Chapitre V
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CHAPITRE V : LE PÈRE SURIN ET JEANNE DES ANGES

 

I. L'Eglise et les interventions surnaturelles. — Devoirs et droits des historiens catholiques. — Obscurités de l'histoire de Loudun. —Erreur manifeste des exorcistes de Loudun. — L'ancienne tradition et la pratique moderne de l'Eglise condamne leur méthode. — Les exorcismes publics et les dangers qu'ils présentent. — Les exorcistes au service de l'Etat et non de l'Eglise. — Aveugle confiance donnée au « Père du mensonge ». — Excuses des exorcistes. —Nicole Aubry et la conversion des protestants. — Evolution moderne et regrettable de l'exorcisme. — Le rituel négligé. — Bavardages et interrogations curieuses. — Saint Hilarion et saint Jérôme témoins de la tradition. — Le public admis à conférer avec les démons. — Influence désastreuse des livres consacrés à l'histoire des possessions. — Sébastien de Michaelis. — L'affaire de Loudun, calquée sur l'affaire d'Aix. — Loudun et l'opinion. — Les supercheries.

II. Le P. Surin à Loudun. — Peines d'esprit et sauté chancelante. — Opposition de son supérieur. — Surin s'offre à « être chargé du mal » de Jeanne des Anges. — La règle de saint Ignace. — L'exorciste exorcisé. — L'héroïque sacrifice est accepté. — Maladie du P. Surin.

III. Jeanne des Anges. — Une malade et qu'il ne convient pas d'assimiler aux saintes authentiques. — Mimétisme spirituel. — Enfance et jeunesse de Jeanne. — « Penchants déréglés ». — Personne ne l'aime et elle n'aime personne. — Ses débuts dans la vie religieuse. — Premiers essais de cabotinage spirituel. — Travail parallèle de la grâce. — Elle intrigue pour être envoyée à Loudun. — Premiers succès au parloir. — Prieure. — Le couvent divisé. — « Affections déréglées ». — Les commérages du parloir. — L'affaire de Loudun et la demi-responsabilité de Jeanne. — Christi bonus odor sumus ; Dieu jaloux de la réputation des vrais mystiques.

IV. Vues du P. Surin sur la possession et sur l'exorcisme. — Possession et vocation mystique. — Transformation de l'idée de possession. — Méthode nouvelle. — La direction spirituelle du possédé, préférée à l'exorcisme. — Jeanne des Anges peu pressée de voir la fin de sa possession. — Lutte contre le P. Surin. — Celui-ci aura le dessus — Délicatesse de sa direction. — L'esprit bouffon. — Discours en latin sur la vie intérieure. — Premiers pas dans l'oraison. — Sincérité de canne. — Son héroïsme. — Erreur du P. Surin : il encourage, à son insu, la secrète vanité de Jeanne, — Vers l'idée fixe. — Le petit parloir dans un grenier. — Suggestions mystiques — Les supérieurs éloignent le P. Surin.

V. Il pouvait partir, Jeanne en sait assez long désormais pour le rôle qui lui reste à jouer. — Les stigmates. — Nouvelles absurdités. — La grande guérison de Jeanne et le baume de saint Joseph. — Le voyage triomphal. — Les exhibitions. — Richelieu et la Cour. — Critique de la relation de Jeanne. — Est-ce là le style des saints? — Prestige spirituel de Jeanne. — Elle se mêle de diriger le P. Surin. — Le « bureau d'adresse ». — Troubles persistants. — Expiation suprême. — Mm» du Houx et Jeanne des Anges.

 

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I. L'église n'a pas coutume d'imposer à notre créance et sous peine d'anathème, les faits surnaturels qui se sont produits depuis la fin des temps apostoliques. Ni le Labarum, ni Lorette, ni Paray-le-Monial, ni Lourdes ne comptent parmi les articles de notre foi. II en va de même, à plus forte raison, pour les possessions diaboliques. En dehors de celles que rapportent nos Saints Livres et que nous devons croire les yeux fermés, on ne nous commande à ce sujet que de reconnaître l'existence des démons et l'incessante possibilité des possessions elles mêmes. Au reste, l'attitude de l'Eglise, en face des interventions surnaturelles, vraies ou prétendues, varie beaucoup. Plusieurs ne lui disent rien de bon ; d'autres l'émeuvent sans la convaincre tout à fait; d'autres enfin lui tiennent au coeur. Ces dernières, Lourdes par exemple, elle les sanctionne par des actes solennels ; elle désire que les fidèles aient à leur endroit plus que de la déférence, elle ne permettrait pas une discussion téméraire et de nature à troubler les âmes. Loudun ne la touche d'aucune façon (1).

 

(1) Je suppose l'histoire connue. Eu 1632, la supérieure des Ursulines de Loudun, Jeanne des Anges, et bientôt comme elle, les religieuses de ce couvent paraissent possédées. Le nom d'Urbain Grandier, curé de Saint-Pierre de Loudun, ayant été prononcé en pleine crise par une d'elles, toutes se mirent à proclamer que Grandier était l'auteur de la possession. Peu à peu cette légende s'organise, s'amplifie; on sait pourquoi Grandier a voulu se venger des religieuses : c'est que Jeanne des Anges l'aurait empêché de devenir supérieur de la maison ; on sait par quel sortilège il a déchaîné la possession, un bouquet de roses jeté pur dessus les murs du monastère. En 1633, Laubardemont passe par Loudun. On le met au courant de l'affaire et bientôt il revoit de Richelieu mission de commencer le procès. Grandier est condamné et brillé le 28 août 1634. La possession continue et ne prend fin qu'en 1638. Aujourd'hui nul historien sérieux ne met en doute l'innocence de Grandier. La plupart des auteurs catholiques, je le crois du moins, semblent admettre qu'il y eut à Loudun plusieurs cas de possession, mais nul, je veux l'espérer, ne songe plus à en rendre responsable le curé de Saint-Pierre. Et pour juger ainsi nous n'avons pas attendu les précieux documents publiés en i88o par le Dr Legué (Urbain Grandier, etc.). Parmi les contemporains, Grandier eut beaucoup de partisans. En 1720, le jésuite d'Avrigny croit à son innocence. Enfin en 1861, l'abbé Lecanu s'exprime ainsi : « On ne saurait dire que Grandier fut un prêtre estimable, mais il faut convenir aussi qu'à part les affirmations des démoniaques qui n'articulée eut pas un seul fait susceptible de preuves, il ne se trouve dans les volumineux dossiers de cette affaire ni une preuve, ni un commencement de preuve, ni un indice qu'il eût jamais entretenu quelque commerce avec Satan ou qu'il fût pour quelque chose dans la possession ». Histoire de Salan, Paris, 1861, pp. 38o, 381.

 

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Grandier fut-il magicien ? A-t-il déchaîné la possession par le moyen d'un bouquet de roses jeté dans l'enceinte du couvent des Ursulines? Les religieuses furent-elles de véritables possédées ou de simples hystériques ? Jeanne des Anges a-t-elle fait des miracles? L'Eglise l'ignore : elle n'a pas jugé Grandier, elle n'a pas canonisé Jeanne des Anges ; elle abandonne ces détails, après tout secondaires, aux libres recherches des théologiens lesquels ont tout ensemble et le droit et le devoir d'inviter au débat soit la vieille critique historique, soit la jeune science des névroses (1).

 

L'histoire n'est pas claire. Les témoins ne s'accordent

 

(1) Citons à ce sujet un contemporain dont l'autorité est grande en ces matières, le P. de Bonniot. « L'histoire de Loudun, dit celui-ci, est un arsenal où on espère trouver sans peine de bonnes avines. Les amis de Grandier, les protestants et quelques esprits forts de cc temps, n'ont-ils pas affirmé bien des choses qui permettent de battre en brèche la réalité de la possession des Ursulines ? Ce point obtenu, ne sera-t-il pas naturel de conclure de la fausseté de cette manifestation diabolique à la fausseté de toutes les manifestations analogues ? De conclure ensuite de la fausseté de toutes les manifestations diaboliques à la non-existence des puissances infernales ? à la fausseté même de la religion qui inscrit l'existence des démons parmi ses dogmes ? Nous n'avons pas à montrer la faiblesse de ce raisonnement où la passion anti-religieuse remplace la logique. Pour nous, la réalité de la possession de Loudun est le plus mince de nos soucis. La religion et ses dogmes ne dépendent pas d'un événement de cette nature, ni de ce que des religieuses et des moines s'y trouvent mêlés. Qu'on prouve, si l'on peut, que ces moines étaient des fanatiques et ces religieuses des folles. Qu'importe?» Au reste « la culpabilité ou l'innocence de Grandier ne font rien à la question. Les religieuses de Loudun ont fort bien pu se trouver possédées, sans l'intervention du curé de Saint-Pierre... ». De Bonniot, s. j. Le miracle et ses contrefaçons, 5e édit., Paris, 1895, p. 392. Pour le P. de Bouniot, la réalité des possessions de Loudun ne fait aucun doute. Cf. Ib., pp. 408-421.

 

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pas. Plusieurs d'entre eux donnent des signes manifestes d'hallucination, plusieurs manquent de franchise, et ni les uns ni les autres n'entendent rien à la médecine. Aussi les théologiens d'aujourd'hui paraissent-ils peu pressés de conclure. Ils multiplient les distinctions; ils font de longues visites aux docteurs de la Salpêtrière. C'est qu'ils savent, comme le dit fort bien le R. P. Poulain, que l'on a scientifiquement décrit de nos jours « plusieurs maladies bizarres qui présentent des ressemblances avec la possession », et que « le médecin seul peut réduire à leur vraie valeur certaines circonstances physiologiques que les profanes croient surnaturelles » (1). Ils savent encore que, « même si la possession est réelle, il peut se faire qu'elle soit associée à des maladies nerveuses qui en sont comme le support », et que « ce fond pathologique semble assez évident dans la Mère Jeanne des Anges » et chez le P. Surin. Enfin, « sans vouloir contester que l'attaque diabolique fut réelle à Loudun, pour telle ou telle personne », ils reconnaissent tout uniment « que pour plusieurs, il y avait seulement un état nerveux, gagné à la façon des maladies contagieuses (2) ». Voilà ce que les exorcistes ont appris chez les médecins. Les historiens, race défiante, auront aussi quelques mots à leur dire (3). Quoi qu'il en soit, la discussion reste ouverte,

 

(1) « Il est utile d'interroger les médecins, écrit de son côté M. Saudreau, mais il faut bien se souvenir qu'on en rencontre un certain nombre, même parmi les croyants, qui, a priori, veulent tout expliquer naturellement et que leurs préjugés empêchent de porter un jugement sûr et droit ». Les faits extraordinaires de la vie spirituelle, Paris, 1908, p. 368. M. Saudreau se montre un peu plus rigoureux sur ce point que le R. P. Poulain. Docti videant.

(2) R. P. Poulain, Les grâces d'oraison, Paris, 1906, pp. 427, 428. Cf. le chapitre de M. Saudreau sur la possession dans Les faits extraordinaires de la vie spirituelle, Paris, 1908, p. 341, seq.

(3) Soit, par exemple, la scène qui tantôt nous occupait : Le P. Surin montre à Jeanne des Anges la lettre qu'il vient de recevoir. — De qui est-elle ? — De ta Boinette. Or, ajoute le P. Surin, Jeanne ignorait tout de Madeleine Boinet. D'où il conclut à l'intervention manifeste du démon. Là-dessus les médecins pourront parler d'hallucination auditive, ou de transmission de pensée. Sans aborder ces problèmes plus délicats, un simple historien se demandera si, dans la circonstance, le P. Surin n'affirme pas plus qu'il ne sait. Lui, certes, le digne et saint homme, il n'a jamais parlé de Madeleine à Jeanne des Anges. Mais celle-ci, curieuse, jalouse, qui s'entretient avec tant de monde, et que passionne tout ce qui touche au P. Surin, comment n'aurait-elle pas essayé de se renseigner sur les dévotes de son exorciste ? C'est assurément une des premières questions qu'elle s'est posées. Or, plusieurs jésuites de Marennes étaient à Loudun. Il y avait aussi d'autres personnes qui connaissaient le P. Surin. Fiez-vous à Jeanne pour cela : elle aura tiré d'eux tout ce qu'elle aura pu. Conjecture ? Sans cloute, mais l'affirmation de Surin est-elle autre chose ? — Voilà ce que nous aurions dit a priori. Et justement voici que l'autobiographie de Jeanne nous prouve que la piste était bonne. Lorsque Laubardemont lui eût annoncé l'arrivée prochaine de Surin ; « Je pris dit-elle, la résolution d'étudier l'humeur de celui à qui je serais donnée ». Legué, op. cit., p. 86. Elle a donc mené son enquête et naturellement auprès de ceux qui pouvaient lui donner des renseignements exacts. Ceux-ci, auront saisi I occasion de célébrer le nouvel exorciste, bon moyen de flatter et d'apprivoiser Jeanne. Il est très probable qu'il lui auront parlé des illustres voyantes dirigées par le Père et qui faisaient sa gloire, de Marie Baron, de Madeleine Boinet, Autre exemple : l'abbé Leriche Étude sur les possessions en général et sur celles de Loudun en particulier, Paris, 1859) prétend que Jeanne fut a élevée en l'air ». Ainsi le veut d'ailleurs la légende de Loudun. Or il est certain que cette élévation n'a jamais eu lieu. C'était bien, là en effet un des « signes » que les exorcistes avaient demandés au démon. Mais celui-ci refusa ce signe, comme l'affirment catégoriquement et le P. Surin et Jeanne. Cf. Legué, op. cit., pp. 2o3, 2o4.

 

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et comme elle échappe à ma compétence, je ne m'y arrêterai pas plus longtemps.

Il est beaucoup moins difficile de juger ces exorcistes de Loudun, parmi lesquels notre Surin vient de prendre place. Ils se sont lourdement trompés. L'Église elle-même les condamne sans appel, opposant à leurs imprudences la chaste délicatesse de son esprit et la prudence de sa discipline. Quelle Église? Celle d'aujourd'hui, sans aucune espèce de doute, mais encore celle de leur temps. De tout son pouvoir qui malheureusement, sous Richelieu, n'allait pas très loin, l'archevêque de Bordeaux, Henry de Sourdis, métropolitain de Poitiers, tenta de sauver Grandier et d'arrêter le scandale de Loudun (1). Grandier ayant eu

 

 

 (1) S'il n'eût tenu qu'à l'évêque de Marseille,  Turricella, Louis Gaufridy, le prétendu magicien des Accoules, n'eût jamais été brûlé. Il faut d'ailleurs avouer que l'inquisiteur Michaelis eut sa grosse part de responsabilité dans cette affaire et que Turricella fut assez faible pour s'incliner devant l'arrêt du parlement de Provence, présidé par Guillaume du Vair, lequel, dit un récent historien, « ne devait point être fâché... d'établir une fois de plus la suprématie de la justice laïque ». Cf. Lorédan. Un grand procès de sorcellerie au XVIIe siècle, l'abbé Gaufridy et Madeleine de Demandolx (16o8-167o) , Paris, 1912, p. 2o2. Nous reviendrons à Michaelis.

 

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recours à lui, « ce prélat envoya à Loudun son médecin, qui déclara que les religieuses n'étaient pas possédées; puis, il défendit à Mignon (le supérieur des Ursulines et le metteur en scène du drame) d'exorciser, « ainsi qu'à tous autres de s'immiscer aux exorcismes, sur les peines de droit ». Ces sages mesures mirent fin comme par enchantement aux convulsions des religieuses et pendant plusieurs mois le calme fut rétabli » 1. Alors parait Jean-Martin de Laubardemont, agent de la couronne, et l'archevêque n'a plus qu'à se taire. Laubardemont choisit, il dirige, il stimule ses exorcistes, et la possession reprend de plus belle. Ils étaient prêtres, je le sais bien et je sais aussi que beaucoup, sinon la plupart de leurs confrères, n'auraient pas montré plus de sagesse. Mais on prouverait aisément que d'autres, Condren, par exemple, résistaient dès lors à cette contagion malheureuse. En tous cas, l'Eglise est depuis longtemps décidée à empêcher, par tous les moyens dont elle dispose, le retour de pareilles moeurs. Un prêtre qui voudrait recommencer Loudun, serait immédiatement dirigé sur une maison de santé ou mis, d'une autre façon, dans l'impossibilité de nuire.

Aujourd'hui, quand il se présente un cas de possession, les supérieurs ecclésiastiques confient l'examen et le traitement du malade à une personne, choisie entre mille et qui, plus encore peut-être que sainte, doit être discrète. Les choses se passent clans le plus grand secret. « Si l'on fait des exorcismes, écrit le R. P. Poulain, il est bon d'éviter, la publicité ; car il y a là une cause d'excitation pour les nerfs et l'imagination (1) ». A cette raison, déjà plus que décisive, s'en ajoute une autre qui ne l'est pas moins. le l'ai déjà dit, le démon, harcelé par l'exorciste, se permet

 

(1) G. Legué. Soeur Jeanne des Anges, pp. 18, 19. L'ordonnance de Sourdis est du 27 décembre 1632. D’Avrigny n'a pas en cette pièce entre les mains, mais ce qu'il dit revient au même. « L'archevêque de Bordeaux, ayant nommé d'autres exorcistes... les démons parurent assez tranquilles. » Mémoires chronologiques, II, p. 42.

(2) Les grâces d'oraison..., p. 428.

 

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beaucoup, il peut imposer à ses possédés les paroles, les attitudes les plus inconvenantes, et il s'en priverait d'au. tant moins, qu'au lieu d'un ou deux vieillards, émaciés par une longue vie de pénitence, il aurait pour spectateurs une foule quelconque, prompte à revêtir les pensées, les sentiments et les sensations de cette catégorie spéciale qui encombre les cours d'assises ou qui se presse à l'exécution des condamnés. De semblables scènes veulent le huis clos. Que l'on se rappelle, par exemple, et pour ne donner que ce détail, que l'on se rappelle les songes impurs qui avaient préludé à la possession de Jeanne des Anges. Est-il imaginable que ces turpitudes aient été livrées à la curiosité de toute une ville, de tout un pays (1)? C'est là pourtant ce que l'on a fait et le reste fut à l’avenant. Après le récit partout colporté, vint la reproduction dramatique. La salle, une église, était grande ouverte; le spectacle, annoncé chaque fois et légitimé par une procession solennelle où figuraient les possédées et leurs exorcistes ; les spectateurs, au nombre de plusieurs milliers; la durée moyenne de chaque séance, de six à sept heures.

En vérité, c'est à n'y pas croire. La plupart des exorcistes étaient cependant des prêtres fort recommandables et par leur science et par leur vertu. Auprès d'eux se trouvaient quelques prélats éminents, qui les encourageaient de leur présence, qui les approuvaient sans réserve et qui parfois même luttaient de leur personne contre les démons. Or si de tels hommes peuvent se tromper, leur erreur unanime n'est pas de celles que suffisent à expliquer l'atmosphère d'une ville délirante ou la psychologie des foules. Au lieu de les injurier, comme faisaient les savants incrédules d'il y a quarante ans, ou de leur tresser des couronnes,

 

(1) Sur les songes dont il vient d'être parlé, on trouve de fâcheux détails dans certains livres destinés au public pieux, aux couvents, aux pensionnats, cf. par exemple, Le Pénitent breton, Pierre de Kériolet, par le vicomte Le Gouvello, Paris, 1910, p. 67..., cf. à plus forte raison le Triomphe de l'amour divin. Ce dernier livre est fort heureusement épuisé depuis de longues années — ces livres-là ne restent pas longtemps chez le marchand — plaise au ciel qu'on ne le réédite plus!

 

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à l'imitation de certains apologistes également démodés, nous devons rechercher les raisons de leur conduite, les causes lointaines de leur illusion. Ces raisons, ces causes, les voici, je crois.

Redisons-le tout d'abord, ils étaient vis-à-vis de l'Église, et par suite de la vérité, dans une situation fausse, mais prescrite depuis si longtemps qu'ils n'en sentaient plus ni le ridicule ni le danger (1). Les exorcistes se trouvaient en effet au service et sous les ordres de l'État, lequel avait enlevé à l'autorité spirituelle la connaissance des causes diaboliques. C'étaient de simples fonctionnaires, comme nos médecins légistes d'aujourd'hui, mais, au lieu que ces derniers imposent, d'ordinaire, à la justice civile, les conclusions de leurs expertises, les exorcistes avaient fini par accepter docilement les idées de l'État sur les démons et sur les moyens empiriques de reconnaître sa présence. Aux principes élémentaires de la foi chrétienne et du droit canon, on avait substitué peu à peu une démonologie laïque, plus absurde encore, s'il est possible, que barbare, et contre laquelle on ne voit pas que ces théologiens prévenus aient eu la pensée de se révolter. Ainsi, par exemple, le menteur éternel dont nous parlent les saints Livres et toute la tradition, était devenu, aux yeux de ces étranges tribunaux, un témoin de premier ordre. Sommé de désigner l'auteur du maléfice qui pèse sur Madeleine de Demandolx ou de Jeanne des Anges, que le démon

 

(1) Il y avait là six capucins, trois carmes, deux oratoriens (J.-B. Gault et Viguier), plusieurs chanoines et prieurs, onze jésuites (Ronceau, Surin, Anginot, Bachellerie, Bastide, etc.). Ce Bastide est un homme de coeur et de tète, un des seuls, plus tard, qui aient su traiter le P. Surin comme il convenait. Trois évêques, venus là en simples curieux : Mont-chat, archevêque de Toulouse; Bertrand d'Eschaux, archevêque de Tours; le très éloquent et pieux évêque de Nimes, Cohon, qui semble avoir fait de longs séjours à Loudun pendant cette affaire qui le passionnait. L'évêque de Poitiers, La Rocheposay, l'ami de Saint-Cyran, y était aussi. Loudun et Grandier dépendaient immédiatement de lui. Au reste, sou autorité personnelle est médiocre. Dès le début et assez étourdiment, il avait pris parti contre Grandier, estimant donc, dit le P. d'Avrigny, qu'un mauvais prêtre doit faire un excellent magicien. Il était, de ce chef, en délicatesse avec son métropolitain, Sourdis, de qui nous avons dit les sentiments contraires.

 

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nomme Louis Gaufridy ou Urbain Grandier, la cause est entendue, Gaufridv et Grandier brillés sans retard. Le jésuite d'Avrigny l'a dit avec sa malice ordinaire : « Grandier fut condamné sur le témoignage constant et uniforme du père du mensonge » (1).

D'autres motifs, et plus spécieux, inspiraient aussi leur conduite. Une belle possession, et brillamment vaincue, leur paraissait un moyen très efficace de confondre et de convertir les incrédules. Le démon donné en spectacle et sensible aux nerfs d'une foule, démontrerait la réalité du monde invisible ; le démon, forcé d'obéir au prêtre catholique, démontrerait la divinité de l'Eglise. Cette idée d'utiliser ainsi l'exorcisme, un évêque du XVIe siècle l'avait eue un des premiers, semble-t-il, et surtout, avait su la mettre en pratique et l'organiser (2). En 1566, Nicole Aubry, de Vervins, priant un jour sur la tombe de son père, croit voir

 

(1) Mémoires, II, pp. 43, 44. Sur cette théologie d'Etat, on trouvera de nombreux détails dans l'ouvrage de l'abbé Lecanu. « Les magistrats avaient perdu le sens, de même que le publie. Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter les yeux sur les traités de jurisprudence relatifs à cette question... Quelle déraison! Quelle cruauté dans la magistrature ! L’Eglise, à qui on avait enlevé le droit de juger, n'était que trop vengée ». Voici un exemple. Les magistrats en étaient venus à faire peser les accusés ; en effet, d'après leur doctrine, « un sorcier, étant rempli de la substance satanique, qui est légère et tend à s'élever pareillement à la flamme, doit être plus léger qu'un honnête homme ». Puis on les baignait, « car il se trouvait une seconde considération des plus importantes : ils doivent être déjà plus légers que l'eau, et de plus, l'eau est une substance pure, elle a horreur de ce qui est impur », etc., etc., Histoire de Satan, pp. 347-349.

(2) Ces vues, sur l'évolution des exorcismes ne s'appuient cille sur une documentation très superficielle. Une chose me paraît certaine et d'une importance capitale, à savoir la transformation radicale qua subie la pratique de l'exorcisme et la notion de l'exorciste lui-même. Voilà , qui mériterait d'être étudié pièces en mains, ce qui peut-être a été déjà fait, sans que j'en sache rien. Comme points extrêmes, d'une part, les exorcismes de l'Evangile, ou ceux de saint Hilarion, loués par saint Jérôme (comme on le verra plus loin; mais cet exemple même laisse deviner que déjà s'insinuaient des tendances contraires) ; d'autre part, Loudun. Après quoi, il y a régression. L'Eglise et l'Etat s'aperçoivent enfin qu'on fait fausse route et l'on revient, autant que possible, à la pratique et surtout à l'esprit des premiers temps. A quel moment la déviation s'est-elle accusée d'une manière inquiétante? je l'ignore. Cela s'est fait peu à peu et je ne prends le cas de Nicole Aubry que comme un exemple éclatant de l'esprit nouveau. Il faudrait suivre le progrès des prières rituelles, comparer les diverses relations. Parallèlement, il faudrait tracer la courbe : « des maladies nerveuses; b) de l'effet produit sur les foules par le spectacle de ces maladies. Il me parait que l'on était jadis beaucoup plus accoutumé à ces contorsions. On n'était peut-être pas beaucoup plus troublé par la rencontre d'un possédé qu'on ne l'est aujourd'hui de voir un mendiant à la porte de l'Eglise. D'où la simplicité relative de l'exorcisme ; d'où le peu d'importance de l'exorciste. (Il suffit pour exorciser d'avoir reçu un des ordres moindres). Avec le temps, et surtout peut-être depuis la Renaissance (XVIe), XVIIe siècles) a) les maladies d'apparence hystérique semblent émouvoir beaucoup l'opinion: b) l’exorciste devient un personnage plus considérable ; on compte moins sur l'action rituelle ex opere operato , que sur le mérite personnel. je ne dis pas sur la sainteté, car ceci est de tous lds temps, mais sur l'ingéniosité, la vigueur et le génie de l'exorciste. Ainsi à Loudun, on est persuadé que si le P. Surin s'en allait, l'exorcisme réussirait beaucoup moins. Encore une fois, je parle ici à vue de pays et je donne ces conjectures pour ce qu'elles valent.

 

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le fantôme du mort sortir de terre. Bientôt il lui semble que le revenant s'empare d'elle, qu'il la possède, qu'il parle par sa propre bouche. Nicole passe par des convulsions terribles, mais en revanche elle acquiert des facultés nouvelles ; elle entend les langues étrangères, elle voit à distance, elle lit la pensée d'autrui, préludant de la sorte aux prodiges que les Ursulines de Loudun accompliront soixante ans plus tard. L'évêque de Laon, Jean Dubourg, visite Nicole, l'exorcise, conclut à la possession. L'histoire jusqu'ici est assez banale, elle va néanmoins déterminer un développement — je ne dis pas un progrès — de toute importance dans l'évolution des moeurs religieuses. Très préoccupé par les progrès de la Réforme, une inspiration soudaine traverse l'esprit de l'évêque. Cette femme et ces démons, il serait si simple de les faire servir au triomphe de la foi romaine !Il conduirait Nicole dans sa ville épiscopale, il l'exorciserait lui-même en public et avec un grand appareil; Dieu aidant, il la délivrerait sans cloute, et avec elle nombre d'apostats, décidément rebelles aux arguments des controversistes. Un théâtre est alors dressé par son ordre dans la cathédrale de Laon : on accourt de tous les points de la France et même de l'étranger au spectacle promis. Au bout de trois mois d'exorcismes, les démons quittent la place et en effet, un grand nombre de protestants se convertissent, parmi lesquels Florimond de Rémond, le célèbre auteur de l'Histoire de l'hérésie. Enfin, et ce dernier

 

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détail n'est pas le moins significatif, un ecclésiastique de Laon, compose de tous ces faits une relation qui se trouve bientôt répandue sur tous les points du pays et traduite en plusieurs langues. Après avoir lu ce petit livre, combien de prêtres zélés n'auront-ils pas résolu d'imiter Jean Dubourg, à la première occasion qui s'offrirait à eux de le faire ; combien n'auront-ils pas inconsciemment désiré de voir naître cette occasion  (1) !

Si naturelle qu'elle nous semble, cette innovation éclatante et justifiée en apparence par les résultats, modifiait profondément ou plutôt elle renversait les principes traditionnels en matière d'exorcisme ; elle faussait les ressorts de cette délicate machine. Jusque-là, en effet, ces rites, d'une antiquité si vénérable, avaient pour fin première la délivrance du possédé. On n'attendait pas de celui-ci

 

 

(1) Peu après Laon, Soissons a ses grands exorcismes (1582), immédiatement racontés par un chanoine de la ville, Gervais de Tournay ; cf. Divina quator energumenorum liberalio facta apud Suessones, Paris, 1583. Ce livre a bientôt passé la Manche et l'Angleterre donne à son tour. Le P. Pollen s. j., rattache, en effet, aux exorcismes de Soissons, l'affaire de Denham (Bucks) (cf. Supposed cases of diabolical possession in 1585-6, The Month, mai 1811). A Denham. pendant cet hiver 1585-1586, une douzaine de prêtres, parmi lesquels un jésuite,  Weston, et deux futurs martyrs, R. Dibdale et Cornelius, sont fort occupés à exorciser quelques prétendus possédés. (Le P. Pollen ne croit pas à la possession.) La chose fit aussi beaucoup de bruit, amena de nombreux visiteurs à Denham et détermina un très grand nombre de conversions au catholicisme, plusieurs centaines. Néanmoins ce que le P. Pollen appelle « the older catholic clergy ». puis bientôt la grande majorité des catholiques sérieux blâment ce mouvement. Et ce fut, en somme, la faillite. Cette attitude du catholicisme anglais est très significative. Je cite, dans le texte, à cause de son pittoresque, l'aveu d'un des exorcistes : « When we ourselves that were actors in those matters, thought we had won our spurs, yet divers ancient priests... hearing the course we held, did shake their heads at it, and showed their great dislike of it. Likewise the graver sort, that were then imprisoned... were greatly offended therewith... and said that howsoever for a time we might be admired, yet in the end we would thereby mar all, and utterly discredit both ourselves and our calling... whereupon we, the younger sort of Seminarie priests... thought... that they did but being at the commendation which they sale we daily gained, themselves being no actors amongst us. But I now see that the said ancient Fathers had been acquainted of likelihood with such devices beyond the seas and were greatly grieved to have them brought into England. » Pollen, op. cit. pp. 46o, 461. Ajoutons un joli détail : c'est dans les relations des exorcisés de Denham que Shakespeare aurait fait connaissance avec les fameux diablotins de son théâtre, Flibberdigibbet, Wilkin, Rob, Habberdidaunce, etc., etc. Un des diables de Loudun avait pour nom : Allumette.

 

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une démonstration de la foi chrétienne, on ne lui demandait que de se laisser guérir. Il importait assez peu du reste que l'on eût affaire à de simples hystériques ou à de véritables démoniaques. Si d'aventure ils n'atteignaient pas le démon absent, ces rites graves et discrets avaient chance d'apaiser le malade, en fait l'apaisaient souvent. Du moins ils n'augmentaient pas son mal. A la vérité, la cérémonie était publique, mais non pas solennelle ; toute simple au contraire, prévue, banale, en quelque sorte, elle se déroulait sans fracas. Sous le nouveau régime, heureusement éphémère, le possédé passe au second plan. Sa délivrance, toujours poursuivie sans doute, semble n'être plus une fin, mais un moyen. Elle doit convertir le libertin ou l'incrédule. D'où il suit que Le malade n'aura presque plus le droit de n'être pas possédé. S'il ne l'était pas, le syllogisme en action, sur lequel on fondait de vastes espérances, perdrait une de ses prémisses. Bon gré mal gré, la victime devra s'adapter à la démonstration qu'on désire d'elle. On croit vite ce que l'on désire.  Voilà donc l'exorciste fort tenté d'oublier la sage recommandation du rituel : ne facile credat aliquem a daemonio obsessunt esse : qu'il ne croie pas facilement que quelqu'un est obsédé (1). Il se trompera bien des fois. Prise en elle-même, cette erreur aurait peu d'importance, mais d'elle vont découler fatalement de graves abus. On harcèlera un malheureux, jusqu'à ce que le démon que l'on veut qui le possède, ait enfin consenti à se dénoncer. Possédé lui-même par son idée fixe, l'exorciste, non seulement néglige son rôle de médecin, mais encore il le trahit, prolongeant, exaspérant les crises, en provoquant chaque jour de nouvelles. Le jésuite qui me remplaça auprès de Jeanne des Anges, écrit le P. Surin, « se plaisait à la rigueur des exorcismes, voyant le bien que cela faisait au peuple, qui était fort ému par ces spectacles. En

 

(1) Cf. Poulain, op. cit., p. 427.

 

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effet plusieurs se convertissaient à la vue des choses extraordinaires que disaient et faisaient les démons. C'est ce qui engageait ce Père à pousser plus loin ces exorcismes, quoique fort pénibles pour la Mère... Il vint un jour une célèbre compagnie à qui le Père désira faire du bien par le moyen de ces exorcismes. Il le témoigna à la Mère, qui le pria de lui donner du repos, vu qu'elle se trouvait indisposée. Le Père lui dit de prendre courage... ensuite il la mena à ce travail, qui fut si grand qu'il lui en prit une grosse fièvre, avec une pleurésie » (1).

Aussi voyons-nous qu'à partir de ces méthodes nouvelles, les possessions, autrefois relativement courtes, n'en finissent plus. A Loudun, le démon met six ans a se rendre. « Il finit par se retirer, écrit l'abbé Lecanu, quand on ne s'occupa plus de lui : sa cause était gagnée, puisqu'il avait produit un scandale immense (2) » et détraqué bien des têtes.

Ce n'est pas tout. « Le rituel, écrit encore le P. Poulain, interdit aux exorcistes « les bavardages et les interrogations curieuses, surtout sur les choses futures ou cachées». Le seul but licite de l'exorcisme est de chasser le démon. Ce serait une naïveté de croire que cet esprit menteur et haineux se mettra humblement à notre service en nous fournissant des renseignements vrais ou utiles, n'ayant pas de rapport à la délivrance du possédé. En dehors de ce que l'Église autorise, on sera berné par ses réponses (3) ».

Ainsi parlent l'Eglise, la théologie et le sens commun. Les exorcistes d'Etat ne peuvent plus les écouter. Ils sont condamnés, par la logique même de leur système, à des bavardages, à des niaiseries. Il leur faut en effet par tous les moyens, rendre évidente aux plus incrédules la

 

(1) Le Triomphe..., p. 181. Jeanne des Anges avoue de son côté : « Ce maudit esprit témoignait ne se soucier de rien ; car, après quatre ou cinq heures d'exorcismes, il résistait autant qu'au commencement et même il me jetait en de plus grandes violences ». Legué, op. cit., p. 147.

(2) Lecanu, op. cit., p. 467. L'auteur croit, sans hésiter, à la possession.

3) Poulain, op. cit., pp. 428, 429.

 

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présence actuelle du démon, et pour cela imaginer, toujours aux dépens de leur victime, des expériences démonstratives, soit, par exemple, mille questions subtiles auxquelles une femme ignorante paraît incapable de répondre. Et pour que tout soupçon de supercherie s'évanouisse, on invitera les assistants eux-mêmes à interroger, aussi longuement qu'il leur plaira, l'infernal convertisseur. Une fois en train, pourquoi s'arrêter? On obligera donc le démon à s'expliquer sur tel ou tel dogme, à louer la Sainte Vierge, à faire le panégyrique de la chasteté (1). Il grimace, il écume et se tord de rage, mais il obéit. Peu lui importe, il ne s'en va pas. Une fois, raconte naïvement le P. Surin, le démon Zabulon ayant promis de quitter enfin la Mère Prieure, « comme chacun espérait voir des merveilles en cette sortie, on arrêta que le jour de Noël, à midi, on ferait une procession solennelle... et que la fille possédée serait menée dans l'église du château, où elle serait placée dans un lieu éminent. Chacun faisait effort pour avoir une bonne place, afin de voir le signe que le démon avait promis. Toute l'après-dînée se passa en prières, en chants, en exorcismes ; on attendit jusqu'à cinq heures du soir et Zabulon ne sortit point. On ne savait que dire, sinon quo les démons étaient des vrais menteurs » (2). On aurait pu s'en douter plus tôt. Si l'on

 

(1) Le Triomphe..., p. 1o8.

(2) Donnons quelques exemples. A. Aix, l'exorciste ordonne à une des possédées de montrer aux assistants la façon des séraphins adorant Dieu ». Elle refuse, puis s'exécute. Alors elle « étendit de toutes ses forces ses deux bras, ainsi que les oiseaux meuvent leurs ailes en volant, montrant quelques mouvements d'un grand amour intérieur ». « Et les Trônes ». — « D'une grande vitesse », elle « se jeta à terre tout du long du corps, tenant ses bras étendus ». Cf. Lorédan, op. cit., pp. 29o-291. Mais Loudun dépasse tout. C'est là vraiment que le démon prend ses grades, et remplit, à l'édification de tous, les rôles multiples de prédicateur, de docteur, de directeur, etc., etc. Le dialogue entre lui et l'exorciste dure pendant des heures. Il est souvent belliqueux ; « Nous continuâmes tous les deux à nous dire cent choses, et à nous faire un défi général et une déclaration de combat à toute outrance » (Le Triomphe..., p. 113); mais souvent aussi paisible. Le salon, une académie, un parloir de religieuses. « Comme... on ne pouvait pas toujours crier contre les démons, nous les entretenions souvent comme tête à tête, et ces entretiens FAMILIERS étaient toujours fort utiles. Car souvent Dieu les forçait à nous donner de grandes lumières, pour réussir contre eux-mêmes dans nos ministères. Ils nous découvraient aussi quelquefois des vérités excellentes,.. », Ib. pp. 34, 35. Les démons découvrent, à l'exorciste vraiment pieux, « de grandes vérités et de grands secrets qui peuvent l'aider beaucoup et lui donner des lumières pour conduire les âmes dans les voies intérieures ». Ib., p. 35. Suit un chapitre qui a pour titre : Discours d'un démon sur les choses spirituelles (p. 36, seq). Mais pourquoi le démon ne s'appliquerait-il pas aussi à la conduite particulière d'une âme chrétienne ? Il n'y manquera pas. Un jeune homme s'étant converti aux exorcismes, « C'ÉTAIT UNE CHOSE ADMIRABLE DE VOIR LE SOIN QUE PRENAIT LE DÉMON D'AFFERMIR SA CONVERSION. Après l'avoir retiré du vice et du libertinage... il le détachait avec beaucoup d'adresse des créatures... en lui faisant voir que le souverain bien de l'homme en cette vie est de mourir à soi-même et de s'attacher purement à Dieu. Le jeune homme faisait quelquefois des voyages en son pays, pendant lesquels le démon mettait tout en oeuvre pour le... décourager ; ce qui l'obligeait à revenir promptement à Loudun, OU LE TENTATEUR SE CHANGEAIT EN UN VRAI DIRECTEUR ET CE JEUNE HOMME AVOUAIT QU'IL N'AVAIT DE CONSOLATION QU’AUPRÈS DU DÉMON ». Ib., pp. 73, 74. Bref, un vrai « maître Jacques », ange gardien à Loudun, diable ailleurs. Cela continue pendant de longues pages. Mais quoi ? Ne va-t-on pas s'étonner « de ce qu'on fait fonds de ce que les démens ont dit, vu qu'ils passent pour menteurs ? » Réponse : « Il est vrai que ce sont des fourbes... Cependant, on a TOUJOURS OBSERVÉ que, quand on les a obligés par l'autorité de l'Eglise à dire la vérité, ils n'y ont jamais manqué. DE PLUS, QUAND ILS JURENT QU'ILS ONT DIT VRAI, IL EST SUR QU'ILS NE MENTENT PAS ». Ib., p. 88. — Là-dessus, je le demande aux prêtres qui me lisent : concevez-vous qu'en plein XIXe siècle, alors que depuis longtemps déjà l'Eglise avait fait connaître qu'elle désapprouvait cette façon de pratiquer l'exorcisme, concevez-vous qu'on ait publié, non pas à l'usage des savants, mais pour l'édification des fidèles et notamment des communautés religieuses, de pareilles bizarreries ? Le Triomphe de l'amour divin que je viens de citer, a été édité en 183o, par un libraire de propagande pieuse, en même temps que les oeuvres de saint Alphonse de Liguori. Ces mauvais « bons livres » provoquent-ils aujourd'hui la réprobation de tous ? On voudrait le croire.

 

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nous demande, reprend à ce sujet l'abbé Lecanu, pourquoi les exorcismes de cette époque « ne produisirent pas toujours leur effet — ou ne le produisirent qu'après d'innombrables et scandaleuses séances — nous dirons que ce fut, selon toute apparence, par la faute des exorcistes, qui, au lieu de commander sévèrement au démon (et en quelques mots), appelèrent trop souvent sa présence et lui demandèrent des signes, pour prouver aux incrédules ce qu'ils entreprenaient de prouver, croyant en lui, recevant sa parole comme l'expression de la vérité et s'en servant comme d'un témoignage juridique, s'amusant à converser avec lui en toutes langues et sur toutes sortes de questions. Ils le laissèrent se jouer de leur bonne foi. Saint Jérôme

 

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raconte, dans la vie de saint Hilarion, qu'un serviteur de l'empereur Constance qui avait de fréquents accès de possession, ayant été conduit à ce saint ermite, le démon se mit à lui exposer, en plusieurs langues, les raisons et les causes pour lesquelles il possédait cet homme. Mais Hilarion, l'interrompant, lui dit sévèrement : « Je ne te demande pas pourquoi tu es venu, je t'ordonne de t'en aller. Et le possédé fut guéri à l'instant » L'évolution a de ces surprises et il est piquant de voir un Hilarion, un Jérôme beaucoup moins « superstitieux », beaucoup plus « spirituels » que ces théologiens du XVIIe siècle. Les deux premiers représentent l'ancienne tradition catholique ; les autres nous feraient plutôt revenir aux mages de Pharaon.

Ils ont du moins un rare mérite, ils sont logiques Puisque ces exhibitions leur semblent éminemment bienfaisantes, puisque, d'un autre côté, chaque ville n'a pas la chance de tenir sous la main une, et encore moins, plusieurs possédées, puisque enfin ne peuvent assister aux exorcismes que trois ou quatre milliers de spectateurs, il va de soi qu'on devra répandre, aussi loin que possible, le récit détaillé de ces hauts faits. Nous avons déjà vu tan prêtre de Laon fixer toutes chaudes les impressions que lui avaient laissées la délivrance laborieuse de Nicole Aubry. Bien avant lui, vers 1515, le Père Adrien de Montalembert, après avoir, non sans peine, expulsé les démons qui occupaient le monastère de Saint-Pierre, à Lyon, avait raconté l'aventure dans un livre « aussi effrayant que ce qu'il avait vu, et aussi peu raisonnable que ce qu'il avait entendu de la bouche des possédés. Et ce livre, dramatique et émouvant (avait été) répandu et dévoré, comme objet de piété, dans tous les monastères, où il prédisposa par la peur les imaginations à recevoir

 

(1) Lecanu, op. cit., p. 3o4, cf. à ce sujet un chapitre fort intéressant du P. de Bonniot. « Les démons aux premiers siècles de l'Eglise » dans Le miracle et ses contrefaçons, pp. 424-457.

 

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la contagion démoniaque » Il est probable qu'à l'époque de Loudun, ces vieilles relations, fatiguées par tant de mains, ne se trouvaient plus que chez les bibliophiles. Mais on avait beaucoup mieux. On avait, par exemple, les robustes in-quarto de de l'Ancre (2). On avait surtout, on savait par coeur l'ouvrage classique de Sébastien de Michaelis, l'Histoire admirable de la possession et conversion d'une pénitente, séduite par un magicien, la faisant sorcière et princesse des sorciers, au pays de Provence; c'est l'histoire de Madeleine de Demandolx (la Palud) et de Jacques Gaufridy (1610-1612), relatée dans tous ses détails par l'acteur principal de ce triste drame (3).

Or ce livre a eu des conséquences incalculables. Composé par un théologien de mérite, par un saint religieux, il a semé l'épouvante dans les couvents et avec elle les ferments de ces épidémies lamentables qui désoleront la première moitié du XVIIe  siècle (4). Lu, médité par nombre de

 

(1) Lecanu, op. cit., p. 371.

(2) Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons, où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie, par Pierre de Lancret conseiller du roi, au Parlement de Bordeaux. Maleficos non patieris vivere, Exod, 22, Revu, corrigé et augmenté..., Paris, Nicolas Buon, 1613. Ces, la seconde édition, la seule où se trouve l'estampe. D'où son prix. L'incrédulité et mes créance du sortilège plainement convaincue où il est amplement et curieusement traité de la vérité ou illusion du sortilège, de la fascination, de l'attouchement, du scopélisme, de la divination, de la ligature ou liaison magique, des apparitions et d'une infinité d'autres rares et nouveaux sujets, par P. de L'Ancre..., à Paris, chez Nicolas Buon, 1622. — Comme sa correspondance nous l'apprend, Jansénius fut prodigieusement intéressé par la lecture de ce livre.

(3) Après avoir résumé cette histoire, l'abbé Lecanu conclut ainsi : « Le P. Michaelis avait fait de toutes ces choses un livre affreux comme elles, qui fut répandu tout de suite dans les communautés et y jeta l'épouvante ». Histoire de Satan, p. 375. On trouvera de nombreux extraits de l'Histoire admirable dans le volume. déjà cité, de M. Lorédan. Un grand procès de sorcellerie au XVIIe siècle, livre que je ne conseille à personne, en dehors des théologiens et des savants. Pour le lire sans danger il faut avoir cinquante ans et une foi solide. Ce qu'il présente de terrible, ce sont moins les commentaires de l'auteur que les documents eux-mêmes.

(4) Sébastien Michaelis, né à Saint-Zacharie (près de la Sainte-Baume) vers 1543, mort à Paris en 1618. C'est lui qui a inauguré chez nous la réforme des Frères-Prêcheurs, cf de nombreux détails sur cette réforme apud. R. P. Mortier, Histoire des maîtres généraux de l'Ordre des Frères-Précheurs, VI, 1913, pp. 16-3o; 100-122 ; 2o9-231. L'auteur ne parle ni du fameux procès, ni des trois ouvrages de Michaelis sur les démons. Au reste, il ne faut pas croire que ces « affreux » livres aient été unanimement approuvés par les théologiens de l'époque. Dans le 30, Michaelis répond en effet aux difficultés qu'on lui avait faites.

 

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prêtres, il est devenu la charte, le formulaire idéal, le dormi secure des exorcistes. Que le démon paraisse, on saura désormais quel accueil lui faire ; on aura, point par point, les règles de la stratégie merveilleuse qui doit tôt ou tard le vaincre et le réduire à prêcher l'Évangile. Bref Michaelis est l'ordonnateur, le metteur en scène du spectacle qui va se donner en tant de lieux. On dépassera le maître, mais en l'imitant, et pour ne parler que de celle-ci, l'affaire de Loudun, sera calquée exactement, minutieusement sur l'affaire d'Aix. Le P. Surin et ses collègues de Loudun n'ont pas imaginé de leur grâce une méthode nouvelle. Ils ont suivi une tradition déjà ancienne, récemment renouvelée et amplifiée par les doctes leçons de Michaelis.

Reconnaissons enfin que les circonstances où ils se trouvaient étaient particulièrement affolantes. A Aix, nulle passion étrangère ne se mêlait au débat. Les agents du pouvoir, Du Vair et les autres ne semblent avoir écouté que leur conscience. Il n'en va pas de même à Loudun, quoique la grande majorité des juges reste au-dessus de tout soupçon. L'affaire est louche. Elle semble avoir été organisée par des hommes, qui dès avant la première attaque de Jeanne des Anges, voulaient mal de mort à Urbain Grandier ; elle a été instruite et poursuivie par un personnage, au moins douteux, Laubardemont, qui paraît ou se conformer aux volontés de Richelieu ou les prévenir, en tout cas très assuré qu'on ne lui reprochera pas d'avoir étalé trop de zèle. Il lui faut tenir une possession évidente, indiscutable. Or on la discute beaucoup. Les esprits ont fait du chemin depuis 1611. « Chacun s'en moque », dit en propres termes le P. Surin (1). Les gens de cette époque nous

 

(1) Le Triomphe..., p. 49. Ailleurs il écrit pourtant : « On ne saurait dire combien de personnes sont sorties de l'exorcisme, convaincues de la vérité de notre religion, qui y étaient venues très peu catholiques, elles sont un nombre infini (?) qui ont pris le dessein de changer de vie. » Ib., pp. 8o, 81.

 

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ressemblent peu. Ils rient de ce qui nous indignerait. Mais ils rient de bon coeur et d'autant plus, qu'après le supplice de Grandier, les démons, bien loin de quitter la place, comme on croyait alors qu'ils auraient dû faire, comme ils avaient fait à Aix, continuaient à tourmenter les religieuses. Et nos sceptiques de murmurer de plus belle qu'on avait affaire à des folles ou à des fourbes, que les démons ne s'en allaient pas pour la simple raison qu'ils n'étaient jamais venus. C'est alors que Laubardemont, sentant grossir l'orage et d'ailleurs forcé de reconnaître la faillite des premiers exorcistes, songe à réquisitionner les jésuites, lesquels n'avaient pas encore paru (1). Leur autorité était considérable : ils sauveraient la situation, ils obtiendraient bientôt de tels prodiges par leurs exorcismes que les moins crédules, forcés de se rendre, cesseraient de chansonner le cardinal et d'entretenir une agitation dangereuse. Car c'est toujours à cette considération qu'on doit revenir, si l'on veut s'expliquer la seconde phase du procès. Grandier, ennemi de Richelieu, avait été brûlé, comme auteur de la possession des ursulines ; il fallait donc à tout prix démontrer que les ursulines étaient dûment possédées. On n'en disait pas si long au P. Surin et à ses frères, trop honnêtes gens pour se prêter à de telles manoeuvres. Mais enfin on voulait des « signes », des « signes ». On n'en aurait jamais assez pour réprimer les railleries des frondeurs et pour justifier la condamnation de Grandier. A ce jeu, qui ne comprend que les exorcistes, harcelés d'un côté par Laubardemont, désolés, stimulés de l'autre, par la résistance de tant d'incrédules qu'ils s'étaient promis de convertir, avec cela, cernés nuit

 

(1) Probablement parce qu'on les savait en bons termes avec Grandier, leur ancien élève, et dit-on, leur protégé. En dehors de cette raison, je croirais volontiers qu'ils se souciaient assez peu d'intervenir. Les jacobins, sans doute, pas davantage. Je n'en vois qu'un à Loudun.

 

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et jour par des hystériques en pleine crise, qui ne coin. prend, dis-je, qu'ils en soient venus à ces extravagances qui nous déconcertent, et que finalement plusieurs d'entre eux aient perdu la tête ? « Toutes les églises de Loudun étaient occupées par les exorcistes, nous dit le P. Surin, et le concours des peuples était prodigieux pour voir ce qui se passait : il n'y en eut pas un seul qui ne fût obsédé et je le fus moi-même tout le premier (1) ».

 

II. Le P. Surin acceptait en effet, non pas toutefois, comme nous dirons, sans quelques scrupules, la bizarre conception que bon nombre de théologiens se faisaient alors du rôle de l'exorciste : il ne prenait pas garde aux résultats désastreux que pouvait entraîner une aussi grave dérogation à la lettre et plus encore à l'esprit du rituel romain. Erreur innocente, mais dont il devait souffrir autant que personne. Il arrivait à Loudun, travaillé par une névrose qui inquiétait depuis quelque temps les plus clairvoyants de ses amis. Nous avons déjà dit que Madeleine Boinet ne le voyait pas partir sans appréhension. « Depuis quelques années, confesse-t-il lui-même, il était accablé de grandes peines de corps et d'esprit qui le rendaient presque incapable de toutes sortes de travaux. Il avait le corps si faible qu'il ne pouvait s'appliquer à aucune chose sans sentir beaucoup de douleurs et ne pouvait faire la moindre lecture à cause de maux de tète continuels; d'ailleurs son esprit était plongé dans des peines et pressures si extrêmes qu'il ne savait que devenir, le tout par un ordre qui lui était inconnu et par des causes où il ne pouvait mettre du remède. Ces angoisses le tenaient particulièrement depuis deux ans que son âme était tellement obscurcie, affligée et serrée, et son corps si gêné et angoissé en toutes manières qu'il ne pensait pas être capable de vivre longtemps en cet état (2). »

 

(1) Le Triomphe..., p. 109.

(2) Ms du P. Surin (Bibl. Nat. F. Fr. 25-253) cité par Legué, Jeanne des Anges, p. 31. De ce texte il existe diverses copies et sur une de ces  copies a été faite l'édition du Triomphe de l'amour divin, édition que je cite le plus souvent, faute de mieux et bien que l'éditeur ait supprimé, j'en suis assuré a priori, nombre de passages. Je n'ai pas collationné les deux textes, ce que j'aurais dû naturellement faire si j'avais entrepris un travail critique sur le P. Surin. Mais je n'ai pas et je ne pouvais avoir cette prétention. Pour une première synthèse comme celle-ci, force m'est bien de me contenter le plus souvent des textes imprimés, sauf à tenir compte, dans mon for intérieur, des suppressions, des interpolations et des atténuations que je crois deviner.

 

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On est pris d'angoisse à lire ces tristes aveux, pour peu du moins que l'on songe à la fatigue écrasante que l'école nouvelle d'exorcistes, l'école athlétique, si l'on peut dire, imposait à ses adeptes. Même alors néanmoins, il y avait des sages. Le choix du P. Surin « parut étrange et ne se fit pas sans difficultés. Il fallut en effet toute l'insistance du Provincial de Guyenne, Arnault Boyre, pour obtenir » que le supérieur de Marennes consentît au départ du P. Surin (1). Nous avons déjà rencontré le P. Boyre et nous avons parlé de cet oublié avec une vive sympathie. C'est lui qui fit preuve de tant de tact et d'humanité dans le traitement d'Agnès de Langeac. Sans nul doute, il aura pensé que le supérieur de Marennes s'exagérait la faiblesse nerveuse du P. Surin. Laubardemont lui ayant demandé ce qu'il avait de plus éminent, il avait mis en tête de liste le nom de ce jeune Père — trente-quatre ans — déjà célèbre par sa rare vertu et par sa connaissance des choses surnaturelles. Et de fait, bien qu'entouré d'hommes de mérite, le P. Surin paraît avoir été le plus en vue de toute l'équipe. On lui réserve la part du lion, les dénions supérieurs qui possèdent Jeanne des Anges. Il partit donc, martyr de l'obéissance, et préparé depuis longtemps aux pires sacrifices qu'il plairait à Dieu de lui demander. Bien plus, il allait joyeusement à la rencontre de l'humiliation suprême :

 

Un jour, écrit-il, comme je priais, je ne pus m'empêcher de m'offrir à la divine Majesté pour être chargé du mal de cette religieuse (Jeanne des Anges) et éprouver toutes ses sensations,

 

(1) Legué, op. cit., pp. 3o, 31.

 

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jusqu'à être possédé du démon, pourvu qu'il plût à sa divine bonté de lui faire la grâce d'entrer solidement dans la pratique de la vertu, ne souhaitant rien avec tant de passion que de délivrer cette âme de la captivité du démon.

 

Ce n'était pas là chez lui une ferveur passagère. Je ne crains pas, dit-il ailleurs, de passer pour fou :

 

Il y a longtemps que je nie suis donné à Notre-Seigneur pour cela et pour avoir à mon chapeau ce beau bouquet que tout le monde rejette, à la suite d'une méditation de nos règles, où notre père saint Ignace veut que nous soyons disposés à être tenus pour fous, sans en donner pourtant aucune occasion criminelle.

Comme j'avais eu ce désir fortement imprimé dans mon coeur, je m'étais figuré cet état comme un grand bonheur qui devait me rendre semblable à Jésus-Christ chez Hérode. L'occasion s'en étant présentée, Notre-Seigneur m'a fait la grâce de prendre ces rebuts et ces mépris publics avec quelque douceur, ne souhaitant rien avec tant de passion que de délivrer cette âme de la captivité du démon (1).

 

Le reste n'est pas de mon sujet. Quatre ou cinq mois après son arrivée à Loudun (semaine sainte 1635) il eut sa première grande attaque, bientôt suivie d'une foule

d'autres.

 

On n'avait jamais vu que les démons possédassent un ministre de l'Eglise pendant les exorcismes ; mais comme je les tourmentais d'une manière nouvelle... et que je ne me rendais point à toutes leurs prières, Léviathan eut permission de Dieu de me posséder publiquement (2).

 

Qu'en cet état, et exorcisé lui-même à son tour, il ait continué l'exorcisme commencé, qu'après deux crises de ce genre, l'idée n'ait pas sauté aux yeux des supérieurs qu'il fallait immédiatement le séparer de Jeanne des Anges et l'envoyer à Marennes, voilà ce

 

(1) Le Triomphe.... pp. 106, 223.

(2) On avait vu l'équivalent à Loudun, et plusieurs fois, mais, paraît-il, en dehors de l'exorcisme.

 

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qui paraît difficilement explicable à un homme d'aujourd'hui et au plus croyant. Mais, justement, on croyait que de sa présence à Loudun dépendait la fin prochaine de la possession. Dans ses longs entretiens avec « Léviathan », le P. Surin s'était persuadé, et depuis, il avait aisément persuadé aux autres que le démon ne désirait rien tant que de le voir partir. C'est pour cette fin qu'il l'humiliait ainsi devant tous :

 

Il espérait que mes supérieurs, en étant avertis, me retireraient de ce lieu.

 

Illusion, je le veux bien, mais, par certains endroits, infiniment touchante, héroïque même :

 

Ce qui causait de l'admiration à tout le monde, c'est que le démon quittait tout d'un coup le corps de la Mère, pour entrer dans le mien ; alors la Mère devenait fort paisible et moi... (je cessais de l'être). Cela arriva un jour que M. le duc d'Orléans, frère du roi, était à l'exorcisme; car il vit que la Mère étant délivrée pour quelque temps, je fus... (possédé à sa place). Pendant que j'étais ainsi tourmenté, un des assistants parlait à la Mère qui était fort tranquille, et l'exorciste ayant commandé au démon de me quitter, le visage de la Mère changea aussitôt... Me voyant soulagé, je me relevai pour aller poursuivre mon ennemi qui occupait la Mère, et l'ayant chassé pour quelque temps, nous demeurâmes paisibles tous les deux.

 

Les larmes viennent aux yeux quand on rencontre de tels passages, et le sourire aux lèvres, quand on arrive à ce qui suit, mais un sourire d'amitié :

 

Les démons de la Mère me disaient mille insolences, et croyaient triompher, en attendant l'heure qu'on me retirerait de cet emploi, à cause de la grande impuissance où j'étais réduit. Mais le Père Provincial étant venu lui-même à Loudun pour voir mon état, les dénions qui avaient résolu de me tourmenter cruellement en sa présence, furent bien trompés. Car le Père Provincial, se trouvant à l'exorcisme que je faisais à la Mère, et le démon me menaçant de... (s'emparer de moi)...

 

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il le lui défendit par le droit que sa charge lui donnait sur moi; si bien que depuis il n'arriva rien de semblable devant le peuple.

 

C'est charmant de candeur et de foi. Mais hélas, on se hâte de couper court aux émotions douces :

 

Ainsi le Père Provincial me laissa continuer les fonctions d'exorciste ; ce qui causa aux démons un dépit incroyable,

 

et qu'ils firent assez paraître (1).

Laissons-leur cette proie innocente. Pas un cheveu de sa tète ne tombera sans la permission du Père céleste. Laissons tous ces diables. C'est leur faire trop d'honneur que de parler d'eux et ils ne demandent que cela. Aussi bien, à Loudun, ils ne sont pas tout. Derrière le fâcheux spectacle qu'ils donnent au grand public, se déroule, dans le secret, un autre drame beaucoup plus intéressant. On y voit le P. Surin, tout à fait lui-même, quittant son étole d'exorciste, faire le siège d'une âme qu'il entend conduire aux sommets de la vie contemplative. A-t-il bien connu cette âme? J'estime que non et je dirai librement pourquoi. Mais son entreprise n'en resterait pas moins d'une belle et sainte hardiesse. Qu'elle doive ou non réussir, il nous sera très profitable d'en connaître l'inspiration et d'en suivre le progrès.

 

III. C'est une femme, c'est une malade. Bien que la sincérité ne fût pas sa vertu maîtresse, on ne la classerait pas, sans commettre une grave injustice, parmi les aventurières de la vie dévote (2). Elle a vécu, elle est morte dans

 

(1) Le Triomphe..., pp. 122-125.

(2) Jeanne de Belcier, née au château de Cozes, en Saintonge, le 2 février 16oa, entre chez les Ursulines (congrégation de Bordeaux, fondée par Françoise de Cazères) à Poitiers d'abord, puis à Loudun où elle est bientôt nommée prieure. C'est en 163s que commencent ses attaques. On la croit possédée et avec elle toutes les religieuses de la maison. Exorcismes ; condamnation et supplice de Grandier; nouveaux exorcismes. La possession est terminée à la fin de 1638. Elle meurt à Loudun, le 29 janvier 1665, peu de mois avant le P. Surin (21 avril 1665). Les Ursulines de Loudun, ou un de leurs amis, ont rédigé un Abrégé de la vie de la Mère J. des Anges que l'on trouvera dans le Triomphe de l'Amour divin, pp. 92-1o4. Biographie passe-partout, aggravée de plusieurs contre-vérités, ce travail ne compte pas. Mais nous avons sur Jeanne des Anges, deux textes fort riches : 1° son autobiographie, publiée par Legué, précédée d'une longue notice biographique et accompagnée d'un commentaire médical; 2° les souvenirs du P. Surin, publiés aussi dans le Triomphe. Ces deux textes dépendent étroitement l'un de l'autre et il semble que le P. Surin aura eu l'autobiographie sous les yeux quand il composait ses propres mémoires. Historiquement exacte, ou à peu près, la notice de Legué manque par trop de sérénité. L'annotation n'est pas plus calme. Il eût été pourtant bien facile à l'auteur de remplir tout son devoir d'éditeur, d'historien et de critique médical sans blesser les sentiments des catholiques. Il censure et avec raison certains écrivains religieux, notamment l'abbé Leriche, pour leur incompétence en matière de névroses. Mais lui-même, il parle à son tour et très cavalièrement de choses qu'il ignore. Ainsi quand il rencontre le P. Saint-Jure, écrivain universellement estimé : « Pour s'en faire une idée, écrit Legué, il suffit de lire dans la Bibliothèque… du P. de Backer, la fastidieuse nomenclature de ses ouvrages », pp. 43, 44. Fastidieuse Pourquoi ? Le principal ouvrage de Saint-Jure a pour titre : De la connaissance et de l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; je comprends que M. Legué n'ait pas lu ce livre, mais de quel droit le déprécier ainsi ? Rien n'est moins scientifique. Ailleurs, il déclare fastidieux, bien entendu, mais avec cela « incompréhensible », le passage suivant d'une lettre de Jeanne à son directeur : « Il y a sept ans et demi que je fis le voeu de la plus grande gloire de Dieu... Lorsqu'il se présente quelque chose où je ne vois pas bien clairement la plus grande gloire de Notre-Seigneur... j'embrasse celle où je sens le plus de difficultés naturelles. C'est une matière qui me cause souvent des scrupules... je voudrais bien qu'il vous plût me faire voir comme quoi je me dois comporter V. Ib., pp. 261, 262. Qu'y a-t-il là de si obscur ? —Pourquoi ce ton? Il écrivait en 188o, c'est-à-dire aux débuts de la campagne anticléricale. Grâce à Dieu, cet état d'esprit parait aujourd'hui préhistorique à tous les savants, croyants ou non.

 

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la crainte de Dieu; elle a voulu davantage et elle a eu souvent plus que les dehors de la sainteté. De toute façon, nous lui devons indulgence, pitié, respect. Mais qu'on ne nous demande pas d'aller beaucoup plus loin. Après tout, elle appartient à l'histoire. J'ignore si jadis l'on essaya d'introduire, en cour de Rome, la cause de sa béatification. On peut affirmer néanmoins et sans crainte d'être jamais démenti par l'événement, que t'eût été peine perdue. Mais pourquoi, dira-t-on, soumettre cette ombre agitée à de nouveaux interrogatoires qui lui rappelleront les exorcismes d'antan ? D'abord parce qu'elle ne souffre plus et qu'elle a cessé de convoiter une auréole qu'elle sait bien maintenant qu'elle ne méritait pas. Ensuite et surtout parce qu'il nous est insupportable que l'on assimile cette névrosée à nos saintes authentiques, à celles dont je

 

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compromettrais en quelque manière la gloire humaine si l'on me voyait courir d'un pas étourdi aux autels douteux. Mme Guyon, qui lui est de beaucoup supérieure, quand nous aurons à la juger, pense-t-on que nous irons l'égaler à Mme Acarie, à Marguerite d'Arbouze, à la Bonne Annelle ? Enfin nous sommes ici pour nous instruire et sur des exemples vivants ; pour apprendre à ne pas confondre la haute contemplation avec ses contrefaçons dangereuses; pour nous expliquer l'illusion des faux mystiques et de ceux qu'ils ont séduits.

L'histoire critique de Jeanne des Anges est encore à désirer. Les documents ne manqueront pas sur une femme qui a tant fait parler d'elle et pendant et après les possessions. Pour moi, je dois me contenter des deux textes principaux, les mémoires de Surin que nous avons déjà cités bien des fois et l'autobiographie de Jeanne (1). C'est un écrit fort curieux, fièvreusement et adroitement sincère, d'une rare lucidité. Les nosographes y trouvent, disait Charcot, « un luxe de détails instructifs que l'on chercherait souvent. en vain dans les observations médicales les plus modernes » (2). — Ai-je besoin de rappeler que nous ne la lisons qu'en moralistes ? — Elle n'hésite pas à publier quelques-unes de ses fautes. Car elle connaît les règles et les modèles du genre. Ici, comme toujours, je dis toujours, elle imite quelqu'un. Le mimétisme spirituel paraît en effet le caractère le plus saillant et de sa névrose et de son génie. Aussi ne devons-nous pas être surpris que la candide loyauté du P. Surin se soit laissé prendre à l'ingénuité volontaire et savante de Jeanne des

 

(1) La pièce a été certainement revue ou par le P. Surin, ou par le P. Saint-Jure qui a dirigé la prieure de Loudun pendant quelques années. Aux critiques de l'examiner.

(2) Préface du livre de Legué sur Jeanne des Anges, p. II ou encore : « Nous nous trouvons tout simplement mis en rapport direct avec une malade d'une certaine culture, quoiqu'illettrée ( ??), qui s'est minutieusement et intelligemment observée », ib., p. II. Les médecins trouvent beaucoup moins exactes et cohérentes les descriptions que le P. Surin nous donne d'expériences presque identiques à celles de Jeanne.

 

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Anges. Elle avait beaucoup d'intelligence, ou du moins, de finesse. Elle n'écrit que ce qu'il lui plaît de dire et s'il lui échappe parfois des aveux d'une exceptionnelle gravité, c'est que, dans son ignorance de certains sujets, elle n'a pas prévu les interprétations que soit la clinique, soit le confessionnal, donneraient un jour à ses paroles. Et puis

elle n'a pas toujours présent à la pensée tout ce qu'elle a dit. Quand elle raconte que saint Joseph l'a guérie d'une maladie mortelle au moyen d’un onguent céleste dont elle promènera le parfum en tant de lieux, ou bien elle oublie qu'elle nous parle ailleurs de beaux onguents qu'elle aimait à composer elle-même pour le soulagement de ses soeurs, ou bien elle n'imagine pas que l'idée vienne jamais à personne de rapprocher ces deux anecdotes et d'éclairer la première par la seconde. Je ne choisis pas cet exemple parmi les plus significatifs.

Dans ces confessions elle ne parle pas de son enfance, qui sans doute ne lui avait pas laissé de bons souvenirs; rien de sa famille, rien de l'abbaye de Saintes où elle avait été élevée, de dix à quinze ans, et où une de ses tantes était prieure. « J'ai passé, dit-elle, les premières années de ma jeunesse, dans un état assez indifférent selon la manière des filles de ma condition. » Il semble en effet que sa bizarre nature ait mis beaucoup de temps à se dessiner. Malingre de naissance, elle avait les épaules inégales et la taille de travers. Plus tard son esprit, sa langue preste, ses yeux étincelants ou railleurs, lui feront, par moments, une sorte de beauté. Boudon, qui l'a vue peut-être ou qui résume les notes du P. Surin, indique assez curieusement l'intermittence de cet éclat. « Le diable, écrit-il, ajoutait (à son esprit) en certaines occasions, une beauté charmante. » Et le P. Surin qui hésite aussi : « Son visage parut d'une rare beauté, mais affectée et avec des attraits et des rayons dans ses yeux » Quoi

 

(1) Legué, op. cit., p . 12.

 

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qu'il en soit, petite pensionnaire difforme, mal épanouie et sans charme, elle n'inspirait guère que la pitié. A cette disgrâce dont elle a beaucoup souffert, s'ajoutaient les aspérités d'un caractère intraitable. Il est difficile de démêler ses premiers instincts, mais elle en avait apparemment moins de bons que de mauvais. L'abbaye de Saintes dut la congédier avant le temps. On nous parle de « penchants... déréglés » qui auraient causé de graves inquiétudes soit aux bonnes moniales, soit à ses parents. Qu'y avait-il donc ? Son médecin et biographe, le D' Legué, pour qui l'avenir n'a pas de mystères, croit à une perversité précoce, aux premiers désordres d'une sensualité morbide. Bref il diagnostique l'hystérie et dans le sens que l'on donnait à ce mot, il y a cinquante ans Pour moi, je ne vois pas que nos maigres documents nous permettent de rattacher ainsi aux attaques de Loudun l'indiscipline et les caprices d'une jeune fille en guerre avec tout le monde, comme il y en a tant. Au reste ce qui dominera

 

(1) Surtout depuis les travaux de M. P. Janet (Etat mental des hystériques, Paris, 1892, 1894) ces connotations spéciales du terme hystérie sont regardées comme excessives et tenant du mythe. Jadis — et encore du temps de Legué — ce nom seul semblait suggérer, comme dit le baron de Hügel « things fit only for discussion in medical reviews », tandis qu'aujourd'hui, « this malady is well known... to have no special relation to things of sex at all ». Par suite de cette erreur initiale aujourd'hui abandonnée, « this disorder was supposed to predominantly come from, or to lead to moral impurity ». Or sur 12o cas étudiés par le Dr Janet, quatre seulement présentent ces tendances particulières. A la vérité Jeanne des Anges aurait été ajoutée à ces quatre, si elle avait passé par la clinique du Dr Janet. Mais il ne m'est pas démontré du tout que son hystérie aurait suivi fatalement cette direction, si Jeanne elle-même, par une série d'actes, je ne dis pas criminels, mais imprudents et d'ailleurs parfaitement libres, n'avait pas elle-même aiguillé sa maladie de ce côté-là. Et de même, hystérie était jadis synonyme d'insincérité. Or M. Janet affirme sur bonnes preuves, que le mensonge ne règne pas moins chez les personnes saines que chez les hystériques. L'exemple de Jeanne est encore intéressant à ce sujet. Je la crois simulatrice au premier chef, mais elle l'était, nous le montrerons, bien avant ses premières attaques. L'erreur de M. Legué me parait donc être de vouloir expliquer Jeanne des Anges par des causes exclusivement pathologiques. Nous, sans nier certes la névrose de cette possédée. sans nier davantage la réalité de sa possession, nous prétendons que Jeanne appartient aussi et peut-être surtout aux moralistes. Nous ne lui défendons de visiter ni le médecin ni l'exorciste, mais soit avant soit après ces visites, nous l'invitons au confessionnal. Cf. Fr. v. Hügel, The mystical element in religion as studied in saint Catherine of Genoa, London, 1908, lI, pp. 22, 23.

 

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plus tard chez Jeanne des Anges, ce n'est pas tel autre penchant que l'on pourrait croire, c'est la vanité. II y a chez elle un appétit, d'ailleurs peu noble, d'excellence, auquel tout le reste est subordonné. Avec cela il est bien curieux que personne ne la trouve aimable, que, sournoise pourtant, elle ne songe pas à plaire, elle qui se montrera si caressante dans le parloir de Loudun. Infirme, nièce de la Mère Prieure, les bénédictines de Saintes ne demandaient qu'à la choyer, qu'à lui voir toutes les vertus. Pour décourager leur tendresse, il faut qu'elle ait été singulièrement fermée et rugueuse. Elle ignorait ses propres moyens de séduction ou, plutôt, elle n'en disposait pas encore, tant sa croissance fut lente. Peu de coeur; en aura-t-elle jamais? Peu ou pas de dévotion; sans quoi les moniales auraient eu quelque prise sur elle. Peu de scrupules... Laissons-la croître. C'est une enfant de qualité morale médiocre, mais non prédestinée au mal. Elle ne manque pas de ressources : elle a de l'intelligence, de la souplesse, de la volonté. Que la ferveur se développe chez elle et Jeanne pourra faire une religieuse, sinon héroïque, du moins convenable.

A dix-huit ans, quand elle entre chez les ursulines de Poitiers, suivait-elle un attrait de grâce ou simplement un nouveau caprice ? Là-dessus nous ne savons rien, sinon qu'elle scandalise bientôt la communauté (1). La pensionnaire de Saintes, n'avait fait que changer d'habit. Elle était riche, les ursulines pauvres. On songe pourtant à la renvoyer. Elle-même, parlant de cette époque :

 

Si l'obéissance me le voulait permettre, dit-elle, je décrirais avec un singulier plaisir — qu'on souligne ces deux mots — par le menu toutes mes malices, hypocrisie, duplicité, arrogance, propres estimes et recherches de moi-même, avec tous mes autres vices, afin d'obliger ceux qui pourront voir cet écrit à crier miséricorde à la divine justice pour moi qui l'ai tant de milliers de fois offensée... J'ai donc passé ces trois années en

 

(1) Elle fit profession en 1623.

 

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grand libertinage (d'esprit), en sorte que je n'avais aucune application à la présence de Dieu. Il n'y avait point de temps que je trouvasse si long que celui que la Règle nous oblige à passer à l'oraison.

 

Compris comme ils doivent l'être ces aveux n'ont rien de très alarmant. Dans le lexique des couvents, « malice », « vices », ne désignent d'ordinaire que des fautes vénielles. Et, pour le dire en passant, je suis à peu près sûr que Jeanne, ni à cette époque, ni depuis n'est allée jusqu'aux mortelles. Elle se sert aussi d'autres mots dont elle ignore le sens et qu'elle a recueillis de ses longs entretiens avec les savants, « libertinage » par exemple qu'elle explique d'ailleurs aussitôt. En somme elle nous présente ici le portrait d'une religieuse tiède, indolente, bien plutôt que sensuelle — je tiens à le répéter — qui regimbe contre la discipline conventuelle et qui s'ennuie à la prière. Voici beaucoup mieux :

 

Je m'appliquais à la lecture de toutes sortes de livres (mystiques) ; mais ce n'était pas par un désir de mon avancement spirituel, mais seulement pour nie faire paraître fille d'esprit et de bon entretien et pour me rendre capable de SURPASSER LES AUTRES EN TOUTES SORTES DE COMPAGNIES.

A cet effet je m'étudiais, autant qu'il m'était possible, à faire agréer mon humeur à tous ceux avec qui je conversais.

 

Qu'on note ce tournant décisif, cette conversion. Jusque-là son tempérament rebelle et peu affectueux la poussait à contrister son entourage beaucoup plus qu'à le séduire.

 

Et comme j'ai une facilité naturelle à faire ce que je veux,

 

facilité qu'elle ne se connaissait pas encore,

 

je m'en servais, employant mon esprit pour gagner l'affection des créatures et particulièrement de celles qui avaient quelque autorité sur moi, afin d'avoir plus de liberté de suivre mes inclinations, et encore pour avoir les emplois de la communauté

 

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qui m'étaient les plus agréables, en sorte que je ne fusse pas si sujette aux règles extérieures. J'avais une telle estime de moi-même, que je croyais que la plupart des autres étaient bien au-dessous de moi; c'est pourquoi je les méprisais souvent en mon coeur. JE M'ÉTUDIAIS AUTANT QU'IL M'ÉTAIT POSSIBLE A DONNER BONNE OPINION DE MOI-MÊME AUX PERSONNES SPIRITUELLES avec lesquelles je pouvais avoir quelque communication (1).

 

Qu'elle se calomnie quelque peu, lorsqu'elle parle de la sorte, j'y consens volontiers. C'est la loi du genre. Elle tient du reste à couper les ponts entre ses désordres passés et la sublimité de ses états présents. Mais enfin, à le prendre dans son ensemble, qui n'admirerait la finesse et qui ne sentirait le prix de ce témoignage ?

En apparence du moins, le fond n'a presque pas changé. C'est bien toujours la même nature vulgaire, fermée aux inspirations généreuses. Elle le dit elle-même un peu plus bas : « Je cherchais, autant que ma condition me le voulait permettre, à me donner du plaisir, quoique je n'en trouvasse en rien » (2). Pour l'instant ce plaisir est en effet médiocre. Elle veut mener une vie facile, molle, indépendante, en échappant autant que possible à la discipline du couvent. Mais, pour atteindre ce but, au lieu que jusque-là elle avait eu recours soit à la révolte ouverte, soit à des cachotteries de pensionnaire, elle tâchera désormais de capter l'estime et par là d'endormir la vigilance des supérieures. Elle vient à peine d'achever sa croissance laborieuse : ses dons de femme si longtemps enveloppés, même à ses propres yeux, lui sont enfin révélés. Elle sait qu'elle possède « une facilité naturelle à faire... agréer son humeur ». Elle a pris conscience de sa faculté maîtresse, l'art de simuler et de séduire. Elle en usera. Nul doute d'ailleurs qu'elle n'envisage aussi le terme heureux où son manège promet de

 

(1) Legué, op. cit., pp. 55, 56.

(2) Ib., p. 57.

 

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la conduire. Se faire bien voir de ceux qui l'entourent, se donner les airs d'une grande spirituelle, n'est pour elle qu'une étape, au bout de laquelle l'attendent la pleine liberté et les autres privilèges d'une supérieure.

En s'appliquant à ce rôle, elle espère bien, sans doute, se procurer, avec moins de risques, les adoucissements dont nous avons parlé, mais elle satisfait en même temps son intime désir, plus profond peut-être, de « surpasser les autres », et d'établir sa propre excellence. A l'amour-propre rageur de la petite fille peu jolie, difforme et toujours grondée, a succédé un orgueil féminin, encore mal assuré, mais déjà menaçant. Que sont après tout les maigres plaisirs qu'elle se promettait d'une vie sans contrainte, mais enfin régulière et cloîtrée, que sont-ils auprès de la gloire qui lui vaudra la vénération attendrie de tout un couvent, de toute une ville, et, pourquoi pas, de plusieurs provinces ? Elle se rappelle tant d'autres femmes, ses contemporaines, visitées, consultées et célébrées par les grands spirituels du royaume. Elle apprend leur langue, elle inédite leurs extases. Prendre un jour sa place dans ce cortège mystique, c'est déjà pour elle, ou du moins, cela ne tardera pas à être le souverain bien.

Il n'y a rien là du reste qui doive beaucoup nous surprendre et qui nécessite l'intervention du médecin. Le cabotinage spirituel, aussi répandu que l'autre, n'est pas, tant s'en faut, un indice d'hystérie. Jeanne ne calcule et n'agit pas comme une exaltée. Un bon confesseur aurait chance de guérir ou d'atténuer, par les médications ordinaires, ce désordre presque tout moral. Telles complications morbides que l'on aurait pu craindre ne se présenteront pas. Nulle idée fixe non plus. La comédie qu'elle se met à jouer a de longs entr'actes. La grâce parle souvent à cet esprit partagé, à ce cœur mobile.

 

Notre-Seigneur, dit-elle, ne m'abandonnait point... Toutes les fois que je me présentais devant lui pour faire l'examen de ma conscience, je me trouvais en des bouleversements si

 

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grands que je ne les saurais exprimer. J'étais si infidèle à la bonté divine que j'aimais mieux me résoudre à porter ma peine que de changer d'inclination et de moeurs. Il me prenait souvent des appréhensions de ma damnation, mais je les étouffais par quelque récréation et ainsi le temps se passait... sans que... je voulusse me résoudre à changer mes habitudes vicieuses.

 

Quand elle parle sur ce ton, elle nous intéresse et nous touche plus que dans le récit de ses visions ou de ses miracles. Elle est dans sa vérité et à sa place, je veux dire, loin de l'élite, parmi ces innombrables chrétiens qui ne peuvent se résigner ni au vice ni à la vertu. Son cas est de la dernière banalité. Qu'on se garde bien de la prendre en grippe, qu'on n'aille surtout pas la comparer aux grandes orgueilleuses de l'histoire ou aux intrigantes de haut vol. Un bizarre concours de circonstances a servi et magnifié les ambitions de cette chétive. Sans quoi elle aurait vécu et serait morte insignifiante. Quant à ce qu'elle appelle ses habitudes vicieuses, la pauvre fille ! elles ne sont pas sans excuse. De très petites choses se cachent sous ces grands mots. Paresse, mollesse, frivolités, perfidies, tout cela fourré de mensonges. Le sommeil du matin rafraîchit ses nerfs malades : mais elle n'accepte qu'en minaudant, mais elle a l'air de subir très à contre-coeur l'ordre qu'elle s'est fait donner de rester au lit. Fourmi gourmande, elle entasse dans le carton aux agnus, les confitures que lui glissent dextrement ses amies du monde : c'est qu'elle a souvent grand'faim aux heures où le réfectoire n'est pas ouvert. Entre deux phrases dévotes, elle darde le trait acéré qui la vengera de cette soeur trop jolie ou qui ruinera le prestige d'une autre rivale. Somme toute néanmoins, pour une religieuse sans vocation bien assurée et que fatigue la prière, elle ne se tient pas trop mal. Surtout elle a le mérite de n'être pas satisfaite d'elle-même. Mais, beaucoup plus que ces menues défaillances, chez elle, ce

 

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qui m'inquiète, ce sont les cordes absentes. Quand les femmes se mêlent d'égoïsme, elles l'emportent même sur nous. Jeanne des Anges ne pense qu'à soi, ne s'oublie jamais. Ni sa famille, ni son couvent, ni ses relations mondaines, ni le prêtre qu'elle a vu conduire au bûcher, rien ne l'intéresse qu'elle-même. Quand elle parle du P. Surin qui s'est héroïquement dévoué à la guérir, qui a tant souffert pour elle, il ne lui vient pas un mot de tendresse, pas même de pitié. Nous savons assez qu'elle a, ou plutôt qu'elle aura des sens. Il ne paraît pas qu'elle ait eu du coeur.

En 1626, les ursulines ayant décidé de s'établir à Loudun,

 

je demandai, nous dit-elle, avec grande instance d'être une de celles qui seraient envoyées pour faire la fondation, m'éloignant en cela de la pratique des bonnes religieuses... On me fit quelques difficultés, je ne me rendis à aucune; au contraire, j'usai de toutes sortes d'inventions pour venir à bout de mon dessein. J'y réussis.

 

Pourquoi ce désir et ces intrigues? S'il faut l'an croire, elle se persuadait que « changeant de demeure », elle pourrait « plus aisément se convertir » « dans une petite maison... que dans une grande ».

 

Mais, hélas! je me trompais bien, car, au lieu de travailler à la mortification de mes passions et à la pratique de mes règles, je m'appliquai à reconnaître les humeurs des personnages du pays, à faire des habitudes avec plusieurs. Je cherchais à passer le temps dans les parloirs en des discours fort inutiles. Je pris soin de me rendre nécessaire auprès... de la Supérieure... je la trompais par mille petites souplesses d'esprit... Je sus si bien m'accommoder à son humeur et la gagner qu'elle ne trouvait rien de bien fait que ce que je faisais et même elle me croyait bonne et vertueuse. Cela m'enfla tellement le coeur que je n'avais pas de peine à faire beaucoup d'actions qui paraissaient dignes d'estime. Je savais dissimuler, j'usais d'hypocrisie pour que ma supérieure conservât les bons sentiments qu'elle avait de moi et qu'elle fût favorable à mes inclinations

 

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et volontés. Aussi elle me donnait toutes sortes de libertés dont j'abusai et comme elle croyait que j'avais dessein d'aller à Dieu avec perfection, elle me conviait souvent de converser avec de bons religieux, ce que je faisais pour lui complaire et pour passer le temps ;

 

ajoutons, et pour mieux apprendre mon rôle (1).

Sous toutes ces dissimulations, elle garde et gardera toujours une confuse droiture qui ne lui permettra pas de jouir paisiblement du fruit de ses longs manèges. Bien différente en cela du cabotin normal, elle n'arrivera pas à se prendre à son propre jeu, à se voir telle qu'elle veut que le public la voie. Jusqu'à son dernier jour, bien que l'esprit brouillé par la névrose et tant de visions, elle doutera de ses « états » prétendus mystiques. Une retraite qu'elle fit peu après son arrivée à Loudun aiguisa de nouveau son inquiétude. Elle pleura beaucoup; elle prit de bonnes résolutions qu'elle tint pendant trois ou quatre mois, mais pour revenir ensuite aux anciennes habitudes. Sur ces entrefaites, elle fut nommée prieure (1627 ou 1628). Pour son propre malheur et celui de beaucoup d'autres, sa tactique avait réussi.

Si jeune —elle avait vingt-cinq ans — de santé si faible et sainte de si fraîche date, on a peine à comprendre un pareil choix. L'avis de la Prieure de Loudun qu'elle allait remplacer et qui ne voyait que par elle, aura fait taire les résistances du Conseil. Et puis ce nouveau couvent avait des débuts difficiles. On était pauvre ; sans l'appui des grandes familles de Loudun, on végéterait lamentablement; Jeanne avait déjà fait ses preuves au parloir. Fort habile du reste, et comme toujours à moitié sincère, elle se déroba, tant qu'elle put :

Je voyais bien, dit-elle, qu'il faudrait que je fusse beaucoup dépendante des humeurs des religieuses ; outre que j'appréhendais la charge de leur conscience (2).

 

(1) Legué, op. cit., pp. 58, 59.

(2) Ib., p. 61.    

 

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Ces derniers mots lui font grand honneur, mais soulignons aussi les premiers. Ils nous révèlent peut-être un des ressorts du drame qui se prépare. Pour craindre ainsi « les humeurs » de ses religieuses, Jeanne a ses raisons. Elle sait pertinemment que plusieurs ne l'aiment pas ; que telle ou telle a vu clair dans son jeu et que subie sans allégresse, elle sera critiquée sans bienveillance. On pense bien que je ne dois pas ces lueurs au Ménologe des ursulines. Jeanne elle-même nous invite à ouvrir les yeux. En arrivant au pouvoir, elle a bien pris la « résolution... de travailler par toutes sortes d'inventions humaines à gagner l'esprit et le coeur de ses soeurs, afin de leur faire agréer toutes ses volontés », mais elle n'a pas réussi. La maison est divisée, jusqu'au jour où une commune démence les mettra plus ou moins d'accord. Il y a une opposition contre la Prieure, des murmures, d'aigres discours. Dieu, écrit-elle encore,

 

permettait assez souvent qu'il arrivât des choses qui me faisaient beaucoup de peine de la part des créatures, afin de m'obliger d'avoir recours à lui, mais je n'en faisais rien. Au contraire, j'allais passer mon temps au parloir, et par là je charmais mes petits ennuis

 

On ne saurait être plus clair. Ces créatures qui l'irritent portent le même voile que Jeanne. Celle-ci ne règne en paix qu'à l'extrême frontière de ses états. Au reste ce goût du parloir était déjà pour elle une vieille et chère habitude. Simple religieuse, elle y passait « les journées toutes entières ». Prieure, elle eut encore plus de liberté.

Parloir maudit! C'est là surtout, si je ne me trompe, qu'a été couvée, pour ainsi parler, la folie de Jeanne des Anges.

Ce nouveau chapitre est mal éclairé. Nous avons bien les confidences de Jeanne, mais la fine ou l'inconsciente Prieure excelle; innocemment peut-être, à déplacer les

 

(1) Legué, op. cit., pp. 62, 63.

 

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perspectives; elle ne dirige pas notre curiosité sur les points les plus importants. D'une part elle en dit trop et avec une éloquence trop imitée de saint Augustin, d'autre part elle dissimule, ou, si l'on veut, elle ignore, elle oublie le plus grave.

« Pour comble de son malheur, nous dit-elle, (Jeanne s'était liée) d'affections déréglées, à certaines personnes sous prétexte de piété », celles-là même qui charmaient au parloir ses « petits ennuis ». Et elle continue avec éloquence. Suivons-la, mais sans oublier que son lexique n'est pas le nôtre :

 

Je voudrais que l'obéissance me voulût permettre de dire ici toutes les fautes que j'ai faites et que j'ai fait faire dans ces conversations qui n'étaient point nécessaires et l'on verrait le danger qu'il y a d'exposer si aisément des jeunes filles aux grilles, quoique les entretiens paraissent spirituels.

0 Seigneur, quand je pense à tout ce qui s'est passé dans ces conversations... je,ne peux me lasser d'admirer votre bonté de m'avoir attendue si longtemps et supportée avec tant de douceur. Je vous bénis de ce que vous ayez permis que j'aie trouvé tant d'amertume en l'amour des créatures... Vous m'aviez donné, ô mon Dieu, un naturel assez capable de votre amour... Mon coeur ne pouvait demeurer sans s'attacher par amour à quelque objet; cependant vous n'avez jamais permis que j'aie eu un seul jour de contentement en toutes ces attaches (1).

 

Faisons comme doit faire en pareil cas un bon con. fesseur et ne perdons pas la tête. Rien n'est sérieusement compromis. «Amour », « attaches », « amertume », une religieuse, et plus vaniteuse que tendre, ne donne pas à ces mots le sens que leur donnait saint Augustin, Jeanne avait là de bonnes amies : elle tenait fort à leur affection, je veux dire, à leur estime, à leur docilité. Comment celles-ci l'ont-elle déçue? Je ne le sais pas. Ces humbles tragi-comédies du couvent et du parloir se

 

(1) Legué, op. cit., pp. 62, 63.

 

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nouent et se dénouent de tant de façons ! De sa liaison avec l'aristocratie de Loudun, l'ambitieuse Prieure s'était promis beaucoup pour le prospérité de son couvent. Néanmoins la situation, quoique assez améliorée, restait peu brillante. On causait, on riait volontiers avec cette femme de tant d'esprit : plusieurs se bornaient là et ne 1u offraient ni leur bourse, ni leurs enfants. Je crois aussi que Jeanne avait, ou dans ses allures, ou dans la voix, ou dans le regard, quelque chose de déplaisant. D'un autre côté, si elle régnait au parloir, elle ne pouvait empêcher les autres soeurs d'y venir aussi. Elles n'étaient pas les premières venues. Claire de Sazilly avait pour cousin Son Éminence le Cardinal Duc ; Jeanne d'Escoubleau de Sourdis, l'archevêque de Bordeaux ; les autres portaient aussi de beaux noms, avec cela, charmantes peut-être, et d'un charme plus ingénu que celui de Jeanne des Anges ; pieuses et d'une piété plus spontanée. Bref, chacune retrouvait au parloir ses bonnes amies, plus ou moins nombreuses et qui ne faisaient pas voeu de fidélité. Des deux côtés de la grille, la partie n'était pas égale. Mariées ou à la veille de l'être, la plupart des visiteuses ne cherchaient qu'à se distraire ; Loudun est petit. Les religieuses prenaient la chose plus au sérieux, les unes dans une pensée de zèle, les autres cédant au penchant naturel et candide qui, si peu d'années auparavant, passionnait leurs amitiés de petites filles dans les abbayes du voisinage. D'où les complications que l'on imagine : triomphe à peine discret de celles-ci, rancunes de celles-là; l'une faisant mille grâces pour s'enchaîner ses conquêtes récentes, l'autre manoeuvrant pour ressaisir les amies perdues. Puis un sermon, une lecture pieuse, une retraite les faisaient rougir de ces « attaches ». Le scrupule s'en mêlait parfois, chez Jeanne en particulier, trop constamment dissimulée pour avoir la conscience tranquille. Voilà, me semble-t-il, les causes de l’ « amertume » qu'elle dit que lui a laissé « l'amour des créatures », voilà le vrai caractère

 

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de cet « amour ». A-t-elle commis des imprudences plus graves? La chose manifestement n'est pas impossible, mais je la crois très peu vraisemblable. On me dispense de dire pourquoi (1).

Je n'ai pas non plus le droit de développer ici les autres raisons, beaucoup plus sérieuses, que Jeanne des Anges aurait eues de maudire ce parloir fatal. Deux mots suffiront. En 1632, un nom, un seul nom obsède la Mère Prieure et après elle, et par elle, tout son couvent. Contagion hystérique, disent d'un commun accord les médecins et les théologiens; attaques, reprennent ces derniers, mais qui ont préparé et facilité les possessions qui vont suivre. Or il est constant qu'à cette époque. Jeanne

 

(1) Ce serait trop long et cela demanderait une légèreté de plume qui me manque. Qu'il me suffise de dire ceci : un moment vient ou bon gré mal gré, Jeanne nous livre ses plus noirs secrets. C'est pendant la période des grandes attaques. Or à ce moment, un seul être l'occupe, je dis un seul. Et cet être, Grandier, Jeanne des Anges ne l'avait jamais vu, ni au parloir, ni ailleurs. Mais alors, demandera-t-on, comment expliquer, de la part de Jeanne, des remords si vifs et si précis ? Laissons la vivacité qui me touche peu. Qu'elle parle en pécheresse pénitente ou qu'elle exprime d’autres sentiments pieux, elle n'est jamais pleinement sincère. Pour le reste, voici comme l'on pourrait se représenter la chose. Distinguons trois périodes : soit A, celle des drames enfantins dont je viens de parler dans le texte. Comme personnages, Jeanne, ses soeurs et les autres a créatures » avec lesquelles on perd son temps au parloir ; soit C, la période des grandes attaques et de la possession, qui commencent en 1632. Les « créatures » de A, ont complètement disparu. Il n'est plus question d’elles. Tant il est vrai que les sentiments qu'elles avaient pu inspirer à Jeanne étaient peu profonds. Entre A et C, plaçons B, période de transition, toute noyée dans A, mais que trouble déjà le voisinage de C. Les créatures : de A paraissent encore sur le théâtre, mais elles s'effacent de plus en plus devant le personnage nouveau qui remplira C. C'est l'époque des tentations violentes. Le détraquement s'annonce mais le libre arbitre subsiste, assez du moins pour que Jeanne puisse s'inquiéter des pensées qui l'agitent. A et B ont laissé dans la conscience de Jeanne des ferments de remords. Dix ans après, quand elle évoquera tout ce bloc. n'aura-t-elle pas confondu tous ces remords et projeté, si l'on peut dire, sur A le s souvenirs les plus pénibles de B ? Confusion que je crois inconsciente, mais cependant insensiblement volontaire. Présentons maintenant la chose d'une autre façon. Jeanne a des remords. Voilà un fait qu'elle n'a pas d'intérêt à nous cacher et qui, au contraire, s'adapte le mieux du monde à tout son système autobiographique. D'un autre côté, ce même système exige qu'Urbain Grandier ne figure pas au nombre des « créatures » dont le souvenir réveille nécessairement ces remords. Dans tout ce qu'elle a pu sentir, penser, dire au sujet de ce personnage, elle ne doit avoir aucune responsabilité. Les sept démons ont tout fait. Conclusion logique : on antidatera les fautes commises dans les périodes B et C. On les situera dans la période A.

 

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des Anges n'avait jamais vu Grandier, constant que Gran-die, ne s'était jamais soucié de la Prieure. D'où le connaît-elle donc, d'où sait-elle, et par le menu, ce que l'on peut craindre de lui ? D'où, sinon de ses amies du parloir qui jour par jour, pendant deux ou trois ans, non sans l'exagérer, l'ont mise au courant du scandale que donnait ce prêtre. Je m'en tiendrai là, mais le peu que j'ai dit, me permet d'affirmer qu'un grave préjugé pèse sur Jeanne des Anges. Qu'elle ait été possédée par le démon, cela nous gênerait peu. Marie des Vallées et le P. Surin ont connu les mêmes épreuves, et nous ne les traitons ni l'un ni l'autre de visionnaires. Mais ni de l'un ni de l'autre la mémoire n'est associée à quoi que ce soit de coupable, tandis qu'aussi longtemps que l'on parlera d'Urbain Grandier, plusieurs évoqueront sans amitié le nom de la fameuse Prieure. Que l'on réduise autant que possible la part que la malice humaine eut dans cette histoire, que l'on fasse de la condamnation du prétendu magicien une simple erreur judiciaire, il n'en resterait pas moins surprenant et pénible de rencontrer une sainte parmi ceux qui furent mêlés à pareille catastrophe. Au reste il s'est passé là et aux yeux de tous, de vilaines choses, certainement contraires à la loi divine. De ce qu'il y eut de pire je veux que Jeanne soit innocente, je la veux tout à fait irresponsable des accusations formelles et indéfiniment répétées qu'elle a proférées dans son délire, d'ailleurs plus lucide qu'on ne pourrait croire. Est-elle pareillement innocente de l'orientation particulière qu'a pris ce délire, innocente, si l'on peut ainsi parler, des objets et du nom qui l'ont rempli? Malade avant d'être possédée, elle a mille excuses, mais nul casuiste ne soutiendra que les accès intermittents de sa maladie commençante aient entièrement paralysé le libre arbitre de Jeanne des Anges. Elle savait et elle voulait ce qu'elle faisait, quand elle s'amusait au parloir, écoutant avec une curiosité au moins imprudente, ces éternels commérages. Ce faisant, elle

 

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avait trop d'esprit et un esprit trop inquiet pour ignorer qu'elle manquait à son devoir. Elle l'a bien senti elle-même confusément lorsqu'elle a écrit

 

Si je me fusse bien étudiée à la mortification de mes passions, jamais les démons n'eussent fait tant de désordre chez moi (1).

 

Eh! sans doute, religieuse exemplaire, Dieu pouvait aussi bien permettre au démon de la tourmenter : sa crise aurait tout de même éclaté peut-être, mais peut-être aussi, avec moins de violence et nourrie d'images moins précises. Le P. Surin, d'une pureté d'enfant, a eu lui aussi des tentations analogues, mais qui n'ont allumé le bûcher de personne. Si Jeanne des Anges avait été, je ne dis pas une sainte, mais simplement une bonne religieuse, il parait bien probable que le procès d'Urbain Grandier n'aurait pas eu lieu. D'où je conclurais volontiers, d'ores et déjà, qu'il est, a priori peu vraisemblable que Dieu ait choisi cette femme pour la combler de ses dons les plus sublimes, et cela, dis-je, au lendemain même des évènements de Loudun. Nous n'avons pas l'impertinence de fixer à la grâce des conditions ou des limites, mais c'est le distributeur de cette grâce qui, par l'ordre habituel de sa Providence, nous montre avec quelle jalousie il s'intéresse à l'honneur de ses mystiques, avec quelle sollicitude il les préserve d'associations infamantes. Il faut que chacun d'eux puisse dire : Christi bonus odor sumus Deo; devant Dieu, sans doute et avant tout, mais aussi devant les hommes. Voyez plutôt le P. Surin. Sa grâce ne lui a épargné ni les assauts des démons ni l'humiliation de passer pour fou, mais elle ne l'amène à Loudun que cinq mois après le supplice de Grandier. Je sais bien que la condamnation de cet innocent a dû lui paraître juste et que s'il eut été là il eût partagé la conviction des premiers

 

(1) Legué, op. cit., p. 69.

 

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exorcistes. Mais enfin Dieu n'a pas permis qu'il fût là. Que si l'on trouve ces raisonnements trop mystiques, on avouera néanmoins qu'ils nous permettent de ne pas croire, sans une critique sérieuse, à l'éminente contemplation, aux miracles de Jeanne des Anges. Pour effacer les cendres qui souillent les mains de cette malheureuse, il faudra des stigmates bien authentiques et d'une origine indiscutablement céleste.

IV. Le P. Surin avait sur la possession diabolique des vues très belles, très optimistes, mais que peut-être il exagérait un peu. Que les démons, pensait-il, paraissent « une même chose » avec les personnes qu'ils possèdent, qu'ils deviennent en quelque manière « l'âme de leur âme », cela ne doit pas nous troubler. Comme en effet ils

 

n'ont aucun pouvoir sur la volonté de l'homme pour y faire entrer le péché, on peut dire que Dieu permet cette union, afin que le démon fasse le supplice de ces personnes et qu'elles fassent aussi le supplice du démon. Car c'est une conduite assez ordinaire (?) de Dieu dans les voies de la grâce de permettre au démon de posséder ou d'obséder les âmes qu'il veut élever à une grande sainteté. Nous en avons eu beaucoup d'exemples dans les derniers siècles et encore dans celui-ci.

 

Cela est vrai dans bien des cas particuliers, mais il ne faudrait pas généraliser ces observations. L'Église n'a jamais regardé l'ensemble des possédés comme une race choisie. Elle les plaint, elle tâche de les guérir, mais elle ne s'attend guère à les voir s'élever au-dessus des vertus communes, trop heureuse si, après leur guérison, ils ne reprennent pas la vie pécheresse ou du moins très vulgaire, qu'ils ont menée jusque-là. En d'autres termes, l'Église n'admet pas que la possession soit par elle-même l'indice normal et régulier d'une haute vocation mystique. Telle n'est pas du reste la pensée du P. Surin. Il entend ne parler que des « grandes âmes » :

 

Toutes les horreurs de l'impureté, des blasphèmes et de la haine de Dieu que (les démons) inspirent à ces âmes malgré

 

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elles, n'y font aucune tache, et Dieu donne un si bon tour aux choses, qu'elles en portent autant d'humiliation que si ces horreurs leur étaient naturelles et volontaires, ce qui les établit dans un fonds admirable d'humilité (1).

Les démons opèrent dans l'intime de l'âme (d'élite) des désolations si amères, des agonies et des douleurs si cuisantes que ces personnes en mourraient mille fois, si Dieu ne les sou tenait, et c'est là le creuset qui purifie jusqu'au fond des entrailles et jusqu'à la moelle des os, tout l'amour-propre.

 

Humilité d'abord, puis ruine totale et mort de l'amour-propre, après cela que reste-t-il sinon le pur amour et par suite l'union mystique? Ainsi, pendant que les démons « parlent et agissent de manière qu'on dirait qu'ils sont maîtres absolus » d'une âme, Dieu, non content de leur interdire les suprêmes retraites de cette âme, s'apprête, lui-même, commence à envahir et à occuper ces retraites. Bref, il donne « un si bon tour aux choses », qu'à la possession diabolique, vaine parade impuissante, succède la possession divine, infiniment plus étendue, pénétrante et souveraine que la première.

 

Il faut observer que Dieu ne met pas sous la main des démons une âme qui lui est si chère, sans se réserver le pouvoir d'y travailler de ses propres mains par des opérations si fortes, si insinuantes et si ravissantes qu'on peut bien dire que cette âme est un des plus beaux ouvrages de sa miséricorde. Toutes ces opérations différentes élèvent les âmes en peu de temps à la consommation de la sainteté : car elles sortent de ces tempêtes... si épurées de l'amour d'elles-mêmes, des créatures et de tout ce qui est humain, qu'on les prendrait pour des habitants de l'autre monde, tout leur étant égal et indifférent pourvu qu'elles aiment Dieu (2).

 

(1) L'expression n'est pas tout à fait juste. Il faudrait dire : « qu'elles en portent presque autant d'humiliation, etc. » Car enfin l'humilité ne consiste pas à s'avouer coupable d'un crime que l'on n'a voulu d'aucune façon. Les saints qui passent par ces épreuves, s'humilient, non pas de ce qu'ils ont fait, mais de ce qu'ils ont vivement senti qu'ils auraient pu faire si la grâce n'était pas venue à leur secours. Ils seraient, pensent-ils, pires que Judas si Dieu les abandonnait à leur mauvaise nature.

(2) Le Triomphe..., pp. 56-58.

 

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Et voilà, transformée, purifiée, spiritualisée, je voudrais pouvoir dire anesthésiée, par le noble génie des mystiques, voilà ce qu'est devenue la possession d'autrefois, objet d'horreur et de pitié, cruel symbole de la puissance infernale, occasion de tant d'abus. Elle a perdu son aiguillon, et le jour viendra bientôt où les théologiens se demanderont s'il faut permettre aux spirituels d'ambitionner pour eux-mêmes ces épreuves qui doivent les conduire par le plus court à la sainteté. C'est ainsi que les mystiques accélèrent le progrès de la pensée chrétienne et par là de la civilisation elle-même. Ils sont de leur temps et ils le dépassent. Le P. Surin approuve les exorcismes publics et tapageurs qui font, sans aucune espèce de doute beaucoup plus de mal que de bien ; au rebours de la tradition catholique, il trouve juste que, sur l'unique témoignage du « père du mensonge », un accusé soit condamné à périr par Le feu ; mais, en revanche, fort des sublimes idées que nous venons d'exposer, il inaugure, pour le traitement des possédés, la méthode nouvelle que nous allons dire, méthode parfaitement saine, infiniment bienfaisante et qui s'imposera peu à peu aux exorcistes de l'avenir.

 

Avant que d'entrer dans mon ministère d'exorciste, je voulus voir comment s'y prenaient ceux qui l'exerçaient actuellement. La première lois que j'y assistai, je connus clairement que la possession était réelle, et Dieu me donna une si grande compassion de l'état de ces possédées que je ne pus retenir mes larmes.

 

Moins banales qu'on ne pouvait croire — nous sommes en 1634 — ces larmes déjà paraissent de bon augure, elles nous promettent que le P. Surin se préoccupera surtout, non pas de torturer les démons ou d'impressionner les spectateurs des exorcismes, mais de soulager et d'aider, par tous les moyens, les possédées elles-mêmes.

 

Je considérai attentivement la manière dont se faisaient les exorcismes qui étaient extrêmement laborieux, en sorte que je

 

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ne croyais pas pouvoir faire plus d'un jour cet exercice sans perdre courage. Néanmoins je m'abandonnai à l'obéissance.

 

Encore une fois ne lui demandons pas de rompre sur-le-champ avec des usages établis. Félicitons-le plutôt de sentir confusément l'erreur qui dirige ces expériences « laborieuses ». Il ne condamne pas ces pratiques et il suivra lui-même trop docilement l'exemple de ses devanciers, mais il pressent qu'il y a beaucoup mieux à faire. Déjà il a trouvé :

 

Je me déterminai plus que jamais, continue-t-il, à suivre  l'idée que Notre-Seigneur m'avait donnée, avant mon départ de Marennes, de m'y prendre par la voie de la pénitence et de l'oraison, en portant ces pauvres religieuses à servir Dieu avec plus de ferveur que jamais. On me confia la Mère Prieure, et regardant son âme comme m'étant donnée de la main de Dieu, je sentis pour elle une grande charité. Voyant les belles dispositions qu'elle avait, je résolus de la conduire avec le secours de la grâce à une sainteté éminente (1).

 

Prenez-y garde : c'était là une trouvaille de génie, toute bonne et qui allait peu à peu corriger l'idée fâcheuse qu'on se faisait alors du rôle de l'exorciste. Nous l'avons dit plus haut, l'erreur des modernes était de grossir démesurément ce rôle, d'imposer à qui le tenait de violents, d'interminables corps à corps avec les démons, un héroïque et vain surmenage très au-dessus des forces moyennes. Même vainqueur, il sortait fourbu et parfois dément de sa victoire. Le possédé lui aussi payait cher une délivrance que les simples rites du premier temps assuraient ou plus rapide, ou moins accablante. Le vrai progrès est toujours lent et mêlé. L'exorciste, selon le P. Surin, garde encore beaucoup de l'athlète, mais il n'attache plus la même importance qu'autrefois aux dangereuses prouesses qui, depuis cent ans, lui semblaient être et son devoir et sa gloire. Désormais il se double d'un directeur

 

(1) Le Triomphe..., pp. 104. Io5.

 

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spirituel et comme tel il s'applique à des devoirs plus humains tout ensemble et plus divins Dans l'intervalle des exorcismes, loin du regard de la foule et des excitations d'une séance publique, il pacifiera ce malheureux, cette malheureuse qui ne seront plus pour lui que des âmes comme les autres, disons mieux, plus dignes de ménagements que toutes les autres ; il ne luttera plus de vigueur ou de finesse avec le démon qui les tourmente, mais, au contraire, il tâchera doucement de les acheminer, d'abord à la pratique des vertus communes, puis, si Dieu veut, à la perfection. Et pour mieux réussir dans cette mission nouvelle, l'exorciste-directeur, au lieu de s'enfiévrer à la lecture de Michaelis et des autres démonographes, donnera toutes ses heures de loisir à la prière.

 

Je résolus d'être sans cesse en oraison, pour demander à Dieu la conversion parfaite de cette âme (1).

 

La tâche était difficile et le P. Surin trop candide, trop confiant peut-être, pour la mener tout à fait à bien. Non seulement Jeanne des Anges ne songeait pas à se convertir, mais encore elle n'avait aucune hâte à se voir délivrée de ses démons. La vanité des êtres médiocres se nourrit de tout :

 

Le diable, écrit-elle, me trompait souvent par un petit agrément que j'avais aux agitations et autres choses extraordinaires qu'il faisait dans mon corps. Je prenais un extrême plaisir d'en entendre parler et j'étais bien aise de paraître plus travaillée que les autres.

 

(1) Peu après son arrivée à Loudun, le P. Surin diminua de moitié le nombre des exorcismes. Je me persuadai, écrit-il, « que le Saint-Esprit... allumerait un incendie dans (le) coeur (de Jeanne des Anges), par le moyen du Saint-Sacrement, si elle le recevait tous les jours... Comme depuis deux ans la Mère communiait à peu près comme aurait fait une bête, je pris à coeur que Dieu eût une digne réception clans son âme... je résolus DONC de ne plus faire d'exorcismes le matin, mais d'employer ce temps à préparer la Mère à la sainte communion ». Le Triomphe..., p. 118.

(2) Le Triomphe..., p. 105.

 

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Au besoin, elle aurait déterminé ou aggravé ses propres crises, ravie qu'elle était de remplir ainsi le théâtre.

 

Le plus souvent je remarquais très bien que j'étais la cause première de mes troubles et que le démon n'agissait que selon les entrées que je lui donnais (1).

 

Aussi craignait-elle fort de rencontrer enfin un exorciste plus clairvoyant que les autres. Les jésuites notamment, race avisée et peu crédule, lui faisaient peur :

 

Je n'avais point d'exorciste arrêté depuis la mort du P. Lactance. J'allais tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Mgr de Laubardemont demanda des jésuites... Un jour il m'en parla. Je pris résolution de n'être point sous leur conduite, et en effet, je fis adroitement ce que je pus pour les éviter. Dieu, par sa bonté, ne permit pas que j'y réussisse. Je pris résolution d'étudier l'humeur de celui à qui je serais donnée, et de me comporter avec lui avec le moins d'ouverture qu'il se pourrait, sans lui donner aucune connaissance de l'état de mon âme. Je ne fus que trop fidèle à cette résolution.

 

Mais quoi ! Ce que l'amour-propre pouvait perdre d'un côté, ne le retrouverait-il pas de l'autre ? Travaillée, lui avait-on dit, par une élite de démons, après tout elle était flattée d'avoir affaire à un spirituel aussi fameux que le P. Surin.

 

C'était un homme très pieux et très savant : il avait de grandes communications avec Dieu.

 

Dès avant de l'aborder, elle l'avait bien « étudié » ; elle s'était munie de tous les renseignements qu'elle avait pu se procurer sur lui et quand ils furent en présence l'un de l'autre, elle eut bientôt fait de connaître le fort et le faible du P. Surin. Entre les deux, la partie n'était pas égale :

 

J'entretenais volontiers ce bon Père des grands travaux que les démons me donnaient à l'intérieur, mais je ne prenais pas plaisir

 

(1) Legué, op. cit., pp. 76, 77.

 

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qu'il voulût pénétrer dans mon intérieur. Plus il me parlait et plus mon âme était troublée et... je résistais autant que je pouvais aux mouvements que Dieu me donnait d'entrer dans les sentiments du Père... J'évitais autant que je pouvais de lui parler (1).

 

Ainsi, des deux côtés, on se met à humaniser, si j'ose dire, le drame de Loudun. Les démons quittent le devant de la scène. Toujours un peu jouées et à demi-volontaires, les convulsions de la possédée ou de l'hystérique nous dérobent de moins en moins l'agitation d'une âme assiégée par la grâce. Au surnaturel diabolique succède le surnaturel divin, le seul qui mérite de nous passionner.

 

J'avais une forte pensée que je n'étais pas comme Dieu me voulait, mais j'avais de la peine à me résoudre de mettre la main à l'ouvre pour me décharger des troubles de ma conscience (2).

 

Le plus dur pour elle était la franchise : avouer une bonne fois la comédie spirituelle qu'elle avait donnée jadis au parloir de Loudun; avouer que, pendant ces deux années d'exorcisme, il lui était arrivé parfois, souvent peut-être, de contrefaire la possédée. Voilà ce qu'il aurait fallu dire au P. Surin et ce qu'elle ne lui aura jamais dit qu'à mots couverts, heureuse ou de ne pas être comprise de lui, ou de ne pas réussir à le convaincre. Ou plutôt c'est lui qui aurait dû tout deviner. Un des mérites du confesseur est d'entendre le silence de ses pénitents et de leur épargner des confidences héroïques. Mais celui-ci connaissait mal les chrétiens vulgaires. Quoi qu'il en soit, gardons-nous d'accabler cette pauvre femme. La dissimulation lui était devenue si naturelle qu'elle se perdait elle-même dans son propre jeu. Et puis, qu'est-ce que la vérité, je ne dis pas abstraite et dogmatique, mais la vérité particulière d'une âme? Toute humaine franchise reste menteuse

 

(1) Legué, op. cit., pp. 85, 87.

(2) Ib., p. 80.   

 

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par quelque endroit et il y a de la sincérité dans bien des mensonges. Moins rigide que nous parce qu'elle est plus clairvoyante, la grâce divine s'adapte aux misères essentielles de la créature. Qu'il s'exagère ou non les « belles dispositions » de Jeanne des Anges, le P. Surin va faire auprès d'elle l'oeuvre de Dieu. Il ne la guérira jamais de son inclination au cabotinage mystique, il ne l'élèvera pas aussi haut qu'il se l'est promis, mais il fera d'elle une religieuse à peu près fervente, il la sauvera.

 

 

Comme Dieu veut être servi par amour, que lui-même nous y engage par la douceur et les attraits de sa grâce, je crus devoir prendre la même voie pour conduire cette âme. Je m'appliquai donc à reconnaître les mouvements de l'Esprit-Saint en elle, et, par de fréquents discours, je la portais à y être docile... Mon principal dessein était d'établir cette âme dans une volonté solide de la perfection intérieure, sans lui proposer rien de particulier, lui laissant une entière liberté. Jamais je ne lui disais : Faites cela; car, voyant que Dieu avait pris l'empire sur son coeur, je ne doutais pas qu'il ne la portât à ce qu'il désirait d'elle... Lorsque je souhaitais quelque chose d'elle, je l'y disposais de loin et l'y portais doucement sans qu'elle s'en aperçût (1).

 

Ceci est d'un maître. Plus tard, devenue maîtresse à son tour et passablement suffisante, Jeanne des Anges l'approuvera, mais non sans réserves.

 

Cette conduite, dira-t-elle... est fort bonne, mais, néanmoins, je pense qu'elle ne serait pas utile à toutes sortes de personnes... Il ne me voulait point donner connaissance d'aucune chose qu'il ne vît auparavant que Dieu m'en donnait quelques ouvertures, afin de suivre entièrement la conduite que Dieu tiendrait sur moi plutôt que de la prévenir (2).

 

Son jugement à elle nous importe peu, mais il est piquant de constater qu'une fois orientée vers la perfection,

 

(1) Le Triomphe..., pp. 117, 118.

(2) Legué, op. cit., pp. 115, 116.             

 

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Jeanne aura voulu briller les étapes. Dès lors, continue Surin, elle sentait

 

de forts attraits pour la pénitence et me pria de lui en prescrire. Mais j'attendais que cet attrait se fût encore plus déclaré et que Dieu lui donnât des mouvements pour les pénitences qu'il voulait qu'elle fit. Je lui fis donc différer ses austérités, et, en attendant. je tâchais de lui inspirer un amour pour Dieu qui la rendit capable de soumettre entièrement sa volonté à celle de son directeur, espérant que si une fois elle s'engageait ainsi, n'agissant plus à son choix, LES DÉMONS NE POURRAIENT PLUS SUBSISTER AVEC ELLE, et que cette soumission la rendrait sainte. Mais je désirais que cela se fît dans la douceur de la grâce.

 

Insinuante, souple et peut-être aussi, comme le veut le P. Surin, illuminée par le Saint-Esprit,

 

elle ne tarda guère à me déclarer qu'elle s'abandonnait entièrement à ma conduite et que je disposasse d'elle comme je jugerais à propos (1).

 

Nous n'avons pas encore indiqué un des traits caractéristiques de cette bizarre nature. La prieure de Loudun n'était pas mélancolique. Elle l'était si peu que, même devant le grave P. Surin, elle n'arrivait pas toujours à maîtriser ses libres saillies. Le Père attribuait ce travers à l'action de quelque diable :

 

Je m'aperçus d'abord que la Mère avait une certaine gaieté et liberté de nature qui la portait à rire et à bouffonner, et que le démon Balam entretenait cette humeur. Je vis que cet esprit était tout à fait opposé au sérieux avec lequel on doit prendre les choses de Dieu et qu'il nourrissait en elle une certaine vivacité qui détruit la componction de coeur nécessaire pour se convertir parfaitement à Dieu. J'observai qu'une heure de cette gaîté détruisait tout ce que j'avais édifié en plusieurs jours... et (je) lui fis concevoir un grand désir de se défaire de cet ennemi (2).

 

(1) Le Triomphe..., pp. 129. 13o.

(2) Ib., pp. 13o, 131.

 

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Aussitôt voulu, aussitôt fait. Elle avait une énergie surprenante et prenait à son gré tous les visages. Pendant longtemps elle s'était beaucoup amusée à déconcerter les exorcistes par le comique de ses propos. Désormais elle ne badinera plus et se montrera constamment décente, grave, un peu solennelle. C'est ainsi que revenant à ses feintes d'autrefois, elle se remettait à faire les gestes de la sainteté. Son modèle n'était pas loin. Elle l'étudiait tout le long du jour et se façonnait sur lui. Elle commence par l'extérieur, bientôt nous la verrons prier comme lui.

La méthode enveloppante, patiente et paisible du P. Surin favorisait curieusement ce mimétisme. Si différents l'un de l'autre, ils poursuivaient en réalité le même but sans s'être donné le mot. Ç'avait été d'abord une

sorte d'initiation quasi machinale, comme dans les écoles enfantines :

 

J'eus... le mouvement de faire des discours en latin sur la vie intérieure, à l'oreille de la possédée, et sur les biens qu'on goûte dans l'union divine. Je disais cela d'une voix fort basse devant le Saint-Sacrement; ce qui tourmentait beaucoup plus le diable que les autres exorcismes (1).

 

On imagine sans peine l'effet profond que cette pédagogie encore plus naïve qu'ingénieuse, ne pouvait manquer de produire sur une personne aussi impressionnable que Jeanne des Anges. Habituée aux objurgations des exorcistes qui depuis longtemps ne l'effrayaient plus du tout, la tendresse de ce murmure latin l'aura d'abord surprise, dépaysée, irritée même sans doute, mais bientôt elle aura cédé au charme de ces paroles mystérieuses et de la paraphrase limpide qu'en donnait l'attitude céleste du P. Surin. Insensiblement elle se sera mise à l'unisson. Elle suivra le même rythme lorsque, faisant

 

(1) Le Triomphe..., p. 110.

 

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un pas décisif, le P. Surin essaiera de l'unir plus intimement à sa propre prière.

 

Je lui... parlai un jour (de faire oraison); il plut à Dieu de donner tant de force à mes paroles qu'elle regardait cette manière de prier comme un lieu de délices... Les démons commencèrent à s'en railler, comme d'une proposition ridicule, disant qu'être possédée et faire oraison ne s'accordaient pas...

On se rappelle que la vraie prière avait toujours été pour elle un supplice. D'où ces premières résistances parfois très violentes.

 

Je crus que pour la soutenir il était à :propos que nous tissions notre oraison ensemble, afin d'arrêter la violence des démons qui viendraient la troubler. Je lui dis donc que je ferais à son oreille tous les points et les colloques conformes à son besoin. Je ne cherchais ni art, ni méthode,.. mais je m'abandonnais entièrement à l'esprit de Dieu.

Nous commençâmes au lieu même de l'exorcisme. La Mère était liée sur un banc (selon l'usage.).. J'étais à genoux auprès d'elle. Je pris pour sujet la conversion du coeur à Dieu et le désir de se consacrer entièrement à lui. Je fis trois points que j'expliquai d'une manière affective, formant tous les actes pour la Mère,

 

et malgré les incidents que l'on devine, l'oraison put s'achever. On recommença le lendemain et les jours suivants, à la grande rage des démons. Pour « éviter le bruit » qu'ils faisaient,

 

je fus contraint de prendre à la main le Saint-Sacrement qui était dans une boite d'argent. Au commencement de l'oraison, e le mettais sur le coeur de la Mère qui en recevait une grande dévotion; d'autant plus qu'étant à genoux, je prononçais à son oreille ce qu'il plaisait à Dieu de m'inspirer... Elle était fort attentive à ce que je lui disais et était plongée dans un profond recueillement... L'effet de la grâce dans ce coeur fut si grand qu'au moment qu'elle se mettait sur le banc pour faire oraison, les larmes lui coulaient des yeux jusqu'à ce qu'elle fût finie (1).

 

(1) Le Triomphe..., pp. 135-137, cf. les passages parallèles dans Legué op. cit., pp. 110-111.

 

230

           

Ne lui demandez pas si elle est sincère et définissez plutôt si vous le pouvez, la sincérité religieuse du chrétien ordinaire, c'est-à-dire de celui qui veut tout ensemble

mais qui ne veut pas être à Dieu. Ou bien demandez à Pascal pourquoi, même avant de croire, il est bon de prendre de l'eau bénite. Il y a encore du mensonge chez

Jeanne des Anges et il y en aura toujours. Néanmoins, je la crois beaucoup plus vraie, beaucoup plus sérieusement remuée que peut-être elle ne le croit elle-même. La grâce la presse et déjà la convertit. Au reste, elle ne s'en tient pas aux paroles et aux sentiments ; elle a les oeuvres :

 

Nous convînmes donc, la Mère et moi, qu'il fallait qu'elle réformât en elle tout ce que nous trouverions de contraire à la perfection... Elle s'offrit de m'obéir bien volontiers... et me pria même de n'avoir aucun égard à son peu de santé et à la faiblesse de sa complexion, disant qu'elle voulait tout de bon s'adonner à la pénitence... Elle me pressa si fort que je lui permis de coucher sur la dure et sur des ais, elle qui auparavant ne pouvait dormir que sur la plume, et enveloppée d'un linceul chaud, comme on enveloppe les enfants.

Depuis sa conversion sincère... elle eut presque toujours la haire sur les épaules; elle ne s'approcha presque jamais du feu.., elle prit la discipline presque tous les jours, et enfin elle se leva toutes Ies nuits pour faire une heure d'oraison.

 

Elle fit mieux et tâcha même de vaincre son orgueil,

 

qui était sa passion dominante, soutenue par Léviathan... Il l'avait accoutumée à prendre une certaine gravité d'abbesse qui veut maintenir son pouvoir. Elle se mettait fort proprement, parlait bien, recevait toutes les compagnies de fort bonne grâce, et contentait tout le monde. Le démon lui avait mis aussi dans la tète des desseins de vanité sous prétexte de quelque bien, afin de l'engager clans la complaisance et l'amour-propre (1).

 

A ces desseins qu'elle abandonna peut-être, n'en substituera-t-elle point d'autres, plus subtils et d'apparence plus saints? Quoi qu'il en soit, elle acceptait d'excellente humeur

 

(1) Le Triomphe..., pp. 15o, 152.            131

 

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les humiliations, souvent très pénibles, que lui proposait le P. Surin et elle se conduisait en tout comme une excellente religieuse. Quelques mois d'une direction douce, ferme et toute surnaturelle, avaient obtenu ce merveilleux

changement.

 

Je connus bien, pouvait alors conclure le P. Surin, que la voie directe des exorcismes de l'Eglise était un excellent moyen pour chasser les démons. Mais il faut avouer que la voie indirecte de la mortification et de l'oraison mentale est infaillible, leur ôtant la nourriture et ce qui leur donne droit sur l'âme. La Mère ayant aussi connu cette vérité, fut poussée par l'esprit de Dieu à ne plus regarder les démons comme les auteurs des actions déréglées qu'elle faisait, même dans la possession; mais à se les attribuer et à s'en humilier, comme de choses dont le principe était en elle. L'expérience le fit voir, car à mesure qu'elle travaillait à vaincre ses inclinations, les démons devenaient plus faibles et moins capables de l'agiter. De sorte qu'à la fin, elle fut presque libre, au lieu qu'avant de se mortifier, elle était quelquefois si terrible et si troublée qu'elle en était insupportable à ses soeurs, les frappant et les tourmentant quoiqu'elle reçut de fréquents exorcismes ; ce qui n'arriva plus après qu'elle eut travaillé sérieusement à se vaincre

 

L'avoir décidée à « se vaincre », lui avait donné le goût d'une humble prière, avant de songer à étendre ce premier succès, on aurait dû l'éprouver et l'assurer davantage. Et le caractère de Jeanne des Anges, et sa maladie et la rapidité même de sa transformation commandaient beaucoup de prudence. Consciemment ou non, cette experte simulatrice n'aurait-elle pas, une fois de plus, affecté des sentiments qui ne répondaient qu'en partie à sa propre vérité profonde ? Non que je lui reproche une hypocrisie nouvelle et plus subtile que l'ancienne. En somme, elle avait raison de s'adapter, autant que possible, à l'idéal que lui proposait le P. Surin et de calquer, pour ainsi dire, l'image de sainteté qu'il était lui-même. C'était à lui bien plutôt de proportionner la suggestion de ses

 

(1) Le Triomphe..., pp. 148, 149.

 

 

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paroles et de ses attitudes, aux ressources présentes, à la qualité encore assez médiocre de son élève. Il avait affaire à une vaniteuse dont jusque-là tout le manège avait été de paraître sainte. Au lieu de l'entraîner avec lui vers les sommets de la perfection et de la mystique, il aurait fallu la traiter longtemps comme la dernière des novices, lui proposer uniquement les vertus communes de son état et la prière des commençants, la tenir petite à ses yeux, la cacher aux yeux des autres. Eh ! sans doute, elle s'humiliait volontiers, mais à sa manière extrême et suspecte. Elle s'offrait à faire des confessions publiques, à descendre au rang des converses : parades éclatantes plus propres à nourrir l'amour-propre qu'à le réduire. Et sans doute encore, elle recueillait avec une avidité passionnée les secrets de la vie intérieure que lui prodiguait le P. Surin, elle se dilatait aux sublimes perspectives qui lui étaient soudain découvertes; elle y courait déjà de tout son élan. Mais à ces ambitions déréglées, un directeur moins candide que le P. Surin, et plus sage, aurait opposé un sourire, un haussement d'épaules. Quand elle aurait enfin renoncé à faire parler d'elle, quand elle égalerait en humilité, en mépris de soi, la Chananéenne de l'Evangile, on lui donnerait le pain des enfants. Les règles élémentaires de la thérapeutique morale, le simple bon sens dictaient cette consigne au directeur de Jeanne des Anges. Mais depuis Loudun, l'intelligence du P. Surin n'était plus entière. Il n'en maîtrisait, il n'en surveillait même plus les impulsions maladives. Vaincre, torturer le démon, en élevant sa victime à une perfection suréminente, littéralement il ne pensait plus qu'à cela. C'était là chez lui une idée fixe au sens que les médecins donnent à ce mot.

Ecoutez-le plutôt lui-même :

 

Pendant sept ou huit mois... je n'eus pas un quart d'heure à moi pour penser à autre chose. Il me semblait que j'avais à conduire toutes les affaires du monde. J'entendis cependant

 

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plusieurs personnes murmurer et dire : que peut faire ce jésuite tous les jours avec une possédée?

 

Car il ne la quittait pas. Il « me recherchait à toute heure », dit Jeanne des Anges (1).

 

Je leur répondais en moi-même : vous ne savez pas la grande affaire que je traite et de quelle importance elle est. Je croyais voir clairement le ciel et l'enfer en ardeur pour cette âme, l'un par amour, l'autre par rage, s'efforçant chacun de l'emporter. Je contemplais les voies que prenaient ces deux compétiteurs... Les grandes choses que je remarquais en cette affaire me faisaient oublier toute la terre et je m'y appliquais si sérieusement que je croyais être hors du monde.

 

Ce n'était du reste pas sans profit pour lui et pour nous :

 

Il me semblait aussi que ce que je voyais chaque jour des vérités éternelles aurait suffi pour m'occuper le reste de mes jours dans un désert. Le Seigneur a voulu dans sa bonté que cette grande tragédie me donnât une science extraordinaire pour instruire les âmes dans les voies intérieures (2).

 

En effet, il vivait sa vie mystique devant cette femme, et il la vivait tout haut, observant pas à pas le travail d'assimilation qui se faisait chez son élève. Ainsi d'un grand écrivain, essayant d'infuser à un disciple, ses propres dons, son expérience, sa manière. Il ne réussirait sans doute pas à transformer cet apprenti en un autre lui-même, mais il pénétrerait par cet effort les derniers secrets de son art.

 

Au commencement, je me contentais de faire faire à la Mère Prieure une heure d'oraison ; mais, peu de jours après, je lui en fis faire encore une heure l'après-dînée. Et voyant les effets admirables que cela produisait, je crus qu'il nous fallait un lieu plus retiré que pour les exorcismes... Nous trouvâmes donc le moyen de faire un petit parloir dans un grenier, où nous ordonnâmes qu'on mît une grille, et nous continuâmes

 

(1) Legué, op. cit., p. 87.

(2) Le Triomphe..., pp. 162, 163.

 

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d'y faire l'oraison ensemble, chacun de son côté, nous proposant de faire de ce lieu une demeure de prière,

 

et une école de contemplation.

 

En effet, on ne pourrait jamais dire les grâces que nous y reçûmes ; car c'était la maison des anges et un paradis de délices. Nous étions, dans cet ermitage, aussi séparés de toutes les créatures que si nous eussions été dans un profond désert ; les larmes coulaient de nos yeux en abondance, sitôt que nous étions à genoux; nos esprits étaient dans une grande récollection...

La fête de la Purification (1635) approchant, je lui dis que nous devions nous attendre à recevoir quelque faveur de la Sainte Vierge. L'état de la Mère changea entièrement la veille de cette fête, car les larmes, les tendresses et toutes les douceurs sensibles s'évanouirent tout à coup... je lui dis que c'était le don de la Sainte Vierge qui l'avait retirée de l'enfance spirituelle, pour lui donner une nourriture plus solide :

 

Elle entre aussitôt dans les dispositions qu'il lui suggère et la voici déjà qui fait le docteur :

 

Mon Dieu, mon Père, s'écria-t-elle, que d'imperfections dans les larmes! Que d'amour-propre dans ces tendresses! Que de recherche de soi même dans ces douceurs sensibles ! Il est vrai que mes larmes étaient très sincères,

 

Pourquoi le dire ? Est-ce lui ou elle qu'elle veut rassurer?

 

mais mon âme y trouvait un grand appui par les sens... L'état où je suis maintenant est bien meilleur et je n'ai plus envie de pleurer ; je sens.., une fermeté qui me met au-dessus de toutes les suavités passées.

 

Et lui, sans se douter qu'il se décrit lui-même et que ce vivant miroir qu'il a sous les yeux ne lui renvoie que sa propre image,

 

je remarquai aussi moi-même en elle... un esprit plus grand, plus pur et plus dévot. Elle recevait — et de qui? — de grandes lumières sur les souffrances du Seigneur. Un jour, je

 

235

 

lui donnai pour sujet de son oraison, Jésus-Christ méprisé de tout le monde dans sa passion, pris pour un fou... je lui faisais voir, en premier lieu... Ensuite je lui fis comprendre...

Comme je disais cela avec feu, Notre-Seigneur fit tomber la Mère dans un ravissement. Lorsqu'elle en fut revenue, elle dit qu'elle s'était approchée de Dieu de si près qu'elle avait reçu comme un baiser de sa bouche adorable... Cette faveur produisit de grands effets dans son âme (1).

 

On a de la peine à critiquer un si grand homme et une méthode qui appliquée avec mesure serait excellente, mais enfin qui ne voit que le P. Surin ne s'appartient plus? Possédé par son idée fixe, il a bien tout « oublié », comme il le disait tantôt lui-même. Ce grenier, ces longues heures de surexcitation pieuse, tout cela n'était pas raisonnable, et les jésuites ne pouvaient permettre indéfiniment la continuation d'un pareil désordre. On avait patienté longtemps, mais enfin il fallut se rendre à l'évidence et commander au P. Surin de quitter Loudun.

Il obéit, mais la mort dans l'âme et ce fut, je crois, la plus vive douleur de toute sa vie. Dix ans, vingt ans après, il parlait encore de cette décision avec un peu d'amertume. On ne l'avait pas compris ; on avait gêné l'oeuvre de Dieu si heureusement commencée.

 

Comme la conduite que Dieu m'avait inspirée de faire sortir les démons de la Mère, en travaillant à sa sanctification, était à la fois très efficace et très mortifiante pour les démons, Léviathan entreprit de me la faire quitter et même de m'obliger à sortir de Loudun. Il me dit un jour : Je te prépare une fusée et tu seras un habile homme, si tu peux la développer... La chose se déclara d'elle-même peu après : tout le monde se souleva contre moi, sur ce que je n'agissais pas comme les autres, qui, par les exorcismes, travaillaient à délivrer les possédées... On me décria auprès du R. P. Provincial... il prit aisément une mauvaise opinion de moi (2).

 

(1) Le Triomphe..., pp. 139-142.

(2) Ib., pp. 164, 165.

 

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Comme il va de soi, Jeanne des Anges ne parle pas autrement

 

On désapprouvait bien fort la conduite qu'il tenait sur moi, et principalement de ce qu'il ne voulait pas que je regardasse le diable comme auteur de mes troubles et encore de ce qu'il ne me faisait pas beaucoup d'exorcismes. Le supérieur du P. Surin fut averti que j'étais en péril, et que la conduite qu'il tenait sur moi était extraordinaire et dangereuse (1).

 

Ils n'ont compris ni l'un ni l'autre. Le P. Surin faisait encore assez d'exorcismes pour satisfaire les plus exigeants. Ce que les supérieurs lui reprochaient, ce n'était pas, je le crois du moins, la méthode toute morale qu'il avait imaginée, c'était bien plutôt les imprudences, les étrangetés où il se laissait aller dans l'application de cette méthode.

On approuvait qu'il travaillât de préférence à la sanctification de la Mère, mais on ne pouvait pas tolérer les extravagances d'un zèle qui ne connaissait plus de règles. Ces deux malades n'étaient restés que trop longtemps en tête à tète, il était urgent de les séparer (2).

 

(1) Legué, op. cit., p. 155.

(2) Sur la vraie cause du départ du P. Surin, cf. Legué, op. cit., p. 155-162. L'auteur est très catégorique et doit avoir eu en mains des documents que j'ignore. Mais, en l'absence de tout document, il suffit de connaître l'esprit de la Compagnie pour arriver aux conclusions que l'on vient de lire. D'après Legué, ce serait le P. Bastide, un très honnête homme et grand admirateur du P. Surin, qui aurait fait, au nom des autres exorcistes jésuites, de pressantes démarches auprès du provincial, le saint et savant P. Jacquinot. Le Dr Legué s'explique à ce sujet d'une façon déplaisante, cf. p. 110. Plus libre d'esprit et plus objectif, il aurait souligné le témoignage décisif que Jeanne des Anges rend, sans même y penser, à la parfaite, à la transparente innocence du P. Surin. Dans une de ces nombreuses hallucinations qui troublaient son sommeil, Jeanne avait wu voir s'approcher d'elle M. de Laubardemont et le P. Surin. « Le P. Surin demeura auprès de mon lit, me prit la main, me la serra... je fus un peu étonnée... Il passa sa main sur mon visage... je fus étonnée de ce procédé qui était contre son ordinaire ». Puis la vision s'évanouit « avec un tremblement et une pesanteur ». Cf. Legué, op. cit., p. 97.

Le P. Surin a dû quitter Loudun vers le mois de décembre 1635. Il y revint plus tard et avant la fin de la possession (1637). De fait, on aurait bien voulu le conserver comme exorciste, car dans ces fonctions, il réussissait, disait-on, mieux que tous les autres. Qu'il ait eu, de ce chef, quelques jaloux ; ou bien que d'autres, plus fidèles que lui à l'ancienne méthode, lui aient reproché d'avoir diminué le nombre des exorcismes, cela est fort possible, mais encore une fois, ce n'est pas pour ces raisons là qu'on dut l'obliger à quitter Loudun, quoiqu'en dise à ce sujet le compilateur du Triomphe de l'amour divin, cf. pp. 2o4, 2o5. Celui-ci avoue du reste que peu à peu tous les exorcistes jésuites s'étaient ralliés à la méthode du P. Surin, cf. Ib. ; ib.

 

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V. Au reste, il pouvait partir. Pendant ces dix mois d'en-traînement, il avait passé toute sa doctrine spirituelle à Jeanne des Anges, et celle-ci n'était pas femme à oublier ces riches leçons. Désormais elle traitera ex professo ces difficiles sujets avec une compétence indiscutable. Elle avait une excellente mémoire, un jugement vif et solide, plus de finesse que son maître. Aux personnes trop nombreuses qu'elle va se mettre à diriger, elle n'aura guère donné que des conseils excellents. Quant à sa propre vie intérieure, je renonce, pour ma part, à en déchiffrer le mystère. Depuis sa conversion, elle restera très convenablement fervente. Elle sera même beaucoup plus sincère que parle passé, et s'il lui arrive encore de vouloir en imposer à ceux qui l'entourent, elle se trompera plus ou moins elle-même en trompant les autres. Dans ce qu'elle raconte de ses expériences mystiques, tout n'est pas feinte ou psittacisme ; elle ne joue pas ses ravissements, elle n'invente pas ses visions, bien que peut-être elle ne se refuse pas toujours — oserai-je le dire ? — de donner le coup de pouce. Ainsi, par exemple, de ses mains stigmatisées, qu'elle étalera bientôt avec tant de complaisance. N'aurait-elle pas imaginé quelque moyen naturel d'entretenir, de renouveler et de rendre plus saillantes ces empreintes glorieuses? Qu'on ne dise pas que je persécute cette malade : je ne lui veux au contraire que du bien et je suis d'ailleurs quasi persuadé que ses dissimulations, jusqu'au bout très douloureuses pour elle, ne lui ont jamais fait perdre l'état de grâce. Qu'on ne dise pas non plus que je m'expose à contrister l'esprit divin qui travaillerait en elle. Non, en l'étudiant, je tache plutôt de suivre les directions de ce même Esprit telles que l'histoire des saints authentiques nous les fait

 

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connaître. Dociles au conseil de l'Imitation, tous les vrais contemplatifs ont voulu cacher leurs dons merveilleux : ama nesciri. Jeanne, qui aurait eu tant de raisons de disparaître, ne songe qu'à se montrer.

Au moment du départ du P. Surin, la possession, bien qu'elle eût diminué d'intensité, durait encore. Un seul démon, ratais très redoutable, tenait bon en dépit de tous les exorcismes et, à en croire la Prieure, il ne devait se décider à la retraite que sur un théâtre nouveau et plus éclatant.

 

J'avais ouï, écrit-elle, une voix intérieure qui me marquant que je serais délivrée au tombeau du bienheureux François de Sales, et ce même démon avait dit qu'il ne sortirait que dans ce lieu.

 

Absurde exigence, mais bien dans la logique de l'absurde système auquel s'étaient fâcheusement ralliés les exorcistes de Loudun. Il est inouï en effet que le démon traite de puissance à puissance avec les ministres de l'Eglise, qu'il parlemente, qu'il pose ses conditions. Annecy ? Et pourquoi pas Rome ou Jérusalem? Dans les exorcismes tels que la tradition primitive les comprenait, les démons n'ont pas droit à la parole; leur affaire est d'obéir. Même à Loudun on commençait à s'en rendre compte.

 

Cela ayant été manifesté à Mgr l'évêque de Poitiers, aux Pères exorcistes, à leurs supérieurs et même à la Cour, on trouva de grandes difficultés à entrer dans ce dessein. Il fallait que toutes les puissances spirituelles et temporelles en donnassent la permission. On opposait la grande dépense qu'il fallait faire pour ce voyage (1); qu'il fallait se défier de cette voix intérieure et de ce qui venait du démon et ainsi qu'il fallait persister à faire les exorcismes (sur place) et presser le démon de sortir, sans s'arrêter à ce qui m'avait été promis (2).

 

(1) Tous les frais des exorcismes y compris l'entretien des religieuses étaient à la charge de la Cour, mais ou n'avait pas prévu que cette aventure durerait plusieurs années et l'on menaçait de couper les vivres.

(2) Legué, op. cit., pp. 185, 186.

 

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Mais elle veut ce voyage qui souriait aussi à la naïve dévotion du P. Surin, et elle l'aura. Il ne se fera que plus tard. Déjà néanmoins elle le prépare, elle en repasse dans son esprit le bel itinéraire — Annecy, via Paris et Lyon. Elle en fait en quelque manière la répétition, elle cherche à en agrémenter le programme. Vers ce même temps des signes étranges avaient commencé de paraître, parfois sur le front et plus souvent sur les mains de Jeanne des Anges — des marques sanglantes, des mots entiers, nous dit-on. Ce n'est pas ici le lieu de discuter ce point sur lequel aucune enquête sérieuse n'a été faite, mais quoi qu'il en soit, les foules de Loudun avaient pu contempler à loisir les traces mystérieuses et, sans doute, les villes que l'on traverserait pendant le voyage, ne se montreraient pas moins empressées (1). Aidée par un bizarre concours de circonstances, Jeanne trouva mieux encore.

Dans les premiers jours de 1637, elle était tombée gravement malade. Pleurésie, disent les médecins de l'époque : « congestion hystérique », propose-t-on aujourd'hui (2). On la crut bientôt « en état d'extrémité » et on lui donna les derniers sacrements. Peu après les avoir reçus, elle a sentit un penchant à se reposer » et s'endormit en effet.

 

Lors, dit-elle, j'eus la vue d'une grande nuée qui environnait le lit où j'étais couchée. Je vis au côté droit mon bon ange, qui était d'une rare beauté, ayant la forme d'un jeune homme de l'âge de dix-huit ans... Il avait une longue chevelure blonde et brillante, laquelle couvrait le côté droit de l'épaule de mon confesseur. Cet ange avait un vêtement blanc comme neige, tenant en main un cierge allumé.

 

Un manuscrit du P. Surin nous donne au sujet de cet ange un détail pittoresque et troublant. Au dire de Jeanne

 

(1) L'abbé Lecanu croit à une supercherie. Mais il ne semble pas que cette explication, bien que vraie partiellement, suffise à expliquer ces phénomènes.

(2) Cf. Legué, op. cit., pp. 197, 198.

 

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elle-même, il ressemblait à François de Vendôme, duc de Beaufort, le futur roi des Halles et un des curieux de Loudun (1).

 

Je vis aussi saint Joseph... ayant le visage plus resplendissant que le soleil, avec une grande chevelure. Sa barbe était à poil de châtain. Il Me parut avec une majesté bien plus qu'humaine, lequel appliqua sa main sur mon côté droit où avait toujours été ma grande douleur. Il me semble qu'il me fit une onction sur cette partie, après quoi... je me trouvai entièrement guérie.

 

Il n'y a lieu, jusqu'ici, de crier ni au miracle ni à l'imposture. Simple hallucination, vision authentique? Aux experts de décider. Si Jeanne ne souffrait en réalité que d'une congestion hystérique, ce beau rêve a pu déterminer une réaction bienfaisante; mais, d'un autre côté, atteinte plus gravement, un remède surnaturel a pu la guérir. Ce qui suit est plus inquiétant.

 

Grand nombre de personnes vinrent me visiter,

 

ce qui certainement ne lui déplut pas.

 

Deux jours après — il se passe beaucoup de choses en deux jours — je me souvins que je n'avais essuyé l'onction qui m'avait guérie qu'avec ma chemise.

 

Avant-hier, plus ou moins hypothétique, l'onction est devenu certaine.

 

J'appelai la Mère sous-prieure et la priai de venir en ma chambre pour visiter l'endroit où l'onction avait été faite. L'ayant fait, nous sentîmes l'une et l'autre, une admirable odeur. Je quittai cette chemise ; on la coupa à la ceinture. Nous trouvâmes cinq gouttes assez grosses de ce baume divin qui jetait une excellente odeur... Cette merveille étant connue, il n'est pas croyable combien grande fut la dévotion du peuple vers cette sacrée onction et combien Dieu opéra de miracles par elle.

 

(1) Cf. Legué, op. cit., p. 196.

 

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Pourquoi, bien avant cette date, avait-elle dit qu'elle excellait, dans sa jeunesse, à la confection des onguents? Avant de percevoir ces effluves odorants dont la source

était si près d'elle, pourquoi attendre deux jours ? Pourquoi telles autres particularités gênantes que je n'ai pas besoin de signaler davantage? Dans les visions et dans lei premiers miracles de Lourdes, il y a bien sans doute une part de mystère, mais tout y est vierge comme de l'eau de source. Ici tout nous embarrasse. L'on songe, malgré soi, à une contrefaçon trouble et grossière des oeuvres de Dieu. Ce n'était pas néanmoins un simple roman, mais une histoire assez naïvement retouchée. Jeanne aura, semble-t-il, amalgamé les divers incidents de cette aventure avec une certaine bonne foi. La guérison était certaine; très sincèrement, Jeanne l'aura crue miraculeuse. Enjoliver de quelques détails plus saisissants un miracle aussi manifeste, ne tirait pas à conséquence. Que l'onction ait été faite par l'infirmière ou par la malade, Dieu n'avait-il pas sanctifié en l'achevant cette médication naturelle? Familiarisée depuis cinq ans avec l'extraordinaire; affaiblie par trois ou quatre semaines de médecines, encore toute à l'éblouissement d'une vision magnifique, enfin encouragée par la pieuse crédulité de son entourage, Jeanne aura vu s'évanouir assez vite les quelques scrupules qui d'abord l'avaient assaillie. Aussi bien la demi-légende qui s'était formée presque toute seule, le ciel lui-même paraissait l'autoriser par d'autres miracles.

 

(Le premier) fut en la personne de Mme de Laubardemont qui était à Tours, malade à l'extrémité, ne pouvant être délivrée de sa grossesse. M. son mari... ayant appris la merveille de ma guérison, obtint... que la chemise où était l'onction fut promptement apportée à Tours... On l'appliqua sur la malade, laquelle, en peu, fut délivrée d'un enfant mort (1).

 

Rendus à leurs dispositions normales, Jeanne et les

 

(1) Legué. op. cit, pp. 194-199

 

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autres auraient reconnu, dans ce miracle sordide, la griffe méchante et maladroite du démon, car enfin les vrais croyants n'ont pas l'habitude de se réjouir sur la tombe d'un enfant mort sans baptême. Mais on respirait à Loudun la superstition et la sottise. Tout le monde fut ravi et Jeanne plus que personne. Munie du précieux

onguent, le voyage auquel elle pensait toujours, serait un triomphe.

Ce qu'elle veut, elle le veut bien. Elle partit donc, un an après (avril 1638), pour le tombeau de saint François de Sales (1). Son heure était venue enfin, mais ce n'était pas l'heure de Dieu.

A Tours, où elle descend chez les ursulines, « il venait par jour, au monastère, jusqu'à sept mille personnes», pour regarder « attentivement, nous dit-elle, la figure et la beauté des caractères si bien marqués sur la peau de ma main » (2). Chez l'archevêque,

 

on voulut savoir de moi les opérations que les démons qui possèdent un corps font sur les facultés spirituelles... je me sentis obligée... d'en dire quelque chose.., et la compagnie parut contente de mes réponses.

 

Gaston se trouvait là. Il lui donna rendez-vous à l'archevêché.

 

Je m'y rendis. M. le duc d'Orléans vint au-devant de moi jusqu'à la porte de la salle. Il me fit beaucoup d'accueil ; il me congratula de ma délivrance et me dit : « J'ai été autrefois à Loudun, les diables qui étaient en vous me firent grand peur ; ils m'ont servi à me corriger de l'habitude que j'avais de jurer, et là, je pris (les résolutions d'être plus homme de bien... Il

 

(1) En principe, la démon ne devait la quitter qu'au tombeau de François de Sales Mais Jeanne des Anges, ayant fait le voeu d'aller à Annecy, fut entièrement délivrée de sa possession, le 15 octobre 1637. Cf. Le Triomphe, pp. 186, 187.

(2) Ces calactères ne se lisaient que sur la main gauche de Jeanne. Quatre noms superposés : Jésus, Maria, Joseph, François de Sales. « Le nom de Jésus avait un plus grand caractère que le nom de Maria », et celui-ci, plus grand que celui de Joseph, plus grand lui-même que celui de François de Sales.

 

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voulut voir ma main où les sacrés noms étaient imprimés. Il avaient été depuis peu renouvelés (fort à propos).

 

Nous connaissons le style des saints. Pas une ligne qui nous le rappelle dans ce journal où s'épanouit béatement la vanité irrassasiée de Jeanne des Anges.

 

A Amboise,

 

il fallut tenir le parloir ouvert jusqu'à onze heures de nuit. Quelques personnes entrèrent dans les jardins par-dessus les murailles. Il fallut m'en aller à eux pour leur faire voir mes mains.

 

A Blois,

 

les portes de l'hôtellerie furent enfoncées par ceux qui voulaient voir mes mains.

 

Paris, Paris enfin!

 

Nous arrivâmes à Paris... le 11 de mai, dans le carrosse de M. de Laubardemont (qui était venu les prendre à Orléans). Nous allâmes d'abord à l'église Notre-Dame... Nos Mères ursulines et plusieurs autres communautés religieuses eurent la charité de nous offrir leur maison, mais M. de Laubardemont voulut nous avoir dans sa maison et on le trouva à propos... Grand nombre de personnes de qualité : conseillers d'Etat, maîtres des requêtes, docteurs de Sorbonne, religieux de tous les Ordres, plusieurs médecins, vinrent me visiter. Ces messieurs, ayant regardé attentivement les noms imprimés sur ma main, en portèrent de divers jugements, les uns pour et les autres contre. J'entendais tous leurs discours et j'avais besoin d'une grande patience pour n'être pas troublée.

 

Grave, recueillie, condescendante, modeste, elle se tenait fort bien, ce qui fut pour beaucoup dans le succès du voyage. Cependant, comme la foule assiégait, de plus en plus nombreuse, l'hôtel de Laubardemont,

 

on fut contraint de m'exposer au public, depuis les quatre heures du matin jusqu'à dix heures du soir, aux flambeaux. L'on me mit dans une salle basse où il y avait une fenêtre à

 

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hauteur d'homme qui répondait à une cour de la maison. J'étais assise, le bras sur un oreiller, hors de la fenêtre, pour être vue du peuple. Les personnes de la première qualité ne parent entrer dans cette salle parce que le peuple en occupait les avenues. On ne me donnait pas le loisir d'entendre la messe (!) ni de prendre mes repas. Il faisait extrêmement chaud (mai juin) et la foule... augmentait tellement la chaleur que je tombai en défaillance et même en pâmoison sur les carreaux.

 

L'on parlait à peine jusque-là de l'onguent miraculeux La savante progression de la mise en scène le voulait ainsi; pour la foule, les stigmates suffisaient. Ne convenait-il pas de réserver cette primeur à M. le Cardinal et à la famille royale? Je recommande aux biographes de Richelieu la page suivante :

 

Mgr le cardinal de Richelieu s'était rendu notre protecteur et il nous avait rendu de bons offices dans la possession. Il était absent lorsque nous arrivâmes à Paris... (mais) il manda de Compiègne, où il était, que nous n'en sortissions pas et que nous l'y attendissions.

 

Audience lui fut donnée à Rueil, le mercredi de la Pentecôte.

 

Mgr le cardinal ayant été saigné ce jour-là, toutes les portes du château de Ruel furent fermées, même aux évêques et aux maréchaux de France. Cependant nous fûmes introduites... On nous conduisit par son ordre dans une salle où le dîner était préparé. Il était magnifique et nous fûmes servis par ses pages. Sur la fin du dîner, Mer le cardinal fit appeler M. de Laubardemont et lui demanda s'il n'y avait point d'indécence qu'il nous saluât étant au lit, craignant que cela nous fît de la peine. Il l'assura que non ; il nous vint quérir de sa part.

Nous allâmes proche de son lit ; nous nous mimes à genoux pour recevoir sa bénédiction. Je demeurai dans cette posture pour lui parler... Il ne le voulut pas.., me fit donner un fauteuil et m'y fit asseoir.

 

Il lui dit mille bonnes paroles, « avec une grâce ravissante

 

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et beaucoup de douceur », Elle répondit fort bien, moitié grande dame, moitié humble religieuse. Il

 

me fit approcher de lui pour voir ma main de plus près; l'ayant regardée avec beaucoup d'attention, il dit ces paroles : « Voilà qui est admirable ! »

 

Là-dessus,

 

M. de Laubardemont prit la parole et parla de l'onction que saint Joseph avait faite sur moi, dont j'avais été guérie. On lui fit voir le morceau de la chemise sur laquelle la dite onction avait été faite. Avant que de la prendre en ses mains, quoiqu'il fût malade, il découvrit sa tète, il la flaira et baisa par deux fois, disant : « Cela sent parfaitement bon ».

 

Elle eut plus de difficultés à parvenir jusqu'à Saint-Germain. La reine était grosse de six mois et l'on craignait pour elle les émotions trop vives. Richelieu lui-même ne savait que décider. Enfin après de longues tractations, la visite fut décidée. Et ce fut charmant. Jeanne s'excusant de n'être pas venue plus tôt, sur « les craintes que plusieurs avaient que Sa Majesté ne reçût quelque incommodité de sa présence »,

la Reine répondit en riant : « Ce n'est pas moi qui ai eu peur, mais le Roi ».

 

Ce joli rire fait plaisir à entendre.

 

La Reine, m'ayant fait asseoir, me fit plusieurs questions : et sur ce que je lui racontais ce qui s'était passé dans la possession de plus effroyable, la Reine les entendait avec plaisir, disant : «J'ai de la joie à entendre ces choses : je n'en ai pas de peur. »

 

Longue harangue, très habile et où rien d'utile ne fut oublié, pas même la détresse temporelle du couvent de Loudun. « Voilà, madame, un petit crayon de ce que nous avons souffert... » Entre le Roi. Nouvelle conversation d' « une bonne heure ».

 

Il alla lui-même chercher dans la chambre de la Reine quelques personnes qui s'étaient depuis longtemps déclarées

 

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ennemies... de la vérité de la possession, jusqu'à nous faire passer... pour des trompeuses et des magiciennes... Le Roi pour les détromper, prit ma main... « Que dites-vous à cela? » Ces gens ne voulurent pas se rendre. Je n'ai jamais déclaré le nom de ces Messieurs par un principe de charité (1).

 

Entre « ces Messieurs » et les autres, plus nombreux, semble-t-il, qui s'inclinaient pieusement devant la merveille, j'ai déjà dit que nous ne chercherions pas à décider. Comment d'ailleurs pourrions-nous le faire, en l'absence de tout document sérieux ? Nous ne savons pas au juste quelle apparence présentait la main gauche de Jeanne des Anges et, pour les miracles, attribués à la « relique de saint Joseph », je ne crois pas qu'ils aient été soumis à une enquête canonique. Mais ces questions sont pour nous tout à fait secondaires. Devons-nous classer Jeanne des Anges parmi les vrais, ou parmi les faux mystiques, cela seul nous intéresse dans ce présent chapitre et, si je ne me trompe, la relation que Jeanne nous a laissée de sa tournée triomphale confirme à ce sujet nos inductions, ou si l'on veut, nos impressions antérieures. Même convertie, cette femme nous demeure suspecte. Nous ne l'accusons pas d'imposture. Nous remarquons simplement qu'elle n'est pas humble, qu'elle n'a pas l'accent des saints. Ajoutons qu'on semble avoir pris à tâche de canoniser, pour ainsi dire, son illusion. De Loudun en Savoie par Paris, Lyon, Grenoble et Chambéry ;

 

(1) Dans l'entourage de Richelieu, il y avait eu des scènes du même genre. « Quelques-uns de la cour proposèrent à M. le Cardinal de faire envelopper ma main dans un gant et de la cacheter de son sceau, ce qu'il désapprouva, disant « ... ce serait tenter Dieu » (Legué, op. cil. p. 224). Plusieurs aussi « désapprouvèrent cette onction, disant qu'il ne venait rien de sensible et de réel du côté du ciel ». A quoi l'ou répondait par l'épée de Jérémie et par la sainte ampoule. Cf. de curieux détails sur les expériences tentées par de savants chirurgiens sur l'ordre de Laubardemont (pp. 238-239). A Lyon, le cardinal Alphonse de Richelieu voulut effacer les noms imprimés sur ma main avec des ciseaux... Je pris la liberté de lui dire : « Monseigneur, vous me faites souffrir v, et il fit appeler un chirurgien pour faire raser ces noms. Je m'y opposai et lui dis : « Monseigneur, je n'ai point ordre de mes supérieurs de souffrir ces épreuves ». Mgr le cardinal me demanda qui étaient ces supérieurs. Je lui répondis : « Monseigneur, c'est M. le cardinal de Richelieu, votre frère... », p. 243.

 

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d'Annecy à Loudun, par Roanne, Moulins et Paris; évêques, docteurs, religieux de tous les Ordres, Mme de Chantal en Savoie, Mme de Montmorency à Moulins, Jeanne s'est vue admirée, caressée, écoutée, vénérée par toute la France. A pareille épreuve, une beaucoup moins vaniteuse que la Prieure de Loudun, aurait perdu l'équilibre.

Étrange histoire qui, de la première à la dernière page, semble un défi au bon sens et au sens chrétien. Deux siècles plus tard, les catholiques de tous les pays rediront avec dévotion et tendresse le nom d'une autre voyante, mais quand les innombrables pèlerins arriveront au bord du Gave, Bernadette de Lourdes ne sera pas là pour les

recevoir.

Après Rueil et Saint-Germain, la relation de ce féerique voyage devient moins pittoresque. C'est toujours le même empressement de la part des foules, et de la part de Jeanne, la même fatuité sereine. Entraînée par ce tourbillon de gloire, et incapable, pour l'instant, de réfléchir sur elle-même, de sentir le vide et le demi-mensonge d'un tel éclat, elle aura été, pendant ces quelques mois, pleinement heureuse. Peu à peu l'affaire de Loudun passa de mode. La Prieure sut néanmoins conserver et administrer son prestige, d'ailleurs toujours et de plus en plus discuté. Bien des sages s'étaient ressaisis. On se rappelle cet évêque breton confiant à une contemplative authentique, Mme du Houx, la mission d'examiner sérieusement la douteuse sainteté de Jeanne des Anges. Mais celle-ci gardait encore nombre de fidèles, surtout parmi ceux qui pouvaient la voir de près. A distance, et par lettres, elle avait moins de puissance. Elle avait bien pu apprendre à la perfection les gestes des saints, elle ignorerait toujours leur style. Et puis, l'âge venu, il lui arrivait de commettre des maladresses. Trop sûre d'elle-même, elle se mêlait de diriger tout le monde et jusqu'à ses propres maîtres. Le P. Surin, croyant avoir à se plaindre du P. Bastide, Jeanne intervient.

 

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La Mère des Anges, écrit-il, qui savait mon angoisse, me manda que je devais quitter ce directeur et en prendre un autre, qu'elle avait consulté son saint ange (1).

 

Dans sa candeur aveuglée, il trouvait cela tout simple, mais d'autres levaient les épaules et trouvaient cette ancienne possédée bien outrecuidante. On tâchait d'ouvrir les yeux au P. Surin, mais celui-ci la défendait de son mieux. Nous avons de lui à elle sur ce sujet une lettre curieuse.

 

22 janvier 1659. Un ecclésiastique constitué en dignité, s'est plaint à moi de votre conduite, ma très chère fille, que vous tenez comme un bureau d'adresse ouvert à tout le monde, où l'on vient demander ce qu'on désire savoir par le moyen de votre bon ange; que vous le consultez sur toutes sortes de choses, et même sur les mariages, sur les procès et les autres affaires temporelles, et que vous débitez ensuite les réponses que vous en recevez. On dit que cela est contraire à l'ordre que Dieu a établi pour notre conduite ordinaire, à quoi la raison et la foi suffisent, et parce qu'on a dit que je n'approuvais point cela, j'ai répondu qu'à la vérité je ne m'étais point adressé à vous, pour savoir rien en particulier de votre saint Ange (2); mais que je n'avais point appris que vous eussiez fait aucune chose contraire à ce qui se peut légitimement faire,

 

il commence à faiblir, à biaiser un peu,

 

et que j'estimais, que sans choquer les règles de la foi, on pouvait en de certaines occasions tirer lumière des voies extraordinaires dont il parait que Dieu est l'auteur.

Je vous prie, ma chère fille, d'avoir soin qu'au regard des demandes que vous pouvez faire à votre saint ange, il ne se fasse rien qui semble satisfaire la curiosité de l'esprit humain, ni qui puisse préjudicier à la loi commune de tous les chrétiens.

Il est vrai que le Père Bastide m'a souvent voulu persuader qu'il serait bon de rompre le commerce (lue vous avez avec votre saint Ange; mais je trouve que ce bon Père pousse dans l'excès sa doctrine de résister aux choses extraordinaires.

 

(1) Le Triomphe..., p. 313.

(2) Il avait bien prié Jeanne de consulter son bon ange, mais non pas de qui demander des prophéties.

 

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Pour moi, je pense que par elles Dieu fait souvent de grands biens aux âmes et que c'est une voie qu'il a établie à l'égard de quelques-unes et qui leur est très avantageuse (1).

 

Et il continue, effaçant ainsi la timide observation qu'on l'avait prié de faire. La réponse de Jeanne est d'une belle dextérité. Elle remercie « de la grande miséricorde » qu'on lui fait de l'avertir, elle proteste qu'elle observera fidèlement tout ce que le P. Surin daignera lui prescrire. Ce disant, elle sait bien qu'elle ne s'engage pas beaucoup.

 

Quant au passé, je vous dirai simplement comment je me suis comportée à l'égard des choses qu'on m'a priée de recommander à mon saint ange. J'ai tâché, lorsque j'en ai eu le souvenir,

 

elle attache si peu d'importance à ces choses, elle les oublie si vite!

 

de lui présenter les besoins des personnes qui s'étaient adressées à moi et je l'ai prié, selon les volontés de Dieu, de leur donner lumière. Quelquefois il a eu la charité de répondre en peu de mots ce qu'ils devaient faire. D'autres fois, il m'a semblé que je recevais quelque lumière qui me donnait jour à l'affaire proposée, et j'ai donné la réponse comme un sentiment que j'avais eu. Quelquefois on m'a témoigné que Dieu n'avait pas agréable de répondre.

Je n'ai jamais rien proposé que sous le bon plaisir de Dieu et avec un esprit très indifférent. Je ne sache pas l'avoir fait touchant des mariages et des procès, qu'en trois ou quatre occasions, et si vous jugez qu'il ne le faille pas faire, je ne le ferai jamais ni pour l'un ni pour l'autre.

Si le Père Anginot, le Père Bastide et vous... jugez à propos que je m'oppose aux visites de mon saint ange et au renouvellement des saints noms que je porte sur ma main, je suis toute prête à le faire...

 

Elle sait bien qu'il ne lui demandera jamais rien de pareil.

 

(1) Lettres spirituelles du R. P. Surin, I, pp. 346-348.

 

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Oui, mon bon Père, je vous assure que je suis toute disposée.., car m'est mon Dieu sait que je ne veux que lui et que tout le reste rien.

Voyez donc avec ces bons Pères ce que le Saint-Esprit vous inspirera. Voyez si je dois m'abstenir de prier ce bienheureux esprit en faveur des personnes qui s'adressent à moi pour le bien de leur âme,

 

qui lui parle de cela ?

 

et si je dois rompre tout commerce avec lui...

 

Il avait déjà répondu à toutes ces questions. Mais, à la vérité, la lettre de Jeanne était pour un autre, moins accommodant et qu'il s'agissait de gagner.

 

Il y a longtemps que je n'ai écrit au très cher Père Anginot, je ne laisse pas de penser à lui devant Dieu. J'ai cru que vous lui pourriez de communiquer de ce que je vous mande des dispositions de mon âme (1).

 

Malgré d'éminentes vertus, elle gardait jusqu'au bout un je ne sais quoi d'équivoque et elle le sentait bien. Trop lucide pour vivre sans remords ou du moins sans inquiétude, elle ne distinguait plus exactement ce qui chez elle était illusion et ce qui venait de la grâce. Lassée de tant de feintes, les paroles rassurantes de ceux qu'elle avait si profondément séduits, du P. Surin par exemple, redoublaient sa peine. Elle avait soif de franchise et elle ne savait plus être franche. Seule une femme pouvait maintenant déchiffrer l'ancienne simulatrice devenue visionnaire, l'expliquer à elle-même, l'habituer à regarder sa propre vérité bien en face et à remettre ce lourd passé confus entre les mains de la divine miséricorde. Jeanne des Anges n'avait pas mortellement péché contre la lumière. Pour l'assister dans ses derniers troubles, Dieu lui envoya une âme lumineuse, Mme du Houx. Ce fut l'expiation, le rachat suprême. Avec celle-là, Jeanne eût bientôt vu qu'elle ne réussirait

 

(1) Lettres spirituelles du R. P. Surin.., I, pp. 331-355.

 

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pas à contrefaire la sainte. Les autres, prêtres, religieux, lui parlaient de ses victoires sur les démons et du baume de saint Joseph; avidement ils contemplaient ses glorieux stigmates; ils lui confiaient leurs plus intimes secrets. Mme du Houx ne fit rien de semblable et ne vit en elle qu'une pauvre âme à guérir de l'illusion, à pacifier, à sauver. La fausse mystique eut le rare courage d'accepter la direction de la vraie sainte ; elle l'appela souvent à Loudun où elle la gardait aussi longtemps que possible. Neuf mois avant de mourir, elle lui fit signe et dès lors Mme du Houx ne la quitta plus. Grâce à elle, Jeanne des Anges, enfin détachée de sa gloire d'emprunt et revêtue d'une parure infiniment plus solide, put dire, de tout son esprit et de tout son coeur, l'humble et confiante prière que lui dictait de loin le vieux compagnon de ses illusions évanouies.

Que votre créature mourante, vous rende, ô mon Dieu,

 

une parfaite obéissance; qu'elle n'ait pas le moindre mouvement de vie que selon l'ordonnance que vous avez prononcée dans votre conseil éternel... Quelque rigoureuses que puissent être les ordonnances de Dieu, j'ai un refuge assuré dans la personne adorable de mon sauveur Jésus-Christ.

Ainsi, par l'ordre de mon Créateur, je mets mon âme entre les mains de mon Rédempteur, afin qu'ayant été lavée dans son sang, je devienne agréable aux yeux de celui qui m'a tirée du néant... je le supplie très humblement de ne me considérer plus selon ce que je suis en moi-même, ni comme revêtue de mes couleurs naturelles, mais selon ce que je suis en son Fils unique, et comme revêtue de ses mérites, de son innocence et de sa justice. Qu'il oublie ce que je suis et qu'il ne regarde en moi que Jésus-Christ. C'est là, mon Seigneur et mon Dieu, le seul titre en vertu duquel je veux paraître devant vous, n'étant de moi-même que péché et qu'abomination et n'ayant de mon fonds que la misère et que le néant (1).

 

(1) Lettres spirituelles..., pp. 433, 434. Après avoir pris connaissance de ce chapitre, un théologien très expert en matière d'exorcisme, veut bien m'assurer que la réalité des possessions de Loudun ne fait aucun doute. Comme je le dois, je m 'eu rapporte. Je n'avais pas du reste à discuter lette question.

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