch rysostome en prit occasion de reprocher à ses auditeurs cette faiblesse qui avait eu besoin des encouragements d'un païen, et il leur déclare que sans les ordres de ses supérieurs, il n'eût pu se décider à. continuer ses instructions, tant il se sentait profondément humilié de leur conduite. — Il s'élève ensuite contre l'habitude du jurement, et dit qu'il vaut mieux perdre quelque chose de ses droits que violer cet auguste et divin commandement : tu ne jureras pas . — Puis, comme on avait lu l'épître de saint Paul à Philémon, il relève le titre d'enchaîné que s'y donne l'Apôtre, et montre tout ce que des fers portés pour Jésus- Ch rist renferment d'honorable et de glorieux. — S'objectant à lui-même que saint Paul, parlant à Festus, semble rougir de ses chaînes, il répond qu'il ne parlait ainsi que par condescendance pour ce gouverneur, qui, peu instruit de nos mystères, se serait effrayé, si on lui eût proposé le christianisme avec toutes ses rigueurs. — Le chrétien doit, à l'exemple de l'Apôtre, aimer les souffrances qui seront son titre à la gloire éternelle. — Et comme l'on était déjà à la troisième semaine du carême, il souhaite que ses auditeurs fassent moins attention au temps écoulé, qu'aux progrès qu'ils ont faits dans la vertu et principalement dans la correction de la criminelle habitude des jurements.

 

1. Je loue la prudence du gouverneur qui voyant la ville pleine de trouble, et apprenant que tous les habitants voulaient s'enfuir, est accouru ici, a dissipé vos craintes et ranimé vos bonnes espérances. Mais je suis honteux et confus pour vous de ce qu'après nos longs et fréquents discours, il a été nécessaire que la parole d'un étranger vous rassurât. Oui, j'aurais souhaité que la terre m'engloutît dans ses abîmes, lorsque je l'entendais tour à tour rassurer et blâmer votre folle panique. Fallait-il donc que vous reçussiez cette leçon d'un infidèle, vous qui devriez être son maître? Car l'Apôtre ne permet pas qu'un chrétien appelle son frère en jugement devant les infidèles (I Cor. I, 6) ; et vous qui avez si souvent recueilli les instructions de vos pères, vous avez eu besoin qu'un étranger vînt calmer vos frayeurs. Voilà donc pourquoi des méchants et des vagabonds ont troublé toute la cité, et en ont précipité les habitants dans une fuite honteuse. Mais de quel oeil désormais regarderons-nous les infidèles, nous si lâches et si timides? que leur dire, et comment les rassurer au milieu de nos maux, quand nous nous sommes montrés dans cette circonstance plus timides que des lièvres? Eh ! que faire? me direz-vous; car nous sommes hommes. Et c'est parce que vous êtes des hommes et non de vils animaux que vous ne deviez pas vous effrayer. L'animal s'épouvante au moindre bruit, parce qu'en lui la raison ne saurait combattre la crainte; mais vous, ô homme orné de raison et de prudence, comment vous laissez-vous aller à cette même timidité ?

On vous dit que des soldats armés marchent contre la ville : loin de vous troubler à cette nouvelle, fléchissez le genou devant le Seigneur, (81) répandez devant lui vos prières, vos gémissements et vos craintes, et il vous garantira du péril. C'est ainsi que le saint homme Job, sous la pression successive des plus affreux malheurs, et sous le coup de la mort de tous ses enfants, ne fit point entendre les cris ni les murmures du désespoir. Mais il se tourna vers la prière, et sut encore bénir le Seigneur. Imitez ce grand exemple, et si l'on vous dit que des soldats armés entourent la ville, et s'apprêtent à la piller, que Dieu soit votre refuge, et dites : Le Seigneur a donné, le Seigneur a retiré; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait. Que le nom du Seigneur soit à jamais béni! (Job, I, 21.) L'épreuve du malheur n'ébranla point la constance de Job, et son appréhension seule vous renverse. Quelle estime peut-on donc faire de notre courage? un chrétien doit braver la mort, et un faux bruit nous épouvante, un esprit effrayé accueille les craintes les plus chimériques, et les alarmes les moins fondées. Mais un esprit calme et paisible conjure même les maux réels. Considérez le pilote au milieu de la tempête, la mer mugit, les nuées s'amoncèlent, la foudre éclate, et sur le navire règnent le trouble et la confusion. Cependant il se tient tranquillement assis au gouvernail, et d'une main assurée dirige son navire qu'il arrache aux flots et à l'orage. Imitez cette conduite; et si vous jetez en Dieu l'ancre de la sainte espérance, elle vous rendra fermes et inébranlables.

Tout homme, dit J-C., qui entend mes paroles, et ne les accomplit pas, sera semblable à l’insensé qui a bâti sa maison sur le sable. La pluie est descendue, et les fleuves sont venus, et les vents ont soufflé et se sont précipités sur cette maison, et elle est tombée, et sa ruine a été grande. (Matth. VII, 26, 27.) Vous voyez donc que le désastre et le malheur de cet homme sont attribués à sa folie; et peu contents de lui ressembler à cet égard, nous devenons plus insensés encore, car sa maison ne s'est écroulée que sous l'effort des fleuves, des pluies et des vents; nous, au contraire, sans attendre ni l'impétuosité des pluies, ni l'inondation des fleuves, ni le choc des vents, et avant même d'avoir ressenti le moindre mal, nous tombons effrayés et renversés par une seule parole; et soudain toute notre philosophie s'évanouit. Comprenez donc quels sont aujourd'hui mes sentiments, et combien je rougis de votre faiblesse; comprenez combien je me sens humilié et couvert de confusion. Oui, si mes supérieurs ne m'avaient comme fait violence, je n'eusse osé ni paraître dans cette chaire, ni vous adresser la parole, parce que je suis tout honteux de votre pusillanimité. En ce moment même je n'ai pas encore recouvré toute la liberté de mon esprit, tant la confusion et la douleur oppressent mon âme ! Et qui ne se sentirait enflammé d'une juste indignation, en voyant qu'en dépit de toutes mes exhortations il a été nécessaire qu'un infidèle vînt relever votre courage, et vous apprendre à mépriser ces vaines alarmes? Priez donc le Seigneur qu'il daigne délier lui-même ma langue pour que je vous annonce sa parole; puissé-je aussi dissiper une profonde tristesse, et reprendre quelque énergie ! car la honte dont me couvre votre lâcheté m'a presqu'entièrement abattu.

2. Je vous ai parlé, mes chers frères, dans notre dernier entretien, des piéges qui nous environnent, de la crainte et de la tristesse, de la douleur et de la joie, et de cette faux qui vole dans les airs, et vient frapper la maison du parjure (Zach. V, 1) ; de tout ce discours retenez principalement cette image d'une faux qui vole dans les airs, qui frappe la maison du parjure, qui en disperse les pierres et les bois, et qui la détruit entièrement; n'oubliez pas aussi qu'il est contraire au bon sens de jurer par l'Evangile, puisque l'Evangile défend le serment. Il vaut donc mieux perdre quelque chose de ses droits pécuniaires que d'exposer le prochain à un faux serment. D'ailleurs ce désintéressement tournera à la gloire de Dieu; et parce que vous pourrez lui dire Seigneur, je n'ai point, à cause de votre saint nom, déféré le serment au méchant qui me fait tort, il reconnaîtra cet hommage par d'abondantes bénédictions sur la terre et dans le ciel.

Rapportez ces avis à ceux qui ne les auraient pas entendus, et observez-les vous-mêmes; je sais bien qu'ici vous êtes très-réservés, et que vous laissez votre criminelle habitude à la porte de ce saint lieu. Mais je ne me contente point de vous voir ici modestes et retenus. Je veux que vous conserviez au dehors les impressions de piété reçues dans cette enceinte, car c'est surtout au dehors qu'elles vous sont nécessaires. Ceux qui viennent puiser aux fontaines publiques, se gardent bien de vider leurs seaux en revenant à la maison; mais ils les y rapportent avec précaution, de peur que toute (82) leur fatigue ne devienne inutile. A leur exemple, conservez dans l'enceinte de vos demeures un fidèle souvenir de nos instructions. Car si, rassasiés ici du pain de la parole sainte, vous rentrez dans vos maisons vides et affamés, votre âme est comme un vase qui laisse perdre l'eau, et l'abondance du festin spirituel vous devient inutile. L'athlète se reconnaît dans les combats du cirque et non dans les exercices du gymnase : et vous aussi, montrez au dehors votre piété par vos oeuvres bien plus que par votre religieuse attention dans cette enceinte. Aujourd'hui vous applaudissez à mes paroles, mais c'est lorsque vous serez tentés de jurer, qu'il faudra vous les rappeler. Et quand vous serez fidèles à observer en ce point la loi divine, je vous formerai à la pratique de vertus plus excellentes.

Au reste, voilà deux ans que je vous adresse la parole, et je n'ai pu encore vous expliquer cent lignes des saintes Écritures. La cause en est que vous avez besoin que je vous explique vos devoirs particuliers, et vos obligations domestiques, en sorte que la plus, grande partie de nos entretiens est consacrée à corriger vos moeurs. Il ne devrait pas en être ainsi; à vous le soin de vous avancer dans la vertu, et à moi celui de vous expliquer le sens de l'Écriture. Mais tout au plus aurais-je dû y donner un seul jour, car le sujet est toujours le même, et il n'exige point, pour être convenablement développé , une longue et difficile préparation. Quand Dieu parle, la raison humaine doit se taire. Or Dieu a dit: Vous ne jurerez point. (Math. V, 34). Ne venez donc point me demander les motifs de ce commandement. C'est un édit royal; et celui qui l'a porté en connaît les graves raisons. Si le serment nous eût été utile, le Seigneur ne l'eût ni défendu ni prohibé. Les princes promulguent des lois; et toutes ne sont pas également utiles, parce qu'ils sont hommes, et qu'ils ne peuvent comme Dieu, ne rien ordonner quine soit parfaitement juste. Et cependant nous nous y soumettons pour tout ce qui concerné les mariages, les testaments, et les ventes et achats d'esclaves, de maisons et de propriétés. En un mot, dans toutes les transactions nous ne suivons pas notre propre volonté, et nous l'abaissons devant les prescriptions de la loi. Ainsi nous ne sommes point maîtres de disposer de nos biens à notre gré; mais il faut se conformer à la loi, et tout ce qui se fait en dehors de ses dispositions est nul, et de nul effet. Eh quoi ! si nous avons donc tant de respect pour les lois d'un homme, foulerons-nous aux pieds celles de Dieu? Et un tel mépris serait-il digne de grâce et de pardon? Dieu nous a dit: Vous ne jurerez point. Ah ! ne détruisez pas sa loi par des oeuvres toutes contraires, et votre vie s'écoulera dans une paisible tranquillité.

3. Mais c'est assez parler sur ce sujet, et je veux terminer notre entretien par quelques réflexions sur un passage de l'Épître de saint Paul à Philémon, épître qu'on vient de nous lire. Or voici ce passage : Paul enchaîné pour Jésus- Ch rist, et Timothée son frère. (Philé. I, 1.) Les titres d'honneur de Paul ne sont point sa dignité d'apôtre, mais ses liens et ses fers. Oui, ils sont véritablement pour lui des titres d'honneur. Sans doute il pouvait en présenter d'autres qui ne sont pas sans gloire, son ravissement jusqu'au troisième ciel, son entrée dans les parvis célestes, et les paroles ineffables qu'il lui fut donné d'entendre. Et néanmoins il leur préfère ses chaînes, car au-dessus de toutes ces faveurs , elles le rendaient illustre et glorieux. Et comment? parce que ces faveurs sont de la part du Seigneur des dons gratuits, et que les fers et les chaînes sont dans le serviteur de Dieu une preuve de son zèle et de ses souffrances. C'est ainsi que le véritable ami préfère donner des témoignages d'amitié plutôt que d'en recevoir. Non, un roi s'enorgueillit moins de son diadème que Paul ne se réjouissait de ses chaînes, et certes c'était avec raison. Car le diadème n'est qu'un simple ornement de tête, tandis que les chaînes portées pour Jésus- Ch rist sont une brillante parure et une grande sûreté. Le diadème est souvent fatal à ceux qui le portent; il leur attire des envieux; et c'est lui qui excite l'ambition des usurpateurs. Ajoutez encore que dans les combats il expose à un danger si imminent que les rois le, déposent et le quittent. L'histoire nous raconte en effet qu'il n'est pas rare de voir des rois ne s'élancer dans la mêlée qu'après s'être dépouillés des insignes de la royauté, tant;il est périlleux de porter une couronne ! Mais les chaînes n'offrent aucun danger semblable, et n'amènent qu'un résultat tout contraire. Elles sont un bouclier et une défense contre les démons et les puissances ennemies; et elles n'enlacent celui qui les porte que pour le mettre à l'abri de leurs attaques.

Nous voyons que les magistrats portent les (83) noms de leurs charges, et même qu'ils les conservent quand ils en sont sortis. Ainsi ils s'appellent l'un ancien consul, et l'autre ancien préfet. C'est à leur exemple que l'Apôtre prend le titre d'enchaîné. Et certes il le fait avec juste raison, car les charges ne sont pas toujours une preuve du mérite personnel; et souvent on les obtient par la puissance de l'argent, ou par les brigues de ses amis. Mais les fers que porte l'Apôtre proclament l'excellence de sa vertu, et dénotent son ardent amour pour Jésus- Ch rist. Bien plus, les magistratures de la terre passent rapidement, tandis que la gloire de ces nobles chaînes sera éternelle. Nous comptons plusieurs siècles depuis la captivité de Paul, et le laps des années n'a fait que la rendre plus illustre. Au contraire, le silence de l'oubli a couvert les divers consuls qui se sont succédés, et leurs noms même sont ignorés. Mais celui de Paul, enchaîné pour Jésus- Ch rist, vit encore au milieu de nous. Que dis-je? il est connu des peuples les plus barbares, des Scythes et des Indiens ; il résonne sur les plages les plus éloignées du continent, et il n'est pas une contrée du monde où le voyageur ne l'entende prononcer, et ne le retrouve sur toutes les lèvres. Et faut-il s'étonner qu'à l'envi la terre et les mers redisent ce nom, puisque dans les cieux Dieu lui-même l'honore, et que les anges, les archanges et les vertus célestes lui applaudissent?

Et quelles étaient donc ces chaînes qui entourent de tant de gloire celui qui les porta? Elles étaient de fer; mais la grâce de l'Esprit-Saint en faisait comme une guirlande de fleurs, parce qu'il en était lié pour le nom du Ch rist. O prodige ! les serviteurs sont enchaînés, le Maître est attaché à une croix et la prédication de l'Evangile s'accroît de jour en jour. Ainsi les obstacles se sont changés en moyens de diffusion; et la croix et les fers qui naguère encore étaient maudits et rejetés, sont devenus des signes de salut. En sorte qu'à nos yeux l'or est moins précieux qu'une chaîne de fer, non sans doute en elle-même, mais par la cause et le motif de la captivité. Cependant je prévois une objection que je vais vous exposer, et pour la solution de laquelle je réclame votre attention. Voici d'abord l'objection : Paul comparaissant devant le proconsul Festus et le roi Agrippa, se justifia des diverses accusations que les Juifs portaient contre lui. Il raconta donc comment Jésus- Ch rist lui était apparu; comment il avait entendu sa voix auguste, comment l'éclat de la lumière qui l'avait frappé de cécité, avait dissipé l'aveuglement de son esprit, comment il était tombé et s'était relevé, et comment il entra dans la ville de Damas, étant tout ensemble libre et prisonnier. Il passa ensuite à la loi et aux prophètes, et prouva la vérité de leurs prédictions. Aussi le roi Agrippa fut-il fortement ébranlé, et peu s'en fallut que l'Apôtre ne l'attirât au christianisme.

4. Car tels sont les saints : ils songent peu à se délivrer eux-mêmes, et ils n'omettent rien pour gagner leurs persécuteurs. C'est ce qu'on vit alors. Paul est admis à se justifier, et son juge devient presque son disciple. Au reste le roi en convint lui-même, puisqu'il lui dit : Peu s'en faut que vous ne me persuadiez de me faire chrétien. (Act. XXI, 28.) Voilà l'exemple que vous deviez donner aujourd'hui au gouverneur de cette ville. Vous deviez lui faire admirer votre grandeur d'âme, votre résignation et votre calme. De son côté il eût été édifié du bon ordre de nos assemblées; il eût goûté la parole sainte, et tout lui eût appris quelle différence sépare les chrétiens des infidèles. Mais revenons à notre sujet. Lorsqu'après avoir entendu l'Apôtre, le roi Agrippa se fût écrié : Peu s'en faut que vous ne me persuadiez de me faire chrétien, Paul reprit : Plût à Dieu que non-seulement il ne s'en fallût guère, mais qu'il ne s'en fallût rien du tout que vous, et tous ceux qui m'écoutent présentement, devinssiez tels que je suis, à la réserve de ces chaînes. (Act. XXVI, 29.)

Que dites-vous, ô Paul? Un jour vous écrivez aux Ephésiens : Je vous conjure, moi qui suis dans les chaînes pour le Seigneur, de marcher dignement dans l'état où vous avez été appelés. (Ephés. IV, 1.) Parlant à Timothée vous lui dites : Je souffre pour Jésus- Ch rist jusqu'à être dans les chaînes comme un criminel ; et écrivant à Philémon, vous prenez le titre de prisonnier du Ch rist. ( II Tim. II , 9 ; Philém. I, 14.) Quand vous disputez contre les Juifs vous dites : C'est pour l'espérance d'Israël que je porte ces chaînes; et dans l'épître aux Philippiens, vous reconnaissez que plusieurs parmi les frères, encouragés par vos liens, sont devenus plus hardis à annoncer la parole de Dieu sans crainte. (Act. XXVIII, 20; Philip. I, 14.) Ainsi vous portez toujours et partout vos chaînes, vous montrez complaisamment vos fers, et vous vous en (84) glorifiez. Mais lorsque vous comparaissez devant vos juges, vous oubliez cette divine sagesse, et au lieu d'une parole libre et généreuse, vous dites : Je souhaiterais que vous devinssiez chrétiens, à la réserve de ces chaînes ! Eh quoi ! si ces chaînes vous sont un titre de gloire, et si elles inspirent une sainte hardiesse pour annoncer l'Evangile, comme vous le reconnaissez à l'égard de plusieurs d'entre les frères, pourquoi, loin de vous en glorifier devant vos juges, semblez-vous les trouver dures et déshonorantes?

Voilà l'objection, et je me hâte d'y répondre. Ce langage n'accusait point en l'Apôtre un esprit inquiet, ni un coeur timide; il révélait au contraire une profonde sagesse, et une admirable prudence. Comment? Je vais le dire. Festus, auquel il s'adressait, ainsi qu'au roi Agrippa, était païen et infidèle, et par conséquent peu instruit de nos mystères. Il ne voulait donc point l'effrayer tout d'abord. Mais il se conformait dès lors à cette règle qu'il devait poser plus tard : J'étais avec ceux qui n'avaient pas la loi, comme si je ne l'avais pas eue moi-même. (I Cor. IX, 21.) Si Festus, se disait-il à lui-même, entend parler de chaînes et de persécutions, il se rebutera soudain, parce qu'il n'en connaît ni la force, ni la douceur: Qu'il devienne d'abord chrétien; et dès qu'il aura goûté la parole sainte, il courra lui-même au-devant des fers. Jésus- Ch rist a dit : Personne ne joint un morceau de drap neuf à un vieux vêtement, car le neuf emporterait une partie du vêtement, et le déchirerait davantage. Et l'on ne met point du vin nouveau dans des outres vieilles, parce qu'elles se rompent. (Matth. IX, 16, 17; Marc, II, 21, 22 ; Luc, V, 36, 37.) Or ce gouverneur est ce vieux vêtement et cette outre vieille ; la foi et la grâce de l'Esprit-Saint ne l'ont point encore renouvelé. Il est donc encore faible et terrestre; il aime le monde, il en recherche les vanités, et n'ambitionne que la gloire de la vie présente. C'est pourquoi si dès l'abord il entend dire que la profession du christianisme lui réserve la prison et les fers, il rougira de devenir chrétien, et rejettera ma prédication. Telles furent les pensées de l'Apôtre, et de là cette parole : A l'exception de mes chaînes. Non certes qu'il en rougît, à Dieu ne plaise ! Mais il ne s'exprimait ainsi que par condescendance pour la faiblesse de Festus. Quant à lui-même, il estimait ses chaînes, et il les aimait plus que jamais une femme n'aima une brillante parure.

Et la preuve, c'est qu'il écrit aux Colossiens : Je me réjouis dans les maux que je souffre, et j'accomplis dans ma chair ce qui manque à la passion de Jésus- Ch rist; et aux Philippiens : Il vous a été donné par Jésus- Ch rist non-seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui; et encore aux Romains : Je me glorifie dans mes afflictions. (Col. I, 24; Philip. I, 29; Rom. V, 3.) Si l'Apôtre se réjouit donc ainsi de ses souffrances, et s'il s'en fait un titre de gloire, il n'a pu avoir d'autre motif, en parlant à Festus, que celui de condescendre à sa faiblesse. Et d'ailleurs dans toutes les autres circonstances où il a été forcé de se louer, il ne parle que de ses tribulations: Je me glorifierai volontiers de mes faiblesses, écrit-il aux Corinthiens, et je me complairai dans les outrages et les nécessités, dans les persécutions et les angoisses, afin que la force de Jésus- Ch rist habite en moi. Et encore: S'il faut se glorifier, je me glorifierai de mes faiblesses (II Cor. XII, 9, 10, 11, 30). Est-il contraint une autre fois de se comparer à quelques docteurs de I'Eglise de Corinthe, et de prouver sa supériorité personnelle, il dit : Sont-ils ministres de Jésus- Ch rist? quand je devrais passer pour imprudent, je le suis encore plus. Mais quelles preuves en allègue-t-il? Est-ce qu'il a opéré plusieurs résurrections , qu'il a délivré des possédés, qu'il a guéri des lépreux, et accompli d'autres miracles? Nullement : il n'établit sa supériorité que sur le nombre et la grandeur de ses souffrances : J'ai essuyé, dit-il, plus de travaux, reçu plus de coups, enduré plus de prisons. J'ai reçu des Juifs, jusqu'à cinq fois, trente-neuf coups de fouet, j'ai été battu de verges par trois fois, j'ai été lapidé une fois, j'ai fait naufrage trois fois, j'ai passé un jour et une nuit au fond de la mer, et la suite que vous connaissez. (II Cor. XI, 29, 25.)

Ainsi l'Apôtre se glorifie toujours de ses tribulations, et il s'en pare comme d'un précieux ornement. Et certes, il avait bien raison. Car ce qui démontre éminemment la puissance divine de Jésus- Ch rist, c'est que les Apôtres n'ont vaincu le monde que par les chaînes, les souffrances, les verges et les persécutions. Oui, Jésus- Ch rist ne nous propose que ces deux choses : la douleur et le repos, le combat et la couronne, le travail et la récompense, la tristesse et la joie. Seulement il (85) a voulu que les maux fussent le partage de la vie présente, et il a réservé les biens pour la vie future. Mais en cela même il nous prouve combien ses promesses sont assurées, et il allége le poids de l'adversité par la certitude du bonheur qui doit lui succéder. Qui cherche au contraire à tromper, promet d'abord le plaisir, et puis ne donne que la douleur. C'est ainsi que les plagiaires. agissent envers les enfants en qui ils reconnaissent l'habitude du vol et de la maraude. Ils se gardent bien de les menacer de la verge et du fouet, et ils ne leur montrent que des gâteaux, des joujoux et autres amusements de leur âge, afin de les attirer dans leurs piéges, et dé les vendre ensuite comme esclaves. De même encore l'oiseleur et le pêcheur cachent le filet et l'hameçon sous un appât trompeur. La méthode de l'homme fourbe et perfide est donc de proposer d'abord le plaisir et d'y faire succéder la douleur; mais celle de l'homme sage et bienveillant est toute contraire. Ainsi les pères se conduisent tout autrement que les plagiaires. Quand ils envoient leurs enfants à l'école, ils les mettent sous la surveillance d'un maître sévère, ils les menacent de la verge, et leur inspirent une crainte salutaire. Mais dès que ces mêmes enfants sont parvenus à l'âge viril, ils les avancent dans les charges et les honneurs, et partagent avec eux leur bien-être et leurs richesses.

5. Or le Seigneur n'est pas à notre égard un cruel plagiaire, mais un bon et tendre père. Il nous remet donc par les tribulations présentes, par la douleur et l'affliction, comme entre les mains de maîtres. sévères; nous devons nous y exercer à la patience, et nous y former à la vertu, en sorte que nous parvenions à cette plénitude de l'âge qui nous donnera droit à l'héritage des cieux. Mais t'est de sa part une sage disposition que de nous rendre d'abord dignes de prétendre à ses trésors célestes, et puis de nous les abandonner. Autrement ce serait plutôt punition que récompense. L'enfant imprudent et prodigue qui devient maître d'un riche patrimoine, court rapidement à sa ruine, parce qu'il use follement de ses richesses. Celui au contraire qui est prudent, probe, économe et simple dans ses goûts, administre sagement la fortune de ses pères, et accroît ainsi la gloire et l'éclat de sa maison. Telle est envers nous la conduite du Seigneur. Lorsque nous aurons acquis la science des choses spirituelles , et que nous serons parvenus, par les divers degrés de l'âge, à la plénitude de l'homme parfait, il nous mettra en possession de tous les biens qu'il nous a promis. Mais aujourd'hui il nous traite en enfants, et nous prodigue ses avis et ses caresses.

Cette disposition de la Providence, qui nous envoie ainsi la douleur avant le plaisir, renferme un autre avantage non moins précieux. Et, en effet, nous ne saurions réellement jouir du bonheur, quand nous savons que l'adversité doit le suivre, parce que l'attente d'un avenir malheureux empoisonne nos joies présentes. Au contraire, l'espérance certaine des biens qui succéderont à nos afflictions, nous les rend plus douces et moins amères. Ce n'est donc point comme mesure de sûreté, mais encore comme source de joie et de consolation que le Seigneur nous dispense d'abord la souffrance; il veut que l'attente des biens futurs fortifie notre faiblesse, et allége le sentiment de nos maux.. L'Apôtre l'avait bien compris; aussi disait-il que les afflictions si courtes et si légères de la vie présente produisent en nous le poids éternel d'une gloire sublime, si nous ne considérons point les choses visibles, mais les invisibles. (II Cor. IV, 17.) Il appelle donc ces afflictions légères, non qu'elles le soient en elles-mêmes, mais parce qu'elles le deviennent par l'attente des biens éternels. L'espérance du gain allége pour le marchand les fatigues de la navigation, et la perspective de la couronne rend l'athlète comme insensible aux coups et aux blessures. C'est ainsi qu'en tournant nos regards vers le ciel, et ses biens ineffables, nous acquérons une force nouvelle pour supporter généreusement les peines et les douleurs de la vie.

Retirons-nous donc tout remplis de cette pieuse maxime. Elle est bien simple et bien courte, mais elle renferme une profonde sagesse, elle offre à l'homme malheureux et éprouvé une grande consolation, et à l'homme heureux et voluptueux, une haute leçon de modération. Lorsque vous serez assis à une table somptueuse, le souvenir de cette maxime réprimera en vous tout excès dans les viandes et les vins, parce qu'elle vous rappellera que le chrétien doit toujours vivre dans la crainte et l'anxiété : et vous vous direz à vous-même Paul a été dans les fers et les prisons, et moi, je m'abandonne aux plaisirs des festins et de l'intempérance. Comment obtenir mon pardon? je dirai aussi aux femmes qui veulent se (86) faire admirer, qui aiment le luxe, et qui se parent de chaînes d'or, que le souvenir des fers du grand Apôtre les excitera à mépriser leurs vains ornements, et à rechercher avec un vif empressement les chaînes que saint Paul a portées. Les bijoux des femmes ont souvent causé de grands maux dans l'intérieur des familles: ils y ont fait naître la discorde, la jalousie, l'envie et la haine; mais les chaînes de l'Apôtre ont expié les péchés du monde, effrayé le démon, et mis en fuite les légions infernales. C'est par la vertu de ses fers que Paul convertit le geôlier de sa prison, qu'il émut le roi Agrippa, et qu'il gagna un grand nombre de disciples. Aussi disait-il : Je soufre pour Jésus- Ch rist jusqu'à être dans les chaînes comme un criminel; mais la parole de Dieu n'est point enchaînée. (Il Tim. II, 9.) Et en effet, il est aussi impossible de captiver et d'emprisonner les rayons du soleil, qu'il l'était d'enchaîner la prédication de l'Apôtre; bien plus, le docteur des nations était prisonnier, et sa parole se répandait librement : il était retenu au fond d'une obscure prison, et sa parole, portée comme sur l'aile des vents, parcourait l'univers.

6. Instruits de ces vérités, ne fléchissons point sous l'adversité, et sachons même y puiser un courage nouveau, et des forces nouvelles, car l'affliction produit la patience. (Rom. V, 3.) Ainsi au lieu d'éclater en plaintes et en murmures parmi nos épreuves, nous rendrons en toutes choses grâces à Dieu. Nous achevons aussi la seconde semaine du carême, et en soi, c'est peu important; car l'essentiel n'est point d'avoir parcouru ces deux semaines, mais de les avoir utilement employées. 'Examinons donc si nous y avons déployé quelque zèle pour la vertu, si nous nous sommes corrigés de quelque défaut, et si nous avons expié nos péchés. Un usage assez général est de s'informer combien chacun a jeûné de semaines. L'un dit: J'ai jeûné deux semaines; et moi, reprend un autre, trois semaines; et moi, ajoute un troisième, le carême entier. Eh ! quel avantage vous en revient-il, si le jeûne n'a été accompagné de bonnes oeuvres? L'on vous dit: J'ai jeûné tout le carême; eh bien ! répondez: J'avais un ennemi, et je me suis réconcilié; j'avais l'habitude de médire, et je me suis corrigé; j'avais la coutume de jurer, et je me retiens. Il ne sert de rien au marchand d'avoir fourni une longue traversée, si son navire ne revient chargé d'une riche cargaison. Et de même le jeûne ne nous est d'aucune utilité, si nous n'employons fructueusement ce temps de pénitence.

Lorsque l'on se contente du simple jeûne, le carême passe et le jeûne aussi. Mais ce même jeûne est-il accompagné de la correction des moeurs, cette correction survit au jeûne, et nous continue ses heureux avantages. Nous y puisons en effet comme un avant-goût des biens célestes, car si le méchant trouve dans les remords de sa conscience comme le prélude des tourments de l'enfer, le juste rencontre dans la paix de son âme, et dans l'allégresse de ses espérances, les joies anticipées du royaume des cieux. Aussi Jésus- Ch rist nous a-t-il dit : Je vous reverrai, et vous vous réjouirez, et personne ne vous ôtera votre joie. (Jean, XVI, 22.) Cette parole est bien courte; mais qu'elle est consolante ! puisqu'elle nous assure que personne ne nous ôtera notre joie. Vous êtes riche; mais par combien d'accidents pouvezvous perdre vos richesses ! Un voleur s'introduit dans votre maison, et vous les enlève; un serviteur infidèle vous les dérobe, le prince les confisque, et vous en dépouille sur une fausse accusation. Vous êtes puissant en charges et en dignités. Eh ! combien de causes contribuent à empoisonner votre bonheur; d'abord ces charges ont un terme, et le plaisir de les posséder s'évanouira avec leur possession; mais durant cette possession même, que de contrariétés, de peines et de difficultés, en diminuent les douceurs !vous vous complaisez en votre force musculaire; une maladie survient et vous l'enlève. Vous vous glorifiez des grâces et de la beauté de vos traits; la vieillesse arrive, elle les flétrit, et votre gloire aussi. Vous goûtez les délices d'une table somptueuse; le soir vient, et il termine la joie avec le festin. En un mot, les plaisirs que peuvent nous donner les biens et les avantages de la terre ne sont jamais purs ni durables. C'est tout le contraire de la piété et de la vertu.

Et en effet, si vous faites l'aumône, qui pourra vous en ôter le mérite? en vain les armées et les rois, les jaloux et les envieux se répandraient autour de vous, ils ne sauraient vous enlever un trésor que le ciel possède déjà; et votre joie elle-même demeurera éternellement. Le juste, dit le Psalmiste, a répandu ses biens sur le pauvre, et sa justice subsistera dans tous les siècles. (Ps. III, 9.) Et (87) certes, cela est bien vrai, car son aumône repose dans ces celliers célestes où ni la rouille ni les vers ne dévorent, et où les voleurs ne fouillent ni ne dérobent. (Matth. VI, 20.) Si vous avez soin de rendre votre prière pieuse et fervente, qui peut vous en ravir le fruit? Le ciel qui l'a reçu; le met à l'abri de tout larcin et le conserve sain et intact. Si vous rendez le bien pour le mal, si vous n'opposez que la patience aux injures, et la bienveillance aux outrages, ces mérites vous sont acquis pour toujours, personne ne vous ôtera le sentiment délicieux qu'ils apportent avec eux; et toutes les fois que le souvenir s'en représentera à votre esprit, vous goûterez une joie nouvelle et un plaisir nouveau. C'est ainsi encore que le mérite de s'interdire tout jurement, et le soin d'éloigner de nos lèvres la criminelle habitude du serment, n'exigeront que quelques efforts momentanés, tandis que la joie du succès sera éternelle.

Au reste, vous devez être les uns envers les autres maîtres et instituteurs : en sorte que l'ami éclaire et dirige son ami, le serviteur son compagnon, et le jeune homme son condisciple. Supposez que l'on vous eût promis une pièce d'or pour chaque conversion, quels ne seraient pas votre zèle et votre assiduité, vos instances et votre éloquence ! et aujourd'hui ce n'est ni une pièce d'or, ni dix, ni vingt, ni cent, ni mille que Dieu vous promet, ce n'est même point tous les trésors de la terre qu'il vous offre en récompense de votre travail; mais le royaume des cieux, royaume bien supérieur à tous ceux de ce monde. Que dis-je? il y ajoute un autre prix non moins précieux. Quel est-il donc? Celui, dit-il, qui sait distinguer ce qui est précieux de ce qui est vil, sera comme la bouche de Dieu. (Jér. XV,19.) Quel honneur plus grand pouvait-il nous proposer, et quelle sécurité plus parfaite de notre salut? Mais aussi quelle excuse alléguer après une telle promesse, pour nous faire pardonner notre indifférence à l'égard de nos frères? Vous voyez un aveugle qui tombe dans un précipice, et vous lui tuez la maip, car il vous semblerait trop inhumain de le laisser périr. Mais vous voyez chaque jour vos frères se précipiter dans la criminelle habitude du jurement, et vous n'osez leur dire une seule parole. J'ai parlé, me répondrez-vous, et je n'ai pas été écouté. Eh bien ! parlez de nouveau, et parlez encore, jusqu'à ce que vous ayez gagné votre frère. Ch aque jour Dieu nous parle, et quoique nous ne l'écoutions pas toujours, il ne cesse point de nous faire entendre sa voix. Imitez donc à l'égard de vos frères cette paternelle Providence. Et pourquoi ces liens que forment entre nous l'habitation de la même cité, et la réunion dans la même église, si ce n'est pour que nous sachions supporter mutuellement nos défauts, et nous corriger de nos vices? Dans un grand commerce, chacun a son emploi, mais il n'y a qu'une caisse commune. De même parmi nous chacun doit travailler avec zèle et activité au salut de ses frères, et puis mettre en commun le gain de ce commerce spirituel. C'est ainsi que tous nous amasserons de grandes richesses et de précieux trésors, parce que tous nous obtiendrons le royaume des cieux, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il,

 

 

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