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EXPOSITION

DE LA

RÈGLE DES FRÈRES MINEURS.

 

EXPOSITION DE LA RÈGLE DES FRÈRES MINEURS.

Confirmation de la règle.

Exposition de la confirmation de la règle.

CHAPITRE PREMIER. Au nom du Seigneur commencent la règle et la vie des Frères mineurs.

CHAPITRE II. De ceux qui veulent embrasser ce genre de vie. — Comment il faut les recevoir.

CHAPITRE III. De l'office divin, du jeûne, et comment les frères doivent aller par le monde.

CHAPITRE IV. Que les frères ne doivent recevoir aucun argent.

CHAPITRE V. De la manière de travailler.

CHAPITRE VI. Que les frères ne doivent rien s'approprier, et ensuite de la demande de l'aumône et des frères malades.

CHAPITRE VII. De la pénitence a imposer aux frères coupables.

CHAPITRE VIII. De l'élection du ministre général de l'ordre et du chapitre de la Pentecôte.

CHAPITRE IX. Des prédicateurs.

CHAPITRE X. De l'admonition et de la correction des frères.

CHAPITRE XI. Que les frères ne doivent point entrer dans les monastères des religieuses.

CHAPITRE XII. De ceux qui vont chez les Sarrasins et les Infidèles.

Continuation de la confirmation de la règle.

 

Confirmation de la règle.

 

« Honorius , évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses bien-aimés fils frère François et autres frères de l'ordre des Frères mineurs, salut et bénédiction apostolique. C'est la coutume du Siége apostolique d'approuver les voeux pieux et d'accorder une faveur bienveillante aux bons désirs qui lui sont exprimés. C'est pourquoi , bien-aimés fils dans le Seigneur , prêtant l'oreille à vos saintes prières , nous confirmons la règle de votre ordre, règle déjà approuvée par notre prédécesseur, le pape Innocent , d'heureuse mémoire , et renfermée dans les présentes , et nous lui donnons pour appui le présent rescrit. »

 

Exposition de la confirmation de la règle.

 

Tous ceux qui suivront cette règle, la paix et la miséricorde se reposeront sur eux (1). Ces paroles con-

viennent assurément à cette règle, qui, approuvée par le pape Innocent III, confirmée par Honorius , son successeur , déclarée sainte par Grégoire IX

 

1 Galat., 22.

 

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est semblable à un triple lien qui se rompt difficilement. Cependant, nous ne nous glorifierons pas outre mesure; mais, nous renfermant dans les bornes de cette règle, qui est la mesure dont Dieu s'est servi à notre égard, nous ne chercherons notre gloire en aucune règle étrangère. Je me propose donc, avec l'aide du Seigneur , de faire connaître brièvement la sainteté de cette règle, espérant par là consoler ceux qui l'ont embrassée et remettre dans le droit chemin ses ennemis qui, la considérant avec des yeux pleins d'envie et de prévention , attribuent à sa lumière les défauts de leurs ténèbres.

La bulle citée plus haut commence par un salut, selon la forme épistolaire , puis elle renferme l'exposition du fait , et elle se termine par une conclusion. Dans le salut brille la clémence apostolique : c'est Dieu se montrant plein de condescendance pour ses pauvres. Dans l'exposition apparaît la sagesse du Saint-Siège, indiquant en peu de mots toute la somme de la perfection. Dans la conclusion , nous admirons l'autorité puissante dont l'armure protége à jamais les serviteurs de Jésus-Christ. Le salut renferme deux parties distinctes : d'abord le salut lui-même , et ensuite la confirmation des choses qui vont suivre. Il commence par ces mots : Honorius, évêque non pas seulement d'un pays, mais du monde entier. Cette dignité est figurée dans ce passage de l'Evangile, où Jésus se tenant sur le bord de la mer , Pierre se couvre de ses habits et se jette à travers les flots pour aller le rejoindre , tandis que les autres disciples

 

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s'avancent sur leurs barques (1). La mer, c'est le monde et Pierre en a reçu le gouvernement du Seigneur. Les barques sont les diverses portions du monde confiées aux disciples , en différentes contrées de la terre. Ces barques sont au nombre de deux , et par elles sont représentées la circoncision et la gentilité, selon le sentiment de saint Augustin. Le prince des apôtres a emprunté son nom à la pierre , et il a été établi par le Seigneur pour être le fondement de l'Eglise : Vous êtes Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise (2), lui dit le Sauveur. Ainsi tous les fidèles répandus dans l'univers entier doivent comprendre, en écoutant ces paroles , que quiconque se sépare de l'unité de la foi ou de la société de Pierre , quel que soit son motif , ne saurait être délié de ses péchés ni entrer dans le royaume céleste. Aussi le Seigneur a-t-il donné au chef de son Eglise la puissance ordinaire sur ses autres apôtres, quand il lui dit : Lorsque vous serez converti, ayez soin d'affermir vos frères (3). Le livre de la Sagesse nous offre une figure de cette puissance dans ces paroles : Le monde entier était représenté par la robe sacerdotale dont Aaron était revêtu (4) . Et d'ailleurs si un seul homme ne pouvait exercer sa juridiction sur tous les autres , que deviendrait l'Eglise? Si au milieu des divisions il n'y avait une main assez puissante pour se faire sentir à chacun des partis , la synagogue eût été plus heureuse que nous : elle avait au moins son pontife suprême pour terminer toute contestation.

 

1 Joan., 22. — 2 Mat., 16. — 3 Luc., 22. — 4 Sap., 18.

 

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Or, à une autorité aussi imposante vient se joindre l'humilité la plus profonde, lorsque celui qui en est revêtu se dit le serviteur des serviteurs de Dieu, le serviteur non pas de ceux-ci ou de ceux-là , mais des sages et des insensés, mais de tous sans exception et de chacun en particulier. Ainsi s'accomplit en toute vérité cette parole d'Ezéchiel : Les chambres du trésor dans le temple étaient plus basses dans le haut que dans les parties inférieures (1). En effet, une humilité profonde est dans un état sublime un ornement admirable.

A ses bien-aimés fils François et autres frères de l'ordre des Frères mineurs, salut et bénédiction apostolique. La bénédiction du père affermit la maison des enfants. Le nom d'amour est vraiment à sa place dans la bouche de nos supérieurs , car, selon saint Denis , la fin et la consommation de toute hiérarchie, c'est l'amour unitif.

Ensuite vient la seconde partie de la bulle , contenant la confirmation des choses qui vont suivre : C'est la coutume du siége apostolique d'approuver les voeux conformes à la piété et d'accorder une faveur bienveillante aux désirs honnêtes qui lui sont exprimés. Tout ce qui concourt à la gloire de Dieu est conforme à la piété ; car la piété, c'est le culte de Dieu. Ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ, dit l'Apôtre , souffriront persécution (2). Or, tout ce qui se rapporte à l'édification du prochain est honnête ; de là cette parole : Marchons dans l'honnêteté comme

 

1 Ezech., 42. — 1 Timot., 4.

 

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si nous étions exposés au grand jour (1). Mais cette honnêteté doit avoir pour règle la volonté divine et non les vanités du monde. Aussi saint Jérôme écrit-il : « Isaïe n'a pas rougi de marcher nu, car il jugeait que la seule honnêteté consiste à obéir au Seigneur. »

C'est pourquoi, mes fils bien-aimés dans le Seigneur, prêtant l'oreille à vos saintes prières, nous confirmons la règle de votre ordre, règle déjà approuvée par notre prédécesseur le pape Innocent, d'heureuse mémoire, et renfermée dans les présentes, et nous lui donnons pour appui le présent rescrit. Ainsi le souverain pontife approuvant cette règle comme pieuse et honnête, ceux-là sont donc des impies, qui, contre-disant le siége apostolique , soutiennent qu'on ne saurait par elle arriver au salut, et qu'ainsi elle contient des choses contraires à la piété. De tels hommes sont hérétiques et schismatiques selon les saints canons. Vous suivrez les avis de vos pontifes, dit l'Ecriture , sans vous détourner ni à droite ni à gauche. Mais celui qui s'enflant d'orgueil ne voudra pas obéir au commandement du grand-prêtre, qui en ce temps sera le ministre du Seigneur votre Dieu, ni à l'arrêt des juges, celui-là sera puni de mort (2). Ainsi tout ce que nous venons de dire nous montre en toute notre règle le commandement du saint-siège , et par conséquent tout ce qu'elle renferme est authentique.

Maintenant voyons la règle elle-même.

 

1 Rom., 15. — 2 Deut., 17.

 

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CHAPITRE PREMIER. Au nom du Seigneur commencent la règle et la vie des Frères mineurs.

 

« La règle et la vie des Frères mineurs consistent à observer l'Évangile sacré de Jésus-Christ Notre-Seigneur très-saint, en vivant dans l'obéissance, sans rien posséder en propre et dans la chasteté. Frère François promet obéissance et respect à son seigneur le pape Honorius , à ses successeurs et à l'Eglise romaine. Les autres frères seront tenus d'obéir à frère François et à ses successeurs. »

EXPOSITION.

 

La règle et la vie des Frères mineurs , etc... lei commence le récit de la vérité dont nous avons exposé la confirmation. Ce récit est divisé en douze points , qui sont comme les douze pierres très-dures prises , d'après le commandement de Josué, dans le lit du Jourdain , à l'endroit où s'arrêtèrent les prêtres, par douze hommes choisis , et placées par eux au lieu où les enfants d'Israël devaient camper la nuit suivante. Les Frères mineurs , comme des hommes choisis par le vrai Josué , par le Seigneur, désireux de passer le Jourdain et de marcher en toute hâte vers la terre promise , doivent donc prendre douze pierres d'une dureté impénétrable , c'est-à-dire les douze chapitres

 

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de la règle confirmée par le jugement évangélique et apostolique ; ils doivent les prendre au lieu où les prêtres ont reposé leurs pieds, ou autrement en marchant sur les traces des douze apôtres. Les trois premiers chapitres reçoivent les rayons du soleil levant ; les trois suivants nous gardent des dangers de l'aquilon ; les trois autres éloignent de nous les maux du couchant, et les trois derniers sont remplis des délices de la terre du midi. Ainsi notre ville, se développant sur quatre faces diverses ornée de douze portes qui sont les douze perles apostoliques , n'a pas à craindre les insultes du puissant; elle est fortifiée par l'habileté des pauvres et des sages.

Le premier de ces trois chapitres , dont le regard est tourné vers l'orient , établit sommairement notre ordre ; le second reçoit ceux qui s'y présentent ; le troisième les forme à la discipline intérieurement et extérieurement. Et parce que , selon saint Denis , toute la hiérarchie consiste en deux choses , dans la sainte perfection en tout genre et dans l'ordre de nos actions , et que la première regarde les hommes devenus parfaits par l'obéissance, et la seconde les inférieurs dans leurs rapports avec les supérieurs , ce premier chapitre renferme deux parties : la première indique brièvement la perfection de cet ordre sacré , et la seconde , depuis ces mots : Frère François , etc. , règle l'obéissance.

Le premier chapitre commence donc par ces deux paroles : règle et vie. Le nom de règle vient d'un mot qui veut dire conduire droitement. Or, une ligne est

 

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droite quand elle ne s'écarte ni d'un côté ni d'un autre. Mais l'Apôtre a dit : Nous n'avons rien apporté en ce monde; sans doute nous n'en pouvons rien emporter (1). La règle la plus vraie est donc celle qui nous enseigne à observer la pauvreté la plus stricte, eu égard aux besoins de notre nature. Cette règle est appelée vie pour montrer qu'elle doit embrasser tous les actes de la vie d'un religieux, selon cette parole du livre des Rois : Il couvrit tout de lames d'or (2) .

La règle des Frères mineurs. Ils ont reçu ce nom sans restriction pour leur apprendre à ne jamais chercher aucune dignité , à ne s'attribuer aucun titre honorifique , à se soumettre à tous , sauf l'honneur de Dieu , par amour pour l'humilité , à ne soupirer après aucune grandeur temporelle, comme il convient à des hommes vraiment pauvres , humbles et purs. Ils sont appelés Frères mineurs comme ceux dont il est parlé dans ce passage : Toutes les fois que vous avez manqué de le faire à un de ces plus petits, vous avez manqué de le faire à moi-même (3). Leur règle est donc d'observer le saint Evangile de Jésus-Christ Notre-Seigneur. En effet , toute la substance de notre règle est puisée à la pureté des sources évangéliques. Ainsi cette règle n'est pas quelque chose de nouveau , mais un genre de vie renouvelé sur la terre et offrant à ceux qui l'ont embrassé un grand sujet de consolation. Car, seuls en ce monde , nous faisons profession de suivre cette vie recommandée par le Seigneur à ses apôtres au moment où il les envoyait prêcher sa parole.

 

1 Tim., 4. — 2 III Reg., 6. — Mat., 25.

 

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Mais en disant : Cette règle consiste à observer le saint Evangile, son auteur a-t-il prétendu lier par un voeu ceux qui l'ont acceptée , à embrasser toute la perfection évangélique? Non , car la règle adoptée par eux renferme certaines choses à titre d'avis et d'exhortations. Comme ils n'ont pas fait voeu pour chacune des parties de la règle , encore moins se sont-ils engagés à ce qui n'est point exprimé en elle. La Glose pense de même sur ces paroles du Psaume : Faites des voeux au Seigneur et soyez fidèles à vous en acquitter (1). Il y a , dit-elle , des voeux communs à tous les hommes , comme de vouer la foi , le renoncement au démon , à ses pompes , à l'orgueil , à l'homicide , etc. Ce commandement : Faites des voeux au Seigneur et soyez fidèles à vous en acquitter, s'étend à toutes ces choses. Comme en ce genre de voeux on n'entend lier expressément tous les fidèles à titre de précepte que pour les choses commandées dans la loi divine, de même les hommes soumis à notre règle n'ont point fait voeu de se conformer sans restriction à toute la vie évangélique , mais seulement à cette partie dont l'observation est obligatoire d'après la volonté de notre fondateur. Aussi les frères l'embrassent sans réserve , mais sans dépasser les intentions de la règle elle-même. Ils s'obligent à l'observance des points imposés comme préceptes , au respect et à l'approbation des choses proposées comme méritoires et comme spécialement dignes d'exciter les désirs d'hommes voués à un état aussi parfait: tels sont ces

 

1 Ps. 75.

 

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endroits : Les frères devront prier Dieu en tout temps avec un coeur pur, conserver l'humilité et la patience au milieu des persécutions et des infirmités. Il y a bien, à la vérité , un précepte d'accomplir les actes des vertus diverses , mais non d'accomplir à un degré aussi parfait les choses contenues en plusieurs chapitres de la règle. Les frères font le même voeu par rapport à l'Evangile : ils s'engagent à en observer une partie et à avoir pour toutes les autres une vénération spéciale , vénération d'ailleurs bien digne de vivre toujours dans le coeur des religieux.

C'est donc une erreur de soutenir, comme plusieurs t'ont fait, que les religieux de notre ordre ont voué à titre de précepte tout ce qui est contenu dans la règle. Un tel sentiment est contraire à la règle elle-même , qui distingue expressément entre les conseils et les commandements.

En vivant dans l'obéissance, sans rien posséder en propre et dans la chasteté. L'obéissance est sous un point de vue une vertu opposée à toute désobéissance , et ainsi elle convient à tout chrétien, selon cette parole de saint Pierre : Rendez vos âmes chastes et pures par une obéissance d'amour (1). Sous un autre point de vue, elle signifie un degré éminent où l'homme n'obéit pas seulement à Dieu, mais encore à l'homme à cause de Dieu ; un degré où le coeur ne s'arrête pas aux choses obligatoires, mais où il embrasse tout ce qui est de surérogation , toutes les inspirations divines , sans en considérer les difficultés

 

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et les peines , à l'exemple de celui qui s'est fait obéissant jusqu'à la mort alors qu'il n'était obligé par aucun précepte à un tel sacrifice. Cette obéissance a son principe dans cette parole du Seigneur : Si quelqu'un veut venir après moi , qu'il se renonce et porte sa croix (1). Mais il y a un triple renoncement à soi-même. L'un est de nécessité , comme dans les choses défendues par la loi de Dieu, ou autrement les péchés. L'homme renonce alors à sa volonté , mais il la garde tout entière en ce qui est indifférent. L'autre a lieu par le sacrifice de notre volonté , soit simplement soit en partie dans les choses permises, en ne voulant ou ne faisant rien selon ses désirs et ses inclinations. C'est de ce renoncement qu'un auteur a dit : Il n'y a point de sacrifice dont le parfum soit délicieux au Seigneur comme l'immolation de notre volonté propre. En effet, le bien le plus précieux en l'homme est la volonté raisonnable ; c'est donc le sacrifice le plus sublime que de l'offrir sans réserve au Seigneur, non-seulement en obéissant à lui-même , mais encore en obéissant à l'homme à cause de Dieu. Lui-même nous a enseigné à agir ainsi en se soumettant à la volonté de ses parents sur la terre. Mais le troisième renoncement s'étend aux choses tout-à-fait contradictoires avec notre volonté , et il nous fait exposer notre vie pour la gloire du Créateur.

Cependant l'obéissance, considérée comme un état éminent de vertu , renferme divers degrés. Plusieurs renoncent sans réserve et en tout à leur volonté ,

 

1 Mat., 16.

 

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comme nous l'avons dit; d'autres seulement en partie, selon les exigences du genre de vie embrassé par eux. Ainsi les clercs séculiers, en recevant les ordres sacrés, font abnégation de leur volonté propre, et ils doivent être soumis entièrement à la puissance ecclésiastique, selon l'enseignement des saints canons; mais l'obéissance des moines est plus élevée. Cependant elle est limitée de deux côtés : premièrement, ils font voeu en exceptant de leurs obligations le changement de lieu ; secondement, ils ne s'engagent à rien qui soit clairement au-dessus de leur règle.

L'obéissance qui ne se réserve de droit pour aucun lieu en ce monde, est donc plus sublime; il en est de même de l'obéissance dont la règle, plus parfaite, oblige ceux qui l'ont embrassée, à ne rien excepter que ce qui est contraire à la règle elle-même ou au salut , soit directement, soit de toute autre manière. Ainsi ceux-là seulement arrivent à un degré parfait de ce renoncement du second genre, dont nous avons parlé, qui se soumettent en tout au bon vouloir des autres, même pour les choses indifférentes, sans se réserver en propre un lieu ou un pays au-delà duquel leur obéissance soit limitée, sans excepter aucun commandement fait au nom de cette vertu, sous prétexte qu'il est en dehors de la règle , à moins qu'il ne tourne à la ruine de l'âme. Ceux-là donc se trompent qui soutiennent que l'obéissance est égale dans toutes les religions.

La règle ajoute sans rien posséder en propre, et là aussi il y a plusieurs degrés. Autrefois il n'était permis aux clercs d'avoir aucun bien particulier. Aujourd'hui

 

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encore les biens de l'Eglise ne sont pas des biens propres, mais communs, ou autrement consacrés à l'utilité commune. Mais comme en dehors de ces biens il est permis aux clercs séculiers d'avoir des possessions particulières , il est clair que l'état des moines est plus élevé, puisqu'il ne leur est pas accordé d'avoir rien en personne, mais seulement en commun. Cependant , parce qu'il y a danger dans les biens communs et dans les biens propres , comme nous le montrent les actes d'avarice et autres désordres qui proviennent souvent de possession trop considérables , tant chez les religieux que chez les séculiers , cet état est plus parfait et plus éloigné de tout péril des richesses, qui ne permet aucune possession particulière ni commune, aucun bien meuble ou immeuble , et ne donne ainsi ni lieu de s'enorgueillir, ni occasion de se laisser aller à la mollesse, ni la moindre prise à l'avarice dont l'ardeur s'enflamme à mesure que les biens se multiplient. L'ordre des Frères mineurs n'a donc rien en propre , ni aucun des membres de cet ordre ; mais , comme de vrais serviteurs de Jésus-Christ, ils se sont rendus les derniers des hommes à cause de celui qui , pour nous, s'est revêtu de la forme d'un esclave; ils vivent en des maisons qui appartiennent à d'autres , afin d'imiter leur Maître, qui n'eut en ce monde aucune demeure propre ni même où reposer sa tête vénérable; les livres et autres objets dont ils se servent dans leurs besoins , sont la propriété d'autrui. Mais , comme l'écrit saint Jérôme, Jésus-Christ se nourrissait du pain de la charité. Aussi le pape Grégoire IX ,

 

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expliquant notre règle et distinguant notre profession de toute autre, dit fort bien : « Cet ordre ne doit rien posséder ni en commun ni en particulier, mais avoir seulement l'usage des meubles , livres et autres choses nécessaires aux besoins de la vie, tout en maintenant aux maîtres la propriété des lieux et des choses dont il a reçu la jouissance. Les religieux ne vendront aucun meuble, ne feront aucun échange en dehors de l'ordre et n'aliéneront rien sous aucun motif sans l'autorisation ou l'assentiment du cardinal chargé alors de leurs affaires , assentiment qui sera donné au général ou aux provinciaux. » Ainsi tous les biens meubles dont nous avons la jouissance sont donc des biens appartenant immédiatement à l'Eglise , puisque le pouvoir d'en disposer a été laissé par elle uniquement à un de ses cardinaux et non à aucun autre homme d'un rang inférieur saris sa permission. Dans les autres religions les biens , quoique communs aux personnes, sont la propriété de la communauté, et les possessions des églises sont distinctes comme les églises elles-mêmes. Mais l'Eglise ou la communauté des Frères mineurs ne peut rien s'attribuer en ce monde à titre de possession ou de domaine commun , soit meuble , soit immeuble. On pourrait croire peut-être que l'ordre a au moins un droit de propriété sur ses bréviaires puisqu'ils lui sont donnés d’une manière spéciale dans le chapitre suivant; nais la sixième règle a exclu évidemment toute possession, sans excepter la moindre chose.

 

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Nous avons dit ensuite : en vivant dans la chasteté. L'obligation de cette vertu est imposée à tous les religieux et à tous les clercs engagés dans les saints ordres. Cependant cette obligation est plus étroite pour nous : car il est commandé à tous les frères d'éviter toute société suspecte , de ne point entrer dans l'intérieur des monastères de femmes, ni même dans les endroits ouverts au public en ces maisons , si ce n'est , selon que nous le dirons plus tard , pour une raison spéciale, comme la nécessité de célébrer la messe pour ces maisons. Celui donc qui mettrait au même rang tous les religieux , quant à la perfection de ces trois voeux d'obéissance, de renoncement et de chasteté, celui-là tomberait dans une erreur évidente. Nous l'avons montré pour l'obéissance; nous le montrerons aux chapitres cinquième et sixième pour le renoncement et la pauvreté , et on le voit clairement par le soin apporté dans notre règle à garder les moindres dehors de la chasteté. Si cette vertu chez les religieux ne peut se diviser en plusieurs degrés , la discipline ayant pour but de la préserver de toute atteinte sans exception en compte un grand nombre.

Telle est donc en abrégé cette hiérarchie de vertus. Mais comme l'obéissance , la pauvreté et la chasteté font partie de la doctrine évangélique , comme elles sont au nombre de ses conseils , pourquoi les distinguer de l'Evangile par ces paroles : Observer l'Evangile en vivant dans l'obéissance, etc.? Je réponds : Il y a une double perfection ; l'une formelle , consistant dans les habitudes et les actes des vertus; l'autre

 

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matérielle et qui n'est que la collection des conseils et des règles propres à conduire à la perfection. La première est comprise spécialement sous le nom d'Evangile, car c'est elle que le saint Evangile a en vue principalement; elle est la fin de tous les conseils évangéliques. C'est de cette perfection que le Seigneur a parlé dans le sermon sur la montagne, quand il a dit : Bienheureux les pauvres d'esprit, etc. (1), et dans toutes les autres règles des vertus, comme l'éloignement des paroles inutiles et autres semblables. Mais la perfection matérielle est expressément distinguée de la première par ces paroles de la règle : En vivant dans l'obéissance, la pauvreté et la chasteté, dans cette chasteté qui est de conseil et si connu par ces paroles du Seigneur : Que celui-là comprenne, qui peut comprendre (2).

La règle établit ensuite l'ordre de l'obéissance et rattache par-là toute notre religion à la hiérarchie principale de l'Eglise. Elle dit donc : Frère François promet obéissance et respect à son seigneur le pape Honorius et à ses successeurs légitimes.

Frère François : Ce nom du saint est un nom de circonstance ; le nom qui lui fut donné par sa mère à son baptême était celui de Jean. Promet obéissance: tous les membres du clergé et des ordres religieux sont tenus irrévocablement d'obéir au chef de l'Eglise; cependant notre saint a ajouté un voeu spécial à cette obligation , car il savait que le voeu se joignant au lien des saints ordres lui donnait plus de force et en

 

1 Mat., 5. — Mat., 19.

 

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doublait le mérite. Et respect : le respect est un témoignage d'honneur provenant de la crainte filiale et d'une humble affection. C'est pourquoi le Sage a dit : Ecoutez en silence, et cette marque de respect vous rendra très-agréable (1). Le respect fondé sur l'humilité est tout-à-fait l'acte d'un Frère mineur. Les religieux de notre ordre doivent le témoigner par-dessus tout au souverain Pontife et ensuite aux autres membres de la hiérarchie ecclésiastique, selon le degré de chacun. — A son seigneur le pape Honorius et à ses successeurs légitimes : c'est-à-dire à ceux qui lui succéderont non de fait , mais de droit , après avoir été élevé à la dignité suprême selon la forme canonique.

Les autres frères seront tenus d’obéir à frère François et à ses successeurs. De même qu'une chaîne d'or demeure unie par des anneaux successifs, de même les rangs inférieurs de notre ordre demeurent liés au rang suprême par des degrés moyens; c'est là cette ligne droite digne des esprits divins, comme l'enseigne saint Denis. Ainsi l'échelle de Jacob s'offre à nos yeux couverte de personnes qui montent et descendent. Ainsi les filles de Jérusalem s'élèvent par un sentier couvert de pourpre jusqu'au trône de Salomon.

 

1 Eccli., 32 .

 

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CHAPITRE II. De ceux qui veulent embrasser ce genre de vie. — Comment il faut les recevoir.

 

« Ceux qui voudront embrasser notre genre de vie et se présenteront à nos frères, seront envoyés par eux aux ministres de leurs provinces respectives, car eux seuls, et non les autres , ont le pouvoir d'admettre dans l'ordre. Les ministres les examineront louchant la foi et les sacrements de l'Eglise. S'ils croient toutes les vérités sacrées avec la volonté de les confesser fidèlement et d'y persévérer fermement jusqu'à la fin; s'ils ne sont pas mariés, et , dans le cas contraire, si leurs épouses sont entrées dans un monastère ou leur ont donné la liberté de s'en aller , après en avoir obtenu permission de l'évêque et avoir fait voeu de chasteté , si, du reste, ces épouses sont d’un âge à éloigner d'elles tout soupçon, les ministres diront aux nouveaux venus cette parole de l'Evangile : « Allez, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres (1). S'il ne leur est pas possible de le faire, ils se contenteront de leur bonne volonté. Que les frères et leurs ministres se gardent bien de trop de sollicitude pour leurs biens temporels , et qu'ils aient soin de les laisser en disposer en toute liberté

 

1 Mat., 19.

 

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selon l'inspiration du Seigneur. Si cependant les nouveaux venus demandent conseil , les ministres pourront les envoyer vers quelque homme craignant Dieu et dont les avis les porteront à donner aux pauvres ce qu'ils possèdent.

« Ensuite ils leur donneront les habits de novices , c'est-à-dire deux robes sans capuce , une ceinture, des habits de dessous et un chaperon descendant jusqu'à la ceinture , à moins toutefois que les ministres ne jugent devant Dieu devoir faire autrement.

« L'année d'épreuve étant terminée, ils les admettront à faire leurs voeux , et leur feront promettre d'observer toujours ce genre de vie et la règle. Ensuite il ne leur sera plus permis de sortir de cette religion , selon le commandement de notre Saint- Père le Pape, car, dit l'Evangile : Quiconque ayant mis la main à la charrue regarde en arrière n'est point propre au royaume des cieux (1). »

« Ceux qui auront promis l'obéissance auront une robe avec un capuce et une autre sans capuce , s'ils le veulent ; et ils pourront porter des chaussures si la nécessité les y contraint. Que tous les frères soient vêtus d'habits grossiers, qui puissent être raccommodés au moyen d'étoffes servant à des sacs ou autres étoffes viles , et cela avec la bénédiction de Dieu. Cependant j'avertis les frères et je leur recommande de ne point mépriser et de ne point juger ceux qu'ils verront vêtus d'habits délicats et

 

1 Luc., 9.

 

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de diverses couleurs et faisant usage d'aliments plus recherchés , mais de s'appliquer à se juger et se mépriser eux-mêmes. »

 

EXPOSITION.

 

Ceux qui voudront embrasser ce genre de vie. Après avoir jeté les fondements de l'édifice , il reste à s'occuper de ses habitants , à examiner de quelle manière il faut admettre ceux qui , se tournant vers l'orient pour en recevoir les rayons lumineux, veulent entrer dans notre ordre. Or, ce point de la règle embrasse quatre parties : d'abord , il est question de la réception des novices ; ensuite, de leur probation ; en troisième lieu, de leur profession, et enfin de leurs vêtements et de leur nourriture après leurs voeux.

Cette première partie comprend trois choses : l'autorité dans celui qui reçoit , l'aptitude et l'humilité dans celui qui est reçu , et une foi pure et sincère. Ainsi toute affaire hiérarchique, selon saint Denis, est sainte , parfaite et plus parfaite. La première de ces choses regarde donc celui qui reçoit , la seconde l'aptitude du postulant , et la troisième la pureté de la religion. Pour celui qui reçoit , la règle touche à deux points , l'ordre et la science , qui sont comme les deux clefs de l'Eglise. Elle montre la clef de l'autorité et l'ordre de la puissance, la clef de la science et de la discrétion.

Elle dit donc : Ceux qui voudront embrasser ce genre de vie. Ainsi elle s'exprime conditionnellement, à l'exemple du Seigneur dans ces paroles : Si vous

 

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voulez être parfait, allez, Venue tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, etc. Le genre de vie adopté par notre ordre n'est imposé à personne; nul ne saurait y espérer aucun avantage terrestre; le désir n'en est suggéré ni par la chair ni par le sang , mais il est inspiré par celui dont il a été dit : L'homme ne peut rien recevoir que ce qui lui a été donné du ciel (1). Je ne prétends pas qu'il soit défendu aux frères de prévenir par des exhortations ceux qui ne viennent pas , car le Seigneur lui-même en a reçu plusieurs au nombre de ses disciples après les avoir prévenus le premier par ses invitations : ainsi en fut-il d'André, de Pierre et d'autres encore. Plusieurs aussi l'ont prévenu s'offrant à l'accompagner, et l'un d'eux a été rejeté , comme nous le lisons dans saint Matthieu (2). Ainsi , parmi ceux qui se présentent , les uns sont excités par les frères et d'autres viennent d'eux-mêmes, poussés par leur dévotion. C'est donc d'eux tous qu'il est parlé dans ces paroles : Ceux qui voudront embrasser ce genre de vie et se présenteront, etc.

Ils seront envoyés aux ministres de leurs provinces respectives, car à eux seuls et non à d'autres est accordé le pouvoir d'admettre dans l'ordre. Voilà la clef de l'autorité, réservée seulement aux ministres. Or, ce point de la règle s'appuie sur deux motifs : d'abord, il a pour but d'éprouver la constance de ceux qui se présentent; ensuite , c'est un motif de confiance : on espère de la prudence des ministres que, semblables à d'habiles pêcheurs , ils sauront choisir

 

1 Joan., 3. — 2 Mat., 8.

 

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les bons sujets et rejeter les mauvais et les incapables Ce nom de ministre est emprunté à l'Evangile de saint. Matthieu , où il est dit : Que celui qui voudra être le plus grand parmi vous soit votre ministre (1). Mais comme la piété d'un grand nombre de postulants est évidente , on s'en rapporte aujourd'hui à la discrétion des frères pour l'admission des séculiers , surtout dans les lieux où existent des universités. Le même pape , sans prétendre relâcher en cette partie de la règle , mais entrant dans son esprit pour en dispenser, a établi qu'en ces lieux on pouvait permettre à des frères discrets l'admission dans l'ordre. En effet , les saints canons nous disent que la science de la loi ne consiste pas à en garder les paroles en sa mémoire , mais à en connaître la force et la portée. Les empêchements ecclésiastiques , est-il dit ailleurs , sont fondés sur des causes particulières ; quand les causes cessent , les empêchements disparaissent de même.

Maintenant , quant à la discrétion , la règle ajoute : Le ministre examinera avec soin les postulants sur la foi catholique et les sacrements de l'Eglise. Ce point est pour les pays où il y a des hérétiques. Or, par la foi catholique on entend tout ce qui s'y rattache. Comme les frères , dans l'intention de la règle , sont appelés à enseigner cette même foi , selon que nous le verrons dans la suite , il a été établi que nul ne serait élevé à la cléricature dans l'ordre s'il ne possédait d'une manière convenable les premiers principes de la science sacrée , ou s'il ne suppléait à ce manque

 

1 Mat., 20.

 

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de connaissance par une grande sainteté ; car où la langue est insuffisante , il faut que la vie puisse en tenir lieu ; et ainsi les choses d'une moindre importance se trouvent exprimées par les choses principales. De même que le Seigneur a défendu toute superstition en défendant l'idolâtrie , toute erreur en défendant l'hérésie , toute meurtrissure en condamnant l'homicide , toute impureté en réprouvant l'adultère ; de même qu'il a ordonné d'honorer tout homme selon son rang en faisant une obligation d'honorer ses parents , et qu'il a voulu recommander les petites choses en parlant des plus grandes (1) , ainsi dans cet endroit de notre règle, l'examen des points principaux entraîne l'examen de ceux d'une moindre importance.

S'ils croient toutes les vérités sacrées avec la volonté de les confesser fidèlement, etc.... Il est question ici de l'aptitude des postulants , et cette aptitude consiste en deux choses. La première se rapporte à Dieu : S'ils croient toutes les vérités sacrées, s'ils les croient de coeur. Avec la volonté de les confesser fidèlement : car la confession de la bouche est nécessaire au salut , selon l'Apôtre. D'où l'on voit clairement que les hommes désireux d'entrer en notre ordre doivent être prêts au martyre. S'ils croient.... avec la volonté de persévérer inviolablement en cette foi jusqu'à la fin, parce que la récompense est accordée uniquement à la persévérance.

La seconde chose regarde le monde , et la règle dit :

 

1 Exod., 10. — 2 Rom., 10

 

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s'ils ne sont pas mariés, et dans le cas contraire, si leurs épouses sont entrées dans un monastère ou leur ont donné la liberté de s'en aller, après en avoir obtenu la permission de leur évêque et avoir fait elles-mêmes voeu de chasteté. Cette permission de l'évêque est exigée parce qu'il n'y a pas de vœu solennel dans ce dernier cas. Pour la solennité du voeu , il faut que celui qui l'émet meure au monde et passe sans réserve sous l'obéissance d'un supérieur spirituel , et c'est ce genre de voeu qui est par-dessus tout agréable à l'Epoux de l'Eglise. — Si du reste ces épouses sont d'un âge à éloigner d'elles tout soupçon. Mais pour la maturité de l'âge il faut compter plus sur la solidité de la vertu que sur le nombre des années; car, dit le Sage , ce qui rend la vieillesse vénérable n'est pas la longueur de la vie ni le nombre des années; mais la prudence de l'homme lui tient lieu de cheveux blancs, et la vie sans tache est une heureuse vieillesse (1). Sous ce point sont compris tous les obstacles qui pourraient rendre incapable d'entrer dans l'ordre. Il faut ici juger encore des semblables par les semblables , et regarder les choses moindres comme renfermées dans les plus considérables. Cet endroit de la règle est tiré tout entier des saints canons.

Les ministres diront aux nouveaux venus cette parole de l'Evangile : « Allez, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres. » Ici il est question de la pureté de la religion , et elle consiste en trois choses : dans le dépouillement parfait des

1 Sap., 4.

 

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postulants, dans le désintéressement réel et évident de ceux qui les reçoivent, et dans une direction sage donnée aux pauvres pour leur venir en aide.

Les ministres diront : Allez, vendez, etc. Ces paroles sont empruntées au conseil donné par le Seigneur dans saint Matthieu, et dans saint Luc on lit également (1) : Un, autre dit aussi: Seigneur, je vous suivrai, mais permettez-moi de disposer auparavant de ce que j'ai dans ma maison. Jésus lui répondit : Quiconque ayant mis la main à, la charrue regarde derrière soi n'est point propre au royaume de Dieu, comme le sont tous les hommes dont le coeur est nu, les hommes dont le coeur n'est point attaché aux richesses. Ceux-ci ne se dépouillent pas seulement de leur manteau avec Joseph fuyant l'égyptienne impure (2), ils ne se bornent pas à imiter son exemple en éloignant tout embarras , il est vrai , mais en retenant de quoi couvrir suffisamment leur nudité et en suivant nus à leur manière la croix nue. Leur dépouillement est tel qu'ils rejettent jusqu'au dernier de leurs vêtements et se réduisent à la nudité rigoureusement compatible avec l'état présent de cette vie, et se débarrassent de tout fardeau afin de suivre de plus près les traces de Jésus-Christ , à l'exemple de ce jeune homme épris de l'amour de son Seigneur (3).

S'il ne leur est pas possible de le faire, soit à cause de la distance des lieux , soit pour éviter des procès , on se contentera de leur bonne volonté, de cette bonne volonté qui fait abandon de ses droits et méprise tout.

 

1 Luc., 9. — 2 Gen., 59.— 3 Mat., 11.

 

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« Si vos biens sont en votre pouvoir, dit saint Jérôme, vendez-les; sinon rejetez-les loin de vous. L'homme qui renonce au monde ne saturait vendre avec profit ce qu'il a commencé d'abord par mépriser. »

La règle parle ensuite de la pureté requise en ceux qui admettent. Que les frères et les ministres, dit-elle, se gardent de trop de sollicitude pour ces biens. Ce point semble renfermer une défense véritable , car il représente cette sollicitude comme quelque chose d'illicite , ainsi qu'on peut le conclure des paroles suivantes : Si les nouveaux venus demandent conseil, les ministres pourront les envoyer vers quelque homme craignant Dieu, etc. Dès lors que la règle donne permission en ce point, elle refuse en l'autre.

Qu'ils aient soin de les laisser en disposer en toute liberté selon l'inspiration du Seigneur. Cette partie de la règle est empruntée à l'exemple du Seigneur, qui a dit : Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez et le donnez aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel; puis venez et me suivez. Nous voyons, au livre des Actes , les Apôtres agir autrement. A cause de la multitude des hommes et des femmes menant une vie commune dès le commencement , et parmi lesquels on ne comptait aucun pauvre , les apôtres reçurent le prix des biens vendus et se chargèrent pendant quelque temps de pourvoir aux besoins de tous; mais ils laissèrent bientôt de côté un pareil soin comme un obstacle à la prédication de la parole de Dieu (1). La règle donnée par le Seigneur

 

1 Act., 6.

 

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lui-même lorsqu'il leur dit : Ne vous mettez point en peine d'avoir de l'or ou de l'argent ou d'autre monnaie dans votre bourse (1) ; cette règle, dis-je , est plus discrète et plus excellente que celle établie sous les apôtres en faveur de la multitude des premiers fidèles vivant ensemble. Aucun des membres de cette société des premiers fidèles ne possédait de biens en propre , aucun ne regardait comme sien ce qu'il avait apporté; mais toutes choses étaient communes entre tous. Cette règle établie sous les apôtres, saint Augustin la prit pour lui et ses clercs , et il arrêta qu'ils n'auraient rien en particulier. Mais voyant ses clercs peu fidèles à l'observer, il la changea et leur permit d'avoir des biens. Saint Benoît marcha sur les mêmes traces. Il commanda de joindre aux possessions des monastères les biens des nouveaux venus , s'ils ne les avaient distribués aux pauvres. Et ainsi ses religieux vivant sans rien de personnel,, jouissaient des biens affectés à leurs maisons. Il ne fixa aucune limite à ces possessions. Aussi voyons-nous plusieurs de ces communautés ne cesser jusqu'à ce jour d'ajouter des champs nouveaux aux champs anciens. Autre fut la règle des premiers moines , selon ce que raconte saint Grégoire, en ses dialogues, du moine saint Isidore (2). Plusieurs lui offrant des biens considérables pour établir un monastère , il refusa tout et demeura invinciblement attaché à sa résolution. Un moine qui cherche des biens en ce monde , disait-il , n'est pas un moine. Et saint Jérôme écrivait : « Tout genre

 

1 Mat., 10. — 2 Dial., lib. 5, c. 14.

 

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de vie particulier a ses chefs. Nos chefs et nos princes, à nous, sont Paul et Antoine. Notre prince, c'est Elie, c'est Elisée; nos chefs sont les enfants des prophètes. Leur demeure était au milieu des campagnes ; ils dressaient leurs tentes sur les bords du Jourdain. Plusieurs ajoutent l'argent à l'argent; ils pénètrent jusqu'aux bourses des matrones et , par leurs obséquiosités , se mettent à la chasse de leurs biens. Nous voyons des moines plus riches que les gens du monde; à la suite de Jésus-Christ pauvre, ils possèdent des trésors qu'ils n'ont point eus sous le démon amateur des richesses, et l'Eglise porte en son sein des riches qui naguère mendiaient dans le siècle. » Cependant la règle établie par saint Benoît est sainte, pourvu qu'on l'observe, comme le font , de loin pourtant , certaines communautés dont les unes ont adopté le vêtement noir, d'autres le blanc.

Saint François considérant donc les dangers attachés à ces grandes possessions en commun et les sacrilèges qui en étaient la suite, a choisi la règle donnée par le Seigneur à ses apôtres avant de les envoyer prêcher l'Evangile, et il a ordonné à ses frères d'être sans sollicitude pour les biens de ceux qui se présenteraient chez nous, afin que la pureté de l'ordre ne reçût aucune atteinte et qu'aucune inquiétude ne s'y fit sentir. Mais, pour empêcher de dépenser inutilement ces biens , il offre un remède dans ces paroles : Si les nouveaux venus demandent conseil, les ministres pourront les envoyer à quelque homme

 

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craignant Dieu , dont les avis les porteront à donner aux pauvres ce qu'ils possèdent. Cette facilité est accordée non-seulement aux ministres, mais encore à tous ceux qui ont reçu du Saint-Siège le pouvoir d'admettre dans l'ordre; car la concession du principal entraîne celle de l'accessoire.

Ensuite ils leur donneront l'habit de novice. Après avoir, dans la première partie de ce chapitre , réglé la réception des postulants , la règle passe à la seconde partie qui concerne leur probation, et elle traite particulièrement du vêtement. Ils leur donneront l'habit de novice, c'est-à-dire deux robes sans capuce. Mais comme dans la règle donnée aux apôtres il leur est défendu d'avoir deux habits(1), comment donc saint François en accorde-t-il deux , après avoir dit : « La règle des Frères mineurs consiste à observer le saint Evangile de Jésus-Christ notre Seigneur? » Je réponds : L'Evangile , en parlant d'un seul habit , désigne les vêtements nécessaires. Ainsi , ne point avoir deux habits, c'est n'avoir rien de superflu en ses vêtements. Mais comme l'honneur de la religion exigeait en public un habit différent en longueur et en largeur de celui porté à l'intérieur , notre saint a divisé le vêtement rigoureusement nécessaire en deux habits. Dans l'un il a compris tout ce qui concernait le costume du dehors , comme le manteau , et dans l'autre ce qui était évidemment nécessaire aux besoins du corps. Une ceinture, c'est-à-dire une corde, car il est dit dans Isaïe : Ils auront pour ceinture une corde, ou

 

1 Mat., 10.

 

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autrement un lien dont on se sert pour lier un sac (1). Cette ceinture est donc une corde , car c'est de tels liens dont on use pour les sacs. Je crois que saint François a choisi cette sorte de ceinture à cause de ces paroles de l'Évangile : Ils emmenèrent Jésus après l'avoir lié et le livrèrent à Ponce-Pilate (2). Ou bien , si l'on veut prendre les choses à la lettre , il s'est pro-posé de mettre en rapport la pauvreté de la ceinture avec la pauvreté de l'habit, et de montrer ses enfants armés de cette ceinture comme du cordeau inflexible et sévère de la vérité, pour chasser de l'Eglise les simoniaques et autres criminels; car le Seigneur ayant fait un fouet de plusieurs cordes , a chassé du temple les vendeurs et les acheteurs (3). Des habits de dessous. La nécessité de tels vêtements est évidente et la misère humaine les réclame sans cesse. La règle n'indique pas la qualité de ces sortes d'habits, afin de laisser les frères libres de renoncer à la mollesse des étoffes de lin et de choisir la laine ou même le crin. — Et des chaperons descendant jusqu'à la ceinture : afin de distinguer , suivant l'usage des anciens religieux , l'habit des novices de celui des profès. Cependant la règle admet des exceptions à cette loi générale et elle dit : A moins toutefois que les ministres ne jugent devant Dieu devoir faire autrement. Il suit de ces paroles de saint François qu'on ne doit accorder qu'à très-peu cet insigne du noviciat, car la vanité des hommes croît de jour en jour, et nous ne devons pas nous étonner si l'humilité va s'affaiblissant.

 

1 Is., 3. — 2 Mat., 27. — Joan., 2.

 

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L'année de probation étant terminée. Ici commence la troisième partie de ce chapitre. D'abord elle parle de l'obligation des voeux et ensuite de la persévérance immuable en nos résolutions. Il est donc dit : L'année de probation étant terminée. Il n'est pas permis d'admettre les novices à la profession avant un an entier, alors même qu'ils pourraient auparavant se lier irrévocablement vis-à-vis de Dieu. On a le temps d'expérimenter pendant cette année les diverses impressions et du chaud et du froid. Ainsi , le figuier stérile est réservé pendant un an pour voir si , après l'avoir engraissé avec soin, le maître en retirera du fruit (1).

L'année de probation étant terminée, ils les admettront aux voeux et leur feront promettre d'observer toujours ce genre de vie et la règle. Dans cette promesse ils s'engagent à toute la règle en la manière indiquée plus haut , sans contracter d'obligation rigoureuse envers chacune de ses parties. Ils font voeu de suivre toute la règle selon la volonté du fondateur, d'en observer certains points sans réserve et de recevoir certains autres comme des exhortations salutaires. Les premiers sont l'objet inviolable de nos voeux; les seconds, en vertu de ces mêmes voeux , doivent être considérés en tout temps comme une défense qui nous est offerte contre les dangers. — Ensuite il ne leur sera plus permis de sortir de cette religion. Ceci se rapporte à la persévérance. On peut sortir de deux manières d'un ordre religieux :

 

1  Luc., 13.

 

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premièrement , en retournant au siècle ou en entrant dans un institut plus relâché; agir ainsi , c'est apostasier et regarder en arrière. Secondement, en se portant à un degré plus élevé et à une vie plus parfaite, comme font ceux qui passent d'un état plus facile à une observance plus étroite. La première sortie est blâmable en toute religion ; la seconde est louable quand elle est possible. Or, elle est impossible quand on a embrassé cette religion; car, s'il n'en était ainsi au jugement du Souverain-Pontife, la règle ne dirait pas : Il ne sera permis à personne.... d'après le commandement de notre Saint-Père le Pape. D'un autre côté, selon l'Evangile (1) : Quiconque ayant mis la main à la charrue regarde en arrière n'est pas propre au royaume des cieux. Mais s'il n'est pas permis de sortir , parce que ce serait regarder en arrière; toute autre religion passe donc après celle-ci , et tous ceux qui , après avoir fait profession , en sortent pour entrer dans une autre sont des apostats. Cependant s'il s'en trouvait dans ce cas, ou si quelques-uns avaient été chassés pour leurs fautes et que malgré leurs vives instances ils n'eussent pu obtenir de rentrer, ils pourraient alors se sauver dans un autre ordre austère, en conservant pourtant le désir de revenir à leur premier état. Mais si plusieurs agissant autrement se glorifient de la permission du Saint-Siège, qu'ils tiennent bien pour indubitable que le Pape ne saurait infirmer en rien cette parole du Seigneur: Quiconque ayant mis la main à la charrue

 

1 Luc., 9.

 

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regarde en arrière n'est pas propre au royaume des cieux. S'ils ont obtenu une semblable permission à l'aide de mensonges, non-seulement ils ne peuvent être excusés, mais leur faute est double pour avoir ainsi cherché à couvrir leur apostasie en circonvenant par des faussetés le chef suprême de l'Eglise. Le Pape ne dispense des voeux que lorsqu'il y a pour motif la piété et une juste compensation ; et comme ces hommes sont liés envers l'ordre par leurs voeux et leurs serments, ils sont tenus de rendre entièrement au Seigneur ce qu'il lui ont voué. Ainsi il n'est pas permis aux frères de cette religion d'en sortir , parce que c'est regarder en arrière. Il ne leur est pas permis d'entrer en aucune autre , d'y faire profession et d’y demeurer : en agissant ainsi ils pèchent mortellement; ceux qui les reçoivent ou consentent à leur admission pèchent de même, car ils concourent à les rendre coupables du crime d'apostasie.

Mais que doit-on dire de ceux qui, parmi nous, sont élevés à la dignité épiscopale? Si, forcés par l'Eglise, il leur est absolument impossible de se soustraire au gouvernement des âmes, on ne doit point les re-garder comme sortis de l'ordre, pourvu qu'ils désirent de tout leur coeur se réchauffer toujours en son sein. Mais s'ils soupirent après le rang d'évêque sans y avoir été appelés, s'ils y montent sans y être forcés, afin de se délivrer des afflictions de la pauvreté et des austérités de la vie religieuse , ils ont choisi leur place, je crois, avec celui qui a dit : Je m'assiérai sur la montagne du Testament , aux côtés de

 

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l'aquilon (1). Cependant, une fois en possession de la charge des âmes ou de toute autre dignité ecclésiastique, seront-ils déliés de leur engagement envers l'ordre? Non assurément, comme on le voit par les constitutions canoniques, où le Pape répond à un homme lié de la sorte et appelé au gouvernement des âmes avant d'avoir accompli son voeu : « Si vous désirez guérir votre conscience, résignez l'administration de l'Eglise dont vous me parlez, et accomplissez les voeux contractés envers le Seigneur. »

Ceux qui auront promis l'obéissance, etc. Ici commence la quatrième partie de ce chapitre où il est parlé de la pauvreté des vêtements et de la nourriture. Et d'abord , quand aux vêtements la règle en indique la qualité et la quantité, et ensuite la simplicité; et elle y ajoute la nudité des pieds. Elle dit donc : Ceux qui auront promis l'obéissance, ou autrement les profès, auront une robe avec un capuce. C'est là l'habit de religieux. Et une autre robe sans capuce, s'ils le veulent. Par là on entend , selon les statuts de l'ordre, une tunique simple, et il n'est permis à personne, surtout aux profès, d'en avoir davantage sans la permission des supérieurs à qui le soin de pareilles choses a été réservé, pour agir selon les lieux et les temps. La règle dit d'une manière digne de remarque : S'ils le veulent. En effet, les forces corporelles varient suivant les personnes et il y a une grande différence entre la température des divers climats.

 

1 Is., 14.

 

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Ils pourront porter des chaussures si la nécessité les y contraint. Ici, remarquons-le bien, la règle n'accorde de porter des chaussures que pour les cas de nécessité. Lors donc que cette nécessité n'est pas urgente , comme dans les affaires dont le travail revient aux tempéraments faibles , mais dont l'expédition peut être différée sans danger, on ne saurait se servir de cette permission. Ainsi la règle défend indirectement de porter des chaussures. Mais comme cette défense est empruntée à ce passage de l'Evangile, où il est dit aux apôtres : Ne préparez pour le voyage ni sac.... ni souliers, etc. (1), il est clair que l'usage des sandales n'est point interdit. En effet , la sentence exprimée dans saint Matthieu se trouve complétée , selon la coutume de l'Evangile, dans saint Marc , où le Seigneur commande à ses mêmes apôtres de ne rien porter avec eux , mais d'aller avec des sandales, etc (2). Aussi les sculptures et peintures anciennes nous représentent les apôtres chaussés de sandales ; et sur ce passage des Actes : Chaussez vos souliers (3), Bède nous dit : Le grec porte : Chaussez vos sandales ; et nous lisons dans l'Evangile qu'une telle chaussure fut permise aux apôtres. Cette explication pourrait sembler étrange , mais Papias nous dit de son côté que, par le mot souliers , on entend des sandales. La Glose nous enseigne également sur ce passage que l'ordre donné par l'Ange et accompli par Pierre nous apprend à ne pas marcher sans chaussures , mais qu'on ne saurait littéralement expliquer ce passage

 

1 Mat., 10. — 3 Marc., 6. — 3 Act., 12.

 

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d'une autre sorte de chaussures que des sandales , selon le texte lui-même. Cependant la première partie de cette explication de la Glose où il est parlé d'ordre donné , etc., est sans valeur si on la rapporte littéralement à la personne de Pierre; mais quelques-uns attribuent à cet ordre de l'Ange un sens mystique et l'expliquent des vertus figurées par les sandales et qui doivent défendre les pieds de notre âme. Ainsi l'Apôtre écrit aux Ephésiens : Que vos pieds aient une chaussure qui vous dispose à suivre l'Evangile de paix (1).

Maintenant , voulez-vous savoir si Jésus-Christ a défendu d'autres chaussures à ses apôtres. Ecoutez saint Jérôme sur le passage déjà cité de saint Matthieu : « Platon , nous dit-il , recommande de ne point couvrir les deux extrémités de notre corps, de ne point laisser s'accoutumer à la mollesse notre tête ni nos pieds; car lorsque ces deux parties sont solides, le reste du corps en est plus robuste. Les disciples ont été envoyés prêcher l'Evangile sans avoir les pieds couverts de souliers , sans les avoir enlacés en des liens de peau. Les soldats ont partagé les vêtements du Sauveur ; mais parmi ces vêtements ils n'ont point trouvé de souliers : le Seigneur ne pouvait garder pour son usage ce qu'il avait défendu à ses serviteurs. » Ainsi Jésus-Christ a enseigné à se passer de souliers et il l'a pratiqué lui-même.

Eusèbe nous dit aussi au sixième livre de son Histoire ecclésiastique : « Je désirais avec ardeur

 

1 Ephes., 6.

 

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voir cette assemblée sainte et entendre les divines louanges célébrées par ces hommes d'une vie plus excellente que celle du reste des chrétiens , ces prédicateurs tacites de la loi de Dieu et de l'Evangile. Leur habit est une exhortation à la vertu , leurs cheveux sont hérissés , et ils marchent nu-pieds à la manière des apôtres. » Les moines du temps de saint Jérôme faisaient de même, car il dit dans un endroit de la vie des Pères : « Le sol était Si âpre que , non-seulement ceux qui comme nous marchaient nu-pieds , mais encore ceux qui portaient des souliers étaient déchirés et ensanglantés. » Enfin , je vous le demande, si Jésus-Christ avait porté des chaussures , comment eût-il pu raisonnablement se plaindre du pharisien et lui dire : Je suis entré dans votre maison, et vous ne m'avez point donné d'eau pour me laver les pieds; cette femme, au contraire, a arrosé mes pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux (1)?

Cependant plusieurs s'appuyant sur leur propre sentiment et le préférant à celui de Jésus-Christ , soutiennent qu'il est plus conforme à la vraie doctrine d'être chaussé que de marcher nu-pieds , si l'on ne veut susciter aucun obstacle à la parole de Dieu. Mais qu'ils considèrent s'il peut y avoir une manière plus convenable à la propagation de l'Evangile que celle dont on s'est servi pour le répandre par tout l'univers : or, on l'a prêché nu-pieds. « Les apôtres , dit saint Jérôme étaient étrangers par tout l'univers ;

 

1 Luc., 7.

 

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ils n'avaient ni argent dans leur bourse ni chaussures à leurs pieds (1). » C'est, je l'avoue, une peine bien dure qu'une semblable nudité. On souffre des rigueurs de l'hiver ; l'été est plus pénible encore, le sol est plus dur, car la chaleur fait sentir plus fortement son action à la terre que le froid. Quand le soleil monte durant l'hiver, elle se fond avec la gelée , et pendant l'été elle se dessèche davantage. Ensuite la chaleur fend les pieds et les brise douloureusement. Cependant nos frères autrefois s'en allaient pleins de joie à l'exemple de l'Apôtre, dans le froid et la nudité; les rigueurs de l'hiver, non plus que les ardeurs de l'été , n'étaient point un obstacle qui les empêchât d'aller nu-pieds jusqu'aux extrémités du monde. Enfin quand on admettrait que Jésus, soit dans son enfance, soit avant la trentième année de sa vie mortelle , aurait porté des chaussures comme le reste des hommes , il cessa d'en faire usage après avoir défendu à ses disciples de s'en servir, puisqu'il commença à faire et à enseigner ensuite.

La règle ajoute touchant la qualité des vêtements : Que tous les frères soient vêtus d'habits grossiers. Cela convient parfaitement à une pauvreté élevée, car les choses employées à l'usage des vrais pauvres doivent se mesurer selon les règles de cette pauvreté. Or, la médiocrité des habits doit s'étendre à trois choses : au prix , à la couleur et aux morceaux d'étoffes différentes servant à raccommoder ces mêmes habits. Elle s'étend au prix , parce que la pauvreté

 

1 Epist., 21.

 

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véritable ne saurait rien admettre d'une grande valeur; à la couleur, car elle doit être naturelle et non un effet de l'art; enfin la troisième chose a pour but de manifester dans l'habit des frères la folie du siècle. Voilà pourquoi la règle ajoute : d'habits qui puissent être raccommodés au moyen d'étoffes servant à faire des sacs ou autres étoffes viles, et cela avec la bénédiction de Dieu. Les sacs sont de deux sortes : il y en a de lin et de laine , et en ce sens on entend par sac tout habit de nulle valeur. Il y en a de crin , et les prophètes eu ont fait usage. Ainsi il est dit dans Isaïe : Otez le sac dont vos reins sont couverts (1); et saint Jérôme ajoute : Admirable obéissance du prophète ! il était vêtu seulement d'un cilice comme l'enseignent les juifs. Par ces autres étoffes la règle veut dire toute espèce de morceaux divers quant au fond ou à la couleur.

La bénédiction de Dieu est ajoutée en parlant de ce vêtement , parce que l'homme qui apparaît insensé et méprisable au monde devient cher au Seigneur. C'est la bénédiction de celui qui s'est montré à nous dans un buisson épineux (2). En effet Jésus-Christ lui-même s'est servi de vêtements sans valeur. Aussi saint Chrysostome parlant sur saint Jean , nous dit : « Avant que Jésus se fût manifesté, Jean-Baptiste le prêchait aux hommes , et afin de rendre son témoignage plus facile à recevoir il n'était couvert que d'un vêtement grossier. Ainsi le Sauveur était annoncé comme devant paraître revêtu d'un habit

 

1 Isa., 20, — 2 Exod., 3.

 

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sans valeur et avec un extérieur commun, en sorte que les femmes pécheresses, les prostituées et les publicains pourraient s'approcher de lui sans crainte et lui parler. » — Remarquez bien que la règle n'accorde aux frères l'usage d'aucune fourrure.

J'avertis, etc. Ce qui suit est une défense quant à la nourriture. La règle en cet endroit exclut avant tout le jugement téméraire, le mépris des autres et la présomption pour nous-mêmes. Ensuite elle ajoute une exhortation propre à nous insinuer le désir d'aliments grossiers , en disant : J'avertis les frères et leur recommande de ne point mépriser et de ne point juger ceux qu'ils verront revêtus d'habits recherchés et de diverses couleurs. Un habit grossier, dit saint Jérôme, annonce le mépris du monde. Ainsi il faut veiller afin d'éloigner l'orgueil de notre esprit pour qu'il y ait accord entre les paroles et le vêtement; et si l'on ne peut aisément s'empêcher de soupçonner ou de se défier, au moins doit-on se tenir en garde contre un jugement absolu qui entraînerait avec soi le mépris des autres. La règle ajoute : Et faisant usage d'aliments délicats. Les frères doivent donc s'abstenir de la délicatesse dans le boire et le manger, comme de la recherche dans les habits; c'est le partage d'une pauvreté véritable : plus elle est grande , plus ses aliments doivent être misérables. A la suite de Jésus-Christ, mais dans le désert, on ne trouva que des pains d'orge. A la ville il fit usage de pain de froment et il s'en servit pour instituer le sacrement de l'Eucharistie. De même il jeûna durant quarante

 

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jours dans le désert , tandis qu'au milieu des hommes il se conformait à eux pour le boire et le manger jusqu'à être appelé un homme de bonne chère et aimant le vin. Que nous prêche-t-il par une semblable conduite, sinon la condamnation de l'hypocrisie, qui se montre austère en présence des hommes et se traite délicatement en son particulier? — Nous lisons encore dans l'Evangile : Jésus-Christ passait le long des blés un jour de sabbat, ses disciples ayant faim se mirent à rompre des épis et à en manger (1). Les apôtres nous ont enseigné par cette action à embrasser une vie austère , à nous contenter d'aliments simples et non recherchés. Aussi il est certain qu'il n'est pas permis à des hommes faisant profession de pauvreté et de pénitence , d'avoir de la viande en leurs maisons , hors le cas de nécessité , c'est-à-dire dans la maladie ou une faiblesse évidente de santé. Saint Benoît défend à ses moines l'usage de la viande, excepté à ceux qui sont faibles ou malades. L'Eglise a coutume d'observer une semblable abstinence aux jours de pénitence. Ceux qui professent une pénitence perpétuelle , doivent donc , autant que le permet la faiblesse humaine, se priver en tout temps de toutes les viandes ordinaires. Mais ce n'est pas assez, s'ils ne s'appliquent encore à se passer de poissons d'un grand prix et surtout d'oiseaux aquatiques. Ceux qui font abstinence de viande , dit saint Grégoire, ne doivent point admettre dans leurs repas les poissons les plus recherchés de la mer. » C'est donc

 

1 Mat., 12.

 

200

 

une abstinence ridicule , principalement pour les pauvres , d'aller à la recherche de poissons du prix le plus élevé. Que votre nourriture soit grossière , dit saint Jérôme , et prenez-la vers le soir ; qu'elle se compose d'herbes , quelquefois de légumes secs , et regardez comme le comble de la sensualité d'y admettre quelques petits poissons (1). »

Mais que plutôt chacun se juge et se méprise soi-même. Il convient en effet à ceux qui font profession d'une humilité véritable de se mépriser eux-mêmes et de se regarder comme dignes d'un dédain profond.

 

CHAPITRE III. De l'office divin, du jeûne, et comment les frères doivent aller par le monde.

 

« Que les clercs récitent l'office divin selon l'usage de la sainte Eglise romaine , à l'exception du psautier , pour lequel chacun se servira du bréviaire qu'il pourra avoir. Que les frères lais récitent vingt-quatre fois Notre Père pour les matines, cinq fois pour laudes, sept fois pour chacune des heures , prime , tierce , sexte et none , douze fois pour les vêpres et sept fois pour les complies. Qu'ils prient pour les défunts et jeûnent depuis la fête de tous les Saints jusqu'à la Nativité du Seigneur. Qu'ils fassent ensuite le saint carême qui commence à l'Epiphanie et se prolonge jusqu'aux jours consacrés

 

1 Epist. 13 ad Paulin.

 

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par le Seigneur à son saint jeûne. Que ceux qui embrasseront volontiers ce jeûne soient bénis du Seigneur; que ceux qui ne le veulent pas n'y soient pas contraints , mais qu'ils fassent l'autre carême jusqu'à la Résurrection du Seigneur. Aux autres temps de l'année, que personne ne soit tenu au jeûne excepté le vendredi de chaque semaine. Lorsqu'il y a une nécessité évidente, que les frères soient exemptés du jeûne corporel.

« Je conseille à mes frères , je les avertis et les presse dans le Seigneur Jésus , lorsqu'ils vont par le inonde, de n'avoir aucune dispute ni aucune contestation de paroles, et de ne point juger les autres , mais d'être doux , pacifiques , modestes , pleins de mansuétude et d'humilité, et de parler à tout le monde avec l'honnêteté convenable. Qu'ils s'abstiennent d'aller à cheval s'ils n'y sont forcés par une nécessité évidente ou par la maladie. En quelque maison qu'ils entrent, qu'ils disent d'abord : Que la paix soit dans cette maison , et qu'il leur soit permis d'user de tous les aliments qui leur seront servis , selon la parole du saint Evangile »

 

EXPOSITION.

 

Que les clercs récitent l'office divin, etc. Ce troisième chapitre enseigne aux frères la discipline. Il contient trois parties. Il traite d'abord de la discipline par rapport aux louanges et aux hommages dus à Dieu;

 

1 Mat., 10. — Luc., 10.

 

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ensuite de la discipline du jeûne, et il règle l'homme par rapport à lui-même; et enfin de la discipline par rapport à l'édification du prochain , et là il s'adresse à ceux qui vont par le monde. Or, dans la première il s'occupe d'abord des clercs, et ensuite des frères lais.

La règle dit donc : Que les clercs récitent l'office divin selon l'usage de la sainte Eglise romaine, à l'exception du psautier. Cet office a été établi dans sa plus grande partie par saint Grégoire et d'autres saints, excepté le psautier, car l'Eglise romaine se sert d'une version autre que celle communément en usage, ou plutôt d'une version, d'une correction différente. Ils se serviront de l'office dont ils pourront avoir le bréviaire. Mais pourquoi saint François , destinant ses frères à la prédication et par-là même à l'étude, a-t-il voulu les charger d'un office aussi long et aussi pénible? Notre saint désirait unir le plus étroitement possible ses enfants à l'Eglise romaine; or , il savait que cette Eglise est soumise à l'Eglise du ciel , qu'elle a été établie par le Seigneur lui-même et gouvernée par les saints qui ont eu la sagesse en partage et dont les jugements ont servi de règle au monde entier. Ces saints ont célébré les louanges du Très-Haut en faisant usage de ce long office dont s'est servie également jusqu'à ce jour l'Eglise romaine , bien qu'appliquée au gouvernement de l'Eglise universelle , et ils out apporté à remplir ce devoir le soin le plus grand au milieu d'embarras sans nombre. Ils se souvenaient que les louanges divines sont une source de récompenses glorieuses , et que la brièveté en ce

 

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point est l'indice de faibles mérites. Mais comme personne n'a plus d'obligation de s'appliquer à l'étude de la sagesse que l'Eglise romaine , afin de conduire et d'éclairer l'Eglise entière , personne aussi ne doit , en vue d'exercer un ministère dans l'Eglise ou de s'adonner à l'étude , abréger le divin office, et la piété d'une nourrice qui espère l'emporter en affection sur une mère si admirable me semble une piété suspecte. Ensuite on trouve dans la célébration fréquente des louanges du Seigneur, des ressources puissantes pour éclairer les âmes pieuses, selon cette parole du psaume : Le sacrifice de louanges m'honorera, et c'est la voie par laquelle je montrerai à l'homme le salut qui vient de Dieu (1). Le chant des psaumes , dit saint Grégoire , lorsqu'il a lieu avec piété , prépare au Dieu tout-puissant une entrée en notre coeur et le dispose à répandre dans l'âme dévote ou la lumière de ses secrets ou la grâce de la componction (2).

En ce qui concerne les frères lais, la règle ajoute : Les frères lais diront vingt-quatre fois NOTRE PÈRE. Ces paroles : Notre Père qui êtes dans les cieux, préparent notre âme à la prière. Dieu voulant qu'on l'appelle du nom de père nous donne la confiance d'obtenir ses faveurs, car un père ramasse volontiers des trésors pour ses enfants. Ce mot notre nous enseigne à dilater notre amour et nous empêche de concentrer notre prière sur nous-mêmes. Les paroles suivantes : qui êtes dans les cieux, nous excitent à la pureté d'intention et à ne demander que les biens

 

1 Ps. 49. — 2 Hom., 2, in Ezech.

 

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célestes dans la prière. Ensuite arrive l'oraison elle-même contenue en sept demandés. Les trois premières se rapportent directement à l'honneur de Dieu ; les quatre dernières expriment les besoins de ceux qui prient.

Par ces paroles : Que votre nom soit sanctifié, on conjure le Seigneur de faire connaître aux infidèles la vérité inébranlable de notre foi , de cette foi par laquelle Dieu est le père des fidèles et les fidèles sont appelés les enfants de Dieu. Que votre règne arrive : c'est-à-dire que tous les chrétiens obéissent à vos lois. Que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel; ou autrement : que cette volonté soit aimée à cause de sa bonté, qu'elle soit observée avec respect à cause d'elle-même par les forts et les faibles.

Dans ce qui suit on demande d'abord tous les biens nécessaires au corps et à l'âme , en disant : Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour. En bornant ses supplications aux besoins du jour présent , on exclut les prétentions insolentes de l'avarice et l'on insinue combien incertaine est la vie. Ensuite on demande l'éloignement de tout mal , et premièrement du mal passé. Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Là se trouve indiqué à quel prix on revient à l'innocence; celui qui garde en son coeur la rancune de la colère apprend qu'il adresse contre lui-même sa prière à Dieu. En second lieu on demande l'éloignement des maux à venir en suppliant le Seigneur de nous donner la grâce d'éviter tous les périls du péché ou de la

 

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tentation par ces paroles : Ne nous induisez pas en tentation; ou autrement : ne vous laissez pas tomber en la tentation. Enfin l'on demande en troisième lieu d'être préservé de tous les maux de cet exil terrestre , de supporter la vie avec patience, et de désirer la mort qui doit y mettre un terme lorsqu'il plaira à Dieu de l'envoyer. On confirme ensuite toutes ces demandes en ajoutant : Ainsi soit-il.

Remarquons bien qu'entre toutes les prières, celle-ci mérite principalement notre vénération : elle a été donnée par le Seigneur lui-même , sans l'intermédiaire de personne. Saint François ordonne de la réciter vingt-quatre fois pour les matines. C'est que l'office de la nuit représente les veilles éternelles des habitants de la patrie céleste , et que le sacrifice de louange offert en ce moment est, particulièrement agréable à Dieu et à ses anges. Le nombre vingt-quatre est le nombre des pères dè l'un et l'autre Testament. Il y a eu douze patriarches de l'ancienne loi , d'où est sorti selon la chair le peuple de Dieu ; il y a douze apôtres dans le Testament nouveau , qui ont servi à multiplier spirituellement les enfants du Seigneur. Nos frères , en parcourant ce nombre mystérieux , témoignent donc le désir de voir leurs voeux exaucés par les mérites des patriarches des deux Testaments, car on ne saurait douter qu'ils ne soient maintenant dans la société des anges ; ou , si l'on veut encore , comme le jour se compose de vingt-quatre heures , cette prière redite autant de fois est une demande pour les besoins de tout ce temps. Enfin les matines

 

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chantées par les clercs se divisent en neuf psaumes , neuf leçons et neuf répons , et représentent les neuf ordres angéliques. D'un autre côté le nombre vingt-quatre est formé de trois multiplié par huit. Le nombre trois représente ce qu'il faut croire; le nombre huit indique la justice de nos actions , car selon saint Augustin , il y a un nombre de la justice , de cette justice qui rend à chacun selon ses droits. Nos frères lais qui vont chanter les louanges célestes sans comprendre ces mystères , perfectionnent dans la foi et la justice leur simplicité en parcourant ce nombre. Le nombre huit se rapporte à la justice , et le nombre trois à la foi en la Trinité.

La règle ajoute : Cinq fois Notre Père pour laudes. De même que l'office des matines nous représente les chants de louanges des esprits célestes , de même l'office des laudes signifie le culte rendu à Dieu par l'Eglise depuis les premiers jours de son existence jusqu'à ce jour brillant dont nous attendons le lever à la fin des siècles. Nous y voyons d'abord Jésus-Christ revêtu de splendeur et régnant au milieu du peuple juif. Ensuite nous nous avançons au bruit des jubilations du monde entier parmi les nations et nous entendons célébrer la lumière de la paix donnée à l'Eglise. Le troisième psaume formé de deux réunis nous rappelle l'union des deux peuples en un seul. Le cantique des enfants au milieu de la fournaise nous est une image des louanges offertes par l'Eglise dans ses tribulations sous l'antéchrist, et les trois derniers psaumes n'en composant qu'un nous figurent

 

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le temps qui doit suivre après l'antéchrist , quand les chrétiens tirés du judaïsme et du paganisme loueront le Seigneur, unis dans une même foi.

Je pense que saint François a assigné aux frères lais le nombre de cinq Pater à cause des cinq psaumes dont est composé l'office de laudes dans l'Eglise. Peut-être aussi a-t-il voulu , par ce nombre , nous indiquer la différence entre les louanges du ciel et celles de la terre. Dans le ciel on loue Dieu intellectuellement; sur la terre on le fait à l'aide de nos cinq sens : ainsi , l'ouïe le loue par des cantiques , la vue par les ornements de son culte , le toucher par des témoignages extérieurs de respect , le goût par le sacrifice de l'autel , l'odorat par la vapeur de l'encens ou d'autres parfums.

Ensuite viennent les heures : Prime, où le Seigneur fut conduit devant les grands-prêtres juifs; tierce, où il fut accusé et jugé; c'est l'heure aussi où le Saint-Esprit est descendu sur les apôtres; sexte, où Jésus fut crucifié ; none, où il mourut. Ils diront sept fois Notre Père pour chacune de ces heures, afin d'obtenir la grâce qui nous est communiquée sous sept formes diverses, soit par les sept dons du Saint-Esprit , soit par les sept sacrements de l'Eglise , où le Seigneur a répandu la vertu de sa Passion. Ils diront douze fois la même prière pour les vêpres. Sans doute, comme les vêpres se récitent pour les douze heures de la journée , notre saint aura voulu , par cette prière douze fois répétée , porter les frères à implorer la miséricorde du Sauveur pour toutes les

 

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offenses du jour. Ou bien encore les vêpres représentent le soir du monde , le moment où Dieu , après s'être incarné et fait notre jour , s'est uni les douze heures de ce jour en la personne des Apôtres. De là cette parole de saint Jean : N'y a-t-il pas douze heures au jour (1)?

Enfin viennent les complies , pour lesquelles la même prière est imposée sept fois; et par ce nombre la règle insinue la consommation de toutes choses. De même que le Saint-Esprit commence et dirige ce jour par ses sept dons , ainsi il doit en consommer lui-même le mérite. C'est donc en tout soixante-seize fois l'oraison dominicale. Si l'on y ajoute la prière pour les morts, on arrive au nombre de quatre-vingt-un pour obtenir la rémission parfaite de ses fautes.

Qu'ils jeûnent. Ici commence la seconde partie de ce chapitre , où l'homme est réglé par rapport à lui-même , ou autrement par rapport au jeûne. Nous y voyons trois carêmes , dont deux sont obligatoires et le troisième est conseillé pour nous exciter à la dévotion. L'Ecriture nous montre en effet trois personnages accomplissant un jeûne non interrompu de quarante jours, Moïse, Elie et le Seigneur lui-même. Or, il y a deux sortes de jeûnes : l'un de peine et l'autre de joie. Le jeûne de peine est celui où les aliments agréables à notre corps lui sont retranchés par amour de la pénitence. Le jeûne de joie est celui où notre coeur est tellement plongé dans les délices de l'esprit que la nourriture matérielle lui est un supplice; et

 

1 Joan., 11.

 

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ainsi il y a un bonheur véritable à jeûner quand on se propose non plus d'affliger le corps , mais de ne point interrompre la félicité goûtée par l'esprit dans sa dévotion. Le jeûne de Moïse, c'est la peine pour l'anéantissement de la faute ; le jeûne d'Oie , la peine pour éloigner du coeur toute misère. Le premier représente le carême de l'hiver ; le second , le carême du printemps. Ou mieux : le premier est le carême destiné à l'expiation des péchés passés ; le second , le carême qui nous garde contre les dangers de chaque jour. Mais le jeûne de Jésus-Christ est un jeûne de joie ; car là non-seulement il y a abstinence de toute nourriture de la chair, mais encore éloignement plein de bonheur de toutes les délices terrestres. C'est pourquoi le bienheureux François a établi deux carêmes obligatoires , et il a exhorté avec la bénédiction de Dieu à en faire un troisième , sachant bien que ce dernier devait s'accomplir uniquement par dévotion et non par contrainte.

Il dit donc : Qu'ils jeûnent depuis la fête de tous les Saints jusqu'à la Nativité du Seigneur; qu'ils fassent ensuite le saint carême qui commence à l'Epiphanie et se prolonge jusqu'aux jours consacrés par le Seigneur à son saint jeûne. Que ceux qui embrasseront volontairement ce jeûne soient bénis de Dieu. Remarquez bien qu'il est fait mention ici de la bénédiction divine pour la nourriture , comme dans le chapitre précédent pour les vêtements. — Aux autres temps que personne ne soit tenu au jeûne, excepté le vendredi de chaque semaine, parce que le Seigneur

 

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a voulu être crucifié ce jour-là. Lorsqu'il y a une nécessité évidente, c'est-à-dire , lorsqu'il y a infirmité grave , lorsque les forces sont tout-à-fait insuffisantes à un travail d'obligation , ou autrement quand ce travail urge nécessairement et ne saurait être accompli d'une autre manière , alors que les frères soient exempts du jeûne corporel. Ainsi notre fondateur , désirant voir ses frères soupirer en tout temps après le jeûne de joie , se conforme à la règle de l'Évangile en imposant avec moins de rigueur le jeûne de peine , et nous excite au premier de ces jeûnes , comme on le verra dans la suite.

Je conseille à mes frères. Ici commence la partie de ce chapitre ayant rapport à l'édification du prochain. Lorsqu'ils vont dans le monde, ou autrement soit qu'ils voyagent , soit qu'ils demeurent en la maison d'autrui. La règle s'applique d'abord à nous éloigner du mal dans les voyages; ensuite elle nous porte au bien , et enfin elle défend d'aller à cheval. Le saint nous dit, parlant à la raison : J'avertis; il cherche à toucher la volonté, selon cette parole du Sage : Celui qui est doux agit avec modération et met de côté l'injure en ses avis (1). J'exhorte; il excite notre ardeur. Ainsi Judas Machabée armait tous les siens non de boucliers et de dards, mais avec des paroles et des exhortations excellentes (2). Saint François presse donc les siens lorsqu'ils vont dans le monde à l'exemple de Jésus-Christ et de ses disciples , de n'avoir aucune dispute , ou autrement de ne faire injure à personne ;

 

1 Prov., 12. — 2 II Mac., 15.

 

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de n'avoir aucune contestation de paroles, c'est-à-dire de ne pas soutenir leur sentiment avec trop d'ardeur, ou de ne pas plaider devant les tribunaux: de ne point juger les autres, en interprétant les choses douteuses à leur désavantage; et tout cela afin de les conserver intérieurement et extérieurement dans l'innocence. Ensuite , voulant les porter au bien , il continue : Je les avertis.... d'être doux, en cédant aux injures; d'être pacifiques, en conservant toujours l'humble rang de leur état; d'être modestes, en demeurant rigoureusement fidèles à la discipline des sens, des paroles et des actions; d’être humbles, en ne désirant aucun honneur, et en fuyant toute gloire humaine. Mais ce n'est pas assez s'ils ne s'appliquent en même temps à reproduire en eux cette définition de l'humilité : « L'humilité est une vertu par laquelle l'homme se connaissant véritablement lui-même devient vil à ses propres yeux, désire être traité en conséquence et ne demande jamais à être considéré comme un personnage important. » Il ajoute enfin comme un point de discipline spéciale : Qu'ils parlent à tous avec l'honnêteté convenable, c'est-à-dire en témoignant à chacun le respect dû à son rang. Voilà pour les voyages.

Il défend ensuite d'aller à cheval : Qu'ils s'abstiennent d'aller à cheval, et par conséquent en voiture, s'ils n'y sont forcés par une nécessité évidente, comme la longueur et la difficulté du voyage, l'urgence des affaires, ou par leurs infirmités. — En quelque maison qu'ils entrent pour procurer le salut des âmes , selon cette parole du Seigneur : Cherchez

 

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d'abord le royaume de Dieu et sa justice (1), qu'ils disent : Que la paix soit dans cette maison (2). En désirant la paix nous souhaitons la délivrance du mal et l'avancement dans le bien. La paix c'est la tranquillité du coeur. — Et qu'il leur soit permis d'user de tous les aliments qui leur seront présentés, selon la parole du saint Evangile. Il dit : qu'il leur soit permis , car il n'impose pas un précepte , mais il use d'indulgence en permettant, afin que chacun sache bien qu'il n'agit pas contre la règle en vivant d'une manière plus parfaite. Remarquez bien encore qu'il ne dit pas toutes choses simplement, mais selon le saint Evangile. Or, cette permission est accordée seulement aux religieux employés au ministère de la prédication. Ceux donc qui ne sont point en voyage pour travailler au salut des âmes n'y ont aucun droit. En disant : selon le saint Evangile, il restreint cette permission et la renferme dans les règles de l'honnêteté évangélique. Ainsi à l'endroit d'où est tirée cette parole : Mangez ce que l'on vous présentera en chaque maison, est ajoutée immédiatement cette autre : Et guérissez les malades qui sont en cette maison (3). Or, il est certain qu'il faut entendre cela spirituellement., selon le sens principal du mot. Mais le moyen d'opérer la guérison des âmes ne consiste pas à se nourrir de viandes plus délicates que celles dont usent ceux qui nous invitent à leur table; ce n'est point là guérir les infirmes , c'est les appeler de la force à la faiblesse. Quand donc les personnes principales de la maison

 

1 Mat., 6. — 2 Mat.. 10. — Luc., 10.

 

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et de la famille s'abstiennent de viande , il n'est pas permis , selon le saint Evangile , aux religieux de s'étendre trop loin en ce point. De même encore lorsqu'il y a surabondance de mets, il n'est point selon l'Evangile d'approuver par son exemple ou plutôt par son abus une pareille superfluité; mais si l'on ne peut exprimer ouvertement son blâme, il convient de dissimuler prudemment ce qu'on ne saurait reprendre sans scandale. Enfin si des religieux recevant leurs frères mangeaient de la viande malgré la défense de leur règle , il ne serait pas non plus selon la sainteté de l'Evangile de participer à leur prévarication ou de se joindre à eux en se conformant , contre nos institutions, à leur vie charnelle.

 

CHAPITRE IV. Que les frères ne doivent recevoir aucun argent.

 

« J'ordonne fermement à mes frères de ne recevoir en aucune manière , ni par eux-mêmes, ni par une personne intermédiaire , aucun argent ni monnaie. Cependant les ministres et les gardiens seulement apporteront un soin empressé à pourvoir, par leurs amis spirituels , aux besoins des malades et aux vêtements des religieux , selon les lieux , le temps, et les climats divers , et selon aussi qu'ils le jugeront nécessaire, mais toujours, comme nous l'avons

 

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dit plus haut , en demeurant fidèles à ne recevoir ni monnaie ni argent. »

 

EXPOSITION.

 

J'ordonne fermement... Après avoir décrit les trois portes de la ville du Seigneur, par lesquelles la clarté de l'orient se répand sur nous , saint François arrive à la seconde face de son édifice , où il nous montre trois nouvelles portes fortifiées contre les embûches de l'aquilon. L'une nous défend contre le péril où Judas a péri en trahissant le Seigneur pour de l'argent; l'autre éloigne de nous le danger d'une religion fausse dont les jours se passent dans l'oisiveté; la dernière enfin nous préserve du danger auquel la multitude des clercs est exposée par ses efforts à acquérir des biens. Le premier de ces dangers ravit Dieu à l'homme; le second ravit l'homme à lui-même , car le paresseux n'amasse aucun fruit; et le troisième nous ravit le prochain. Ce premier chapitre se divise en deux points : il exclut d'abord toute acceptation d'argent; ensuite il pourvoit au repos des inférieurs en imposant à leurs supérieurs le soin de leur procurer les choses dont ils ont besoin.

Notre fondateur dit donc : J'ordonne fermement à tous les frères, etc. Le nom d'argent est un nom terrestre qui sent plutôt l'avarice qu'un genre de richesse à part , selon saint Augustin (1). On donne le nom d'argent , dans un sens large , à tout objet temporel. C'est pourquoi le même saint nous dit : Tout

 

1 De Civit. Dei, l. 7, c. 12.

 

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ce que les hommes possèdent sur la terre , toutes les choses dont ils ont le domaine , soit esclaves , soit champs , sont appelées argent. Dans un sens strict ce mot s'entend d'un métal qui sert à régler l'échange des choses. Ainsi , dans les Actes des apôtres il est dit (1): Que votre argent périsse avec vous. Le Seigneur voulant donc , par son serviteur François , arracher entièrement toute racine d'avarice de ce jardin fermé, de cette fontaine scellée, a ordonné aux frères de notre ordre de rie recevoir aucun argent sans exception , ni aucune autre possession terrestre , soit en troupeaux , soit en toute autre chose en général de nature à affaiblir tant soit peu une pauvreté élevée , selon qu'il l'exprime par l'argent. Cet endroit est tiré de l'Evangile de saint Matthieu où il est dit : Ne possédez ni or, ni argent, ni aucune espèce de monnaie (2). Or, la Glose s'exprime ainsi sur ce passage : « Il y a deux sortes d'objets dont nous avons besoin. Les premiers nous servent à acheter les choses de nécessité; les autres sont ces choses elles-mêmes. Par l'argent contenu dans les bourses , le Seigneur entend les premiers ; par le sac pour le voyage , les seconds. » Or, le Seigneur a fait cette défense à ses apôtres pour sept raisons.

La première , afin d'éloigner d'eux tout soupçon propre à empêcher l'efficacité de leur prédication.

La seconde , afin de les délivrer entièrement de toute sollicitude terrestre et d'exalter les soins de la providence céleste envers ceux qui se consacrent à sa

 

1 Act., 8. — 2 Mat., 10.

 

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gloire. Saint Jérôme fait allusion à ce double motif quand il dit : « S'ils eussent possédé ces biens on eût cru qu'ils prêchaient l'Evangile par amour du gain et non en vue du salut des âmes. Le Seigneur re-tranche donc même les choses nécessaires à la vie , afin que ses apôtres , les docteurs de la vraie religion , appelés à enseigner aux hommes que tout est gouverné par Dieu , se montrent eux-mêmes sans inquiétude pour le lendemain. »

La troisième raison d'un tel commandement est de faire connaître la puissance du Seigneur. Saint Jean Chrysostôme indique ces trois motifs dans un discours sur saint Matthieu (1) : Le Seigneur, dit-il , nous a montré beaucoup de choses en un seul point. D'abord il soustrait ses apôtres au soupçon ; ensuite il les délivre de toute sollicitude , afin qu'ils puissent se consacrer entièrement à la parole de Dieu; enfin il leur fait connaître sa puissance. En effet il leur dit plus tard : Quand je vous ai envoyés sans bourse, sans sac et sans souliers, avez-vous manqué de quelque chose (2)?

La quatrième raison est d'arracher de leur coeur tout amour terrestre , car l'argent a coutume d’être compté parmi les biens qui excitent le plus la cupidité. Salomon a dit : Toutes choses obéissent à l'argent ; et : L'avare n'aura jamais assez d'argent (3) . Le Seigneur, ajoute saint Ambroise, a dit à ses disciples: « Ne possédez ni or ni argent; et par-là il retranche , comme avec une faux , jusqu'à la moindre tige de

 

1 ln Mat., 53 — 2 Luc., 29. — 3 Eccl., 10. – 5

 

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l'avarice dans le coeur des hommes. » « Il arrache sans réserve, dit encore saint Chrysostôme, la racine de tous les maux en recommandant de ne posséder ni or ni argent. Il n'a point dit : N'ayez point avec vous , mais , alors même qu'il vous serait possible d'avoir d'ailleurs , fuyez cette peste dangereuse. »

La cinquième raison est de renouveler autant que possible l'état d'innocence. Si l'homme eût persévéré en cet état, toutes choses eussent été communes, et nulle propriété d'une ou de plusieurs personnes n'eût existé. Aussi saint Chrysostôme dit-il que le Seigneur, par ces paroles, enseigne à ses disciples à revenir à cet état où l'homme se trouvait avant son péché.

La sixième raison est de nous enseigner une liberté vraiment parfaite , car, selon saint Jérôme, personne ne dépense plus parfaitement que celui, qui ne se réserve rien; et, s'il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir, celui-là est donc parfaitement heureux qui donne tout ce qu'il possède et ne reçoit au contraire que le moins possible.

Le septième motif a été de tenir le coeur de ses apôtres attaché avec une attention sans réserve à la prédication de la parole de Dieu. Le Seigneur, nous dit saint Chrysostôme , allait envoyer des docteurs à l'univers; c'est pourquoi d'hommes qu'ils étaient il en fait des anges en les délivrant de toutes les sollicitudes de cette vie pour ne leur laisser qu'un seul soin , celui de la prédication. Les apôtres ont donc observé ce genre de vie avant et après la Passion du Seigneur. Ainsi , Pierre répond au pauvre qui

 

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lui demande l'aumône : Je n'ai ni or ni argent (1). « Pierre , nous dit saint Ambroise , en accomplissant le premier l'ordre du Seigneur, nous montre que ce ne fut pas un ordre donné en vain. Un pauvre lui demande de l'argent et il répond : Je n'ai ni or ni argent. Et en cela Pierre ne se glorifie pas au-tant de ne posséder aucune richesse, que d'observer le commandement du Seigneur qui a dit : Ne vous mettez point en peine d'avoir de l'or ni de l'argent. Il semble s'écrier : Vous avez devant les yeux le disciple de Jésus-Christ , et vous lui demandez de l'or (2)! » Saint Paul a observé de même ce commandement. Aussi saint Jean Chrysostôme, dans ses éloges de l'Apôtre, nous dit-il : « Paul ne possédait aucun argent, car il écrit lui-même : Jusqu'à ce jour nous souffrons de la faim et de la soif (3). Nous lisons la même chose de saint Jean l'Evangéliste , dans sa légende, où il est dit: « Nous ne pouvons sous aucun prétexte recevoir de l'or ou des vêtements , ou des maisons, ou des champs , ou des esclaves , etc... »

Cependant il nous faut remarquer ici que s'il était ordonné aux apôtres de ne rien avoir, comme nous l'avons vu , et comme saint Pierre et les autres l'ont observé, il leur était permis , mais non commandé , de vivre de la nourriture et des biens des autres. En les dépouillant de tout, dit encore saint Chrysostôme, il leur donna tout; car il leur permit de demeurer dans les maisons de ceux qu'ils enseignaient et d'y entrer saris rien posséder. Voilà pourquoi j'ai avancé

 

1 Act., 3. — 3 In Luc., l. 7. — 3 I Cor., 4.

 

219

 

que saint Paul avait observé le commandement de ne rien posséder et de ne porter aucun argent avec lui ; mais il usa quelquefois de la permission de recevoir de ses auditeurs les choses nécessaires; il fit quelquefois usage de son droit. Ainsi il dit : J'ai dépouillé les autres églises en recevant d’elles l'assistance dont j'avais besoin pour vous servir (1). Quelquefois il observa un genre de vie plus sublime , comme lorsqu'il dit : Nous avons travaillé le jour et la nuit afin de n'être à charge à personne. Ainsi il a été commandé de ne rien avoir, et il a été permis, mais non commandé de vivre à la table des autres.

Cependant, contrairement à ce sentiment et à cette pauvreté des apôtres, nous lisons que le Seigneur avait une bourse où l'on mettait les offrandes. Or, c'est assez au disciple d'être comme le maître. De plus, si notre sentiment était vrai , les évêques et les clercs depuis le temps de saint Silvestre seraient en état de damnation , comme disent les Manichéens , car ils possèdent de l'or et de l'argent. Et encore, il semble que cette vie des apôtres doit être imitée plutôt des évêques que des autres, et que s'ils ne doivent pas s'y conformer, les autres non plus. Enfin, si quelques-uns avaient à s'y conformer, ce devrait être le partage des hommes en voyage, et non de ceux qui ont une résidence fixe où il faut bien mettre quelque chose en réserve pour les besoins à venir. Aussi saint Augustin expliquant ces paroles du Seigneur : Ne vous inquiétez point où vous trouverez de quoi manger, etc.,

 

1 II Cor., 11.— 2 I Thes., 2.

 

220

 

nous dit-il : « Nous voyons assez que Notre-Seigneur ne désapprouve pas le soin apporté à se procurer ces choses; il nous défend seulement de servir Dieu en vue de tels biens. »

Saint Jean Chrysostôme répond à la première de ces difficultés : « Le Seigneur n'a point ordonné de porter un bâton ni un sac, et cependant il avait une bourse; nais c'était pour subvenir aux besoins des pauvres, c'était pour vous apprendre qu'alors même que vous seriez réduits à une extrême pauvreté et crucifiés à son exemple, vous devez vous appliquer grandement à ce ministère. Car le Seigneur faisait beaucoup de choses pour nous instruire dans sa miséricorde. » Jésus-Christ a donc eu de l'argent pour les autres, et cela de deux manières. Il en a eu pour les parfaits ou autrement pour les chefs de son Eglise, afin de leur apprendre à posséder pour les besoins des pauvres. C'est pourquoi saint Augustin écrit sur ce sujet : « Le Seigneur a eu une bourse, et il conservait les offrandes qui lui étaient faites par les fidèles afin de pourvoir aux nécessités des siens et des autres indigents. Ce fut le premier exemple des biens ecclésiastiques. Mais nous ne lisons clairement nulle part qu'il ait fait usage pour lui-même de cet argent; ou plutôt le contraire nous semble exprimé dans saint Matthieu , où nous le voyons payer le tribut au moyen d'une pièce de monnaie trouvée miraculeusement dans la bouche d'un poisson (1). « Le Seigneur, dit saint Jérôme

 

1 Mat., 17.

 

221

 

à cette occasion , vivait dans une telle pauvreté qu'il n'avait pas de quoi payer le tribut. Judas , il est vrai , avait la bourse destinée à pourvoir aux besoins communs; mais le Maître eût regardé comme. un crime de se servir pour lui-même de l'argent des pauvres , et ainsi il nous a donné l'exemple. »

Ensuite Jésus-Christ a eu de l'argent par compassion pour les faibles et les imparfaits ; car ceux qui ont ainsi quelque chose pour eux-mêmes, bien qu'ils soient parfaits si on les compare à ceux qui ont des biens propres ou en possèdent de considérables , sont cependant imparfaits par rapport à ceux qui n'ont absolument rien en ce monde. En effet, ces derniers se trouvent en ce point élevés au suprême degré et soustraits, autant qu'il est possible à l'homme, aux périls et aux amorces du monde. Aussi Hugues de Saint-Victor s'écrie-t-il à cette occasion : « Que Jésus ait donc de l'argent pour se conformer aux imparfaits. En se rangeant parmi eux il a empêché ceux qui ne recevaient rien de concevoir des sentiments de présomption, et en même temps il a voulu éviter la confusion à ceux

qui recevraient (1). » — Le Seigneur, dit encore saint Augustin, a reçu des offrandes, et nous lisons de certaines femmes pieuses qu'elles le servaient de leur bien. Paul dans la suite n'a rien voulu de semblable. Mais comme beaucoup d'hommes faibles devaient demander de tels secours, le Seigneur s'est placé au rang des faibles. Dès lors Paul s'est-il

 

1 In psal. 91, c. 64

 

222

 

donc élevé plus haut que son Maître? Point du tout: mais le Seigneur est plus sublime parce qu'il est plus miséricordieux. Il savait que Paul agirait de la sorte, et pour ne pas condamner ceux qui feraient autrement, il a donné l'exemple aux faibles (1). » Cependant quand saint Augustin dit que le Seigneur savait que Paul agirait autrement , il ne faut pas entendrec es paroles dans un sens absolu, car l'Apôtre fit sur ce point tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, comme nous l'avons vu plus haut. Ceux donc qui conservent de l'argent pour les autres et y sont forcés par l'autorité de l'Eglise, s'ils désirent, autant qu'il est en eux, en être privés, s'ils observent vis-à-vis d'eux-mêmes une pauvreté rigoureuse, selon la force de notre nature, tout en venant largement en aide aux autres, ceux-là, dis-je, ne possèdent pas au préjudice de la parole divine; ce qu'ils ont ne lui est point un obstacle. Leur avoir est exempt d'imperfection : ils marchent sur les traces de Jésus-Christ en ayant quelque chose et en possédant de la même manière que lui.

Quant à ceux qui gardent de l'argent pour eux-mêmes, on doit les ranger au nombre des faibles. Ils imitent Jésus-Christ en réservant de l'argent , mais ils s'éloignent de lui dans le but qu'ils se proposent en agissant ainsi , car le Seigneur n'a pas eu cet argent pour son usage, comme nous l'avons dit. Cependant ils s'approchent d'autant plus de la

 

1 In ps. 103.

 

223

 

perfection en cet état d'infirmité qu'ils se contentent de moins de choses.

Ainsi Jésus-Christ a accompli la loi donnée par lui à ses disciples, de ne point porter d'argent avec eux , lorsque, parcourant les campagnes, il n'eut pas où reposer sa tête très-sainte. Si la perfection de l'Apôtre nous paraît plus élevée en son genre , s'il nous semble qu'il y ait infirmité à recevoir les choses nécessaires à la vie en la manière dont le Seigneur les recevait des femmes qui le suivaient dans ses prédications , ou en mangeant à la table des autres , il y a cependant une perfection beaucoup plus sublime à vivre ainsi parce qu'on ne possède rien , qu'à avoir des dépôts, à conserver de l'argent et des provisions. C'est pourquoi le Seigneur, recommandant ce genre de perfection singulière à ses apôtres , leur interdit l'argent, et lui-même s'y conforme pendant la plus grande partie de sa prédication. Si l'Evangile fait mention d'argent conservé, c'est seulement six jours avant la Passion, où il est dit que Judas était un voleur et qu'il avait la garde des offrandes. C'est ensuite la veille même de la Passion , selon que nous le lisons dans saint Jean : Quelques-uns pensaient, parce que Judas avait la bourse, que Jésus avait voulu lui dire: Achetez-nous ce qu'il nous faut pour la fête; ou : donnez quelque chose aux pauvres (1). Le Seigneur a dispensé ses apôtres de cette loi pendant ce temps , ou plutôt à commencer de ce soir où il voulut être pris par ses ennemis, afin de leur laisser à chacun

 

1 Joan., 13.

 

224

 

de quoi subsister durant la persécution furieuse de sa mort. C'est pourquoi il leur dit : Quand je vous ai envoyés sans bourse, sans sac et sans souliers, avez-vous manqué de quelque chose?... Mais maintenant que celui qui a un sac ou une bourse s'en munisse, et que celui qui n'en a point vende sa robe pour acheter une épée (1).

« Il ne donne pas à ses apôtres , dit le vénérable Bède, la même règle en temps de persécution, qu'en temps de paix. Quand il les envoie prêcher, il leur défend de rien prendre pour le voyage , car il veut que le prédicateur de l'Evangile vive de l'Evangile; mais aux approches de sa mort, quand tout le peuple poursuit le pasteur et le troupeau, il leur donne une règle convenable au temps où ils se trouvent, en leur permettant d'acheter les choses nécessaires à la vie, jusqu'au moment où la folie des persécuteurs étant calmée, il leur sera libre de prêcher l'Evangile. »

Ainsi, les apôtres envoyés pour prêcher n'ont point eu d'argent en réserve. Au temps de la persécution et de la Passion du Sauveur, ils ont pu en avoir pour leurs besoins , mais à titre de dispense. Plus tard ils se sont faits, pendant quelque temps, les distributeurs des biens des premiers fidèles ; mais , cette administration étant un obstacle à la prédication de la parole de Dieu, ils fout abandonnée et ils sont revenus à leur première pauvreté, comme nous l'avons vu plus haut. En outre, si le Seigneur a bien voulu permettre

 

1 Luc., 22.

 

225

 

l'argent porté par le traître Judas , nous ne voyons pas qu'il se soit jamais attribué dessus un droit de possession. Aussi dit-il de lui-même : Le prince de ce monde s'en vient, mais il n'a rien en moi qui lui appartienne (1). Jésus-Christ n'a rien voulu avoir qu'il pût perdre; il est venu pauvre parmi nous afin de ne rien laisser à enlever au démon.

Je réponds donc en peu de mots à cette objection tirée de l'argent conservé par les apôtres, que le Seigneur a voulu avoir pendant un temps cet argent pour subvenir aux besoins des autres, afin d'apprendre aux chefs de son Eglise à faire de même. De plus il l'a eu pour la consolation des faibles qui possèdent en vue de leurs propres besoins. C'est ainsi qu'il prend la fuite quand on veut le lapider, afin de ne pas jeter dans le désespoir ceux qui fuiraient au temps de la persécution. Mais aussi , comme il s'est montré l'exemple des forts en s'offrant de lui-même aux souffrances de sa Passion, de même il a voulu ne rien avoir pour les former à la pauvreté, et il n'a point gardé à titre de possession ce qu'il n'avait point eu toujours, afin d'apprendre à ceux qui possèdent pour eux-mêmes et non comme administrateurs , qu'ils ne sont point de ce côté arrivés au sommet de la perfection.

Maintenant à ces paroles : C'est assez au disciple d'être comme le maître, je réponds : Un même maître a plusieurs disciples et il sait se mettre à la portée de chacun. L'Apôtre parlait la sagesse au milieu des

 

1 Joan., 14.

 

226

 

parfaits , et il donnait le lait en nourriture aux petits enfants (1). Or , un disciple à qui le lait suffit ne doit pas se contenter toujours d'un pareil aliment, quand même son maître condescendrait à ses désirs sur ce point; mais il doit s'efforcer d'arriver à une nourriture solide. De même, ce n'est point assez pour un disciple d'être semblable à sou maître quand celui-ci se rend faible par condescendance pour les faibles, s'il ne cherche à monter, successivement et autant que possible , jusqu'aux derniers degrés de son art. Ainsi cette parole : C'est assez au disciple, etc., a été dite spécialement pour le temps de la tribulation, afin de nous apprendre à persévérer courageusement à l'exemple de notre Maître, lorsqu'elle se fait sentir.

Je réponds à la seconde objection : Cette calomnie des Manichéens est une folie manifeste. Cette pauvreté rigoureuse n'a pas été imposée aux apôtres comme prélats, puisqu'ils ne l'étaient pas encore, ni même prêtres, mais seulement comme prédicateurs fidèles envoyés au monde entier pour lui servir d'exemple, ainsi que nous l'avons montré plus haut. Une telle pauvreté n'oblige donc que ceux qui l'ont embrassée volontairement à cause de Jésus-Christ. Ainsi, non-seulement après l'époque de saint Silvestre, mais encore dès le commencement du christianisme, les disciples de Jésus-Christ eux-mêmes ont institué des prélats chargés de résider dans les lieux confiés à leurs soins, et jamais il ne leur fut interdit d'avoir les biens nécessaires à l'Eglise et de s'en servir pour eux-mêmes

 

1 I Cor., 2.

 

227

 

et les pauvres dont ils étaient chargés. Les évêques sont les successeurs des apôtres dans l'autorité suprême; ils sont leurs successeurs dans l'obligation et le devoir d'être des modèles de vertu et de sainteté, mais non dans cette discipline sévère et cette pauvreté rigoureuse dont nous parlons. Vous trouverez cette doctrine consignée dans les saints canons, et saint Bernard nous dit : « Le repos est impossible à celui qu'accable la sollicitude de toutes les Eglises. En effet, que vous a laissé le saint Apôtre? Ce que j'ai, dit-il , je vous le donne. Et qu'est-ce donc? Je ne sais qu'une chose : ce qu'il donne n'est ni de l'or ni de l'argent, puisqu'il dit lui-même : Je n'ai ni or ni argent. Qu'il vous soit permis d'en exiger sous un autre titre, je le veux bien , mais jamais en qualité d'apôtre, car saint Pierre n'a pu vous laisser ce qu'il n'avait pas (1). »

A la troisième objection on doit répondre que les prélats ne sont pas tenus à ce genre de vie, puisqu'il est proposé indifféremment à tous. Ainsi saint Jérôme écrivant à une femme du monde lui dit : « Si vous voulez être parfaite et atteindre au degré le plus sublime de la sainteté, comme l'ont fait les apôtres, vendez ce que vous avez et donnez-le aux pauvres (2). »

Enfin je dis à la quatrième objection que cette perfection apostolique n'est pas seulement le partage des religieux en voyage , mais qu'on doit l'observer également à la maison, et ceux qui veulent suivre

 

1 De Consid., 1. 2. c. 6. — 2 Epist. 150.

 

228

 

cette règle ne peuvent avoir aucun argent en réserve. « Si ceux qui, étant dans un pays étranger, dit saint Chrysostôme, et s'en vont en des régions inconnues n'ont rien autre chose à demander que le pain de chaque jour , combien plus ceux qui demeurent à la maison (1)? » Quand le Seigneur nous dit : Que celui qui a un sac le prenne (2), ajoute la Glose, il nous montre que quelquefois en des circonstances pressantes il nous est permis de relàcher sans péché quelque chose des rigueurs de notre vie. Ainsi lorsque nous voyageons par des pays inhospitaliers, nous pouvons porter avec nous des provisions plus abondantes qu'il ne nous, serait libre d'en avoir à la maison. D'ailleurs le Seigneur défend expressément et clairement à ses apôtres, dans l'Évangile, et de posséder et de porter avec eux de l'argent. Telle fut, dit Raban , la pauvreté apostolique avant la Passion, et après pendant uni temps. Cependant, par une dispense du Seigneur, elle cessa un peu d'être aussi rigoureuse. Mais tous ne sont pas tenus, comme nous l'avons dit, à une vie semblable.

Dans la seconde partie de ce chapitre la règle ajoute : Cependant les ministres et les gardiens seulement apporteront, un soin empressé à pourvoir par leurs amis spirituels aux besoins des malades et aux vêtements des religieux, selon les lieux, le temps et les climats divers, et selon qu'ils le jugeront nécessaire.

La règle exhorte à subvenir aux besoins des malades,

 

1 Hom. 33, in Matt. — 2 Luc., 22.

 

229

 

afin qu'ils ne soient point plongés dans la désolation ; à pourvoir aux vêtements des frères, et par là elle entend les autres besoins majeurs. Elle charge de cela 1° les ministres, à qui il appartient , à l'exemple de Jésus-Christ, de servir et non d'être servis; 2° les gardiens, à qui est confié le soin des malades. En effet, le nom de samaritain veut dire gardien , et c'est le samaritain qui prit soin de l'homme laissé pour mort (1). Ce nom de gardien et de ministre est attaché , il est vrai , à plusieurs emplois; cependant par rapport aux personnes à qui il est donné ici, il dit une sorte d'office qui les met au rang des prélats. La charge de ministre nous rappelle l'humilité ; celle de gardien fait naître l'idée de la vigilance pastorale toujours attentive à ne point laisser s'affaiblir l'autorité sous prétexte d'humilité , ni tomber la discipline par un manque de soin à la conserver. Ainsi Isaïe nous dit : Je fais ma garde et j'y passe les nuits entières (2) ; et notre ministre général est appelé lui-même gardien dans la règle. Or, en cet endroit on entend par gardiens ceux qui ont l'obligation de garder par eux-mêmes et de s'appliquer au soin pastoral. Ce soin et cette sollicitude sont imposés uniquement à eux, et cela pour deux raisons : d'abord, afin que les autres n'aient point à s'inquiéter en dehors d'eux; ensuite , parce qu'il y a nécessité de dispenser selon les différentes positions , ou , pour parler comme la règle , selon les lieux, les temps et les climats divers. Il est donc nécessaire de tempérer

 

1 Luc., 10. — 2 Is., 21.

 

230

 

par forme de dispense les rigueurs de la règle selon qu'il est nécessaire; mais cet adoucissement ne peut avoir lieu que par les ministres et les gardiens.

Mais toujours, comme nous l'avons dit plus haut, en demeurant fidèles à ne recevoir ni monnaie ni argent. Notre fondateur rappelle de nouveau cette recommandation afin d'empêcher la pureté de son ordre de s'affaiblir par le danger de ces besoins; car il savait qu'en admettant un tel tempérament sous le faux prétexte de la nécessité , plusieurs dans le clergé et dans le cloître sont devenus vils aux yeux de Dieu et des hommes. Le rejeton d'iniquité , Antiochus, qui veut dire le silence ou le relâchement de la pauvreté, est entré dans le temple du Seigneur et l'a profané (1); et l'application à la sagesse qui est comme le soleil s'étant obscurcie, la lune de la science véritable et des saintes affections s'est changée en sang. C'est donc là la racine de la sagesse divinement inspirée au bienheureux François pour préserver son jardin des ronces et des épines répandues sur presque toute la surface de la terre et dont la vue le remplissait d'effroi , car on ne saurait cueillir des raisins sur des

épines (2).

 

1 I Mac., 2. — 2 Mat., 7.

 

231

 

CHAPITRE V. De la manière de travailler.

 

« Les frères à qui Dieu a donné la grâce de travailler doivent le faire fidèlement et dévotement, de façon à ne pas éteindre , en éloignant un repos ennemi de l'âme, l'esprit de la sainte oraison et de la ferveur, auquel doivent céder toutes les choses temporelles. Que les religieux reçoivent en récompense de leur travail ce qui est nécessaire à leurs

besoins et à ceux de leurs frères, mais toujours en exceptant l'argent. Et qu'en cela ils agissent avec humilité, comme il convient à des serviteurs de Dieu et à des disciples de la très-sainte pauvreté. »

 

EXPOSITION.

 

Les frères à qui Dieu a donné la grâce de travailler. Après avoir éloigné le danger où Judas a péri , saint François met sa religion en garde contre un autre péril : il ne veut pas que l'épouse de Jésus-Christ mange son pain dans l'oisiveté. Il porte donc au travail ceux qui en sont capables et les y exhorte par une triple raison.

Les frères à qui Dieu a donné la grâce de travailler. Il n'entend pas tous les frères, mais seulement ceux à qui la grâce en a été accordée. Or, par cette grâce , il faut comprendre les forces corporelles ,

 

231

 

l'habitude acquise du genre de travail auquel on doit se livrer et l'aptitude. Que ceux-là donc travaillent fidèlement par rapport à eux-mêmes et au prochain, et dévotement par rapport à Dieu, c'est-à-dire en dirigeant leur travail à la gloire du Seigneur. Mais de quel genre de travail veut parler le saint? On le voit assez par les raisons qu'il apporte : le retranchement de l'oisiveté, l'embrasement de la dévotion et la nécessité de subvenir aux besoins du corps. Il a voulu imposer à ses frères une occupation propre à exclure parfaitement l'oisiveté , à nourrir souverainement la dévotion , et à procurer d'une manière honorable les choses nécessaires au soutien de la vie. Le travail corporel éloigne bien, il est vrai, l'oisiveté extérieure; mais il est d'une utilité médiocre , il ne chasse point du coeur ce désordre et il n'y apporte pas la pureté, comme nous le voyons par l'exemple des hommes appliqués aux travaux mécaniques et qui ont coutume, au milieu de leurs occupations, de se répandre en toutes sortes de discours honteux. C'est à l'étude de la sagesse qu'il appartient d'occuper vraiment le coeur. Ainsi il est dit dans les Proverbes : Mon fils, donnez-moi votre cœur (1); et au livre de la Sagesse : Les grandes vertus sont son ouvrage (2) . Voilà pourquoi notre règle ajoute : En éloignant un repos ennemi de l'âme. En effet, l'oisiveté a enseigné beaucoup de mal (3). « Tenez pour certain , dit saint Jérôme , que l'oisiveté est la mère de toute concupiscence, de toute impureté et de tout péché. » Ensuite le travail

 

1 Prov., 23. — 2 Sap., 8. — 3 Eccli., 33.

 

233

 

de la sagesse excite en nous les sentiments de la dévotion la plus vive, car on trouve l'immortalité à s'unir avec la sagesse, un saint plaisir dans son amitié, des richesses inépuisables dans les ouvrages de ses mains (1).

Qu'ils travaillent de façon à ne pas éteindre l'esprit de la sainte oraison et de la dévotion. La manière la plus honorable de pourvoir aux besoins du corps , c'est de s'exercer aux travaux de la prédication et de l'enseignement. Le travail mécanique peut être récompensé selon son mérite , mais celui qui sème des biens spirituels ne saurait par des biens corporels recevoir une récompense égale à ses droits. C'est pourquoi saint Paul s'écrie : Si nous avons semé en vous des biens spirituels , est-ce donc une grande chose que nous recueillions un peu de vos biens temporels (2) ?

Que les religieux, en récompense de leur travail , reçoivent ce qui est nécessaire à leurs besoins corporels. En effet , l'ouvrier est digne de recevoir un salaire (3). Ces paroles ont été dites pour les apôtres , alors qu'ils prêchaient l'Evangile; car en ce temps on ne comptait pas encore de prélats, comme nous l'avons vu plus haut. Or, selon saint Augustin , quatre sortes de personnes ont droit à vivre de l'Evangile : les ministres de l'autel , qui offrent le saint sacrifice pour le peuple et chantent les divins cantiques , les dispensateurs des sacrements, les prédicateurs et ceux qui, avant leur conversion ayant suffisamment de quoi vivre, l'ont distribué aux pauvres.

 

1 Sap.. 8. — 2 I Cor., 9. — 3 Luc., 10.

 

234

 

Mais toujours en exceptant toute espèce de monnaie ou d'argent, de peur que cela ne finisse par passer en droit. C'est pour la troisième fois que cette défense a lieu , parce que l'on entend par argent trois sortes de choses : l'argent proprement dit, les fruits de la terre et les troupeaux. Au reste nous ne lisons nulle part que le Seigneur de toute perfection se soit jamais livré à aucun travail corporel. Sans doute l'apôtre saint Paul, à qui l'esprit de grâce a été communiqué avec plénitude et la sagesse sans aucun effort d'étude , s'est livré à un travail manuel et rétribué. Mais Jésus-Christ savait bien qu'il ne pouvait en être ainsi communément de ceux dont la vie et la parole sont consacrées au salut des âmes sans nuire à leur ministère. En outre, le travail de la sagesse considéré en soi l'emporte en excellence sur le travail corporel, quoique ce dernier puisse quelquefois par hasard être nécessaire au prédicateur. Le Seigneur choisissant donc ce qui est meilleur en soi pour l'homme appliqué à répandre la divine parole , n'a pas voulu embrasser un travail manuel , afin de ne pas laisser accuser ses docteurs qui ne pourraient s'y livrer, et afin qu'ils ne fussent pas empêchés par un tel travail. Aussi saint Paul lui-même n'a-t-il pas toujours travaillé de la sorte, mais seulement quelquefois. Cependant, comme plusieurs frères ont reçu la grâce de travailler spirituellement, d'autres corporellement, notre saint a donné à tous une règle générale, afin que chacun pût en user selon le don de Dieu, et il a dit : Les frères à qui le Seigneur a accordé la grâce de travailler.

 

235

 

Mais aussi de peur que l'exigence de la récompense ne trouble les débiteurs et ne dépasse les bornes de la mendicité, il ajoute : En cela ils agiront avec humilité, comme il convient à des serviteurs de Dieu et à des disciples de la très-sainte pauvreté. Nous devons savoir que tous les hommes sans exception sont tenus en vertu d'un précepte à quelque genre de travail utile, car il est écrit : Vous mangerez votre pain à la sueur de votre front (1). Ceux donc qui ne sont point aptes à des travaux plus relevés doivent s'exercer à un travail corporel, selon le commandement de l'Apôtre. Nous apprenons, dit-il, qu'il y a parmi vous quelques gens inquiets, ne travaillant point et se mêlant de ce qui ne les regarde pas. Or, nous ordonnons à ces personnes et nous les conjurons par Jésus-Christ Notre-Seigneur de manger leur pain en travaillant en silence (2). Mais c'est une impiété de vouloir étendre à d'autres qui sont appliqués à des travaux plus sublimes et plus utiles ce qui n'a été dit que pour les paresseux et les curieux.

 

CHAPITRE VI. Que les frères ne doivent rien s'approprier, et ensuite de la demande de l'aumône et des frères malades.

 

« Que les frères ne s'approprient ni maisons, ni lieu, ni aucune autre chose; mais qu'ils soient en

 

1 Genes., 5. — 2 II Thess., 3.

 

236

 

ce monde comme des voyageurs et des étrangers , occupés à servir Dieu dans la pauvreté et l'humilité , et qu'ils aillent demander l'aumône avec confiance. Ils ne doivent point rougir d'en agir ainsi, car le Seigneur lui-même s'est fait pauvre pour nous en ce monde. C'est cette hauteur sublime de la pauvreté qui vous a établis les héritiers et les rois du royaume céleste, ô mes frères bien-aimés; c'est elle qui vous a rendus indigents des choses de ce monde et vous a enrichis de vertus. Qu'elle soit donc votre partage et qu'elle vous conduise dans la terre des vivants. Attachez-vous à elle sans réserve, ô mes chers frères, et au nom de Jésus-Christ notre Seigneur ne désirez jamais rien posséder autre chose sous le ciel. En quelque lieu que se trouvent les frères, qu'ils se montrent mutuellement les serviteurs les uns des autres, et qu'ils se fassent con- naître sans crainte leurs besoins réciproques; car si une mère aime et nourrit son enfant selon la chair, combien plus devons-nous aimer et nourrir notre frère selon l'esprit? Et si quelqu'un tombe malade, les autres frères doivent le servir comme ils voudraient être servis eux-mêmes. »

 

EXPOSITION.

 

Que les frères ne s'approprient rien. Ici notre saint éloigne de nous le troisième danger que nous savons résulter des biens propres. Ce chapitre renferme quatre parties : d'abord, il défend toute propriété ; en second lieu , il impose la mendicité ; en troisième

 

237

 

lieu , il excite à un amour immuable de la pauvreté; et enfin il porte les frères à se consoler mutuellement.

Notre fondateur dit donc : Que les frères ne s'approprient rien. Il avait déjà défendu de recevoir de l'argent ; pour ne pas laisser croire qu'il soit permis de recevoir autre chose comme des biens immeubles, il exclut tout par ces paroles générales : Qu'ils ne s'approprient rien, soit à titre de propriété personnelle, soit à titre de propriété commune , selon que nous le dit le Pape dans sa déclaration de notre règle. C'est pourquoi il ajoute : ni maison, ni lieu, ni aucune autre chose. Et cela avec raison; car, dit Sénèque, la vie se passerait en toute sécurité si l'on faisait disparaître deux mots le mien, le tien. En effet , de nos jours, les plus grandes perturbations naissent de ces deux mots : le nôtre, le vôtre. Mais qu'ils soient en ce monde comme des voyageurs et des étrangers occupés à servir Dieu dans la pauvreté et l'humilité. L'intention évidente de saint François est donc que ses religieux usent des choses placées sous la puissance d'autrui comme de simples serviteurs.

Mais plusieurs adversaires de notre saint fondateur et de la vérité nous ont objecté le canon suivant : Il convient de posséder les biens de l'Eglise et de mépriser les siens par amour de la perfection. Ainsi saint Paulin, après s'être dépouillé de tout ce qu'il possédait , devint évêque , et il administra les biens de son Eglise avec une souveraine fidélité. Cela nous enseigne assez à rejeter nos biens propres par le désir de la perfection ; mais aussi nous y apprenons qu'on peut

 

238

 

en même temps , sans mettre obstacle à son avancement, administrer les biens de l'Eglise , ce qui est la même chose que de posséder des biens communs. Par conséquent il n'y a donc aucun avantage pour notre perfection à nous dépouiller de ces sortes de biens.

2° Ce genre de vie semble accuser l'Eglise d'une chose fausse; car les clercs et les religieux qui possèdent des. biens ecclésiastiques n'en sont pas les maîtres , mais les usufruitiers. En effet , les biens de droit divin n'appartiennent à personne; ainsi les clercs en ont seulement l'usage et non le domaine.

3° Ils nous disent en troisième lieu: Les choses dont se servent les frères mineurs ont un maître ou n'en ont point. Si elles n'en ont point, pourquoi en font-ils usage plutôt que d'autres? Si elles sont à quelqu'un , comme à l'Eglise romaine, les frères qui les méprisent sous prétexte de perfection et les laissent à l'Eglise , semblent donc lui reconnaître une imperfection. Or, une telle prétention est un crime; car l'Eglise a été donnée pour être le miroir et l'exemple du monde entier.

4° Les biens dont les frères mineurs font usage sont propres ou communs. S'ils sont propres, donc ils les possèdent d'une manière coupable; s'ils sont communs, ils font partie de ceux dont il est dit : Toutes choses étaient communes (1),

5° Les frères mineurs se servent de choses qui sont consommées par l'usage seul. Or, en de telles choses,

 

1 Act., 4.

 

239

 

le domaine n'est pas différent de l'usage. Le domaine, c'est l'appropriation au suprême degré; donc ils s'approprient ces choses, comme la nourriture, le vêtement, etc.

Je réponds à la première objection : Comme la communauté des biens a été instituée dans le principe pour fomenter la charité, ainsi le renoncement à tout droit propre ou commun , commandé aux apôtres , a été renouvelé en ces derniers temps pour extirper l'avarice qui se répand aujourd'hui à l'occasion des biens ecclésiastiques d'une manière bien plus pernicieuse que dans les temps passés,quoique l'abus de tels biens soit un sacrilège. Lors donc que les saints canons nous disent : Il convient, etc. , je dis aussi : Il convient, je l'avoue, mais il est écrit : Toutes choses ne conviennent pas à tous, et tous ne se plaisent pas aux mêmes choses (1). Aussi l'Apôtre dit-il aussi que pour lui de pareilles choses ne lui sont pas profitables. Tout m'est permis, s'écrie-t-il , mais tout ne m'est pas avantageux (2). Et il en donne la raison en ajoutant : Pour moi je ne me rendrai l'esclave de qui que ce soit, je ne me ferai l'esclave d'aucun juge en lui réclamant quelque chose comme ma possession. Il est donc avantageux qu'il y ait dans l'Eglise des biens communs afin de subvenir aux besoins de ses ministres et de ses pauvres; mais aussi il y a un autre genre de vie avantageux pour ceux qui ne veulent point, en voyant leurs biens se multiplier, s'exposer à devenir l'esclave des choses terrestres; ce genre consiste à ne

 

1 Eccli., 57. — 2 I Cor., 6.

 

240

 

rien posséder ni en propre ni en commun. « Le comble du mérite apostolique et de la vertu parfaite, dit saint Jérôme, c'est de vendre tout, d'en donner le prix aux pauvres, et de voler, ainsi allégé et rendu plus agile aux choses célestes, en la société de Jésus-Christ (1). » Il y a , il est vrai, dans le canon cité, qu'on peut sans nuire à sa perfection administrer des biens communs; mais, nous l'avons déjà dit plus haut, nous reconnaissons que les pauvres ne trouvent aucun obstacle à leur perfection à recevoir l'administration de tels biens par ordre de l'Eglise, si ceux à qui elle est confiée désirent, autant qu'il est en eux et autant que le souffre la fragilité humaine, être privés de ce genre de possession , et s'ils ne se re-lâchent en rien de l'austérité de la pauvreté. En administrant ainsi ce qui leur est confié , pour les autres et non pour eux , en possédant, mais de la sorte , ils sont semblables au Sauveur.

Je réponds à la seconde objection : Les biens dont use l'Eglise n'appartiennent, il est vrai , à personne à titre de propriété personnelle; cependant ce sont des biens propres aux communautés des Eglises. Ainsi il est dit au livres des Actes : Nul ne considérait ce qu'il possédait comme étant à lui en particulier, mais toutes choses étaient communes entre eux. Ils possédaient donc en commun, mais non personnellement, et c'est seulement sous ce point de vue que ces choses sont dites n'être à personne. Ainsi, les biens de l'Etat ne sont nominés la propriété d'aucun , et

 

1 Epist. ad Dem.

 

241

 

tout le monde les regarde comme celle de tous. Cependant ou ne peut établir une comparaison parfaite entre les propriétés des villes et celles des Eglises.

Je réponds en troisième lieu : Tous les biens meubles dont se sert l'ordre des Frères mineurs appartiennent simplement et immédiatement à l'Eglise romaine. Celui donc qui entre par la porte, selon le précepte de l'Evangile, et possède ces biens pour subvenir aux besoins des autres, celui-là ne fait rien de contraire à la perfection, comme nous l'avons déjà démontré.

Je réponds en quatrième lieu : Les choses dont les frères mineurs font usage leur sont communes quant à l'usage et non quant au domaine. Mais, pour les premiers fidèles de l'Eglise de Jérusalem , toutes ces choses leur étaient communes quant à la possession. Parmi eux cependant plusieurs en eurent l'usage commun sans en avoir la propriété , comme les Apôtres , alors qu'ils gouvernaient immédiatement cette Eglise.

Je réponds enfin, en dernier lieu, qu'il y a un double usage des choses : les uns s'en servent avec une autorité propre, comme les maîtres, et les autres avec une autorité déléguée, comme les serviteurs. Ainsi l'habit dont se sert l'esclave appartient à son maître; le bien acquis par l'esclave l'est au profit du maître, selon la loi. Celui donc qui use des choses avec une autorité propre, pour lui l'usage ne diffère pas du domaine; mais il n'en est pas ainsi de celui qui en use avec une autorité déléguée. Or, comme

 

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les frères mineurs se sont rendus esclaves de Jésus-Christ , ils se servent, il est vrai, de choses qui se détruisent par l'usage, mais non à titre de maîtres; et en cela ils marchent sur les traces du Seigneur, qui se sustentait d'une nourriture étrangère en recevant continuellement l'hospitalité chez les autres.

Mais on demande si les frères mineurs, ayant seulement l'usage des choses, peuvent l'étendre à toutes sortes de choses quelqu'en soit le prix ou la quantité. Il semble qu'il peut en être ainsi , car saint Grégoire dit (1) : Ce n'est pas la valeur, mais l'affection qui fait le crime. Il suffit donc de garder son coeur libre sans s'inquiéter si les objets sont précieux ou médiocres.

On dit encore : Dieu vit toutes les choses qu'il avait créées, et elles étaient très-bonnes (2).Mais le bien ajouté au bien l'augmente; donc la privation des richesses ne fait rien à la perfection.

Et enfin : Nous voyons beaucoup de saints extrêmement riches dans l'un et l'autre Testament.

Je réponds d'abord : Les frères mineurs faisant profession d'une pauvreté très-élevée, toutes les choses dont ils font usage doivent être en petit nombre, médiocres et grossières : ces qualités accompagnent naturellement une telle pauvreté. Au contraire, les riches ont l'abondance, la gloire, l'éclat, la consolation; car tout cela s'acquiert au moyen des richesses. Or, comme la pauvreté, en tant qu'elle est l'opposé de la richesse, manque de ces avantages si elle existe

 

1 Mor., l. 10, c. 17. — 2 Genes., 1.

 

243

 

réellement, ainsi une pauvreté très-élevée doit en manquer au suprême degré. Il ne convient donc pas à des hommes pauvres d'avoir des cours vastes, des édifices somptueux , des vases ornés , des celliers bien fournis, des greniers abondants ; mais ils doivent réduire tout cela, autant que le permet le besoin, aux strictes rigueurs de la pauvreté. Voilà pourquoi la règle ajoute : Qu'ils soient en ce monde comme des voyageurs et des étrangers.

Je réponds aux paroles citées de saint Grégoire : La valeur d'une chose ne saurait faire le crime en soi ni comme cause, mais seulement elle peut en être l'occasion ; car la trop grande abondance entraîne l'âme de celui qui possède. De là cette parole de saint Bernard : « Le motif principal qui doit nous éloigner des richesses , c'est qu'on ne peut jamais , ou du moins que bien difficilement , les posséder sans amour. »

Et ainsi on comprend ma réponse à la seconde objection. Toutes les choses créées sont bonnes en elles-mêmes; mais elles sont mauvaises par occasion à cause de l'infirmité humaine. Les créatures de Dieu, dit la Sagesse, sont devenues un objet d'abomination à ses yeux, un sujet de tentation aux hommes, et un filet où les pieds des insensés se sont pris (1). De là cette parole d'un poète : « L'amour de l'argent croît avec l'argent lui-même. »

Je réponds en troisième lieu : Quelques saints, il est vrai, ont été riches, mais en bien petit nombre.

 

1 Sap., 14.

 

244

 

Aussi le Sage les exaltant les nomme-t-il au singulier et le fait-il conditionnellement. Bienheureux, dit-il , le riche qui a été trouvé exempt de tache (1). Tandis que le Seigneur prononçant contre eux l'arrêt de condamnation , en parle au pluriel : Malheur à vous, riches, qui avez eu votre consolation sur la terre (2)! D'ailleurs Jésus-Christ s'est montré le docteur de la pauvreté par ses exemples et ses paroles; il mérite donc infiniment d'être préféré; et ce qu'il a choisi , lui, la perfection par excellence, doit donc l'emporter dans notre amour.

Qu'ils aillent demander l'aumône avec confiance. On objecte contre ce point ce qui est écrit des premiers chrétiens : Il n'y avait parmi eux aucun pauvre (3). Mais nous avons déjà répondu que ces premiers fidèles ne professaient pas toute la rigueur de la pauvreté apostolique, car parmi eux il y avait des néophytes et des femmes, et une pauvreté trop hâtée eût été peut-être nuisible. Saint Paul , au contraire, a dit en parlant de lui et de ses imitateurs : Jusqu'à cette heure nous souffrons de la faim et de la soif, et ailleurs: Lorsque j'étais auprès de vous et que je manquais de tout, je n'ai été à charge à personne (4).

On nous dit également : 1° Le Seigneur a été pauvre, il est vrai; cependant nous ne lisons nulle part qu'il ait mendié.

2° Les frères mineurs, en se livrant à la mendicité , semblent faire tort aux autres pauvres qui mendient et sont privés de tout secours humain.

 

1 Eccli., 31. — 2 Luc., 6. —3 Act. 4, — 4 I Cor., 4-11.

 

245

 

3° Il est écrit : Il vaut mieux donner que recevoir (1).

Je réponds d'abord : S'il est par-dessus tout honorable de donner, c'est se soustraire souverainement à l'honneur que de se mettre dans l'impossibilité de donner et dans la nécessité de mendier. Rien ne coûte aussi cher, dit Sénèque , que ce qui s'achète par des prières, et de tous les genres de demandes la plus humiliante est la mendicité; car mendier, c'est vivre de la pitié des hommes , et il est écrit au livre des Psaumes : Que ses enfants vagabonds et errants d'un lieu à un autre soient réduits à la mendicité (2). Que peut-il , en effet , y avoir d'aussi humiliant que de s'offrir à la pitié de tous les chrétiens? C'est pourquoi saint François dit pour fortifier ses frères : Ils ne doivent point rougir de demander l'aumône. Jésus-Christ lui-même a été mendiant ; et saint Augustin expliquant ces paroles du Psaume : Il a poursuivi l'homme indigent et réduit à la mendicité (3), nous dit : « Celui qui poursuit , c'est Judas. Il poursuit le tt pauvre , car le Seigneur n'a pas dédaigné de se rendre pauvre, de riche qu'il était, afin de nous enrichir par sa pauvreté ; mais où trouverons-nous qu'il ait mendié, si ce n'est peut-être dans ces paroles adressées à la samaritaine : Donnez-moi à boire, et dans cette autre prononcée sur la croix : « J'ai soif. » J'ajoute à ce passage de saint Augustin : Tout ce monde appartenait au Sauveur, tout lui était dû de la part des hommes , et cependant il n'a pas usé de sa puissance pour exiger les choses dont il avait

 

1 Act., 20. — 2 Ps. 108. — 3 Ps. 108.

 

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besoin. Il ne les a pas exigées avec empire , mais à la manière d’un pauvre mendiant. Ainsi il a dit à Zachée : Hâtez-vous de descendre, etc. (1); les hommes ne l'invitaient pas , et il s'invitait lui-même.

Les apôtres aussi ont observé le même genre de vie. Tout leur était dû, et cependant ils ont reçu de la pitié des autres ce qu'on leur offrait pour leurs besoins.

Saint Bernard parlant sur ces paroles (2) : Lorsque Jésus fut âgé de douze ans, etc., s'écrie : « O Seigneur, afin de vous conformer sans réserve à notre pauvreté, afin de prendre en vous toutes les misères de la vie humaine, vous vous êtes associé à la troupe des pauvres, et comme un d'entre eux vous alliez mendier de porte en porte de quoi vous sustenter. » Saint Augustin nous dit de même : Judas était chargé de la bourse, et ce qu'on y mettait était offert au Seigneur, à moins que vous ne vouliez croire que le Seigneur mendiait dans ses courses et que celui dont les anges sont les ministres était dans l'indigence. Mais pourquoi a-t-il voulu manquer ainsi de tout, sinon pour inviter les montagnes à produire l'aliment destiné à sustenter les malheureux? »

Saint Paul nous dit également (3) : Les Eglises de Macédoine et d'Achaïe ont résolu avec beaucoup d'affection de faire quelque part de leurs biens à ceux d'entre les saints de Jérusalem qui sont pauvres. Elles l'ont résolu, dis-je, avec beaucoup d'affection et elles leur sont redevables; car si les Gentils ont

 

1 Luc., 19. — 2 Luc., 2. — 3 Rom. 15.

 

247

 

participé aux richesses spirituelles des Juifs, ils doivent aussi leur faire part de leurs richesses temporelles (1). Or , la Glose expliquant, ce passage : Elles leur sont redevables, donne pour raison de cette dette que les Juifs avaient envoyé des prédicateurs aux Gentils. Mais comme les frères mineurs envoient des prédicateurs au monde entier, ils peuvent donc recevoir de tout le monde les choses nécessaires à leur subsistance. Ils ne font de tort à personne, car, selon la loi , celui-là ne fait aucun tort qui use de son droit; à moins peut-être qu'on ne regarde comme un tort de leur part de recevoir avec une confusion extrême ce qu'ils pourraient avoir avec honneur.

Ensuite tous les biens de l'Eglise du Seigneur et le superflu des riches appartiennent aux pauvres. Or, en participant à de tels biens, on blesse d'autant moins les autres qu'on se contente de moins de choses. C'est ce que fout les frères mineurs. Ils pourraient , comme les autres clercs, vivre dans les honneurs et l'abondance, et ils embrassent l'ignominie et les peines amères; ils mendient pour eux-mêmes, comme saint Paul a mendié pour les autres dans les collectes qu'il fit pour soulager la misère des pauvres.

Enfin , s'il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir, ceux-là sont donc arrivés au suprême degré de la béatitude, qui ont tout donné. Or, saint Jérôme nous dit : « Personne ne distribue d'une manière plus parfaite que celui qui ne se réserve rien. »

De plus, si en recevant on perd de son bonheur ,

 

1 Rom., 15.

 

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ceux qui reçoivent plus perdent davantage, et ceux qui reçoivent moins subissent une perte moins considérable. Or, c'est parmi les derniers entre tous les rangs du clergé, qu'il faut compter les frères mineurs en vertu de leur profession.

Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir, sans doute, toutes choses égales; mais il y a plus de bonheur à recevoir qu'à donner quand on le fait en subissant une si grande humiliation. Aussi le Seigneur a-t-il formé ses apôtres à recevoir, quand il les a envoyés dans le monde dépouillés de tout.

Que les frères aillent donc demander l'aumône avec confiance. Qu'ils n'aient point honte de le faire, car le Seigneur lui-même s'est fait pauvre pour nous en ce monde. Mais qu'ils se glorifient de ce qu'il leur a été donné de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus en ne possédant rien en ce monde.

C'est cette hauteur sublime de la glorieuse pauvreté, etc. Pourquoi cette pauvreté est-elle sublime , sinon parce qu'elle est très-éloignée du monde et par conséquent très-proche du royaume des cieux? Elle est en effet, autant qu'il est possible , semblable à la vie éternelle où rien de terrestre ne saurait être possédé soit en commun, soit en particulier. C'est celte pauvreté qui vous a établis, ô mes frères bien-aimés, les héritiers et les rois du royaume céleste. Vous êtes les héritiers de ce royaume parce que la gloire éternelle est promise à ceux qui abandonnent tout à cause de lui. Ainsi il est dit dans saint Matthieu : Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le

 

249

 

royaume des cieux leur appartient (1). Ils en sont comme les maîtres , quoiqu'ils ne le possèdent pas encore, par cela seul qu'ils ont tout sacrifié pour Dieu. Saint François nous indique de quelle manière s'acquiert un tel bien , en ajoutant : C'est cette pauvreté qui vous a rendus indigents des choses de ce monde et enrichis de vertus. En effet le but de la pauvreté est d'éloigner les obstacles et d’accroître l'éclat de la vertu. Que nos pauvres s'appliquent donc, puisqu'ils l'emportent sur les autres par la rigueur de leur pauvreté, à l'emporter de même par la sublimité de leurs vertus. — Qu'elle soit votre partage et qu'elle vous conduise dans la terre des vivants. Il est juste qu'il en arrive ainsi , puisque nous ne cherchons rien dans la terre des mourants. — Attachez-vous à elle sans réserve, ô mes chers frères; ou autrement : Que tout ce qui sert à votre usage annonce la pauvreté. — Et, au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur, ne désirez jamais rien posséder autre chose sous le ciel. En effet le Seigneur a été tellement pauvre qu'il n'a rien eu dont il fût au pouvoir du démon de le déposséder.

Mais une fois réduits à une semblable pauvreté , nous avons besoin d'être consolés par nos frères. C'est pourquoi il ajoute : En quelque lieu que se trouvent les frères, qu'ils se montrent mutuellement les serviteurs les uns des autres. Il leur fait connaître par ces paroles de quelle manière ils doivent agir les uns envers les autres, envers ceux qui sont en bonne

 

1 Mat., 5.

 

250

 

santé d'abord, et ensuite envers les malades. Pour le premier point il les exhorte à une charité véritable et non pas seulement apparente. Or, cette charité renferme deux choses : une tendresse intime, affable et cordiale, et le secours dans tous les besoins. Il dit donc : En quelque lieu que se trouvent les frères, à la maison ou ailleurs, qu'ils se montrent les serviteurs les uns des autres, non-seulement en public nais encore en particulier, mais encore dans le secret. Et qu'ils se fassent connaître sans crainte leurs besoins, comme un enfant fait connaître les siens à sa mère. Aussi il ajoute : Si une mère aime et nourrit son enfant selon la chair, combien plus devons-nous aimer avec affection et nourrir avec empressement notre frère selon l'esprit! En effet, l'amour gratuit est plus fort que l'amour selon la chair; car la charité surmonte la crainte naturelle de la mort; ensuite elle a pour base un bien infini, et rien d'infini ne saurait prévaloir contre elle. Cette exhortation est tirée de cette règle de l'Evangile où il est dit : C'est en cela que tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les attirer (1). Et de cet autre endroit : Et vous, lorsque vous serez converti, vous aurez soin d'affermir vos frères (2). Il ajoute enfin pour les malades : Si quelqu'un tombe malade, les autres frères doivent le servir comme ils voudraient être servis eux-mêmes. Et, cela appartient encore à la charité. Aussi est-il écrit : Ne vous lassez pas de visiter les malades, car vous vous affermissez

 

1 Joan., 13. — 2 Luc., 22.

 

251

 

par-là dans la charité (1). Et le Seigneur dit également : Faites aux hommes ce que vous voulez qu'ils vous fassent (2) .

 

CHAPITRE VII. De la pénitence a imposer aux frères coupables.

 

« Si quelques-uns d'entre les frères , à l'instigation du démon, pèchent mortellement, ces frères seront tenus de recourir sans retard et le plus tôt qu'ils le pourront aux ministres provinciaux pour les fautes qui obligent à un pareil recours , selon qu'il a été réglé entre les frères. Si ces ministres sont prêtres, ils leur imposeront une pénitence mais avec miséricorde. S'ils ne le sont pas, ils leur en feront donner une par d'autres prêtres de l'ordre, en la manière qu'ils jugeront devant Dieu être le plus utile. Ils auront soin de ne point se laisser aller à la colère et de ne point se troubler à cause des péchés de leurs frères, car la colère et le trouble

ne servent qu'à empêcher la charité en eux et dans les autres. »

 

EXPOSITION.

 

Si quelques-uns d'entre les frères, à l'instigation du démon, pèchent mortellement. Après avoir formé les deux premiers côtés de sa ville de six parties distinctes

 

1 Eccli., 7. — 2 Mat., 7.

 

252

 

et parfaites, notre saint se tourne vers le troisième qui est à l'occident; et ce côté se compose également de trois parties. La première apprend comment il faut relever de leurs chutes ceux qui sont tombés , et les empêcher d'y périr. La seconde traite du principal gouvernement de l'ordre et des moyens de conserver ce même ordre dans un état immuable. La troisième nous enseigne à tirer du péché les personnes du dehors par la prédication de la parole de Dieu. La première partie se subdivise elle-même en trois autres : d'abord, elle demande une juste appréciation du péché; ensuite, une juste correction; et enfin, elle règle la conduite des ministres en ces circonstances.

Notre saint nous dit donc : Si quelques-uns d'entre les frères, à l'instigation du démon, ont péché mortellement. Plus un religieux s'applique avec ardeur au soin de sa perfection , plus l'ennemi déploie de ruses et d'efforts pour le faire tomber. On entend par faute mortelle toute transgression grave et volontaire d'un précepte divin ou de discipline. Ces /i°ères seront tenus de recourir sans retard le plus tôt possible aux ministres de la province pour les fautes qui obligent à un pareil recours, selon qu'il a été réglé entre les frères. Ainsi le Seigneur s'était réservé parmi ses miracles celui de chasser les démons. Il s'agit ici des péchés publics; pour les fautes secrètes on ne doit point les faire connaître. En effet, un péché commis publiquement et au scandale des autres est plus grave, toutes choses égales, qu'un péché secret , et il mérite une punition plus sévère.

 

253

 

Si ces ministres sont prêtres: Ce qui doit avoir lieu régulièrement , car les ministres ont charge d'âmes; par conséquent il y a pour eux obligation de connaître l'état de leurs troupeaux et de les diriger dans la foi et dans les moeurs. Cette condition exprimée par la règle a été écrite pour les commencements de l'ordre, à cause du petit nombre de ses prêtres. Ensuite saint François lui-même a fui par humilité l'honneur du sacerdoce , comme l'avait fait avant lui saint Benoît. — Ils leur imposeront une pénitence, mais avec miséricorde. Il recommande la miséricorde de peur qu'il n'arrive selon cette parole : Vous vous contentiez de dominer avec une rigueur sévère et pleine d'empire. Ainsi mes brebis ont été dispersées, parce qu'elles n'avaient point de pasteur (1). — S'ils ne sont pas prêtres, ils leur feront donner une pénitence par d'autres prêtres de l'ordre, etc.

Ils auront soin de ne point se laisser aller à la colère. Il veut parler d'une habitude qui tend à la malveillance avec assentiment du libre arbitre. Je fais cette remarque ; car il n'est pas en notre pouvoir d'empêcher tontes les passions qui se glissent à la suite de la colère. C'est assez de conserver la rectitude de sa volonté et de réprimer quant au consentement tous les mouvements irraisonnables de ce vice. De là ces paroles : Mettez-vous en colère et gardez-vous de pécher (2). — Ils auront soin de ne pas se troubler, c'est-à-dire de ne pas se rendre violents ni emportés vis-à-vis de leurs inférieurs. — A cause des péchés

 

1 Ezech., 34. — 2 Ps. 4.

 

254

 

de leurs frères, car la colère et le trouble ne servent qu'a empêcher la charité en eux et dans les autres. Or, la charité est la vie du coeur. Celui qui a de la haine contre son frère est homicide, dit saint Jean (1). Mais il ne défend pas cette colère qui est du zèle : elle est une vertu nécessaire à la correction du vice.

 

CHAPITRE VIII. De l'élection du ministre général de l'ordre et du chapitre de la Pentecôte.

 

« Tous les frères de cette religion sont tenus d'avoir en tout temps un supérieur général choisi parmi eux pour être le ministre et le serviteur de tout l'ordre, et ils lui devront une obéissance inébranlable. A sa mort, les ministres et les gardiens lui choisiront un successeur au chapitre de la Pente- côte, où les ministres provinciaux seront toujours obligés de se rendre, en quelque lieu que le ministre général l'ait indiqué. Ce chapitre aura lieu tous les trois ans, ou bien à un terme plus ou moins éloigné, selon que le général l'aura arrêté. Si cependant tous les ministres provinciaux et les gardiens jugeaient que le ministre général est insuffisant au service et aux besoins de l'ordre, les frères à qui le droit d'élection est donné devront en choisir un autre au nom du Seigneur, à titre de gardien.

 

1 Joan., 3.

 

255

 

Après le chapitre de la Pentecôte les ministres et les gardiens pourront, chacun en particulier, s'ils le veulent et s'ils le jugent avantageux, convoquer eux-mêmes une fois en chapitre les frères soumis à leur autorité. »

 

EXPOSITION.

 

Tous les frères de cette religion sont tenus d'avoir en tout temps un supérieur général. Dans ce chapitre, le saint nous tient en garde contre les dangers du couchant en établissant le gouvernement principal de l'ordre. Ce qu'il exprime ici se rapporte à quatre points. Il parle : 1° de la perfection et de l'élection du ministre général; 2° de la célébration du chapitre général; 3° de la déposition du ministre général quand il est inutile; 4° de la célébration du chapitre provincial en chaque province.

Il dit donc : Tous les frères sont tenus d’avoir en tout temps un supérieur général choisi parmi eux pour être le ministre et le serviteur de tout l'ordre. Ainsi il est écrit de Simon , fils d'Onias : Il a été environné de ses frères comme d'une couronne; ils se sont tenus autour de lui comme des cèdres plantés sur le mont Liban (1). Par ces premières paroles de la règle , le saint fait connaître l'autorité du ministre général , en lui donnant ce nom qui embrasse tout. Ensuite il lui inculque l'humilité par ces autres paroles : Pour être le serviteur de tout l'ordre. Lorsqu'il était simple membre de la communauté, il obéissait

 

1 Eccli.,50.

 

256

 

à un ou à deux hommes; maintenant qu'il a été choisi pour être ministre général , il doit obéir aux besoins de tous ses frères. En parlant de l'autorité et de l'humilité du ministre général, il parle aussi de l'unité de cette charge et il dit : Un d'entre les frères. Aucun état ne peut bien se gouverner qu'avec un seul chef. Ainsi le Seigneur a établi un de ses apôtres au-dessus des autres. De même il est écrit dans Ezéchiel : Je susciterai sur mes brebis le pasteur unique que j'ai choisi pour les paître, le vrai David, mon serviteur (1). En effet, tout royaume divisé contre lui-même sera dans la désolation (2).

A sa mort les ministres et les gardiens lui choisiront un successeur au chapitre de la Pentecôte.... Ce chapitre aura lieu tous les trois ans, ou bien à un terme plus ou moins éloigné, selon que le ministre général l'aura ordonné. Quelquefois il est nécessaire, suivant les divers besoins, de se réunir à des époques plus ou moins rapprochées. Nous avons un exemple de ce chapitre dans cette réunion où les disciples assemblés reçurent le Saint-Esprit (3).

Si cependant tous les ministres provinciaux jugeaient que le ministre général est insuffisant aux besoins de l'ordre, les frères à qui le droit d'élection est donné devront, sans acception de personnes ni de nations, en choisir un autre au nom du Seigneur, à titre de gardien. Ce nom de gardien désigne l'acte et non le degré du pouvoir, comme le nom de séraphin indique l'action et non l'ordre des esprits célestes. Ainsi

 

1 Ezech., 54. — 2 Mat., 12. — 2  Act., 2.

 

257

 

dans Isaïe il est dit : L'un des séraphins vola vers moi (1).

Après le chapitre de la Pentecôte, etc. Il n'empêche pas de célébrer des chapitres provinciaux les autres années, mais il fait spécialement mention de celui-ci, parce qu'il est plus nécessaire , afin de faire connaître plus promptement les ordonnances générales capitulaires et pour remplacer les ministres provinciaux dont le temps est expiré.

 

CHAPITRE IX. Des prédicateurs.

 

« Que les frères ne prêchent dans le diocèse d'aucun évêque lorsque celui-ci s'y opposera , et qu'aucun religieux de notre ordre n'entreprenne de prêcher au peuple s'il n'a été d'abord examiné et approuvé par le ministre général et s'il ne lui a confié l'office de la prédication. — J'avertis mes frères , et je les exhorte vivement à se conformer à mes avertissements; je les avertis d’avoir pour leurs prédications au peuple des discours mûrement préparés et d'un langage pur, des discours utiles et édifiants , et de faire connaître aux hommes les vices et les vertus, la peine ou la gloire qui les suivent , et tout cela avec brièveté , car le Seigneur nous a fait entendre sur la terre une parole abrégée. »

 

1 Is., 6.

 

258

 

EXPOSITION

 

Que les frères ne prêchent, etc. Ici la règle traite de la prédication, et ce qu'elle en dit a pour but la ruine de Léviathan et est figuré par cette table placée du côté de l'aquilon , comme nous le lisons dans l'Exode (1). Or, ce chapitre se divise en deux parties : la première parle des choses qui ont rapport à l'autorité de notre prédication ; la seconde , des choses qui concernent l'utilité et la perfection qu'elle doit avoir.

Mais comme les prédicateurs ont besoin d'être appuyés sur une double autorité , sur celle des prélats séculiers à qui le soin du troupeau a été confié, et sur celle des supérieurs de l'ordre à qui il appartient de choisir des hommes propres à ce ministère, notre saint nous dit d'abord : Que les frères ne prêchent dans le diocèse d'aucun évêque lorsque celui-ci s'y opposera. L'évêque est présumé consentir s'il ne manifeste aucune opposition , et son silence doit être considéré comme une permission suffisante pour nos frères; car , selon saint Grégoire , un bon pasteur ne cherchant pas sa propre gloire , mais celle de son Maître , désire ardemment voir tout le monde lui venir en aide (2). Le fidèle prédicateur, reconnaissant son impuissance à annoncer seul la vérité, voudrait, s'il était possible , l'entendre retentir de toutes les bouches. Aussi les apôtres ayant dit au Sauveur (3) : Nous avons vu un homme qui chassait les démons en votre nom, et nous l'en avons empoché parce qu'il ne vous suit

 

1 Exod., 26. — 2 Mor., I. 22, c. 16. — 3 Luc., 9.

 

259

 

pas avec nous, il leur répondit : Ne l'en empêche: pas, car celui qui n'est pas contre nous est pour nous. On lit la même chose au livre des Nombres (1) : Comme il y aurait un obstacle à la prédication de la parole divine s'il fallait attendre une autorisation expresse de l'annoncer, notre saint nous montre qu'une permission présumée suffit aux religieux approuvés par le saint-siège apostolique pour un semblable ministère, et il nous dit : Que les frères ne prêchent dans le diocèse d'aucun évêque lorsque celui-ci s'y opposera.

Mais si l'évoque sollicitant le concours de nos frères et les approuvant pour le ministère de la prédication , un curé les refusait pour sa paroisse , devraient-ils y prêcher contre sa volonté? Il me semble que non , car tout pouvoir accordé par un supérieur quelconque l'est ordinairement sans préjudice du pouvoir des autres; mais prêcher dans une paroisse malgré celui qui en est chargé , c'est porter atteinte à ses droits de propre pasteur. Ainsi nul privilège ne saurait permettre aux frères de prêcher au peuple quand le propre curé s'y oppose.

On nous dit : Nul , au moins, ne doit entendre les confessions des paroissiens d'un curé , car par-là on l'empêche de connaître son troupeau contrairement à cette parole des Proverbes : Remarquez avec soin l'état de vos brebis (2). — Je réponds : La charge de pasteur n'emporte pas avec elle le domaine des âmes ; elle est une administration et un office de la puissance ecclésiastique. Ainsi la hiérarchie , selon saint Denis , est

 

1 Num., 11. — 2 Prov., 27.

 

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un pouvoir ayant pour charge de gouverner tout ce qui est soumis à la puissance de l'Eglise. Or, dans des pouvoirs bien réglés , tout ce que peut l'inférieur, le supérieur le peut également; mais on ne saurait dire que tout ce qui est en la puissance du supérieur est en celle de l'inférieur. Ainsi la hiérarchie renferme en soi tout un ordre de pouvoirs réglés entre eux; ou autrement elle se divise en plusieurs degrés; et par ce nom on entend une puissance complète. Saint Denis nous dit donc que la hiérarchie ecclésiastique, en donnant des pouvoirs à ceux qui lui sont soumis, conserve toujours sa puissance ordinaire pour accomplir, dans l'intérêt du salut des âmes, tout ce que ses inférieurs peuvent faire. Mais comme elle peut tout en vertu de sa puissance ordinaire, elle peut donc confier à d'autres ce qu'elle a droit de faire par elle-même , envoyer par d'autres un secours aux pouvoirs qui lui sont soumis , toutes les fois qu'elle le juge opportun. L'Eglise serait exposée à des dangers trop graves , si le Pape ou un évêque reconnaissant son impossibilité de subvenir aux besoins de ses inférieurs, son insuffisance à pourvoir par lui-même à toutes choses, n'avait pas le droit de se l'aire représenter par des hommes capables. Un prêtre donc ayant charge d'âmes pèche mortellement s'il refuse de recevoir un frère canoniquement envoyé; car, dit l'Apôtre , celui qui résiste au pouvoir, résiste à l'ordre établi par Dieu (1). Si un prêtre oppose une pareille résistance , le frère envoyé devra tâcher de le gagner par son

 

1 Rom., 13.

 

261

 

humilité. S'il ne le peut et qu'il n'y ait aucun scandale à redouter , il devra exercer son office de prédicateur. Mais si le prêtre , agissant contre toutes les règles de la raison , manifeste une opposition absolue, c'est assurément une grave présomption contre lui ; cependant le religieux devra céder pour un temps au mal , de peur d'exciter le scandale , et dénoncer au supérieur le danger où se trouvent les âmes.

Lors donc qu'on objecte le préjudice fait au propre prêtre , on doit répondre qu'il n'y a aucun préjudice ; car celui-là ne fait aucun tort qui use de son droit. L'évêque ne fait aucun tort au prêtre en lui envoyant un secours , puisqu'il en a le droit , comme nous venons de le voir. Celui qui est envoyé ne fait non plus aucun tort à celui qu'il veut secourir en se chargeant d'une partie de son fardeau , puisqu'il diminue d'autant la responsabilité du prêtre au jugement rigoureux du Seigneur. Ce que je dis de la prédication doit s'entendre également des confessions ; car les frères mineurs , en vertu des privilèges exprimés dans l'ordonnance apostolique, peuvent entendre en confession les paroissiens de chaque curé sans le consulter et même malgré lui , si l'évêque leur en a accordé la permission. Comme la cour de home a déterminé ce point , c'est une hérésie , selon l'enseignement des saints canons , de soutenir obstinément le contraire. Il est évident d'ailleurs que le Pape a le pouvoir d'imposer de telles ordonnances , car il est certain que toute distinction de charges , toute collation de juridictions émanent de l'autorité de l'Eglise romaine.

 

262

 

Toutes les fois donc qu'une chose semble utile au salut des âmes, le souverain Pontife peut l'ordonner. Et cela seulement a lieu avec rectitude , qui a pour but de rendre meilleure la vie des hommes.

Je réponds ensuite au passage tiré de l'Ecriture : Si le propre pasteur pouvait connaître ceux qui lui sont soumis et s'il suffisait à leur donner les conseils dont ils ont besoin, nul homme sage n'irait se mêler d'entendre les confessions de personnes dont il n'est pas chargé. Mais il est certain que plusieurs prêtres sont dans l'impossibilité d'entendre tous les leurs à cause du grand nombre. Comme donc ils ont coutume de s'adjoindre des prêtres de leur paroisse ou d'appeler pour un temps des étrangers pour recevoir les confessions de ceux qu'ils ne veulent , ne peuvent ou ne savent entendre eux-mêmes, c'est une impiété de dire que l'évêque n'a pas le pouvoir de faire ce que fait le curé. L'évêque peut donc envoyer quelques confesseurs pour aider ses prêtres , à cause de leur impuissance, de leur ignorance ou de leur paresse à bien sonder la conscience des hommes confiés à leurs soins. Et non-seulement il peut agir ainsi à cause de l'insuffisance des prêtres dans les cas indiqués , mais encore pour un plus grand bien; car beaucoup se sentent embrasés pour la pénitence d'une ferveur plus grande par les prédications et les exemples des frères , que par les prédications et la vie de beaucoup d'autres. Le pasteur peut néanmoins connaître très-bien l'état de son troupeau , soit extérieurement , soit intérieurement, si , après s'être adressés aux frères ,

 

265

 

ceux qui lui sont soumis viennent lui dire dans le for de la conscience qu'ils se sont confessés , car là tout homme doit être cru et pour soi et contre soi , et s'ils lui accusent quelques péchés véniels. Cependant il n'y a aucun mal pour eux , ils trouvent même un grand avantage à réitérer leur confession entière pour obtenir une double bénédiction , à moins qu'ils n'en soient détournés pour quelque grave motif. Ainsi il y a impiété à ne pas ajouter foi à celui qui s'est adressé à un frère , alors qu'on s'en rapporte bien à celui qui a été entendu par un autre prêtre séculier, ou de dire qu'un frère empêche le pasteur de connaître l'état de son troupeau, quand on n'accuse de pareille chose aucun prêtre du siècle.

Mais je conseille à mes frères de s'enquérir, en toute confession , d'abord pourquoi leurs pénitents refusent de s'adresser à leur propre prêtre, et de les lui renvoyer s'ils ne les trouvent poussés par un motif de piété et conduits par une cause raisonnable. Quelquefois les pécheurs sont retenus pendant un temps du moins par la honte ; la vue et la présence de leur propre prêtre les empêchent de pécher, surtout si celui qui connaît leurs crimes est un prêtre vraiment bon. Mais comme cela est rare , on ne doit point , pour ce bien particulier et peu certain , négliger le bien si considérable résultant des confessions entendues par les frères ou d'autres prêtres craignant Dieu.

Ensuite , quant à l'autorité qui doit découler des supérieurs de l'ordre, saint François ajoute : Qu'aucun n'entreprenne de prêcher au peuple s’il n’a

 

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été d'abord examiné et approuvé par le ministre général, et s'il ne lui a confié l'office de la prédication. Il faut se souvenir ici du principe émis plus haut : la cause d'un empêchement venant à disparaître, l'empêchement disparaît lui-même. On ne doit examiner certainement que ceux dont la capacité est douteuse. Aussi le Pape a-t-il déclaré sur ce point de la règle , que ceux-là ne devaient point être envoyés au ministre général pour être approuvés comme prédicateurs, qui n'avaient pas besoin d'examen. Ensuite un autre privilège confie à des frères sages et prudents le soin de cet examen; et ce privilège ne déroge en rien aux intentions de la règle qui a pour but ici d'obvier aux dangers. Or, ces dangers , grâce à Dieu! peuvent être évités à cause du grand nombre d'hommes savants dans notre ordre , capables de faire un tel examen. Je dis plus : en agissant ainsi on exclut davantage tout danger, car on n'a plus à redouter les périls inhérents à de longs voyages et à des courses multipliées. Ainsi le Seigneur, en fondant sa religion, se réserva le droit d'appeler et de former ses disciples, et ensuite il étendit son Eglise par le ministère des autres.

J'avertis mes frères, et je les exhorte vivement à se conformer à mes avertissements; je les avertis d'avoir pour leur prédication au peuple des discours mûrement préparés et d'un langage pur. Ainsi nul ne doit prêcher s'il ne sait faire par lui-même un discours et le disposer convenablement. Ces discours doivent être mûrement préparés et non prononcés témérairement

 

265

 

et sans avoir été médités auparavant; ils ne doivent contenir rien de nouveau ni de suspect. D'un langage pur. Le Prophète a dit : Les paroles du Seigneur, sont des paroles pures (1). Cette pureté du langage exclut toute fausseté, toute chose étrange, toute vanité, toute parole propre à exciter les rires, toute parole prétentieuse ou violente; elle exclut encore toute intention perverse. Ainsi l'Apôtre nous dit : Nous ne sommes pas comme plusieurs qui altèrent la parole de Dieu , mais nous la prêchons avec une entière sincérité comme de la part de Dieu, en la présence de Dieu et en Jésus-Christ (2) . Nous la prêchons comme de la part de Dieu , en n'y mêlant rien de faux; en la présence de Dieu, c'est-à-dire avec réflexion et maturité; et en Jésus-Christ par une intention pure. Ensuite il fait connaître cette pureté d'intention par la fin qu'on se propose en prêchant, et il dit : Des discours utiles et édifiants : utiles en éloignant du vice les auditeurs; édifiants en les portant à accomplir le bien. Il se sert du nom de peuple pour qu'aucun de nous n'ose regarder comme indigne de lui de prêcher aux pauvres et aux simples. — De faire connaître aux hommes les vices et les vertus, pour le temps présent; les peines et la gloire, pour la vie future. Ce qu'il dit aussi pour empêcher les frères de se prêcher eux-mêmes, en montrant leur savoir et en faisant parade de leur esprit.

Et tout cela avec brièveté. Cette brièveté exclut toute obscurité de paroles, toute sentence

 

1 Ps. 11 . — 2 II Cor., 2.

 

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embarrassée, tout terme au-dessus de la portée des auditeurs; et il nous le montre en ajoutant : Car le Seigneur nous a fait entendre sur la terre une parole abrégée. Cette brièveté n'est pas opposée non plus à la longueur du discours, lorsque cela est nécessaire. Le Seigneur lui-même a quelquefois précité longuement, comme nous le voyons dans saint Jean et dans saint Matthieu. Cette abréviation faite par le Seigneur et dont la règle parle ici , c'est la réunion de toutes les choses de la loi et leur rapport à Jésus-Christ. C'est l'exclusion des cérémonies extérieures et l'exaltation des vertus intérieures. Cette abréviation, c'est la charité qui renferme en soi toute la loi. Maintenant, si l'on veut prendre cette parole-à la lettre, je dirai : II faut chercher la brièveté, parce que la prolixité, en produisant l'ennui , éloigne le plus souvent les auditeurs. — Nous voyons aussi par tout cela qu'il y a pour les frères, d'après l'intention de saint François , obligation de s'appliquer à l'étude, car on ne saurait sans étude traiter ses sujets de la manière voulue. Nous voyons ensuite que les frères sont tenus par leur profession à prêcher, puisque leur règle contient un chapitre tout spécial sur l'office de la prédication. Ainsi il est clair qu'il ne convient à nul religieux de se livrer à ce ministère en vertu de leur état plus qu'à ceux qui font profession de suivre cette règle.

 

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CHAPITRE X. De l'admonition et de la correction des frères.

 

« Que les religieux qui sont les ministres et les serviteurs des autres frères, les visitent et les avertissent; qu'ils les corrigent avec humilité et charité, en ayant soin de ne rien leur ordonner de contraire au salut de leur âme et à notre règle. Que les frères qui ont des supérieurs au-dessus d'eux se souviennent qu'ils ont renoncé pour Dieu à leur volonté propre. Je leur ordonne donc fortement d'obéir à leurs ministres en toutes les choses qu'ils ont promis à Dieu d'observer et qui ne sont pas contraires au bien de leur âme et à notre règle. Si les frères se trouvent dans un lieu où ils savent et connaissent qu'il leur est impossible d'observer spirituellement la règle , ils peuvent et ils doivent recourir à leurs ministres, et ceux-ci les accueilleront avec charité et bénignité. Que les ministres témoignent donc tant de zèle et de bonté envers leurs inférieurs, que ceux-ci puissent leur parler comme des maîtres à leurs serviteurs et agir ainsi vis-à-vis d'eux. Il est juste , en effet , que les ministres soient les serviteurs de tous leurs frères. J'avertis mes frères , et je les exhorte, en Jésus-Christ Notre-Seigneur , à être fidèles à mes avertissements, je les avertis de se tenir en garde contre

 

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tout orgueil, toute vaine gloire, toute avarice, tout soin et toute sollicitude des choses de ce monde, toute médisance et tout murmure. Que ceux qui ignorent les lettres ne s'inquiètent pas de les apprendre; mais qu'ils s'appliquent, ce qui doit être le comble de leur désir, à avoir l'esprit du Seigneur et à faire son oeuvre sainte, à prier en tout temps avec un coeur pur, à posséder l'humilité et la patience au milieu des persécutions et des maladies, à aimer ceux qui les persécutent, les réprimandent et leur font des reproches, car le Seigneur a dit : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient. Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume du ciel est à eux. Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé (1). »

 

EXPOSITION.

 

Les religieux qui sont les ministres et les serviteurs des autres frères, etc. Les trois premiers côtés de la cité ont été décrits; ici donc notre saint commence à nous montrer le quatrième, qui est tout entier tourné vers le midi et étend même son regard jusqu'à ses pro-fondeurs. Ce côté se divise en trois parties : la première nous apprend à conserver toute la perfection de la vertu et surtout de la charité; la seconde nous enseigne à garder notre réputation à l'abri de toute tache et surtout des taches de l'impureté; la troisième ouvre une porte à ceux qui ont soif du martyre, en

 

1 Mat., 5.

 

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leur montrant comment, après avoir renoncé à toutes les commodités de leur demeure, ils doivent aller au milieu des infidèles.

La première partie se subdivise en huis autres : 1° elle impose aux ministres provinciaux un soin diligent; 2° elle ordonne aux autres frères une obéissance rigoureuse; 3° elle offre un remède aux frères qui sont dans la peine; 4° elle dirige les ministres dans leur conduite envers ces frères affligés; 5° elle forme tous les frères sans exception à la fuite du péché et surtout des péchés de l'esprit; 6° elle les excite à l'esprit de dévotion et à l'exercice de l'oraison; 7° elle les porte à la patience dans les injures et autres peines; 8° elle les conduit jusqu'au sommet de la charité.

1° Saint François nous dit donc d'abord : Que les religieux qui sont les ministres et les serviteurs des autres frères. — Ils sont leurs ministres dans les choses spirituelles, leurs serviteurs dans les choses temporelles. — Les visitent avec amour, et les avertissent comme leurs juges, selon cette parole du Sauveur à saint Pierre : Et vous, étant converti un jour, affermissez vos frères (1). Ils devront donc se proposer leur bien en cela. Qu'ils les corrigent avec humilité, et non d'une manière impérieuse; avec charité, et non en injuriant ceux qui sont ainsi en contradiction avec eux, car il est dit dans Ezéchiel (2) : Vous avez heurté de l'épaule et vous frappiez de vos cornes toutes les brebis maigres jusqu'à ce que vous les eussiez

 

1 Luc., 22. — 2 Ezech., 54.

 

270

 

dispensées au-dehors. Il faut donc remplir ce devoir avec charité et humilité, à l'exemple du Sauveur, qui s'écrie (1) : Combien de fois ai-je voulu rassembler vos enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes? Cependant il n'a pas laissé de nous donner des exemples d'une correction sévère. Ainsi il fit un fouet de plusieurs cordes et chassa du temple ceux qui y vendaient et y achetaient (2). Il répondit une fois à saint Pierre, dont les pensées étaient en ce moment dictées par la chair : Retirez-vous, Satan (3). Il reprenait très-durement les pharisiens et les hypocrites (4). Ils auront soin de ne rien leur ordonner de contraire au salut de leur âme : cela est défendu par la loi divine; ni à la règle : la loi de la discipline le défend également.

Que les frères soumis aux supérieurs se rappellent qu'ils ont renoncé pour Dieu à leur volonté propre. La volonté propre est celle qui n'est point liée par un commandement de Dieu , ni enchaînée à une règle. — Je leur ordonne donc fortement d'obéir à leurs ministres et à tous les supérieurs de l'ordre. Il parle ici au pluriel pour montrer qu'il est question des provinciaux et autres supérieurs, car il a déjà, dans le premier chapitre , traité de l'obéissance due au ministre général.—En toutes les choses qu'ils ont promis au Seigneur d’observer, soit explicitement , soit implicitement , et qui ne sont contraires ni au bien de leur âme ni à notre règle, comme nous l'avons dit plus haut.

 

1 Mat., 23. — 2 Joan., 2. — 3 Mar., 8. — 4 Mat., 15.

 

271

 

Si les frères se trouvent en un lieu où ils savent par leur propre expérience et connaissent par un jugement véritable qu'il leur est impossible d'observer spirituellement la règle, c'est-à-dire dans les choses ayant trait avant tout à la vie spirituelle, comme la tranquillité du coeur et la pureté de conscience. Cette impossibilité peut avoir lieu soit à cause de la gravité vraiment dangereuse des tentations, soit à cause de la société de personnes d'un autre sexe. Elle peut venir encore du manque des choses les plus nécessaires à la vie, comme s'il est impossible de se les procurer sans porter atteinte à la pureté de l'ordre , ou autres motifs semblables. Ils peuvent et ils doivent recourir à leurs ministres. Ceux-ci , en effet , doivent être le refuge des affligés et tenir la place du Seigneur, qui a dit : Venez à moi, vous tous qui êtes dans la peine et surchargés, et je vous soulagerai (1). Ils y re-courront, dis-je , par eux-mêmes ou par un envoyé , mais en observant toujours les statuts de l'ordre pour ces voyages ; car cette obligation n'exempte pas de l'observance des autres règlements.

Les ministres les accueilleront avec charité dans leur coeur, avec bénignité dans leur air et leurs paroles. Qu'ils leur témoignent tant de bonté, ou autrement tant de tendresse , que ceux-ci puissent leur parler comme des maîtres à leurs serviteurs. Par ces dernières paroles le saint forme les ministres à l'humilité , et il les porte à se regarder comme les serviteurs des autres frères. Il leur apprend à ne faire entendre

 

1 Mat., 11.

 

272

 

aucune parole injurieuse et à mettre entièrement de côté tout acte ressentant tant soit peu la domination, à l'exemple de celui qui a dit : Que celui qui est le plus grand parmi vous devienne comme le plus petit, et que celui qui gouverne soit comme celai qui sert (1). Lors donc que le saint nous dit : Que ceux-ci puissent parler et agir comme des maîtres avec leurs serviteurs, il veut éloigner des ministres tout faste dans les paroles ou les actes, de nature à rendre moins libre au besoin le recours des inférieurs aux supérieurs. Cependant il ne faudrait pas non plus s'imaginer qu'il eût voulu donner aux inférieurs une occasion de s'enorgueillir, en recommandant aux ministres une humilité excessive ; car, selon saint Grégoire , une humilité hors de saison brise la puissance du gouvernement (2). Aussi celui qui a dit : Que le plus grand d'entre vous soit comme le plus petit , n'a pas ajouté : Que le plus petit soit comme le plus grand. C'est en ce sens que les ministres doivent être les serviteurs de tous les frères. Cette servitude s'étend surtout aux choses du salut. De là cette parole du Seigneur : Je suis au milieu de vous comme celui qui sert.

5° Ensuite il indique huit sortes de péchés dans ce qui suit : J'avertis nies frères, et je les exhorte, en Jésus-Christ Notre-Seigneur, à être fidèles à mes avertissements; je les avertis de se tenir en garde contre tout orgueil. Les autres vices sont à craindre dans les actions mauvaises , selon saint Augustin , mais l'orgueil est plus à redouter encore dans les bonnes (3).

 

1 Luc., 22. — Pastor., p. 2, c. 6. — 3 In Psal., 58.

 

273

 

Contre tout orgueil du coeur, de manières, de parole et d'acte. Contre toute vaine gloire. Elle a son principe dans l'orgueil , et il est nécessaire à un religieux de l'ignorer entièrement. Ne cherchez point la gloire, dit fort bien saint Jérôme , et vous serez sans amertume lorsqu'elle vous fera défaut (1). Contre toute envie. Elle marche infailliblement à la suite de l'orgueil. L'envie , dit saint Augustin , est la compagne de l'orgueil , et il est impossible que le superbe ne soit pas un envieux. Contre toute avarice. Elle consiste dans le désir des choses terrestres dont on est privé , ou bien dans un attachement extrême aux choses possédées et consacrées à notre usage. Pour mieux l'extirper, le saint ajoute : Contre tout soin et toute sollicitude des choses de ce monde. Tout cela naît de l'avarice et le Seigneur a dit : Soyez sans inquiétude, etc (2). Par ces mots : Toute sollicitude des choses de ce monde, notre fondateur retranche la sollicitude du siècle, mais non celle de l'esprit qui s'exerce principalement à procurer le salut des âmes. En prohibant une telle sollicitude , il réprime encore la curiosité de ceux qui s'appliquent avec une ardeur immodérée à se rendre habiles en la sagesse du siècle. Ensuite toute superfluité dans les livres , les vêtements , les édifices , etc., est une faute d'avarice et un excès de sollicitude. Et il y a une avarice vraiment condamnable en ces choses lorsqu'elles ont lieu au détriment des pauvres et lorsqu'on dépense aussi inutilement les aumônes. Contre toute médisance. Ce vice vient

 

1 ln Mat., c. 5. — 1 Mat., 6.

 

274

 

de l'envie et de la haine , et le retrancher c'est re-trancher la haine et la colère. Contre tout murmure. Le murmure a sa source dans l'impatience et les jugements téméraires, et l'exclure c'est réprimer tous les vices qui ont coutume d'accompagner les religieux faibles, excepté la paresse. Aussi notre saint s'efforce-t-il de nous en délivrer en combattant le défaut opposé, et en empêchant , même dans les frères lais , la vaine curiosité par ces paroles : Que ceux qui ignorent les lettres ne s'inquiètent pas de les apprendre. Cependant il ne défend pas , tout en modérant la curiosité , d'apprendre les lettres à ceux qui y sont tenus et ont reçu le commandement de s'y appliquer.

Mais puisque ces péchés sont mortels en leur espèce et condamnés dans la loi de Dieu , pourquoi nous exhorter par forme d'avis à les éviter? Je réponds : En tout genre de péchés capitaux il y a quelque chose de mortel et quelque chose de véniel. Ainsi c'est une faute mortelle de désirer une chose plus que Dieu. Or, cela a lieu quand, pour obtenir un bien temporel, on est décidé à commettre un péché si l'on ne peut l'obtenir autrement , ou bien quand on aime mieux se rendre coupable d'une pareille faute que d'être privé d'un bien déjà en notre possession. En effet , si nous considérons Jésus comme notre appui , nous ne devons rien préférer à lui , mais en toute chose nous attacher d'abord à accomplir ses commandements. Celui donc qui soupire après la vaine gloire ou l'estime des hommes, en conservant toutefois à Dieu la première place en son coeur et en ne faisant rien

 

275

 

contre lui pour arriver à l'accomplissement de ses désirs, celui-là est un superbe, mais il ne l'est pas d'une manière criminelle. Et c'est en ce sens que l'on nous avertit d'éviter même jusqu'au moindre signe d'orgueil dans nos gestes , notre extérieur, nos paroles, etc. Mais celui qui est possédé de la sollicitude du siècle jusqu'à violer l'honneur de la règle, ou à commettre les choses défendues par la loi de Dieu ou par ses voeux , celui-là pèche mortellement.

Il est plus difficile de s'expliquer touchant la médisance. Ce vice consiste à blesser un autre par ses paroles et surtout en son absence. Si le détracteur ment pour nuire aux autres, généralement parlant, il pèche mortellement , car le mensonge par lui-même est déjà un tort. S'il parle selon la vérité , alors il faut considérer son action sous un triple point de vue. Il peut dire d'un autre un mal vrai par zèle de la justice , en la manière et dans le temps convenables ; et alors il ne commet aucune faute, mais il fait une bonne oeuvre. Ou bien il agit par le désir et la passion de la vengeance, ou par haine de la personne, et c'est là son intention principale ; alors il pèche mortellement. Ou enfin il raconte le mal qu'il connaît , par démangeaison de parler, et là il n'y a pas péché mortel, s'il n'y a rien de tellement contraire à la prudence que le scandale puisse en résulter. Le murmure est une faute grave , lorsqu'il attaque sciemment les jugements de Dieu , de l'autorité des supérieurs , ou lorsqu'il cause du scandale.

Qu'ils s'appliquent, ce qui doit être le comble

 

276

 

de leurs désirs, à avoir l'esprit du Seigneur. Plus haut il a appelé cet esprit l'esprit de la sainte dévotion. Cette dévotion est un humble et pieux sentiment d'affection pour Dieu, sentiment ayant pour principe la componction. — Et à faire son oeuvre sainte. Cette oeuvre de l'Esprit-Saint, c'est l'oraison; car l'Apôtre écrit aux Romains : L'Esprit de Dieu demande pour nous par des gémissements inénarrables (1). — A prier Dieu en tout temps avec un coeur pur. En effet, il faut toujours prier et ne jamais se lasser. L'Apôtre a dit : Priez sans interruption (2). Mais ce passage a un triple sens dont deux sont indiqués dans la Glose. Toujours prier, c'est réciter chaque jour les heures canoniales en la forme voulue. Ensuite celui-là prie toujours, qui agit bien en tout temps. Enfin , prier toujours, c'est conserver sans interruption et inviolablement l'esprit de dévotion qui , au milieu de toutes les affaires , a coutume d'implorer la clémence de Jésus-Christ par des gémissements et des soupirs ineffables. La règle, si je ne me trompe , nous conduit là imperceptiblement , mais comme par la main. Ainsi nos frères , en priant toujours , éloignent d'eux la paresse , et par le jeûne de joie ils chassent bien loin toutes les consolations de la chair.

Qu'ils s'appliquent à posséder l'humilité et la patience. Il met l'humilité la première, parce qu'elle est la base de la seconde , comme l'orgueil est la source de l'impatience, car, entre les orgueilleux il y a toujours des querelles. — La patience au milieu

 

1 Rom., 8. — 2 I Thes., 5.

 

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des persécutions : c'est l'adversité au-dehors; et des maladies : c'est la peine au-dedans. Il parle de persécutions, parce que tous ceux qui veulent vivre dans la piété y seront soumis. Jusqu'à cette heure, disait l'Apôtre , nous souffrons et de la faim et de la soif, et l'on nous persécute  (1) : Et la Glose ajoute : « Ceux qui prêchent librement et sans adulation la vérité et reprennent les actes d'une vie perverse , ceux-là ne trouvent point grâce auprès des hommes. » On pratique encore la patience dans les maladies quand on sait se contenter de peu de soins et d'un petit nombre de remèdes , selon les exigences de la pauvreté. Que les frères se souviennent comment autrefois les moines , dans leurs infirmités , osaient à peine satisfaire leurs désirs par un peu d'eau froide. En ce point , je le dis en gémissant profondément , les plus difficiles à satisfaire dans la religion sont ceux dont la pauvreté dans le siècle était plus grande. Il y a, dit saint Jérôme (2), de quoi s'étonner en considérant la position malheureuse d'un grand nombre. Plusieurs dans le Inonde étaient dans la bassesse et l'abjection; pour gagner leur vie ils se fatiguaient au-delà de leurs forces par un travail de chaque jour. Ils se nourrissaient avec peine de quelques fèves , de quelques raves et de pain d'orge. Mais à peine se sont-ils approchés de la table de Jésus-Christ et rangés sous ses étendards, qu'oubliant leur détresse passée , il leur faut des aliments plus succulents que ceux accordés aux soldats accoutumés

 

1 II Cor., 4. — 2 Ad Eusloch.

 

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à ne manquer de rien. De pareilles choses ne se rencontrent point dans la vie de Jésus-Christ ni en celle des apures. »

Qu'ils s'appliquent à aimer ceux qui les persécutent par leurs actes, les réprimandent d'une manière irraisonnable , et les reprennent lorsque cela est nécessaire; car le Seigneur a dit : Aimez vos ennemis et à plus forte raison vos amis, priez pour ceux qui vous persécutent en agissant contre vous, et vous calomnient en vous imputant des crimes dont vous n'êtes point coupables. La raison, c'est que le Seigneur nous dit : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est à eux. Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé (1) .

 

CHAPITRE XI. Que les frères ne doivent point entrer dans les monastères des religieuses.

 

« J'ordonne fermement à tous mes frères de n'avoir aucun rapport ni entretien suspect avec les personnes d'un autre sexe, de ne point entrer dans les monastères des religieuses, excepté ceux qui ont reçu pour cela du saint-siège une permission spéciale. Qu'ils n'acceptent jamais l'office de parrain pour ne pas être l'occasion de scandale parmi les frères et au dehors. »

 

1 Mat., 5.

 

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EXPOSITION.

 

J'ordonne fermement. Ici notre saint enseigne à ses frères à conserver leur réputation à l'abri de toute tache et de toute souillure. D'abord il leur défend généralement tout entretien suspect avec les personnes d'un autre sexe. Ensuite il les tient en garde contre les rapports avec les maisons des religieuses. Enfin il leur enlève l'occasion de contracter aucune parenté spirituelle.

J'ordonne fermement à tous mes frères de n'avoir aucun rapport ou entretien suspect avec les personnes d’un autre sexe. Les rapports suspects ne s'entendent pas seulement avec une femme suspecte , mais avec toute femme, quand le lieu, le temps, le maintien, les regards et autres indices louables ne sont pas de nature à éloigner raisonnablement tout soupçon , comme si, pour s'entretenir avec ces sortes de personnes, on cherche un lieu solitaire , un endroit retiré , le temps de la nuit ou autre moment inopportun. De même encore le maintien n'est pas modeste quand , en parlant , on s'approche trop d'elles , quand on porte sur elles ses regards , quand on les fixe des yeux , etc. Tout cela est suspect. Ainsi il faut regarder comme tel tout rapport , tout entretien accompagné de semblables circonstances. De même lorsqu'on demeure seul avec ces personnes sans être ni entendu ni vu des autres, à dessein, sans un motif de piété , surtout si ces rapports se prolongent ou se renouvellent souvent avec la même personne , il y a lieu au soupçon.

 

280

 

L'âge et la condition des personnes y prêtent encore. La règle a voulu éloigner, je crois, ce genre de soupçon qui est pour les autres une cause de tentation grave , une excitation au crime ou leur donne du scandale. Elle a voulu encore empêcher tout entretien suspect capable de souiller tant soit peu , de produire le moindre scandale ou d'exciter d'une manière plausible le moindre soupçon en ce genre. Ainsi le Seigneur, en défendant l'adultère , a condamné tout crime et toute souillure de cette espèce.

Je leur ordonne de ne point entrer dans les monastères des religieuses, excepté ceux qui ont reçu pour cela du saint-siège une permission spéciale. Cette défense regarde toutes les maisons des religieuses; car là où les entretiens offrent plus de danger, il faut les arrêter par des précautions plus prudentes. Les religieuses de saint Damien sont séparées plus que les autres communautés de femmes de tout rapport avec les hommes. Or, quoiqu'il puisse y avoir un danger particulier pour nous à les visiter, à cause d'un certain lien de famille existant entre elles et les frères, et que la permission d'aller en leurs maisons ait été réservée au saint-siège, cependant, comme les autres religieuses s'exposent davantage aux entretiens du dehors, il est nécessaire d'entendre cette défense du saint de toutes les maisons religieuses sans exception. Telle est l'explication donnée par le pape Grégoire IX; tel est le sens des permissions accordées pour de telles visites. Les moines ne sont pas seulement ceux qui vivent en communauté, mais encore les solitaires;

 

281

 

ainsi, sous le nom de religieuses, on comprend celles qui sont cloîtrées et celles qui ne le sont pas. Il faut éviter les premières comme les dernières, en vertu de la règle , car le danger de la solitude est plus grand encore.

Qu'ils n'acceptent jamais l'office de parrain, etc. Cette défense est faite à tous les moines, et elle a pour cause la même raison que ce qui précède. Ainsi tout rapport des frères avec les personnes d'un autre sexe de nature à scandaliser est défendu par ces paroles.

 

CHAPITRE XII. De ceux qui vont chez les Sarrasins et les Infidèles.

 

« Ceux de nous qui, par l'inspiration divine, voudront aller chez les Sarrasins et autres infidèles, devront en demander la permission à leurs ministres provinciaux. Les ministres n'accorderont une semblable permission qu'à ceux en qui ils verront de l'aptitude pour ce ministère. Ensuite j'enjoins, en vertu de l'obéissance, aux ministres, de demander à notre Saint-Père le Pape un cardinal de l'Eglise romaine, comme gouverneur, protecteur et correcteur de cet ordre, afin que, toujours soumis à cette Eglise , toujours abaissés à ses pieds , nous

demeurions stables dans la foi catholique, et que nous observions la pauvreté et l'humilité, et aussi

 

282

 

l'Evangile, selon que nous avons promis de le faire avec fidélité »

 

EXPOSITION.

 

Ceux d'entre les frères… Saint François nous apprend à consommer notre perfection par le martyre, et comme le martyre n'est rien s'il n'a lieu. en l'unité de l'Eglise, il traite ici de ces deux points.

1° Dans le premier il parle de la dévotion des frères qui brûlent d'un tel désir, et de la discrétion des ministres chargés de les examiner. — Ceux d'entre les frères qui, par l'inspiration divine, et non poussés par la légèreté, l'impétuosité du caractère , le désir de se soustraire à la discipline, voudront aller chez les Sarrasins et autres infidèles, comme les païens, les hérétiques et les schismatiques, ces frères, dis je, devront en demander la permission à leurs ministres provinciaux. En effet, un pareil ministère ne saurait être imposé contre la volonté. Aussi ajoute-t-il : Les ministres n'accorderont une semblable permission qu'à ceux en qui ils verront de l'aptitude pour ce ministère. Or, ceux-là ont l'aptitude requise qui sont robustes de corps, d'une foi inébranlable, d'une vertu éprouvée et d'une vie toujours irrépréhensible.

Ensuite j'enjoins aux ministres, en vertu de l'obéissance, de demander à notre Saint-Père le Pape un cardinal de la sainte Eglise romaine comme gouverneur dans le bien à accomplir, comme protecteur dans les persécutions du dehors, et comme correcteur des fautes de cet ordre, afin que toujours soumis à cette Eglise, toujours abaissés à ses pieds, nous

 

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demeurions stables dans la foi catholique sans laquelle le martyre n'a aucune valeur, et que nous pratiquions la pauvreté qui est opposée à l'avarice, l'humilité qui combat contre l'orgueil , et l'Evangile de Jésus-Christ Notre-Seigneur selon que nous avons promis de l'observer, lequel comprend toute la perfection des vertus. Il nous faut donc demeurer fidèles avec une exactitude sans bornes aux choses que nous avons entendues, pour ne pas être comme des vases entr'ouverts et laissant s'écouler ce qu'on y met.

On demande maintenant quels sont les points de la règle imposés en général comme obligatoires , et quels sont ceux dont les supérieurs de l'ordre peuvent dispenser.

Je réponds que notre règle est remplie de préceptes, ou plutôt presque toutes ses parties sont des préceptes , quand rien d'explicite , comme les mots d'avis, d'exhortation ou autres semblables n'annonce le contraire. Or, ces préceptes sont de trois sortes. Certains sont exprimés formellement par le nom même de commandement , et cela afin de fixer plus fortement sur eux notre attention. Ils font de telle sorte partie de notre voeu , que l'ordre ne peut dispenser en aucun d'eux. D'autres nous sont proposés avec ces mots sont tenus, doivent, ou autres semblables, dont on se sert pour lier notre volonté. Ces mots importent bien une obligation pour les choses énoncées, mais non aussi stricte que ceux de commandement. En effet, lorsqu'on dit qu'un homme est tenu envers un autre pour une certaine somme d'argent ,

 

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il est certain que par-là on entend l'obligation de payer ou de satisfaire d'une autre manière , si le créancier ne consent à remettre la dette. Cependant malgré l'obligation exprimée en ces sortes de commandements , l'ordre peut en dispenser en des circonstances particulières et pour les cas dont nous avons parlé, excepté ceux qui obligent tout-à-fait comme préceptes , ou dont la transgression causerait du scandale ou un dérangement notable. Ainsi au premier chapitre il est dit : Que les autres frères soient tenus d'obéir à frère François et à ses successeurs. En ce point, on le comprend, personne ne saurait dispenser. De même pour cet autre point du chapitre huitième : Les frères sont tenus à avoir un ministre général, etc. Et encore : Les frères qui ont le droit d'élection sont tenus de choisir un gardien, etc. Pour quelques autres choses , je crois que l'ordre peut dispenser en certains cas particuliers. Ainsi au chapitre troisième il est dit : Les frères seront tenus à jeûner seulement le vendredi. Je crois que sans une nécessité évidente un inférieur serait tenu à omettre ce jeûne si le supérieur le lui ordonnait , à moins qu'une semblable omission ne tournât au scandale des autres. J'en dis autant de ces paroles du chapitre septième : Que les frères soient tenus de recourir au ministre provincial, etc., et de plusieurs autres endroits. Cependant l'ordre ne peut changer ces points entièrement et d'une manière générale. Enfin il y a des passages où il n'est question ni de devoir ni de précepte , comme dans le chapitre second en ce qui concerne la réception des nouveaux

 

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venus , dans le chapitre troisième touchant l'office divin , etc. Beaucoup de choses exprimées là seraient de vrais préceptes d'après l'intention du législateur , si leur transgression devait causer du scandale ou amener un grave désordre dans l'ordre. Quant au pouvoir d'en dispenser , il faut l'entendre comme pour les points du second ordre. Parmi les choses de ce troisième ordre , il y en a qui ne sont pas des préceptes, mais je n'entrerai dans aucun détail particulier ; je me borne seulement à dire : Il faut recevoir avec respect toutes les paroles de la règle et en éviter jusqu'à la moindre transgression. Cette règle nous a été donnée pour être notre loi , nous ne saurions en douter; or, nul ne se détourne de la loi sans se jeter dans les ténèbres.

 

Continuation de la confirmation de la règle.

 

« Qu'il ne soit donc permis à personne d'enfreindre ces paroles de notre confirmation , ou d'y contredire par une audace téméraire. Si quelqu'un ose commettre un pareil attentat , qu'il sache qu'il encourt la colère du Dieu tout-puissant et des bienheureux apôtres Pierre et Paul.

« Donné au palais de Latran , le troisième des calendes de décembre, la huitième année de notre pontificat. »

 

EXPOSITION.

 

Qu'il ne soit donc permis, etc. C'est là la troisième partie de l'épître pontificale. Elle est la conclusion

 

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des parties précédentes et elle renferme deux choses dignes de remarque : l'affermissement de notre règle et le temps où cela eut lieu. Il est donc dit : Qu'il ne soit permis à personne d'enfreindre ces paroles de notre confirmation ou d'y contredire par une audace téméraire. Et cependant c'est ce que font nos détracteurs qui déchirent à belles dents la règle elle-même, la déclaration de la règle et la vie des frères. Ils doivent donc se mettre en garde contre-les menaces suivantes : Si quelqu'un ose commettre un pareil attentat, qu'il sache qu'il encourt l'indignation du Dieu tout-puissant et des bienheureux apôtres Pierre et Paul. Quant au temps où cette confirmation fut faite , il ajoute : Donné au palais de Latran, c'est-à-dire au siége même de l'empire , en ce siége consacré au nom même de Jésus-Christ. — Le troisième des calendes de décembre, ou autrement le cinquième jour après la fête de saint Saturnin qui est la première des solennités de l'année selon l'ordre de l'office romain; et cela afin de nous montrer cette règle comme un renouvellement de cette joie répandue sur la terre en l'année où la bénignité du Seigneur a éclaté. Ce jour est aussi la veille de saint André , et ainsi tous doivent savoir que cette règle est une veille qui nous prépare à posséder avec joie le trône de justice. — La huitième année de notre pontificat. Ces dernières paroles nous rappellent l'octave ou la consommation de la grâce et de l'éternelle félicité.

 

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