Chapitre II
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CHAPITRE II : JEAN RIGOLEUC, JULIEN MAUNOIR ET LES MISSIONS BRETONNES

 

I. La parole vivante du P. Lallemant. — Ses principaux disciples. — Ecole discrète, à peine sensible au dehors, mais très active. — Carrière obscure de Jean Rigoleuc. — « Moins considéré que les autres ». — Le vieux serviteur et son mauvais petit cheval. — Vie errante.

II. Premières impressions pieuses. — Comment il arrive à « la parfaite composition de son âme ». — La seconde conversion. — La « sainte indétermination ». — Toujours la critique de l'action. — Que la grâce n'est pas sensible. — Rigoleuc et Pascal. — « Il ne faut pas même le chercher, mais nous persuader qu'il nous a trouvés ». — Elévation aux états mystiques. — Les épreuves : pendant six ans, il se croit damné. — Propagande mystique dans les couvents et parmi les jésuites. — Barthélemy de Fumechon et « la vraie spiritualité ».

III. La réévangélisation de la Bretagne au XVIIe siècle. — Caractère particulier de ces missions bretonnes. — Le biographe du P. Maunoir. — La peur du miracle. — Voyage du P. Boschet en Bretagne. — Les missions bretonnes et l'église primitive. — Les miracles. — « L'Iniquité de la Montagne. »—Génie des deux fondateurs des missions, Le Nobletz et Maunoir. — Renan, les missions bretonnes et la centralisation catholique.

IV. Entreprise essentiellement catéchétique. — Les « cartes peintes» de le Nobletz. — La baguette blanche. — La carte des conseils et le canal de Panama. — La carte du chevalier errant. — La bouline. — Les cahiers de le Nobletz. — L'Humanisme dévot et Bunyan. — La carte des malades. — M. Nigot et les doléances du Vilain. — Les tableaux vivants et la grande procession. — Les cantiques de le Nobletz et de Maunoir. — Le Nobletz et les cantiques de l'île d'Ouessant. — Les femmes catéchistes. — Utilité de cette innovation et opposition qu'elle soulève. — Grandeur et faiblesse de Michel le Nobletz.

V. Maunoir, moins original, peut-être plus grand. — Il organise la légende et le culte de le Nobletz. — Les supérieurs de Maunoir. — La « Confédération » des missionnaires. — La mission dans la mission. — Les missions bretonnes et la renaissance mystique.

 

I. Si dans le sec résumé qui nous la présente, la doctrine du P. Lallemant nous frappe si fort, on imagine

 

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aisément l'impression plus profonde et plus durable qu'a dû faire la parole vivante du maître sur les religieux dirigés par lui. Après avoir rencontré un de ces hommes extraordinaires à qui le inonde surnaturel paraît plus réel que l'autre, on n'est plus le même. Le grand problème s'est posé : on a dû prendre parti pour ou contre la vie intérieure, se décider ou se refuser à « franchir le pas ». ll est probable qu'une élite seule, parmi cotte élite religieuse, aura suivi le P. Lallemant. Mais il n'en faut pas davantage pour établir un courant mystique, pour former une école. Plus d'un demi-siècle après la mort de Lallemant, le P. Champion, dans une notice qui serait lue par la plupart des jésuites français de ce temps-là, constatait, nous l'avons déjà rappelé, l'existence de cette école et le prestige qu'elle avait longtemps gardé. Louis Lallemant, disait-il, « eût... pour disciples les hommes les plus spirituels et les plus intérieurs que la Compagnie ait eûs parmi nous », et « l'on a remarqué jusqu'ici que tous ceux » qui ont passé par ses mains, ont conservé son empreinte, « et se sont communément distingués des autres » (1).

Quelques-uns de ces religieux nous sont connus : ainsi les Pères Paul Le Jeune et Paul Ragueneau, fameux l'un et l'autre dans l'histoire de la Nouvelle France (2). Les chroniques de l'Ordre nous disent du premier « que toutes les personnes qui étaient plus attachées à lui étaient très intérieures » (3) et le P. Champion assure du second que la Providence lui adressait une foule de bonnes âmes et surtout de celles « qui étaient conduites par des voies

 

(1) La Doctrine spirituelle du P. Louis Lallemant..., p. 32.

 

(2) Sur Le Jeune (1591-1664) et Ragueneau 1608-1673) cf R. P. C. de Rochemonteix, Les jésuites et la Nouvelle France, Paris, 1895, t. I. et II passim, notamment I, p. 190 et II p. 70. On a publié jadis et republié depuis les lettres spirituelles de Le Jeune. qui sous (les plus belles, cf. Lettres spirituelles par le R. P. Paul Le Jeune... revues et précédées d'une notice biographique) par le R. P. Fressencourt. Paris 1875. Du reste nous retrouverons ce grand homme, dans notre prochain volume, auprès de Marie de l'Incarnation.

(3) Notice du P. Fressencourt déjà.

 

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extraordinaires (1). Un des auteurs spirituels les plus féconds du grand siècle, le P. Jacques Nouet figure de même parmi les plus chers disciples de Louis Lallemant et peut-être aussi le vénérable P. Julien Maunoir (2). Il y en eut beaucoup d'autres, de moins brillants, ou d'une sainteté moins haute et qui néanmoins restèrent fidèles aux principes essentiels de la doctrine (3). Font encore partie de ce même groupe un certain nombre de jésuites qui dépendent moins directement du fondateur de l'école, mais qui pensent comme lui. D'où que vienne leur inspiration première, ils se ressemblent tons, ils sont unanimes et cela seul nous importe (4). Le P. Lallemant est pour nous un programme beaucoup plus qu'une personne. Il représente

 

(1) La Doctrine..., p. 25.

(2) Trop jeunes tous les trois pour avoir pu faire leur troisième an sous la direction du P. Lallemant, Ragueneau, Nouet et Maunoir l'ont eu comme préfet des études (1633-1634) puis comme recteur (1634, avril 1635) au collège de Bourges. Dans cette dernière année, Nouet était professeur de théologie, Ragueneau et Maunoir, étudiants en théologie. (L'insigne P. Philippe Labbe était professeur d'humanité), cf. le status collegii Bi turicensis, exeunte anno 1634 dans l'Histoire du V. S. de Dieu, Julien Maunoir parle P. X. A. Séjourné, Paris, 1885, I, pp. 396-397. On range assez communément le P. Maunoir parmi les disciples de Lallemant, mais je ne vois pas que les documents permettent de rien affirmer sur ce point. On peut dire toutefois qu'il est infiniment vraisemblable, que les deux saints, ayant vécu près d'un an dans la même maison, ont dû se lier très étroitement. En revanche, nous savons par le P. Champion que le recteur de Bourges prit « un soin particulier » de Nouet et de Ragueneau cf. La Doctrine..., pp. 23, sq., et l'ouvrage du P. Séjourné sur Maunoir, I, p. 49.

(3) Je n'avais pas à faire ici l'histoire critique de l'école. Il y faudrait des recherches infinies, prendre un par un, les novices et les tertiaires du P. Lallemant. (4 promotions de novices, 3 de tertiaires) ; un par un, les Jeunes Pères qui l'ont eu pour professeur ou pour recteur; reconstituer l'histoire intime de ceux d'entre eux qui paraîtraient s'être distingués par leurs vertus et de ceux qui ont écrit sur les choses spirituelles : bref un long travail et qui ne donnerait probablement que des résultats médiocres. D'autant que, dans bien des cas, la similitude foncière des doctrines ne prouverait pas nécessairement une dépendance directe. Après tout le P. Lallemant n'a rien innové. Il n'a fait que réunir dans un système très fortement lié et que présenter avec une autorité particulière des idées connues de tous.

(4) Pour des raisons qu'il serait trop long de déduire ici, je ne retiendrai, dans le présent chapitre et dans ceux qui suivront, que cinq ou six jésuites : Rigoleuc et Surin, formés de première main par le P. Lallemant; Duby, formé par Rigoleuc ; Guilloré, Crasset et Maillard sur la première initiation desquels je suis mal renseigné, mais qui représentent, plus ou moins modifiée au gré de leur expérience personnelle ou de leur génie, la même tradition que les autres. Je dois laisser de côté le P. Nouet, le P. Nepveu, etc., etc. Ainsi avions-nous fait pour la plupart des spirituels de l'école française.

 

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et résume excellemment la tradition commune des mystiques adaptée aux tendances particulières de la Compagnie de Jésus. Ecole, disons-nous, mais au sens le plus discret, le moins officiel de ce mot. Aucune organisation ; rien de sensible; pas de bannières déployées, pas de cri de guerre. Si la plupart de leurs confrères préfèrent s'en tenir, comme ils disent, à une spiritualité plus « pratique n, si quelques-uns haussent volontiers les épaules quand ils parlent des mystiques et de leur jargon, ces divergences ne séparent pas en deux camps nettement distincts les jésuites de cette époque. Du reste les vrais contemplatifs aiment le silence. Au lieu de publier leur doctrine, ils se contentent le plus souvent de la vivre et de se régler sur elle dans leur ministère. C'est au confessionnal surtout, c'est à voix basse que se transmet normalement la tradition mystique. Honteuse ? non pas, et tout au contraire, très catégorique à maintenir les droits souverains de l'Esprit, mais très attentive, en même temps à empêcher que le divin secret s'affadisse, qu'il devienne simple amusement de curiosité pour les uns, d'orgueil pour les autres.

La carrière du P. Jean Rigoleuc nous aide à prendre sur le vif ces mouvements presque insensibles dont l'historien pressent l'importance, mais qu'on a tant de peine à connaître (1). Carrière obscure. Tout semble conjuré pour écraser cet humble personnage, pour le réduire aux rôles insignifiants. Pendant sa troisième année de noviciat, à Rouen, il se dépouille en quelque manière de toute

 

(1) Né à Quintin, diocèse de Saint-Brieuc, en 1595, mort à Vannes en 1638. Cf. l'ouvrage du P. Champion, déjà cité : La vie du P. Jean Rigoleuc..., avec ses traités de dévotion et ses lettres spirituelles, Paris, 1686. Les contemporains écrivaient Rigoleuc. Depuis on a laissé tomber le c final, qui pourtant rappelle l'origine bretonne du Père et qui atténue un peu le ridicule de ce pauvre nom. Rigoleuc, Guilloré, Surin, Crasset, il faut avouer que les héros de notre 3e partie sont assez malheureusement nommés.

 

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personnalité, il se revêt de la pensée de son maître, Louis Lallemant. Désormais, soit qu'il parle, soit qu'il écrive, on ne sait trop s'il faut admirer son propre génie, ou seulement la pieuse docilité de sa mémoire. Ajoutons à cela l'étonnante splendeur du théâtre où les circonstances l'ont fait vivre. C'est la Bretagne de Michel Le Nobletz et de Julien Maunoir, une terre où le miracle est de toutes les heures, où chaque village a son extatique. Comment s'intéresser à ce chétif que les Jésuites eux-mêmes ont laissé volontairement dans l'ombre ? « Un si excellent homme, écrit le P. Champion avec sa franchise ordinaire, devait être autant distingué par les emplois qu'il l'était par ses rares talents d'esprit, de science et de vertu. Cependant quelque mérite qu'il eût au-dessus des autres, Dieu permit qu'il fût moins considéré que les autres. Et par là il eut ce bonheur inestimable d'être... jusqu'à la mort appliqué seulement aux emplois où il y a peu d'éclat selon le monde et beaucoup de fruit selon Dieu. » (1) L'a-t-on jugé médiocre, ou bien trop mystique? N'était-il pas plutôt de ces invinciblement modestes qui parviennent sans peine à se faire oublier, de ces dévoués qu'on trouve toujours prêts à remplir n'importe quel poste. Il aimait beaucoup sa Bretagne, où il faisait grand bien. On l'envoie à Orléans. « Il obéit sans réplique, bien qu'il prévît dès lors ce qu'il reconnut depuis par expérience, comme il écrit dans une de ses lettres à Marie de Sainte-Barbe (2), qu'il pouvait faire plus de fruit en un mois, dans les missions de Bretagne, qu'en plusieurs années dans celles de France. » Il obéit de même lorsque l'obéissance le retira des missions pour l'appliquer à enseigner la rhétorique à Quimper, quoique âgé de cinquante-deux ans, et fort infirme... Enfin les

 

(1) La vie..., p. 19. On se rappelle une plainte analogue au sujet du P. Lallemant, cf. plus haut, p. 326. Il est significatif qu'un homme aussi grave que le P. Champion ait cru devoir conserver de tels détails.

(2) Converse ursuline que dirigeait le P. Rigoleuc. On trouvera sur elle une courte notice dans Les vies des saints de Bretagne... par Dom Lobineau (éd. par l'abbé Tresvaux , Paris, 1837. t. IV, pp. III, seq.

 

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dernières années de sa vie, quoiqu'il eût éprouvé combien les emplois sédentaires étaient préjudiciables à sa santé et qu'il eût tant d'attrait pour ses chères missions, il s'en laissa néanmoins encore arracher par l'obéissance pour demeurer attaché au collège de Vannes, à y enseigner la théologie morale, et bien qu'il connût assez lui-même par sa propre expérience que l'air de cette ville lui était fort contraire, et que le médecin l'assurât qu'il hasardait sa vie s'il y passait encore un hiver, il se contenta d'(en) écrire au R. P. Provincial... et sa lettre n'ayant eu aucun effet, on peut dire qu'il est mort (car il y mourut en effet) pour s'être sacrifié à l'obéissance. » (1) C'est un religieux qui parle ainsi. La foi chez lui domine, mais n'étouffe pas les sentiments naturels. Homo sum, béni soit qui nous oblige à redire le texte magique ! Pour nous, pouvions-nous hésiter à recueillir ces humbles traits de plume qui évoquent si vivement la physionomie classique du vieux serviteur, bon à tout et bon à rien, qui se regarde lui-même comme une chose de nulle valeur et qui se laisse manier en conséquence. Une touche de pittoresque et le tableau sera parfait. « Il faisait ses voyages à peu de frais, se traitant mal et vivant comme les pauvres. Pendant qu'il travaillait à l'établissement de notre séminaire de Vannes... allant à une métairie proche de Ploërmel, il ne portait ordinairement point d'autre provision qu'un petit sac de farine, dont on lui préparait à manger à la façon des paysans de Bretagne... (Plus tard) ne pouvant plus aller à pied à cause de sa mauvaise jambe et de ses autres indispositions, il fit acheter, avec la permission du R. P. Général, un méchant petit cheval qui ne lui coûta jamais beaucoup à nourrir. On le laissait vivre comme à l'abandon et il ne se ressentait que trop de la pauvreté de son maître. C'était un proverbe dans le pays pour exprimer la misère des serviteurs mal nourris, de dire qu'ils étaient traités

 

(1) La vie..., pp. 49, 5o.

 

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comme le cheval du P. Rigoleuc (1). » Vers ce même temps l'imagination bretonne ajoutait chaque jour quelque nouvelle merveille à la légende du P. Maunoir. Pour le P. Rigoleuc, elle retiendra surtout ce petit cheval de bohémien, aussi maigre et d'aussi pauvre apparence que son maïtre. Et cependant je crois que le P. Champion n'exagère pas lorsqu'il vante le mérite exceptionnel de Jean Rigoleuc. Celui-ci, disions-nous, ne fait que répéter Louis Lallemant. Sommes-nous bien sûrs qu'il ne lui ait pas prêté du sien ? En tous cas, il s'est assimilé la forte doctrine d'une manière très personnelle. Il a plus d'imagination, plus de tendresse que son maître et plus d'éloquence (2). Quant aux supérieurs du saint homme, en le déracinant sans cesse, ils n'ont pas cru si bien faire. Comme jadis les Apôtres de synagogue en synagogue, il a porté de maison en maison, la bonne nouvelle, je veux dire, les principes de son école. C'est par là surtout qu'il nous intéresse et qu'il tient une telle place dans l'histoire que nous racontons.

II. Sur l'ardente piété de ses débuts, on nous a conservé « un mot qui lui échappa un jour dans un voyage qu'il fit à Quintin (sa ville natale) quelques années avant sa mort. Etant dans une chambre de la maison paternelle avec trois de ses nièces, et les exhortant à se donner tout à Dieu, pour les toucher par son exemple, il leur dit dans la ferveur de son discours : « Pour moi, mes nièces, lorsque je demeurais autrefois ici pendant ma jeunesse, je crois avoir plus aimé Notre-Seigneur que jamais personne n'a aimé d'un amour humain aucune créature ». « Dans cette chambre » Voilà pour émouvoir notre sensibilité d'aujourd'hui, mais Champion, qui est d'un autre âge, va droit à la substance de cet aveu. « Parole considérable,

 

(1) La vie..., pp. 43, 44.

(2) Comparaison d'ailleurs conjecturale. J'ai déjà dit que nous ne connaissions Lallemant que par le résumé de ses conférences que nous a laissé le P. Rigoleuc, et qu'a publié le P. Champion. Je rappelle aussi que d'après le même Père, Rigoleuc, « loin de rien ôter (à Lallemant) de sa force et de son onction, lui en a plutôt ajouté » La Doctrine..., pp. 5, 6.

 

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conclut-il, dans la bouche d'un homme aussi sage et aussi réservé à parler de lui qu'il était. » (1) « Dans cette chambre », le bon vieillard apaisé, maté par la grâce et par la vie, avait retrouvé pour quelques secondes, l'extrême vivacité de sa jeunesse et la chaleur d'une nature qui ne s'était pas soumise, sans d'étranges peines, à la discipline mystique. Le plus grand obstacle que le Saint-Esprit devait « trouver en lui... venait de son tempérament bilieux et mélancolique, n'étant pas trop aisé de réduire ces sortes d'esprits à l'état passif et à une manière d'agir dégagée de l'imagination et purement intellectuelle » (2). « D'une humeur prompte et colère », d'un « courage à ne se rebuter de rien », têtu, fier, concentré, presque violent, faible aussi dès que « sa mélancolie lui resserrait le coeur » (3), on a de lui des confidences effrayantes. « Allant au noviciat, il lui semblait aller à la mort. Il y entra cependant généreusement à Rouen (1617) à l'âge de vingt-deux ans, et durant l'espace de quinze jours il fut tourmenté d'une soif si ardente qu'il lui semblait que toute l'eau de la Seine n'aurait pas été capable de l'étancher. » (4) La seconde conversion et le programme de sainteté que lui proposera plus tard le P. Lallemant lui causeront d'abord les mêmes angoisses ; mais généreux, volontaire, il « franchira le pas », il arrivera, par une transformation, sinon tout à fait soudaine, du moins très rapide, à « la parfaite composition de son âme » (5). « Qu'on remarque la force et l'imprévu de ce dernier mot. Pour eux, répondre « une bonne fois » à l'appel mystique, c'est enfin se plier à l'ordre et se posséder.

Quand on « s'est une fois bien établi » dans la vie intérieure, écrivait-il peu après cette seconde conversion,

 

on se trouve au-dessus de toutes les craintes humaines, ou

 

(1) La vie..., pp. 4, 5.

(2) Ib., p. 94.

(3) Ib., p. 94, 13.

(4) Ib., p. 5, 6.

(5) Ib., pp. 53; 12-19.

 

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n'appréhende plus ni la pauvreté ni aucun des maux de la vie présente, ni ceux de l'autre vie, et l'on demeure toujours dans la même situation d'esprit, toujours immobile en Dieu.

On ne perd jamais la présence de Dieu et, dans le commerce du monde, dans l'embarras des affaires, parmi la foule des occupations, l'on conserve toujours la solitude du coeur et l'on ne sort point de cette montagne mystique de l'oraison, où l'on a été introduit par le Saint-Esprit.

De tout ce que l'on voit ou que l'on entend, on prend occasion de s'élever aussitôt à Dieu, et l'on convertit en Dieu toutes les créatures, s'il est permis de parler ainsi. On ne voit que Dieu dans les créatures, de même que ceux qui ont longtemps regardé le soleil, quelque objet qu'ils regardent ensuite, s'imaginent toujours voir le soleil. Enfin, un homme intérieur rendra plus de services à l'Eglise eu une heure que ceux qui ne le sont pas ne sauraient lui en rendre en plusieurs années: d'autant que celui-là est intimement et sans entre-deux uni à Dieu et que n'apportant pas d'obstacle aux opérations de la grâce, Dieu peut l'employer comme il lui plaît pour l'exécution de ses desseins (1).

 

 

Il n'est déjà plus disciple, il ne répète pas une leçon apprise et parle certainement d'expérience (2).

 

O mon Dieu! qu'une personne qui pour l'amour de vous et pour se donner toute au recueillement intérieur, se sépare entièrement du monde, trouve dans le fond de son âme un monde bien plus grand que celui qu'elle quitte ! O qu'elle trouve au fond de son coeur, dans cette solitude mystique, des espaces bien plus vastes que n'est l'étendue de toute la terre (3).

 

Il opposait ces libres espaces de l'intérieur aux couloirs étroits de l'action :

 

Suivez librement l'instinct de la grâce, écrira-t-il plus tard à une religieuse, et laissez aller votre coeur là où il est

 

(1) La vie..., p. 71-73.

(2) Avec ses notes du troisième an, Rigoleuc avait pour « principales règles de sa conduite », un « abrégé » qu'il avait fait de la doctrine de saint Jean de la Croix, et un autre « du traité du cardinal de Bérulle, de l'abnégation intérieure », cf. La vie..., p. 41. Il devait bien connaître aussi Canfeld et Tauler qu'il conseille à ses pénitents, cf. Ib., pp. 388, 452.

(3) La vie..., p. 82, 83.

 

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attiré, sans limiter et déterminer votre action, si l'instinct que vous sentez n'est pareillement déterminé. Je veux dire que si l'attrait de la grâce vous porte à quelque bonne oeuvre en particulier, vous devez suivre cet attrait, et faire le bien particulier qui vous est proposé. Mais si vous ne vous sentez portée à rien de particulier, vous devez demeurer dans cet attrait général pour toute sorte de bien, sans vous déterminer et vous borner vous même à quelque action particulière ; et comme d'ordinaire, rien de distinct n'est représenté à votre entendement, et que votre volonté ne sent aucune inspiration particulière, tenez-vous hardiment dans cette sainte indétermination, et dans cette disposition générale au bien, laquelle n'excepte rien et embrasse tout, n'embrassant rien en détail. C'est là une espèce d'immensité qui imprime à l'âme un excellent caractère de celle de Dieu. Plus nos actes sont universels et ont d'étendue, plus ils sont parfaits. L'imperfection vient de la limitation (1).

 

C'est bien toujours la « critique de l'action », mais curieusement, intrépidement poussée et par un maure. Pour cette « sainte indétermination » qui pourrait effaroucher certains « actifs », en réalité rien de plus agissant, de plus méritoire. Elle entraîne du reste une résignation absolue à toute souffrance.

 

L'image de nos derniers martyrs du Japon nous donne une belle idée d'une parfaite patience. Ils sont pendus à un poteau les pieds en haut et la tête en bas, sur une fosse où les bourreaux les descendent avec une poulie et les en retirent connue il leur plaît, pour leur faire souffrir un tourment inconcevable. Voilà comment nous devons être dans le renversement ale toutes choses et de nous-mêmes, sans autre mouvement que celui de notre abandon à la disposition de ceux qui voudront nous faire souffrir (2).

 

Nous avons vu la piété affective de ses jeunes années. Désormais là n'est plus son idéal :

 

Vous mesurez encore les profits de vos communions par les

 

(1) A la soeur Catherine de Saint-Bernard, ursuline ; La vie..., pp. 38 6, 387. Les quarante lettres de Rigoleuc recueillies par le P. Champion son toutes adressées à des ursulines.

(2) La vie..., pp. 91, 92.

 

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effets sensibles de la grâce. C'est une faute grossière. Ne savez-vous pas que la grâce est une chose spirituelle et par conséquent infiniment élevée au-dessus des sens? Ce que l'on ressent de la grâce n'en est que le marc et la lie : quand à la grâce, on ne la ressent point, parce qu'elle n'est pas sensible (1).

 

Et il dit ailleurs avec plus de force encore :

 

Ne vous étonnez point de ne connaître rien de bon dans votre état. On peut aimer parfaitement Dieu sans savoir qu'on l'aime. L'amour caché, fort et constant est un précieux trésor, Mon Dieu! ma chère soeur, quel avantage que de faire le bien sans attrait et sans sentiment, dans la pureté de l'esprit (2).

 

Au reste, dit-il encore dans son journal,

 

il ne faut point chercher Dieu loin de nous puisqu'il est auprès de nous. Il ne faut point le chercher avec effort, puisque nous le pouvons trouver sans effort. Il ne faut point le chercher par notre action, puisqu'il est avec nous indépendamment de notre action. 11 ne faut point chercher de le sentit ni lui ni son opération, puisqu'il est un pur esprit et que ni lui ni son opération ne sont point sensibles. Il ne faut pas même le chercher, mais il faut nous persuader qu'il noirs a trouvés (3).

 

Ce n'est pas là tout à fait ce que Pascal écrira plus tard dans le Mystère de Jésus. Ou plutôt c'est bien la même pensée, mais transposée et réalisée dans l'ordre mystique, et par suite plus vraie, plus profonde. Pascal cherche, désire et d'un désir affectif, sensible dont la ferveur même le tire d'inquiétude. « C'est le posséder que le désirer ». Dans cette recherche, dans ce désir, il y a encore trop d' « action », et les assurances que donne l'action restent capricieuses, changeantes, comme l'action elle-même. Que tout sentiment cesse, que toute lumière s'éteigne, Pascal ne pourra plus dire qu'il a trouvé. Les

 

(1) La vie..., p. 39o.

(2) Ib., P. 474.

(3) Ib., p. 97.

 

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mystiques, au contraire, dans la nuit la plus noire, dans la sécheresse la plus désolante, continuent à croire non pas qu'ils ont trouvé Dieu, mais que Dieu les a trouvés, et qu’« on peut aimer parfaitement Dieu sans savoir qu'on l'aime ».

« La troisième année après son second noviciat », le P. Rigoleuc «fut mis dans cet état que les mystiques appellent passif et il obtint ce don d'oraison infuse et de présence de Dieu surnaturelle qu'il avait tant désiré » (1). Il a fort bien décrit les souffrances étonnantes qui accompagnent d'ordinaire ce passage d'un ordre à l'autre, cette agonie où le sens achève de mourir « à toutes les choses créées », et l'esprit « à toutes ses opérations ».

 

Dieu fait à l'âme à peu près ce que les nourrices font aux enfants qu'elles veulent sevrer. Elles mettent sur leur mammelle du jus d'absinthe ou quelque autre suc amer pour empêcher l'enfant de téter. Ainsi Dieu voulant purifier l'âme... il détruit, ou plutôt il suspend la correspondance naturelle qui est entre l'esprit et le sens, entre les puissances spirituelles et les matérielles. Il détache l'esprit de l'action et du plaisir des sens. L'imagination est dans le trouble ; l'entendement dans une captivité qui l'étonne; l'appétit, dans une insensibilité pour toutes sortes d'objets; la volonté, dans une aridité où elle ne peut goûter ni les créatures ni Dieu, et se trouve sans désir, sans affectio», sans mouvement... On craint tout et on doute de tout. Ce ne sont que ténèbres affreuses, gémissements profonds, douleurs pénétrantes, tristesses inconsolables, impuissance générale pour tous les actes sensibles des vertus. L'âme se croit perdue, et cependant, dans son fond, elle demeure tranquille en la présence de Dieu, lui laissant l'aire en elle, et permettre à son égard et à l'égard de tous les autres êtres, tout ce qu'il lui plaît.

Ainsi Dieu achève de purifier l'âme, lui ôtant sa manière d'agir naturelle et humaine, pour lui en donner une surnaturelle et toute divine. Ensuite de quoi la mémoire et l'imagination, vides de cette confusion d'objets qui les remplissaient, ne sont plus occupées que de la seule vue de Dieu, et des

 

(1) La vie..., p. 98.

 

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choses qu'il faut faire par son ordre et qui ne se présentent à elles qu'à mesure qu'il les faut faire ; l'entendement, affranchi de ses réflexions et de son activité, reçoit paisiblement les effusions de la lumière incréée; la volonté, entièrement libre et parfaitement pure, se transforme et s'écoule avec plaisir en celle de Dieu. L'appétit sensitif, élevé au-dessus de sa nature, devient tout spirituel et tout divin, n'agissant plus que par le mouvement de l'esprit de Dieu. Enfin l'âme se trouve si changée qu'elle ne se connaît plus elle-même. Il lui semble qu'elle n'est plus de ce monde... Elle traite si familièrement avec Dieu, elle a de si étroites habitudes avec la Cour céleste, qu'on peut dire qu'elle est déjà en quelque façon domestique de Dieu et associée à la vie des bienheureux (1).

 

Vie presque céleste, mais que traversent parfois les pires épreuves. Rencontre singulière, les deux disciples les plus insignes du P. Lallemant, les PP. Surin et

Rigoleuc, le premier pendant plus de vingt ans, le second, pendant six ans, se crurent damnés.

 

Hélas! écrivait celui-ci à une religieuse, si vous étiez réduite au point où quelqu'un de ma connaissance s'est vu, durant bien des années; si vous aviez une continuelle vue de votre réprobation ; si vous entendiez prononcer à tout moment à l'oreille du coeur, la sentence de votre damnation éternelle ; si vous portiez partout l'idée et le sentiment de l'enfer, imprimés au fond de votre âme, sans vous eu pouvoir défaire, que serait-ce? (2)

 

Il parlait certainement de lui-même.

 

Je sais quelqu'un, écrivait-il encore, qui, dans cet état de peines, se mit à s'étudier uniquement à la pureté de coeur, à se donner aux oeuvres de charité et à marcher tête baissée dans le service de Dieu,

 

tant qu'enfin « ses peines devinrent ses délices » et qu'il retrouva la paix (3).

 

(1) La vie..., pp. 267-26g.

(2) Ib., p. 452. Dans cet état, il trouvait quelque consolation à relire le sermon de Taules pour le quatrième Dimanche d'après pâques. Ib., p. 94.

(3) Ib., p. 457, 458.

 

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C'est ainsi que Jean Rigoleuc l'ut introduit « dans les plus profondes solitudes de ce recueillement intérieur où l'on vit dans l'oubli des créatures », et conduit « aux plus hauts degrés de cette vie intérieure, qui est si peu connue de ceux mêmes qui en pratiquent extérieurement les exercices et qui ne cessent d'en parler » (1). Dès lors il n'aura pas de plus chère ambition que de découvrir à d'autres les sublimes vérités qui l'ont transformé lui-même. Bien que très prudente, et peut-être plus discrète

que celle du P. Surin, sa direction n'en sera pas moins toute mystique.

 

La dernière fois que je vous vis, écrivait-il un jour à une religieuse, je m'étonnai que Notre-Seigneur ne vous menât point encore parla voie des mortifications surnaturelles. Mais, grâce à sa miséricorde, vous y voilà entrée (2).

 

Il l'attendait là et il aurait été fort déçu de la voir à jamais fixée dans les voies communes.

 

Ce n'est pas, disait-il, que je Marne la méditation. Elle est excellente, et les âmes à qui Dieu ne donne autre chose, s'en doivent contenter... Mais celles que Dieu attire à l'oraison de simple union, se l'ont un tort extrême si elles résistent à cet attrait, arrêtant par force leur esprit à une multiplicité de considérations, d'affections et de résolutions étudiées. Car sans tous ces efforts, Dieu a, dans la simple voie où il les appelle, des inventions admirables pour leur faire connaître les vérités qu'il veut qu'elles sachent, et il les leur fait entendre avec des paroles si claires... qu'elles en demeurent incomparablement mieux instruites qu'elles ne l'auraient été par plusieurs méditations selon la méthode ordinaire (3).

 

Qu'il ait rencontré, dans sa Bretagne surtout, beaucoup d'âmes prêtes à le suivre jusqu'à ces hautes régions, nous le dirons bientôt, mais ce qui doit nous intéresser davantage

 

(1) La vie..., p. 93, 94.

(2) Ib., p. 467.

(3) Ib., pp. 409, 410.

 

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c'est de le voir répandre sans bruit sa doctrine parmi ses confrères. « Le P. Barthélemy de Fumechon disait hautement qu'avant qu'il eût eu le bien de vivre et de converser avec lui, il n'avait qu'une connaissance grossière de la vie intérieure, mais que pendant l'année qu'ils demeurèrent ensemble à Orléans, il apprit dans les conversations familières qu'il eut avec lui en quoi consiste la vraie spiritualité. De quoi il se tenait obligé à Dieu comme d'une des plus grandes faveurs qu'il en eût reçues. Ce Père était un homme de grand mérite. Il avait l'esprit éminent, une grande disposition pour toutes les sciences, une rare connaissance des langues savantes et de la langue sainte, un talent extraordinaire pour les controverses, une humeur aimable et insinuante, une douceur qui gagnait tout le monde et surtout les hérétiques. » (1) Sous une apparence presque banale, c'est là un document de premier ordre. J'avoue que ce jésuite inconnu, faisant les cent pas dans une cour de collège, en compagnie de Jean Rigoleuc, n'a rien de très excitant. Quand on nous parle mystique, notre imagination s'allume, elle rêve de quelque sainte, enthousiaste ou candide, Gertrude, Thérèse, dans un cadre de roman. Mais ce Fumechon avec son hébreu, son génie pour la controverse et sa bonhomie paternelle ! Une fiche, tout au plus, qui fera nombre dans un dossier, mais qui ne dégage pas un atome de poésie. J'entends bien, mais que néanmoins on y prenne garde. Plus il nous parait prosaïque, gris, j'allais dire, quelconque, et plus un Fumechon mérite l'attention de l'historien, car il représente cette moyenne de qui dépendent l'extension et la vitalité des mouvements religieux. Que serait-il advenu de l'oeuvre du Christ, s'il n'y avait jamais eu de chrétien que les apôtres et qu'un petit groupe de hauts mystiques? Remarquez d'ailleurs que jusqu'au jour où il « eut le bien » de rencontrer un disciple de Lallemant, le P. de Fumechon

 

(1) La vie..., p. 133. Le P. de Fumechou était né à Rouen où sa famille tenait un « rang fort considérable » et où il mourut en 1662.

 

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avait passé pour un religieux exemplaire Tiède et négligent, son histoire n'aurait plus d'intérêt que pour lui-même. Ce serait la conversion commune, la première conversion. Mais non : dans ses entretiens avec le P. Jean Rigoleuc, ce jésuite déjà mûr, tout formé et d'une régularité parfaite, soudain s'aperçoit qu'il n'a de la vie intérieure « qu'une connaissance grossière », qu'il ne sait pas encore « en quoi consiste la vraie spiritualité ». Pour nous, cette confidence vaut les effusions les plus lyriques d'un contemplatif de génie. Remarquez encore qu'une seule conquête de ce genre en amènera plusieurs autres. Directeur lui-même, le P. de Fumechon ne se taira pas sur la découverte qu'il vient de faire. Son autorité de savant, son « humeur aimable et insinuante », promettent de nouvelles recrues à l'école de Lallemant. Après Fumechon, le P. Champion cite plusieurs jésuites pleinement d'accord avec Rigoleuc. C'est le P. Jean de la Cour, «homme d'un rare mérite » ; c'est « le P. Simon de Lessau, qui était lui-même un homme des plus éclairés dans la vie mystique et si possédé de l'amour de Dieu qu'il en brûlait d'un feu sensible (1) ». D'autres encore sans doute, mais de moins d'éclat. C'est enfin et surtout le fameux P. Vincent Huby, mais celui-ci mériterait à lui seul autant de pages que le P. Rigoleuc, son maître, et nous ne pourrions le célébrer dignement sans nous engager dans cette grande histoire des missions bretonnes que nous avons à peine le droit d'effleurer (2).

 

(1) La vie..., pp. 132, 133. Le P. Champion avait dessein de faire connaître le Père Jean de la Cour « par un petit recueil de sa vie et de ses écrits ». Il s'était fait ainsi l'historiographe officiel de toute l'école. Sans lui, je l'ai dit, nous ne connaîtrions ni le P. Lallemant, ni le P. Rigoleuc, ni le P. Huby. Nous lui devons beaucoup de reconnaissance. Il songeait aussi à publier des inédits de Surin. Il aurait voulu qu'on publiât les lettre de Ragueneau. cf. La Doctrine..., p. 25.

(2) Vincent Huby, né à Hennebont en 16o8, mort à Vannes en 1693, après avoir travaillé pendant plus de trente ans aux missions bretonnes et dirigé la maison de retraite dont nous parlerons plus loin. Cf. Oeuvres spirituelles du P.  Huby... revues et corrigées par M. l'abbé X..., Paris, 1758. Je n'ai pu me procurer que cette édition ; Vie du P. Vincent Huby par le P. Champion, Lille, 1886.

 

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III. Il est surprenant que personne, jusqu'ici, n'ait raconté, dans une oeuvre savante et de grande allure, la réévangélisation de la Bretagne au XVIIe siècle (1). Les quelques biographies que nous possédons là-dessus (2), ne remplacent d'aucune façon et rendent au contraire plus désirable le travail d'ensemble qui nous permettrait d'apprécier les mérites respectifs de chaque personnage, de suivre la préparation, les étapes, les résultats de ce magnifique revival qui a gardé toute son intensité pendant plus de cinquante ans et qui rappelle par tant de côtés, l'histoire des origines chrétiennes. Il y a eu chez nous, vers la même époque, beaucoup d'autres missions : en Normandie, avec le P. Eudes; en Lorraine, avec saint Pierre Fourier; dans le Limousin, le Languedoc et la Provence, avec le P. Lejeune; dans le Velay et le Vivarais, avec saint François Régis; à Paris même, avec M. Olier et

 

(1) Plus surprenant encore de voir le peu de place que tient dans certaines histoires de l'Eglise, un épisode aussi remarquable. Tel de ces ouvrages consacre à Maunoir une note d'une ligne. Le Christus ne parle ni de Maunoir ni de Le Nobletz. Nul parti pris, certes. Mais bon gré mal gré, et même en protestant contre lui, on reste fidèle au préjugé qui voit dans le jansénisme l'événement capital du XVII° siècle religieux.

(2) Voici les principales de ces monographies :
H. Le Gouvello. Le vénérable Michel Le Nobletz (1577-1632), Paris, 1898. La source principale est une vie, encore manuscrite, de Le Nobletz par le P. Maunoir. Le Père Verjus, un des biographes les plus irritants du XVII° siècle, avait publié en 1666, une vie du même personnage. II. Le Gouvello, Le Pénitent breton, Pierre de Kériolet, 3° édit., Paris, 1910. Blanche de Rosarnoux, Marguerite Le Nobletz, Paris, 1873. Le parfait missionnaire ou la vie du R. P. Julien Maunoir..., par le R. P. Boschet, Paris, 1697. X.-A. Séjourné, s. j. Histoire du vénérable serviteur de Dieu, Julien Maunoir, Paris, 1895. J'ai déjà cité la vie de Rigoleuc par le P. Champion; Vie du P. Vincent Huby..., de Mlle de Francheville, de M. de Kerlivio, grand vicaire de Vannes, par le Père Champion... rééditée par le P. Watrigant, s. j., Lille, 1886; Paul Debuchy, s. j. La vénérable Catherine de Francheville, initiatrice des retraites de femmes (Bibliothèque des Exercices), Enghien, s. d. (1908) ; Le Triomphe de l'amour divin dans la vie d'une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas, décédée l'an de N.-5.1671, fidèlement écrite par une religieuse... (ursuline) de Vannes (Jeanne de la Nativité) (2e édit.), Paris, 1683 ; Le Gouvello, Une mystique bretonne au XVIIe siècle, Armelle Nicolas, dite la Bonne Armelle... 1606-1671, Paris, 1913. Dom Lobineau, Les vies des saints de Bretagne... nouvelle édition... par M. l'abbé Tresvaux (t. IV et V), Paris, 1637. On trouvera dans l'ouvrage du P. Séjourné la liste des biographies écrites par le P. Maunoir (P. Bernard, Amice Picard, etc.) et dont aucune n'a été publiée.

 

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ses compagnons; un peu de tous les côtés avec les disciples de saint Vincent de Paul ; mais aucune de ces entreprises, sauf peut-être à certain jour, les missions de Normandie, ne présente le même intérêt que les missions de Bretagne; aucune, je le crois du moins, n'a eu le même succès. Beaucoup de zèle certes, et des conversions innombrables ; pour nous toutefois, rien d'imprévu. Ce sont des missions plus ou moins semblables à celles de notre temps. Au génie près, M. Combalot doit à peine différer du P. Lejeune. François Régis, Vincent de Paul, héroïques, originaux comme tous les saints, paraissent presque tout modernes : ils nous étonneraient à peine, si nous les rencontrions aujourd'hui. Une expérience facile permettra de contrôler la justesse de cette impression. Que l'on prenne par exemple et qu'on lise du même trait, d'une part la vie de Vincent de Paul par M. Maynard et celle de François Régis par M. Vianey, d'autre part la vie de Dom Michel Le Nobletz par M. Le Gouvello et celle de Julien Maunoir par le P. Séjourné 1. Si les dates n'étaient pas là, croirait-on que ces deux groupes de missionnaires appartiennent à la même époque, presque au même pays? Le Nobletz et Maunoir sont plus jeunes de huit ou neuf siècles. Ils se meuvent dans le miracle, avec autant d'aisance que saint Pol ou saint Corentin. Nous avons du reste à ce sujet un témoignage peu suspect, celui du P. Boschet, jésuite, qui fit paraître en 1697, la première vie du P. Maunoir. Sa préface est très amusante et d'un homme de sens, tout ahuri à la pensée des choses extraordinaires qu'il lui faudra raconter. Il habitait je ne sais où, mais pas en Bretagne, et il entendait bien finir son livre sans se déplacer. « On m'envoya, dit-il, une copie du Journal que le P. Maunoir a écrit lui-même... et de plus un gros volume de ses miracles. Je trouvai en cela des faits si merveilleux que je soupçonnai presque

 

(1) Saint-François Régis (1597-164o) par J. Vianey (Les Saints), Paris, 1914.

 

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le copiste d'avoir embelli les choses pour relever la gloire du saint homme». Ensuite, lui viennent d'autres mémoires, « encore plus surprenants que les premiers ». Alors enfin n'y tenant plus et ne pouvant se résoudre à travailler sur un fond qui lui semblait incertain, « je fis, continue-t-il, un voyage en Basse-Bretagne, pour m'instruire parfaitement de mon sujet ». Nous aurions commencé par là.

Une fois sur les lieux, et l'air de Bretagne stimulant sans doute chez lui le sens historique,

 

je commençai à voir que le fond sur lequel j'avais à bâtir était plus solide que je ne pensais ;

 

Remarque naïve et plus profonde qu'il ne le croit.

 

et personne ne pouvant mieux savoir ce qui regardait le Père que lui-même, je crus que je devais m'en tenir à son Journal. Mais avant que de mettre en oeuvre de si bons mémoires, je voulus éclaircir quatre sortes de faits surprenants.

1. La conversion de certains grands pécheurs qui s'étaient abandonnés aux derniers excès et que Dieu a tirés de leurs désordres par des secours extraordinaires, tels que sont de fréquentes apparitions... sans parler d'un don particulier que le P. Maunoir avait d'entrer dans des consciences si cachées (1).

2. Plusieurs effets qui sont arrivés contre le cours ordinaire des causes inférieures et dans le moment même qu'on en avait besoin (pluies succédant soudain à de longues sécheresses ; tempêtes apaisées, etc.).

3. Les fruits prodigieux que les missions avaient produits (villages entiers instruits et pleinement convertis en peu de temps par deux ou trois missionnaires).

4. Un grand nombre de guérisons miraculeuses que le Père a faites dans le cours de ses missions.

 

Ces choses n'étaient pas sans « faire de la peine » au P. Boschet. Il interrogea donc tout ce qu'il y avait en

 

(1) L'esprit critique nous a rendus beaucoup moins lents à croire. Un historien d'aujourd'hui ne songerait pas une minute à mettre en doute les conversions qui paraissaient impossibles au P. Boschet. Même attitude vis-à-vis de ce « don particulier ». Je m'attarde peut-être plus qu'il ne faudrait, mais cet examen de conscience d'un hagiographe jésuite, vers la fin du XVIIe siècle, me parait d'un extrême intérêt.

 

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Bretagne de savants hommes, parmi les survivants et les témoins de tant de merveilles.

 

Je courus jusque bien avant dans l'évêché de Léon, de peur qu'un vieux missionnaire, homme de mérite, qui avait blanchi dans le service du prochain, ne m'échappât... J'écrivis aux ecclésiastiques que je n'avais pu voir, et j'en reçus des réponses fort instructives. Plusieurs me firent l'honneur de me venir trouver à Quimper... Je les priai de me dire ce qu'ils pensaient sur les quatre sortes de faits merveilleux dont je demandais confirmation.

 

L'excellent homme a-t-il assez peur du miracle ! Enfin il se fait une raison. Pour les grandes conversions et les apparitions qui les ont précédées, il en laissera « l'exacte discrétion... à quelque autre » — « de peur de grossir trop son ouvrage ». Mais il dira vaillamment le reste, sauf à le minimiser quelque peu. Après tout, se dit-il, pourquoi s'étonner que la foi chrétienne soit rentrée en Bretagne,

 

par les mêmes voies qu'elle s'était introduite dans toute la terre au commencement de l'Eglise (1).

 

Voilà enfin le mot juste et qui donne la clef de toute cette miraculeuse histoire. Les chefs des missions bretonnes ont comblé, pour ainsi dire, par la candeur et par

l'ardeur de leur foi, l'abîme qui les séparait de l'âge d'or. Ils se racontaient les uns aux autres, « comment saint Corentin et six autres évêques avaient rendu chrétienne... la Basse-Bretagne, comment saint Vincent Ferrier était venu plusieurs siècles après, renouveler l'ancienne piété» (2).

 

 

(1) Avertissement (non paginé) passim. La fin de cet avertissement est tout à fait curieuse : « Je puis ajouter que, dans le temps où nous vivons (1697) il n'est pas permis aux écrivains de la Compagnie de Jésus de précipiter une édition. Dès qu'un livre sort de leurs mains, on le critique sans pitié... J'avais encore à prendre plus de précautions qu'un autre, car, en écrivant la vie d'un jésuite, je devais compter que ceux qui veulent faire passer ces religieux pour des corrupteurs de la morale chrétienne, ne verraient pas volontiers que, dans cette prétendue source de corruption, il se forme des saints ».

(2) P. Boschet, op. cit., p. 37.

 

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Pourquoi ne pas remonter plus loin encore et jusqu'à la source du fleuve chrétien? Racontant une de ses missions,

 

il nous sembla voir, écrit le P. Maunoir, quelques effets de ceux qui arrivèrent à Jérusalem, lorsque les Apôtres y publièrent l'Evangile (1).

 

Aux prises avec n'importe quelle forme du mal, l'idée du miracle facile et comme diraient les Anglais, matter of course, est la première qui leur vient à l'esprit. Ils n'attendent pas que ce peuple breton, croyant et crédule, les devance. Un des précurseurs immédiats de Maunoir, le P. Thomas, jésuite lui aussi,

 

cherchant un jour dans la campagne... de petits pâtres pour les instruire, et en ayant trouvé une troupe parmi lesquels il en aperçut un qui était aveugle, il s'informa de ses compagnons s'il n'avait jamais vu et comment il s'appelait. Ceux-ci répondirent que l'enfant se nommait Pierre et qu'il était né aveugle. Sur quoi le Père sans balancer lui dit : Petre, respice in nos, et aussitôt l'enfant ouvrit les yeux et regarda les Pères (le P. Bernard était là). Ce qui étonna tellement tous ses camarades que, ravis en admiration, ils se récrièrent : Des yeux, des yeux ! des yeux ! (2)

 

C'est leur premier mouvement, à plus forte raison se prêteront-ils aux supplications des foules.

 

Ils nous amenaient leurs malades, écrit le P. Maunoir, et quoique nous sussions bien qui nous étions, c'est-à-dire des hommes faibles et sans pouvoir, il fallait les toucher; autrement on ne nous aurait point donné de repos. Nous les touchions donc et Dieu, pour récompenser leur foi, en guérissait plusieurs (2).

 

Ils ne se refusaient que faute de temps. Dans une mission particulièrement absorbante, «le P. Maunoir rapporte

 

(1) Boschet, op. cit., p. 99.

(2) Ib., p. 35. La substance du fait ne paraît pas douteuse. Cf. Le même miracle répété par le P. Maunoir, ib., p. 101. « Nous lui disons (à une fille aveugle) ces mots bretons : Sellit ou zomp, qui signifient : regardez-nous, et elle nous regarde en effet ».

(3) Boschet, op. cit., p. 100.

 

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qu'il ne toucha qu'un enfant qui se mourait d'une esquinancie et que Dieu guérit à l'heure même » (1). Je ne dis rien des pluies soudaines suspendues ni du miracle con-

traire. Presque chaque mission assistait à des prodiges de ce genre et c'est là même, on s'en souvient, une des choses qui faisait le plus de peine au biographe parisien du P. Maunoir. Il s'en tire comme il peut et d'assez bonne grâce. Un jour, écrit-il, que les missionnaires s'en revenaient de l'île Molène, avec nombre d'enfants qui allaient recevoir la confirmation sur la terre ferme,

 

dès que la troupe fut en mer, ils entonnèrent les cantiques et les rochers réfléchissant la voix, les échos formèrent comme plusieurs choeurs. Ainsi la nier retentit des louanges de Dieu et comme si elle eût été sensible à ces pieux concerts, on prétend qu'elle se calma et que depuis, les marées se sont trouvées plus douces en cet endroit-là, et la navigation plus aisée (2).

 

D'autres manifestations surnaturelles rendaient encore plus étroit le commerce des missionnaires et de la foule avec le monde invisible :

 

Il n'y avait point de confesseur à qui il ne vint des pénitents qui rapportaient des circonstances surprenantes de leur conversion. Les moindres apparitions dont ils faisaient le récit, étaient d'âmes du purgatoire ; les plus communes étaient du bon ange et du saint dont les pécheurs portaient le nom. Il y en avait aussi de la Vierge.

 

Cela n'allait pas sans embarrasser quelques-uns des missionnaires. Comment croire à tant de visions! Une fois qu'ils discutaient entre eux ce problème délicat, l'évêque de Tréguier, missionnaire lui aussi et qui présidait la réunion, les rassura d'une manière ingénue et charmante : Moi comme vous, leur dit-il, j'ai d'abord « attribué ces particularités si nouvelles à la crédulité d'un peuple

 

(1) Boschet, op. cit., p. 154.

(2) Ib., pp. 108, 109.

 

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très simple, porté à prendre de purs songes pour de véritables apparitions ». Mais depuis, il m'est venu à moi-même « des choses si singulières, et de si différente espèce et si fort au-dessus de l'imagination humaine », que j'ai dît reconnaître « que le doigt de Dieu était là ». Dans toute l'histoire des Pères du désert, je ne vois rien

de plus savoureux que cette anecdote, le bon évêque s'avouant pris, avec presque tout son diocèse, dans le merveilleux engrenage. Après tout, concluait-il, pourquoi s'étonner que le « Tout-Puissant sauve par de vrais miracles ceux que le démon voulait perdre par de faux prestiges » (1).

Car l'on croyait aussi que le démon, alors plus que jamais, faisait rage. Guidé par un mystérieux manuscrit que lui avait légué Michel Le Nobletz, son maître, et plus encore par son expérience du confessionnal, Maunoir était arrivé à se convaincre qu'il existait en Bretagne une vaste affiliation diabolique, répandue par toute la province, et dont beaucoup de prêtres faisaient partie. C'est ce qu'il appelle dans ses écrits « l'Iniquité de la montagne ». Son premier biographe, moins courageux que prudent, a reculé, mais en bon ordre, devant ce chapitre.

 

Ce serait ici le lieu, dit-il dans une splendide période qu'hélas, je dois abréger — de donner une connaissance parfaite, soit du cruel empire que le démon exerçait sur ses malheureux sujets... soit des prodiges qui se faisaient pour empêcher les hommes de se laisser séduire aux artifices du démon... soit de la violence avec laquelle il s'opposait à leur conversion.., soit des règles que (le P. Maunoir) avait prescrites pour saper les fondements de cette monarchie infernale ; soit des combats furieux... Mais nous vivons dans un siècle si délicat sur les choses extraordinaires (1697) pour ne pas dire si incrédule, que la plupart prendraient tout cela pour des illusions... Ainsi, laissant à quelque autre écrivain, plus hardi ou plus heureux que moi, à mettre en oeuvre cette partie la plus surprenante de mes mémoires, pour en faire

 

(1) Boschet, op. cit., pp. 225, 226.

 

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une histoire à part, et pour la produire, lorsque la disposition des lecteurs aura changé, je ne rapporterai rien maintenant qui puisse choquer la délicatesse du siècle (1).

 

Nous ferons comme lui, car ni le démon ni ses adeptes ne sont de notre sujet. Nous explorons une autre montagne. Qu'il nous suffise donc d'avoir indiqué par ces divers traits le caractère particulier des missions de Bretagne et le milieu tout pénétré de convictions et d'émotions surnaturelles qui a favorisé un si prodigieux développement.

Il ne faut pas croire du reste que les missionnaires aient abandonné passivement leur entreprise à l'intervention du ciel. Leur zèle, leur sainteté personnelle, n'auraient pas suffi non plus, et l'entreprise n'aurait eu que des résultats médiocres, si pour la fonder et l'organiser il ne s'était rencontré deux hommes d'un véritable génie, Michel Le Nobletz et Julien Maunoir. A parler humainement, cette rencontre explique tout. Ces deux grands hommes avaient besoin l'un de l'autre. Malgré les ressources inépuisables de son industrie, Le Nobletz, un peu bizarre et au point de passer pour fou, plus habile à concevoir qu'à réaliser, et d'ailleurs voué sans défense à la persécution d'un clergé dont il troublait l'inertie, n'aurait laissé derrière lui que les ruines d'un trop beau rêve. Plus solide, plus tenace, mieux équilibré de toutes façons,

 

(1) Boschet, op. cit., pp. 193-195. Le récent biographe du P. Maunoir, le P. Séjourné a eu moins de timidité. Cf. op. cit., I, ch. XVIII. L'Iniquité de la montagne, et t. II, p. 223, où il est question du manuscrit de Ma-noir : La montagne, seu de magis. Les règles dont parle le P. Boschet ont fait l'objet de longues discussions. La question portée en Sorbonne fut résolue dans un sens favorable à Maunoir, sur un rapport de L. Bail lequel a inséré dans son De triplici examine... Paris, 1668, les règles données par Maunoir aux « confesseurs des adeptes du démon ». Cf. Séjourné, I, 3o2. Le P. Rigoleuc parle dans ses lettres d'un jésuite qui « mourut dernièrement de la vexation d'un esprit follet qui l'empêcha de dormir six mois entiers », et il nous apprend qu'un des grands spirituels de son Ordre, le P. A. Le Gaudier « fut toujours persécuté d'un démon depuis qu'il l'eut chassé de la maison d'un gentilhomme du pays de Liège qui entretenait un commerce familier avec ce démon » La vie..., pp. 438, 439.

 

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d'un autre côté, beaucoup moins original, assez lent, Mau-noir, livré à ses inspirations personnelles, aurait sans doute suivi, soit au Canada, soit en France des routes héroïques, mais battues. C'est Michel Le Nobletz qui lui a préparé les voies, qui lui a révélé sa vocation et les moyens de la remplir (1).

Dans les Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Renan

 

 

(1) Michel le Nobletz, d'une des plus anciennes familles du Léon (les Kerodern) né à Plouguerneau en 1577, mort au Conquet en 1632. Fait ses études dans le sud-ouest, en partie chez les jésuites (Bordeaux, Agen, Bordeaux), commence à missionner vers 161o, avec le dominicain Pierre Quintin. Missions aux îles d'Ouessant, de Molènes, de Baz, à Landerneau, à Quimper, à File de Sein et un peu partout. Insensiblement se fixe à Douarnenez, puis au Conquet. Son histoire est en somme très mal connue. Le livre déjà cité de M. Le Gouvello, bien que très supérieur aux autres vies de Le Nobletz, ne me semble pas, et du reste ne prétend pas répondre à toutes les exigences de la critique. On est d'ailleurs fort gêné. Presque pas de documents contemporains. Il faut s'en tenir à la vie manuscrite de Le Nobletz par le P. Maunoir, texte infiniment précieux, hais qui, malgré tout, ne peut suffire. C'est l'oeuvre d'un saint. D'où le respect particulier que nous lui devons. Mais a) Maunoir tient toute sa science de Le Nobletz. b) Celui-ci, très imaginatif, n'était plus jeune lorsqu'il racontait à son ami et sa jeunesse et les autres événements de sa vie. c) Beau-coup de ces confidences ont trait aux nombreuses persécutions qu'a subies M. Le Nobletz; ainsi tous les détails sur son passage orageux chez les dominicains. En bonne critique, il faudrait pouvoir entendre alteram partem. Ainsi l'ex-voto de la chapelle, lacéré par le fougueux novice, était-il aussi indécent qu'on veut bien le dire ? Le couvent était-il en aussi mauvais état ? Cf. ce que nous avons déjà dit (L'invasion mystique, pp. 394, seq.) au sujet de la réforme des couvents ; d) Enfin le P. Maunoir a laissé couler plusieurs années avant de rédiger ses souvenirs. M. Le Gouvello semble estimer qu'il faut prendre à la lettre à peu près tout ce qu'a écrit le P. Maunoir. Très certainement l'Eglise nous laisse plus de liberté. Même canonisé. Maunoir historien resterait discutable. Ce disant, je pense peut-être surtout à l'effrayant tableau que Le Nobletz et Maunoir nous tracent de leur Bretagne. Foi, moeurs, tout n'est plus qu'une ruine. M. Le Gouvello a trop de sens critique et il connaît trop bien la Bretagne pour ne pas soupçonner là-dessous quelque exagération. Il s'incline pourtant devant les affirmations catégoriques du P. Maunoir. Pour nous, cet acte de foi serait impossible. Cf. pourtant l'excellente note de la p. 223. L'histoire même des missions bretonnes, bien loin de confirmer ces outrances, nous montre au contraire à quel point la Bretagne de ce temps-là, malgré tout, restait chrétienne. Des saints partout, et des familles de saints. Ainsi les Bernard, les Huby, etc., etc. Maunoir trouvera quand il le voudra, un millier de collaborateurs : j'ajoute que les exemples qu'on nous apporte ne prouvent quasi rien. Qu'au fond d'une île perdue ou que même dans un village du continent, les missionnaires, interrogeant la foule, aient rencontré de bonnes gens qui, soit bêtise, soit timidité, soit hème ignorance totale, n'aient pas su leur dire s'il y avait un, deux ou quatre dieux, en vérité que conclure de là sur la situation religieuse d'une province? Qui ne sent du reste, que soit l'histoire générale de ces missions bretonnes, soit même la biographie des deux grands missionnaires, devrait s'ouvrir par un tableau de la Bretagne catholique à la veille des missions?

Julien Maunoir, né en 16o6, à Reintembault, évêché de Rennes (entre Fougères et Poutorson), mort à Piévin, évêché de Tréguier (près de Guincamp) en 1683. Reçu dans la Compagnie par le P. Coton, alors provincial (1625), lequel P. Coton avait autrefois décidé M. Le Nobletz à entrer dans les ordres. Novice en même temps que les PP. Huby et Paul Ragueneau. Régent au collège de Quimper (163o-1633). C'est là que vient le voir M. Le Nobletz, qui avait déjà prédit que le jeune jésuite lui succéderait; là encore que sur les instances du P. Bernard, il se décide à apprendre la langue bretonne. Théologien à Bourges, professeur d'humanités à Nevers, où Jean Rigoleuc était alors préfet des études. Ses missions de Bretagne commencent en 164o, avec Quimper comme point d’attache. Il les continuera jusqu’à sa mort, c'est-à-dire pendant quarante-trois ans, parcourant toute la Bretagne de l'ouest à l'est, du midi au nord. Il a publié quelques livres en breton et laissé un nombre considérable de manuscrits. Nous avons déjà parlé de son premier biographe, le P. Boschet (Saint-Quentin, 1612; La Flèche, 1699), une des bonnes plumes de son Ordre. Le P. Boschet me semble s'être formé sur le P. Bouhours qu'il cite volontiers, mais si, pour le style, il n'a presque rien à envier à son maître, il le dépasse de beaucoup comme hagiographe. Cette vie de Maunoir est un livre délicieux. Cf. notamment le récit des premières missions dans les îles d'Ouessant, de Molènes et de Sein. Le récent biographe de Maunoir, le P. Séjourné suit le P. Boschet d'aussi près que possible et le plus souvent il le démarque, d'une façon qui ne me parait as très heureuse. Ou trouve pourtant chez lui et plus d'exactitude et nombre de détails nouveaux. Le prudent P. Boschet avait omis certains points plus délicats et, par exemple, parlait peu des difficultés que Maunoir, puissamment encouragé du reste par les généraux de la Compagnie, avait rencontrés auprès de ses supérieurs immédiats. Le P. Séjourné dit loyalement tout ce qu'il sait. Ou peut néanmoins regretter qu'il s'en tienne à une conception archaïque et toute statique de l'histoire. Pensée directrice, méthode et le reste, il ne montre pas assez le développement du P. Maunoir. De même il néglige trop de « situer » cette histoire particulière dans l'histoire générale. Cf. pourtant de précieux renseignements sur le rôle de Maunoir et des missionnaires pendant la grande révolte de 1675 (t. II, pp. 172-19o; le sujet méritait plus de vingt pages). Maunoir, pour le dire en passant. admirait fort le duc de Chaumes. « Je compris, dit-il à son sujet, que Dieu communiquait le don de conseil à ceux qu'il destinait au commandement ». Cf. ib., p. 135 et Lavisse, Histoire de France, VII, I, pp. 352-358. Bref on a presque tous les éléments d'un travail d'ensemble sur les missions bretonnes, mais ce livre reste à faire.

 

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résume en deux mots l'histoire des missions bretonnes. « Au XVIIe siècle, dit-il, notre Bretagne française fut tout à fait conquise par les habitudes jésuitiques et le genre de piété du reste du monde. Jusque-là la religion y avait eu un caractère absolument à part. » (1) Il aimait ces

 

(1) Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Saint Renan. Ce que Renan reproche le plus à cette centralisation, est d'avoir systématiquement négligé le culte des saints locaux, « Le clergé ne fait que les tolérer ; s'il le pouvait, il les supprimerait ». Plus attentif à des phénomènes qui auraient dix l'intéresser davantage, Renan aurait compris qu'à la longue et même assez vite, nombre de dévotions populaires s'éteindraient, même en Bretagne, si, d'une façon plus ou moins artificielle, le clergé ne travaillait à les maintenir. Il faut même, et souvent, qu'ou les relève de leur ruine et c'est là précisément ce qu'ont dû et voulu faire les jésuites du XVIe siècle en Bretagne. Une cérémonie prélude aux missions de Maunoir; le voeu de la ville de Quimper à saint Corentin, pendant la peste de 1639. De ce voeu, le jésuite Bernard, qui sera demain le compagnon de Maunoir, a eu seul l'initiative. Sur ses instances, les reliques du saint font retour à Quimper, la fontaine da saint est restaurée, etc., etc. De là est venue l'idée de placer les missions sous le patronage de saint Corentin et d'associer ainsi la Bretagne légendaire à la renaissance qui se préparait. Cf. Séjourné, op. cit., I, p. 77, seq. Maunoir a composé plusieurs cantiques en l'honneur de saint Corentin, et il a écrit, en vers bretons, la vie de saint Corentin. Au même saint, il dédie son livre du Collège de Jésus. « Ça été, lui dit-il, à la Faveur de la langue armorique, o grand saint, que vous avez planté la foi dans la Cornouaille, avec des bénédictions..., qui donnent une vénération à l'idiome dont vous vous êtes servi... Dieu vous a mis comme un chérubin à la porte de ce paradis terrestre pour empêcher le retour du serpent infernal. Il y a treize siècles qu'aucune espèce d'infidélité n'a souillé la langue qui vous a servi d'organe pour prêcher Jésus-Christ et il est à naître qui ait vu un breton bretonnant prêcher autre religion que la catholique ». Séjourné, ib. pp. 215-217. Renan aurait goûté ce beau texte, bien qu'il ne s'accorde pas avec telle autre affirmation des Souvenirs. « Il n'eût fallu que quelque circonstance favorable pour que les Bretons de France fussent devenus protestants comme leurs frères, les Gallois d'Angleterre ». Souvenirs, ib. Ceci encore est peu solide, où a-t-il donc vu chez les Gallois une telle hâte de se faire protestants ?

Sur la romanisation totale et profonde du catholicisme gallois. Cf. l'ouvrage classique de Lloyd, History of Wales, le savant livre du Rév. Hartwell Jones, Celtic Britain and the Pilgrim movement, cités dans un article de H. Thurston, The Ancient Church of Wales (The Month, mars 1893).

De ce que je viens de dire sur le rôle du clergé dans la conservation, et des missionnaires, dans la restauration des cultes locaux, voici un exemple : Le recteur de Mür, voulant bâtir une nouvelle chapelle, « au tombeau de saint Eloüau, où il avait recouvert deux fois la santé, invita le P. Maunoir, qui l'avait fort porté à cet édifice, de se trouver à la cérémonie ». Discours de Maunoir, qui « renouvela tellement l'ancienne dévotion qu'on avait eue autrefois à saint Eloüan... que son tombeau... négligé depuis plusieurs années, fut bientôt aussi célèbre que jamais ». Boschet, op. cit., p. 201.

 

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raccourcis despotiques et n'y regardait pas de si près. Tout le monde admet que depuis la Réforme et Trente, le catholicisme tend à une centralisation de plus en plus étroite, mais ce mouvement n'est pas plus sensible en Bretagne qu'ailleurs, l'est peut-être moins et dans tous les cas ne parait pas avoir contrarié beaucoup l'instinct religieux de ces peuples. Le « cachet absolument à part » que Renan leur prête, n'avait gêné d'aucune façon le grand apôtre de la Bretagne au XVe siècle, saint Vincent Ferrier, un Espagnol. Quant aux jésuites, Bretons pour la plupart, qui ont évangélisé au XVIIe siècle les ancêtres de Renan,

 

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aidés en cela par un millier de prêtres bretons, ils n'ont fait qu'appliquer et avec une entière docilité, les méthodes apostoliques, imaginées par un breton bretonnant, s'il en fut jamais, par Michel Le Nobletz, le dernier des bardes.

IV. Ce n'étaient pas des sermons à la Bridaine. Il s'agissait avant tout d'apprendre aux foules, en huit, quinze ou trente jours, les éléments de la foi et de la science des saints. Entreprise essentiellement catéchétique, où les allocutions émouvantes, bouleversantes, figuraient sans doute, mais au second plan (1). Du programme assez chargé qui réglait cette sorte d'université populaire ambulante, nous retiendrons seulement les trois articles principaux, ceux qui furent alors traités d'innovations dangereuses, les cartes peintes, les cantiques et le concours féminin.

a) Dom Michel avait imaginé « de grandes cartes allégoriques, peintes sans art, mais en couleurs vives, sur bois ou parchemin, et ingénieusement composées pour l'instruction religieuse » (2). Nous avons la liste de ces cartes dont il ne reste qu'une faible partie. « Il y en avait au moins quarante — je cite l'aimable et savant biographe de Le Nobletz. — On pourrait partager cette collection en deux catégories : dans la première et la moins nombreuse,

 

(1) Quand il missionnait avec le P. Quintin, le Nobletz se réservait la partie catéchétique et laissait l’éloquence à son compagnon qui parait avoir été une façon de tribun religieux. Il me semble que pendant les dernières années de Maunoir, on aura fait plus de place à l'éloquence. Le but premier des missions était atteint dans une large mesure, la Bretagne mieux instruite de sa foi. Restait donc à entretenir les bonnes résolutions, et à nourrir la dévotion de l'auditoire. La mission tournait à la retraite — comme nous verrous — mais dans la retraite même, on gardait plusieurs des procédés de la mission, notamment les cartes peintes. Inversement on peut remarquer dès le début l'orientation ascétique des exercices. Les pécheurs qu'on tâche d'instruire et de convertir, on veut du même coup, les conduire à la sainteté. Cette évolution serait très intéressante à suivre. Je ne trouve malheureusement rien de bien clair là-dessus dans l'ouvrage du P. Séjourné.

(2) Le Gouvello, op. cit., p. 119. Il faisait peindre les cartes par des artistes populaires, notamment par un employé du fisc, Alain Lestobec. Celles qui nous restent sont des « feuilles de parchemin qui mesurent environ 1 mètre de hauteur sur o,6o de largeur. Mais il existait probablement des tableaux plus grands en bois et montés sur châssis s. Ib., pp. 188, 189.

 

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il y a des sujets très simples et compréhensibles au seul énuméré des titres : le tableau de la Passion, les cartes du Pater Noster, du Saint-Sacrement, des Sept Péchés mortels, de l'Enfant prodigue, de l'Enfer, Vie de Notre Seigneur, de Notre-Dame, etc. ; dans la seconde, le plan est complexe, artificiel, symbolique et emblématique à outrance parfois, et les titres singuliers ou même bizarres l'indiquent déjà : le Chevalier errant, les Six Cités du Refuge, la carte des Trois Arbres, etc. Les personnages, les emblèmes, les figures de toutes sortes, y sont groupés très diversement, mais toujours très méthodiquement et demandent des explications que la plupart du temps, on ne saurait trouver soi même à première vue. » Les cahiers manuscrits de Dom Michel, transmis au P. Maunoir en même temps que les cartes, contenaient la clef de toutes ces énigmes, et par bonheur, quelques-uns de ces cahiers nous ont été conservés.

« Tantôt, reprend M. Le Gouvello, c'est un panorama, où l'on ne distingue rien d'abord qu'un mélange confus d'images accumulées ; tantôt ce sont des cercles concentriques, des rangs de cases superposées régulièrement, une échelle de petits motifs ou des compartiments découpés comme le dessin d'un parterre français ; il y a même une ou deux cartes géographiques, animées par des figures qui nous donnent des leçons de théologie. Le détail des choses n'est pas moins varié ni moins artificiel, il est quelquefois minutieux, étrange, alambiqué; le mauvais goût de l'époque s'y fait sentir (1). » Peu importe le goût. Toutes ces complications devaient enchanter la foule. Résoudre des charades, saisir des symbolismes, c'est la joie des peuples enfants. N'oublions pas du reste, que l'auditoire des missionnaires était composé en grande partie de marins et que les marins ont de bons yeux. Muni d'une longue baguette, le missionnaire désignait

 

(1) Le Gouvello, op. cit., p. 189.

 

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tour à tour chacune de ces figurines, et, le commentaire aidant, on arrivait à les voir (1).

A propos de cette baguette dont il avait religieusement conservé l'usage, le P. Maunoir consigne dans son journal, le souvenir d'une aventure tellement curieuse et belle que je dois la rapporter. La scène se passe à Mûr en Cornouaille, où le saint vient d'ouvrir la mission. Après un premier contact avec le public,

 

voyant qu'on l'écoutait volontiers, il produisit un de ces tableaux mystérieux dont nous avons parlé et en montra les figures avec une baguette blanche ; circonstance que je rapporte parce qu'elle causa clans les plus considérables de l'auditoire une joie subite, dont ils ne furent pas maîtres et qui éclata.

Le P. Maunoir, en sortant de chaire, demanda la cause de cette joie si extraordinaire. On lui dit qu'un des anciens recteurs de la paroisse, nommé Dom Briant, grand homme de bien... rebuté de ce qu'on profitait si peu... (de ses) prédications... avait conclu de la sorte un de ses derniers sermons.

Ne changerez-vous donc jamais de vie ? » Et qu'en homme inspiré, se répondant à lui-même, il avait ajouté : « Non, vos coeurs, à présent plus durs que la pierre, s'amolliront enfin comme la cire. Il viendra après moi des prédicateurs qui catéchiseront. avec des baguettes blanches ; ils représenteront sur la terre les anges et la félicité du ciel; ils apporteront Rome à votre porte et alors vous vous convertirez ».

Ensuite, on dit au Père que ce qui réjouissait tout le monde, c'était de voir que la prédiction de Dom Briant venait de s'accomplir à la lettre, puisque enfin l'on avait un prédicateur

 

(1) Le P. Maunoir se servait aussi de la baguette « pour désigner les enfants qu'il voulait interroger, et réprimer leurs petites saillies... Quand il aura associé à son oeuvre une légion de missionnaires, chacun aura sa baguette blanche. Dès les premiers jours de la mission, les enfants du catéchisme se seront fait un bonheur de la leur apporter... elle servira encore à aligner les foules... On y suspendra les chapelets, le jour où s'eu fera la bénédiction solennelle ». Séjourné, op. cit., I, p. 239. Il est possible qu'une fois l'habitude prise, les missionnaires aient gardé leur baguette mime dans les parloirs ou les chapelles de couvents. J'appuie ma conjecture sur le trait suivant que j'emprunte à la vie de Rigoleuc. Après sa mort, celui-ci apparaît à une religieuse : « ... Il me commanda de me mettre à genoux pour l'écouter... et levant une baguette qu'il tenait en sa main comme pour me frapper : Je verrai, dit-il, si vous profiterez de ma réprimande et si vous y manquez, je reviendrai et je vous frapperai de telle sorte qu'il vous en souviendra ». La vie..., pp. 124, 125.

 

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qui catéchisait avec une baguette blanche ; qu'on avait vu des enfants à la procession (d'un village voisin) représenter les anges et la joie du paradis; et que, de publier, comme on avait fait, la bulle par laquelle le Pape accorde indulgence plénière en faveur de la mission, c'était apporter Rome à leur porte (1).

 

J'emprunte à M. Le Gouvello qui d'ailleurs cite lui-même les « cahiers » de Le Nobletz, la description et le commentaire de quelques-unes de ces cartes-sermons.

Dans celle des Conseils est dessinée

 

une partie de l'Amérique du Nord, l'Amérique centrale tout entière avec le fameux isthme de Panama, l'Amérique du Sud complète. Vous remarquez d'abord, non sans surprise, deux groupes de petites bonnes gens aux culottes courtes qui travaillent bravement, avec de larges pelles, à creuser le canal des deux mers, dans deux endroits différents : les uns au sud du Mexique, à travers l'isthme de Tehuantepec, les autres par l'isthme du Panama... Des navires de toute dimension... et de toute couleur sillonnent l'Océan atlantique et l'Océan pacifique... Ils se dirigent vers des îles mystérieuses, inconnues en géographie, ou vers un continent immense, où le Père éternel, en robe de pourpre, couronné d'une tiare d'or... trône au milieu d'une gloire. Ici, un bâtiment sombre sur un écueil; là, de malheureux naufragés s'échappent à la nage, soutenus par des épaves. Des échelles et d'autres signes énigmatiques sont tracés sur mer et sur terre.

Tout cela est figuratif. L'isthme de Panama représente le grand obstacle qui nous empêche d'arriver plus vite et plus sûrement aux rives éternelles. « Il vaut mieux prendre peine à couper cette terre » que de suivre un autre itinéraire beaucoup plus long et plus dangereux en contournant l'Amérique du Sud, « par le détroit de Mégaillan (Magellan) où il arrive de fréquents naufrages. »

 

Bref creuser le canal de Panama, c'est prendre le raccourci des conseils évangéliques : mépris de soi, pauvreté, mortification. Néanmoins Le Nobletz ne conseille pas à

 

(1) BoscLet, op. cit., pp. 176, 177.  Au point de vue style et récit, cf. Séjourné, I, p. 238-241.

 

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tous de jeter l'ancre dans file du Haut Conseil, c'est-à-dire, d'entrer au couvent.

 

Le Chevalier errant... a suivi les grands chemins du vice où dame Volupté lui a coupé les cheveux, comme autrefois Dalila à Samson, et l'a dépouillé de ses armes. Il s'est rendu à Babylone, dont les sept tours sont les sept péchés mortels, et il a séjourné dans le château du roi Charnel et de la reine Sensualité, qui ont neuf filles : Libertinage, Oisiveté, etc. Il habite aussi le château de la Prospérité mondaine où règne le roi Amour mondain et la reine Prospérité; en compagnie de leurs filles : Gourmandise, Avarice, Orgueil. « Leur nourrice est Négligence. Il y a un petit chien dit Passe-temps. » Le chevalier errant est enfoncé dans la boue du péché, mais la Grâce divine le touche d'une verge d'or et il l'invoque. » L'épreuve et l'expiation viennent pour lui. « Il tombe malade de plusieurs fièvres, qui sont coutumes vicieuses ». Un ange le guérit, lui découvre sa faute et le conduit au château de Pénitence, « qui est sur une montagne fort aspre. Grâce divine l'aide pour monter, lui présentant une couronne. Il y a une dame devant la porte, fort triste et déplorée, dite Contrition, qui lui montre un serpent pénétrant entre deux pierres pour quitter sa vieille peau : la porte se dit Vérité et la clef Miséricorde. » Enfin le chevalier errant... devient le Désirant de l'Amour de Dieu.

 

Ce qui fournit le sujet d'une nouvelle carte, où seront énumérés les divers échelons de « la vie purgative et illuminative ». Il avait oublié « la contemplative » ; mais de rares symboles, peints sur la marge de la carte, corrigent subtilement cette omission. Par où l'on voit une fois de plus que ces missions ne se contentent pas de convertir les pécheurs, et qu'elles s'ordonnent vers la plus haute perfection. Elles contiennent comme en germe l'oeuvre des retraites spirituelles; elles préparent d'humbles recrues à l'école mystique de Lallemant et de Rigoleuc.

D'autres tableaux ne présentaient à l'auditoire que des images familières :

 

La carte dite Harboulin se rapporte à une manoeuvre et à un terme de marine bretonnisé. La bouline est un cordage amarré

 

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par le milieu, de chaque côté d'une voile carrée, pour prendre le vent de biais : aller à la bouline, c'est tenir le plus près du vent, en mettant les voiles de côté, par le moyen des boulines, quand on ne petit naviguer autrement. « Cette carte est faite, écrit le missionnaire, pour déclarer familièrement aux jeunes apprentifs l'art de la navigation, et après, pour leur donner par mesure, quelques instructions, conformément à leur profession. »

 

Dans les « cahiers » trop peu nombreux qui nous restent, Le Nobletz indique les sources littéraires de chacune de ces cartes, ici le P. Binet, là un jésuite italien, ou encore le F. Jean de Carthey, de l'Ordre des Carmes. Nous aurions pu lui faire une place parmi nos humanistes dévots. Pendant ses longues années de formation religieuse, de solitude et de vie errante, il avait beaucoup lu, mais en poète, recueillant de tous côtés une abondante provision de symboles. Son originalité est sans doute beaucoup moins dans l'invention du détail que dans l'ordonnance de ces vastes compositions. Elle est aussi dans ce mélange singulier de simplicité pieuse, de poétique subtilité et de zèle. Ajoutez à cela la verve des libres prêcheurs et une sorte d'humour que l'on retrouvera plus tard dans le chef-d'oeuvre de cette littérature allégorique — le Pilgrim's Progress de Bunyan. Qu'on en juge sur un fabliau macabre, probablement de son invention, et où il fait la satire d'à peu près toutes les conditions sociales, particulièrement des hommes de loi. C'est la Carte des malades, malheureusement perdue, mais que l'on peut reconstituer sans

effort.

 

Il y avait, disent les cahiers, un certain homme de qualité honorable, selon le monde, dit M. Nigot, de la ville de Jéricho, qui avait acquis de grands moyens en peu de temps, et entre auges ménageries, avait bâti un manoir au champ dit oubli de soi-même, parce qu'il avait oublié le devoir du chrétien.

 

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Ses parents l'avaient envoyé aux écoles pour en faire « un fameux avocat,

 

mais parce qu'il était par trop libertin.., ou selon autres, il était grossier d'esprit, il ne put parvenir à telle vocation, tellement que tout ce qu'il pût faire fut être procureur en la ville de Jéricho, ville capitale de la province de Confusion, située au royaume de Toute-Injustice.

 

Roman de la Rose ou Carte du Tendre, oui, mais ici l'inspiration est si vive, si directe que Le Nobletz laisse bientôt ces abstractions qui le gênent. Ainsi avaient fait les auteurs de la Ménippée. Nigot tombe malade; arrive « un apothicaire, nominé Boni, puis le curé, et, sur leurs pas, mille personnages.

 

Suivent les discours très édifiants et instructifs, les doléances, les conseils, les requêtes, les ordonnances de tout ce monde, qui accourt au chevet du malade, par charité, affection, curiosité ou intérêt. C'est le curé Pastor bonus qui exhorte son paroissien à se préparer au trépas ; ce sont ses proches et ses amis qui s'efforcent de le consoler et lui donnent des conseils pratiques pour mettre ordre à ses affaires; ce sont les parents pauvres, les mendiants, moines ou autres, et les nécessiteux qui désirent tirer bon parti de la situation ; ce sont des dévotes qui engagent le mourant à gagner les indulgences plénières, « parce qu'il était de la confrérie du chapelet et du sacre et portait le scapulaire et le cordon » ; c'est,

 

et nous voici en plein drame social,

 

c'est un pauvre homme, « vêtu comme un mendiant tout pied nu»; tenant e un contrat d'une main et un sac plein de papiers de l'autre, lequel s'est venu plaindre des injustices, extorsions et effronteries de maître Jean Nigot, procureur de la ville de Jéricho, et Seigneur, voisin de sa maison, qui l'a ruiné par des procès fort injustes et par longues chicaneries. »

 

Et bientôt ce comparse, ce chétif remplit la scène. Il souffre en silence depuis quarante ans et pour une fois qu'il ose enfin crier sa misère, il ne s'arrêtera plus. Les exactions de M. Nigot : un simple épisode dans cette vie

 

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douloureuse. Il est l'éternel exploité, le vaincu, le maudit, celui qui a toujours tort, a qui rien ne réussit.

 

Il se plaint « de son recteur, des ministres de la justice, des médecins et de la mort » elle-même qui lui a ravi sa chère femme, et il condamne ainsi tout le monde par ces aphorismes caustiques.

 

L’Eglise prend le vif et le mort ;

La mort saisit le faible et le fort ;

La justice, le droit et le tort,

Le Juge tire,

L'Avocat mire.

Le procureur vise au sac,

Le Greffier happe,

Le Clerc attrape,

Et chacun nous mène au bissac.

 

Encore quelques années, ou lui, ou son fils, les deux peut-être, mèneront la bande des bonnets rouges à l'assaut des manoirs et même des presbytères. Le Nobletz avait-il peint sur sa carte quelques-uns de ces arbres dont parlera plus tard le duc de Chaulnes? « Les arbres commencent à se pencher sur les grands chemins du poids qu'on leur donne ? » Je ne sais, mais il me parait probable que, dès avant la révolte affreuse et si affreusement réprimée de 1675, le jésuite Maunoir aura discrètement abrégé l'explication de ce tableau (1). Revenons au lit de mort de M. Nigot.

 

Une foule de visiteurs ou « légats » de personnes qui ne peuvent venir, se succèdent sans interruption dans la chambre du malade. Les uns exigent des restitutions, les autres sollicitent des legs, les fabriques réclament des arriérés, les fermiers leurs quittances et les domestiques leurs salaires. Ils demandent au mourant de prendre ses dernières dispositions... Maître Nigot ne sait auquel entendre... Pour surcroît de peine, son apothicaire Bout l'accable de remèdes, à tuer l'homme le mieux portant. Maître Nigot succombe et meurt désespéré, sans pouvoir faire sou testament ni restituer. Mais

 

(1) Cf. la révolte résumée dans Lavisse, op. cit., VII, t, pp. 352-358.

 

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l'agitation générale continue autour du défunt et la chicane qu'il a tant exercée lui-même, poursuit le procureur dans son cercueil. Deux curés contestent ensemble au sujet de sa sépulture. Des gentilhommes admonestent brutalement et finissent par rosser le sacristain qui a sonné les glas avec trop de pompe. « Viens ça, coquin, pourquoi as tu sonné les cloches en cette façon? Tu savais bien qu'il n'était pas noble. » La veuve, hélas! se réjouit intérieurement de la mort de son mari qui était fort violent « et prend un taffetas qui descend jusqu'au bout du nez pour cacher la joie de son visage (1) ».

 

« Tu savais bien qu'il n'était pas noble », ce beau mot de comédie, je ne suis pas sûr non plus que Maunoir l'ait répété, lorsqu'il expliquait à son tour la Carte des malades. D'un caractère moins rugueux que son maître, et pour tout dire, moins excentrique, aimable au contraire, doux liant et « d'humeur gaie », d'ailleurs ancien professeur d'humanités, jésuite enfin, et c'est tout dire, il dut hésiter parfois devant les hardiesses du vieux barde. Pourtant il ne faudrait jurer de rien. Maunoir tenait Dom Michel et avec raison, pour un très grand saint. Il s'était comme moulé sur lui et n'aspirait qu'à le reproduire. Jusqu'à la fin de sa vie, il est resté fidèle aux cartes, à la baguette et à tout le reste. Une de ses inventions personnelles, les fameuses processions, ne font que développer la méthode des cartes peintes. Après les tableaux inanimés, les tableaux vivants (2).

 

Cette procession était l'action la plus éclatante de la mission, et l'on peut dire en quelque sorte qu'elle en était l'âme, le Père s'en servant pour exciter la ferveur et pour animer tous les exercices. Comme l'on y représentait beaucoup de mystères au naturel, c'était à qui aurait les plus beaux personnages. Or le Père ne les donnait qu'aux plus assidus et aux plus fervents...

 

(1) Le Gouvello, op. cit.. ch. XIX, pp. 187-2o9. Cf. aussi, Ib., pp. 119-121.

(2) C'est bien Le Nobletz qui a conseillé au P. Maunoir d'établir les processions, mais je ne crois pas qu'il en ait imaginé le détail. Cf. La Gouvello, op. cit., p. 325.

 

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On s'arrangeait à quelque distance de l'église, dans une place publique ou à quelque endroit de la campagne qui eût du rapport au jardin de Gethsémani, et là commençait la première station.

Un prêtre, revêtu d'une robe violette, représentait le Sauveur ayant avec lui trois ecclésiastiques qui faisaient les trois apôtres, Pierre, Jean et Jacques, donnait... une représentation fidèle de tout ce qui s'était passé dans le jardin des Olives. Cela bien exécuté tirait les larmes des yeux et faisait pleurer ceux-là même qui étaient venus pour en rire.

Cette station finissait par la prise de Notre-Seigneur... et cependant la procession marchait dans l'ordre suivant :

 

Paraissaient d'abord les Prophètes, « représentés par de vénérables vieillards, vêtus à la juive » ; saint Jean-Baptiste; les apôtres et les soixante-douze disciples; « après cela une troupe de jeunes garçons marchaient deux à deux, tous portant quelque instrument de la Passion... Le premier... portait une croix de la main droite et des balances de la main gauche, pour avertir les assistants que leurs actions seraient pesées au poids du sanctuaire ». Puis... deux troupes de Vierges et deux troupes de Martyres.

 

L'habit des Vierges était blanc : elles portaient de grands voiles de toile fine qui avaient beaucoup d'éclat : car dans la Basse-Bretagne tout le linge, même des paysannes, est d'un blanc à éblouir.

 

Pour le P. Boschet que je cite, les voyages étaient une grande affaire. Mais une fois parti, il sait regarder.

 

Les martyres avaient aussi de grands voiles blancs, mais le reste de leurs habits étaient rouges et elles portaient par-dessus le voile une couronne d'épines sur la tête, ce qui avait aussi sa grâce.

 

Enfin le clergé, d'ordinaire très nombreux, car on y venait de tous les coins de l'horizon, le Saint-Sacrement,

puis le peuple, marchant « deux à deux autant que cela se pouvait ». il se faisait diverses stations. « Dans l'une, on

 

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voyait Notre-Seigneur... à la colonne ; dans l'autre, Pilate montrait le Sauveur au peuple; dans un troisième, on trouvait Notre-Seigneur couronné d'épines... chargé d'une pesante croix, et alors se joignant à la procession, il marchait portant sa croix.

 

Après un quart d'heure de marche, la Véronique venait essuyer la face du Sauveur, et ce n'était pas sans besoin.

 

Un peu plus loin, on trouvait sur le chemin la sainte Vierge et les filles de Jérusalem.

 

Le Sauveur leur tenait le discours qui est rapporté dans les Evangélistes. Ensuite elles prenaient leur rang après les trois Maries et suivaient la procession, le voile baissé, ayant un mouchoir à la main, qui était nécessaire à la plupart.

 

Au terme de la procession, se trouvait « Un théâtre tout dressé, sur lequel était un autel où l'on devait poser le Saint-Sacrement, et une chaire pour le prédicateur : car il n'y avait point... d'église qui pût contenir » ces foules immenses. « Le P. Maunoir, qui avait marché à la tête de tout, étant arrivé le premier, arrangeait toutes les bandes autour du théâtre. » Alors commençait le sermon, au milieu duquel Maunoir « faisait paraître sur le théâtre, le prêtre qui avait représenté Notre-Seigneur... Celui-ci tout épuisé, ne pouvant se soutenir, tombait sous la croix sans pouvoir se relever ». Après un premier saisissement, le sermon reprenait, mais pour être interrompu bientôt par les sanglots et les cris de l'auditoire. « Le Père descendait de chaire, et se remettant à la tète de la procession, il la ramenait dans le même ordre dans lequel elle était venue... (Mais) durant cette seconde marche, l'on n'était guère occupé du spectacle; chacun s'en retournait, baissant la tête et pensant sérieusement à son salut. » (1) On

 

(1) Boschet, op. cit., pp. 296-3o5. On trouvera plus de détails dans Séjourné, 1, pp. 216-231 et alibi, passim. On ne s'en tenait pas exclusivement aux mystères de la Passion, on représentait aussi quelquefois les mystères de l'Enfance, l'Annonciation, la Crèche, le massacre des Innocents, la fuite en Egypte, etc.

 

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se serait cru sur la pente du Calvaire, au soir du premier Vendredi saint. La remarque est de Maunoir lui-même. Il va d'ailleurs sans dire que, malgré les fruits éclatants et durables de ces exercices, les missions ne plaisaient pas à tout le monde. Saint Vincent Ferrier avait été dénoncé, pour la même cause et par notre grand Gerson — petit quelquefois — aux Pères du Concile de Bâle, Gerson, mystique lui-même et qui avait préludé à la guerre contre les mystiques. Saint Vincent Ferrier passa outre. Ainsi put faire le P. Maunoir, solidement défendu par l'épiscopat breton (1).

b) Les cantiques. — « Une autre innovation de Michel Le Nobletz fut le chant des cantiques qu'il mit ou remit en usage. » Il en composa plusieurs « sur les points principaux de la doctrine chrétienne et enseignement compris es tableaux énigmatiques qu'on avait expliqués ». De ces cantiques, plusieurs lambeaux traînent sans doute dans les recueils modernes à l'usage des catholiques bretons, mais transformés et méconnaissables, aucune littérature peut-être n'étant moins protégée que les chants d'église contre les interpolations et les retouches. Un seul, parait-il, est d'une authenticité certaine. Son allure très personnelle l'aura sauvé. « Ce sont, dit encore M. Le Gouvello, les impressions originales du missionnaire, le chevalier

 

(1) L'usage de ces processions dramatiques a dû se conserver jusqu'à la fin du XVIIIe  siècle. Le P. Séjourné cite un curieux programme rédigé par un curé breton en 1754. La loi naturelle, Adam..., Noé... Les Patriarches, la Loi écrite ; les Prophètes ; la Vie cachée de N.-S. (avec scènes et dialogues) ; la Vie active (curieusement, une seule scène, le baptême de Jean) ; les Apôtres, y compris Judas; la Vie souffrante de N.-S. (ici figurent Catherine de Sienne et Marie l'Egyptienne) ; la Vie glorieuse. On donne, sur le chant (les cantiques, une direction que nous aurons à nous rappeler plus tard, quand nous étudierons la sensibilité religieuse au XVIII° siècle : s Pourvu qu'ils ne chantent rien... de la mort, du jugement, de l'enfer, du péché, ni d'autres semblables qui altéreraient la joie de cette solennité et qui pourraient causer du scrupule à quelqu'un ». Séjourné, op. cit., I, pp. , 42o-423. On voudrait plus de détails sur la participation des hautes classes à ces exercices. Mme de Sévigné a t-elle assisté à une de ces processions, a-t-elle même soupçonné ce que c'était que mission ? Au reste, les Rochers ne sont pas en Basse-Bretagne. La Haute a eu ses missions, mais peut-être moins nombreuses, ou moins éclatantes, ou moins « bretonnes ».

 

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de la Vierge Marie, l'apôtre du mépris du inonde, l'amant de la pauvreté et de l'humilité, le zélateur infatigable — j'ajoute, le solitaire, le suspect, le persécuté — il s'est peint lui-même bien ressemblant dans cette poésie bretonne d'un caractère si profondément et si intimement religieux. »

 

J'ai choisi une Maitresse,

Une Dame et une Reine,

Mon coeur est ravi

En contemplant sa beauté...

 

C'est la sainte Vierge.

 

Chaque matin, à mon lever

Devant mon Dieu, je rougis de honte,

Mon Dieu, mon Sauveur béni,

Pardonnez-moi ma jeunesse,

Car je vous ai offensé gravement...

 

Seigneur Dieu, regardez-moi,

Et donnez-moi ce que je désire;

Donnez-moi la grâce du mépris du monde

Et la grâce de vous aimer parfaitement.

 

Pour entendre médire de moi

Je ne suis pas contristé...

 

Parmi tous les hommes en ce monde,

Je demande seulement

Un homme pour prêcher le monde,

Dieu veuille en donner toujours !

 

Plusieurs sont étonnés

Parce qu'ils ne peuvent pas dire.

Parce qu'ils ne peuvent pas comprendre

Quelle vie est la mienne.

 

La vie que j'ai choisie,

C'est catéchiser le monde,

Et la vie de tous les apôtres

Amis du Roi céleste.

 

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Lucifer enrage

En me voyant parcourir le monde,

Pour empêcher les âmes

De courir à leur perdition

 

Et toi pécheur endurci et obstiné

Sors de la fange de ton péché,

Sors bien vite de ta fange,

De ta vie infâme et mondaine... (1).

 

 

Bien qu'ils perdent fatalement leur séduction, en passant d'une langue dans une autre, ce désordre passionné, ce personnalisme intense et douloureux, ces brusques ressauts de ferveur paraissent bien d'un vrai poète, savant tout ensemble et primitif, tendre et farouche. On pense à Fra Jacopone et l'on s'étonne de trouver ce breton du XVII° siècle moins artificiel, moins latin que saint Colomban. Poète lui aussi, le P. Maunoir ou plutôt, versificateur héroïque, ce qui, dans la circonstance, est tout aussi rare. Haut-breton, presque normand, le génie lui manquait ou, du moins, le génie celtique. De vive force, il se le donne, si l'on peut ainsi parler. Les cantiques bretons étant un des articles essentiels du programme de son maître, Maunoir, dès ses débuts de missionnaire, se mit à composer des cantiques bretons, mais si tendres et sur des airs si touchants que « tous pleuraient de joie en les chantant, particulièrement M. Le Nobletz » (2). Celui-ci

 

(1) Le Gouvello, op. cit., pp. 210-215.

(2) Boschet, op. cit., p. 136. De certains passages de nos chroniques, on pourrait conclure ou que I.e Nobletz avait la voix moins belle ou qu'il était moins expert que son disciple à donner des leçons de chant. Au Conquet  et devant le propre logis de Dom Michel, la foule prie le P. Maunoir « de chanter les cantiques... dont on ne savait le chaut que très imparfaitement ». Ib., p. 136; Pour les cantiques de Maunoir, cf. Séjourné, passim. « Il avait composé un cantique (très longtemps populaire en Bretagne) sur les tourments de l'enfer... C'est un dialogue instructif et pathétique, où les hommes qui sont encore sur la terre interrogent ceux qui souffrent dans les enfers... » « Les enfants qui devaient faire les interrogations au nom des vivants », étaient sur un théâtre et « sous le théâtre ceux qui devaient faire les réponses des damnés ». « Voix lugubres » qui semblaient sortir « du fond de l'abîme ». Boschet, op. cit., pp. ,64-165. Comme on le voit. cette imagination n'est pas moins italienne ou française que celtique. Séjourné cite le cantique du P. Martin sur la vie et la mort de Maunoir, II , pp. 393, seq. Je ne puis juger du texte breton, mais lu traduction donne l'idée d'un pastiche, d'ailleurs assez habile.

 

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racontait à ce sujet qu'un jour « entendant sur le bord de la mer plus de mille insulaires d'Ouessant et de Molènes chanter les cantiques (pendant une des premières missions de Maunoir), il s'était mis à genoux et tout baigné de larmes, avait dit à Dieu : « Seigneur, je suis content de mourir à présent que votre saint nom est glorifié partout » (1). Le vieux poète, à genoux, sur la plage du Conquet, entendant ou croyant entendre, mêlées au bruit des vagues les ondes dernières des cantiques d'Ouessant, cette histoire vaut tous les cantiques et de Le Nobletz et de Mau-noir.

c) Les femmes catéchistes. — En ce temps-là, d'après Michel Le Nobletz, « la plupart des recteurs bretons se contentaient de dire leurs grandes messes, chanter leurs offices, prendre leurs dîmes, négligeant le principal, qui est d'instruire leur peuple, sans leur demander denier ni maille » Anima satiata calcabit favum, continuait-il avec le prophète,

 

la doctrine de Jésus-Christ, le catéchisme, est un rayon de miel. Les âmes des docteurs, remplis et rassasiés de l'estime et amour d'eux-mêmes, en font litière. Ils ne daignent s'abaisser à enseigner ni les mystères.., ni les prières et le reste des devoirs d'un bon chrétien... Les petits enfants ont crié à la faim.

 

Qui leur distribuera le pain de l'âme ?

 

Ne sachant de quel bois faire flèche, j'ai été contraint d'inventer des moyens extraordinaires:

 

de mettre le catéchisme en vers bretons qui se puissent chanter; « de réduire en peintures et enseignes spirituelles nos instructions ». Mais à quoi bon tableaux et cantiques, s'il n'y a personne pour expliquer les uns à la foule et

 

(1) Boschet, op. cit., p. 136.

 

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pour lui apprendre les seconds? Le Nobletz était seul avec deux ou trois collaborateurs d'aventure, bientôt découragés, soit par l'immensité de la besogne, soit par l'hostilité de leurs confrères. Pourquoi ne pas s'adjoindre quelques « honnêtes dames », ainsi qu'avait fait saint Paul? Des religieuses? Non pas nécessairement ni de préférence. Car celles-ci, munies d'une façon de doctorat, « ont liberté de dire ce qu'il leur plaît ». « Si elles bronchent en quelque point », personne « qui les puisse redresser ».

Il avait donc choisi pour cet office d'abord sa propre soeur, Marguerite Le Nobletz — aimable, vaillante et sainte figure, — puis « deux veuves recommandables », chargées de recruter à leur tour et de prendre sous leur conduite « quelques demoiselles de qualité ». Initiées par Le Nobletz aux mystères des cartes peintes, les catéchistes « ont ordre d'expliquer la signification de chaque peinture, en termes prescrits, sincères, simples, sans permission d'interposer aucune glose ». Elles récitaient, j'imagine, les curieux cahiers dont nous avons donné quelques extraits (1).

Leur mission était aussi de s'insinuer dextrement parmi la foule, pendant le catéchisme des missionnaires, et là, « de donner courage aux jeunes gens d'apprendre et de répondre à leur exemple » en un mot, de les entraîner. Lors des premières missions de Maunoir dans les îles, « M. Le Nobletz, prévoyant la peine qu'auraient les insulaires d'Ouessant à répondre au catéchisme, y fit passer du Conquet une petite fille fort instruite de nos mystères; le Père l'interrogea publiquement, il loua ses

 

(1) Tous ces passages sont tirés d'une longue et forte lettre apologétique où Dom Michel répond aux difficultés — souvent très orageuses — que suscita cette innovation, cf. Le Gouvello, op. cit. , pp 217-227. Les deux saintes veuves dont il parle, Domnat Rolland et Claude le Belles, et avec elles, Anne Keraudret, jouent un rôle très important dans l'histoire des missions bretonnes, cf. Le Gouvello, op. cit., p. 176, sqq. Dom Lobineau, op. cit., IV, donne la vie des deux premières. Sur Mareucr:te Le Nobletz, cf. l'ouvrage déjà cité de Mme de Rosarnoux.

(2) Le Gouvello, op. cit., p. 219.

 

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réponses et il lui donna un chapelet. Cela inspira de l'émulation et de la hardiesse aux autres enfants » Ce sont là, je l'avoue, des inventions bien simples, mais qui en préparent et qui bientôt en appelleront de plus éclatantes. De l'oeuvre des catéchistes, naîtra l'oeuvre des retraites, dont nous dirons un mot à la fin de ce chapitre. Mlle de Francheville, Mme du Houx et avec elles d'autres grandes dames succèderont aux pieuses villageoises qui ont aidé M. Le Nobletz à réaliser une partie de ses rêves, « bretonnes au coeur tendre », pour parler avec le poète, qui auront tant de fois consolé par leur humble dévouement, « ce breton au coeur amer » (2).

V. Mais quelque originales, hardies et fécondes que nous paraissent les conceptions de Michel Le Nobletz, l'oeuvre personnelle de ce grand homme fut en somme beaucoup moins considérable qu'on n'est tenté de le croire lorsqu'on lit les historiens des missions bretonnes. Il ressemble à ces inventeurs pauvres et seuls, qui doivent laisser à d'autres plus heureux la gloire et le profit de leurs inertes brevets. Pour moi, du moins, plus je médite sur cette belle aventure si pleine de leçons et plu., je me persuade que si le P. Maunoir n'était pas venu, personne aujourd'hui ne parlerait de Dom Michel. Ce disant je ne crois pas diminuer ce dernier. Ici-bas réussir n'est rien. Il a fait infiniment mieux, lui qui, après avoir été à la peine, consentit d'une âme si généreuse à ce qu'un autre rôt à l'honneur et triomphant récoltât ce que lui-même il avait sensé dans l'obscurité et dans les larmes. « Il faut qu'il grandisse et qu'insensiblement je

 

(1) Boschet, op. cit., p. 95. Cette petite fille que le P. Boschet rajeunissait un peu, était Jeanne Le Gall, tète dure, mais que Domnat Rolland avait admirablement formée. Son histoire est aussi bien curieuse. Cf. Le Gouvello, pp. 293 seq. et passim. Pendant ses dernières années, Le Nobletz eut Jeanne Le Gall à son service.

(2) On connaît les vers délicieux de Ch. Le Goffic : Les bretonnes au coeur tendre — Pleurent au bord de la mer — Les bretons au coeur amer — Sont trop loin pour les entendre. — Comment ne pas se rappeler ces vers, auprès de Dom Machel entendant, du Conquet, les cantiques d'Ouessant?

 

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disparaisse » ; personne peut-être, depuis le Baptiste, n'a réalisé plus à la lettre cette héroïque devise. Poète, orateur, génie original et très conscient de sa force, apôtre dévoré de zèle, Michel Le Nobletz n'a vécu, en quelque sorte, que pour le P. Maunoir, attendu plus de trente ans, prophétisé, accueilli, façonné par lui avec l'orgueil et la tendresse d'une mère. De tous ses miracles, celui-là est assurément le plus émouvant, le plus décisif. Une fois, le P. Maunoir et son compagnon, revenant de l'île de Sein, abordent « sur la côte, à minuit, par un temps noir, ne sachant trop comment trouver leur chemin », mais bientôt ils rencontrent M. Le Nobletz, «qui ne pouvait avoir appris leur arrivée par aucune voie humaine » et qui se rendait au-devant d'eux, une lanterne à la main. « Le saint prêtre salua gaiement le P. Maunoir avec les paroles. de l'Ecriture. « On a dit : voici l'Epoux qui vient, allez au-devant de lui » et je suis venu (1) ».

 

(1) Boschet, op. cit., p 135 et Le Gouvello, op. cit., p. 332. Je ne donne ici que des conjectures, mais enfin on a l'impression fort nette que l'oeuvre de Le Nobletz était encore très rudimentaire lorsque parut le P. Maunoir. Il y a chez les biographes du premier une tendance, non pas à minimiser le second, mais à le faire plus disciple, plus simple continuateur qu'il ne le fut en réalité. Même tendance, en sens inverse chez les biographes de Maunoir. Encore une fois, il nous manque un travail critique sur toute cette histoire, et l'édition de tous les manuscrits de Maunoir. On discernerait, je crois, chez celui-ci, trois dispositions principales vis-à-vis de Dom Michel. D'abord et surtout, une vénération égale au sentiment qu'inspirait saint Martin à Sulpice Sévère; ensuite une modestie extrême qui le porte à s'effacer devant son maître; enfin le désir de se couvrir de l'exemple et de l'autorité d'un thaumaturge, d'un saint. Car Maunoir lui aussi fut longtemps discuté. Si l'oeuvre de Le Nobletz avait paru florissante, si l'on avait pu soupçonner l'avenir qui l'attendait, les supérieurs des Jésuites auraient-ils hésité, comme ils l'ont fait, à recueillir la succession que leur offrait le vieux missionnaire ? En fait, on allait à l'inconnu. Il fallait un acte de foi et difficile. Il semble bien du reste que depuis 1625 — Maunoir ne viendra qu'en 164o — Michel Le Nobletz soit resté sous la tente, ait pratiquement abandonné le ministère, sauf quelques catéchismes. Infirme ? Découragé? L'un et l'autre sans doute, cf. Séjourné, on. cit., II, pp. 69-7o. On indique, malheureusement on ne cite pas, un mémoire du saint homme intitulé : « Raisons pour lesquelles je ne prêche plus depuis vingt-cinq ans ». Autre indice qui me semble appuyer nos conjectures : le petit nombre de documents contemporains où il soit parlé de M Le Nobletz. Sans le manuscrit de Maunoir, que saurions-nous de lui? S'ils avaient vécu l'un et l'autre au temps de saint Martin, les hypercritiques d'aujourd'hui pourraient soutenir, non sans quelque apparence, que Le Nobletz n'exista jamais que dans l'imagination de Maunoir. Notons en passant que M. Grandet, angevin et si curieux de toutes les gloires sacerdotales de son temps, ignore Le Nobletz. Il cite à plusieurs reprises le « fameux Maunoir », cf. Les saints Prêtres au XVIIe siècle, (édit. par M. Letourneau), Paris, 1897, I, passim. Il ne s'agit pas de comparer génie à génie. De ce point de vue, la supériorité de Le Nobletz est écrasante, mais, dans l'ordre de réalisation pratique, Maunoir, d'ailleurs admirablement secondé par des hommes du premier ordre — l'emporte de beaucoup.

 

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Mais, de son côté, Maunoir n'est pas moins grand. Il a cru à ce rêveur, à ce méprisé, à ce vaincu ; il l'a pris pour guide et pour chef ; il s'est laissé former par lui comme un enfant ; publiquement et par des démarches sans nombre, il a rejeté sur lui tout le mérite de ses propres conquêtes; enfin il a veillé avec une dévotion filiale sur les deux dernières années de son héros. C'est lui qui a créé et organisé, du vivant même de Dom Michel, sa légende et son culte'. Et comme il fallait que tout dans cette histoire concourût à montrer le triomphe de l'esprit chrétien sur les petitesses humaines, voici que la Compagnie de Jésus cède en quelque sorte à ce chétif' prêtre séculier, sa propre juridiction sur Julien Maunoir. Il est vrai que les missions bretonnes deviendront plus tard et jusqu'à un certain point oeuvre jésuitique, pour parler comme Renan, mais au début, les deux jésuites qui s'y consacrent, Maunoir et Bernard, bien que soumis, cela va sans dire, à leurs supérieurs, reçoivent leur consigne et leurs directions principales du seul Michel Le Nobletz. On n'a pas consenti sans répugnance à cette aventure qui semblait assez douteuse, pour ne pas dire, chimérique. On n'encourage pas la tentative de Maunoir, mais enfin on la tolère et c'est tout ce qu'un jésuite pouvait raisonnablement demander dans les circonstances. On le regarde faire, les uns avec un peu d'ironie, les autres avec une

 

(1) En 1663 — onze ans après la mort de Dom Michel — Maunoir obtient, non sans peine, qu'une chapelle soit édifiée à Douarnenez sur l'emplacement de la maison longtemps habitée par le missionnaire, cf. Séjourné, II, pp. 39, seq ; 55, seq. Il a travaillé de même et très activement pour que fussent bientôt canonisés avec Le Nobletz, les autres héros des missions bretonnes, le P. Bernard, sou compagnon, M. de Trémarie, Amice Picard, Catherine Daniélou. C'est pour ce but qu'il avait écrit leur vie à tous.

 

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admiration confiante : parmi ceux-ci, au premier rang, le chef de noire groupe mystique, Jean Rigoleuc et son disciple, Vincent Huby (1) qui du reste vont bientôt rejoindre le P. Maunoir et travailler avec lui, accélérant ainsi, pour leur bonne part, l'essor prodigieux qu'allaient prendre les missions bretonnes.

« M. Le Nobletz avait presque toujours travaillé seul, et si quelque religieux de Saint-Dominique, comme le P. Quintin, l'avait aidé dans ses missions, ç'avait été sans engagement et pour peu de temps. Dieu réservait au disciple de ce saint missionnaire, l'avantage d'assembler des ouvriers évangéliques et de les unir par une espèce de confédération pour exterminer le vice de la Bretagne et pour y faire régner la vertu... Cette sainte alliance » est sans contredit l'événement capital, le plus grand et l'essentiel miracle de cette merveilleuse histoire. En 164o, lorsque le P. Maunoir commence, ils étaient deux missionnaires ; en 1683, à la mort du P. Maunoir, ils seront mille, et l'on ne sait en vérité ce qu'il faut admirer davantage ou du jésuite qui a su réunir cette multitude et la plier à ses propres volontés, ou de tant et tant de prêtres allègrement soumis à la discipline que le jésuite leur imposait, l'un et les autres confondant par là « ceux qui ne pouvant souffrir de compagnons dans l'exercice de la charité, feraient volontiers eux seuls tout le bien qu'il y a à faire, comme

 

(1) Le témoignage des catalogues est ici instructif et émouvant. Status collegii Corisopitensis exeunte anno 1640. Seul, dans le catalogue, Maunoir paraît avec le titre : missionnarius. Jésuite in partibus, et dont le vrai centre n'est pas Quimper, mais le Conquet. Eu 164i et 1642, deux missionnaires, Maunoir et Bernard. De 1644 à 1648, les catalogues sont perdus, mais dans l'intervalle, s'est accompli le miracle que nous allons raconter, le ralliement d'une élite de jésuites au P. Maunoir, bientôt suivi du ralliement de tout un clergé. En 1648, quatre missionnaires à Quimper ; Rigoleuc, Bernard, Thomas, Maunoir et un missionnaire à Vannes, V. Huby. — Notons une curiosité du catalogue de Quimper, 164o-1. On y trouve un personnage historique : P. Nicolaus Caussinus, exsul. Exilé de Richelieu, singulière position sociale, singulier status comme disent les jésuites. Il y aurait beaucoup à philosopher sur ce mot que les jésuites d'aujourd'hui n'emploieraient certainement plus, l'idée de regarder une résidence quelconque — fût-ce Tombouctou, fut-ce Quimper — comme un lieu d'exil, étant en effet d'une religion un peu grossière.

 

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s'il n'y avait que leurs services qui fussent agréables à Dieu et utiles au prochain (1) ».

« L'on voyait avec beaucoup d'édification, non seulement de jeunes prêtres, mais d'anciens ecclésiastiques,

 

(1) Boschet, op. cit., pp. 2o6,  203. En véritable historien, Boschet a très bien saisi que cette confédération était le fait capital. Malheureusement ni lui, ni le P. Séjourné ne nous font connaître les préparations, les débuts, les tâtonnements, les progrès de cette aventure. Fidèles à l'ancienne méthode, ils prennent le mouvement à son point d'arrivée et de perfection, que je placerai très approximativement, vers 167o. Voici, me semble-t-il, les principales étapes.

A. En 1646, les jésuites Rigoleuc, Huby, Thomas et quelques autres rejoignent Maunoir et donnent avec lui la mission dans les environs de Vannes, secondés par une dizaine de séculiers. Dès lors parait très grande et très féconde, l'initiative personnelle du P. Rigoleuc et du P. Huby. Bien que très unis au P. Maunoir, ils vont l'un et l'autre transformer l'oeuvre des missions. « Dans les paroisses bretonnes où il était moins occupé au confessionnal, ne pouvant entendre que ceux qui parlaient français (Rigoleuc) s'appliquait davantage à CULTIVER LES ECCLÉSIASTIQUES... à gagner à Dieu les personnes dont les bons et les mauvais exemples sont de plus grande conséquence, comme les Recteurs des paroisses, la Noblesse... et à établir les moyens qu'il jugeait les plus propres pour conserver le fruit de la omission. » La vie du P. J. Rigoleuc..., pp. 3o, 31. Il s'était donné « tout aux prêtres. » « Ils les assemblait et leur faisait des conférences », les formait à l'enseignement du catéchisme et à la prédication. Dès leur rhétorique, il exerçait au ministère les écoliers « qui avaient dessein de se consacrer aux autels, trouvant le moyen d'apprendre aux Bretons à prêcher en leur langue qu'il ne savait pas lui-même ». « Avec le secours clos ouvriers qu'il avait formés,.. il entreprenait lui seul de grandes missions, et ces missions réciproquement lui servaient pour former les prêtres dans leurs fonctions », etc , etc., cf. ib., p. 2o-3o. — Après cela, on trouve moins surprenante la «confédération» qui nous occupe. De son côté, le P. Huby agit dans le même sens. En 1651, il fonde à Quimper — et bientôt après à Vannes,. l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement qui depuis s'étendra dans l'Eglise universelle. C'était là une « association » et qui multipliait les points de contact entre les ecclésiastiques zélés, cf. Vie du P. Rigoleuc... pp. 31, 3a. Après cela, il reste sans doute fort beau et Mène miraculeux, mais enfin il est moins étonnant que la « confédération » du P. Maunoir ait pu se fonder. Le plus difficile était déjà fait, grâce au P. Rigoleuc et au P. Huby. —

B. En 1651, le recteur de Mür, Galerne et cinq ou six prêtres se donnent au P. Maunoir. Cf. Boschet, op. cit., p. loi ; Séjourne, op. cit., I, pp. 317, seq.

C. En 1655, Maunoir convertit un conseiller au Parlement de Bretagne, M. de 'l'rémaria — lequel après un an d'études théologiques à Paris, est ordonné prêtre et devient comme le vicaire de Maunoir. Sa conversion et son apparition au milieu des missionnaires eut un immense retentissement et la plus heureuse influence, notamment sur le clergé. Il ne faut pas séparer de Trémaria, son gendre, M. de Kérisac (1641-1679) qui, après la mort de Mme de Kérisac (1675) se donne lui aussi aux missions, cf. Séjourné, passim; Grandet, op. cit., I, pp. 126, seq. ; Lobineau, op. cit., IV, pp. 459, seq. — De ces trois étapes, quelle est la plus importante ? Pour ma part, je n'hésite pas : c'est la première et de beaucoup. Pour moi, Rigoleuc et Duby sont des personnages de premier plan dans l'histoire des missions bretonnes. Telle était certainement la pensée du P. Champion.

 

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des recteurs considérables, des personnes de qualité, des savants, des bacheliers et des docteurs de Sorbonne (1), des abbés, des officiaux, des grands-vicaire. (2) se faire les compagnons d'un simple missionnaire de la Compagnie de Jésus et ne vouloir agir que par sa direction ; des évêques assister aux missions du Père, se mêler parmi ses compagnons, travailler avec lui, l'obligeant à leur distribuer aussi leur tâche (3). Tous les missionnaires, également contents de l'emploi que le Père leur avait assigné, s'en acquittaient avec la même ponctualité, que s'ils avaient fait voeu d'obéissance.

Le nombre de ces ministres du Seigneur allant jusqu'à mille, et ne pouvant pas servir tous ensemble, ils le faisaient successivement chacun à son tour, selon qu'ils étaient mandés et se rendaient à jour nommé dans les lieux qui leur avaient été marqués par une simple lettre du Père (4). Lorsque de divers endroits de la Bretagne, ils étaient arrivés au rendez-vous, trente ou quarante et quelquefois

 

(1) Parmi eux, Vincent de Meur (1628-1668) premier supérieur des missions étrangères de Paris, cf. De la Villerabel, V. de Meur, missionnaire breton, Saint-Brieuc, 1885 ; Séjourné, op. cit., II, p. 37, seq. ; Lobineau, op. cit., IV, p. 354, seq. ; Grandet, ou. cit., I, p. 133, seq. : il y a là de précieuses notes; Launay, Histoire de la Société des missions étrangères, Paris, 1894. Vincent de 'leur avait appartenu à la congrégation du P. Bagot (cf. plus haut, 325). Notons en passant que le P. Bagot fut en quelque sorte l'agent parisien de l'oeuvre des missions bretonnes.

(2) Notamment M. de Kerlivio, vicaire général de Vannes, l'alter ego du P. Huby, cf. sa vie, par le P. Champion, à la suite de la vie du P. Huby.

(3) La protection des évêques de Bretagne était naturellement la condition sine qua non. Ils furent vraiment admirables, sinon dans leurs rapports — souvent tendus — avec Le Nobletz, du moins vis-à-vis des PP. Maunoir, Rigoleuc et Huby. Les trois principaux seraient l'évêque de Cornouailles, René de Louct; l'évêque de Vannes, Charles de Rosmadec, grana ami de Rigoleuc et de V. Huby; l'évêque de Tréguier, Bal. thazar Grangier, cf. Séjourné, passim.

(4) Voici la formule de ces invitations : « Monsieur, le maître de la moisson vous dit... Levez les yeux, et voyez des campagnes couvertes de grains prêts à couper. La mission commencera le... du mois de... Venez donc nous aider... Le maître de la moisson vous appelle : voici ce qu'il vous promet : Celui qui moissonne, reçoit la récompense de son travail et amasse des fruits pour la vie éternelle. Vous serez bien payé. J'attends une réponse favorable et je suis... Julien Maunoir. » Cf. Boschet, op. cit., P. 274.

 

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cinquante tout à la fois, ils passaient un mois ensemble dans la même concorde que tous les bons anges d'une même ville. C'est là ce que j'appelle un des plus beaux endroits du P. Maunoir, si ce n'est pas le plus beau. Car de toutes les bonnes oeuvres qu'il a faites, celle-ci me paraît la plus admirable et la plus utile à l'Eglise (1). »

Comme plus d'un lecteur le devine, c'était là faire d'une pierre deux coups, et deux missions d'une seule ; une pour la foule, l'autre pour les missionnaires eux-mêmes. Le P. Maunoir l'entendait bien de la sorte. Il imposait à ses collaborateurs une vie toute monacale. Les moindres minutes libres lui appartenaient. « En quelque saison que ce fût, les missionnaires se levaient à quatre heures et le Père qui était toujours le premier levé, allait, la clochette à la main, éveiller ces messieurs... (avec) quelque mot de l'Ecriture... comme : Signum magnum Regis est, alleluia !

 

(1) Boschet, op. cit., pp. 266, 267. Le P. Champion écrit de son côté : « L'Esprit saint qui les avait liés voulut donner en leurs personnes, aux Réguliers et aux Ecclésiastiques, un modèle de l'union qu'ils doivent avoir ensemble et un exemple des bénédictions que cette union attire sur leurs travaux. Cette union, qui est si rare parmi les ouvriers de la vigne du Seigneur, la Bretagne l'a vue régner avec une merveilleuse édification... entre M. Le Nobletz et le P. Quintin.,. entre le même M. Le Nobletz et le P. Julien Maunoir... entre le P. Maunoir et ses illustres missionnaires, M. de Trémaria, M. de Kérisac et les autres prêtres, ses disciples et les compagnons de leurs travaux ; entre le P. Rigoleuc et les prêtres qu'il avait formés pour travailler au salut des âmes. Mais j'ose dire que la liaison du P. Duby- et de M. de Kerlivio a été plus étroite et a produit... des fruits d'une plus longue durée ». Qu'on remarque les derniers mots, Champion, Vie du P. Huby…, Paris, 1886, I, p. 5. Le P. Boschet montre aussi fort bien comment l'oeuvre, parvenue à ce point de perfection organisée, n'a plus cessé de s'étendre. « Les Recteurs, jaloux des avantages d'une paroisse étrangère où ils venaient de travailler, menaient souvent les missionnaires dans la leur, ou les y appelaient peu de temps après... D'autres, retournés qu'ils étaient chez eux, se liaient avec quelques Recteurs circonvoisins et faisaient eux-mêmes des missions dans leurs cantons. Quelques-uns... s'associaient des ecclésiastiques et se faisaient leurs chefs, instruisant le peuple... chacun dans son diocèse, sans que cela les séparât d'avec le Père, parce qu'ils étaient toujours prêts à le rejoindre au premier signe de sa volonté. De là sont venues les diverses bandes des missionnaires que nous voyous eu Bretagne (1697)... Que si toutes ces bandes n'ont pas avec les jésuites qui ont succédé à l'emploi du P. Maunoir et avec la nombreuse troupe d'ecclésiastiques qui sont demeurés attachés à ces Pères, la même liaison qu'elles avaient avec le P. Maunoir même, l'on ne peut pas dire pour cela qu'il y ait de guerre entre elles. Au contraire, elles s'entreprêtent la main et toutes, animées du même espoir, disent sincèrement : Plût à Dieu que tout le monde prophétisât ! », ib., pp. 271, 272.

 

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Voici le signal du grand Roi, réjouissons-nous !... Un quart d'heure après, le Père retournait dans les chambres pour voir si personne ne s'était laissé vaincre au sommeil... Le dernier levé était condamné à lire durant la table ou à servir. Mais tout ceci se faisait en riant. » Puis l'office et la méditation en commun. Alors ils se rendaient en procession à l'Eglise, récitant à deux choeurs le Veni creator. Même appareil pour le retour après les prédications et les confessions de la matinée. « En sortant de table on faisait une conférence par manière de récréation... Tout roulait sur le sacrement de Pénitence », et cela durait au moins une heure. La nuit venue, on récitait l'office à deux choeurs; « l'on soupait ensuite, écoutant la lecture en silence et à la sortie du souper, le Père faisait une conférence, qui tenait lieu de récréation et qui, véritablement en était une », car « il avait l'humeur gaie... Tout son but était d'instruire les prêtres et de leur apprendre à exercer dignement cet emploi formidable de juge et de médiateur entre Dieu et les hommes ». Ainsi entraînés, les exercices mêmes de leur apostolat et parfois aussi les rôles qu'ils avaient à tenir pendant la procession générale, achevaient de les décider à une vie sainte. « Les prêtres qui avaient représenté Jésus souffrant pour la rédemption des hommes, voulaient avoir part à ses souffrances et à sa charité : ils se consacraient d'ordinaire pour toujours au salut de leurs frères». Enfin et peut-être surtout, «la concorde et la bonne intelligence de tant de missionnaires, outre l'édification qu'elle donnait à tout le monde, apprenait aux prêtres d'une même paroisse à vivre bien ensemble et à s'unir pour les bonnes oeuvres (1) ».

Comment s'étonner après cela qu'au bout de vingt ou de trente ans, les missions aient renouvelé la Bretagne? Maunoir n'était pas une intelligence supérieure. Nous savons que dans ses discours il ne disait rien que d'assez

 

(1) Boschet, op. cit., pp. 273-285; 3o5, 27o.

 

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commun. On semble avouer aussi qu'il se montrait peut-être un peu crédule. En revanche, il avait beaucoup de sens, un rare génie organisateur, l'art de commander et le caractère le plus aimable, pour ne rien dire de ses dons surnaturels. Un des rares mérites de ce missionnaire est de n'avoir pas trop cru au « missionnaire », je veux dire, au prêtre de passage qui, pour quelques jours, fixe la curiosité et remue la sensibilité des foules. On oublie vite l'éloquence d'un étranger, on oublie jusqu'à ses miracles. Mieux inspiré, Maunoir a voulu faire des prêtres de paroisse autant de missionnaires perpétuels, de la vie paroissiale une mission ininterrompue. Au reste, il parut au bon moment. Qui fut ou sera jamais heureux comme lui? Tout un clergé, évêques en tête, à ses ordres et qui se laissent mener, c'est le cas de le dire, à la baguette ! Elle n'était donc pas aussi croupissante que les biographes de Le Nobletz et de Maunoir le prétendent, l'église bretonne de ce temps-là. Renaissante au contraire depuis de longues années et en pleine fermentation religieuse, je n'en voudrais d'autres preuves que ces quelques centaines de prêtres, qui, sur un billet du jésuite Maunoir, partent gaiement, prêts à mener de front, pendant trois ou quatre semaines, le travail écrasant du missionnaire et les exercices du novice. Mais déjà nous savions que, bien avant l'apparition de Maunoir en 164o, la Bretagne était gagnée à la contagion sainte qui se répandait alors par toute la France. Les mystiques ont précédé les missionnaires et leur ont frayé la voie, comme nous allons le montrer,

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