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VINGTIÈME HOMÉLIE.
ANALYSE. Que le jeûne quadragésimal ne suffit pas pour une bonne préparation à la communion pascale. Que la vertu est avant tout nécessaire. Des précautions à prendre pour l'oubli des injures. Que le ressentiment des injures tourmente les hommes avant le feu de l'enfer. Qu'il est nécessaire de ne point jurer. De ceux qui ne se sont pas corrigés encore de cette mauvaise habitude.
1. Nous touchons à la fin de la carrière du jeûne; efforçons-nous donc de croître en vertu, puisque nous avançons vers le terme. En effet, comme il serait inutile de s'être fatigué dans une course de plusieurs stades si l'on manquait le prix, de même ce serait inutilement que nous aurions dompté notre corps par un jeûne rigoureux, si nous ne pouvions approcher de la table sainte avec une conscience pure. Un jeûne de quarante jours, les assemblées chrétiennes, les prières et les instructions qui remplissent ce temps, ont pour but de nous fournir tous les moyens d'effacer, par une plus grande ardeur à pratiquer les divins préceptes, les souillures que nous avons contractées pendant toute une année, et de nous mettre ainsi en état de participer avec une sainte confiance à la victime non sanglante; autrement, ce serait en vain et sans fruit que nous aurions durant tant de jours, supporté un fardeau pénible. Que chacun examine donc en lui même quel défaut il a corrigé, quelle vertu il a acquise, quel péché il a effacé, quel progrès il a fait dans le bien ; et s'il trouve que le jeûne lui a fourni de plus grandes ressources pour s'enrichir dans un trafic spirituel , s'il a la conscience d'avoir donné les soins qu'il devait à la guérison des blessures de son âme, qu'il approche de la table sacrée, mais si ne pouvant faire valoir que le jeûne, il s'est négligé dans tout le reste, s'il n'a fait aucun pas vers la perfection, qu'il reste à la porte du sanctuaire, qu'il n'y entre que quand il se sera purifié de toutes ses fautes. Le jeûne seul ne suffit pas, il y faut joindre la correction des vices. Celui qui ne jeûne pas peut avoir une excuse, il peut se rejeter sur la délicatesse du tempérament; mais quel moyen de se défendre aura celui qui ne s'est pas corrigé de ses défauts? Vous n'avez pas jeûné à cause de la faiblesse de votre santé ; à la bonne heure; mais pourquoi ne vous êtes-vous pas réconcilié avec vos ennemis? pourriez-vous ici prétexter la délicatesse du tempérament? Si vous nourrissez au-dedans de vous dés sentiments d'envie et de jalousie, quelle défense vous restera-t-il, je vous le demande? vous ne pouvez pour ces défauts recourir à la faiblesse de votre (112) constitution. Et c'est un effet de la bonté du Sauveur de n'avoir point fait dépendre de cette faiblesse les préceptes les plus essentiels, les plus nécessaires pour régler notre conduite. Puis donc que nous avons également besoin de tous les préceptes de l'Evangile, et surtout de celui qui nous ordonne de ne pas avoir d'ennemi, de ne garder aucun ressentiment du mal qu'on nous a fait, je vais vous entretenir aujourd'hui du pardon des injures. Celui qui a un ennemi et qui garde contre lui de la haine, n'est pas plus en état de participer à la table sacrée que le fornicateur et l'adultère ; et cela doit être, sans doute. Dès que l'impudique a satisfait sa passion, il a consommé son crime, et si, touché de sa faute, il veut revenir sur ses pas, s'il en témoigne un sincère repentir, il peut trouver un remède à son mal; au lieu que l'ennemi implacable pèche tous les jours sans jamais se délivrer de son péché. Dans l'un, la faute est consommée dès qu'elle est commise; dans l'autre, elle se renouvelle à chaque instant. Quelle excuse aurons-nous donc si nous nous livrons nous-mêmes à un monstre aussi féroce? Comment voulez-vous que le Seigneur soit doux et clément à votre égard, si vous êtes dur et inexorable à l'égard de votre frère ? Votre frère vous a outragé; mais combien de fois n'outragez-vous pas Dieu ? et quelle proportion entre le serviteur et le Maître? Votre frère vous a outragé parce que lui-même peut-être a reçu de vous quelque injure, et cependant vous êtes animé contre lui; vous, vous outragez le Seigneur, qui, loin de vous avoir fait aucun mal, de vous avoir causé aucun tort, vous comble tous les jours de, biens. Songez que si Dieu voulait examiner à la rigueur nos offenses envers lui, nous ne vivrions pas un seul jour. Seigneur, dit le Prophète, qui pourra tenir devant vous, si vous examinez rigoureusement nos fautes? (Ps. CXXIX, 3.) Sans parler de ces iniquités secrètes qui sont connues du pécheur, que sa conscience lui reproche, et dont Dieu seul est le témoin, si ce Dieu nous demandait compte des fautes que nous commettons sous les yeux de nos frères, et dont ils sont instruits, pourrions-nous en obtenir le pardon? S'il examinait notre négligence et notre inattention dans la prière, cette irrévérence qui fait que nous nous tenons devant Dieu et que nous l'invoquons avec moins d'égard et de respect que n'en montre un esclave en parlant à son maître, un soldat à son chef, un ami à son ami: oui, sans doute, si vous entretenez un ami, vous le faites avec attention; au lieu que quand vous parlez au Seigneur de vos offenses, quand vous lui demandez qu'il vous pardonne vos fautes et vos iniquités, vous êtes souvent inattentif; et tandis que vos genoux sont en terre, vous laissez souvent votre imagination s'égarer dans la place publique ou dans votre maison; votre bouche prononce de vaines paroles, auxquelles l'esprit n'a aucune part; et cela ne nous arrive pas une fois ou deux, mais tous les jours : si donc le Seigneur voulait examiner cette partie de notre vie, aurions-nous quelque excuse à apporter, quelque pardon à espérer? Je ne le pense pas. 2. Et s'il rappelait les paroles injurieuses que nous nous permettons les uns contre les autres, les jugements désavantageux que nous hasardons contre notre prochain, jugements téméraires, formés uniquement par un esprit de médisance et de critique, que pourrions-nous dire pour notre défense ? Et s'il examinait cette imprudence qui nous fait promener nos regards sur tous les objets, les pensées honteuses et les sentiments criminels que cette indiscrétion de nos yeux fait naître dans notre esprit et dans notre coeur, quelle peine ne mériterions-nous pas de subir? S'il nous demandait compte des invectives par lesquelles nous outrageons nos frères (Celui, dit l'Evangile, qui dira à son frère : Vous êtes un fou, méritera d'être condamné aux flammes éternelles. Matth. V, 22), pourrions-nous ouvrir la bouche, prononcer une seule parole pour nous justifier? Si nous examinions (car je ne parle pas de Dieu, mais de nous-mêmes pécheurs), si nous examinions ce vain orgueil qui nous fait tirer gloire de nos jeûnés, de nos aumônes, de nos palières, pourrions-nous lever les yeux au ciel? Si nous examinions cet esprit de fausseté par lequel nous nous trompons mutuellement, louant notre frère en sa présence, lui parlant comme à un ami, et le déchirant en son absence, soutiendrions-nous la punition d'une pareille perfidie? Que dirai-je des serments, des mensonges, des parjures, des emportements injustes, de cet esprit jaloux qui nous fait porter envie à la gloire de nos amis mêmes, qui nous fait réjouir du mal qui arrive aux autres, et regarder les malheurs d'autrui comme une consolation dans nos infortunes personnelles? Mais si Dieu nous demandait (113) compte de la négligence avec laquelle nous venons entendre la parole sainte (vous savez, sans doute, que lorsqu'il nous parle à tous par son prophète, nous sommes occupés à nous entretenir longuement avec notre voisin sur (les objets qui ne nous regardent pas), si donc laissant tout le reste, il voulait nous punir de cette unique faute, quel espoir de salut nous resterait-il ? Et ne regardez pas cette. faute comme légère ; pour comprendre ce qu'elle est, examinez-la par rapport aux hommes, et alors vous verrez combien elle est grave. Lorsqu'un des principaux magistrats vous parle , ou même un ami d'un certain rang, manquez pour lui d'égard jusqu'à parler à votre esclave, sans daigner l'écouter, et vous verrez alors combien la même irrévérence vous rend coupable envers Dieu. La personne de marque à laquelle vous auriez manqué chercherait sans doute à se venger d'une pareille insulte; tandis que Dieu outragé tous les jours, non par un seul homme, ni par deux, ni par trois, mais par presque tous les hommes, nous supporte avec patience, quoiqu'il reçoive de nous de bien plus grands outrages que ceux dont' nous parlons. Ceux-ci sont manifestes, connus de tout le monde; et communs à presque tous les hommes; il en est d'autres beaucoup plus graves,qui ne sont connus que de chaque pécheur. Pesez sur toutes ces considérations, et quelque durs, quelque cruels que vous soyez, lorsque vous envisagerez la multitude de vos fautes, la crainte et l'effroi ne vous permettront pas même de vous ressouvenir des offenses que vous avez reçues de vos frères. Rappelez-vous cet étang de feu, ce ver rongeur, ce jugement redoutable où tous les crimes des mortels seront exposés au grand jour. Songez que ce qui est caché maintenant sera alors dévoilé. Si donc vous pardonnez à votre prochain, vos péchés, qui doivent être dévoilés, alors, seront tous effacés dès cette vie, et vous paraîtrez devant le tribunal du souverain Juge sans y traîner aucune de vos fautes; de sorte que vous recevrez beaucoup plus que vous ne donnez. Oui, je le répète, vous avez commis des péchés qui ne sont connus que de vous; et lorsque vous pensez que dans le dernier jugement ils seront exposés aux yeux de tous les hommes sur le théâtre .du monde, pressé et tourmenté par votre conscience, cette humiliation vous paraît plus insupportable que le supplice même. Mais tous ces péchés secrets, vous pouvez les effacer, cette punition et cette honte, vous pouvez vous en garantir, en pardonnant à votre prochain. Non, il n'est point de vertu qui égale le pardon des injures. Voulez-vous apprendre combien son pouvoir est merveilleux ? Quand Moïse et Samuel, dit Dieu dans Jérémie, se présenteraient devant moi pour me prier, mon coeur ne se tournerait pas vers ce peuple. (Jér. XV, 1.) Cependant ceux que Moïse et Samuel n'auraient pu soustraire au courroux du Seigneur, l'observation du précepte dont nous parlons les y a soustraits. Aussi Dieu, que nous venons de voir si animé contre son peuple, l'exhortait-il sans cesse en lui disant: Pardonnez à votre frère ses fautes, ne conservez pas dans votre coeur le souvenir de ses injures : que nul, de vous ne songe aux offenses de son prochain. (Zach. VII, 10; VIII, 17.) Le prophète ne dit pas seulement, pardonnez l'offense, mais ne la conservez pas dans le coeur, n'y songez pas, oubliez tout ressentiment, bannissez toute aigreur de votre âme. Vous croyez vous venger de votre ennemi, et vous vous tourmentez plutôt vous-même; votre ressentiment est un bourreau que vous portez en tout lieu au dedans de vous, c'est un vautour qui déchire vos entrailles. Qu'y aurait-il de plus à plaindre qu'un homme qui serait continuellement agité par la colère? Un furieux ne peut jouir de la paix; celui qui a un ennemi et qui conserve contre lui de la haine, n'en jouira pas davantage. Continuellement enflammé, enfonçant de plus en plus par ses réflexions le trait de feu qui le dévore, il se rappelle les actions et les paroles de l'ennemi qui l'a offensé, il ne peut même entendre prononcer son nom, et si on le prononce, il s'emporte, et souffre les plus grandes douleurs. Il appréhende de le voir; il tremble en le voyant comme s'il éprouvait des maux extrêmes. Aperçoit-il quelqu'un de ses proches, son vêtement, sa maison, la rue où il a établi sa demeure, la vue de tous ces objets le tourmente. En effet, comme la figure, le domicile, les vêtements de ceux que nous aimons, réveillent en nous l'amour que nous avons pour eux, de même si nous voyons l'esclave de notre ennemi, son ami, sa maison, la rue qu'il habite, l'aspect de tous ces objets est pour nous un supplice, et ils nous font des blessures continuelles à mesure que chacun se présente à nos regards. 3. Qu'avons-nous besoin de ces tourments, (114) de ces inquiétudes et de ces peines? Quand les vindicatifs ne seraient pas menacés des feux de l'enfer, ils devraient pour leur propre tranquillité pardonner les offenses qui leur sont faites; mais si des flammes éternelles les attendent, qu'y a-t-il de plus insensé que de se punir soi-même dans cette vie et dans l'autre, en croyant se venger de son ennemi? Si nous le voyons heureux, son bonheur nous afflige et nous désole; s'il est dans la disgrâce, nous craignons qu'un changement favorable ne le ramène à un état de prospérité : or, cette double disposition nous attire les châtiments les plus rigoureux. Ne vous réjouissez pas quand votre ennemi sera tombé, dit l'Ecriture. (Prov. XXIV, 17.) Et ne m'alléguez point la gravité des offenses qui vous ont été faites; car ce n'est point à cause de cela que vous conservez du ressentiment, mais parce que vous ne vous rappelez pas vos propres fautes, parce que vous n'avez pas devant les yeux les flammes de l'enfer et la crainte du Seigneur. Et afin que vous sachiez que c'est là la vraie cause, je vais tâcher de vous en convaincre par les alarmes qu'a éprouvées dernièrement notre ville. Lorsque ceux qui étaient accusés des excès énormes dont nous avons été les témoins, étaient traînés devant le tribunal , lorsqu'ils voyaient les feux allumés, qu'ils se trouvaient au milieu des bourreaux et des tortures, si quelqu'un se fût avancé et leur eût dit tout bas : Si vous avez des ennemis, faites le sacrifice de votre ressentiment, et nous pourrons vous délivrer de ces souffrances; n'auraient-ils pas baisé les pieds de leurs ennemis? Que dis-je, baisé leurs pieds? si on eût exigé d'eux qu'ils se fissent leurs esclaves, n'y auraient-ils pas consenti? Mais s'il est vrai que des punitions humaines, qui ont des bornes, auraient triomphé du ressentiment le plus implacable, à combien plus forte raison, si nous étions continuellement pénétrés de la crainte des supplices éternels, ne banniraient-ils pas la haine de notre âme, n'en chasseraient-ils pas même toute pensée mauvaise? Est-il rien de plus facile, dites-moi, que de pardonner à celui dont vous avez reçu une offense? Faut-il pour cela faire un long voyage, prodiguer l'or, recourir à d'autres? Non : il suffit de vouloir, et la chose a son parfait accomplissement. Quelle peine ne mériterions-nous donc pas, si nous, qui, dans les affaires du siècle, nous abaissons à des fonctions serviles et aux plus indignes flatteries, si nous, qui, à prix d'argent, achetons d'un portier le misérable avantage de ramper devant des hommes pervers, si nous enfin qui faisons et disons tout pour réussir dans nos projets, nous ne pouvons nous résoudre pour la loi de Dieu à faire une démarche auprès de notre frère qui nous a fait quelque peine , nous rougissons d'aller.à lui les premiers? Vous rougissez, dites-moi, de chercher le premier ce qui vous est avantageux? vous devriez rougir, au contraire, de persister dans ce sentiment, et d'attendre que celui qui vous a offensé vienne vous demander une réconciliation ; car c'est là pour vous une honte, un déshonneur, un dommage insigne. C'est celui qui cherche le premier à se rapprocher qui recueille tout le fruit de cette démarche. Si vous pardonnez une injure parce que vous êtes sollicité par un autre, c'est à cet autre qu'il faut attribuer le mérite du pardon, puisque c'est pour lui plaire et non pour obéir à Dieu, que vous avez accompli le précepte. Mais si, sans que personne vous sollicite, sans que celui dont vous avez à vous plaindre vienne vous prier, vous allez de vous-même au-devant de lui sans consulter une mauvaise honte, sans employer de délai, si vous faites volontiers le sacrifice de votre ressentiment, vous aurez tout le mérite de cette action, vous en recevrez toute la récompense. Si je vous dis : jeûnez, vous me prétextez toujours la délicatesse du tempérament; si je vous dis : donnez aux pauvres, vous m'objectez le nombre de vos enfants et la modicité de votre fortune; si je vous dis : fréquentez l'église, vous vous rejetez sur les affaires du siècle; si je vous dis : écoutez nos discours, tâchez de comprendre la force de nos instructions, vous m'exagérez votre ignorance; si je vous dis : corrigez votre frère, vous me dites qu'il ne veut pas vous écouter, et que souvent il a méprisé vos avis quand vous avez voulu le reprendre. Toutes ces raisons sont de vains prétextes; mais enfin vous pouvez en faire usage. Si je vous dis : pardonnez une injure, lequel de ces prétextes pourrez-vous alléguer? vous ne pouvez m'objecter ni la délicatesse du tempérament, ni la pauvreté, ni l'ignorance, ni les occupations, rien en un mot; mais c'est de toutes les fautes la plus impardonnable. Comment pourrez-vous lever les mains au ciel, ouvrir la bouche, demander à Dieu qu'il vous pardonne? Quand il voudrait vous (115) pardonner, vous vous y opposez vous-même en refusant de pardonner à votre frère. Mais c'est un homme dur, cruel, féroce, qui ne songe qu'à faire du mal, qui ne respire que la vengeance. C'est pour cela surtout que vous devez pardonner. Vous en avez reçu beaucoup d'injures, il vous a fait tort dans vos biens; dans votre réputation, dans les objets qui vous sont les plus chers, c'est un ennemi mortel que vous voudriez voir puni; eh bien ! c'est pour cela même qu'il vous est encore utile de pardonner; car si vous poursuivez votre offense, si vous la vengez vous-même, soit par des faits, soit par des discours, soit par des imprécations, Dieu ne la poursuivra pas, puisque vous en tirez raison vous-même. Et non-seulement il ne la poursuivra pas, mais il vous demandera compte comme étant outragé. 4. En effet, si parmi les hommes, lorsque nous frappons l'esclave d'autrui, le maître se fâche et regarde les coups donnés à son esclave comme une insulte personnelle; si lorsque nous sommes offensés par des esclaves ou par des hommes libres, nous devons attendre la décision des maîtres ou des magistrats; si, dis-je, parmi les hommes il n'est pas sûr de se venger soi-même, à plus forte raison lorsque Dieu est constitué juge. Mais votre frère vous a offensé, il vous a causé mille peines et mille maux. Ce n'est pas encore une raison de le poursuivre vous-même, si vous craignez d'outrager votre maître. Abandonnez tout au Seigneur, et il arrangera les choses beaucoup mieux que vous ne le désirez. 1l vous ordonne de prier pour celui qui vous a fait de la peine, quant à la manière de le punir, il s'en charge. Vous ne vous vengerez jamais autant vous-même qu'il se dispose à vous venger, pourvu que vous lui abandonniez le soin de votre vengeance. Ne faites pas d'imprécation contre ceux qui vous ont offensé, mais laissez Dieu maître de prononcer sur leur sort. Quand nous leur pardonnerions, quand nous nous réconcilierions avec eux, quand nous prierions pour eux, Dieu ne leur pardonnera qu'autant qu'ils changeront eux-mêmes et qu'ils deviendront meilleurs. Et c'est pour leur avantage qu'il ne leur pardonne point. Il vous donne des louanges et applaudit à votre sagesse; mais il poursuit votre ennemi, afin que votre modération ne le rende pas pire. Ainsi rien de plus frivole que cette raison qu'allèguent la plupart des hommes. Lorsque nous leur faisons des reproches, lorsque nous les excitons à se réconcilier avec leurs ennemis, ils nous disent pour excuser leur indocilité et pour couvrir leur esprit vindicatif: Je ne veux pas me réconcilier avec mon ennemi afin de ne point le rendre pire, de ne point lui inspirer plus de férocité, et du mépris pour moi. On croira, ajoutent-ils, que c'est par faiblesse que j'ai été le trouver et que je l'ai engagé à se réconcilier. Vains prétextes que tout cela. Cet oeil toujours ouvert sur les actions des hommes, lit au fond de votre coeur. Vous ne devez donc pas vous embarrasser de ce qu'on dira dans le monde, pourvu que vous vous rendiez favorable le souverain Juge qui doit prononcer entre votre ennemi et vous. Si vous craignez de le rendre pire, cet ennemi; par votre modération, apprenez que ce n'est pas en vous réconciliant que vous le rendrez pire, mais en ne vous réconciliant pas. Quand il serait lé plus pervers des hommes, il aura beau affecter de se taire sur votre sagesse et de ne pas la publier, il l'approuvera au dedans de lui-même, il respectera votre douceur au fond de sa conscience. Mais je suppose que, malgré tous vos soins et toutes vos démarches pour l'adoucir, il persiste dans ses méchantes dispositions, il trouvera dans Dieu le vengeur le plus sévère. Et afin que vous sachiez que quand nous prierions le Seigneur pour nos ennemis et pour ceux qui nous ont offensés, le Seigneur ne leur pardonnera pas si notre patience doit les rendre pires, écoutez le récit d'une antienne histoire : Marie avait parlé contre son frère Moïse; que fit Dieu? il la frappa de lèpre et la rendit impure, sans l'épargner à cause de sa sagesse et de sa vertu. Ensuite Moïse, qui était l'offensé, invoquant Dieu et le priant de pardonner à sa sueur, Dieu n'écouta pas sa prière; mais que lui répondit-il? Si son père lui avait craché ait visage , elle aurait été cacher sa honte; qu'elle demeure donc sept jours hors du camp. (Nomb. XII, 14.) C'est comme s'il eût dit: Si son père l'avait chassée de sa présence, n'aurait-elle pas souffert cet affront? J'approuve la douceur de votre caractère, et votre tendresse pour votre sueur, mais je sais le moment où je dois lui faire grâce. Ainsi montrez-vous, doux et humain à l'égard de votre frère, et pardonnez-lui ses fautes, non par le désir d'en tirer une plus grande vengeance, mais par tendresse et par bonté d'âme. Sachez que plus il dédaignera vos démarches (116) pour l'apaiser, plus il s'attirera une punition rigoureuse. Vos soins et vos égards, dites-vous, le rendent plus méchant. Eh bien ! ce qui fait votre éloge, c'est que vous, qui le connaissez tel, vous ne cessez pas de le ménager pour plaire à Dieu; et ce qui le condamne, c'est que votre douceur et votre patience ne l'ont pas rendu meilleur. Il vaut mieux, dit saint Paul, que les autres soient blâmés à cause de nous que nous à cause des autres. N'employez pas ces froides raisons : Il croira que c'est par crainte que j'ai été le trouver, et il m'en méprisera davantage. Ce sont là les frayeurs d'une âme puérile et déraisonnable, d'une âme esclave des discours du monde. Eh bien l qu'il croie que c'est par crainte que vous avez été le trouver, votre récompense n'en sera que plus abondante, si ayant prévu que l'on prendrait ainsi votre démarche, vous l'avez toujours faite pour l'amour du Seigneur. Celui qui se réconcilie pour plaire aux hommes, perd la récompense céleste; au lieu que celui qui, bien persuadé que plusieurs condamneront sa facilité et y insulteront, se réconcilie toujours, recevra une double et triple couronne. Et tel est surtout le chrétien qui pardonne pour l'amour de Dieu. Ne me dites pas, il m'a fait telle et telle offense; quand il aurait épuisé sur vous tous les traits de la malice humaine, Dieu vous ordonne de lui pardonner tout. 5. Pour moi, voici ce que j'annonce de sa part, voici ce que je déclare, ce que je publie à haute voix : Qu'aucun de ceux qui ont un ennemi n'approche de la table sainte, et ne reçoive le corps du Seigneur. Vous avez un ennemi, n'approchez pas; vous voulez approcher, réconciliez-vous, et alors venez participer au banquet sacré. Ou plutôt, ce n'est pas moi qui vous parle, c'est votre Maître, qui a été crucifié pour nous. Il a consenti à être immolé, à répandre son sang pour vous réconcilier avec son Père; et vous, vous refusez de prononcer une parole, de faire une première démarche, pour vous réconcilier avec votre semblable ! Ecoutez ce qu'il dit de ceux qui sont disposés comme vous l'êtes : Si vous offrez votre don à l'autel, et que là vous vous rappeliez que votre frère a quelque chose contre vous. (Matth. V, 23.) Il ne dit pas : Attendez qu'il vienne vous trouver, ni : Adressez-vous à un médiateur, ayez recours à un autre; mais: Allez le trouver vous-même. Allez, dit l'Evangile, allez auparavant vous réconcilier avec votre frère. O folie étrange ! Dieu ne regarde pas comme une insulte qu'on laisse le don qu'on va lui offrir; et vous regardez comme un affront de faire la première démarche pour vous réconcilier ! Une telle conduite est-elle pardonnable ? Lorsque vous voyez une partie de votre corps coupée et prête à se séparer du reste, que ne faites-vous pas pour ly rejoindre? Faites la même chose pour vos frères. Lorsque vous les voyez séparés de votre amitié, courez au plus vite les embrasser étroitement n'attendez pas qu'ils viennent les premiers, empressez-vous d'obtenir le premier la récompense. Le démon est le seul qu'on vous ordonne d'avoir pour ennemi, c'est avec lui seul que vous ne devez jamais vous réconcilier; mais ne conservez jamais d'inimitié dans le coeur contre votre frère : si vous avez contre lui quelque léger ressentiment, que ce ressentiment ne dure pas plus d'un jour, qu'il ne se prolonge pas au delà d'une journée. Que le soleil, dit saint Paul, ne se couche point sur votre colère. (Ephés. IV, 26.) Si vous vous réconciliez avant que le jour finisse, Dieu vous excuse en quelque sorte et vous pardonne; si vous persistez plus longtemps dans votre inimitié, ce n'est plus un premier mouvement de colère qui vous emporte, c'est la méchanceté réfléchie d'un esprit vindicatif qui vous anime. Ce qu'il y a de terrible, c'est que non-seulement vous vous privez vous-même de tout pardon, mais qu'il vous devient de plus en plus difficile de vous réconcilier. Avez-vous laissé passer un jour, vous avez dès lors plus de honte à le faire. La honte augmente au second; du troisième et du quatrième elle vous porte au cinquième. De cinq jours elle vous fait bientôt passer à dix; de dix à vingt, de vingt à cent, jusqu'à ce qu'enfin la blessure devienne incurable, et le retour impossible; car plus nous laissons écouler de temps, plus nous nous éloignons. O mon frère ! ne vous laissez pas dominer par des affections déraisonnables, n'ayez pas de honte, ne rougissez pas, ne vous dites pas à vous-même: Quoi ! il n'y a qu'un instant que nous nous sommes accablés mutuellement d'injures, et je courrais aussitôt à la réconciliation ! qui ne blâmerait pas mon excessive facilité? Non, aucun homme sage ne blâmera votre facilité; mais vous serez moqué généralement si vous vous opiniâtrez dans votre haine, et vous donnerez un grand avantage sur vous au démon, parce que ce n'est (117) plus alors simplement le temps qui rend l'inimitié implacable, mais une foule de circonstances arrivées dans l'intervalle. En effet, si la charité couvre une multitude de péchés (I Pierre, IV, 8), la haine imagine et forge une infinité de fautes chimériques. Ces hommes qui se réjouissent des maux d'autrui, qui se plaisent à révéler les ridicules et les faiblesses des autres, nous paraissent croyables dans tous leurs rapports contre ceux que nous haïssons. Pénétré de ces vérités, prévenez votre frère, saisissez-vous de lui avant qu'il vous échappe entièrement, quand il faudrait parcourir toute la ville le jour même, quand il faudrait sortir des murs, quand il faudrait traverser de vastes campagnes: interrompez tout le reste, et ne soyez occupé que de vous réconcilier avec votre frère. Si la démarche vous paraît pénible et difficile, songez que c'est pour Dieu que vous la faites, et que vous en recevrez une grande consolation. Vous balancez, vous différez, vous rougissez; excitez-vous vous-même à déposer toute mauvaise honte, adressez-vous sans cesse ces paroles: Pourquoi différer? pourquoi balancer? il ne s'agit pas pour moi d'une somme d'argent, ni d'aucun autre objet périssable; il est question de mon salut. C'est Dieu qui nous ordonne de nous réconcilier, préférons ses ordres à tout. La réconciliation qu'il nous commande est un trafic spirituel; ne négligeons pas de mous enrichir par ce trafic, n'usons pas de remise que notre ennemi apprenne que c'est pour plaire à Dieu que nous avons montré un tel empressement. Quand il devrait nous outrager de nouveau, nous frapper, nous maltraiter de la manière la plus atroce, souffrons tout avec courage moins pour son intérêt que pour le nôtre, parce que le pardon des injures est de toutes les vertus celle qui nous sera la plus utile dans le jour des vengeances. Nous avons commis une infinité de péchés, et de péchés graves; nous avons irrité notre Maître par mille offenses; sa bonté divine nous a ouvert cette voie de réconciliation.. N'abandonnons donc pas le trésor précieux que nous avons entre les mains. Le Seigneur ne pouvait-il point nous ordonner simplement de nous réconcilier avec nos ennemis, sans nous promettre une récompense? Qui est-ce qui aurait contredit et réformé ses ordres? Mais par un effet de son infinie bonté, il nous a promis une grande et ineffable récompense, celle que nous pouvons désirer le plus, le pardon de nos fautes; et par là il nous rend plus facile l'exécution du précepte. 6. Quelle excuse nous restera-t-il donc, si, lorsqu'une telle récompense nous est promise, nous refusons d'obéir au Législateur suprême, nous persistons à le mépriser? Car notre désobéissance est un vrai mépris; en voici la preuve : Si le prince ordonnait par une loi à tous les ennemis de se réconcilier ensemble, sous peine de perdre la tête, ne nous empresserions-nous point tous de nous réconcilier les uns avec les autres? 1e n'en doute pas. Quelle excuse aurons-nous donc si nous n'avons point pour le souverain Maître les mêmes égards que pour nos semblables? C'est pour cela qu'on nous ordonne de dire : Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. (Matth. VI, 12.) Quoi de plus doux et de plus agréable que ce précepte? Dieu vous fait l'arbitre du pardon de vos fautes. Si vous pardonnez peu, on vous pardonnera peu ; si vous pardonnez beaucoup, on vous pardonnera beaucoup; si vous pardonnez sincèrement et du fond du coeur, Dieu vous pardonnera de même; si vous devenez l'ami de celui à qui vous pardonnerez, Dieu sera disposé de même à votre égard: ainsi plus notre frère sera coupable envers nous, plus nous devons être empressés de nous réconcilier avec lui, parce qu'il nous vaut le pardon d'un plus grand nombre de fautes. Voulez-vous apprendre que nous serions inexcusables de garder du ressentiment, je vais vous en convaincre par un exemple sensible. En quoi votre frère vous a-t-il offensé? Il a pillé vos biens, il les a fait confisquer et les a envahis; ne nous arrêtons pas là, ajoutons beaucoup d'autres injures, et les plus atroces que vous voudrez : il a cherché à vous porter le coup de la mort, il vous a jeté dans mille périls, il a voulu se venger de toutes les manières, il a épuisé sur vous tous les traits de la malice humaine; car, pour ne point parcourir les détails, je suppose qu'il vous a fait tout le mal qu'un homme peut faire à un autre; même dans ce cas vous serez inexcusable de garder du ressentiment. Je m'explique. Si votre serviteur vous devait cent pièces d'or, et que quelqu'un lui devant une somme médiocre, vînt vous trouver, et vous suppliât d'obtenir de votre esclave la remise de la dette; si faisant venir celui-ci, vous lui (118) ordonniez de remettre la dette à son débiteur, à condition que vous lui remettiez vous-même tout ce qu'il vous doit; si, malgré cet ordre et ces offres de votre part, il était assez méchant, assez opiniâtre pour prendre son débiteur à la gorge, qui est-ce qui pourrait le tirer de vos mains? quelle sorte de châtiment ne lui infligeriez-vous pas, comme ayant reçu de lui le plus sanglant outrage ? Et ce serait avec raison que vous agiriez de la sorte. C'est ainsi que Dieu agira lui-même; il vous dira au jour du jugement : Méchant serviteur, pourquoi n'avez-vous point remis ce qui vous était dû? Je vous ordonnais de remettre sur ce que vous me deviez. Pardonnez, vous disais-je, et je vous pardonnerai aussi. Quand je n'aurais pas ajouté cette dernière parole, vous deviez toujours pardonner pour obéir à votre maître; mais sans vous ordonner en maître, je vous ai demandé une grâce comme à un ami, je vous ai demandé de remettre sur ce que vous me deviez, je vous ai promis de vous rendre au centuple; et vous n'en êtes pas devenu plus doux et plus facile ! Lorsque les hommes remettent une dette à leurs serviteurs, ils remettent jusqu'à la concurrence de ce qui est dû par d'autres à ces serviteurs. Par exemple, un serviteur doit à son maître cent pièces d'or, il en est dû dix à ce serviteur; si le maître lui fait une remise, il ne lui remet pas les cent pièces d'or, mais dix seulement, et il lui redemande tout le surplus. Il n'en est pas de même de Dieu. Si vous remettez à votre compagnon une dette médiocre, il vous remet lui-même tout ce que vous lui devez. Qu'est-ce qui le prouve ? La prière même de l'Evangile : Si vous remettez aux hommes ce qu'ils vous doivent, votre Père céleste vous remettra ce que vous lui devez. (Matth. VI, 14.) Or il y a aussi peu. de proportion entre ce que les hommes voua doivent et ce que vous devez à Dieu, qu'entre cent deniers et dix mille talents. De quelle punition ne serez-vous donc pas digne, si, devant recevoir dix mille talents pour cent deniers, vous refusez même à ce prix de remettre une dette légère, vous tournez contre vous la prière que vous adressez à Dieu? En effet, lorsque vous dites: Pardonnez-nous comme nous pardonnons, et que vous ne pardonnez pas, c'est comme si vous demandiez à Dieu de vous ôter tout moyen de défense et de pardon. Mais, direz-vous, je n'ose pas dire: Pardonnez-moi comme je pardonne, mais seulement : Pardonnez-moi. Eh ! qu'importe que vous prononciez les mots si Dieu agit en conséquence de ce que vous faites, et s'il vous pardonne comme vous pardonnez? C'est ce qu'on voit par la suite du passage: Si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus. (Matth. VI, 15.) Ne regardez donc point comme un trait de prudence de ne prononcer qu'une moitié de la prière, mais priez comme il vous est ordonné de prier, afin qu'effrayé chaque jour par l'obligation que vous impose la formule même de la prière, vous soyez porté à pardonner à votre ennemi. Ne me dites pas: Je l'ai sollicité, prié, supplié, et il s'est refusé à toute réconciliation; ne le quittez point que cette réconciliation ne soit faite. L'Evangile ne dit pas: Laissez votre don, et allez supplier votre frère; mais: Allez vous réconcilier avec lui. Ainsi ne vous lassez pas de le supplier, ne le quittez pas que vous ne l'ayez déterminé. Dieu nous sollicite chaque jour, et quoique nous fermions l'oreille à ses sollicitations, il ne cesse point de nous solliciter; et vous dédaigneriez de solliciter votre frère ! Comment pourrez-vous obtenir qu'on vous fasse grâce? Mais je l'ai sollicité souvent, et il m'a souvent rebuté. C'est pour cela que vous recevrez une plus grande récompense: plus vous serez opiniâtre, lui à résister, et vous à solliciter, plus vous mériterez d'être récompensé; plus le pardon et la réconciliation vous coûteront de soins et de peines, plus il subira un jugement rigoureux, et plus votre patience vous vaudra des couronnes brillantes. Ne nous contentons pas de louer ces principes de modération, mettons-les en pratique, et ne nous retirons pas que nous n'ayons renoué avec notre ennemi une ancienne amitié. Non, il ne suffit point de ne pas lui faire de peine et de mal, de ne pas conserver contre lui de ressentiment : il faut l'amener lui-même à être bien disposé pour nous. 7. J'entends dire à plusieurs: Je n'ai pas le coeur ulcéré, je ne lui en veux pas, je n'ai rien de commun avec lui. Mais ce n'est point là ce que Dieu vous ordonne, de n'avoir rien de commun avec lui; il vous ordonne au contraire d'avoir avec lui beaucoup de choses communes; car c'est là pourquoi il est votre frère, c'est là pourquoi Dieu ne vous dit pas: Pardonnez à votre frère ce que vous avez contre lui. Mais (119) que dit-il? Allez auparavant vous réconcilier avec lui, et s'il a quelque chose contre vous, ne le quittez pas que vous n'ayez rejoint au corps ce membre séparé. Vous n'épargnez point l'argent pour acquérir un bon esclave, vous voyez beaucoup de marchands, et souvent même vous faites de longs voyages; et afin de vous faire un ami de votre ennemi, vous ne mettez pas tout en oeuvre, vous ne faites pas tout ce qui est en vous ! Pourrez-vous donc invoquer Dieu lorsque vous faites un si grand mépris de sa loi? Cependant l'acquisition d'un esclave ne peut pas nous être d'un grand avantage; au lieu qu'un ennemi devenu notre ami nous rendra Dieu propice et favorable, nous facilitera le pardon de nos fautes, nous obtiendra les louanges des hommes, et nous fera vivre dans une plus grande sûreté, puisqu'il n'est rien de plus dangereux que d'avoir même un seul ennemi. Notre réputation en reçoit mille atteintes par tout le mal qu'il dit de nous à tout le monde; notre coeur est troublé, notre âme est agitée, et une foule de pensées diverses excitent en nous de continuels orages. Convaincus de toutes ces vérités, mettons-nous à l'abri de la punition et du supplice, pratiquons tout ce que nous venons de dire par respect pour la fête prochaine; et la grâce que nous voulons obtenir du prince à cause de cette fête, faisons-en jouir nous-mêmes les autres. J'entends dire à plusieurs que le prince, par respect pour la solennité de Pâques, doit se réconcilier avec la ville, et lui pardonner toutes ses fautes. Or serait-il raisonnable que nous qui, pour l'intérêt de notre conservation, faisons valoir la dignité de la fête pascale, on nous vît mépriser cette même fête et n'en tenir aucun compte, lorsqu'on nous ordonne de nous réconcilier avec nos frères. Non, sans doute, personne ne déshonore autant cette solennité sainte que celui qui la célèbre avec le ressentiment dans le coeur; ou plutôt un tel homme ne peut la célébrer, quand il étendrait le jeûne jusqu'à rester dix jours de suite sans prendre de nourriture, parce qu'où règnent l'inimitié et la haine, il ne peut y avoir de jeûne ni de fête. Vous n'oseriez pas, pour quelque raison que ce pût être, toucher à la victime sacrée avec des mains impures; n'en approchez donc pas avec une âme impure, puisque l'un est bien plus criminel, bien plus punissable que l'autre. Non, rien ne souille autant la conscience que de nourrir au-dedans de soi des sentiments de haine. L'esprit de douceur ne peut venir dans une âme dominée par le ressentiment et par l'esprit de vengeance: or, quel espoir de salut peut rester à celui qui est abandonné de l'Esprit-Saint? comment peut-il marcher dans la voie droite? Ne vous précipitez donc pas vous-même, mon cher frère, ne vous privez pas de la protection de Dieu, pour vous venger de votre ennemi. Quand même le précepte serait très-difficile, la grandeur du supplice réservé à ceux qui refusent de le remplir suffirait pour réveiller le plus lâche et le plus négligent, pour l'engager à y être fidèle, quelque peine qu'il dût lui en coûter; mais nous avons prouvé que rien n'était plus facile, si nous le voulions, que de pardonner les injures. Ne négligeons donc pas notre propre salut, portons-nous avec ardeur à faire tout ce qui est en nous pour approcher de la table sainte sans avoir d'ennemis. Aucun des préceptes divins, non, aucun des préceptes divins n'est difficile, pourvu que nous soyons attentifs ; et c'est ce que prouvent ceux d'entre nous qui se sont déjà corrigés de leurs défauts. Combien, entraînés malgré eux par l'habitude des jurements, s'imaginaient qu'il leur était impossible de se réformer sur ce point ! Cependant par la grâce de Dieu, avec un peu d'attention de votre part, vous avez détruit la plus grande partie de cet abus. Je vous exhorte à en détruire les restes, et à instruire vous-mêmes les autres. Quant à ceux qui ne se sont pas corrigés encore, qui se rejettent sur la longueur du temps depuis lequel ils se sont permis de jurer, qui prétendent qu'il est impossible de déraciner une habitude de plusieurs années dans l'espace de quelques jours, je leur dirais que, pour accomplir les préceptes de Dieu il n'est pas besoin de la longueur du temps et du nombre des années, qu'avec la crainte du Seigneur et l'attention de notre esprit, nous triompherons sans peine et en peu de temps de tous les obstacles. 8. Et afin que vous ne pensiez pas que je parle au hasard, donnez-moi seulement pour dix jours l'homme le plus accoutumé aux jurements; et si dans ce court intervalle je ne réussis pas à le guérir de cette mauvaise habitude, faites-moi subir les traitements les plus durs. Je vais prouver par une ancienne histoire, que je n'emploie pas ici de vaines paroles. Qu'y avait-il de plus insensé, de plus déraisonnable que les Ninivites ? Cependant ces hommes (120) stupides et barbares, qui n'avaient jamais entendu la voix d'aucun sage, qui n'avaient jamais reçu les instructions qu'on nous donne, ayant entendu la voix d'un prophète qui leur disait : Encore trois jours, et Ninive sera détruite (Jonas, III, 4), renoncèrent en trois jours à toutes leurs mauvaises habitudes : le fornicateur devint chaste ; l'audacieux, doux et tranquille; le ravisseur du bien d'autrui, humain et désintéressé ; le lâche devint actif et laborieux; car ils ne se corrigèrent pas seulement de quelques vices, mais leur conversion fut générale et entière. Qu'est-ce qui le prouve? Les paroles mêmes du prophète. Après s'être élevé contre eux, et leur avoir dit que la voix de leur malice était montée jusqu'au ciel (Jonas,I,2),il leur rend ensuite un témoignage contraire en leur disant que Dieu avait vît qu'ils s'étaient éloignés chacun de leurs mauvaises voies. (Jonas, III, 10.) Il ne leur dit pas qu'ils s'étaient éloignés ;de la fornication ou de l'esprit de rapine, mais de leurs mauvaises voies. Et comment s'en étaient-ils éloignés? d'après le jugement même de Dieu, et non d'après le sentiment des hommes. Et lorsque des barbares se sont corrigés en trois jours de tous leurs vices, nous ne rougissons pas, nous qui depuis tant de jours entendons la parole divine retentir à nos oreilles, nous ne rougissons pas de ne pouvoir triompher d'une seule mauvaise habitude ! Cependant les Ninivites étaient parvenus au comble de la corruption; et par ces mots : La voix de leur malice est montée jusqu'à moi, on ne saurait entendre autre chose sinon l'excès de leur perversité. Ils ont pu néanmoins en trois jours passer de tous les vices à une vertu parfaite. Oui, avec la crainte de Dieu, il n'est pas besoin du nombre des jours et des années ; sans cette crainte, la longueur du temps ne sert de rien. Si on ne veut laver qu'avec de l'eau des vases fort rouillés, quelque temps qu'on emploie, on ne leur rendra jamais leur premier éclat; au lieu que si on les jette dans le creuset, ils deviendront en un moment plus brillants et plus clairs que des vases nouvellement forgés. Il en est de même de notre âme lorsqu'elle est infectée de la rouille du péché: si nous voulons la purifier de ses taches par des moyens communs et ordinaires, par des retours passagers à la vertu, notre travail sera inutile; mais si nous la jetons, pour ainsi dire, dans la crainte de Dieu, comme dans un creuset, elle sera purgée en peu de temps de toutes ses souillures. Ne remettons donc pas au lendemain, puisque nous ignorons ce que produira le jour suivant. (Prov. XXVII, 1.) Ne disons pas : Je triompherai peu à peu de cette habitude; car ce peu à peu ne finira jamais Ainsi, sans user de remise, disons-nous à nous-mêmes : Je veux dès aujourd'hui me corriger de l'habitude de jurer; la multitude et (embarras des affaires, la crainte de perdre tous mes biens, de subir le supplice et même la mort, ne me feront pas désister de mon entreprise. Avec cette résolution ferme, nous ne donnerons pas au démon sujet de nous perdre par les lenteurs de notre paresse et parles pré. textes du délai. Lorsque Dieu. vous verra enflammés d'un désir sincère et remplis d'une noble ardeur, il vous aidera lui-même à vous corriger. Je vous prie donc, mes frères, et je vous conjure d'être attentifs à mes paroles, de peur qu'on ne nous adresse cette menace : Les Ninivites s'élèveront au jour du jugement, et condamneront ce peuple. (Luc, XI, 32.) Ils se sont corrigés sur une seule prédication; et nous ne nous corrigeons pas après des exhortations fréquentes ! ils ont acquis toutes les vertus; et nous ne pouvons en acquérir une seule ! ils ont été effrayés par la menace d'une ruine temporelle; et les flammes éternelles de l'enfer qu'on nous met sous les yeux, ne nous effrayent pas ! ils n'avaient pas entendu la voix des prophètes; et nous recevons tous les jours des instructions utiles et une grâce abondante ! Au reste, c'est moins ici vos. propres fautes que je vous reproche que les fautes d'autrui. Je saisi comme je l'ai dit plus haut, que vous avez été fidèles à la loi qui défend de jurer; mais cela ne suffit pas pour notre salut, si nous ne travaillons encore à corriger les autres. Celui qui avait reçu un talent et qui rapportait son dépôt tout entier, fut puni pour n'avoir pas fait valoir son talent. Ne nous bornons donc pas à être exempts nous-mêmes de fautes; n'ayons point de repos que nous n'ayons aussi corrigé nos frères; et que chacun ramène à Dieu des disciples ou des esclaves qu'il aura réformés. Vous n'avez ni esclaves ni disciples, mais vous avez des amis; corrigez-les. Et ne me dites pas : Nous nous sommes défaits en grande partie de l'habitude de jurer, nous ne jurons plus que fort peu. C'est ce peu qu'il faut faire disparaître. Si vous aviez perdu une seule pièce d'or, ne la chercheriez-vous point (121) partout, ne la demanderiez-vous point à tout le monde jusqu'à ce que vous l'eussiez trouvée? Faites de même pour les jurements. Si vous vous surprenez une seule fois en faute, pleurez et gémissez comme si vous aviez perdu toute votre fortune. Je vous l'ai déjà dit, et je le répète, renfermez-vous dans votre maison, exercez-vous à la vertu avec votre femme, vos enfants et vos serviteurs. Dites-vous à vous-même avant de rentrer dans le monde : Je ne m'occuperai d'aucune affaire particulière ou publique, que je ne me sois corrigé. Si vous élevez ainsi vos enfants, si vos enfants instruisent ainsi les leurs, et que de pères en fils ces leçons se transmettent jusqu'à la consommation des siècles et jusqu'au dernier avènement du Seigneur Jésus, tout le mérite et toute la récompensé en seront pour vous, qui en aurez été le principe. Que votre fils apprenne à se contenter de ces deux mots : Croyez-moi; et il ne pourra paraître dans les spectacles, ni entrer dans les maisons de plaisir et de jeu. Cette parole sera comme un frein imposé à sa bouche, elle le fera rougir malgré lui; et s'il se montre par hasard dans les assemblées défendues, elle le forcera de se retirer aussitôt. Mais les mondains riront de votre délicatesse; mais vous, pleurez sur leurs crimes. Que d'hommes se moquaient de Noé lorsqu'il construisait l'arche ! mais lorsque le déluge fut venu, Noé se moqua d'eux: ou plutôt l'homme juste ne se moqua point des pécheurs, il pleura et gémit sur leur sort. Lors donc que vous voyez les mondains rire, songez qu'au jour des vengeances, ces ris se convertiront en grincements de dents, en pleurs et en gémissements lamentables; songez qu'ils se rappelleront alors avec douleur, et que vous vous rappellerez vous-même leurs ris insensés. Combien le riche ne s'était-il pas moqué de Lazare ? Mais lorsqu'ensuite il le vit reposer dans le sein d'Abraham, il gémit alors et pleura sur lui-même. 9. N'oubliez aucune de ces réflexions, et excitez vos frères à se conformer sans délai au précepte. Ne me' dites pas : Je me corrigerai peu à peu; ne remettez pas au lendemain, car ce lendemain ne viendra jamais. Voilà déjà quarante jours de passés ; si la solennité où nous touchons passe aussi, je ne pardonnerai plus à personne, je ne me contenterai plus de simples exhortations, j'emploierai des ordres rigoureux, j'imposerai des peines sévères. En vain se défendra-t-on par l'habitude; cette excuse n'est nullement solide. Pourquoi le voleur ne se rejette-t-il pas sur l'habitude pour se soustraire à la punition ? pourquoi le meurtrier et le fornicateur ne se défendent-ils pas de même ? Je vous l'annonce donc à tous et je vous le déclare; si lorsque je me trouverai en votre compagnie, j'en surprends quelques-uns (et j'en surprendrai) qui ne se soient pas corrigés des jurements, je leur imposerai une peine, je les obligerai à s'exclure des sacrés mystères; non pour qu'ils en soient tout à fait exclus, mais pour qu'ils n'y participent qu'après s'être corrigés eux-mêmes, et qu'ils ne s'asseyent à la table sainte qu'avec une conscience pure, puisque c'est alors seulement qu'on peut avoir part aux sacrés mystères. Aidés des prières de nos chefs et de tous les saints, puissions-nous, après nous être corrigés de tous nos vices, obtenir le royaume des cieux, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-
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