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LETTRE CLXXXIX. (Année 418.)
Cette lettre au comte Boniface, écrite fort à la hâte parce que le porteur pressait l'évêque d'Hippone, renferme d'éloquentes et belles exhortations dont peuvent profiter les gens de guerre.
AUGUSTIN A SON EXCELLENT SEIGNEUR, A SON ILLUSTRE ET HONORABLE FILS BONIFACE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
4. J'avais déjà répondu à votre Charité, et comme je cherchais une occasion pour vous faire parvenir ma lettre, Fauste, mon bien-aimé fils, est venu ici, s'en allant vers votre (526) Excellence. Je la lui avais remise, lorsqu'il m'a exprimé votre désir de recevoir de moi quelque chose qui vous édifiât pour votre salut éternel que vous espérez dans Notre-Seigneur Jésus-Christ. Malgré le poids de mes occupations, il m'a demandé de le faire sans retard, et a mis dans ses instances toute l'affection que vous savez qu'il à pour vous. Ayant à faire à yin homme aussi pressé, j'ai mieux aimé écrire quelque chose à la hâte que de vous laisser longtemps dans votre religieux désir, ô mon excellent seigneur, illustre et honorable fils ! 2. Je vous dirai donc en peu de mots « Aimez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme, de toute votre force; et aimez le prochain comme vous-même : » car c'est la parole que le Seigneur a abrégée sur la terre en disant dans l'Evangile : « Toute la loi et les prophètes sont dans ces deux commandements (1). » Avancez chaque jour dans cet amour par la prière et les bonnes oeuvres, afin qu'à l'aide même de ce Dieu qui vous le prescrit et vous en fait don, cet amour s'entretienne et croisse jusqu'à ce que devenu parfait il vous rende parfait. Car c'est la charité, cette charité qui, selon l'Apôtre, s'est « répandue dans nos coeurs par le « Saint-Esprit qui nous a été donné (2); » c'est d'elle que l'Apôtre dit aussi « qu'elle est la plénitude de la loi (3); » c'est par elle que la foi opère; c'est pourquoi le même dit encore : « Ce n'est pas la circoncision qui fait quelque chose, ni l'incirconcision, c'est la foi qui opère par l'amour (4). » 3. C'est donc en elle que tous nos saints pères, les patriarches, les prophètes et les apôtres ont été agréables à Dieu; c'est en elle que tous les véritables martyrs ont combattu contre le démon jusqu'à répandre leur sang ; et parce qu'elle n'a ni langui ni péri dans leurs âmes, ils ont vaincu. C'est en elle que tous les fidèles avancent chaque jour, désireux d'arriver, non point au royaume des mortels, mais au royaume des cieux; non point à un héritage temporel, mais à un héritage éternel; non point à l'or et à l'argent, mais aux richesses incorruptibles des anges; non pas à quelques biens de ce monde avec lesquels on vit en tremblant et qu'on n'emporte pas avec soi quand on meurt, mais à voir Dieu, dont
1. Matth. XXII, 37, 39, 40. 2.
l'ineffable douceur surpasse toute beauté de la terre, toute beauté des cieux, toute beauté des âmes les plus justes et les plus saintes, toute beauté des anges et des Vertus : elle est au-dessus de toute parole et de toute pensée. Ne perdons pas l'espoir d'arriver à cette grande promesse parce qu'elle est bien grande, mais plutôt espérons que nous y atteindrons, parce que celui qui a promis est très-grand; « nous sommes les enfants de Dieu, dit le bienheureux apôtre Jean, et ce que nous serons ne nous est point encore apparu; nous savons que quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (1). » 4. Gardez-vous de croire qu'on ne puisse plaire à Dieu dans la profession des armes, David était un guerrier, lui à qui le Seigneur a rendu un si grand témoignage; beaucoup de justes de ce temps-là furent aussi des hommes de guerre, Il en était un, ce centurion qui dit au Seigneur : « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison; mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri. Tout soumis que je sois à l'autorité d'un autre, j'ai sous moi des soldats; je dis à celui-ci: « Va, et il va : et à un autre : Viens, et il vient; et à mon serviteur : Fais cela, et il le fait. » Et le Seigneur dit de ce centurion : « Je vous le dis en vérité, je n'ai pas trouvé une si grande foi dans Israël (2): » C'était un homme de guerre que ce Corneille, à qui l'ange adressa ces paroles : « Corneille, tes aumônes ont été agréées, et tes prières ont été exaucées; » l'ange lui dit alors d'envoyer chercher le bienheureux apôtre Pierre pour apprendre de lui ce qu'il avait à faire; et Corneille envoya aussi auprès de Pierre un soldat qui craignait Dieu (3). C'étaient des gens de guerre ceux qui, voulant se faire baptiser, allaient auprès de Jean, le saint précurseur du Seigneur et l'ami de l'Epoux, lui dont le Seigneur a dit que « parmi les enfants des femmes il n'y en a pas eu de plus grand (4); » ils lui demandèrent ce qu'ils devaient faire, et Jean leur répondit : « N'usez de violence ni de fraude contre personne; contentez-vous de votre paie (5). » Il ne leur défendit pas de porter les armes, puisqu'il leur prescrivit de se contenter de leur paie. 5. Il est vrai que ceux-là sont plus élevés au
1. I Jean, III, 2. 2. Matth. VII, 8-10. 3. Act. X, 48. 4. Matth. XI, 11. 5. Luc, III, 14.
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près de Dieu,qui,ayant renoncé à toutes ces fonctions du siècle, servent Dieu dans une parfaite continence. Mais, comme dit l'Apôtre : « Chacun a un don de Dieu qui lui est propre, l'un d'une manière, l'autre d'une autre (1). » Il en est donc qui, en priant pour vous, combattent contre d'invisibles ennemis; vous, en combattant pour eux, vous travaillez contre les barbares trop visibles. Plût à Dieu que la foi fût la même en tous ! On se donnerait moins de peine, et le diable avec ses anges serait plus aisément vaincu. Mais parce qu'en ce monde il est nécessaire que les citoyens du royaume des cieux soient soumis à de pénibles tentations au milieu des errants et des impies pour y être exercés et éprouvés comme l'or dans la fournaise (2), nous ne devons pas vouloir avant le temps vivre uniquement avec les saints et les justes, afin que nous le méritions en son temps. 6. Lors donc que vous vous armez pour le combat, songez d'abord que votre force corporelle est aussi un don de Dieu,; cette pensée vous empêchera de tourner le don de Dieu contre Dieu lui-même. Car si la foi promise doit être gardée à l'ennemi même à qui on fait la guerre , combien plus encore elle doit l'être à l'ami pour lequel on combat ! On doit vouloir la paix et ne faire la guerre que par nécessité, pour que Dieu vous délivre de la nécessité de tirer l'épée et vous conserve dans la paix. On ne cherche pas la paix pour exciter la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Restez donc ami de la paix, même en combattant, afin que la victoire vous serve à ramener l'ennemi aux avantages de la paix. « Bienheureux les pacifiques, dit le Seigneur, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (3). » Si la paix de ce monde est si douce pour le salut temporel des mortels, combien est plus douce encore la paix de Dieu pour le salut éternel des anges ! Que ce soit donc la nécessite et non pas la volonté qui ôte la vie à l'ennemi dans les combats. De même qu'on répond par la violence à la rébellion et à la résistance, ainsi on doit la miséricorde au vaincu et au captif s, surtout quand les intérêts de la paix ne sauraient en être compromis. 7. Que la pudeur conjugale soit l'ornement de vos moeurs, que la sobriété et la frugalité le soient aussi. Lorsqu'on ne s'est pas laissé vaincre
1. I Cor. VII, 7. 2. Sag. III, 6. 3. Matth. V, 9. 4. Il y a loin de là au vae victis des païens.
par l'homme, il est honteux de se laisser vaincre par la- débauche ; il est honteux qua celui qui n'a pas succombé sous le fer succombe sous le vin. Si on ne possède point les richesses du siècle, qu'on ne les cherche point dans le monde par des actions mauvaises; si on les possède, qu'on les mette en dépôt dans le ciel par les bonnes oeuvres. Quand les richesses arrivent, elles ne doivent pas enfler un coeur d'homme, un coeur de chrétien; elles ne doivent pas le briser si elles s'en, vont. Songeons plutôt à ce qu'a dit le Seigneur : « Où est ton trésor, là sera ton coeur (1) ! » En effet, lorsque,. dans l'assemblée des fidèles, nous entendons qu'il faut tenir « les coeurs en haut , » la réponse que nous faisons et que vous savez ne doit pas être un mensonge. 8. Je connais votre pieuse application à toutes ces choses; je prends plaisir à votre bonne renommée, et je vous en félicite beaucoup dans le Seigneur; aussi ma lettre est plutôt un miroir où vous pouvez vous voir tel que vous êtes qu'une leçon où vous ayez à apprendre vos devoirs. Toutefois, si cette lettre ou les livres saints vous faisaient apercevoir qu'il manquât encore quelque chose à votre vie, travaillez à l'acquérir par la prière et les bonnes oeuvres. Rendez grâces à Dieu de ce que vous avez , parce qu'il est la source de tout bien; et dans tout ce que vous ferez de bon, donnez-lui la gloire, gardez pour vous l'humilité. Il est écrit : « Toute grâce excellente , tout don parfait vient d'en-haut et descend du Père des lumières (2). » Quelques progrès que vous ayez faits dans l'amour de Dieu et du prochain, et dans la vraie piété, tant que vous serez en cette vie, gardez-vous de croire que vous soyiez sans péché. « La vie humaine sur la terre n'est-elle pas une tentation? » nous disent les Saintes Lettres (3). Tant que vous êtes dans ce corps, il est nécessaire que vous disiez ce que le Seigneur vous a enseigné lui-même : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (4); » vous vous souviendrez donc de pardonner si quelqu'un, vous ayant offensé, vous demande pardon, afin que vous puissiez prier en toute vérité et obtenir la rémission de vos péchés. Voilà ce que j'écris en toute hâte à votre Charité, parce que le porteur me presse. Mais je rends grâces à Dieu de n'avoir pas manqué
1. Matth. VI, 21. 2. Jacq. I, 17. 3. Job, VII, 1. 4. Matth. VI, 12.
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à votre désir de quelque façon que ce soit. Que la miséricorde de Dieu vous protège toujours, ô mon excellent seigneur, illustre et honorable fils !
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