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CHAPITRE PREMIER : LA DOCTRINE SPIRITUELLE DE LOUIS LALLEMANT

 

I. Lallemant et son école. — Pierre Champion et la tradition de l'école. — Louis Lallemant. — Son curriculum vitae. —Ses épreuves. — Lallemant et les supérieurs de la Compagnie. — Ses disciples et leurs premières résistances. — « Pas d'autre maître que le Saint-Esprit ». — Lallemant, Balthazar Alvarez et les mystiques dans la Compagnie. — Principaux caractères de l'école.

II. A. La seconde conversion. — La troisième année de noviciat chez les jésuites. — Trop de bon sens. — Les deux conversions. — Le salut dépend de la seconde. — Le « bon Père » des Provinciales. — Prétendues infiltrations jansénistes dans la Compagnie. — Les non-convertis. — Plus en danger que les séculiers. — Le monde au couvent. — Antinomies résolues par saint Ignace. — Les religieux et l'orgueil. — Le palliatif des « bonnes intentions ». — Néant du zèle naturel. — « Franchir le pas ». — Facilité d'une transformation soudaine et totale. — Caractère nettement mystique de la seconde conversion.

 

B. La critique de l'action. — Les jésuites et l'action. — « Le principal, qui est l'intérieur ». — Qu'une vertu solide et pratique ne suffit pas à un Ordre actif et qu'il faut aller jusqu'au mysticisme. — Nulle initiative, « fort peu d'action au dehors ». —Dosage de l'action. — L'action « pour la vie intérieure u. — Primauté de l'obéissance. — « Par manière de divertissement ». — Que l'apostolat n'a pas à souffrir de cette doctrine. — Instrumentum conjunctum cum Deo. — Critique du « moralisme ». — L'action et la prière; qu'il n'est pas nécessaire dans l'oraison de tout « rapporter à l'action ». — « L'essence » des vertus. — Ne pas mettre « le but de toutes les » inspirations divines, « en l'action et en la pratique ».

 

C. La garde du coeur. — « Purgation» et « garde » du coeur. — a Ce n'est pas l'examen de conscience ». — « En sentinelle ». — Difficulté et nécessité de cet exercice. — Entraînement à l'analyse morale. — Pratique de la garde du coeur. — Les sacrements « exercices principaux de la perfection ». — « La pureté du coeur, plutôt que l'exercice des vertus ».—Alphonse Rodriguez et la doctrine contraire. — L'avocat de Marthe. — La présence de Dieu « moyen pour bien faire... nos actions ». — Ascétiques et mystiques. — Ascèse plutôt négative de Lallemant, et qui conduit à « l'union divine ».

 

D. La conduite du Saint-Esprit. — Principe fondamental et clef de tout le système. — S'abandonner, « se lier » au Saint-Esprit. — « Dieu l'instruit lui-même ». — « A peu près comme nous avons la lumière du soleil ». — Le P. Lallemant et l'esprit intérieur » des calvinistes. — Et le voeu d'obéissance. — « Prudence humaine » des supérieurs qui traitent cette doctrine d'illusion. — L'obéissance ne dirige que « pour le regard de l'extérieur ». — La direction du Saint-Esprit et les cas de conscience. — Et la vie spirituelle. — Et les divers ministères. — L'oraison est « la principale préparation pour la chaire ». — Les dons du Saint-Esprit. — Lallemant et Newman. — Don d'intelligence ou de réalisation. — Sagesse et science. — Le discernement des esprits. — Revanche des mystiques sur les moralistes. — Casuistique surnaturelle. —       Les « lumières subites ». — « Assurances certaines » du don mystique. — Contemplation ordinaire et extraordinaire. — « Un lion en peinture... un lion vivant ». — « La vraie sagesse ». — Contre la timidité des directeurs. — « Plus de vertu et plus tôt » que par les voies communes. — « Sans la contemplation, on n'avancera jamais beaucoup dans la vertu ». — « On criera ». — La vie mystique et la nécessité de « l'application » à Jésus-Christ. — Dieu unique souverain de l'intérieur. — « L'intérieur qui est sans bornes ». — « Après l'Incarnation, nous ne devons rien admirer ».

 

I. Plus une, plus originale, plus sublime vingt fois et vingt fois plus austère, plus dure que Port-Royal, l'école que nous allons étudier a fait peu de bruit. Les contemporains l'ont à peine soupçonnée : nul Sainte-Beuve n'a parlé d'elle et pour la plupart des catholiques d'aujourd'hui, elle n'est qu'un nom. Son fondateur, le jésuite Louis Lallemant, est mort en 1635 sans avoir rien écrit. Parmi les disciples de ce grand homme, un seul, le P. Surin, a connu la gloire, mais une gloire combattue, longtemps suspecte, infiniment douloureuse. Du moins laissait-il après lui une oeuvre immortelle. Mais de l'école elle-même et de sa tradition presque souterraine, le souvenir achevait de s'éteindre, lorsque vers la fin du XVIIe siècle, le P. Champion entreprit de le réveiller.

Pierre Champion de La Mahère était né près d'Avranches en 1632, trois ans avant la mort de Louis Lallemant, et il avait fait ses études chez les jésuites de Caen. Avranches, Caen, cette Normandie était alors un centre mystique des plus actifs, comme nous l'avons entrevu déjà quand nous

 

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parlions du P. Eudes et comme nous le montrerons mieux encore dans notre prochain volume. Jésuite en 1651, Pierre Champion demande à partir pour les missions de l'Extrême-Orient; « on les lui fait espérer ; mais en attendant, on l'applique à l'enseignement de la grammaire... Rennes..., Quimper... Dans cette dernière ville, il se met en rapport avec le vénérable P. Maunoir, l'apôtre et le thaumaturge de la Basse-Bretagne. » Remarquons ce trait. Le jeune régent est déjà curieux de sainteté. Il veut connaître de tout près et il sait bien trouver les citoyens de « l'empire mystique » — cette alliance de mots, alors peu banale, est de lui (1). Ainsi plus tard, dans cette même Bretagne, il ira droit à un autre saint et lui dérobera son beau secret. « Maunoir aurait voulu en faire son successeur, mais Pierre Champion ne savait pas le breton », et rêvait d'aller missionner beaucoup plus loin. Une fois prêtre, il sollicite de nouveau l'Orient. « On l'envoie à Rouen se préparer au départ... puis on l'avertit de venir à Paris, de se tenir prêt. C'en est donc fait, il va partir... Mais voici qu'un professeur de grammaire au collège d'Eu tombe malade et le P. Pierre prend sa place. » Tant mieux, car il faut qu'il reste en France et qu'il apprenne, mais à la perfection, cette « exactitude et... pureté du style que l'on recherche si fort dans le siècle où nous sommes » (2), C'est encore lui qui parle. En 1666, il touche enfin au terme de ses voeux. « Déjà Pierre a quitté Paris pour se rendre à Marseille ; il voyage à pied... sans avoir égard à la saison dont les chaleurs sont déjà brûlantes... Il arrive à Marseille, mais épuisé. Une défaillance le saisit à la veille du départ et les médecins s'opposent à son embarquement. » Heureuse et providentielle défaillance. On peut

 

(1) Il dédie sa vie du P. Rigoleuc à la Sainte Vierge, parce que, dit-il, ce livre « traite d'un des plus dignes sujets de cet empire mystique où vous régnez sur les âmes qui, se dégageant parfaitement des créatures, n'ont plus d'autres occupations que de s'unir intimement à Dieu … La Vie du P. J. Rigoleuc..., Paris, 1686.

(2) La Vie du P. J. Rigoleuc..., préface.

 

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dire, sans la moindre exagération, que ce départ manqué est un événement de toute première importance dans l'histoire du mysticisme français.

Après cela, de vaillants travaux qui ne doivent pas nous occuper : « missions urbaines et rurales... missions navales, à la suite du comte d'Estrées, sur les vaisseaux

du Roi ». Quelques naufrages. Nous savons bien qu'il ne sombrera pas. Enfin « il est envoyé à Nantes... et... il emploie au bien des âmes les vingt dernières années de sa vie » (168o-17o1) (1).

De Nantes, son ministère appelait souvent le P. Champion en Bretagne. C'est là que semblait l'attendre pour lui passer le flambeau, un jésuite septuagénaire, le P. Vincent Huby, disciple et héritier spirituel du P. Jean Rigoleuc, qui l'avait été lui-même du P. Louis Lallemant. Cette généalogie mystique, cette « suite » si  intéressante pour nous, est nettement marquée par le P. Champion.

La doctrine spirituelle du P. Lallemant, écrit-il

 

a été fidèlement recueillie par le P. Jean Rigoleuc, né en 1595 et mort en 1658, qui, loin de lui rien ôter de sa force ai de son onction, lui en a plutôt ajouté. Le recueil qu'il en avait fait a été gardé par un autre saint homme, que la reconnaissance demande que nous fassions connaître à son tour. C'est le P. Vincent Huby qui, par le pouvoir qu'il avait sur mon esprit, m'a engagé à entreprendre les petits ouvrages auxquels je donne le peu de temps que mes occupations me laissent libre (2).

 

(1) Letierce, Études sur le Sacré-Coeur, Paris, 1891, t. II, pp. 48-52.

(2) La doctrine spirituelle du P. Louis Lallemant... précédée de sa vie... Avertissement. Je citerai de ce petit livre, plusieurs fois réimprimé, l'édition la plus récente (Paris, Lecoffre-Gabaida, 1908). Cette édition a, je crois, été faite sur l'édition publiée chez Méquignou en 1843. Je retrouve dans l'une et dans l'autre les n'élues fautes d'impression, parfois très graves. Ainsi plusieurs Font pour Sont. Voici la plus énorme de ces coquilles. Champion avait écrit : « Méditer sur l'enfer, c'est voir un lion en peinture ; contempler l'enfer, c'est voir un lion vivant ». Beau texte et très important. Les deux éditions modernes corrigent ainsi « méditer dans l'enfer, c'est voir un lion en peinture » ! ! Méquignou, p, 292 ; Gabalda, p. 431. A cela près, ces deux éditions reproduisent le texte primitif. La plus récente n'a pas d'autre originalité due de supprimer la précieuse dédicace à l'évêque de Nantes, Gilles de Beauveau.

 

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Ces « petits ouvrages » sont d'abord la Vie du P. Rigoleuc... avec ses traités de dévotion et ses lettres spirituelles, qui parut chez Etienne Michallet en 1686, deux ans avant les Caractères (1); ensuite, la Doctrine spirituelle du P. Lallemant, qui ne fut publiée qu'en 1694. Curieuses dates: L'heure semblait en effet assez mal choisie pour des traités de ce genre. Ridiculisés, harcelés par les jansénistes, les mystiques battaient en retraite. La querelle du quiétisme commençait. Le Saint-Siège, alarmé par les excès de Molinos, se montrait sévère, même à des spirituels éminents qui avaient jusque-là joui de l'estime universelle. Canfeld, Bernières étaient condamnés en même temps que les faux mystiques. Condamné lui aussi, pour son Catéchisme spirituel, un élève de Louis Lallemant, et quel élève, le P. Surin! D'où l'on peut conclure que les supérieurs de la Compagnie auront soumis les deux livres du P. Champion à une censure plus que rigoureuse. Mais Champion était la sagesse, l'orthodoxie même. Je ne crois pas qu'il y ait moyen de le prendre en faute. On a essayé peut-être ; certainement on n'aura pas réussi. Prudent, mais plein de courage, tant s'en faut qu'il ait peur de la vérité, qu'il cherche à minimiser la précieuse tradition dont il est dépositaire et qui, sans lui, allait se perdre. Nous ne savons pas quelle est au juste la part qui lui revient dans l'oeuvre commune. Bien que très étroitement docile aux deux maîtres qu'il édite, il use de ses documents avec assez de liberté. « Je n'ai jamais rien changé » à leur « pensée », nous assure-t-il. On doit le croire sans hésiter. Sont de lui pourtant le

 

 

(1) Il est amusant de voir se rencontrer dans la boutique — ou sur les rayons — de Michallet, mystiques et moralistes, ces frères ennemis. La Bruyère écrira bientôt ses Dialogues sur le quiétisme. En 1684, Michallet avait publié la grande édition in-folio des oeuvres complètes du P. Guilloré. Bien que très combattus, les mystiques étaient encore de bonne vente. Eux aussi, ils auront arrondi la dot de la e petite amie » de La Bruyère.

 

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choix, l'ordre et le style. C'est plus que nous ne voudrions aujourd'hui, mais il faut nous contenter de ce qu'on nous donne et qui peut-être vaut mieux que ce que nous regrettons. Champion disait tantôt qu'à nous être présentée par le P. Rigoleuc, la doctrine du P. Lallemant n'avait rien perdu et tout au contraire. Je croirais volontiers qu'il en faut dire autant de ces deux pensées formulées à nouveau par le P. Champion. Celui-ci n'avait reçu du P. Huby que des feuilles détachées, il nous a laissé deux livres, deux vrais livres et qui ne passeront pas.

« Le Père Louis Lallemant naquit en Champagne, à Châlons-sur-Marne en 1578. Il était fils unique du bailli de la comté de Vertus, qui a été autrefois un apanage des filles de France. Son père l'envoya dès ses plus tendres années à Bourges, pour y commencer ses études au collège des Pères de la Compagnie de Jésus. Dieu lui avait donné toutes les dispositions de la nature et de la grâce, qui étaient nécessaires pour l'accomplissement des grands desseins qu'il avait sur lui ; un esprit éminent et capable de toutes les sciences ; un jugement pénétrant et solide ; un naturel doux, franc et honnête; beaucoup d'amour pour l'étude ; une horreur extrême du vice, et principalement de l'impureté ; une haute idée du service de Dieu et un attrait particulier pour la vie intérieure. Tout enfant qu'il était, il pratiquait le recueillement intérieur, sans le connaître : Il faut, disait-il, que je demeure toujours chez moi. Il n'en faut jamais entièrement sortir. Cette maxime.., était gravée si avant dans son coeur, qu'il avait dès lors une continuelle attention sur lui-même, ne fuyant rien tant que de s'épancher au dehors (1). »

Jésuite en 16o5, le P. Lallemant fait son noviciat à Nancy et ses études à Pont-à-Mousson. Puis il enseigne « en divers lieux les sciences spéculatives : trois ans la

 

(1) La Doctrine..., pp. 7-8.

 

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philosophie ; quatre ans les mathématiques ; trois ans la théologie morale et deux ans la scolastique à Paris. Ensuite il fut quatre ans recteur au noviciat et maître des novices; trois ans directeur du second noviciat — c'est la grande époque de sa vie — préfet des hautes études et quelques mois recteur du collège de Bourges », où il meurt le 5 avril 1635. « Il était d'une taille haute, d'un port majestueux : il avait le front large et serein, le poil et les cheveux châtain, la tête déjà chauve, le visage ovale et bien proportionné, le teint un peu basané, et les joues ordinairement enflammées du feu céleste qui brûlait son coeur ; les yeux pleins d'une douceur charmante, et qui marquaient la solidité de son jugement et la parfaite égalité de son esprit... On ne pouvait voir un homme ni mieux fait de corps, ni plus composé dans tous ses mouvements, ni d'un extérieur plus dévot et plus recueilli (1). »

Les Jésuites, ses contemporains, et notamment les supérieurs de l'Ordre ont bien connu l'exceptionnelle valeur du P. Lallemant. Les hautes charges qui lui furent confiées le montrent assez2.

Nous savons néanmoins, par quelques lignes discrètes mais très significatives de son biographe, qu'il n'eut pas

 

(1) La Doctrine..., pp. 9-10 ; 46-47.

(2) Il fut particulièrement lié avec quelques-uns des hommes les plus considérables de la Compagnie à cette époque. Le P. Julien Hayneufve « qui a mérité par ses écrits et ses héroïques vertus l'estime et la vénération de tout le monde, étant recteur du noviciat de Rouen, pendant que le P. Lallemant y était directeur..., voulut être un des disciples de ce maître accompli, assistant comme les novices à toutes les exhortations où il trouvait, disait-il, des lumières et une onction qu'il ne rencontrait point partout ailleurs ». La Doctrine..., p. 31. Champion nous donne aussi comme l'un des « plus intimes amis de L. Lallemant », le P. Jean Bagot. Celui-ci était plus jeune et je ne vois pas bien à quelle époque ils ont pu se lier ainsi, mais je m'en rapporte. C'est le fameux Bagot, directeur de la « Société des bons amis s, qui fut comme le noyau des missions étrangères, et qui recommence à faire parler d'elle, à cause de ses rapports avec la Cabale des dévots. Un des congréganistes de Bagot, le breton Vincent de Meut-, était en correspondance avec le P. Surin. Par la s'expliquerait — s'il y a erreur — l'erreur de Champion. Cf. sur Jean Bagot une foule de précieux détails que donne le P. de Rochemouteix : Les Jésuites et la Nouvelle France, Paris, 1896, II, pp. 24o-275.

 

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toujours à se louer de ses frères. « Dieu permit... assez souvent, écrit le P. Champion, que quelques-uns de ceux qui devaient avoir pour lui, ou plus de bonté, comme ses supérieurs, ou plus de respect et de soumission, comme ses inférieurs et ses disciples, s'oubliassent un peu à son égard et lui fissent de la peine (1). » Encore vivants et douloureux, plus d'un demi-siècle après la mort du P. Lallemant, de tels souvenirs donnent à penser. Manifestement il ne s'agit pas ici des menues épreuves de la vie commune ; un homme aussi grave que Champion ne parlerait pas de ces riens. Il y a donc eu souffrance, et sérieuse et sans doute prolongée. J'imagine qu'on aura trouvé sa direction un peu trop mystique et, de ce chef, légèrement contraire à l'esprit de la Compagnie. Il parait du reste que les jeunes Pères qu'on envoyait à son école et dont la plupart bientôt ne juraient plus que par lui, commençaient par lui résister, ce qui laisserait croire qu'ils lui arrivaient plus ou moins prévenus contre sa doctrine.

 

Nous ne remarquions jamais aucun empressement dans le P. Louis Lallcinant, écrit le P. Rigoleuc, bien qu'au commencement nous ne fussions pas tous également dociles et soumis à ses sentiments ; mais il nous charma tous par sa douceur et sa condescendance et par une humilité si rare et si obligeante qu'il n'y en avait pas un seul de nous qui n'avouât qu'il n'avait jamais vu un tel supérieur. Enfin avant trois mois il avait absolument gagné tous les coeurs (2).

 

On nous dit encore que « dans la théologie mystique », il n'eut pas d'autre maître que le Saint-Esprit. « Il ne l'apprit point des hommes; et quoiqu'il eût eu pour directeurs des religieux d'une grande vertu et capacité, il n'avait point trouvé en eux les avantages que » ses propres disciples, « le P. Surin et le P. Rigoleuc, trouvèrent en

 

 

(1) La Doctrine..., pp. 28.29.

(2) La vie du P. Jean Rigoleuc, p. 495. Il ne dit pas « tous les esprits ».

 

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lui (1) ». Il aurait été « entre les jésuites de France ce que le P. Alvarez fut entre ceux d'Espagne. » Rapprochement qui en dit long. Tout le monde sait en effet que le P. Balthazar Alvarez fut violemment et d'ailleurs très injustement accusé de vouloir introduire dans la Compagnie une spiritualité nouvelle et tendant à l'illuminisme (2). « Il est certain, continue le P. Champion, qu'il joignait éminemment, comme cet illustre directeur de sainte Thérèse, la connaissance et la pratique de la théologie mystique, et qu'il eut comme lui pour disciples, les hommes les plus spirituels et les plus intérieurs que la Compagnie ait eus parmi nous. On a remarqué jusqu'ici que tous ceux qui avaient fait sous lui leur premier ou leur second noviciat, se sont communément distingués des autres, par une conduite religieuse qui répondait aux excellentes leçons qu'ils avaient apprises de lui, et surtout par l'amour du recueillement et de la vie intérieure (3) ». Pour toutes ces raisons, et pour d'autres encore il faut, je crois, regarder le P. Lallemant et son école comme formant, non pas, ce qu'à Dieu ne plaise, un état dans l'état, une faction plus ou moins suspecte ou indépendante, mais un groupe assez nettement distinct, une extrême droite spirituelle, une élite un peu singulière, que les supérieurs n'ont pas essayé de disputer à la grâce et qu'ils ont approuvée, sans toutefois l'encourager très activement. Ils ne les désavouent pas, de beaucoup s'en faut, mais ils refusent de s'identifier avec eux.

Aux mystiques, la Compagnie, dans son ensemble, préfère les ascètes : aux Lallemant, aux Surin, aux Guilloré, les Bourdaloue, les Ravignan, les Olivaint, modèles

 

(1) La Doctrine..., p. 34.

(2) Cf. La vie du P. Baltasar Alvarez..., par le P. Dupont (traduite par R. Gaultier), Paris, 1618; chap. XI. : « D'une grande bourrasque qui s'éleva lors de sa manière d'oraison et de l'héroïque humilité et patience dont il supporta ce mépris » ; chap. XLI : « Des raisons de cette bourrasque et qu'il répondit aux difficultés qu'on lui opposa contre l'oraison de quiétude et de silence. »

(3) La Doctrine..., pp. 27, 28.

 

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moins brillants, mais plus sûrs, qui lui paraissent réaliser excellemment l'idéal sobre, volontaire, méthodique, immédiatement pratique, sur lequel un fils de saint Ignace doit se régler lui-même et régler les âmes dont il a la charge. On pense bien qu'un simple historien n'a pas à se prononcer entre ces deux tendances. Il suffit que nous les distinguions une fois de plus, car de cette distinction vient en grande partie l'extrême intérêt du présent chapitre. C'est précisément parce qu'ils sont jésuites que le témoignage du P. Lallemant et de ses disciples a pour nous une force particulière, le milieu qui les a formés n'ayant pu que nourrir chez eux l'amour des voies communes et la crainte de l'illusion. D'un autre côté, ils n'ont pu triompher des sages résistances que leur opposait ce même milieu, qu'en se montrant eux-mêmes plus jalousement fidèles à la tradition ascétique de la Compagnie, et, si l'on peut dire, plus jésuites. Tout mysticisme orthodoxe exige une abnégation totale, mais ceux-ci insistent plus que d'autres, et plus en détail sur les dures exigences, sur l'envers crucifiant de la vie mystique. Psychologues, moralistes, comme tout vrai jésuite doit l'être, et bien davantage, ils poussent, jusqu'à l'excès parfois, comme nous le voyons dans l'oeuvre de Guilloré, l'inquiète pénétration de leurs analyses, la pressante et impitoyable sévérité de leurs conseils. Peu de couleur, nul lyrisme. Leur sublime se devine certes, mais n'éclate que rarement. J'ai même peur qu'on ne les trouve ternes. La joie leur manque et l'esprit des enfants. Ils ont hésité, lutté longtemps avant de s'abandonner à la grâce : ils ont pesé le pour et le contre dans les balances d'une théologie rigoureuse ; même après s'être enfin rendus, ils restent constamment sur leurs gardes, se déliant, non pas certes de Dieu, mais de leur propre misère. Qu'importe! Nous les préférons ainsi. Les mystiques d'avant-garde ne nous manquaient pas. Derrière eux, pour modérer leur impétuosité et pour couvrir leur retraite, il nous fallait cette

 

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petite armée de jésuites, lente à s'émouvoir, prudente, pesante, sans panaches, sans musique, mais invincibles.

II. Dans l'exposé que nous allons faire des principes de cette école, nous nous en tiendrons aux deux textes fondamentaux, je veux dire : 1° aux leçons du P. Lallemant qui nous sont connues par les notes du P. Rigoleuc ; 2° aux petits écrits spirituels qui sont l'oeuvre personnelle de ce même P. Rigoleuc. Publiés l'un et l'autre, et plus ou moins remaniés par le P. Champion, ces deux textes, en réalité, n'en font qu'un. Ce sont, pour ainsi dire, les deux états d'une seule et même pensée. Nous consulterons aussi les importants ouvrages de Surin, disciple immédiat de Lallemant, comme Rigoleuc. Mais Surin a son originalité propre : il paraît d'ailleurs moins sûr et moins unanimement approuvé par les supérieurs de son Ordre. De toute façon, il mérite d'être étudié à part, ce que nous ferons tout à l'heure. Quant à la doctrine des premiers, on peut la ramener me semble-t-il, à ces quatre chefs : A. La seconde conversion ; B. La critique de l'action ; C. La garde du coeur ; D. La conduite du Saint-Esprit.

 

A. — La seconde conversion.

 

Pour bien réaliser et le pittoresque moral et l'importance véritablement historique de ce qui va suivre, il ne faut jamais perdre de vue que le P. Lallemant parle à des jésuites. Non à des novices, à des commençants, mais à des prêtres mûris par quinze ou vingt ans de vie religieuse. « Pères du troisième an », comme on les appelle dans la Compagnie, ces prêtres, leurs études enfin terminées, sont venus se recueillir pendant une année entière, avant de prononcer leurs derniers voeux et de se consacrer pour toujours à l'apostolat dont ils ont du reste déjà fait l'apprentissage (1). Avec de tels hommes on peut traiter librement,

 

(1) Je ne sais pas le nombre exact des « tertiaires » qui ont eu le p. Lallemant pour maître. Il y eut, comme je l'ai dit, trois promotions. Chacune devait compter de 10 à 15 personnes. En 1639, c'est-à-dire, peu d'années après le 3e an des PP. Rigoleuc et Surin, lorsque le P. Maunoir fit son 3° an à Rouen, sous la conduite du P. Ayrault, il n'y avait, dans cette promotion que huit tertiaires. Cf. le status donné par le P. Séjourné, Histoire du V. S. de D. Julien Maunoir, Paris, 1895, I, p. 402.

 

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et sans peser tous les mots. On n'a pas à craindre de les troubler, de les rendre scrupuleux, de les décourager par une direction trop haute, ou de les détraquer

par des discours imprudents sur les voies mystiques. Ils sont d'âge à se défendre, moins exposés à l'illuminisme qu'à l'excès contraire : trop de sagesse, ou plutôt une sagesse trop humaine, trop raisonneuse, fermée aux inspirations de l'Esprit.

 

On ne se conduit, écrit le P. Rigoleuc, que par la prudence humaine, déguisée sous le nom de bon sens. On rapporte tout à la règle de ce prétendu bon sens. C'est même selon cette fausse règle que l'on juge des choses spirituelles, des opérations divines et des merveilles de la grâce, n'en approuvant que ce qui s'accommode à son caprice. Suivant cette règle, on se fait un système de la vie spirituelle, avec la même liberté que les philosophes et les mathématiciens imaginent leurs systèmes du monde et des globes célestes. On ménage les grâces de Dieu en soi et dans les autres selon les maximes de la sagesse humaine, et par un étrange aveuglement qui est la juste punition des esprits superbes, on croit ne suivre que la raison et le bon sens, lorsqu'on s'éloigne davantage de l'esprit de Dieu (1).

 

Et le P. Lallemant :

 

La plupart des religieux, même des bons et des vertueux, ne suivent dans leur conduite particulière et dans celle des autres, que la raison et le bon sens ; en quoi plusieurs d'entre eux excellent. Cette règle est bonne, mais elle ne suffit pas pour la perfection chrétienne. Ces personnes-là se conduisent d'ordinaire par le sentiment commun de ceux avec lesquels elles vivent et comme ceux-ci sont imparfaits, bien que leur vie ne soit pas déréglée, parce que le nombre des parfaits est fort petit, jamais elles n'arrivent aux sublimes voies de l'esprit : elles vivent comme le commun (2).

 

(1) La vie du P. J. Rigoleuc, pp. 85, 86.

(2) La Doctrine..., pp. 187, 188.

 

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Justement l'heure de la grâce a sonné pour eux, l'heure de sortir du « commun », de s'orienter décidément vers « les sublimes voies », en un mot, l'heure de la seconde conversion.

 

Il arrive d'ordinaire deux conversions à la plupart des saints, et aux religieux qui se rendent parfaits ; l'une par laquelle ils se dévouent au service de Dieu, l'autre par laquelle ils se donnent entièrement à la perfection. Cela se remarqua dans les Apôtres, quand Notre-Seigneur les appela et quand il leur envoya le Saint-Esprit ; en sainte Thérèse et en son confesseur le P. Alvarez, et en plusieurs autres. Cette seconde conversion n'arrive pas à tous les religieux et c'est par leur négligence. Le temps de cette conversion, à notre égard, est communément le troisième an de noviciat (1).

 

Cette seconde est-elle seulement, pour ainsi parler, une conversion de luxe ; le P. Lallemant ne le pense pas.

 

Le salut d'un religieux est inséparablement attaché à sa perfection (2).

 

Dure parole et qu'il ne faudrait pas trop presser. Lallemant veut dire sans doute que, dans la vie religieuse, il est toujours infiniment grave de renoncer, par un acte formel, non pas à tel ou tel point de perfection, mais à la perfection en elle-même. Remarquons-le en passant, dans le huis-clos de leur chapitre, ces jésuites ont une singulière façon de s'entraîner à la morale relâchée. Le « Bon Père » des Petites lettres était là sans doute, ou quelqu'un des siens. Il n'a pas bronché cependant. On répète que la vraie réponse aux Provinciales, c'est Bourdaloue. Sans doute, mais ses frères ne l'avaient pas attendu ; ils n'avaient même pas attendu l'attaque de Pascal, lequel ne doit paraître que plus de vingt ans après la mort de Lallemant. Qu'on ne dise pas non plus, comme on l'a l'ait hier encore, que si les spirituels de cette école frôlent parfois

 

(1) La Doctrine..., pp. 113, 114.

(2) Ib., p. 91.

 

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d'assez près le rigorisme, la faute en est au jansénisme, dont ils ont respiré « l'atmosphère lourde ». En 163o, le jansénisme n'était pas né. Déjà néanmoins Lallemant inclinait à nous présenter sous des couleurs trop noires la corruption originelle; la « malice infinie » qui est en nous et «que nous ne voyons pas ». Ainsi faisaient de leur côté les maîtres de l'école française, les Bérulle, les Condren, comme nous l'avons déjà rappelé (1).

Le P. Lallemant partage donc le monde religieux en deux classes : d'une part le petit groupe des convertis, des « intérieurs », des « parfaits », des « contemplatifs »,

auxquels nous viendrons tantôt; d'autre part, les non-convertis, les médiocres, qu'on va voir qu'il ne flatte guère. Il y en a de deux sortes :

 

Les premiers ne refusent rien à leurs sens. Ont-ils froid ? Ils se chauffent. Ont-ils faim ? Ils mangent... toujours déterminés à se satisfaire sans presque savoir en pratique ce que c'est que de se mortifier. Pour leurs fonctions, il les font par manière d'acquit, sans esprit intérieur, sans goût et sans fruit.

 

Entendons-le bien. Sommeiller au coin d'un pauvre feu, dévorer trop avidement la Gazette, le P. Lallemant n'attache pas à ces innocentes faiblesses une importance

 

(1) On peut lire dans le très brillant a discours sur l'histoire universelle » qui termine le Christus, les lignes suivantes « L'influence du Jansénisme... fut profonde. Plusieurs, et des plus nobles parmi les champions de l'Église, sans avoir jamais partagé les dogmes de la secte, en respirèrent l'atmosphère lourde ». Le texte vise notamment Bossuet, mais la note reconnaît loyalement qu' « il y a jusque chez les ascètes jésuites de la seconde moitié du siècle une sévérité et une exagération dont le

jansénisme est responsable ». Christus, nouvelle édition, 1916, p. 1206. Je ne pense pas me tromper en croyant qu'on fait ici allusion à quelques-uns des disciples de Lallemant, à Surin, entre autres. Au reste, je ne trouve pas les ascètes jésuites de la 2e  moitié du XVIIe siècle, sensiblement plus sévères que leurs prédécesseurs immédiats. Ai-je besoin d'ajouter que ni les uns ni les autres ne sont jansénistes ? Si rigorisme il y a, leur rigorisme est surtout mystique, ainsi que nous l'avons remarqué plus haut. Cf. 2e partie, ch. II. S'ils tendent à exagérer les effets de la corruption originelle, ce n'est pas sur le dogme de la chute qu'ils fondent les exigences de leur dure doctrine. Alors même que la fomes peccati, ne troublerait pas notre intérieur, il nous faudrait travailler à nous « vider » de nous-mêmes et de la misère « qui nous est naturelle comme à des créatures tirées du néant. » La Doctrine..., p. 135.

 

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démesurée. Ce qui l'inquiète chez ces braves gens, c'est le parti-pris, peu conscient, mais solide, que leur attitude révèle, c'est leur pli bourgeois, le « profond oubli d'eux-mêmes », c'est leur coeur « enivré par le tracas des choses extérieures » et toujours « absent ». Voilà qui dégrade, épuise et menace enfin d'atrophier leur conscience.

 

Ceux-là sont en danger de péché mortel, et même quelquefois, ils sont effectivement en péché, bien qu'ils ne s'en aperçoivent pas.

 

Les séculiers,

 

sachant bien qu'ils tombent quelquefois clans le péché mortel, se défient d'eux-mêmes et leur crainte leur donne de la précaution. Mais ceux-là se confiant en leur état et s'appuyant sur cette fausse présomption que, dans la religion, il est rare qu'on pèche mortellement, vivent dans une trompeuse sécurité qui les fait tomber sans qu'ils s'en donnent de garde (1).

 

La seconde classe, celle qui, d'après le P. Lallemant, représenterait la moyenne des religieux, mène une vie plus mortifiée, plus noble et, en apparence, plus sainte,

mais en réalité, aussi peu intérieure et aussi mondaine.

 

(1) La Doctrine..., pp. 88-91. Le P. Lallemant revient à plusieurs reprises sur cette psychologie que la casuistique orthodoxe n'admet pas sans réserves et que lui-même, très certainement, il ne proposerait pas telle quelle à des scrupuleux, à des ignorants. « Ils ne s'aperçoivent pas de leur chute » p. 9o. Or il n'y a pas de péché qui ne soit voulu, et nil volitum nisi cognitum. « Il est impossible que vivant de la sorte (c'est-à-dire ne s'inquiétant pas des fautes vénielles) il ne tombe quelquefois dans le péché mortel, même sans le connaître. Mais il ne laisse pas d'être coupable des péchés qu'il commet dans cette ignorance, parce qu'elle est comme affectée » p. 139. La clef du problème est sans doute dans ce dernier mot. Ces péchés que l'on finit par commettre, sans les connaître et par suite, sans les vouloir expressément, on les a comme connus et voulus en bloc, le jour où par une sorte de renonciation formelle à la vie parfaite, on s'est résolu à tout se permettre sauf les péchés graves. Sans doute, mais cette renonciation elle-même, presque personne ne la fait en une fois et d'une façon quasi solennelle. Elle est impliquée dans une feule de menues capitulations qui ne sont elles-mêmes que des péchés véniels. Or les théologiens n'admettent pas la coalescence des péchés véniels. Additionnés, ace et zoo de ceux-ci ne font pas un péché mortel. Reste qu'il faut prendre tout cela d'une manière morale et non pas en rigueur de théologie.

 

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Car, dans la religion, il y a un petit monde, dont les éléments sont l'estime des talents humains, des emplois; des charges et des lieux considérables; l'amour et la recherche de l'éclat et de l'applaudissement. Voilà de quoi le démon fait comme un jeu de marionnettes pour nous amuser et nous tromper. Il remue tout cela à nos yeux de telle manière que nous nous y arrêtons et nous laissons séduire (1).

 

N'allons pas nous scandaliser de ces aveux. La tentation qu'ils nous révèlent est des plus subtiles. Qu'on songe en effet au paradoxe pratique que saint Ignace a voulu réaliser en fondant sa Compagnie. L'esprit de cet Ordre «joint ensemble des choses contraires en apparence, comme la science et l'humilité, la jeunesse et la chasteté, la diversité des nations et une parfaite charité, etc. ». « Le dernier point de la plus haute perfection » que ces religieux doivent se proposer, « est le zèle des âmes ». Or,

 

pour former ce zèle, il faut un certain tempérament qui ne se rencontre qu'avec peine et qui résulte du mélange des choses contraires. Il faut, par exemple, mêler dans notre vie une grande affection aux choses surnaturelles avec l'étude des sciences et avec d'autres occupations naturelles ; or il est fort aisé de se jeter trop d'un côté. On peut avoir trop de passion pour les sciences et négliger l'oraison (2),

 

 

ou inversement. On doit vouloir le succès et ne pas goûter la gloire qu'il traîne, d'ordinaire, après lui. Que d'antinomies

 

(1) La Doctrine..., pp. 3o1, 3o2.

(2) Ib., p, 477. Ceci est pris dans le résumé des conférences de Lallemant, fait par le P. Surin et ajouté par le P. Champion à la fin du volume. Au reste, je ne vois pas bien que la difficulté dont parle ici le P. Lallemant soit propre à la Compagnie de Jésus. Tous les théologiens, tous les prédicateurs ont la même antinomie à résoudre. Après le texte qu'on vient de citer, en vient un autre, assez malheureux, me semble-t-il, et qu'on ne devrait pas laisser sans explication dans les éditions populaires de la Doctrine. « L'esprit de Dieu a donné à saint Ignace une lumière particulière pour joindre ensemble ces choses-là, dans notre Institut. D'autres qui n'avaient pas cette lumière, se sont tellement attachés à la solitude, à la pénitence, à la contemplation, qu'ils semblent avoir porté jusqu'à l'excès le mépris de tous les talents humains » . Ib., p. 478. Qui vise-t-il? Les chartreux, je pense, ou d'autres Ordres contemplatifs. Mais ces Ordres, quel besoin ont-ils de tant cultiver les « talents humains » ?

 

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à résoudre ! Est-ce merveille que seule, une élite peu nombreuse atteigne un tel idéal?

Mais enfin cet idéal, il faut qu'on le rappelle sans cesse à des hommes d'étude qu'attendent ou de si hautes joies intellectuelles, ou des échecs si douloureux; à des prédicateurs qui demain transporteront leur auditoire ou qui feront le vide autour de leur chaire. Il faut qu'on leur dise que le grand mal, celui qui les guette constamment, c'est l'orgueil,

 

Nous faisons en un jour plus de cent actes d'orgueil (1);

 

et qu'on leur répète que cet orgueil n'est même pas raisonnable.

 

La sagesse divine est une folie au jugement des hommes et la sagesse humaine est une folie au jugement de Dieu. C'est à nous à voir auquel de ces deux jugements nous voulons conformer le nôtre... Si nous goûtons les louanges ou les honneurs nous sommes fous... et autant que nous prenons de goût à être estimés et honorés, autant avons-nous de folie... C'est un monstre que, même dans la religion, il se trouve des personnes qui ne goûtent que ce qui peut les rendre considérables aux yeux du monde ; qui ne font tout ce qu'elles font pendant les vingt et les trente années de la vie religieuse, que pour avancer au but où elles aspirent ; n'ont presque de joie ni de tristesse que par rapport à cela, ou du moins sont plus sensibles à cela qu'à tout autre chose. Tout le reste qui regarde Dieu et la perfection, leur est insipide, elles n'y trouvent point de goût. Cet état est terrible et mériterait d'être déploré avec des larmes de sang (2).

 

Rigoleuc, toujours sous l'inspiration de son maître, mais aussi, toujours personnel, reprend et achève cette ébauche émouvante :

 

L'orgueil est le sujet le plus ordinaire de tous les mécontentements des religieux. Le plus grand obstacle à la perfection,

 

(1) La Doctrine..., p. 143.

(2) Ib., p. 215.

 

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et ce qui les empêche de suivre la conduite du Saint-Esprit, de s'adonner à la vie intérieure... c'est l'esprit de vanité qui les enchante sous divers prétextes, qu'il sait artificieusement colorer. D'abord on se laisse éblouir par l'éclat des talents extérieurs, de l'esprit, de l'éloquence, du savoir, que l'on entend sans cesse louer dans ceux qui les possèdent. On se remplit l'esprit de l'idée de ces avantages qui efface insensiblement celle que l'on avait conçue de la perfection... On ne parle que de ceux qui se distinguent par la connaissance des belles-lettres et par leurs ouvrages, ou de prédicateurs qui ont la vogue.

 

On voit bien que tout ceci est pris sur le vif. Nulle aigreur du reste chez le P. Rigoleuc. Libre à lui, s'il l'eût voulu, de se faire un nom parmi les humanistes du temps. Pendant ses années de régence, « les mieux versés en la connaissance de la langue latine, le P. Gabriel Gossart, par exemple, préféraient ses compositions à celles du fameux P. Pétau, soit pour le tour d'éloquence, soit pour la politesse du style » (1). Mais continuons :

 

On veut aussi paraître. On en cherche les occasions et pour acquérir de la réputation, l'on se porte à l'étude avec excès, jusqu'à étouffer le peu de dévotion qu'on avait. L'on fait des veilles indiscrètes... On néglige ses exercices spirituels pour en donner le temps à des lectures et à des compositions où l'on épuise toutes les forces de son esprit. On veut l'emporter par dessus ses égaux, et l'on regarde leurs succès d'un oeil de jalousie. On tâche de les rabaisser, et on n'en parle que froidement... On ne peut souffrir le moindre mépris et quand on se voit postposé aux autres, on en est inconsolable. On aime l'éclat, le grand monde, les visites, l'applaudissement et les louanges. On porte ses désirs aux premières chaires, aux emplois éclatants. On aspire à la ville capitale, comme au centre de son ambition, et pour y arriver, pour s'y maintenir et pour venir à bout de ses prétentions, que ne fait-on pas ? On prend un esprit d'intrigue, de politique et de flatterie. On se fait des amis et des patrons au dedans et au dehors. On s'attache aux personnes de qui l'on espère de la faveur et de l'appui, aux

 

(1) La vie du P. Rigoleuc, pp. 6, 7.

 

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considérables de l'Ordre, aux grands du siècle. On devient courtisan, et l'on n'est plus religieux qu'en apparence... Devant Dieu l'on est tout séculier. Voilà où la vanité mène peu à peu des religieux... et voilà ce que j'estime la souveraine misère (1).

 

Pour se tranquilliser eux-mêmes, pour satisfaire tout ensemble et à leur amour-propre et à l'Evangile, invoqueront-ils, avec le jésuite de Pascal,

 

notre grande méthode de diriger l'intention, dont l'importance est telle dans notre morale, que j'oserai quasi la comparer à la doctrine de la probabilité (2) ?

 

Non. Ce compromis ne servirait de rien et le P. Lallemant le condamne sans pitié.

 

Pour nous flatter dans notre aveuglement, nous pallions de mille beaux prétextes la passion qui nous aveugle. Nous nous forgeons une bonne intention, et après cela nous passons par-dessus tous les mouvements de la grâce (3).

 

Ou encore :

 

Ils forment un dessein suivant leur inclination; puis ils cherchent des motifs de vertu pour colorer leur choix et justifier leur conduite (4) ;

 

et, reprend le P. Surin qui ne fait ici que répéter les paroles de son maître,

 

pour se pouvoir vanter de ne rien faire que pour Dieu, ils lui en font une offrande superficielle disant : Mon Dieu, je vous offre cela... Cette façon sèche de rapporter à Dieu ce qui n'est pas véritablement pour lui, n'est pas l'intention des âmes

 

sérieusement parfaites. A quoi bon dirai-je que je réfère mes actions à Dieu,

 

si avec cela je repais mon amour-propre, me délectant en la vanité et sensualité ou en mes autres appétits. Il faut que

 

(1) La vie du P. Rigoleuc..., pp. 83-86.

(2) VII. Provinciale.

(3) La Doctrine..., p. 138.

(4) Ib., p. 90.

 

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j'éloigne dans le fond de mon coeur le goût bas, humain et corrompu que j'ai (1).

 

Qu'ils ne se consolent pas non plus en pensant à la plus grande gloire de Dieu, qu'aura du moins procurée leur zèle :

 

Soyons bien persuadés que dans nos fonctions nous ne ferons de fruit qu'à proportion de notre union avec Dieu et de notre dégagement de tout intérêt propre. Un prédicateur, quand il. est bien suivi ; un missionnaire, quand il fait un grand fracas ; un confesseur, quand il voit son confessionnal entouré d'un grand nombre de pénitents; un directeur, quand il a la vogue... tous se flattent de faire beaucoup de fruit et à en juger parles apparences, on le croirait. Le monde les loue, l'applaudissement les confirme dans la bonne opinion qu'ils ont de leur succès. Mais sont-ils unis à Dieu par l'oraison? Sont-ils parfaitement dégagés d'eux-mêmes ? Qu'ils prennent garde de se tromper... On se propose la gloire de Dieu et le bien des âmes; mais oublie-t-on sa propre gloire et ses petits intérêts ? On s'emploie aux oeuvres de zèle et de charité ; mais est-ce par un pur motif de zèle et de charité ? N'est-ce point parce qu'on y trouve sa satisfaction et qu'on n'aime ni l'oraison ni l'étude, qu'on ne peut demeurer dans sa chambre ni souffrir le recueillement (2) ?

 

Tant d'agitation est en pure perte, puisque seule « la sainteté de vie » nous rend « propres à procurer le salut des âmes (3) ».

 

C'est une chose prodigieuse de voir les hommes appelés à la vie apostolique, porter l'ambition et la vanité dans le sacré ministère de la prédication. Quel fruit peuvent-ils faire? Ils ont obtenu ce qu'ils poursuivaient depuis six ou sept ans. Ils en sont venus à bout, aux dépens d'une infinité de péchés et d'imperfections. Quelle vie ! Quelle union avec Dieu ! Comment Dieu se servira-t-il de tels instruments (4) ?

 

(1) Oeuvres spirituelles du P. J. Surin, publiées par le P.M. Bouix. Traité inédit de l'Amour de Dieu, Paris, s. d., pp. 183, 184, 196.

(2) La Doctrine..., p. 316.

(3) Ib., p. 123.

(4) Ib., pp. 125, 126.

 

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«  Souveraine misère » d'un coeur ainsi partagé, stérilité presque absolue d'un zèle tout naturel, pour n'avoir pas voulu se décider à la seconde conversion, on manque

sa vie, et, comble d'amertume, on sait bien qu'on la manque.

 

Nous passons les années entières, et souvent toute la vie, à marchander si nous nous donnerons tout à Dieu. Nous ne pouvons nous résoudre à faire le sacrifice entier. Nous nous réservons beaucoup d'affections, de desseins, de désirs, d'espérances, de prétentions, dont nous ne voulons pas nous dépouiller pour nous mettre dans la parfaite nudité d'esprit qui nous dispose à être pleinement possédés par Dieu... Nous combattons contre Dieu des années entières et nous résistons aux mouvements de sa grâce qui nous poussent intérieurement à quitter une partie de nos misères en quittant les vains amusements qui nous arrêtent, et nous donnant à lui sans réserve... Mais accablés de notre amour-propre, aveuglés de notre ignorance, retenus par de fausses craintes, nous n'osons franchir le pas ; et de peur d'être misérables, nous demeurons toujours misérables (1).

 

 

« Franchir le pas », cette image résume l'idée très curieuse que le P. Lallemant se fait d'une seconde

 

(1) La Doctrine..., pp. 65, 66. Toutes ces peintures du religieux moyen ne paraîtront forcées qu'aux profanes. Après tout, Lallemant ne fait ici que développer quelques-unes des règles fondamentales de saint Ignace. Son auditoire le sait bien et ce n’est pas sur ces points-là qu'il songeait à lui résister. Je pourrais citer vingt maîtres spirituels qui parlent de même. En voici un qui figure, je crois, parmi les disciples lointains du P. Lallemant. S'adressant aux personnes « qui aspirent même à la plus haute perfection », « d'où vient, leur demande le P. Nepveu, qu avec quantité de pratiques très bonnes qu'elles observent, avec des mortifications et des austérités quelquefois excessives... avec des oraisons fort assidues et ce semble même fort élevées..., d'où vient, dis-je, qu'elles rampent néanmoins toute leur vie, avançant très peu dans la vertu. croupissant honteusement dans des fautes considérables, telles que sont un orgueil secret et une immortification très grande... de sorts qu'elles ne viennent jamais à acquérir, dans un degré considérable, aucune des vertus évangéliques, comme sont une humilité profonde, une douceur inaltérable, un grand mépris du monde, un grand détachement d'elles-mêmes ); ? Fr. Nepveu. s. j. De l'Amour de N.-S. Jésus-Christ, 1692. Pourquoi d'ailleurs ne pas rappeler ici l'épigramme de Pascal? Les saints subtilisent pour se trouver criminels et accusent leurs meilleurs actions, et ceux-ci (les jésuites) subtilisent pour excuser les plus méchants. » Pensées, III, pp. 347, 348.

 

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conversion. Il semble supposer en effet la possibilité, la facilité d'une transformation quasi-soudaine et totale. On se donnerait à Dieu, « sans réserve, sans remise », et pour toujours, comme on se résout à distribuer son bien aux pauvres, ce qui peut se faire en quelques minutes.

 

Il ne faut donc que renoncer une bonne fois à tous nos intérêts et à toutes nos satisfactions, à tous nos desseins et à toutes nos volontés, pour ne dépendre plus désormais que du bon plaisir de Dieu (1).

 

L'étrange chose! Que peut bien être cette renonciation, capable de transformer ainsi, et je le répète, pour toujours, l'âme qui l'a consentie? Il ne s'agit pas de ces « directions d'intention » dont le P. Lallemant critiquait tantôt le caractère irréel et factice, la pauvreté, le mensonge. Il ne s'agit pas davantage d'un ferme propos ordinaire, d'une résolution à la manière d'Epictète, d'une de ces règles de vie que les personnes pieuses se fixent à la fin d'une retraite. De telles décisions, utiles, recommandables, ne modifient pas immédiatement l'intérieur de qui les a prises. Cherchons autre chose. Consultons le P. Surin :

 

D. — Qu'appelez-vous âmes de bonne volonté?

R. — Ce sont celles qui de tout leur coeur cherchent à faire le bien et ce qui est de la perfection, en quoi plusieurs personnes qui s'estiment dévotes n'ont pas quelquefois fait le premier pas.

D. — Croyez-vous que toutes les personnes religieuses puissent être ainsi nommées ?

R. — Nenni; car bien souvent plusieurs, faisant profession d'une vie religieuse et qui seront docteurs et prédicateurs, n'ont pas fait ce premier pas, pour autant qu'il ne suffit pas pour cela de faire plusieurs choses estimées bonnes, mais il faut entrer dans un certain ordre et chemin de perfection.

D. — Quel est le premier pas?

R. — C'est une volonté déterminée de laisser tous les

 

(1) La Doctrine..., p. 66.

 

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empêchements à la sainteté et de renoncer aux propres satisfactions, pour demeurer en la présence de Dieu et opérer en sa lumière le bien qui sera connu, sans lui rien refuser. Or peu de personnes se mettent dans cet ordre et chemin, voilà pourquoi elles ne sont pas pour parvenir à ce bienheureux état ; et quoiqu'elles fassent beaucoup de bonnes choses, elles demeurent pourtant en arrière et ne peuvent être dites véritablement parfaites (1).

 

Ces passages nous donnent la clef de l'énigme. « Franchir le pas », c'est prendre un « chemin » nouveau; c'est pénétrer dans un « certain ordre » différent de l'ordre commun que l'on n'avait pas encore quitté ; c'est, en un mot, passer la frontière du monde mystique. Non pas quo l'aventure héroïque oit l'on est invité, se présente d'abord sous ce jour. Il n'est pas question de changer d'ordre, de monter plus haut. Mais simplement, l'on est pressé de « renoncer une bonne fois », à tous les intérêts, à toutes les volontés propres ; de « faire le sacrifice entier » ; de se « mettre dans une parfaite nudité d'esprit ». De cette perte de soi-même, on ne voit pour l'instant que l'horreur presque infinie ; on hésite devant le vide affreux qui va se faire et l'on n'imagine pas la plénitude qui doit suivre, si l'on accepte, si l'on s'abandonne, si l'on « franchit le pas ». Et l'on sent aussi que ce drame intime est du dernier sérieux, que si l'on a le courage de ne pas reculer, on sera pris au mot, que l'on se perdra pour de bon. C'est une toute autre angoisse que celle qui précède les résolutions ordinaires de la vie chrétienne. Celles-ci caressent toujours plus ou moins l'amour-propre, elles enchantent l'imagination. Après tout, on ne change pas de maître ; on reste le « capitaine de son âme », comme dit un poète anglais. Ici, au contraire, on doit, on va livrer tout son être, le plus cher, le plus profond. Dans la première conversion, l'on ne cède que l'usufruit, dans la seconde, on cède la propriété de son âme ; dans l'une, les fleurs et les

 

(1) Surin. Catéchisme spirituel (M. Bouix), Paris, s. d., I, pp. 257, 258.

 

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fruits, dans l'autre, l'arbre tout entier. Mais quoi ! à la prendre du côté de l'homme, la vie mystique n'est pas autre chose. L'homme a tout donné. Dieu fera le reste ; l'homme ne vit plus et Dieu vit en lui. Telle est, me semble-t-il, la seconde conversion dont le P. Lallemant a voulu parler. En vrai jésuite qu'il est, il présente d'abord presque uniquement l'aspect moral et psychologique de cette divine histoire. De ce point de vue, nulle illusion n'est à craindre. On n'entraîne pas une âme à l'illuminisme en lui disant de se renoncer.

 

B. — La critique de l'action

 

Par «action», on doit entendre ici l’ « action extérieure », les divers exercices du zèle : prêcher, confesser, écrire, diriger, enseigner, discuter avec l'hérétique, soigner les malades, visiter les pauvres, travailler dans les missions lointaines au salut des infidèles. De l'action ainsi comprise, le P. Lallemant affirme sans relâche qu'elle n'est presque jamais le plus grand bien, qu'elle est presque toujours dangereuse et souvent mauvaise. Ce disant, il ne s'arrête plus, comme tout à l'heure, aux tares accidentelles, je veux dire aux intentions, aux arrière-désirs intéressés, coupables — esprit de vanité, de domination, d'avarice, par exemple — qui vicient naturellement les oeuvres les plus saintes; non, il prend l'action en elle-même et comme telle, il la compare aux activités intérieures, à la contemplation. D'un côté, Marthe qui se dévoue de bon coeur à un ministère excellent et qui ne s'en fait pas accroire ; de l'autre, Marie. Et il s'adresse, ne l'oublions pas, à des religieux, qui ont pour devise : Ad majorera Dei gloriam, à des jésuites frémissants de zèle, impatients de donner enfin libre carrière à une activité qui depuis quinze ou vingt ans, s'entraîne aux diverses formes de l'action.

Comment prendront-ils la chose? Ils sont très intelligents pour la plupart. Ils savent que le P. Lallemant n'est

 

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pas devenu fou. Nul d'entre eux n'ira croire qu'on lui conseille de laisser là toutes les oeuvres de zèle et de s'abîmer dans un nirvana quiétiste. Aussi bien la doctrine ne leur est-elle pas si imprévue. Jamais néanmoins, on ne l'a présentée devant eux avec tant de force et si peu de précautions. Pour la première fois, on les oblige à la réaliser vivement. Ils résisteront, je le crois, j'en suis même sûr, à voir l'insistance de leur maître. Lallemant tourne et retourne sa maîtresse thèse avec l'opiniâtreté du vieux

Romain. Oh ! pas d'éloquence. Ils sont du métier. Ni Bérulle ni Bossuet ne viendraient à bout de ces raisonneurs. Ils ne se rendront qu'à la scolastique. Il leur faut un logicien, un géomètre. Le voici :

 

Nous devons imiter la vie intérieure de Dieu en ce qu'il a au dedans de soi une vie infinie. Ensuite de quoi, il agit au dehors selon son bon plaisir, par la production et par le gouvernement de l'univers, sans que cette action extérieure cause aucune diminution ni aucun changement dans sa vie intérieure, de sorte que pour le regard de celle-ci, il agit au dehors comme s'il n'agissait pas.

Voilà notre modèle; nous devons avoir, premièrement au dedans de nous, et pour nous-mêmes, une vie très parfaite par une continuelle application de notre entendement et de notre volonté à Dieu. Puis, nous pourrons sortir au dehors pour le service du prochain, sans préjudice de notre vie intérieure... Notre principale occupation sera toujours la vie intérieure (1).

 

Autant dire : jésuites, s'il y a moyen et en courant, pour ainsi parler, mais d'abord chartreux ? Non, rien que jésuites:

 

Notre premier soin et notre principale étude doit être notre perfection; qu'il faut préférer à toutes choses... Quiconque fait autrement, peut s'assurer que, bien qu'il porte l'habit de la Compagnie, il n'en a nullement l'esprit, notre règle et notre profession nous obligeant de faire plus de cas des moyens de

 

(1) La Doctrine..., pp. 293, 294.

 

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perfection qui nous unissent à Dieu, comme instruments à la cause principale dont nous devons recevoir le mouvement, que de tous les autres exercices. C'est ainsi qu'il faut modérer tout le reste selon le principal qui est l'intérieur (1).

 

Mais dans cet intérieur, il y a du plus et du moins. Une vertu solide et pratique doit suffire à un ordre actif. Exigez-vous que, dans son ensemble, la Compagnie de Jésus aille jusqu'au mysticisme? Mais oui et sans aucune espèce de doute :

 

Si nous nous jetons tout au dehors et que nous donnions tout (ou du moins le principal) à l'action, nous demeurerons indubitablement dans les derniers degrés de la contemplation, qui sont une oraison commune et les autres exercices de piété pratiqués d'une manière basse et imparfaite (2).

 

Il suppose donc que tout religieux, loin de se contenter d'une « oraison commune », doit tendre aux plus hauts degrés de la contemplation. Tel doit être le souci constant et qui règle tous les autres. Peu d'action, aussi longtemps que l'intérieur ne sera pas tout à Dieu. Jusque-là,

 

nous ne devons sortir au dehors pour le service du prochain, que faisant des coups d'essai. Il faut être comme des chiens de chasse qu'on tient encore à demi en laisse. Quand nous en serons venus à posséder Dieu (par la contemplation), nous pourrons donner une plus grande liberté à notre zèle (3).

 

« Après nos fonctions envers le prochain » — ces coups d'essai — qu'on se retire vite « à l'oraison », comme « l'aigle qui s'envole en l'air sitôt qu'il a pris sa proie » Qu'on ne cède pas aux démangeaisons du zèle, qu'on ne prenne pas l'initiative de telle ou telle oeuvre :

 

Ce n'est pas à nous à faire le choix de nos emplois. De nous-mêmes nous ne devons penser qu'à nous, si l'obéissance,

 

(1) La Doctrine..., p. 92.

(2) Ib., p. 314.

(3) Ib., p. 61.

(4) Ib., p. 315.

 

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ne nous applique aux fonctions qui regardent le prochain... Tandis qu'elle nous laisse en repos, demeurons-y volontiers. C'est une grande témérité de nous ingérer de nous-mêmes au gouvernement des âmes (1).

 

Ou encore :

 

Jusqu'à ce qu'on ait acquis une vertu parfaite, on ne doit prendre que fort peu d'action au dehors (2).

 

Il y a plus :

 

Quand nous nous trouverons trop chargés d'occupations, demandons au supérieur d'en être déchargés, au moins dune partie pour un temps. Quittons celles qui ne nous sont pas commandées (3).

 

Mais voici les supérieurs dans l'embarras. Tant de ministères à remplir et si peu de monde ! A eux de voir et aux inférieurs d'obéir. « Que si les Supérieurs en donnent trop, on peut se confier que la Providence » y pourvoira (4). Quoi qu'il en soit les principes restent et nul Ordre religieux ne souffrira de les appliquer.

 

Il faut joindre ensemble de telle sorte l'action et la vie extérieure avec la contemplation et la vie intérieure, que nous

 

(1) Doctrine..., p. 318.

(2) Ib., p. 317.

(3) Ib. Le « trop » est expliqué par les textes que nous avons déjà donnés.

(4) Ib., p. 317. Il ne faut pas prendre ce mot pour une défaite. Du point de vue surnaturel, le religieux reconnaît Dieu lui-même dans la personne du supérieur qui lui donne un ordre, qui lui confie tel ou tel ministère. D'où il suit que nul ministère ne doit, ne peut sérieusement éloigner de Dieu, celui qui n'entreprend ce ministère que pour obéir. On répondrait d'une manière analogue à une objection plus spécieuse, basée sur l'antinomie apparente entre le devoir de la vie intérieure et celui de la charité. « Il nous faut toujours rester unis à Dieu ; mais si nous sommes chargés de quelque soin pour le service du prochain, nous devons regarder ce travail comme la meilleure prière. » C'est Tauler qui parle. Et encore : « Un homme serait-il élevé à une contemplation aussi sublime que celle de saint Pierre... s'il vient à apprendre qu'un pauvre malade demande une soupe ou tout autre chose, qu'il serve en toute charité ce pauvre malade, et il fera ainsi un acte plus vertueux que s'il poursuivait sa contemplation ». J'emprunte ces deux textes à l'excellente traduction de l' Imitation de la vie pauvre de N.-S. Jésus-Christ, publiée parle R. P. Noël, Paris, 1914. pp. 225, 226. Le P. Lallemant ne touche pas ce point. S'il le faisait, il dirait j'en suis sûr, la même chose, et il ajouterait, je crois, que l'action charitable ainsi entreprise, n'interrompt pas la contemplation d'un homme vraiment intérieur. Puisque j'effleure ce délicat sujet qu’on me permette une autre citation. Je l'emprunte aux Lettres chrétiennes sur la nécessité de la retraite dans chaque état du P. Louis Le Valois, s. j. 2e partie, Paris, 1684. L'auteur veut décider à la retraite une dame dévote qui donne le meilleur de son temps aux bonnes oeuvres « Vous devez plus à votre âme qu'à tous les pauvres du monde... La charité bien réglée veut que vous préfériez non seulement votre salut, mais même votre perfection spirituelle au soulagement, à la consolation et à la satisfaction de tous les hommes », pp. 342, 343. Dans le sens contraire, cf. les deux chapitres de Rodriguez qui ont pour titre : Que nous devons prendre garde de ne pas tomber dans une autre extrémité qui est de nous retirer entièrement du commerce du prochain, sous ombre de nous appliquer à notre salut.— De quelques remèdes contre la timidité de ceux qui n'osent s'engager dans les emplois de la charité, de crainte de n'y pas faire leur salut. Pratique de la perfection chrétienne et religieuse par le P. Alphonse Rodriguez... Traduction nouvelle par M. l'abbé Régnier Des Marais, Paris, 1688, t. III, 3e partie, Ier Traité, ch. VI et VII. Non moins surnaturel que celui de Lallemant, son argument de fond est que Dieu, ayant « institué » la Compagnie pour le service des âmes, doit lui donner la grâce nécessaire pour que cette fin soit obtenue. Citons enfin le mot de Lallemant : « Plus une âme a… d'amour de Dieu, plus elle est sensible aux intérêts du prochain a au lieu que la dureté de coeur « est extrême dans les grands du monde, dans les riches avares, dans les personnes voluptueuses, et dans ceux qui n'amollissent point leur coeur par les exercices de la piété ». La Doctrine..., p..149. Cf. Guilloré, Maximes spirituelles, Paris, 1853. Livre IV, maxime VII : Que les commençants, « ne doivent pas sitôt se produire au dehors ».

 

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donnions à celle-là à proportion que nous aurons plus ou moins de celle-ci.

 

Pesante école, disions-nous tantôt. On voit que je ne les

calomniais pas. Leur poésie est business; même quand ils volent, ils semblent marcher. Ce mélange de sublime et de positif est bien remarquable. C'est du reste par là que les mystiques de la Compagnie rejoignent les spirituels moins éminents de leur Ordre, les Rodriguez et les Bourdaloue. Mais aussi de là vient leur solidité. Achevons cette page de « grand livre » :

 

Si nous avons beaucoup d'oraison, nous donnerons beaucoup à l'action ; si nous ne sommes que médiocrement avancés dans la vie intérieure, nous ne donnerons que médiocrement aux occupations de la vie extérieure; et si nous n'avons que fort peu d'intérieur, nous ne donnerons RIEN DU TOUT à l'extérieur, à moins que l'obéissance n'ordonne le contraire (1).

 

(1) La Doctrine..., pp. 314, 315.

 

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Ce « rien du tout », sec, froid, morne, terre-à-terre, prenez-y garde, il soulèverait le monde des âmes. Chez les métaphysiciens et chez les poètes de la mystique, vous ne trouverez rien de plus fort. Et le moyen en vérité de prétendre qu'un tel homme se paie de mots! Au reste, il ne demande pas seulement, comme on pourrait le croire, que la contemplation anime, protège, sanctifie l'action; il veut encore que celle-ci ne soit entreprise que dans la mesure où elle « sera une aide pour la vie intérieure » (1). Il faut

 

que parmi les travaux extérieurs de la vie active, nous jouissions toujours du repos intérieur de la contemplation et que nos emplois ne nous empêchent point de nous unir à Dieu ; mais plutôt qu'ils servent à nous lier plus étroitement et plus amoureusement avec lui, nous les faisant embrasser en lui-même, par la contemplation, et dans le prochain, par l'action (2).

 

Il subordonne ainsi, mais tout à fait, la seconde à la première. Les oeuvres de zèle, non seulement si elles interrompent l'oraison, mais encore si elles ne la nourrissent point, on devrait y renoncer. Dans tous les cas, pour ceux qui n'ont pas

 

reçu cet excellent don, il est dangereux de s'épancher trop dans les fonctions qui regardent le prochain. On ne doit s'y employer que par manière d'essai, si ce n'est qu'on y fût engagé par l'obéissance (2).

 

Il disait tantôt cela pour les novices, maintenant pour les parfaits. II ira même plus loin et trop loin peut-être, lorsqu'il invitera ces derniers eux-mêmes et avec eux tous les apôtres à ne s'appliquer « aux fonctions extérieures que comme par manière de divertissement, pour ainsi dire » (4). Les missions du Canada, les in-folio de Suarez,

 

(1) La Doctrine..., p. 317.

(2) Ib., p. 23o.

(3) Ib., p. 43o.

(4) Ib., p. 294. On se rappelle le mot de Pascal : « Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement ». Pensées, II, 52.

 

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les sermons de Bourdaloue, un « divertissement » plus ou moins comparable au jardinet des chartreux ! Encore une fois il ne s'adresse pas à des sots, mais on avouera que la pauvre Marthe n'a jamais été si fort malmenée (1).

Et qu'on ne dise pas qu'hypnotisé par son idée fixe, il finit par oublier une des fins essentielles de son Ordre, à savoir le salut des âmes.

 

Je réponds que c'est tout le contraire et qu'il est certain qu'un homme d'oraison fera plus en un an qu'un autre en toute sa vie (2).

Un homme intérieur fera plus d'impression sur les coeurs par un seul mot animé de l'esprit de Dieu, qu'un autre par un discours entier qui lui aura coûté beaucoup de travail, et où il aura épuisé toute la force de son raisonnement (3).

 

Quoi de plus évident pour un chrétien ? Les règles de la Compagnie définissent l'homme apostolique — et du reste, il n'y a pas d'autre façon de le définir: Instrumentum conjunctum cum Deo; un instrument uni à Dieu. Plus étroite sera cette union, et plus abondante la grâce qui, par l'intermédiaire de l'apôtre, touchera les âmes.

 

Nous ne faisons point de fruit parce que nos fonctions ne sont point animées de l'esprit de Dieu, sans lequel, avec tous nos talents, nous ne pouvons parvenir à la fin que nous prétendons, et nous ne sommes que comme « un airain sonnant et une cymbale retentissante (4)».

 

Malgré son égoïsme apparent, le contemplatif n'est pas moins zélé que l'homme d'action, et son zèle a plus d'efficacité. Tauler l'avait déjà dit, le dominicain avant le jésuite :

 

Ce désir de jouir de la contemplation divine fait que l'homme intérieur voudrait être toujours seul pour ne pas être

 

(1) Rappelons, au passage, que le P. Lallemant avait supplié les su rieurs de le laisser partir pour le Canada.

(2) La Doctrine..., p. 115.

(3) Ib., p. 3o4.

(4) Ib., p. 304.

 

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détourné des communications célestes. Il omettra, par suite, certaines pratiques extérieures de charité ; mais ce qu'il perdra de ce côté, il le retrouvera de l'autre et d'une manière bien supérieure, car il a la charité essentielle qui opère tout en Dieu (1).

 

Ce qui est vrai du zèle l'est également des autres vertus. L'homme intérieur, le parfait, le contemplatif, les possède, les pratique toutes d'une façon éminente, pour parler comme les théologiens, et sans passer par les voies ordinaires de l'ascèse, ou du moins sans trop s'attarder, sans trop peiner dans ces voies. Théorie fort délicate, mais d'un tel intérêt et si curieuse sous la plume d'un jésuite, que nous devons nous y arrêter quelques instants.

Un des chapitres de la Doctrine spirituelle a pour titre : En quel sens l'oraison de la Compagnie doit être pratique? Et Lallemant de répondre :

 

 

En deux manières : premièrement en ce qu'elle sert à rendre la volonté meilleure et à régler les autres puissances de l’âme; secondement en ce qu'elle produit divers actes intérieurs, et donne le mouvement aux actions extérieures, pour les faire selon le modèle qu'on se propose.

 

Dardons toute notre attention sur la belle stratégie que ce début nous annonce. L'action, l'action, l'action, avec ses préjugés et ses chaînes, le P. Lallemant vient de la découvrir comme blottie dans la prière elle-même. Blottie et qui plus est, triomphante, menaçante. Il la poursuivra jusque-là, non pour la déloger de cet asile suprême, mais pour lui montrer qu'elle ne doit pas y régner en maîtresse. Eh! sans contredit, est excellente l'oraison qui « donne le mouvement aux actions vertueuses » ; mais il y a une

 

(1) Tauler, op. cit., p. 197. Cf. aussi, dans la Doctrine, pp. 428 sq., tout un chapitre : que la contemplation est nécessaire pour la vie apostolique, bien loin de lui être opposée.— Comment le contemplatif n'aurait-il pas autant et plus de zèle que personne, lui qui réalise plus vivement et pleinement que personne, a) la valeur infinie des âmes, lesquelles sont « capables de posséder Dieu » par la contemplation; b) les droits du Christ sur les âmes ; c) la laideur du péché.

 

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autre oraison, et plus excellente et non moins « pratique » :

 

L'oraison propre de la Compagnie est pratique en ces deux sens et qui prétendrait qu'il ne suffit pas qu'elle soit pratique au premier et qu'il faut qu'elle le soit au second, aurait tort ; parce qu'il s'ensuivrait que la contemplation (qui ne se tourne pas à l'action) ne serait pas à l'usage de la Compagnie; ce qui est faux.

 

On voit qu'il a pris son armure scolastique : preuve que la circonstance est grave. La suite, vive et légère, va nous reposer.

 

C'est une erreur dans l'oraison que de se gêner pour la rapporter toute à l'action. Nous nous... inquiétons pour voir comment nous ferons en telle ou telle occasion, quels actes d'humilité, par exemple, nous pratiquerons. Cette voie des vertus est fatigante et capable de donner du dégoût. Ce n'est pas qu'il ne soit bon de s'exercer ainsi dans l'oraison, de prévoir les occasions et de s'y préparer; mais cela se doit faire avec liberté d'esprit, sans rebuter le simple recueillement de la contemplation, lorsqu'on s'y sent attiré. Car alors Notre-Seigneur donnera à une âme, par une seule oraison, une vertu et même plusieurs... dans un plus haut degré qu'on ne les acquerrait en plusieurs aimées par ces moyens extérieurs. Saint Paul ermite avait la vertu de patience et celle de charité envers le prochain, bien qu'il ne les exerçât pas... On doit (donc) tenir pour oraison pratique, et non purement spéculative (ou comme nous dirions aussi, platonique) celle qui affectionne l'âme à la charité, à la religion, à l'humilité, etc., bien que cette affection demeure dans l'âme et qu'on n'en vienne point à des actes extérieurs (1).

 

Qu'il se présente une occasion de pratiquer telle ou telle vertu, l'âme, unie par la contemplation au modèle de toutes les vertus lequel est aussi la source de toutes les

grâces, l'âme se trouvera prête. Quant aux vertus

 

dont nous n'aurons pas l'occasion, nous... (en) aurons l'esprit et, pour ainsi dire, l'essence, ce que Dieu recherche principalement;

 

(1) La Doctrine..., pp. 96, 97.

 

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car on peut faire quelque acte de vertu sans en posséder l'esprit et l'essence (1).

 

Sainte Thérèse

 

ne cherchant que Dieu en toutes choses..., ne se souciait pas même des vertus, quand il s'agissait de Dieu, de sa présence et de sa jouissance... et il n'y a point en cela d'illusion; car, que pouvons-nous avoir sans Dieu, et si nous l'avons, quelles vertus nous peuvent manquer (2) ?

 

Mais le « moralisme », mais l’ « activisme » — qu'on me pardonne ces mots, — mais tous les systèmes qui redoutent le repos mystique, veulent au moins une concession. L'amour-propre a tant de plaisir à palper, à compter nos actes. Il veut donc que l'on ordonne aux contemplatifs de lettre à profit, pour le perfectionnement moral de l'âme, toutes les inspirations de la grâce. — A quoi bon apporter de l'eau à la mer ? La plante que l'on veut mettre sous verre, a déjà donné sa fleur:

 

Quand Dieu nous donne quelque lumière, DÈS LA que nous l'avons reçue, elle opère incontinent l'effet que Dieu prétendait, parce qu'elle a disposé l'âme à ce que Dieu voulait, savoir à être plus capable de l'union divine, à quoi tout aboutit. Il ne faut donc pas mettre, comme font quelques-uns, le but de toutes les lumières en l'action et en la pratique, de sorte que nous tenions pour vaines celles qui ne nous portent point à agir. Il suffit qu'elles disposent peu à peu

 

(1) La Doctrine..., p. 133. Cf. Tauler : « Il faut que (l'homme) opère vertueusement, non pas une fois en passant, mais en quelque sorte, par essence ; non pas en se multipliant, mais dans une parfaite unité ». Il parle aussi de « l'homme transformé en la substance de la vertu ». Cf. op. cit., pp. 33, 34 et la savante note du R. P. Noël, pp. 33-36.

(2) La Doctrine..., p. 457. Il dit ailleurs sur « la meilleure manière de pratiquer la vertu » : « Quelques-uns s'arrêtent trop aux objets formels des vertus lesquels ne sont que naturels... Il vaudrait mieux agir par un principe qui nous élevât droit à Dieu, comme fait l'amour divin. Il est vrai que toutes les vertus nous y mènent par leurs motifs propres ; mais c'est plus lentement et avec moins de perfection ». « L'acte de tempérance... qu'on pratique pour imiter Notre-Seigneur et pour lui plaire, est bien plus excellent que celui qu'on fait précisément pour garder la modération que la tempérance prescrit » Ib., pp. 391, 322 ; cf. p. 71 ; cf. aussi pp, 4o7, 4o8.

 

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notre âme à s'unir à Dieu, qui est la fin même de toutes nos oeuvres (1).

 

Quelque jugement que l'on porte sur cette doctrine, on avouera qu'elle se tient. Pour peu que l'on ait le goût, je ne dis pas de la mystique, mais simplement des choses de l'intelligence, on me pardonnera de m'attarder ainsi aux pieds d'un tel maître. Abstraction faite du fond des choses, Spinoza et lui nous donnent des plaisirs de même nature. Ce qui nous reste à dire, loin de modifier cette impression, la rendra plus vive (2).

 

C. — La garde du coeur (3).

 

Les deux éléments de la vie intérieure sont la purgation du coeur et la direction du Saint-Esprit. Ce sont là les deux pôles de toute la spiritualité (4).

 

(1) La Doctrine..., pp. 158, 159. Il ajoute une observation qui intéresse également les mystiques et les profanes : « Quand les lumières et les sentiments sont passés, nous ne devons faire aucun effort pour les rappeler... Si toutefois Dieu nous les remet en mémoire, le souvenir n'en est pas mauvais, mais il n'y a guère que les commençants qui les doivent écrire ». Voilà pour éclairer la psychologie du « Journal intime ». — Quant aux lumières qui « opèrent incontinent », cf. une thèse toute voisine, développée par le P. Rigoleuc : « Il suffit de contempler, par un simple regard, Jésus-Christ, ses perfections, ses vertus... Tout ce qui est en J.-C. n'est pas seulement saint, il est encore sanctifiant et il s'imprime dans les âmes qui s'appliquent à lui, si elles sont bien disposées... Ses... vertus s'impriment dans ceux qui les contemplent, ce que l'on peut faire sans aucune réflexion sur soi-même ». La vie du P. J. Rigoleuc, p. 187. On reconnaît là un des articles de la méthode oratorienne. Cf., dans notre précédent volume, le chapitre sur la doctrine de Bérulle.

(2) Sur les tendances décidément mystiques de cette critique de l'action, cf. un texte important de Rigoleuc : « Mortifier le plus qu'on peut sou activité, sa précipitation... retirer (son entendement) doucement de toutes les connaissances distinctes, non seulement des créatures, mais de Dieu même et le tirer uniquement en Dieu par un simple regard et une connaissance confuse et universelle de cet Être des êtres ». La vie du P. Rigolettc, p. 252. Nous retrouverons cette « connaissance confuse » dans les écrits de Surin. Leur maître à tous, saint Jean de la Croix en parle souvent.

(3) Lallemant parle surtout de la e pureté », Rigoleuc de la « garde » du coeur. Ils pensent du reste exactement de même sur ce point. Si je préfère ici la manière de parler de Rigoleuc, c'est pour éviter une équivoque. On pourrait croire que le P. Lallemant donne à « pureté » le sens de « chasteté ».

(4) La Doctrine..., p. 18o, 181.

 

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Simplification lumineuse, trait de génie, comme nous le montrerons bientôt.

 

La pureté de coeur consiste à n'avoir rien dans le coeur qui soit tant soit peu contraire à Dieu et à l'opération de la grâce.

Tout ce qu'il y a de créatures au monde, tout l'ordre de la nature et celui de la grâce (1), toute la conduite de la Providence, tend à ôter de nos âmes ce qui est contraire à Dieu (2).

 

A nous donc de collaborer pour notre part à ce travail, à ce déblaiement.

 

La garde du coeur, écrit le P. Rigoleuc, n'est autre chose que l'attention qu'on apporte aux mouvements de son coeur et à tout ce qui se passe dans l'homme intérieur, pour régler sa conduite par l'esprit de Dieu.

 

Ce n'est pas « l'examen de conscience » :

 

L'examen se fait en certains temps réglés; la garde du cœur se pratique à toute heure et n'a point de temps limité. L'examen est une revue des actions passées et de plusieurs actions ensemble..., la garde du coeur est une vue des actions présentes et une application d'esprit aux diverses parties d'une action, à mesure qu'on la fait. L'examen envisage les choses plus en gros et plus superficiellement ; la garde du cour les considère en détail et d'une manière plus distincte et plus intime (3).

 

Elle nous tient

 

sans cesse comme en sentinelle, dans un petit retranchement intérieur, pour observer les mouvements de notre coeur (4).

 

(1) Qu'on remarque cette concession importante à l'humanisme dévot. Si donc le P. Lallemant nous paraît exagérer parfois les suites de la faute originelle il ne va pas jusqu'au jansénisme, lequel dirait plutôt que tout « l'ordre de la nature » tend à remplir nos âmes de ce qui est contraire à Dieu.

(2) La Doctrine.., p. 13o.

(3) La vie du P. J. Rigoleuc, p. 225, 226.

(4) Ib., p. 242

 

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Nous voyons assez du reste, par notre expérience propre, qu'

 

entre tous les exercices de la vie spirituelle, il n'y en a point à quoi le démon s'oppose (davantage)... Il nous laissera faire quelques actes extérieurs de vertu, nous accuser en public de nos fautes, servir à la cuisine, aller aux hôpitaux et aux prisons, parce que nous nous contentons quelquefois en cela, et que cela sert à nous flatter et à empêcher les remords intérieurs... mais il ne peut souffrir que nous jetions les yeux sur notre coeur, que nous en examinions les désordres, et que nous nous appliquions à les corriger. Notre coeur même ne fuit rien tant que cette recherche et cette cure qui lui fait voir et sentir ses misères (1).

 

Il s'agit donc de réaliser, non par de vagues affirmations générales sur « la corruption naturelle du coeur humain », mais par une surveillance minutieuse et de tous les instants, la « malice infinie » qui est en nous ; il s'agit d'assister les yeux bien ouverts à ce draine intérieur « où le démon et la nature jouent d'étranges personnages, pendant que nous sommes tout absorbés dans le tracas et dans l'empressement des occupations extérieures  (2)»

 

Car il est certain qu'à moins que nous n'ayons fait de. nos tables progrès dans la grâce, notre coeur n'est presque jamais sans dérèglement; qu'il n'agit d'ordinaire que dans le trouble et dans l'impureté de l'amour-propre et qu'il s'oppose incessamment à l'esprit de Dieu. Outre que son inconstance naturelle lui fait changer de face à toute heure, qu'il prend les différentes couleurs des divers événements de la vie et que les diverses impressions qu'il reçoit du dehors le tiennent dans une perpétuelle vicissitude de sentiments contraires, il est encore sujet à une fièvre continue de quantité de passions qui, par la violence de ses accès, l'empêche de demeurer dans le juste tempérament où il doit être pour jouir d'une parfaite santé... Sa délicatesse et sa sensibilité sont extrêmes... Les moindres atteintes le blessent. Il est plein de détours et de

 

(1) La Doctrine..., p. 133.

(2) Ib., pp. 131, 307, 3o8.

 

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déguisements. Il aime les illusions qui le flattent, et, pour comble de ses maux, il ne fuit rien tant que de se connaître et il se jette au dehors par toutes les voies qu'il rencontre, pour n'être pas obligé de rentrer en lui-même...

... On ne saurait croire combien le démon prend d'empire sur un coeur ainsi abandonné ; comme en la présence ou même à la simple idée des objets, il y excite quelle passion il lui plaît; comme il y étouffe les bonnes inspirations ;... comme, dans les plus fortes impressions de l'esprit de Dieu, il y fortifie tantôt les inclinations, tantôt les répugnances de la nature; comme il y renouvelle les vieilles habitudes, il y rallume les affections éteintes, il y réveille les sentiments assoupis, il y remue les semences et les idées des péchés passés ; comme il y traverse les desseins de Dieu.

Ainsi le coeur demeurant ouvert aux objets étrangers, exposé aux surprises de l'ennemi, troublé par la guerre intestine de ses passions ; clans la faiblesse et la corruption de la nature où nous vivons; dans le commerce du monde qui est si contagieux ; dans l'embarras des affaires qui se succèdent les unes aux autres ; parmi une foule de soins qui partagent notre attention ; parmi les amorces du péché qui se rencontrent partout, il n'est pas concevable de combien de défauts il se remplit, combien il se souille, combien de plaies il reçoit sans presque s'en apercevoir. De là nous pouvons juger quel besoin nous avons de veiller sans cesse sur nous-mêmes (1).

 

Veiller en simple curieux, et à la manière de Montaigne, manifestement ne suffirait pas. Mais nos maîtres s'adressent à des religieux dont la bonne volonté leur est assurée. Qu'ils se connaissent à fond, qu'ils découvrent

 

(1) La vie du P. J. Rigoleuc, pp. 227-23o. cf. les pensées de Pascal sur le divertissement. Je n'ai pas besoin de faire remarquer la virtuosité de ces pages. Qui devons-nous admirer ici, du P. Rigoleuc lui-même, ou du P. Champion, sou éditeur ? Le premier, dira quelqu'un, puisque la doctrine de Lallemant, éditée aussi par le P. Champion, est rédigée avec moins de soin. Preuve insuffisante. N'avons-nous pas déjà rappelé que la doctrine du P. Lallemant ne nous était connue que par les notes du même Rigoleuc? Or il est tout naturel que résumant la pensée d'autrui, une série de discours, ou néglige tout à fait la forme. N'oublions pas que Champion avoue qu'il a « changé » le style de sou auteur qui lui paraissait manquer de pureté et d'exactitude. Il y a là tout un problème de critique assez délicat. Pour moi j'inclinerais à croire que le P. Champion a collaboré beaucoup plus activement aux écrits de Rigoleuc lui-même qu'aux résumés de Lallemant donnés par Rigoleuc.

 

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tout ce qui se cache en eux « d'idées fausses..., de jugements erronés, d'affections déréglées, de passions... de malices », et la « purgation » suivra presque d'elle-même (1). Aussi voyons-nous Lallemant, et plus encore peut-être, Rigoleuc, insister de préférence sur le côté « spectaculaire » de la méthode, si l'on peut ainsi parler.

 

Nous découvrirons au dedans de nous-mêmes un nouveau monde caché à ceux qui n'ont des yeux que pour admirer la figure de ce monde visible... ; une autre vie, inconnue à ceux qui se laissent charmer aux plaisirs de la vie présente. Nous y verrons comme un grand théâtre, où trois sortes d'esprits, celui de Dieu, celui de la chair et le malin esprit paraissent sans cesse, ou tous ensemble ou séparément; comme un champ de bataille, où ces trois esprits combattent sans trêve pour la conquête de notre âme. Nous remarquerons cent fois le jour, dans ces spectacles et ces combats intérieurs, les faiblesses de la nature, les ruses du démon, les artifices et les détours de l'amour-propre plus redoutable que le démon, les conduites amoureuses de l'esprit de Dieu et les ressorts admirables de la grâce (2).

 

Admirez comme ils restent de leur Ordre et de leur siècle, vrais jésuites et contemporains de l'auteur des Maximes, je veux dire passionnés pour l'analyse morale. Chose singulière, cette analyse, ils en font une partie

intégrante de leur doctrine mystique et ils la poussent plus avant que les auteurs ascétiques de la Compagnie. Ceci qui paraît assez déjà, nous frappera davantage quand nous étudierons le P. Guilloré.

Pour la pratique de cette garde du coeur, le P. Rigoleuc noms conseille de marquer « par écrit nos fautes plusieurs

fois par jour, »

 

ce qui est de si grande importance que sans cela tout le reste ne servira pas beaucoup.

 

(1) La Doctrine..., p. 131, cf. aussi p. 149, où Lallemant suppose le cas d'un religieux qui ayant reconnu en lui-même la présence d'une « pensée inutile », travaille tout un jour à s'en affranchir.

(2) La vie du P. J. Rigoleuc, p. 241.

 

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Exactitude « un peu gênante », mais à laquelle on se condamnera plus volontiers, si l'on considère

 

que nos péchés étant des caractères de confusion, marqués sur le front de nos âmes et lisibles à toute éternité, à moins que la pénitence ne les efface, il est bien juste de les écrire du moins sur le papier, afin que les lisant, nous soyons excités à les pleurer (1).

 

De son côté, le P. Lallemant voudrait que l'on prît l'habitude de se confesser tous les jours (2).

 

C'est que dans sa doctrine si fortement organisée, si jalousement, si intégralement, pour ainsi dire, et si humblement catholique, les Sacrements, un peu négligés par d'autres spirituels, tiennent une place considérable.

 

Les principaux exercices de la perfection sont les Sacrements... et cependant chose étonnante, c'est ce qu'il semble qu'on néglige le plus. Les sacrements donnent des grâces qui tendent à produire en nous les effets qui leur sont propres (3).

 

Or, la grâce propre du sacrement de Pénitence étant « la pureté de conscience », « plus on se confesse, plus on se purifie (4) ». Nous parlions tantôt de « moralisme », visant par ce mot les spirituels à la Sénèque. Ils sont beaucoup plus nombreux que l'on ne pense. Or vous ne trouverez pas chez eux des phrases comme celle-ci « Les principaux exercices de la perfection sont les sacrements ». Il n'y a guère que des banalités de ce genre dans le petit livre du P. Lallemant. Est-ce pour cela qu'il nous paraît tout ensemble et si riche et si nouveau ?

Banale aussi à première vue, je l'avoue, cette doctrine sur la « purgation », la « garde du coeur ». Elle est, semble-t-il, partout. Rare, néanmoins, et profonde, et

 

(1) La vie du P. J. Rigoleuc, pp. 235, 236.

(2) La Doctrine…, p. 67, 68. « Il y a une démonstration morale, que rien ne contribue davantage au progrès des âmes que la confession et la communion journalière. »

 (3) La Doctrine..., p. 119. Sur l'Eucharistie, cf. un texte important, Ib., P. 456.

 

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originale, pour trancher le mot, dès qu'on la médite de plus près. Remarquez combien étroitement elle se rattache à cette belle « critique de l'action » qui nous occupait tantôt.

 

La voie la plus courte et la plus sûre pour arriver à la perfection, c'est de nous étudier à la pureté de coeur, plutôt qu'à l'exercice des vertus (1).

 

Voilà qui n'est certainement pas dans tous les livres et qui modifie, d'une étrange sorte, la stratégie ordinaire des ascètes chrétiens, de saint Jean Climaque, par exemple, ou d'Alphonse Rodriguez. Le texte que je vais citer de celui-ci ne se rapporte pas immédiatement au sujet que nous traitons, mais il montre bien l'esprit de l'école, ses prédilections essentielles et ses répugnances.

 

Ce qu'il y a surtout de considérable et ce qu'il faut principalement remarquer, c'est que, lorsqu'on se constitue en la présence de Dieu, CE N'EST POINT POUR EN DEMEURER LA ; mais c'est afin que cette présence nous serve d'un MOYEN pour bien faire toutes nos ACTIONS. Car Si nous nous contentions de la simple attention à la présence de Dieu, et que du reste nous vinssions à nous négliger dans nos actions et à y commettre des fautes, cette attention ne serait point une dévotion utile, ce serait une illusion préjudiciable. Ou doit donc faire état que, tandis que l'on a un oeil attaché à contempler Dieu, il faut se servir de l'autre pour regarder à bien faire toutes choses pour l'amour de lui ; en sorte que la considération que nous sommes en sa présence, nous soit un moyen pour nous obliger à mieux faire tout ce que nous faisons (2).

 

(1) La Doctrine..., p. 132.

(2) Pratique de la Perfection..., Ière partie, VI° traité, chap. V. J'ai cité la traduction de Régnier-Desmarais qui est entre toutes les mains depuis plus de deux siècles, mais voici la vieille traduction de Duez qui sur ce point là parait moins ridicule, plus décente, bien que le sens foncier du passage reste le même dans les deux cas : « La troisième et principale et à laquelle il convient ici bien prendre garde, c'est que la présence de Dieu n'est pas seulement pour s'arrêter eu icelle, mais nous doit servir de moyen pour bien faire les actions que nous faisons : partant si nous nous contentions d'être seulement attentifs et attachés à Dieu qui est présent et que pour cela nous négligeassions nos oeuvres et y fissions des fautes, ce ne serait point une bonne dévotion, mais une illusion ». Pratique de la perfection et des vertus chrétiennes et religieuses, composée en espagnol par le R. P. A. Rodriguez... traduite en fiançais par le P. Paul Duez. Dernière édition, Rouen, 1643, p. 291. La Ire édition (celle que Lallemant a dû lire) est de 1621.

 

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Il faudrait tout souligner de ce plaidoyer pour Marthe. Au reste, je ne discute pas le raisonnement de Rodriguez dont les prémisses louchent quelque peu — c'est bien le cas de le dire. Car enfin, le plus pressé de quitter la présence de Dieu peut bien, lui aussi, apporter de la négligence dans ses actions et y commettre des fautes. Qui sait même si Marthe n'en commettra pas de plus graves que Marie? Mais on voit ce qu'il veut dire et je n'abuserai pas de ces maladresses de forme qui ajoutent encore je ne sais quelle épaisseur roturière à la sagesse du fond. Nous retrouverons plus tard Rodriguez et nous le traiterons avec les égards qu'il mérite. Je ne le cite en ce lieu que pour rendre sensible — mais jusqu'au pénible — la différence entre deux écoles également orthodoxes. Manifestement, ces deux fils de saint Ignace, Rodriguez et Lallemant n'habitent pas tout à fait le même monde; ils n'ont pas tout à fait la même langue. On ne leur apprend rien, ni à l'un ni à l'autre en parlant ainsi.

Elles sont chrétiennes l'une et l'autre, ces deux écoles, elles reconnaissent la nécessité de la grâce et la primauté de la prière, mais à cela près, la première se rapproche davantage du moralisme et de l'ascétisme stoïcien (1). Ils veulent nous faire acquérir les vertus par un effort immédiat, direct, personnel. Effort d'ailleurs dispersé, puisqu'il doit s'appliquer tour à tour à l'humilité, à la douceur, à la

 

(1) Il n'est peut-être pas mauvais de rappeler ici le curieux texte de Galien « Les chrétiens observent une conduite digne des vrais philosophes .. Il y en a... qui, dans le gouvernement et la maîtrise de l'âme et dans la recherche passionnée de l'Honnêteté, sont allés aussi loin que les vrais philosophes »; cité par F. Martinez. L'ascétisme chrétien vendant les trois premiers siècles de l'Eglise, Paris, 1913, pp. 47, 48. Ceci peut indiquer à de jeunes travailleurs les recherches et rapprochements sans nombre auxquels donnerait lieu l'étude attentive de nos mystiques français. Ainsi nous remarquions tantôt (p. 40) l'attitude « spectaculaire » de Lallemant et de ses disciples. Cela ne fait-il pas penser à l'ascétisme alexandrin ? cf. Martinez, op. cit., pp. 109-169).

 

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patience et aux autres vertus. L'échelle de saint Jean Climaque a trente-six degrés; la Pratique d'Alphonse Rodriguez, vingt-quatre traités. Chacun de ces derniers commence par célébrer l'excellence et par montrer la nécessité de la vertu particulière dont il traite. Viennent ensuite les avantages qui résultent de ces vertus bien pratiquées, les moyens de s'entraîner à cette pratique, et ainsi du reste. Dans les principales, on distingue plusieurs degrés, trois presque toujours, et parfois, dans chaque degré, trois ou quatre échelons. L'autre méthode nous prépare « un chemin plus droit, plus court, plus aisé, dit le P. Rigoleuc », plus sûr, ajoute le P. Lallemant, « pour parvenir à la sainteté », c'est-à-dire à la perfection de toutes les vertus (1). Un seul « exercice », « la garde du coeur » tiendra lieu des exercices presque infinis qu'exige Rodriguez. Quoi de plus simple :

 

Dieu est prêt à nous faire toutes sortes de grâces, pourvu que nous n'y mettions point d'obstacle. Or c'est en purifiant notre coeur que nous retranchons ce qui empêche l'opération de Dieu. De sorte que les empêchements ôtés, il n'est pas concevable combien Dieu opère en nous d'admirables effets (2).

 

Programme presque tout négatif. Du positif, Dieu se charge. On n'a qu'une seule consigne, à savoir « le commandement exprès que Notre-Seigneur nous fait de veiller incessamment, en attendant sa venue ». On est « la sentinelle du lit de l'Époux ». Nul quiétisme d'ailleurs. Il est vrai qu'une sentinelle se donne moins de mouvement qu'un tirailleur; mais dans son immobilité même, elle déploie une activité moins mêlée, moins agitée et par suite plus intense. Pierre, tout « action » quand il s'agit de chercher des armes — besogne facile et vaine — n'a pas la force de veiller une heure auprès de son Maître.

 

(1) La vie du P. Rigoleuc, p. 238.

(2) La Doctrine..., p. 132.

(3) La vie du P. J. Rigoleuc, pp. 237, 238.

 

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La première méthode est belliqueuse ; elle nous sort de nous-même, et par là nous trouble, nous dissipe toujours plus ou moins. On sait bien que Dieu aidera, mais on se tourmente, on se démène comme si l'on était seul. La seconde, toute ramassée, attend paisiblement les « lumières » divines, dont le P. Lallemant nous parlait tantôt et qui, ne l'oublions pas, « opèrent incontinent l'effet que Dieu » prétend d'elles. La première, quand l'ordre de ses multiples exercices invite l'âme à « se constituer en la présence de Dieu », répète avec Rodriguez, que « ce n'est point pour en demeurer là », mais, uniquement, « afin que cette présence nous serve d'un moyen pour bien faire toutes nos actions. » Le P. Lallemant estime au contraire que l'on n'est jamais aussi bien que « là », que l'on n'y demeure jamais trop, et que l'on « fait » d'autant mieux « toutes ses actions » que l'on y demeure davantage. Rien qu'à suivre cette méthode,

 

une âme peut arriver à un degré de pureté où elle ait un tel empire sur son imagination et sur ses puissances qu'elle n'auront plus d'exercice que dans le service de Dieu. Elle ne pourra rien vouloir, ni se souvenir de rien, ni penser à rien, ni rien entendre, que par rapport à Dieu, de sorte que, dans les conversations, si l'on vient à tenir des discours vains et inutiles, il faudra qu'elle se recueille sur elle-même, faute d'espèces ou d'images pour comprendre ce qui se dit ou pour en conserver la mémoire (1).

 

Qu'est-ce à dire enfin, sinon que par une suprême originalité, la méthode est tout ensemble ascétique et mystique ? « C'est proprement en cet exercice que consiste l'essence de la vie purgative... C'est par la garde du coeur que l'on commence la carrière de la vie spirituelle » (2). C'est aussi par elle que l'on est conduit normalement « à l'union

 

(1) La Doctrine..., p. 135.

(2) La vie du P. Rigoleuc, pp. 237, 239.

 

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divine et l'on n'y arrive point d'ordinaire par d'autres voies (1)».

 

D. — La conduite du Saint-Esprit

 

Le but où nous devons aspirer... c'est d'être tellement possédés et gouvernés par le Saint-Esprit que ce soit lui seul qui conduise toutes nos puissances et tous nos sens, et qui règle tous nos mouvements intérieurs et extérieurs, et que nous nous abandonnions nous-mêmes entièrement par un renoncement spirituel de nos volontés et de nos propres satisfactions. Ainsi nous ne vivrons plus en nous-mêmes mais en Jésus-Christ par une fidèle correspondance aux opérations de son divin Esprit (2).

 

Toute la doctrine du P. Lallemant se ramène à ce principe. C'est pour en venir là qu'il critique sans pitié les curiosités, les empressements et la suffisance orgueilleuse de l'action humaine ; c'est pour le même but que, sans la détendre, il simplifie l'ascèse commune, ne lui prescrivant qu'un seul exercice et presque tout négatif. Dans notre sanctification, l'Esprit agit plus que nous, et notre activité, en cela du reste moins paresseuse, plus intense que toute autre, doit uniquement s'accommoder, se livrer à celle de Dieu. De notre part tout l'effort spirituel consiste

 

à remarquer les voies et les mouvements de l'Esprit de Dieu en

 

(1) La Doctrine..., p. 132. A la définir en termes mystiques, la garde du coeur n'est autre chose que la retraite vers le centre de l'âme. Quant à l'aspect plus immédiatement ascétique de cet exercice, cf. une remarque importante du P. Lallemant « Vous verrez quelquefois des gens qui feront, disent-ils, l'oraison de simple vue, ou qui prendront les perfections divines pour le sujet de leurs méditations, et cependant qui seront tout pleins d'erreurs et d'imperfections grossières, parce qu'ils ont monté trop haut sans avoir auparavant purifié leurs coeurs... Et après tout, il faut les remettre aux premiers éléments de la vie spirituelle, c'est-à-dire, à la garde du coeur », car « Dieu établit le fondement avant que de bâtir l'édifice et ce fondement est la connaissance de nous-mêmes et de nos misères ». La Doctrine..., pp. 232, 233. Mais aussi l'édifice dont no nous parle étant d'ordre mystique, il suit que le fondement lui-même appartient d'une certaine façon à cet ordre.

(2) La Doctrine..., p. 183.

 

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notre âme, et à fortifier notre volonté dans la résolution de les suivre (1);

 

en d'autres termes, à

 

nous lier au Saint-Esprit et à nous tenir attachés à lui (2).

 

C'est un fait certain :

 

Quand une âme s'est abandonnée à la conduite du Saint-Esprit, il l'élève peu à peu et la gouverne. Au commencement, elle ne sait où elle va, mais peu à peu la lumière intérieure l'éclaire et lui fait voir toutes ses actions et le gouvernement de Dieu en ses actions, de sot te qu'elle n'a presque autre chose à faire que de laisser faire à Dieu en elle et par elle, ce qu'il lui plaît; ainsi elle avance merveilleusement (2).

 

Et encore, et, du reste, à chaque page :

 

Quand une âme est parvenue à une entière pureté de coeur. Dieu l'instruit lui-même (4),

 

et non pas seulement par les lumières de la foi, mais par

 

les dons du Saint-Esprit qui, par des principes plus relevés, sans discours, sans perplexité, nous montrent ce qui est le meilleur, nous le faisant voir dans la lumière de Dieu, avec plus ou moins d'évidence, selon le degré où nous le possédons (5).

 

Les vrais spirituels ont cette lumière du Saint-Esprit,

 

à peu près comme nous avons la lumière du soleil pour voir les objets qui se présentent à nos yeux (6).

 

Les commençants

 

ont beaucoup de belles pratiques et font quantité d'actes extérieurs

 

(1) La Doctrine..., p. 182.

(2) Ib., p. 176.

(3) Ib., p. 174,

(4) Ib., p. 124.

(5) Ib., p. 199, 200.

(6) Ib., p. 167, 168.

 

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de vertu : ils sont tout dans l'action matérielle de la vertu.

 

Cela leur est bon,

 

mais il est d'une bien plus grande perfection de suivre l'attrait intérieur du Saint-Esprit et de se conduire par son mouvement (1),

 

Mais où nous mène-t-on ? Ne serait-ce pas « à l'esprit intérieur des calvinistes? » Non, pas du tout, répond le P. Lallemant :

 

Les calvinistes veulent tout régler par leur esprit intérieur, lui soumettant même l'Eglise et ses décisions, et ne connaissant point d'autre règle de leur foi... au lieu que cette conduite que nous recevons du Saint-Esprit... suppose la foi et l'autorité de l'Eglise, les reconnaît pour règle, n'admet rien qui leur soit contraire.

 

Même réponse au sujet de « l'obéissance qui est due aux Supérieurs » et qu'un jésuite aurait moins que personne le droit de mettre en péril :

 

Comme l'inspiration intérieure de la grâce ne détruit point la créance qu'on donne à la proposition extérieure des articles de la foi, mais plutôt incline doucement l'entendement à croire, de même la conduite... du Saint-Esprit, bien loin de détourner de l'obéissance, en aide et facilite l'exécution... (Et puis) toute cette conduite intérieure et même les révélations divines, doivent toujours être subordonnées à l'obéissance; ils se doivent entendre avec cette condition tacite que l'obéissance n'ordonne point autre chose.

 

Ce n'est pas à dire pour cela que les Supérieurs religieux soient toujours guidés par une lumière surnaturelle. On peut craindre au contraire qu'ils

 

ne suivent quelquefois trop la prudence humaine et que, sans autre discernement, ils ne condamnent les... inspirations du

 

(1) La Doctrine..., p. 182. Lallemant ajoute ces mots très significatifs : « Il est vrai que dans cette manière d'agir, il y a moins de satisfaction sensible, mais il y a plus d'intérieur et plus de vertu ».

 

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Saint-Esprit, les traitant d'illusions et de rêveries, et ne prescrivent des bouillons à ceux à qui Dieu se communique par ces sortes de faveurs (1).

 

Que faire en ce cas ? Obéir.

 

Mais Dieu saura bien un jour corriger l'erreur de ces esprits téméraires et leur apprendre à leurs dépens à ne pas condamner ses grâces sans les connaître et sans être capables d'en juger (2).

 

 

Aussi bien le P. Lallemant n'est-il pas de ceux qui demandent à l'autorité de les dispenser de toute initiative, de toute responsabilité morale; — conception plus ou moins formaliste et, en quelque façon, quiétiste.

 

Mes Supérieurs, mes règles, les devoirs de mon état, peuvent bien me diriger pour le regard de l'extérieur, et me marquer ce que Dieu veut que je fasse en tel temps et en tel lieu, usais non pas m'enseigner la manière avec laquelle Dieu veut que je le fasse (3).

 

 

 

Pour obéir au son de la cloche, il faudrait quitter l'extase même, mais les actions dont la cloche donne le signal ne sont après tout qu'extérieures. Perinde ac cadaver, mais à la condition de ressusciter ensuite. Il en va de même pour les ordres du Supérieur et pour les diverses prescriptions de la règle. Qui leur obéit docilement,

comme il le doit, est bien loin d'épuiser son devoir. Reste l'intérieur » que Dieu veut régler, « aussi bien que l'extérieur » ; reste « la manière » qui n'est pas moins

 

(1) Lallemant dit ailleurs que « ceux qui ne se conduisent que par la prudence humaine, sont infiniment timides ». « Ce défaut est fort ordinaire aux Supérieurs et fait que de peur de faire des fautes, ils ne font pas la moitié du bien qu'ils pourraient faire ». La Doctrine..., p. 258. Cf. aussi une curieuse page sur le danger pour les supérieurs subalternes ou « de trop » ou de ne pas assez obéir, p. 240.

(2) La Doctrine..., pp. 177-179.

(3) Il va sans dire que tout acte d'obéissance est « intérieur ». Le P. Lallemant suppose cette évidence. Cf. sur le même sujet, Guilloré, Maximes spirituelles pour la conduite des âmes, Paris, 1853, pp. 381-397.

 

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importante que « la substance de l'action ». De celte action, Dieu

 

veut gouverner jusqu'aux moindres circonstances, et sa Providence s'étend à diriger toutes mes puissances et tous les mouvements de mon coeur ; sans cela il y aura du vide dans mes actions ; (bien que réglées par l'obéissance), elles ne seront pas pleines de la volonté de Dieu... Le meilleur n'y sera pas, qui est l'intérieur.

 

Mais cette volonté de Dieu, « où pourrai-je donc » l'apprendre ?

 

C'est dans mon intérieur et au fond de mon coeur où Dieu fait luire sa grâce pour éclairer au dedans de moi... Je marcherai dans sa lumière qui me fera voir ce qu'il désire de moi et les moyens de l'accomplir, et la perfection intérieure qu'il veut que je pratique en cela (1).

 

Et puis, si étroite qu'on l'imagine, l'obéissance ne peut, ni ne veut du reste, et tout prévoir et tout régler. En dehors d'elle, un religieux se heurte chaque jour à des cas de conscience qu'il ne peut décider « sûrement que par la direction du Saint-Esprit »

 

Les vertus morales dégénèrent en vices quand on les prend

 

(1) La Doctrine..., pp. 297-299, cf. p. 168. « Quand tout ce qu'il y a d'esprit et de bon sens répandu dans tous les hommes serait ramassé en un, celui-ci ne saurait juger en telle et telle rencontre ce qui nous est le meilleur et ce qui est dans l'ordre de la Providence à notre égard. Les anges mêmes ne le sauraient dire, car qui peut savoir ce que Dieu veut de nous, où il nous mène et par où il veut nous mener, les voies intérieures des justes étant aussi différentes que leurs visages ». Et qu'on n'aille pas prendre le P. Lallemant pour un jésuite plus ou moins indépendant ou en marge de l'Ordre. Il était lui-même d'une obéissance parfaite et recommandait singulièrement cette vertu à ses novices. 11 semblait que « saint Ignace lui avait donné sou esprit, et lui avait obtenu de Dieu le pouvoir de le communiquer à ses enfants ». Ainsi parle le P. Champion, La Doctrine.... pp. 26, 27, 35, 36. Au reste, il se faisait de la Compagnie une idée toute divine, estimant qu'elle ne doit se conserver et perfectionner que par des « moyens surnaturels ». Ainsi, disait-il, « nous ne devons pas désirer que nos Pères soient cardinaux et confesseurs des rois. Ce serait faire injure à Notre-Seigneur que d'appuyer sur le crédit des Princes un ouvrage dont il est si visiblement l'auteur ». La Doctrine..., p. 104. Il disait encore magnifiquement : « Maintenir l'autorité de la Compagnie dans les classes et dans les autres emplois, sans vouloir souffrir aucune humiliation, c'est ruiner la Compagnie ». Ib., p. 103.

 

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hors d'un certain point. qui n'est pas toujours le même, la moindre circonstance du temps, du lieu, des personnes étant capable de le changer... C'est le Saint-Esprit qui apprend a trouver infailliblement ce milieu et à s'y maintenir quand on l'a trouvé (1).

 

A plus forte raison le Saint-Esprit enseignera-t-il à ses fidèles « la science de la vie intérieure. »

 

C'est d'en haut que vient l'onction et la lumière qui l'enseigne. Une âme pure en apprendra plus en un mois par l'infusion de la grâce que d'autres en plusieurs années par le travail et l'étude (2).

Aussi notre plus grand soin doit être, non pas tant de lire les livres spirituels, que de donner beaucoup d'attention aux inspirations divines qui suffisent avec peu de lecture

 

Il parle ici des livres spirituels, qui « sont partie de la grâce et partie de la nature », mais pour le livre tout divin qu'est la Bible, on ne le lira jamais trop :

C'est un moyen pour recevoir le Saint-Esprit et pour être conduit par sa direction que de lire souvent l'Ecriture sainte. C'est un grand abus de tant lire les livres spirituels et si peu l'Ecriture sainte... Il faut la lire même avant les Pères,

 

(1) La Doctrine..., p. 166, cf. p. 128. « Dans la décision des cas de conscience, il faut faire plus de fond sur les lumières du Saint-Esprit... que sur le raisonnement humain », Ne dirait-on pas, encore une fois, qu'il a prévu les Provinciales ? Chose assez piquante, le P. Lallemant tire de ces considérations, un argument contre ce qui sera demain le jansénisme. Puisque la vertu est « in medio », et que seul le Saint-Esprit nous apprend à trouver infailliblement ce milieu », « il faut conclure : 1° que hors de la vraie Eglise, on ne peut avoir aucune vertu morale en sa perfection; 2° que ce qui est bien en un temps ne l'est pas en l'autre, et qu'ainsi plusieurs choses qui étaient autrefois en usage dans la discipline de l’Eglise, ne le sont plus à présent ; que plusieurs canons des conciles n'ont plus maintenant de vigueur à cause des changements qui sont arrivés de siècle eu siècle ; qu'on ne peut pas pour cela blâmer l'Eglise de relâchement comme font les novateurs » oubliant « que le même Esprit qui gouvernait autrefois l'Eglise, la gouverne aujourd'hui et qu'il accommode sa conduite aux temps et aux différentes dispositions des fidèles », pp. 166-167. Par où éclate à nos yeux, une fois de plus, l'anti-mysticisme foncier du jansénisme.

(2) La Doctrine..., p. 233.

(3) Ib., p. 185.

 

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d'autant que, par la pureté de coeur, on entre peu à peu dans les divers sens qu'elle contient (1).

 

Même consigne pour les divers emplois de la vie apostolique. La conduite du Saint-Esprit est le chemin « le plus court et le plus aisé pour faire du fruit dans les

âmes » ; « le vrai moyen... d'avoir de quoi remplir un sermon, une exhortation, un entretien spirituel ». Quand le prédicateur

 

s'est fait un bon style, il ne doit plus penser qu'à faire en sorte que la grâce anime en lui l'art et la nature et que l'Esprit de Dieu règne dans son discours, comme l'âme fait dans le corps (2).

La principale préparation pour la chaire, est l'oraison et la pureté de coeur. Dieu se fait quelquefois un peu attendre pour vous éprouver, mais ne vous ennuyez point... Il viendra enfin et ne manquera pas de répandre en vous sa lumière (3).

 

L'étude « dessèche l'esprit de dévotion », elle n'apprend pas « à parler au coeur des auditeurs ».

 

Mais nous ne pouvons nous défaire de notre propre suffisance, ni nous abandonner à Dieu (4).

 

Il n'y a rien là du reste, qui doive le moins du monde surprendre un croyant. Lorsqu'il parle avec une si paisible assurance de ces lumières surnaturelles, le P. Lallemant ne fait que prendre à la lettre les enseignements communs de la foi.

 

Il est de foi que sans la grâce d'une inspiration intérieure, en quoi consiste la conduite du Saint-Esprit, on ne peut faire aucune bonne oeuvre (5).

 

(1) La Doctrine..., pp. 21g-22o. Lallemant lui-même relisait constamment la Bible et en revanche, il semble avoir peu lu les mystiques. Rigoleuc, bien davantage, quoiqu'il se réduise à deux ou trois, Surin, au contraire, cite une foule d'auteurs.

(2) Ib., p. 123-125.

(3) Ib., p. 228.

(4) Ib., p. 124.

(5) Ib. , p. 177.

 

53

 

Il est donc certain que ces inspirations, Dieu ne les refuse jamais à qui les demande. Mieux encore, tout bon chrétien en est, pour ainsi dire, comme « enveloppé », la grâce sanctifiante fortifiant les puissances naturelles et les rendant « souples aux mouvements » de l'Esprit, par certaines « habitudes ou qualités permanentes », c'est-à-dire par les dons du Saint-Esprit (1). On peut le dire, je crois, sans rien exagérer. La plupart des fidèles, et même nombre d'écrivains prétendus spirituels, ignorent pratiquement cette doctrine. On a bien vu dans le catéchisme

qu'il y avait sept dons du Saint-Esprit. On y croit sans doute comme à tout le reste, mais enfin on ne s'y intéresse pas beaucoup plus qu'à ces Agnus Dei, si chers à la dévotion de nos pères. Pour le P. Lallemant, au contraire, rien n'est plus sérieux, plus réel, ni de plus de conséquence (2).

 

On s'étonne, dit-il par exemple, de voir tant de religieux qui, après avoir vécu en état de grâce des quarante et cinquante ans, disant la messe tous les jours et pratiquant tous les saints exercices de la vie religieuse et par conséquent ayant les dons du Saint-Esprit dans un degré physique fort élevé... on s'étonne, dis-je, de voir que ces religieux ne font rien paraître des dons du Saint-Esprit dans leurs actions et dans leur conduite ; que leur vie est toute naturelle; que, quand on les blâme, qu'on les désoblige, ils en marquent leur ressentiment ; qu'ils témoignent tant d'empressement pour les louanges... Il n'y a pas sujet de s'en étonner. C'est que les péchés véniels qu'ils commettent continuellement, tiennent les dons du Saint-Esprit comme liés ; de sorte que ce n'est pas

 

(1) La Doctrine..., p. 196.

 (2) Je note en passant que, même aujourd'hui, la doctrine des dons du Saint-Esprit tient une grande place dans la spiritualité des vrais maîtres, et par exemple dans les écrits mystiques de M. le chanoine Sandreau, lequel, du reste, suit le P. Lancinant de très près. D'après Lallemant, « entre les dons du Saint-Esprit, celui de piété semble être le partage des Français. Ils le possèdent plus avantageusement qu'aucune autre nation. Le cardinal Bellarmin étant venu en France, fut charmé de la dévotion qu'il y remarqua partout et il disait depuis qu'à peine les Italiens lui semblaient-ils catholiques, quand il les comparait en piété avec les Français s, La Doctrine..., p. 248.

 

 

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merveille qu'on n'en voie point en nous les effets... Si ces religieux s'étudiaient à la pureté de coeur.,. les dons du Saint-Esprit éclateraient en toute leur conduite (1).

 

Dans le volume où les PP. Rinoleuc et Champion ont résumé la doctrine spirituelle de Lallemant, près de cent pages — un cinquième de l'ouvrage — sont consacrées aux dons du Saint-Esprit. Ce ne sont pas les moins remarquables (2). Un simple curieux, et même incrédule, ne les lirait pas sans plaisir, comme du reste le livre tout entier. On y trouverait, par exemple, à propos du don d'Intelligence, de Sagesse et de Science, des vues qui s'accordent fort heureusement avec la fameuse grammaire de Newman et qui la complètent.

 

Ce que la foi nous fait simplement croire, le Don d'intelligence nous le fait pénétrer plus clairement et d'une manière qui, bien que l'obscurité de la foi demeure toujours, semble rendre évident ce que la foi enseigne; de sorte qu'on s'étonne que quelques-uns ne veuillent pas croire les articles de notre créance, ou qu'ils en puissent douter.

Ceux dont l'office est d'instruire les autres, les prédicateurs, les directeurs doivent être remplis de ce don. Il a éclaté dans les Pères (3).

 

On reconnaît là ce real assent, cette réalisation que Newman oppose à une adhésion toute notionnelle, abstraite et de surface. Le Don de Sagesse nous rend capable d'une réalisation plus intime et plus ardente. Goût spirituel et « délicieux, qui s'étend même quelquefois jusqu'au

 

(1) La Doctrine..., pp. 2o5, so6. Ainsi de la grâce sacramentelle (cf. plus haut) présente, mais liée et relativement inopérante chez ceux qui négligent la garde du coeur, « C'est cette absence de chez nous et cette nonchalance à régler notre intérieur qui sont la cause que les dons du Saint-Esprit sont en nous presque sans effet et que des grâces sacramentelles qui nous sont données en vertu des sacrements que nous avons reçus ou que nous fréquentons, demeurent inutiles », p. 308.

(2) Un illustre contemporain de Lallemant, le P. J.-B. Saint-Jure traite le même sujet encore plus longuement, mais, me semble-t-il, d'une manière moins originale. Cf. L'Homme spirituel, Paris, 19ot, t. I, pp. 394-563.

(1) La Doctrine..., p. 319.

 

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corps... façon de connaître plus relevée ». Le Don de Science plus intellectuel, si j'ose dire, et moins immédiatement réalisateur,

 

est une lumière du Saint-Esprit pour connaître les choses humaines et pour en porter un jugement certain par rapport à Dieu.

 

Don de décision appliqué surtout aux choses morales. De lui relève « le discerneraient des esprits ». Par lui nous voyons

 

promptement et certainement tout ce qui regarde notre conduite et celle des autres.

Un prédicateur connaît par ce don ce qu'il doit dire à ses auditeurs et comment il doit les presser ; un directeur connaît l'état des âmes qu'il a sous sa conduite, leurs besoins spirituels, les remèdes de leurs défauts... ce que Dieu opère en elles (2).

 

Lumière bien supérieure à celle que donne la seule expérience des ascètes, même chrétiens. Grâce à un tel don, les vrais spirituels prennent leur revanche sur les moralistes :

 

Ils voient des merveilles dans la pratique des vertus. Ils y découvrent des degrés de perfection qui sont inconnus aux autres. Ils voient d'une simple vue si les actions sont inspirées de Dieu et conformes à ses desseins. Sitôt qu'ils s'écartent tant soit peu des voies de Dieu, ils s'en aperçoivent. Ils

 

 

(1) La Doctrine..., pp. ao8, 225. Notons encore ce très curieux parallèle entre Sa{esse et Science : « Toutes deux font connaître Dieu et les créatures ; mais quand on connaît Dieu par les créatures et qu'on s'élève de la connaissance des causes secondes à la cause première... c'est un acte de la Science. Quand on connaît les choses par le goût qu'on a de Dieu et qu'on juge des êtres créés par les connaissances qu'on a du premier Etre, c'est un acte de la Sagesse ». Ib., p. 224, 225. En tout ceci le P. Lallemant suit de très près la Somme de saint Thomas, mais quoi qu'il emprunte aux anciens maîtres, il renouvelle tout, et cela, par une prodigieuse puissance de « réalisation ». Cf. à ce sujet des mots étonnants : « Le miracle des espèces séparées de leur sujet dans la Sainte Eucharistie, est inouï». ib., p. 37o. « La dignité de Mère de Dieu est quelque chose de si grand que la sainte Vierge ne la comprend pas elle-même », ib., p 337.

(2) La Doctrine..., pp. 224, 225.

 

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remarquent des imperfections où les autres n'en peuvent reconnaître (1). Quand on leur propose des difficultés de conscience, ils les résoudront excellemment. Demandez-leur la raison de leur réponse, ils ne vous diront mot parce qu'ils connaissent cela sans raison, par une lumière supérieure à toutes les raisons (2).

 

Mais enfin cette casuistique surnaturelle, ni rien de ce qui s'ordonne directement à la formation de l'apôtre, n'est le principal de la vie intérieure. Les plus fréquentes communications de l'Esprit nous ramènent au centre de nous-

mêmes, non pour nous occuper de notre chétive personne, mais pour nous habituer à ne plus penser qu'à Dieu. Lorsque nous sommes parvenus

 

à la direction du Saint-Esprit, parfois... Dieu nous représente en un moment l'état de notre vie passée, de la façon qu'il nous sera représenté au jugement. Il nous fait voir tous nos péchés, tout notre bas âge (3) ; d'autres fois, il manifeste toute l'économie du gouvernement de l'univers ; ce qui produit en l'âme un parfait assujettissement à Dieu (4).

 

« En un moment ». Qu'on y prenne garde : il ne s'agit plus ici des lumières naturelles, de celles dont Bossuet,

 

(1) « Quand Dieu a fait entrer une âme dans la contemplation, elle découvre en elle-même des défauts et des imperfections qu'elle ne voyait point auparavant : comme d'arrêter les yeux sur le visage d'une personne bien faite, se trouver et s'entretenir volontiers avec cette personne, l'aimer à cause de sa bonne grâce ». La Doctrine..., p. 428.

(2) La Doctrine..., pp. 226, 227. Je pensais à cette dernière phrase dont le début se trouve mot à mot dans Newman — lorsque je disais plus haut que la doctrine de Lallemant sur les dons du Saint-Esprit, complète la philosophie de Newman. Elle en dégage le mysticisme latent. Quant au discernement des esprits, il va sans dire que le Don de Science achève une formation déjà commencée par les exercices dont il a été question plus haut. « Ceux qui se sont appliqués durant trois ou quatre ans à veiller sur leur intérieur... savent déjà traiter avec dextérité beaucoup d'affaires, et sans jugement téméraire, pénètrent comme naturellement le coeur des autres, et en voient presque tous les mouvements par la connaissance qu'ils ont de leur propre intérieur et des mouvements naturels de leur coeur e. La Doctrine. ., p. 31o, cf. La vie du P. Rigoleuc, p. 241.

(3) Il faut remarquer ici d'une part le retour à la pensée des fins dernières — le jugement — d'autre part l'origine surnaturelle attribuée par le P. Lallemant à l'évocation plus lumineuse des « souvenirs d'enfance et de jeunesse ».

(4) La Doctrine..., p. 31o.

 

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par exemple, disposait, quand il écrivait le Discours sur l'Histoire Universelle. Tout cela

 

se fait sans peine par des lumières subites que Dieu communique à l'âme... Pour lors elle n'est pas loin de la contemplation et elle a comme des assurances certaines des grands dons que Dieu lui va faire (1).

 

Texte décisif entre tous et qui nous révèle l'arrière-pensée constante, l'aboutissement normal de cette longue dialectique. Seconde conversion, critique de l'action, conduite du Saint-Esprit, le terme où l'on veut insensiblement nous conduire c'est la pleine vie mystique, la « contemplation ».

 

Une âme qui, par la mortification, s'est bien guérie de ses passions, et qui par la pureté de coeur s'est établie dans une parfaite santé, entre en des connaissances de Dieu admirables, et découvre des choses si grandes qu'elle ne peut plus agir par ses sens (2).

 

Dans cette vie mystique, le P. Lallemant distingue deux degrés.

 

La contemplation ordinaire est une habitude (habitus) surnaturelle par laquelle Dieu élève les puissances de l'âme à des connaissances et à des lumières sublimes... Il y a une autre sorte de contemplation plus relevée qui est dans les ravissements, dans les extases, dans les visions et dans les autres effets extraordinaires.

 

Mais la seconde n'est que le développement de la première ; « celle-là conduit à celle-ci (3) ».

« La contemplation est une vue de Dieu, ou des choses divines, simple, libre, pénétrante ». « Elle les fait voir distinctement et comme de près ». Elle « les fait toucher,

 

(1) La Doctrine..., p. 232.

(2) Ib., p. 21o.

(3) Ib., p. 42o.

 

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sentir, goûter, expérimenter dans l'intérieur ». Réalisation aussi parfaite qu'il est possible ici-bas.

 

Méditer sur l'enfer, par exemple, c'est voir un lion en peinture ; contempler l'enfer, c'est voir un lion vivant (1).

 

Elle « montre à l'âme un monde nouveau dont la beauté la ravit ». Par elle « une âme pure découvre sans peine et sans effort des vérités qui la font pâmer (2) ».

 

La méditation lasse et fatigue l'esprit et ses actes sont de peu de durée ; mais ceux de la contemplation, même de la commune, durent des heures entières, sans travail et sans ennui ; et dans les âmes les plus pures, la contemplation peut durer aisément plusieurs jours de suite, au milieu même du monde et dans l'embarras des affaires. Elle ne ruine pas la santé ni les forces (3).

La contemplation est la vraie sagesse. C'est ce que les livres de la Sagesse, de l'Ecclésiaste et de l'Ecclésiastique recommandent tant. Ceux qui la dissuadent font une grande faute. Elle n'est point du tout dangereuse, quand on y apporte les dispositions requises,

 

bien qu'il puisse y avoir quelque « danger d'illusion dans les ravissements et dans les extases (4).

 

(1) La Doctrine..., p. 43o, 431 ; cf. p. 433. « Ceux qui disent... que l'objet de la contemplation m'est proprement que Dieu seul, se trompent ». Ainsi pense du moins le P. Lallemant, mais, comme on le sait, tous les théologiens mystiques ne sont pas de cet avis.

(2) Ib., p. 426.

(3) Ib., p. 425, 426.

(4) Ib., p. 424. Sur l'analyse théologique de ces expériences, cf. ib., p. 432 « Suarez tient que l'acte de contemplation est un acte de foi ou d'un raisonnement théologique; mais il semble que ce soit un acte de ces habitudes surnaturelles qu'on appelle Dons du Saint-Esprit, et qui perfectionnent la foi et les autres vertus infuses ». Les plus sûrs parmi les maîtres modernes, et notamment le chanoine Saudreau, sont de cet avis. Pour les ravissements et les extases, le P. Lallemant est un des premiers, je crois, à dire nettement qu'ils « marquent... quelque sorte d'imperfection... comme de n'être pas encore entièrement purifiés ou accoutumés aux grâces extraordinaires ». La foule est surtout frappée par ces apparences, mais « à mesure qu'une âme se purifie, l'esprit devient plus fort et plus capable de porter les opérations divines, sans émotion ni suspension des sens, comme faisait Notre-Seigneur et la sainte Vierge » La Doctrine..., p. 21o. « Quand l'âme étant parfaitement forte et habituée aux plus rares communications de la grâce, n'est plus sujette à être ravie hors d'elle-même, elle a sans ravissement, les effets du ravissement. Les impressions de la grâce sont alors purement spirituelles et n'agissent plus sur le corps, comme quand il n'était pas parfaitement soumis à l'esprit ». Ib. , pp. 436-437.

 

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« Peu spirituels ou trop timides », la plupart des directeurs ont peur de ces grâces :

 

Maintenant, si quelqu'un aspire à quelque don d'oraison un peu au-dessus du commun, on lui dit nettement que ce sont les des dons extraordinaires que Dieu ne donne que quand et à qui il lui plaît et qu'il ne faut ni les désirer ni les demander; ainsi on lui ferme pour jamais la porte de ces dons. C'est un abus (1).

 

On ne songe pas que par cette voie, l'âme « acquiert plus de vertu et plus tôt » que par les voies communes.

 

Sans la contemplation, jamais on n'avancera beaucoup dans la vertu et l'on ne sera jamais bien propre à y faire avancer les autres. On ne sortira jamais entièrement de ses faiblesses et de ses imperfections. On sera toujours attaché à la terre et l'on ne s'élèvera jamais beaucoup au-dessus des sentiments de la nature humaine. Jamais on ne pourra rendre à Dieu un service parfait. Mais avec elle, on fera plus, et pour soi et pour les autres, en un mois, qu'on ne ferait sans elle, en dix ans (2).

 

On peut croire qu'un homme si grave, si paisible, qu'un théologien aussi exact, aussi « littéral » pèse tous ses mots quand il parle de la sorte. Il a pleinement conscience de l'attitude qu'il prend dans un débat qui ne finira sans doute jamais. Il a entendu toutes les objections et il sait le poids de ses adversaires. Mais il n'ignore pas non plus qu' « on voit des esprits éminents qui sont néanmoins très aveugles dans les choses spirituelles (3) ». Il n'aura pas le nombre pour lui, mais cela lui importe peu.

Au reste, quiconque fait état de mener une vie intérieure et d'être solidement spirituel et homme d'oraison, doit s'attendre

 

(1) La Doctrine..., p. 425, cf. pp. 421, 128.

(2) Ib., p. 421, 429.

(3) Ib., p. 142, cf. p. 222. « Le vice opposé au Don d'intelligence est la grossièreté à l'égard des choses spirituelles ».

 

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qu'étant arrivé à un certain degré, on criera contre lui, qu'il aura des adversaires et d'autres traverses, mais qu'à la fin, Dieu lui donnera la paix et fera réussir le tout à son avantage et au progrès de son âme (1).

 

On parle toujours comme si les illusions étaient le propre des contemplatifs. La vie active n'a-t-elle pas aussi les siennes, et en grand nombre, et moins faciles à démasquer? S'il y a de faux mystiques, n'y a-t-il pas de faux dévots? Quoiqu'il en soit, la mystique moderne, instruite par l'expérience du passé, dispose d'une pierre de touche infaillible. Lui est suspect quiconque, sous prétexte de s'élever à de plus « sublimes pensées de Dieu » cesse de « s'appliquer à Jésus-Christ » (2).

 

Quelques-uns dans leur oraison, laissant la sainte humanité, volent à la contemplation de la divinité. Cette conduite est ordinairement téméraire et mauvaise, et, si l'on sonde ces personnes jusqu'au fond de leur coeur, on trouvera qu'elles sont pleines d'imperfection, d'attache à leur sens, d'orgueil et d'amour-propre (3).

 

Jésus-Christ « est la porte et la voie », « Dieu ne nous aide qu'en » lui.

 

(1) La Doctrine..., p. 299.

(2) Ib., p. a88. Je n'ai pas besoin de montrer que la méthode du P. Lallemant réduit autant que possible les chances d'illusion. Qui a plus insisté que lui — parmi les mystiques — sur la « garde du coeur » ? Qui est moins tenté que lui de brûler les étapes de l'entraînement mystique ? Cf. p. 417. « Chacun doit se tenir fidèlement à l'oraison propre du degré et de l'état où il est dans la vie spirituelle... La méditation ou l'oraison de discours convient aux commençants », etc. Nous avons vu ce qu'il pensait des directeurs anti-mystiques ; il n'approuve pas davantage les exaltés qui « portent indifféremment tout le monde (à la contemplation) et ne parlent que d'oraison de simple vue, que de grâces extraordinaires, que de paroles intérieures, que de visions, que de révélations et d'extases ». Ib., pp. 421-22. Il n'admet pas non plus le paradoxe d'une quiétude absolue : « On dit que dans cette sorte d'oraison, on ne fait point d'actes. Cela n'est pas vrai à la rigueur, car on en fait toujours quelques-uns, mais d'une manière plus relevée, plus simple et comme imperceptible. Une entière suspension de tout acte est une pure oisiveté très dangereuse ». Ib., p. 421.

(3) Ib., p. 416. On aura remarqué le mot « ordinairement » qui sauve tout.

 

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Ainsi nous ne parviendrons jamais à une grande perfection, sans une grande dévotion à Notre-Seigneur... Mais quand une âme s'est bien exercée dans l'amour et dans l'imitation du Verbe incarné, Dieu l'attire aux degrés les plus éminents des vertus et des communications divines; et quand il a une fois pris possession de l'intérieur.., de là il gouverne tout l'homme... l'esprit, le coeur, l'imagination, l'appétit, les yeux, la langue, tous les sens. Plus Jésus-Christ est au dedans, plus il parait au dehors, l'extérieur se revêtant des perfections de l'intérieur, ou plutôt la grâce intérieure rejaillissant jusque sur le corps (1).

 

Jésus-Christ « est le Roi des coeurs et de la vie... intérieure! » (2). En lui et par lui nous atteignons notre fin qui « consiste en notre assujettissement à Dieu », En effet,

 

il n'y a que Dieu qui ait droit de souveraineté sur les coeurs. Ni les puissances séculières, ni l'Eglise même, n'étendent point jusque-là leur domaine Ce qui s'y passe ne relève point d'eux. Dieu seul en est le roi. C'est là proprement son royaume... C'est en ce règne intérieur que consiste sa gloire... Dieu s'applique plus au gouvernement surnaturel d'un coeur où il règne, qu'au gouvernement naturel de tout l'univers, et qu'au gouvernement civil de tous les empires. Dieu ne fait état

 

(1) La Doctrine..., pp. 366-367. Cette doctrine s'accorde sans peine avec ce qui a été dit plus haut sur le Saint-Esprit. « Notre Seigneur... conçu du Saint-Esprit... a voulu être conduit dans toutes ses actions, non seulement par la personne du Verbe, mais encore par celle du Saint-Esprit, pour nous apprendre que, connue ce divin Esprit est le principe de notre régénération spirituelle dans le Baptême, il doit titre aussi le principe de notre conduite, qu'il doit nous gouverner en toutes choses... puisque les membres doivent être animés du même esprit que le chef ». La Doctrine..., pp 342-343. J'ai déjà dit la place que tenaient les sacrements, et plus particulièrement celui de l'Eucharistie, dans le système du P. Lallemant, cf. ib., pp. 456-457. Ainsi pour la Sainte Vierge. Cf. un très beau chapitre, ib., pp. 357-363. Tout cela va de soi, mais il n'est pas inutile de souligner, dans les écrits de Lallemant et de son école, les preuves d'une dévotion toute spéciale à saint Joseph, devenu, surtout depuis sainte Thérèse, le patron de la vie intérieure. Cf. La Doctrine..., pp. 21-24.

(2) La Doctrine..., p. 338.

(3) Cf. Un beau mouvement analogue dans la méditation sur le Jugement dernier : « Maintenant tout se gouverne par les puissances établies de Dieu. Mais alors cessera l'exercice de toutes les puissances humaines, angéliques, diaboliques. Il n'y aura plus de papes, d'empereurs... tous seront vassaux d'un seul souverain seigneur... Les hommes n'auront plus le pouvoir de remettre les péchés aux hommes et d'offrir à Dieu le sacrifice d'un Homme-Dieu »..., pp. 354-355.

 

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que du coeur ; pourvu qu'il le voie assujetti à son pouvoir, pourvu qu'il le possède, il est content (1).

 

Un spirituel de l'école théocentrique, de l'école française, arrêterait là son hymne à l'intérieur (2). Lallemant poursuit. Royaume de Dieu, l'intérieur est aussi le royaume de l'homme :

 

Le plus grand malheur d'un homme de notre profession est d'être tout entier et d'action et d'affection dans la vie extérieure, n'en connaissant presque point d'autre... S'il ne s'attachait point à une misérable petite portion de la vie extérieure, s'il se donnait solidement à l'intérieur qui est sans bornes, il y trouverait des espèces comme infinies de grâces, de vertus et de perfection, où son âme serait pleinement rassasiée (3).

 

« L'intérieur qui est sans bornes! » Mais notre ambition est si courte, si vite épuisée!

 

Nous avons le coeur infiniment petit. Si Dieu nous donne la moindre consolation, une larme de dévotion, nous en prenons sujet de nous élever merveilleusement à nos yeux.

 

(1) La Doctrine..., pp. 54-55.

(2) M'appuyant sur des observations déjà données dans le volume précédent (ch. II), j'ai déjà attiré l'attention du lecteur sur ce qu'on peut appeler l' anthroprocentrisme du P. Lallemant et du milieu spirituel qui l'a formé. Tendance que je ne présente pas du tout comme répréhensible, qui est au contraire parfaitement conciliable avec la devise des jésuites A. M. D. G. mais enfin qu'il est intéressant de constater. La voici nettement formulée.

La sainte âme de N.-S. Jésus-Christ n'a été créée que pour l'amour de nous; son sacré corps n'a été fermé que pour nous ; son humanité n'a été unie à la Personne divine du verbe que pour les hommes. (La Doctrine..., p. 326).

 

Il n'y a pas de mal à parler ainsi. Bérulle néanmoins, en tant que Berulle, ne l'aurait pas fait, ni Condren, ni M. Olier, ni Fénelon. Le P. Lallemant n'en admet pas moins, comme tous les mystiques, le principe de l'amour désintéressé si fort combattu par Bossuet. Que faisons-nous pour le Christ, se demande-t-il quelque part?

 

Nous ne l'aimons que pour notre intérêt. Nous ne cherchons la dévotion que pour contenter notre goût. Nous ne désirons la perfection que par le motif de notre propre excellence... Il n'y a que fort peu d'âmes qui aiment et qui servent Dieu purement, sans retour sur elles-mêmes. Nos oeuvres sont pleines de propre intérêt... Il faut sortir de cette misérable servitude de nos intérêts et servir Notre-Seigneur purement pour l'amour de lui. (La Doctrine..., pp. 333-334).

 

Même doctrine chez le P. Rigoleuc, chez le P. Surin.

 

(3) La Doctrine..., pp. 3o5-3o6.

 

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Qu'est-ce pourtant que cela? Ce n'est pas la millième partie de ce que Dieu veut nous donner (1).

 

Pourquoi nous arrêter « à si peu de chose? Dieu nous garde bien d'autres faveurs » (2). « Plusieurs n'arriveront jamais à une grande perfection, parce qu'ils n'espèrent pas assez » (3). Le sublime de la vie mystique à laquelle nous sommes appelés, nous fait peur. Cela serait trop beau. Lents à espérer, parce que nous sommes encore plus lents à croire.

 

Nous avons peine à croire certaines grâces extraordinaires lue nous lisons dans les vies des saints. Qui croit la faveur que Dieu a faite aux hommes en se faisant homme, n'en doit trouver nulle autre incroyable ou surprenante. Toutes les communications que Dieu peut faire après celle-là, ne sont rien.

 

Ainsi répond-il d'un mot à l'incrédulité des adversaires de la mystique, rabattant du même coup la vanité des

faux mystiques.

 

Toutes ces communications ne sont rien... Après l'incarnation, nous ne devons rien admirer (4).

 

Faute de place, je dois arrêter sur ces fortes paroles, une analyse déjà trop longue, encore beaucoup trop rapide néanmoins, mais qui, je l'espère, aura laissé entrevoir la simplicité lumineuse et profonde, et, plus encore, la cohésion, la solidité de cette doctrine. On s'explique maintenant que, derrière ce rude granit, près de trois siècles de mysticisme aient pu s'abriter. Nous avons des contemplatifs plus sublimes que le P. Lallemant, je n'en connais pas de plus réfractaire à l'esprit d'aventure, de mieux équilibré, de plus sage, de plus sûr. D'autres ont plus de

 

(1) La Doctrine..., p. 148.

(2) Ib., p. 157.

(3) Ib., p. 75.

(4) Ib., pp. 326-325.

 

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génie, ou plus de charme, un je ne sais quoi ou de plus humain ou de plus noble, mais peut-être inspirent-ils à l'ensemble de la communauté catholique une confiance moins absolue, soit que leur théologie paraisse moins exacte ou moins précautionnée, soit qu'on les trouve plus spéculatifs que pratiques, soit enfin qu'ils aient peu ou prou négligé, non pas certes d'accepter pour eux-mêmes, mais d'enseigner explicitement les principes de l'ascétisme. Sur tous ces points, la doctrine spirituelle de Lallemant défie la critique. On ne l'a jamais suspectée, bien qu'elle ait été publiée en 1694, c'est-à-dire à l'heure même où les mystiques semblaient en déroute, à l'heure où Nicole triomphant déclarait « immondes » les écrits du jésuite Guilloré et où mille censeurs, au premier rang desquels figuraient les théologiens jansénistes, ajoutaient chaque jour un nouveau nom à la liste des précurseurs ou des disciples de Molinos. Scolastique dans les moelles et jusqu'à un littéralisine qui parfois nous grue un peu; jésuite, et plus fidèle que personne aux leçons de sain! Ignace, Lallemant a toujours gardé une autorité devant laquelle tout le monde s'incline. Inconnu des profanes, le modeste livre que nous venons d'étudier n'en reste pas moins l'un des trois ou quatre livres essentiels de la littérature religieuse moderne. Comme grammaire de la mystique, comme manuel d'initiation à la vie contemplative, rien ne peut lui être préféré : Ruysbroeck, Tauler, Suso, Thérèse, Jean de la Croix, François de Sales et les autres, Louis Lallemant n'égale certes pas ces incomparables, mais il faut commencer par lui (1). Et on lui revient

 

(1) Lallemant est avant tout ce que l'on appelle un mystique expérimental. Il ne dit rien qu'il n'ait étudié sur lui-même et il se contente de maximer, pour ainsi parler, son expérience. Il y aurait néanmoins un utile travail à faire sur les sources de sa doctrine. Il ne cite qu'un très petit nombre d'auteurs, parmi lesquels, saint Laurent Justinien. En dehors de l'Ecriture sainte à laquelle il revient toujours, il devait lire fort peu, très différent eu cela du P. Surin. Peut-être a-t-il étudié d'assez près le Tractants de vita svirituali de saint Vincent Ferrier. Voici du moins un texte de ce dernier qui résumerait excellemment la Doctrine spirituelle. § 5. Quomodo ad uniouem divinam anima, jam purificata, ascendit :  Generabitur in te... humilites quae interiores oculos aperit ad Dei conspectum, cor humanum ab omni superflua cogitatione purgando. (Cette chasse aux pensées inutiles occupait fort le P. Lallemant). Nam dum homo in suam resilit parvitatem... suam nihilitatem considerando, sibi ipsi intentissime displicendo... in factum circa propria negotia occupatur, quod omnis alia inutilis cogitatio evanescit. Et sic, dum anima omnia audita, visa... a se repellit... incipit ad seipsam redire, et modo admirabili in seipsa convalescit, et sic ad originalem justitiam et coelestem puritatem appropinquare incipit SIC DUM IN SEIPSA REFLECTITUR, CONTEMPLATIONIS OCULUS DILATATUR, ET IN SE SCALAM ERIGIT, PER QUAM TRANSEAT AD CONTEMPLANDUM ANGELICUM SPIRITUM ET DIVINUM. R. P. Fages, Oeuvres de saint Vincent Ferrier, Paris, 1909, I, p. 22. J'entends lien que cette doctrine n'a rien de propre à Vincent lui-même, cependant un disciple de Lallemant, le P. Surin disait du Tractatus : « Celui qui le possédera pourra dire avoir toute la science de la vie de l'esprit » Fages, op. cit., p. 3.

 

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toujours, car, mieux ci me personne, il enseigne les principes essentiels de la mystique et sa divine simplicité.

 

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