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TRAITÉ SUR LES DEVOIRS D’UN TRADUCTEUR DES LIVRES SACRÉS.

 

AU SÉNATEUR PAMMAQUE.

 

L'apôtre saint Paul ayant à se défendre en présence du roi Agrippa des crimes qu'on lui imputait, et voyant qu'il avait à parler devant un juge éclairé et capable de comprendre ce qu'il avait à lui dire , sûr de sa victoire et de l'heureux succès de son affaire, il commence d'abord par lui témoigner la joie qu'il a de pouvoir plaider sa cause devant lui. « Je m'estime heureux, » lui dit-il, «ô roi Agrippa, de pouvoir aujourd'hui me justifier devant vous des choses dont les Juifs m'accusent, parce que vous êtes pleinement instruit de toutes leurs coutumes et de toutes les questions sur lesquelles ils sont partagés. » Cet apôtre avait lu ce que dit l'Ecclésiastique: « Heureux celui qui parle à l'oreille de celui qui l'écoute ; », et il était persuadé d'ailleurs que l'éloquence d’un orateur n'a de poids et de force qu’autant que la prudence d'un juge sage et éclairé lui en donne.

Je ne m'estime pas moins heureux, mon cher Pammaque, du moins dans la conjoncture présente, d'avoir à répondre, devant un homme aussi savant et aussi habile que vous êtes, aux impostures d'un certain personnage qui m'accuse ou d'ignorance ou de mauvaise foi; d'ignorance, s'il est vrai que je n’ai pu traduire la lettre (de saint Epiphane), de mauvaise foi, si l'on prouve que je n'ai pas voulu en donner une traduction exacte et fidèle. De crainte donc que mon accusateur ne se serve de la liberté qu'il se donne de dire et de faire impunément tout ce qu’il lui plaît, ce qu’il n'entreprenne de me noircir dans votre esprit comme il a fait de l'évêque Epiphane, je vous écris cette lettre pour vous instruire à fond de toute cette affaire, afin que vous puissiez vous-même l'expliquer à ceux qui me font l'honneur de s'intéresser à moi.

Il y a environ deux ans que saint Epiphane écrivit à Jean, évêque de Jérusalem, une lettre dans laquelle, après l'avoir repris des erreurs où il était sur quelques dogmes de la foi , il l'exhorte avec beaucoup de douceur à en faire pénitence. C'était dans toute l'Egypte à qui aurait quelque copie de cette lettre, tant à cause du mérite et de la grande réputation de l'auteur que de l'urbanité et de l'élégance avec laquelle elle était écrite. Eusèbe, qui est d'une des premières familles de Crémone, et qui pour lors demeurait dans notre monastère, voyant que tout le monde parlait avec éloge de cette lettre, et que les ignorants aussi bien que les savants admiraient la profonde érudition de l'auteur et la pureté de son style, me pria instamment de lui en faire une traduction en latin ( car il n'avait aucune connaissance de la langue grecque ), et de la lui expliquer d'une manière si claire qu'il n'eût aucune peine à l'entendre. Je fis ce qu'il souhaitait de moi, et ayant fait venir un copiste, je dictai cette lettre fort à la hâte, ajoutant à la marge de petites notes pour donner une idée de ce que l'auteur traitait dans chaque chapitre; ce qu’Eusèbe m'avait prié de faire uniquement pour lui. Mais je le conjurai aussi de garder soigneusement cette traduction chez lui, et d'être fort réservé à la communiquer à d'autres. L’affaire en demeura là dix-huit mois, après quoi ma traduction , par un prestige nouveau, disparut tout à coup du cabinet d'Eusèbe et passa à Jérusalem. Celui qui la prit fut un faux frère : gagné par argent, comme il est aisé de le juger, ou poussé par sa propre malice , comme celui qui l'a engagé à faire une action si indigne s'efforce en vain de nous le persuader, il devint un nouveau Judas en volant tous les papiers d'Eusèbe, et en prenant l'argent qu'on lui avait promis pour récompense de son larcin. C'est ce qui a donné occasion à mes ennemis de se déchaîner contre moi, de me faire passer parmi les ignorants pour un faussaire, et de m'accuser de n'avoir pas traduit la lettre de saint Epiphane mot à mot, et surtout de m'être servi du mot très cher au lieu du mot honorable, et ce qui est encore plus criant, d'avoir retranché malicieusement ces paroles : « Père très digne d'honneur et de respect. » Voilà tout mon crime, et c'est sur des bagatelles de cette nature qu’on me fait un procès.

Mais avant de parler de ma traduction, je suis bien aise de demander à ces messieurs qui donnent à leur malice le nom de prudence: Où avez-vous eu une copie de cette lettre? de qui l’avez-vous reçue? comment êtes-vous assez, impudents pour oser produire ce que vous n’avez obtenu que par des voies injustes et criminelles? Quelle sûreté peut-on trouver parmi les hommes, si leur curiosité perce les murailles et va saisir jusque dans le cabinet nos secrets les plus cachés? Si je vous accusais de ce crime devant les tribunaux, je vous ferais condamner par les lois, qui, dans les choses mêmes où il y va de l'intérêt du public, punissent la fourberie des dénonciateurs. Il est vrai qu'elles savent profiter de la trahison; mais en même temps elles punissent le traître, et, s'accommodant de sa perfidie, elles ne laissent pas de blâmer la mauvaise volonté qui le fait agir. Il n'y a pas longtemps que l'empereur Théodose condamna Esychius, homme consulaire, à avoir la tète tranchée, pour avoir corrompu par argent le secrétaire du patriarche Gamaliel, son ennemi déclaré, et s'être emparé

de tous ses papiers. Nous lisons dans l'histoire qu'un maître d'école, ayant livré aux Romains les enfants des Falisques, fut livré lui-même à ces enfants et renvoyé, les mains liées, à ceux qu'il trahissait, le peuple romain ne voulant point être redevable de la victoire à la scélératesse d'un traître et d'un perfide. Nous lisons aussi que Fabricius rejeta avec horreur l'offre que lui vint faire le médecin de Pyrrhus, roi d'Epire, d'empoisonner ce prince, qui le faisait traiter dans son camp d'une blessure qu’il avait reçue , et même que ce généreux Romain renvoya à son maître ce perfide chargé de chaînes, pour faire voir qu'il condamnait un crime que l'on voulait commettre en la personne même de son ennemi.

Cependant cette bonne foi si recommandée par les lois, observée avec tant de religion par les ennemis, respectée dans la guerre et parmi les épées comme quelque chose de sacré, nous ne l'avons point trouvée parmi les moines et les évêques. Il y en a même parmi eux qui d'un air fier et dédaigneux viennent vous dire : «De quoi vous plaignez-vous? Si quelqu'un, à force d'argent et de sollicitations, a trouvé le moyen d'enlever les papiers d'Eusèbe, c'est qu'il y trouvait son compte et qu'il était de son intérêt de s'en saisir. » Belle raison! plaisante manière de se justifier! comme si les brigands, les voleurs et les pirates ne cherchaient pas à faire leur compte dans l'infâme métier qu'ils exercent, comme si Anne et Caïphe, en corrompant le malheureux Judas, n'avaient pas eu en vue leurs propres intérêts ! Si je veux jeter sur le papier toutes les fadaises qui me, passent par l'esprit, interpréter les saintes Ecritures, repousser avec des traits vifs et piquants ceux qui m'attaquent, répandre sur eux l'amertume et l'aigreur d'une bile échauffée, m'exercer sur tous les différents sujets qui se présentent à mon imagination, et mettre cela en réserve, comme autant de flèches bien aiguisées, pour m'en servir dans l'occasion contre mes ennemis, tant que je ne répandrai point dans le monde ce que j'ai pensé et écrit à leur désavantage, si mes pensées sont des médisances, elles ne sont point des crimes; que dis-je? elles ne peuvent même passer pour des médisances , puisque le public n'en a aucune connaissance. Il n'appartient qu'à vous de corrompre des serviteurs, de gagner des domestiques par vos sollicitations, de vous introduire à la faveur de l'or, comme dit la fable, dans les lieux les plus secrets où les Danaé sont enfermées , et, en dissimulant vos honteux artifices, de me traiter de faussaire, sans considérer que par cette accusation vous vous rendez beaucoup plus criminel que moi. Les uns vous appellent hérétique, les autres vous accusent d'avoir corrompu les dogmes de la foi : sur tout cela vous gardez un profond silence, vous n'oseriez répondre. Vous ne vous appliquez qu'à déchirer par vos calomnies celui qui a traduit cette lettre; vous lui faites un procès sur la moindre syllabe, et vous croyez vous être pleinement justifié en calomniant injustement un homme quine vous dit mot. Mais supposons que j'aie fait quelque faute ou omis quelque chose dans ma traduction (car voilà ce qui fait tout le sujet de notre dispute, et c'est par cet endroit-là seul que vous prétendez vous justifier), si je suis un mauvais interprète, doit-on conclure de là que vous n'êtes point hérétique? Je ne dis pas que vous le soyez, je n'en sais rien ; je laisse à celui qui vous en a accusé, et de vive voix et par écrit, à soutenir et à justifier son accusation; mais je trouve qu'il n'est rien au monde de plus ridicule et de plus impertinent que d'user de récrimination quand on est accusé de quelque crime, et de blesser un homme qui dort, pour se consoler des blessures dont on a le corps tout couvert.

Jusqu’ici j'ai répondu aux accusations de mon adversaire comme si effectivement j'étais coupable d'avoir changé quelque chose dans la lettre de saint Epiphane; je me suis contenté de faire voir que, si l'on trouve quelque faute dans ma traduction, il n'y a rien du moins dont on puisse me faire un crime; mais comme il est aisé de voir par la seule lecture de cette lettre que je n'en ai point changé le sens et que je n'y ai rien ajouté ni rien supprimé, mes accusateurs, qui se piquent si fort d'habileté et de bon goût, font bien voir qu'ils n'y entendent rien, et leur censure ne sert qu'à découvrir leur ignorance. Car pour moi, j'avoue et je déclare hautement que, dans mes traductions grecques et latines, je ne m’applique qu'à bien rendre le sens de l'auteur, sans m'attacher scrupuleusement aux paroles, excepté dans la traduction de l'Ecriture sainte, qui jusque dans l’arrangement des mots renferme quelque mystère. Je suis en cela l'exemple de Cicéron, qui a traduit le dialogue de Platon intitulé Protagoras, le livre de Xénophon, qui a pour titre l'Economique, et les deux belles oraisons que Démosthènes et Eschine ont faites l'un contre l’autre. Ce n’est pas ici le lieu de démontrer combien cet auteur a passé de choses dans sa traduction, combien il en a ajouté, combien il en a changé afin d'accommoder les expressions de la langue grecque au tour et au génie de la langue latine - il me suffit d'avoir pour moi l'autorité de ce savant interprète, qui, dans sa préface sur les deux oraisons d'Eschine et de Démosthènes, dit : « J'ai cru devoir entreprendre un travail fort peu nécessaire pour moi en particulier, mais qui sera très utile à tous ceux qui aiment l'étude des belles-lettres. J'ai donc traduit du grec en latin lès deux belles oraisons que Démosthènes et Eschine, qui ont été les plus fameux orateurs de toute la Grèce, ont composées l'un contre l'autre. Je les ai, dis-je, traduites non pas en interprète, mais en orateur, conservant les sentences et leurs différentes formes et figures, et me servant dans tout le reste des termes propres à notre langue. J'ai jugé qu'il n'était pas nécessaire de m'assujettir à rendre le texte mot pour mot, niais seulement d'exprimer toute la force et toute la propriété des termes ; car j'ai cru que je ne rendais pas à mon lecteur ces termes par compte, mais au poids. » Il dit encore sur la fin de cette même préface: « J'espère qu'on trouvera dans ma traduction les mêmes pensées et les mêmes figures dont ces auteurs se sont servis exprimées avec la même force et dans le même ordre qu'elles ont dans l'original. Quant aux paroles, je ne m'y suis attaché qu'autant qu'elles ont pu se prêter au goût et aux usages de notre langue; et si je ne les ai pas traduites mot à mot, j'ai du moins fait en sorte d'en conserver le sens et la véritable signification. »

Horace, ce savant poète dont les pensées sont si belles et si délicates, est de même sentiment, et il ne veut pas qu'un habile interprète, par une exactitude scrupuleuse et une fidélité mal entendue, s'assujettisse à rendre mot à mot les paroles de son auteur. On sait que Térence a traduit Ménandre, et que Plaute et Cécilius ont aussi traduit les anciens poètes comiques; mais se sont-ils attachés scrupuleusement aux paroles ? Non, ils se sont contentés de conserver dans leur traduction toute l'élégance et toute la beauté de leur original. Ce que vous appelez une traduction exacte et fidèle, les savants l'appellent une superstition ridicule et une impertinente imitation. De là vient que, dans la traduction que je fis, il y a environ vingt ans, de la Chronique d'Eusèbe de Césarée, instruit que j'étais par l'exemple de ces grands hommes, et imbu dès lors, comme je le suis encore aujourd'hui, des maximes qu'ils nous ont enseignées et dont je ne prévoyais pas que vous dussiez un jour me faire un crime je dis entre autres choses dans ma préface : « Il est bien difficile de suivre un auteur pied à pied sans s’en écarter jamais, et de faire une traduction qui réponde à l'élégance et à la beauté de l'original. Un auteur n'aura employé qu'un seul mot, mais choisi et très propre pour exprimer sa pensée ; et comme la langue dans laquelle je traduis ne fournit aucun terme qui ait la même force et la même signification, il faut que j'emploie plusieurs termes pour rendre sa pensée, et que je prenne un long détour pour faire peu de chemin. Il y aura dans le texte original des mots transposés, des cas différents, diverses sortes de figures, en un mot un caractère particulier et un certain tour qui n'est propre qu'à cette langue : si je veux m'assujettir à le traduire mot à mot, je ne dirai que des absurdités, et si je me trouve obligé malgré moi à déplacer ou à changer quelque chose, on dira que je n'agis plus en interprète. » Après plusieurs autres choses qu'il est inutile de répéter ici, j'ajoute : « Que si quelqu'un prétend que dans une traduction une langue ne perd rien de sa beauté et de sa délicatesse, qu'il traduise donc Homère en latin, et même en prose. je suis sûr que sa traduction sera ridicule, que tout y sera renversé et défiguré, et que ce grand poète, y paraîtra à peine bégayer. »

Tout ce que je prétends par là est de faire voir que, dans toutes les traductions que j'ai faites depuis ma jeunesse jusques ici, je ne nie suis attaché qu'au sens, et non point à la lettre. Mais comme mon autorité en cela n'est peut-être pas d'un assez grand poids pour qu'on y doive avoir égard, lisez, je vous prie, la petite préface qui est à la tête de la vie de saint Antoine. « Une traduction littérale, » dit l'auteur, «rend le sens de l’original qu'on traduit obscur et embarrassé, de même que de mauvaises herbes étouffent la semence que l'on a jetée dans un champ; car lorsque l'on s'assujettit aux paroles et aux figures, à peine peut-on expliquer par un long détour ce que l'on aurait pu dire en peu de mots. C'est donc pour éviter cet écueil qu'en traduisant, comme vous m'y avez engagé, la vie de saint Antoine, je lui ai donné un nouveau tour ; en sorte néanmoins que, si je n'ai pas rendu l'original mot à mot, j'en ai du moins conservé tout le oms. Que les autres s'attachent aux lettres et aux syllabes, mais pour vous, attachez-vous au sens et aux pensées. »

Je n'aurais jamais fini si je voulais rapporter ici le sentiment de tous ceux qui dans leurs traductions se sont contentés d'exprimer. le sens de leur auteur. Je vous citerai seulement l'exemple et l’autorité de saint Hilaire, qui a traduit du grec en latin des homélies sur Job et plusieurs traités sur les Psaumes, Au lieu d'expliquer le sens littéral d'une manière sèche et languissante, et de se renfermer dans les bornes étroites d'une traduction gênante et affectée, ce Père, prenant sur les auteurs qu'il a traduits le même droit qu'un vainqueur a sur ses prisonniers, s'est rendu maître de leurs pensées et en a disposé à son gré.

Il ne faut point que les écrivains, tant profanes «ecclésiastiques, en aient usé de la sorte, puisque les Septante, les évangélistes et les apôtres n'ont pas expliqué autrement l'Ecriture sainte. Nous lisons dans saint Marc que notre Seigneur dit à la fille de Jaïre: Talitha cumi , et l'évangéliste       ajoute         aussitôt : « C'est-à-dire: jeune fille, levez-vous, je vous le commande. » Que l'on accuse donc saint Marc de mauvaise foi pour avoir ajouté ces mots : « Je vous le commande ; » car le texte hébreu porte seulement : « Jeune fille, levez-vous. » Mais il est aisé de voir qu'il n'a fait cette addition que pour faire mieux sentir l'efficacité de la parole de Jésus-Christ et le pouvoir qu'il avait sur la mort.

Saint Mathieu, après avoir dit que le perfide Judas avait rendu les trente pièces d'argent qu'il avait reçues pour le prix de sa trahison, et que les prêtres avaient employé cette somme à acheter le champ d’un potier, ajoute incontinent après: « Ainsi fut accomplie cette parole du prophète Jérémie ; « Ils ont reçu les trente pièces d’argent qui étaient le prix de celui qui a été mis à prix, et dont ils avaient fait le marché avec les enfants d'Israël; et ils les ont données pour en acheter le champ d'un potier, comme le Seigneur me l'a ordonné. » Ce passage n'est point de Jérémie, il est du prophète Zacharie, qui lui donne un autre tour et l'exprime dans des termes tout différents; car voici ce que porte la Vulgate (1) : « Et je leur dirai : « Si vous jugez qu'il soit juste de me payer, donnez-moi la récompense qui m'est due, ou refusez de me la donner. » Ils pesèrent alors trente pièces d'argent qu’ils me donnèrent pour ma récompense; et le Seigneur me dit : « Faites passer cet argent par le creuset, et voyez s'il vaut ce qu'ils m'ont estimé; » et ayant pris les trente pièces d'argent, je les mis dans la maison du Seigneur pour être jetées dans le creuset. » Il est aisé de juger là combien le passage cité par saint Matthieu est différent de la version des Septante. Le sens de ce passage est le même dans le texte hébreu, mais l'ordre en est renversé, et il y a même quelque différence dans les termes. Voici ce qu'il porte: « Et je leur dis : « Si vous jugez qu'il soit juste de me payer, rendez-moi la récompense qui m'est due ; sinon, ne le faites pas; » et ils pesèrent trente deniers d'argent qu'ils me donnèrent pour ma récompense; et le Seigneur me dit :  « Allez jeter à l'ouvrier en argile cet argent, cette belle somme à laquelle ils m'ont apprécié; »  et j'allai en la maison du Seigneur les porter à l'ouvrier en argile. » Qu'ils fassent donc ici le procès à cet apôtre comme à un faussaire, pour avoir employé un passage qui ne s'accorde ni avec le texte hébreu ni avec les Septante, et surtout pour avoir cité par une erreur grossière Jérémie au lieu de Zacharie. Mais à Dieu ne plaise que nous accusions d'erreur ou de fausseté un disciple de Jésus-Christ qui, sans s'arrêter scrupuleusement aux mots et aux syllabes, s’est uniquement attaché à exprimer le véritable sens des saintes Ecritures!

Venons à un autre passage du même prophète, que l'évangéliste cite selon le texte hébreu. « Ils verront celui qu'ils ont percé. » Les Septante, selon la version latine, portent: « Ils jetteront les yeux sur moi, touchés des insultes et des outrages qu'ils m'auront faits. La version

 

(1) Cette Vulgate était une version latine faite sur celle des Septante, et qui était en usage du temps de saint Jérôme.

 

de l'évangéliste, celte des Septante et notre Vulgate ne s'accordent point sur cet endroit ; mais cette différence , qui ne consiste que dans les mots, n'empêche point qu’elles ne renferment le même sens et le même esprit.

Jésus-Christ, comme nous lisons dans saint Mathieu, prédisant à ses apôtres qu'ils s'enfuiraient et l'abandonneraient, confirme sa prédiction par un passage de Zacharie, en disant : « Il est écrit : « Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées. » Cependant ce passage est tout différent et dans la version des Septante et dans le texte hébreu ; car ce n'est point Dieu qui dit ces paroles, comme l'évangéliste les lui attribue ; c'est le prophète lui-même qui fait à Dieu le Père cette prière : « Frappez le pasteur, et les brebis seront dispersées. » Je m'imagine que saint Matthieu, n’échappera pas ici à la censure de quelques prétendus savants, et qu'il sera condamné à leur tribunal pour avoir osé attribuer à Dieu les paroles du prophète.

Le même évangéliste dit que Joseph , étant averti par l'ange, prit l’enfant et sa mère, et que, s'étant retiré en Egypte, il y demeura jusqu'à la mort d'Hérode, « afin que cette parole que le Seigneur avait dite par le prophète fût accomplie : «J'ai rappelé mon fils de l'Egypte. » Ce passage n'est point dans nos exemplaires, mais il se trouve dans le prophète osée selon le texte hébreu: « J'ai aimé Israël, » dit ce prophète, « lorsqu’i1 n'était qu’un enfant, et j'ai rappelé mon fils de l'Egypte. » Voici ce que porte la version des Septante . « J'ai aimé Israël lorsqu'il n'était qu'un petit enfant, et j'ai rappelé ses enfants de l'Egypte. » Doit-on condamner ces interprètes pour n'avoir pas traduit conformément au texte hébreu ce passage qui regarde particulièrement Jésus-Christ , ou doit-on leur pardonner une faute dans laquelle tous les hommes peuvent tomber, selon ce que dit saint Jacques : « Nous faisons tous beaucoup de fautes. Que si quelqu'un ne fait point de fautes en parlant, c'est un homme parfait, et il peut tenir tout le corps en bride? »

Quant à ce que nous lisons encore dans saint Mathieu : « Et il vint demeurer dans une ville appelée Nazareth, afin que cette prédiction des prophètes fût accomplie : « Il sera appelé Nazaréen, » que ces messieurs, qui se vantent d'être les maîtres de la langue et qui traitent tous les autres auteurs avec tant de mépris, nous disent où ils ont lu ce passage. Il faut le leur apprendre : il est tiré du prophète Isaïe, car au lieu que nous lisons, comme je l'ai traduit : « Il sortira un rejeton de la tige de Jessé, et une fleur naîtra de sa racine, » le texte hébreu, suivant l'idiome de la langue, porte : « Il sortira un rejeton de la tige de Jessé ; et un Nazaréen naîtra de sa racine. » Pourquoi les Septante ont-ils omis le mot de Nazaréen » s'il n'est pas permis de rien changer dans une traduction ? C'est un sacrilège d’avoir on supprimé ou ignoré la signification d'un mot qui renferme un si grand mystère.

Poursuivons, car les bornes qu'on doit se prescrite dans une lettre ne me permettent pas de m’arrêter longtemps sur chaque passage en particulier. Saint Mathieu dit encore : « Or tout cela se fit pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par le prophète en ces termes : « Une vierge aura dans son sein et elle enfantera un fils que l'on appellera Emmanuël; » ce que les Septante ont traduit de cette sorte : « Une vierge recevra dans son sein et elle enfantera un fils que vous appellerez Emmanuël. » Si l'on veut critiquer jusqu'aux mots, il est certain qu’il y a de la différence entre « aura dans son sein » et « recevra dans son sein, » et entre «on l'appellera » et « vous l'appellerez. » Pour ce qui est du texte hébreu, voici ce qu'il porte : « Une vierge concevra, et elle enfantera un fils, et elle l’appellera Emmanuël. » Ce nom lui sera donné, non point par Achaz, ce prince infidèle dont l’Ecriture condamne l'incrédulité, ni par les Juifs, ce peuple ingrat qui devait renoncer le Seigneur; mais par la vierge même qui l'aura conçu et enfanté.

Nous lisons dans le même évangéliste que, les mages étant venus à Jérusalem, Hérode en fut troublé, et qu'ayant fait assembler les prêtres et les docteurs de la loi, il s'informa d'eux où devait naître le Christ, et qu'ils lui dirent que c’était dans Bethléem de la tribu de Juda, selon ces paroles du prophète: « Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es pas la moindre d'entre les principales villes de Juda, car c'est de toi que sortira le chef qui conduira mon peuple d'Israël. » Voici comment ce passage est traduit dans la Vulgate: « Et toi, Bethléem, maison d’Ephrata, tu es trop petite pour tenir quelque rang entre toutes les villes de Juda; mais c'est de toi que sortira celui qui doit régner en Israël. « On s'étonnera encore davantage de la différence qu'il y a entre saint Mathieu et les Septante, soit dans les mots, soit dans leur arrangement, si on compare leur version avec le texte hébreu qui porte: « Et toi, Bethléem , appelée Ephrata, tu es la plus petite entre toutes les villes de Juda; mais de toi sortira celui qui doit commander en Israël. » Examinez toutes les paroles de saint Mathieu les unes après les autres : « Et toi Bethléem, terre de Juda. » Au lieu de «terre de Juda, » il y a dans l’hébreu « Ephrata, » et dans les Septante « maison d'Ephrata. » L’évangéliste dit: « Tu n'es pas la moindre d'entre les principales villes de Juda,» et les Septante portent. « Tu es trop petite pour tenir quelque rang entre toutes les villes de Juda, » et l’hébreu : « Tu es très petite entre toutes les villes de Juda. » Le sens est tout différent ; il n'y a que les Septante et l'hébreu qui s'accordent ensemble dans ce seul passage; car l'évangéliste dit que Bethléem n’est pas la moindre d'entre les principales villes de Juda, et les autres au contraire disent qu’elle est la moindre et la plus petite. Cependant de cette ville si petite et si peu considérable le chef d’Israël sortira, selon ce que dit l’Apôtre : « Dieu a choisi les faibles selon le monde pour confondre les puissants. » Quant à ces paroles qui suivent, «Pour conduire, » ou, « pour nourrir mon peuple d'Israël, » on s'aperçoit aisément qu’elles ne s'accordent point avec celles du prophète.

Je suis entré dans ces détails, non pas pour faire voir que les évangélistes se sont trompés ( car il n’appartient qu’à des impies comme Celse, Porphyre et Julien d'accuser d'erreur ces écrivains sacrés) , mais pour confondre l'ignorance de ceux qui me blâment, et pour leur faire voir qu'il m'est permis d'en user, dans la traduction d'une simple lettre, de la même manière que les apôtres, comme mes censeurs en doivent convenir malgré eux, en ont usé dans les passages qu'ils citent de l’Ecriture sainte.

Saint Marc, disciple de saint Pierre, commence ainsi son évangile: « Le commencement de l'évangile de Jésus-Christ. Comme il est écrit dans le prophète Isaïe: «  J'envoie mon ange devant votre face, qui, marchant devant vous, vous préparera le chemin, On entendra dans le désert la  voix de celui qui crie: « Préparez la vole du Seigneur, rendez droits ses sentiers. » Ce commencement de l’évangile de saint Marc est composé de deux passages tirés des prophètes Malachie et Isaïe; car le premier: « J'envoie mon ange devant votre face, qui, marchant devant vous,vous préparera le chemin, » est du prophète Malachie ; et le second : « On entendra dans le désert la voix de celui qui crie, etc., » se trouve dans Isaïe. Or comment saint Marc a-t-il pu dire dès le commencement de son évangile : « Comme il est écrit dans le prophète Isaïe : « J'envoie mon ange devant voire face,» puisque ces paroles, comme je viens de le dire, ne sont point d'Isaïe, mais de Malachie, qui est le dernier des douze prophètes? Que nos prétendus savants, qui s'en font tant accroire, nous expliquent cette difficulté, et alors je leur avouerai de bonne foi que j'ai tort et que je me suis trompé.

Le même saint Marc fait dire au Sauveur parlant aux pharisiens : « N'avez-vous jamais lu ce que fit David dans le besoin où il se trouva, lorsque lui et ceux qui l'accompagnaient furent pressés de la faim ; comment il entra dans la maison de Dieu du temps du grand prêtre Abiathar, et mangea les pains de proposition, quoiqu'il n'y eût que les prêtres à qui il fût permis d'en manger? » Consultons les livres de Samuel, ou des Rois, comme on les appelle communément, et nous verrons que ce grand prêtre dont parle saint Marc ne s'appelait pas Abiathar, mais Abimélech, que Saül fit depuis tuer par Doëg avec tous les autres prêtres de la ville de Nobé.

Venons à l'apôtre saint Paul. Il dit dans son épître aux Corinthiens: « Car s'ils l'avaient connue ( cette sagesse de Dieu), ils n'auraient jamais crucifié le Seigneur de la gloire, et de laquelle il est écrit que l'œil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, et le cœur de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment. » Quelques-uns, ajoutant foi aux rêveries et aux visions de quelques livres apocryphes, prétendent que ce passage est tiré de l’Apocalypse d'Elie; mais il est du prophète Isaïe, où nous lisons, selon le texte hébreu : « Depuis le commencement du monde les hommes n'ont point entendu, l'oreille n'a point ouï et l'œil n'a point vu, hors vous seul, ô mon Dieu, ce que vous avez préparé à ceux qui vous

attendent; » ce que les Septante ont traduit d'une manière toute différente; car voici ce que porte leur version: « Depuis le commencement du monde nous n'avons point entendu et nos yeux n'ont point vu Dieu, hors vous, ni vos véritables ouvrages, et vous ferez miséricorde à ceux qui vous attendent. » Nous savons d'où ce passage est tiré ; cependant l'apôtre saint Paul, au lieu de le rendre mot pour mot, s'est contenté de le paraphraser et d'en exprimer le sens en d'autres termes.

Le même apôtre, citant dans l’épître aux Romains un endroit d'Isaïe; dit : « Je m'en vais mettre en Sion celui qui est la pierre d'achoppement, la pierre de scandale. » Ce passage est conforme au texte hébreu, mais il ne s'accorde point avec l'ancienne version ; car les Septante ont un sens tout différent : «Vous ne heurterez point, » disent-ils, «contre cette pierre d’achoppement, cette pierre qui est une occasion de chute. » L’apôtre saint Pierre s'exprime comme saint Paul et comme les Hébreux en disant : « Il est pour les incrédules une pierre contre laquelle ils se heurtent, une pierre qui les fait tomber. » Tout cela nous fait voir d'une manière sensible que les apôtres et les évangélistes, expliquant les anciennes Ecritures, s'attachaient au sens et non point aux paroles, et que sans se mettre en peine des termes et de l'arrangement des mots, ils ne songeaient qu'à se faire entendre et à bien exprimer leur pensée.

L'évangéliste saint Luc , cet homme apostolique , rapporte que saint Etienne , premier martyr dé Jésus-Christ, parlant aux Juifs assemblés dans le sénat, leur dit: « Jacob, suivi de toute sa famille qui consistait en soixante et quinze personnes, descendit en Egypte, où il mourut et nos pères après lui; et ils furent transportés en Sichem, et on les mit dans le sépulcre qu'Abraham avait acheté à prix d'argent des enfants d’Emor, père de Sichem. » Cet endroit est exprimé d'une manière toute différente dans la Genèse, où il est marqué qu'Abrabam acheta d'Ephron, de la ville de Heth, fils de Séor, pour la somme de quatre cents dragmes d'argent, une caverne double avec un champ tout attenant, et proche la ville d'Hebron, et qu'il y enterra sa femme Sara. Nous lisons encore dans le même livre que Jacob, revenant de Mésopotamie avec ses femmes et ses enfants, dressa ses tentes vis-à-vis Salem, qui est une ville des Sichimites dans le pays de Chanaan, qu'il y demeura et acheta d'Emor, père de Sichem, pour le prix de cent agneaux, une partie du champ où il avait dressé ses tentes, et qu'ayant construit là un autel, il y invoqua le Dieu d'Israël. Ce ne fut point d’Emor, père de Sichem, qu'Abraham, acheta une caverne, mais d'Ephron, fils de Séor; gît ce patriarche ne fut point enterré à Sichem, mais à Hébron, qu'on appelle par corruption Arboch. Pour ce qui est des douze patriarches, Ils n'ont point été enterrés à Arboch, mais à Sichem ; et ce fut Jacob et non pas Abraham qui acheta le champ où ils furent enterrés. Je me réserve à expliquer une autre fois cette difficulté, car je suis bien aise de laisser à mes censeurs à en chercher le dénouement, afin de leur faire comprendre que, dans l'explication de l’Ecriture sainte, on doit s'attacher au sens et non point aux paroles.

Le vingt et unième psaume selon l’hébreu commence par ces paroles que notre Seigneur dit sur la croix : Eli, Eli, lama azabthani, c'est-à-dire : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? » Je demande à ces messieurs pourquoi les Septante ont inséré ici ces mots, « Jetez les yeux sur moi; » Car voici ce que porte leur version : « O Dieu, ô mon Dieu, jetez les yeux sur moi; pourquoi m’avez-vous abandonné? » Ils me répondront sans doute que l'addition de deux mots ne porte aucun préjudice au sens des Ecritures; et moi je leur dis de même que quelques mots que j'aurai omis dans un ouvrage dicté à la hâte ne donnent aucune atteinte aux usages établis dans l'Eglise.

Je serais trop long si je voulais entrer ici dans le détail de tout ce que les Septante ont omis ou ajouté dans leur version. On a eu soin de le marquer avec des obèles (1) et des astérisques dans les exemplaires dont l'Eglise se sert. Car les Hébreux se moquent de nous quand ils nous entendent dire ce que nous lisons dans le prophète Isaïe: « Heureux celui qui a des enfants dans Sion et des domestiques dans Jérusalem ; » et dans Amos, après la description que fait ce prophète du luxe et de la mollesse des

 

(1) Obèle est une marque en forme de petite broche dont Origène, et saint Jérôme après lui, se sont servis pour marquer ce que les Septante avaient ajouté dans leur version. Astérisque est une petite marque en forme d'étoile dont ils se sont servis pour marquer ce que ces interprètes avaient omis.

 

Israélites: « Ils ont regardé tout cela comme quelque chose de solide et de durable, et non pas comme des biens passagers qui nous échappent. » En effet ces expressions sentent récole, et tiennent quelque chose de l’éloquence de Cicéron.

Quel parti donc prendrons-nous, puisque tous ces passages, et plusieurs autres que je ne pourrais citer ici sans entreprendre de faire une infinité de volumes, ne se trouvent point dans les livres originaux ? Car on peut juger et par les astérisques, comme j'ai déjà dit, et par ma traduction, si quelque, lecteur exact veut bien se donner la peine de la confronter avec l'ancienne version, tout ce que les Septante ont omis. Cependant c'est avec bien de la raison que cette version est reçue comme authentique dans toutes les Eglises, soit parce qu'elle est la plus ancienne, ayant été faite avant Jésus-Christ, soit parce que les apôtres l'ont suivie dans les endroits néanmoins où elle s'accorde avec le texte hébreu. Pour ce qui est d'Aquila, ce Juif prosélyte, cet interprète vétilleux qui s'applique à traduire non-seulement les paroles, mais encore l'étymologie des mots, c'est avec justice que nous rejetons sa version , est-il rien de moins supportable et de moins intelligible que de traduire, comme il a fait, les mots « froment, vin » et « huile» par ces mots grecs,         Xeuma, oprismon, et silpnotera, que nous pouvons expliquer par ceux-ci:  « effusion, abondance de fruits, éclat.» Et parce que les Hébreux ont non-seulement des articles, mais encore des particules connexives, ce scrupuleux interprète, qui porte son exactitude jusqu'à traduire les syllabes et les lettres, ne craint point de dire (1) : sio ton ouranon kai suo trio gen ; » ce que la construction grecque et latine ne saurait souffrir, comme il est aisé d'en juger par notre manière de parler; car combien la langue grecque a-t-elle d'expressions propres et naturelles qui ne peuvent faire

 

(1) Saint Jérôme reproche ici à Aquila son affectation à traduire mot à mot, lettre à lettre et syllabe pour syllabe, et il veut dire: Fallait-il, parce que les Hébreux ont des articles et des particules connexives, qu'Aquila rendit mot pour mot ce texte hébreux Eth hasschamain veeth haarets , par ces mots grecs : smi ton ouranon kai smu ten ges ; ce que la construction grecque et latine ne saurait souffrir; car les Latins ne disent pas Movebo ou creavit cum hoc cœlum, et cum hanc terram.

 

aucun sens dans le latin dès qu'on veut s'assujettir à les rendre mot à mot ! Il en est de même de la langue latine, dont les tours les plus beaux et les plus délicats choquent les Grecs, et perdent dans leur langue toute leur beauté quand on veut les traduire à la lettre.

Je passe ici une infinité de choses sous silence ; mais pour vous faire voir, mon cher Pammaque, quelles sont les falsifications qu'on prétend que j'ai faites dans la traduction de la lettre de saint Epiphane, je vais en rapporter ici le commencement en grec, afin que par le procès que mes ennemis me font sur cet endroit vous puissiez juger des autres crimes dont ils me chargent : «  edei e mas agapete me te oiesei tropoi kleron pherestai. » Je me souviens d'avoir ainsi traduit ces paroles : « L'honneur que nous avons, mon très cher, d'être élevés à la cléricature, ne devrait pas nous inspirer tant d'orgueil. » Que de faussetés dans une seule ligne! s'écrient mes accusateurs; car premièrement agapetos veut dire: cher, et non pas : très cher; de plus oiesis signifie : opinion, et non pas : orgueil, car il n’y a pas dans le texte oiemati , qui veut dire: enflure, mais oiesei, qui signifie : opinion, sentiment. Quant à ce qui suit: « l'honneur que nous avons d'être élevés à la cléricature, » et « inspirer l'orgueil, » tout cela est de l'invention du traducteur.

Que dites-vous, sublime génie, vous qui êtes aujourd'hui l'appui et l'ornement de la république des lettres, l'Aristarque (1) de nos jours et l'arbitre des ouvrages de tous les savants? En vain donc ai-je fréquenté les écoles et employé tout mon temps à l'étude , puisque dès la sortie du port je vais me briser contre les écueils ? Mais enfin comme il est de la condition de l'homme d'être sujet à se tromper, et du devoir d'un homme sage d'avouer sa faute quand il s'est mécompté, ô vous , qui que vous soyez , qui me censurez avec tant de rigueur, faites-moi la grâce, je vous prie, de corriger ma traduction, et d'expliquer vous-même mot à mot les paroles que je viens de citer. Je devais, selon vous, les traduire ainsi : « Il ne fallait pas, mon cher, nous élever de la bonne opinion des clercs. » Voilà ce qui s'appelle parler comme les muses, et tourner les choses d'une manière

 

(1) Fameux critique qui a commenté les ouvrages d'Homère.

 

digne de l'éloquence. de Plante et de l'élégance d'Athènes. On peut bien m'appliquer ici ce que dit le proverbe: « C'est perdre sa peine que de frotter un bœuf avec l'huile des athlètes. »

Au reste je ne m'en prends point à celui dont un autre a emprunté le nom pour jouer un si mauvais rôle. Je sais que Ruffin et Mélanie ont conduit toute cette intrigue : ils sont ses maîtres, et il leur en a coûté bien cher pour lui apprendre à ne rien savoir. Je ne blâme point un chrétien, quel qu'il puisse être, d'ignorer les délicatesses de la langue. Plût à Dieu que nous pussions nous appliquer ce que dit Socrate : «Je sais que je ne sais rien; » et mettre en pratique cette maxime d'un autre sage: « Connaissez-vous vous-même! » J'ai toujours eu une vénération particulière, non pas pour ceux qui à des manières grossières et impolies joignent une grande démangeaison de parler, mais pour ceux dont la simplicité est accompagnée de la sainteté de la vie. Que celui qui se vante d'imiter le style des apôtres commence d'abord par imiter leurs vertus. L'éclat de leur sainteté faisait excuser la simplicité de leur style, et en présence d'un mort qu'ils avaient ressuscité l'on voyait tomber les vains arguments d'Aristote et les plus subtils raisonnements de Chrysippe; mais il est ridicule de faire vanité d'une impolitesse affectée, tandis qu'à l'exemple d'un Crésus ou d'un Sardanapale, on passe toute sa vie dans l'abondance ou dans une molle oisiveté; comme si l'éloquence était le partage de la scélératesse, et que les voleurs eussent coutume de cacher leurs épées parmi les ouvrages des philosophes et non pas dans le tronc des arbres.

Je me suis un peu trop étendu dans cette lettre ; mais quelque longue qu'elle soit, elle n'égale point encore l'excès de ma douleur: on me traite de faussaire, et on me déchire cruellement dans les cercles pour divertir à mes dépens des femmes occupées à leurs ouvrages. Cependant content de me justifier des crimes dont mes ennemis me chargent, je n'ai point usé de récrimination envers eux. Je vous fais donc juge vous-même, mon cher Pammaque, de notre différend: prenez la peine de lire la lettre de saint Epiphane avec ma traduction, et vous verrez d'abord combien sont frivoles et outrageants les reproches que me font mes accusateurs. Au reste, il me suffit d'avoir instruit de cette affaire un ami qui m'est très cher, et je ne songe plus désormais qu'à demeurer caché dans le fond de ma retraite pour y attendre le jour du Seigneur. J'aimerais mieux, si cela se pouvait et si mes ennemis voulaient bien me laisser en repos, vous envoyer des commentaires sur l'Ecriture sainte que des déclamations et des invectives (1) semblables à celles de Cicéron et de Démosthènes.

 

(1) Telles que sont les discours de Cicéron contre Marc-Antoine,et de Démosthènes contre Philippe, roi de macédoine.

 

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