Chapitre III
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CHAPITRE III : JEAN RIGOLEUO ET LA BRETAGNE MYSTIQUE

 

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I. Le P. Surin et le coche de Rouen. — Les mystiques bretons. — Annelle Nicolas et l'école du P. Lallemant. — « Les voies intérieures ne furent jamais si connues » qu'au XVIIe siècle. — Difficultés particulières que présentait la « spiritualisation » d'Armelle. — Les premières places ; besoin maladif de changeaient. — Les Le Charpentier du Tertre. — Première initiation. — Les rues teintes de sang. — Tentations et cauchemars. — La compagne d'Armelle. — Persécution. —La scène du bain. — Le manoir de Roguédas. — Annelle et les jésuites de Vannes. — La servante. — Le Seigneur de Roguédas et la Bonne Armelle.

 

II. Développement spirituel. — Chassée d'elle-même ». — Le centre de l'âme. — Jeanne de la Nativité. — L'esprit devenant plus fort, le corps lui-même reçoit « moins d'incommodités ». — Présence presque habituelle rie Dieu. — Les dons naturels. — Divine solution de la controverse quiétiste. — « Dame et maîtresse de toutes choses ».

 

III. Catherine Daniélou et Marie-Amict Picard. — L'oeuvre des retraites. — Les jésuites et l'évolution du sentiment religieux. — Mme du Houx et les progrès du féminisme chrétien. — Le mariage de Jeanne Pinczon. — Mme du Houx envoyée par son évêque à Loudun, pour étudier Jeanne des Anges. — « Elle crut presque toujours que cette religieuse était dans l'illusion ». — M1e du Houx et le P. Surin. — Vocation extraordinaire de Mme du Houx. — L'abbaye de La Joie. — Mission dans le diocèse de Tréguier. — La mission de Vannes et l'oeuvre des retraites. — Mme du Houx et le P. Huby.

 

I. Nous avons déjà cité, dans un des volumes précédents, la très curieuse lettre où le P. Surin raconte à son maître, le P. Lallemant, la rencontre qu'il vient de faire d'un « jeune homme merveilleusement éclairé dans la vie spirituelle »:

 

Au sortir de Rouen... je me trouvai placé dans le coche, auprès d'un jeune homme, d'environ dix-huit ans, simple et fort grossier en tout son extérieur, et particulièrement en sa

 

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parole, qui ne savait ni lire ni écrire... mais, au reste, rempli... de dons célestes si relevés, que je n'ai encore rien vu de pareil  (1) ».

 

Si, vers la même époque (163o), le P. Surin avait parcouru les couvents, les villes et les villages de Bretagne, il aurait eu maintes fois la même surprise. Les mystiques abondaient en effet dans cette province, bien avant les missions du P. Maunoir, comme déjà suffirait à le montrer l'histoire des Saints de Bretagne par Dom Lobineau. A côté des grands hommes dont nous avons déjà parlé, Jean de Saint-Samson, Philippe Thibaut, il y avait là toute une élite obscure et insensiblement rayonnante, qui préparait la renaissance prochaine et qui devait collaborer, d'une façon très active, à l'oeuvre des missionnaires (2). Il se trouve, dans la vie séculière, écrivait Rigoleuc à une ursuline de Pontivy.

 

des âmes ferventes qui par le recueillement intérieur qu'elles pratiquent, s'unissent si fortement à leur principe, que tous les discours et tout le bruit du monde qui retentit sans cesse à leurs oreilles, ne fait non plus d'impression sur leur esprit que le souffle du vent ou le bruit des eaux. Il y a ici (Vannes) une servante, et, proche d'ici, un bon villageois qui sont dans cet état, et bien au delà. Ce dernier est si abîmé en Dieu, qu'il lui arrive quelquefois, lorsqu'il garde ses boeufs et ses vaches, que voulant les suivre, il va sans y penser d'un autre côté (3).

 

De ce villageois nous ignorons tout, mais la servante nous est bien connue et les Bretons d'aujourd'hui l'invoquent encore sous le nom que lui avait donné

 

(1) Lettres spirituelles du R. P. Surin..., Avignon, 1721, 1, pp. I, 2.

(2) Voici, par exemple, une menue rencontre qui nous fait toucher du doigt la continuité de la tradition. L'extatique Guette de la Cornillière (1600-1647), carmélite de la maison de Vannes et de Ploërmel, est favorisée dit Lobineau « d'une apparition du V. F. Jean de Saint-Samson qui venait de mourir et qu'elle vit porté dans les airs, revêtu d'une chape très blanche et bénissant le couvent ». Dom Lobiueau, op. cit., t. IV, p 1o4.

(3) La vie..., pp. 4o5, 4o6.

 

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l'affectueuse vénération de leurs pères : c'est « la bonne Armelle ».

Armelle Nicolas (1606-161) intéressante à bien des titres, l'est surtout parce que les jésuites bretons de l'école Lallemant — Rigoleuc, Huby, Simon de Lesseau, Adrien Daran, Guilloré — l'ont, en quelque manière, adoptée, estimant qu'elle réalisa, mieux que personne, l'idéal   mystique de leur écoles. Le P. Rigoleuc ne venait jamais à Vannes qu'il ne la vît, raconte l'ursuline Jeanne de la Nativité, confidente et biographe d'Armelle, « et m'a dit plusieurs fois que si Dieu l'eût retirée de ce monde

avant lui, qu'il eût fait ses efforts pour que son coeur eut été enterré près de son confessionnal, pour s'animer à la vue de ce sacré dépôt, à l'amour de Notre-Seigneur ». Le P. de Lesseau écrit de son côté :

 

Cette âme est un trésor que Dieu a tenu caché dans son Eglise, lequel s'il eût voulu manifester, je ne doute pas que l'on fût venu à Venues — c'est ainsi qu'on disait à cette époque — de toutes parts, pour y voir une si rare merveille, comme on allait autrefois à Paris des derniers coins de l'Orient, pour y voir sainte Geneviève... Son intérieur est si magnifiquement orné des plus rares et des plus exquises beautés du saint Amour, que tous ceux qui en auront la connaissance,

 

(1) La vie d'Armelle a été écrite, sous l'inspiration et, très probablement, sous la direction du P. Huby, par une ursuline de Vannes, Jeanne de la Nativité, qui s'était liée intimement avec la voyante, celle-ci ayant passé trois ou quatre ans chez les dites ursulines. L'ouvrage publié chez Michallet, presque au lendemain de la mort d'Armelle, a pour titre : Le Triomphe de l'amour divin dans la vie d'une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas..., par une religieuse du monastère de Sainte-Ursule de Vannes. Je cite la seconde édition (parisienne) qui est de 1683. chez Michallet. M. Le Gouvello a cité une deuxième édition, datée de 1678. et publiée à Vannes. L'ouvrage eut un grand succès et fut plusieurs fois réédité. C'est un texte mystique de tout premier ordre. Détail important. et moins bizarre qu'il ne paraît, la plupart de ces 713 pages ont été lues à l'héroïne elle-même et approuvées par elle. (Cf. la très curieuse préface). L'auteur avait dû laisser dans l'ombre quantité de précisions biographiques dont plusieurs étaient de nature à gêner certains contemporains d'Armelle, notamment les deux familles qui l'avaient eue à leur service. Cette lacune se trouve comblée dans l'ouvrage récent du vicomte Le Gouvello : Armelle Nicolas, dite la Bonne Annelle, Paris, 1913. Le ministre Poiret, dont nous aurons à parler plus tard, a publié de son côté en 17o4 une vie d'Armelle. Cf. aussi l'excellent résumé donné par Dom Lobineau. Les vies des saints de Bretagne (édit. Tresvaux), IV.

 

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jugeront que ce n'est pas sans raison que son Epoux l'a qualifiée du titre de Fille de l'Amour : car elle en a ressenti des effets prodigieux et des plus nobles d'entre ceux que les Mystiques décrivent dans leurs livres... J'en puis parler avec certitude (1).

 

Guilloré, plus difficile en ces matières, ne parle pas autrement. Elle m'a été, dit-il, « un spectacle du martyre d'amour des plus signalés que bien des siècles aient porté... (ma joie) serait... bien exquise, si je savais qu'elle eût quelque souvenir de moi clans le ciel » (2), Et proclamant, une fois de plus, à l'occasion de cette vie, les principes de Louis Lallemant, Dieu, à la vérité, disait le P. Huby,

 

ne fait plus tant de miracles pour la guérison des corps, comme à la naissance de l'Eglise; mais, pour les merveilles de la grâce clans les âmes, il en opère tous les jours. Il ne faut que lui être fidèle, et comme les articles de la foi sont plus éclairés qu'ils ne furent jamais, aussi les voies intérieures et mystiques de l'esprit ne furent jamais ni si connues, ni si expliquées qu'elles le sont maintenant (2).

 

La dévotion particulière que tant de spirituels éminents ont vouée à la bonne Armelle est infiniment touchante et montre à quel point ces grands mortifiés méprisaient les bagatelles. L'humble voyante n'a rien en effet qui flatte la chair ni le sang. Pauvres et sans lettres, Marie de Valence, Catherine de Jésus et tant d'autres l'étaient bien aussi; mais elle manque, ou du moins, me paraît manquer de charme. Peu de grâce, point d'élégance, une imagination chaude, mais sans ailes ; une intelligence, moyenne à la vérité, mais simple, massive et comme tendue. Que parlons-nous de bagatelles? L'auteur de tout bien ne nous permet pas ce mot. L'ordre de la sainteté peut certes

 

(1) Le Triomphe..., pp. 692, 693.

(2) Ib., pp. 694, 695.

(3) Ib., Témoignage — non paginé — de son directeur, à la fin de la 2e édition.

 

 

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s'accommoder de telles lacunes, mais il en souffre, bien loin de les exiger. Plus une âme est naturellement délicate, exquise, affinée, mieux elle est prête au travail divin qu'ors dirait qu'elle appelle. Ainsi de l'albâtre, flexible, même dans la résistance qu'il offre au ciseau. Armelle ressemble à une pierre de lave. Ce n'est pas chez elle la volonté consciente qui lutte contre Dieu, mais, en quelque manière, la vigueur épaisse de l'être profond. Qu'on me pardonne ce premier crayon maladroit. Je tâche de rendre, comme je peux, une impression vive et persistante, et par là de mettre en relief la haute signification de cette vie. Tirer d'une pierre un fils d'Abraham, cela est beau, mais combien davantage, une contemplative que les bons juges égalent aux plus sublimes.

A vingt ans, Annelle Nicolas quitte sa pauvre famille et les travaux de la campagne pour se gager chez une vertueuse personne de Ploërmel. Elle se dégoûte bientôt du service et reprend le chemin de son village. Au bout de quatre mois, la voici de nouveau à Ploërmel, dans une autre place qu'elle fuit trois semaines après, « parce qu'elle s'y trouvait trop bien, » affirme son dernier biographe, le vicomte Le Gouvello. « Partout où elle allait il fallait qu'elle en sortit, quel désir ou volonté qu'elle eût d'y demeurer, ce qui lui causait bien de la peine... Elle sortit ainsi de trois ou quatre maisons, ne sachant pas ce qu'elle voulait, mais cherchant autre chose (1). » Longue, maigre, d'ailleurs robuste et dure à la peine, un vague ennui la tourmente; désordre que les médecins connaissent et qu'il n'y a pas lieu de canoniser. Nul doute d'ailleurs, me semble-t-il, qu'Armelle ne souffre déjà quelque chose de divin. Une autre, plus vive, le soupçonnerait confusément; elle, non. Cette inquiétude ne s'associe pas, dans sa pensée, à l'action des puissances invisibles. Elle est sans doute pieuse, mais assez machinalement;

 

(1) Le Gouvello, op. cit., pp. 2o, 21. Le Triomphe...,  pp. 13, 14.

 

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elle réalise mal les quelques vérités religieuses qu'elle peut connaître. Malgré l'agitation sourde et maladive que l'on vient de voir, elle reste une paysanne lente, pesante et fermée. Dès l'âge de raison, la plupart des contemplatives, Catherine de Jésus, sainte Thérèse, Jeanne d'Arc, nous étonnent par leur précocité. Enfants des villes, filles de nobles races ou naturellement toutes spirituelles, je ne les dis pas plus saintes que notre Armelle, elles peuvent avoir au contraire plus de malice, mais enfin

chez elles, ce que les mystiques appellent fine pointe ou centre de l'esprit est, pour ainsi parler, à fleur d'âme. Dès que Dieu commence à les façonner, elles le sentent présent.

Une carmélite de Ploërmel lui propose un emploi de bonne d'enfants chez sa soeur, Mme Le Charpentier du Tertre. Annelle accepte et là s'éclaire enfin la crise obscure et laborieuse de sa vocation.

 

La coutume, dans cette maison, était que tous les soirs, après le souper, on faisait la lecture dans la Vie des saints ou autre livre spirituel... Cette bonne fille y prenait un singulier plaisir... Ensuite de cela, il lui vint un désir ardent et violent d'imiter les saints... jour et nuit, elle ne pouvait penser à autre chose... Mais... ces violentes ardeurs ne furent que de petits acheminements aux excès qui lui arrivèrent par après. Car, comme elle eut pris goût d'entendre les lectures et que celles qu'on faisait le soir, ne la satisfaisaient pas pleinement,

 

sans doute parce qu'elles supposaient connu l'Evangile qu'Armelle ignorait encore,

 

elle pria une des filles de la maison... de lui lire quelque chose de fois à autre.., et Dieu permit qu'un jour elle lui lût un livre qui traitait de la Passion de Notre-Seigneur... Ce fut ceci qui servit d'hameçon... Son âme demeura si navrée et enflammée d'amour, qu'elle était toute hors de soi, et au même instant, toute idée ou pensée de quoi que ce soit fut bannie de son esprit, ne lui restant autre objet que celui des souffrances de son Sauveur,... ce qui lui causait une telle

 

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douleur... qu'elle flétrissait et séchait de déplaisir, tant par les tourments qu'il avait soufferts qu'à raison que ses péchés en avaient été la cause... De sorte qu'elle ne savait que faire, ni devenir, car l'ardeur et la détresse intérieure étaient si grandes qu'il lui était avis qu'elle était dans un feu consommant, qui tous les jours s'accroissait de plus en plus...

A ces vues des tourments de Notre-Seigneur, fut jointe une autre, très particulière et très sensible de son sang précieux, de sorte que, quelque part qu'elle allait, ou quoi qu'elle fit, elle se voyait toujours comme baignée et arrosée de ce précieux sang... Quand elle prenait sa réfection, il lui semblait que tous ses morceaux étaient trempés dans le divin sang, quand elle buvait, c'était comme si elle eût avalé cette précieuse liqueur, et lui semblait qu'effectivement cela se passait de la sorte. Elle ne pouvait voir de sang, ni de couleur rouge, qu'avec des ressentiments si vifs qu'elle en perdait presque la parole; marchant par les rues, souvent elles lui paraissaient toutes teintes de sang, ainsi que celles de Jérusalem, au temps de la Passion... ce qui lui saisissait le coeur d'une telle manière qu'elle était plus mourante que vivante.

 

Ces détails ardents et crus que Jeanne de la Nativité a écrits sous la dictée d'Armelle, nous montrent sur le vif l'épanouissement impétueux d'une âme, puissante à la vérité, mais endormie et presque inerte pendant de si longues années. Plus tard, et devenue divinement sage, Armelle reconnaîtra « bien du mélange de nature... en ces excessives ardeurs ». Pour l'instant, cette brusque révélation d'elle-même et du monde surnaturel l'éblouit, t'entraîne et tout ensemble lui fait peur. Elle demande conseil à un Père carme qui d'abord devine tout et qui la pacifie, mais avec une rare prudence, je veux dire,

 

sans jamais l'assurer que ce fût Dieu qui opérât directement en elle... Et ce fut par une spéciale providence de Dieu que ce bon Père ne lui donna pas une entière connaissance que le tout provenait de lui; car si elle l'eût su et qu'elle se fût entièrement laissée emporter aux sentiments qu'elle avait, elle en fût probablement morte. Sa nature n'était pas encore capable de porter de si puissants efforts de la grâce; mais, comme elle doutait toujours, ce doute faisait qu'elle ce retenait et

 

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cette crainte servit à la conservation de sa vie, ainsi qu'elle disait d'ordinaire, quand elle parlait des premières années que l'Amour se rendit maître de son coeur (1).

 

Puis ce fut une réaction terrible, la revanche presque fatale d'une vigoureuse nature encore mal domptée, « une haine et aversion de Dieu, avec un certain mépris et ennui de toutes sortes de bonnes oeuvres, si grand et si extrême, que la moindre chose qui regardait la pratique du bien, lui était insupportable ». « Il lui semblait ressentir comme un certain mouvement de joie de ce qu'elle avait offensé Dieu. » Déjà trop spiritualisée pour revenir à la morne vie d'autrefois, elle ne retenait du monde invisible que les images de terreur. « Une rage et désespoir de son salut la saisit d'une si étrange façon qu'elle croyait sa perte aussi assurée, comme si déjà elle eût été en enfer et son désespoir s'accrut d'une telle manière qu'elle était continuellement tentée de se tuer et ne se soucier plus de sa damnation... Il lui était comme impossible de dormir la nuit, à cause des spectres épouvantables dont les diables la travaillaient ». Elle avait avec elle, dans sa chambrette, une autre servante qui l'assistait de tout son pouvoir :

 

Une fois qu'elle et cette autre fille se furent retirées pour dire quelques prières avant de se coucher, cette pauvre créature se trouva en un moment si excessivement travaillée de ces suggestions diaboliques, qu'il semblait que tous les démons eussent entrepris de la renverser de fond en comble.. Elle avait perdu la parole, et faisant des gestes et des actions d'une vraie démoniacle, l'autre tille demeura transie de la voir en cet état... (Mais) comme elle était au plus grand excès de ses peines, sa compagne vit des yeux du corps comme la figure de Notre-Seigneur, lequel d'une façon douce et amoureuse, s'approcha de sa chère Epouse et la couvrit du manteau dont il était revêtu, en signe de ce qu'il la prenait en sa sainte protection, ce qu'ayant fait, il disparut; et au même temps, celle

 

(1) Le Triomphe..., pp. 17-27.

 

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qui avait vu ceci, s'écria à l'autre : « Courage, ma chère soeur, ne craignez point, car je viens de voir présentement Notre-Seigneur, qui vous a prise en sa sauvegarde... » Pour ce qui était d'elle, elle ne s'était aperçue de rien, mais au même moment que Notre-Seigneur lui avait fait cette grâce, son coeur se trouva purifié (1).

 

L'épreuve qui avait duré sept mois, allait en effet bientôt finir. A quelques jours de là, un dimanche, dans l'église des Carmes, « il lui sortit du cerveau une fumée noire et épaisse », d'une puanteur insupportable, « et alors son coeur se trouva... changé » (2).

Ici encore, comment ne pas remarquer le contraste que nous indiquions tantôt. L'autre servante, la douce guérisseuse, montera sans doute moins haut que la bonne Annelle, mais, grâce et nature, l'esprit domine chez elle et sans effort. Vraie fille de Dieu, souple, délicate et lumineuse. Non seulement, elle ne succombe pas à la contagion de ces cauchemars et de ces gestes, comme l'auraient fait tant de femmes, comme le feront demain les religieuses de Loudun, mais encore, au lieu des spectres maudits, elle ne voit que Notre-Seigneur. Remarquons aussi en passant que la vie chrétienne en Bretagne n'était pas tombée si bas que le prétendent le P. Maunoir et les biographes de ce grand homme. On nous dit expressément qu'Armelle n'a servi que chez de bons chrétiens. Or elle a traversé bien des maisons. Dans la dernière, que voyons-nous : la prière du soir et une lecture spirituelle ; des enfants de quinze ans qui ont à leur disposition des livres pieux et qui volontiers en lisent à leur bonne de longs passages; à côté d'Armelle, une autre servante, demain religieuse et déjà toute céleste. Faut-il une direction à cette paysanne ignorante? le premier confesseur qu'elle rencontre est un spirituel des plus éclairés... Tout ceci dans l'enceinte ou aux environs

 

(1) Le Triomphe..., pp. 37-35.

(2) Ib., p. 59.

 

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d'une petite ville, et vers 163o, c'est-à-dire, bien avant les missions du P. Maunoir.

La maîtresse d'Annelle, Mme Le Charpentier n'était pas une méchante personne, mais, comme elle n'entendait goutte au discernement des esprits, elle prenait pour stupidité ou paresse l'accablement que la pauvre fille ne parvenait pas à dissimuler. Ces yeux battus par l'insomnie et les larmes, cette démarche languissante, ce manque absolu d'entrain, exaspéraient la vive châtelaine. Elle le lui fit bien voir et ce fut une persécution de tous les instants, M. Le Charpentier désapprouvant tout bas, comme un mari de Molière, les cruautés île sa femme. Armelle se consolait en elle-même et disait : « Non, non, je ne suis plus folle, à présent que j'ai trouvé mon divin Amour... c'était autrefois, que je cherchais mon Dieu hors de moi que j'étais vraiment folle » (1). Néanmoins, au bout de trois ans, raconte Jeanne de la Nativité, « sa bonne maîtresse reconnut ce qui était vu de tous, à la réserve d'elle, ce qui arriva de cette manière, comme je l'ai appris de la bouche de cette demoiselle », entendez de Mme Le Charpentier. L'anecdote est menue, mais pittoresque et révélatrice à bien des égards :

 

Un jour d'été, étant aux champs, il prit envie à sa maîtresse de se baigner, et ayant mené avec soi cette bonne fille, étant au bord de l'eau, elle l'aperçut en un instant toute recueillie et renfermée au dedans d'elle-même, sans dire aucune parole; de quoi la reprenant, elle lui dit : « Eh bien, grosse étourdie, à quoi rêves-tu encore? » Et comme si on l'eût réveillée d'un profond sommeil, lui dit, avec une grande douceur et simplicité, qu'elle pensait aux extrêmes angoisses... qui avaient pénétré le coeur du Fils de Dieu, passant le torrent de Cédron dont cette eau l'avait fait souvenir. Elle lui répliqua : « Qui est-ce qui t'a appris que le Fils de Dieu a passé le torrent de Cédron? » — « Je ne sais, lui dit-elle, mais je suis assurée que cela est ainsi », et disant ces paroles, son visage commença de s'enflammer de grande ardeur et ses yeux

 

(1) Le Triomphe, p. 59.

 

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jetèrent des larmes en grande abondance. Ce qui toucha fort le coeur de sa maîtresse, qui dès lors changea de sentiment (1),

 

et qui plus tard disait gaiement : « Si on la canonise, c'est à moi qu'elle le devra ». Nous avons vu M. Acarie penser de la sorte. Quoi qu'il en soit, Armelle, en paix de ce côté-là, mais reprise de la bizarre inquiétude dont nous avons parlé, résolut de quitter le plus tôt possible « une place qui ne lui plaisait plus, depuis qu'elle était une place de faveur » (2).

« La Providence, continue M. Le Gouvello, ne tarda pas d'offrir à l'héroïque servante l'occasion... de quitter un emploi où elle se trouvait trop bien... Elle avait pour lors de vingt-neuf à trente ans (1636). La fille aînée de la maison, Françoise Le Charpentier du Tertre, épousa Gabriel du Bois de la Salle, écuyer, seigneur de Roguédas, qui habitait le manoir de ce nom, aux environs de Vannes, dans la paroisse d'Arradon. » La jeune fille désira prendre Armelle à son service et celle-ci accepta.

Le manoir de Roguédas, qu'allait sanctifier pendant. plus de trente ans la présence d'Armelle, « était situé au bord du golfe (de Morbihan), sur l'emplacement de la grande villa actuelle, en face de l'île d'Arz et de l'île aux Moines, qui s'allongent paresseusement dans la mer, avec leurs verdures (leurs pins, si je ne me trompe), et leurs groupes de maisons blanches ; d'autres îles, plus petites, surgissent çà et là. On aperçoit plus loin l'entrée de la rivière d'Auray, semée de petites barques noires, et du côté de la terre ferme, le bourg et le clocher de Séné, plus loin encore la presqu'île de Rhuys et le pays de Sarzeau dont les contours bleuâtres ferment l'horizon » (3). En

 

(1) Le Triomphe..., p. 66. La scène se passe, dit M. Le Gouvello, sur les bords de l'Etang-au-Duc, près de Ploërmel.

(2) Le Gouvello, op. cit., p. 66.

(3) Le Gouvello, op. cit., pp. 66-75. Dans cette même commune d'Arradon, saint Vincent Ferrier aurait demeuré plus ou moins longtemps. On sait qu'à Vannes, il était descendu dans la maison Dreulin; c'est là qu'il est mort. Ces Dreulin avaient leur maison de campagne, le manoir de Dreuhelin, dans la commune d'Arradon. Roguédas était sans doute voisin. Cf. R. P. Fages, Histoire de saint Vincent Ferrier, 2e édit., Paris, 1901, II, p. 267. Armelle avait beaucoup de dévotion pour le grand saint. En 1657, elle obtient de lui la guérison d'une grave maladie. Cf. Le Gouvello, op. cit, p. 238.

 

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juillet, au soleil levant, cet archipel minuscule est un des paysages les plus doux que je connaisse.

A l'époque de son arrivée à Roguédas, l'initiation douloureuse d'Armelle n'était pas encore terminée. Il semble en effet que la grâce ne l'ait pleinement maîtrisée et paisiblement possédée que pendant les vingt-cinq ou trente dernières années de sa vie. Nous n'avons pas à donner ici le détail de ces terribles épreuves. Au reste ses biographes n'ont pas tout dit. A travers leurs réticences ou leurs distractions, l'on entrevoit, l'on devine bien des scènes tour à tour humiliantes ou effrayantes, et un excès de misère physique qui dut amener les maîtres d'Armelle à se séparer pour un temps de la pauvre fille Une seule peine, et la plus cruelle de toutes, lui fut épargnée. Jamais ses directeurs n'ont douté d'elle et de sa vocation merveilleuse. Roguédas n'est pas loin de Vannes où la bonne Armelle allait, plusieurs fois par semaine, « faire ses provisions et ses dévotions », comme dira plus tard son maître . A Vannes, elle avait rencontré un jésuite dont le nom n'a pas été conservé et qui, bien qu'un peu rigide — plus tard on l'aurait appelé janséniste — sut la conduire avec autant de bonté que de sagesses. Il l'admirait fort et

 

(1) Son confesseur l'avait fait transporter à Vannes « chez une fort vertueuse veuve, afin de la faire traiter. Etant là, il en prit grand soin et la fit voir aux médecins... Une fois... un chirurgien ayant été appelé pour la soigner et l'ayant vue dans les ardeurs assez ordinaires que lui causait la véhémence de son amour, il en conçut une mauvaise opinion et ne la voulut pas même soigner » Le Triomphe..., pp. 97, 98. Il semble que les Roguédas avaient été sur le point de la congédier.

(2) Il devait y avoir plus d'une lieue de Roguédas à Vannes. Cf. Le Gouvello, op. cit., pp. 98, 99

(3) « Afin d'éprouver sa vertu, il alla même jusqu'à (la) priver de la sainte communion pendant des semaines entières ». Le Gouvello, op. cit., p. 87. On vient de voir dans la note précédente les soupçons du chirurgien qui refusa de la soigner. Croirait-on que ce même confesseur eut l'étrange idée de faire connaître à la pauvre fille « la mauvaise estime qu'on avait eue d'elle ». Il fit plus, il feignit d'avoir les mêmes sentiments. C'était une rude et grossière époque, ne l'oublions pas. Quant à la bonne Armelle, elle « conserva pour ce chirurgien un tel esprit de reconnaissance qu'elle m'a souvent dit avoir bien de la peine, quand elle le voyait, de s'empêcher de se jeter à ses pieds, pour le remercier des sentiments qu'il avait eus d'elle ». Le Triomphe, pp. 99, 100.

 

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« ne voulant jouir seul du contentement qu'il recevait dans la conversation de cette sainte fille, (il) la fit connaître » au P. Rigoleuc et au P. Huby... On ne saurait dire le soin et l'assistance que lui rendaient ces Pères, et l'amour qu'ils lui portaient... Ils avaient une singulière consolation de l'entretenir ». Ainsi protégée et guidée par les disciples de Lallemant, « elle s'arrêta toujours à leur conduite, spécialement à l'un d'eux (le P. Huby), envers lequel, dès la première fois qu'elle lui parla, elle se sentit intérieurement émue et connut que c'était celui qui l'aiderait le plus à s'acheminer à la perfection » (1).

Vers 1643, son confesseur qui trouvait le service de Roguédas trop rude pour elle, la fit entrer comme tourière chez les Ursulines de Vannes. Elle y fut heureuse et y reprit des forces, mais au bout de trois ou quatre ans, Dieu lui montra « qu'elle se trompait de vocation. Les passions humaines qui semblaient mortes en elle, se réveillèrent tout à coup, l'amour divin s'attiédit, les appétits naturels reparurent et je ne sais quelle vague inquiétude la saisit de n'être pas où Dieu la voulait». Consulté par elle, le P. Rigoleuc qui traversait Vannes sur ces entrefaites, lui « ordonna, au nom du Saint-Esprit, de retourner chez ses anciens maîtres » où l'on avait grand besoin d'elle (2). Armelle s'en revint donc à Roguédas qu'elle ne devait plus quitter.

« Il y avait grande vie et hospitalité dans ce manoir où les châtelains recevaient volontiers parents et amis, toujours plantureusement servis. Les serviteurs étaient nombreux ». Armelle, exerçait au milieu d'eux, une sorte d'obscure surintendance, « mais en mettant la main à tout, à

 

(1) Le Triomphe, pp. 101-102.

(2) Le Gouvello, op. cit., p. 115-117

 

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la cuisine, aux approvisionnements et au reste, comme une simple servante » (1). « Dieu nous donna cette fille, témoignera plus tard le seigneur de Roguédas,

 

pour gouverner notre ménage, ma femme n'ayant pas été élevée à prendre ce soin, et d'ailleurs elle était toujours malade (comme du reste, un des enfants).

Elle vaquait infatigablement à tout le ménage, soit en ville, soit aux champs, et était si diligente à faire ses dévotions et ses provisions, quand elle venait en ville (à pied, d'ordinaire) qu'on ne s'apercevait presque pas qu'elle sortit de la maison. Elle avait une douceur et une patience admirables et quoique les autres serviteurs lui donnassent souvent de la peine et que nous nous prenions à elle de tout et que nous la querellions parfois rudement, jamais.., je ne l'ai vue s'émouvoir ni se mettre en colère (2)... ce que j'admirais quelquefois, et me faisait de la confusion de voir que je me fâchais si facilement, et elle qu'elle n'en témoignait aucun déplaisir... Elle... élevait nos enfants avec grand soin et charité, leur apprenait, sitôt qu'ils savaient parler, à donner leur coeur à Dieu et autres petites prières, et les aimait tendrement et eux-mêmes ne pouvaient se passer d'elle... Durant un grand procès que j'eus, elle me consolait et fortifiait par ses bons discours... Sa modestie était admirable et la faisait respecter même des personnes de qualité qui venaient chez moi; que si parfois ils s'échappaient en quelques paroles trop libres en sa présence, ils lui en faisaient excuse et la respectaient tant que souvent j'en étais surpris... Enfin c'était une bonne et vertueuse fille, o;t je n'ai vu aucun défaut.

 

Le digne homme paraît un peu confus, embarrassé, contrit. Cette Armelle dont les Pères jésuites parlent comme d'une sainte à miracles et dont la ville de Vannes se dispute

 

(1) Le Gouvello, op. cit., p. 75.

(2) Une fois seulement, mais ce n'est pas M. de Roguédas qui noub l'apprend. Elle avait fait voeu de pauvreté et ne recevait plus rien de ses maîtres qui lui donnaient, ou devaient lui donner le nécessaire. Un jour, « ayant besoin de quelque petite chose pour son entretien et n'ayant rien pour la payer, elle le dit en la présence de son maître qui ne lui fit aucune réponse, de quoi elle se sentit un peu touchée. Dans ce sentiment, elle di; à une de ses compagnes de service : « De quoi est-ce que Monsieur croit que je m'entretienne, depuis le temps que je n'ai plus de gages ? ». Le Triomphe..., p. 298.

 

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les reliques, n'avait été longtemps pour lui qu'une vieille bonne, très sûre, paisible et dévouée. Il ne soupçonnait guère qu'une extatique eût ainsi vécu si longtemps sous le

même toit que lui. Il avait bien remarqué chez elle d'étranges accidents, mais sans les approfondir :

 

Elle avait souvent des maladies que nous ne connaissions point. Cela la prenait d'ordinaire vers les bonnes fêtes et celles des martyrs, et était souvent quatre et cinq jours ainsi et se sentait toute moulue et brisée, et n'entendait à rien de ce qui était nécessaire pour le ménage; on la saignait de fois à autre pour la soulager (1).

 

Maintenant tout s'expliquait. Armelle était donc semblable aux saints dont on parle dans les livres ou dans les sermons. Bien mieux, à peine morte, on préparait un gros livre sur elle. Un jour peut-être, l'humble chambre qu'elle occupait au plus haut  du manoir, deviendrait une chapelle. On imagine sans peine les émotions diverses de ce bon seigneur ruminant de telles pensées et les associant aux souvenirs de sa propre vie. Dévotement, humblement, le vieux gentilhomme inaugurait lui-même ce pèlerinage domestique, priant dans la chambre vide d'Armelle, et demandant un miracle à la bonne de ses enfants. Il écrit encore :

 

J'étais travaillé de grandes douleurs dans les reins, causées par la gravelle, et ne pouvais me coucher sur un côté ni marcher qu'avec peine. Environ huit ou dix jours après la mort de cette bonne fille, étant une fois plus tourmenté qu'à l'ordinaire, je pris un petit morceau d'une de ses côtes qu'on lui avait ôté, lorsqu'on l'ouvrit pour avoir son coeur et me l'appliquai sur l'endroit de ma douleur... Au même instant, mea douleurs cessèrent et me couchai sur ce même côté... et fus quinze jours sans en ressentir, au bout desquels j'en eus encore quelques légères atteintes ; mais depuis je n'en ai pas eu (2)

 

(1) Le Triomphe..., pp, 697-7oo.

(2) Ib., pp 701, 702.

 

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II. Transparent aux uns, longtemps caché à la plupart, quel était donc le secret d'Armelle ? Nul autre que celui de Mme Acarie, de Marguerite d'Arbouze, en un mot de tous nos mystiques. Mais ce rare secret, toujours merveilleux, le paraît peut-être ici davantage.

Nous avons vu les chaudes poussées de sève, les orages, les tristes averses de son printemps lourd et tardif. Ce n'était alors qu'une simple fille des champs et que l'on aurait pu croire assez insignifiante. Très innocemment, elle s'opposait, si j'ose dire, de toute sa masse peu subtile, à la spiritualisation presque totale que préparait en elle celui auprès de qui l'être même des anges semble grossier. De là ces longues ténèbres, coupées de quelques éclairs; ces défaillances d'une chair très pure, mais fatalement rebelle ; ces phénomènes morbides, qui bien loin de mériter nos admirations, ne sont au contraire qu' « un tribut payé par les mystiques à la fragilité humaine » (1). Il

 

(1) Cf. le R. P. de Grandmaison, cité dans l'Invasion mystique, p. 591. Il ne faut pas nous lasser de le répéter ; prises en elles-mêmes, ces manifestations pathologiques, ces à-côté de l'extase, n'ont rien de céleste. J'en veux donner deux exemples que je prends dans la vie d'Armelle et parmi les moins pénibles à contempler. « Il me souvient, raconte Jeanne de la Nativité, qu'une fois, étant.., dans notre maison et occupée à boulanger, ce Dieu d'amour se manifesta si clairement à elle... qu'elle pensa tomber en défaillance, tant elle se sentit vivement pénétrée d'amour, et ne sachant plus quelle contenance tenir, elle fut contrainte de sortir les mains toutes pâteuses et s'aller cacher en quelque coin. » Le Triomphe..., p. 4o4. Elle dit encore : « Il y avait dans la maison, un domestique libertin qui lui donnait souvent sujet d'exercer sa patience,.. un jour, la curiosité le porta à voir ce qu'elle faisait dans la cuisine, au travers des fentes de la porte. Il la vit donc, tenant en main un chapon qu'elle avait pris pour larder, élevée de terre de trois à quatre pieds, toute entourée de lumière et le visage enflammé d'ardeur divine ». Le Triomphe..., p. 34o. Disons-le sans hésiter, Jeanne de la Nativité aurait dû taire ces détails qui trop visiblement la ravissent et qui néanmoins n'ont rien que de laid. Quand donc les biographes de nos mystiques comprendront-ils qu'il est malsain de proposer de te;les scènes, je ne dis pas à la raillerie des sceptiques, mais à l'ignorante candeur des âmes pieuses. Imagineraient-ils cela de la sainte Vierge, reine des mystiques ? Il ne s'agit pas seulement de goût. Disons mieux, ici, comme en beaucoup d'autres circonstances, notre goût naturel rejoint aisément des intuitions d'un autre ordre. Il y a eu, dans la vie de la charmante Catherine de Jésus des accidents beaucoup plus pénibles, mais la divine décence de Madeleine de Saint-Joseph s'est bien gardée de les reproduire. « Et sur ce sujet, dit-elle, il s'est passé tant de choses que cela ne se doit ni se peut dire ». (Invasion mystique, p. 34o). Voilà qui est parler d'or.

 

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ne s'agissait de rien moins, comme elle le dit énergiquement, que d'être chassée d'elle-même et cela ne pouvait se faire sans des peines incroyables; docile néanmoins et généreuse, elle finit par se plier, non seulement sans résistance, mais encore avec une joyeuse souplesse, à cette expulsion.

 

Perdant la vue d'elle-même et de toutes ses opérations, elle ne s'envisageait plus comme agissante en aucune chose, mais seulement pâtissante et souffrant l'opération que Dieu faisait en elle et par elle ; de sorte qu'il lui semblait bien avoir un corps, mais ce n'était que pour être mue et gouvernée par l'es. prit de Dieu.

 

D'autres nous ont déjà décrit cette même expérience, mais n'oublions pas qu'on nous donne ici les impressions d'une servante longtemps bornée.

 

Ce fut dans cet état qu'elle entra, lorsque Dieu lui eut fait ce commandement si absolu de lui céder la place... Quand elle considérait son corps et son esprit, elle ne disait plus mon corps, ni mon esprit..., ce mot de mon était entièrement banni d’elle, et disait que tout était à Dieu...

Il me souvient de lui avoir oui dire que du commencement que Dieu se fut rendu si absolument maître d'elle-même, qu'elle s'en vit chassée, aussi bien qu'autrefois elle avait chassé les autres choses. Elle fut un assez long temps qu'il lui était avis que son esprit se voyant ainsi chassé, et qu'il ne lui était plus permis de voir et de connaître ce que Dieu opérait dans l'intime de son âme, ni y mêler son opération, comme à l'ordinaire, il lui semblait, dis-je, qu'il (son esprit) se tenait tout recueilli et ramassé à la porte de ce centre, où Dieu avait libre entrée, et là, comme un laquais ou un valet, il attendait les ordres.., de son maître... Et ne se trouvait pas seule en cette posture, mais il lui semblait parfois qu'une infinité d'anges lui tenaient compagnie, demeurant autour... de cette demeure de Dieu, de peur que rien n'y entrât (1).

 

« Chassé » « ramassé à la porte », même élevée au rang des princesses, elle garde les métaphores d'une servante et cela est mieux ainsi.

 

(1) Le Triomphe..., pp. 4o9-411.

 

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Mon esprit, disait-elle encore, est semblable à un serviteur qui, sachant que son maître est retiré dans sou cabinet, pour y traiter d'affaires sérieuses, n'ose entrer dedans pour s'informer de ce qui s'y fait, ni remuer ou faire du bruit, crainte de l'interrompre... Voilà comme j'ai été quelque temps, mais il ne fut pas longtemps ;

 

Analyse lucide et qui suit, pas à pas, le progrès d'une évolution aussi délicate ;

 

car après que mon divin Amour eut accompli son oeuvre, il nie la découvrit peu à peu, me faisant parfois voir si clairement les perfections de sa divinité peintes dans mon âme, qu'il me semblait qu'elle fût comme un miroir qui me les représentait : et de là en avant, je ne les pouvais voir ni trouver si bien en aucune chose, comme dans le centre de mon âme, qui me paraissait être comme sa vraie image, autant qu'une chétive créature comme moi le peut être.

 

Remarquez aussi avec quelle sûreté la soeur Jeanne comprend, s'assimile et reproduit les confidences d'Armelle.

 

D'abord que Dieu lui eut fait cette grâce que de lui découvrir ainsi sa divine présence en la manière susdite, ce ne fut que de fois à autre et par intervalle. Et ceci l'affaiblit de telle sorte, et minait si fort sa santé, que jamais cela ne lui arrivait qu'elle ne fût malade. Je l'ai vue souvent me dire qu'elle se portait bien, et à peu de temps de là, nie dire qu'elle n'en pouvait plus, étant contrainte de s'appuyer la tête contre la grille ou autre part, et lui demandant la cause d'un si subit changement, elle me répondait d'ordinaire que c'était cette si grande présence de Dieu qui se faisait voir si clairement au fond de son âme qu'elle n'était pas capable de soutenir une si forte lumière, et son corps ressentait de grands maux et des brisements universels par tous les membres.

Néanmoins,

 

ceci est admirablement vu et dit,

 

comme elle allait tous les jours se perfectionnant davantage, et que l'esprit devenait plus fort par tant de faveurs, son corps aussi en recevait moins d'incommodité.

 

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Qui lui a fait comprendre ces choses qu'après tant et tant de recherches nos savants commencent à peine d'entrevoir ?

 

De sorte qu'elle ne tarda guère que cette présence de Dieu, si sublime... ne fût habituelle, de manière qu'elle ne se détournait presque jamais. En quelque lieu qu'elle fût, aussi bien en plein marché, au milieu des rues, travaillant ou conversant... ou en quelque part qu'elle allait, jamais elle ne se départait de ce divin objet, ou si parfois elle s'en détournait tant soit peu, au même instant elle était rappelée à son premier état...

Un de ses directeurs..., s'étonnant comme cela se pouvait faire qu'elle contemplât toujours ainsi Dieu présent, parmi tant de diverses occupations... « Mon Père, lui dit-elle, si à présent que je suis à parler avec vous, il venait quelqu'un pour me dire quelque chose, je ne vous tournerais pas le dos et ne vous quitterais pas, pour aller à cette personne ; tout ce que je ferais, serait de tourner un peu la tète pour l'entendre, et au même temps, je la détournerais pour continuer le discours que vous ou moi aurions commencé, et ne serait point de besoin de réflexion ou de raisonnement pour me faire détourner ; ce me serait assez de savoir que vous êtes là, pour le faire naturellement et sans y penser (1).

 

Ici nous touchons au point culminant de cette spiritualisation magnifique. Finesse, grâce, encore un peu tendue, mais charmante, à force de s'abandonner à l'autre grâce, elle a conquis tout cela. Un spirituel à courte vue, un de ceux qu'obsède la peur du quiétisme, pensa la troubler

 

En ces mêmes temps — vers 166o, il est intéressant de le signaler — elle fut abordée d'une personne religieuse avec qui elle n'avait jamais eu d'entretien que celui-ci, qui fut tout fondé sur les abus où les âmes tombent par des façons nouvelles et

 

(1) Le Triomphe..., pp. 413-416. Cf. les paroles de Dieu à Jeanne de Matel : « Ce que j'ai fait ce soir, c'est la séparation de l'esprit ou des puissances supérieures d'avec l'âme et les puissances inférieures... Dès à présent... tu ne laisseras pas de traiter avec tous des choses nécessaires, et de recevoir mes grâces sans être divertie de l'attention que je désire de toi. Tu pourras me voir et jouir de moi sans être extasiée, ni dans les peines que les ravissements donnent au corps ». Vie de la R. M. Jeanne Chézard de Matel..., par la R. M. Saint-Pierre de Jésus, Fribourg, 1910, pp. 49, 5o.

 

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particulières de se conduire vers Dieu, dont quelques personnes traitent maintenant, et que cela ne sert que pour tromper les âmes, qu'il faut agir et opérer et non point demeurer oisif et inutile.

 

Mais le lendemain, agitée par les méchants scrupules que ce maladroit lui avait donnés,

 

Notre-Seigneur lui dit intérieurement ces quatre paroles : « Ma fille, tant que tu me regarderas, tu m'aimeras ; tant que tu me regarderas, tu me serviras ; tant que tu me regarderas, tu me suivras, et quand tu ne me regarderas point, tu ne nie suivras point. » Et dans ce moment cette lumière divine lui pénétra l'âme, par laquelle elle reconnut que véritablement c'était dans ce seul regard que consistait toute sa perfection et sainteté.

 

Qu'elles viennent du ciel ou de la terre, ces « quatre paroles » expliquent et défendent d'une manière vraiment merveilleuse la doctrine du pur Amour.

 

Et est à noter que... Notre-Seigneur... ajouta cette parole : quand elle ne le regarderait pas, elle ne le suivrait pas. Par où elle apprit que dans ce peu de temps qu'elle s'était amusée à réfléchir et considérer si elle était dans l'état qui agréait à Dieu, elle avait manqué de le suivre et aimer de toute la force et l'étendue de son âme, puisqu'elle en avait employé une partie dans cette vue, et que tant qu'elle se considérait elle-même, elle avait perdu son Bien-Aimé (1).

 

Pour ces deux chétives, Jeanne et Armelle, la psychologie — surnaturelle et naturelle — n'a pas de secrets Ce ne fut là du reste chez Armelle qu'une hésitation de

quelques instants, et rien de sérieux ne semble avoir troublé la sereine allégresse de ses vingt à vingt-cinq dernières années. « On eût dit que Dieu avait peur, s'il est loisible de parler ainsi, qu'elle entrât en quelque défiance de sa bonté, tant il était soigneux d'éloigner d'elle » toute cause d'appréhension (2).

 

(1) Le Triomphe..., pp. 417-420.

(2) Ib., p. 344.

 

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Elle disait quelquefois, en se divertissant, qu'il lui semblait être comme ces fols qui s'imaginent qu'en quelque lieu qu'ils soient, ils sont sur leurs terres, et que tout ce qu'ils voient leur appartient ; qu'aussi sachant bien que tout appartenait à son Père, il lui semblait être comme Dame et maîtresse de toutes choses (1).

 

Elle mourut à Vannes le 24 octobre 1671, vénérée de toute la ville. «Les RR. Pères de la Compagnie de Jésus, désirèrent d'avoir son coeur et il leur fut accordé comme à ceux de qui, après Dieu, elle avait reçu plus d'assistance, pour s'avancer dans les voies du divin Amour» (2).

 

III. Le P. Rigoleuc, le P. Huby, le P. Bernard, le P. Maunoir et les autres directeurs des missions bretonnes ont rencontré sur leur chemin et ont eu quelquefois pour collaboratrices, d'autres extatiques, Amice Picard, par exemple, et Catherine Daniélou, l'une et l'autre beaucoup plus extraordinaires que la bonne Armelle, si extraordinaires même que leur vie à toutes deux écrite avec candeur par le P. Maunoir et pleine de détails étranges, ne sera sans doute jamais intégralement publiée (3). Mais

 

(1) Le Triomphe..., pp. 341, 34s.

(2) Ib., p. 315.

(3) Sur Marie-Amice Picard (1599-1653) et sur Catherine Daniélou (1618 ?-i677) cf. Les vies des saints de Bretagne, par Dom Lobineau, t. IV et V ; l'histoire du P. Maunoir par le P. Séjourné, passim; et celle de la Bonne Armelle, par M. Le Couvello (pp. 246-289). On n'a, je crois, pas d'autres sources que les deux manuscrits du P. Maunoir, l'un de 30o, l'autre de 800 pages. (Cf. Séjourné, op. cit., II, pp. 225-227), « Pages impossibles à publier, écrit M. Le Gouvello, tellement elles sont naïves et étranges ». Ces vies peuvent paraître étranges à notre siècle, écrit de son côté, le P. Séjourné, « nos idées modernes ne sont plus faites à de pareilles épreuves ; nous sommes tentés de rejeter a priori ces merveilleuses singularités » ; op. cit., II, p. 227. La remarque ne me parait pas tout à fait juste. Ce qui est beau et divin le demeure toujours et le siècle de Lourdes ne paraît pas si réfractaire au miracle. Les catholiques éclairés d'aujourd'hui admettent sans peine, et peut-être plus facilement que leurs pères, la réalité des manifestations extraordinaires — stigmates et autres — que l'on rencontre dans l'histoire d'Amice Picard, mais ils sont fort heureusement et seront de plus en plus persuadés que de tels phénomènes ne constituent ni l'essentiel, ni le plus surnaturel de la vie mystique : ils savent que ces phénomènes qui, d'ailleurs, peuvent avoir, pour la plupart, des causes toutes naturelles, ne fout, même chez les saints, qu'exprimer, que traduire plus ou moins gauchement, une merveille uniquement céleste, à savoir l'action de Dieu au profond des âmes.

 

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Armelle doit nous suffire et de nouveaux épisodes nous distrairaient de notre sujet principal. Pour le même motif, nous n'étudierons non plus ni les Retraites d'hommes, oeuvre du P. Huby et de M. de Kerlivio, ni les Retraites de femmes, organisées sur le modèle des premières, par Catherine de Francheville et Marguerite de Kerderf (1). Rassembler chaque année pendant quelques jours, un certain nombre de chrétiens ou de chrétiennes ; les amener à rentrer en eux-mêmes, les confirmer clans la pratique du devoir commun et ainsi les acheminer à une vie spirituelle plus haute, cette oeuvre, qui eut un succès prodigieux et qui s'étendit à d'autres provinces, prouverait à elle seule ce moderne triomphe de la méditation, dont nous avons déjà parlé tant de fois. Les retraites sont une des gloires de la Compagnie de Jésus. Par un contraste singulier, l'Ordre qui a le plus travaillé à la centralisation des forces catholiques, aura de même très activement développé cet individualisme religieux qui est un des traits caractéristiques du catholicisme moderne, comme aussi bien de tout progrès intérieur. Je sais que ce mot d'individualisme sonne mal à certaines oreilles et que plusieurs le font synonyme de protestantisme et de rousseauisme. Mais quoi! L'auteur des Exercices spirituels n'est-il pas aussi le fondateur de la Compagnie de Jésus, c'est-à-dire de l'Ordre le plus hostile à l'idolâtrie du jugement privé ou du sens propre, et le plus discipliné qui fut jamais ? Mais cette philosophie n'est pas non plus de notre compétence. A nous, de choisir et de présenter aussi vivement que possible, les figures les plus rares et tout ensemble les plus représentatives de notre histoire religieuse ; à d'autres, les considérations générales. Une de ces figures nous retiendra en Bretagne encore quelques instants et nous montrera la part de plus en plus considérable

 

(1) Sur les retraites d'hommes, cf. La vie du P. Huby, par le P. Champion, et sur les retraites de femmes, celle de Mlle de Francheville par le P. Debuchy, citées l'une et l'autre au commencement de ce chapitre.

 

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que la première moitié du XVIIe siècle faisait à la femme dans la conduite des grands intérêts religieux. Ce n'est pas là, si je ne me trompe, une des moindres originalités de ce temps-là.

Jeanne-Marie Pinczon du Hazay (1616-1677) appartenait à une famille noble de Bretagne (1). Malgré son attrait pour la vie religieuse, il lui avait fallu épouser Hilarion de Forsan, seigneur du Houx. C'était un galant homme, très doux, nous dit-on, bien que furieusement porté à la jalousie, « d'un génie élevé et d'une grande pénétration pour Ies sciences ». Jeanne « fit d'abord de la résistance : ne pouvant se résoudre enfin à désobéir à son père (qui voulait ce mariage) , elle crut qu'elle pourrait porter M. du Houx à se désister de sa recherche, si elle lui déclarait ses infirmités (notamment une tumeur au genou)... M. du Houx lui répondit, avec autant de sincérité que de politesse, que quand elle n'aurait qu'un pied ou qu'un oeil, il n'aurait jamais d'affection que pour elle. Melle du Hazay avait vingt ans quand elle épousa M. du Houx. La cérémonie se fit le premier jour d'avril et tout s'y passa fort chrétiennement. Mme du Houx, selon la coutume du pays, se fit une couronne, où elle affecta de n'employer que des fleurs de la couleur du ciel, où était le seul objet de son amour : mais elle cacha sous ces fleurs une couronne d'épines qu'elle s'enfonça si avant, le jour de ses noces, que tout le reste de sa vie, elle sentit de très grandes douleurs à la tête, jusqu'à répandre quelquefois le sang à grosses gouttes » (2). Ainsi Dom Lobineau, aimable et savant homme, que je me plais à citer.

« Après la mort de M. du Houx, elle eût repris son premier dessein, si ses directeurs ne l'eussent empêchée de borner à l'enceinte d'un cloître les services qu'ils pré-

 

(1) Je n'ai pu me procurer sa vie, par le chevalier d'Espay, imprimée à Paris en 1713 et je m'en tiens au résumé, sans doute excellent, que Dom Lobineau a fait de ce livre.

(2) Les vies des saints de Bretagne. IV, pp. 426, 427.

 

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voyaient qu'elle devait rendre à Dieu dans le monde. Le Saint-Esprit lui suggéra un tempérament propre à réunir la vie solitaire et la vie active, en s'associant à l'Ordre de la Visitation (dans le couvent de Rennes) sans s'assujettir à la clôture » (1). Elle avait alors trente ans et était déjà tort avancée dans les voies de l'esprit, d'ailleurs presque toujours souffrante et très éprouvée par les peintes intérieures. Un carme, le P. Valentin, la dirigeait. C'est lui, sans doute, qui aura fait connaître aux spirituels et aux évêques de la province les dons merveilleux de la jeune veuve. Quoi qu'il en soit, nous voyons, à quelques années de là, Mme du Houx entourée d'une vénération et d'une confiance tout à fait exceptionnelle. Revenons à Dom Lobineau.

« La Mère Jeanne des Anges, religieuse de Loudun, ayant été informée du mérite et des talents de Mme du Houx voulut faire liaison avec elle, mais elle ne savait comment s'y prendre. Elle écrivit par hasard au P. Valentin pour quelques affaires, et le Père, qui n'avait pas le temps de répondre, pria Mme du Houx de faire la réponse pour lui. Elle obéit; la Mère des Anges fut charmée de sa lettre ; et depuis ce temps-là elles s'écrivirent toutes deux et contractèrent... une sainte amitié. Le point sur lequel la Mère des Anges... insistait le plus dans ses lettres... c'était de la porter à travailler au salut des âmes. M. de La Motte-Houdancour, évêque de Rennes, exigeait la même chose de Mme du Houx, et prenant occasion... de la liaison qu'il y avait entre elle et la Mère des Anges, il voulut en profiter pour satisfaire une curiosité, louable en lui, c'est-à-dire, pour approfondir un peu ce que c'était que cette Mère des Anges qui faisait tant de bruit dans le monde. Il pria Mme du Houx de faire un voyage à Loudun, pour y examiner cette religieuse si extraordinaire. »

 

(1) P. Champion cité parle R. P. Debuchy, La vénérable Catherine de Francheville, p. 45.

 

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Ces premiers détails sont déjà bien curieux. Pour la fameuse possédée de Loudun, bientôt nous la retrouverons au chapitre du P. Surin, mais, d'ores et déjà, nous devons rappeler que l'E ;Aise ne s'est jamais expliquée ni sur la possession ni sur l'oraison de Jeanne des Anges. Deux problèmes qu'il importe de distinguer.

Chargée par son évêque d'examiner ce cas difficile, Mme du Houx partit au mois de juin 1654, « et fut accompagnée des daines Eudes, de Catelan et de Launay-Comatz, d'une soeur tourière et d'un ecclésiastique. Elle alla d'abord à Notre-Dame-des-Ardilliers à Saumur, passa ensuite par l'abbaye de Fontevrault et se rendit enfin à Loudun, où elle demeura trois mois pour avoir tout le loisir de conférer avec la Mère Jeanne des Anges (1). » Ici, je dois avertir que nous avons affaire à un esprit des plus critiques. Dom Lobineau, qui n'a certes rien d'un rationaliste, s'apprête à peser froidement les textes dont il dispose. C'est son droit et c'est le nôtre, de le suivre avec amitié, si d'aventure nos impressions personnelles s'accordent avec les siennes. «Elles eurent plusieurs conférences secrètes » et l'auteur de la Vie de Mme du Houx, sans nous instruire si elle fut bien persuadée de tout ce qui se publiait à l'avantage de la Mère Jeanne, se contente de dire que cette religieuse reconnut tout le mérite de Mine du Houx... II dit même plus dans la suite, et parlant d'un second voyage que cette femme si éclairée fit à Loudun... il assure « que pendant six mois qu'elle y fut, elle crut presque toujours, que cette religieuse était dans l'illusion », et si, par quelque considération dont nous ne voulons pas pénétrer le motif, il ajoute au thème endroit, « que Dieu fit enfin connaître à Mme du Houx, la sainteté de la Mère des Anges », son témoignage ne se soutient pas, lorsque,

 

(1) Il y aurait tout un livre à faire sur les voyages des personnes de piété au XVIe siècle et sur le protocole, presque invariable— notamment la présence d'un ecclésiastique — qui les réglait. De ce livre nous avons donné la plus belle page au chapitre de Marguerite d'Arbouze.

 

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parlant du troisième voyage de Mme du Houx à Loudun, pour assister la Mère des Anges à la mort, il fait voir que... (cette dame, « si éclairée ») n'eut jamais assez de confiance en la Mère des Anges, pour lui faire confidence de ses peines intérieures, quoique la Mère des Anges lui découvrît toutes les siennes avec un grand épanchement de coeur... (Après tout) si cette fille a eu des partisans, elle a eu aussi bien des adversaires... L'évêque de Rennes avait raison de s'adresser à une personne aussi éclairée que Mme du Houx pour s'instruire à fond de ce qui regardait ce problème (1) ».

Pendant qu'elle était à Loudun, continue Dom Lobineau, « elle fit la connaissance du P. Surin... qui sut bientôt apprécier le mérite » de cette femme étonnante. Depuis « il entretint avec elle une édifiante correspondance » (2)... Elle partit de Loudun le 3 octobre... et à peine fut-elle de retour à Rennes qu'on la demanda en plusieurs maisons religieuses. Dès qu'on sut dans la ville qu'elle était rentrée au Colombier (Visitation de Rennes), ce fut un concours de toutes sortes de personnes qui la demandaient sans cesse au parloir... Elle (leur) disait... ce qu'elles avaient de plus caché dans le coeur, leur découvrait leurs péchés les plus secrets... leur apprenait souvent ce qui se passait dans leurs maisons, leur prédisait les choses à venir ». Nous avons déjà vu bien des

 

(1) Il est clair que le biographe de Mme du Houx cité par Lobineau, ne parle pas à la légère lorsqu'il affirme que « pendant six mois », elle a cru Jeanne des Anges « dans l'illusion » ; aveu que seuls out pu lui imposer des documents décisifs, aveu qui le gène et qu'il tâche. par la suite, d'atténuer. On entend bien, du reste, que Mme du Houx n'est pas infaillible et l'on sait que sainte Chantal eut une impression toute contraire. Mais la sainte n'avait pas à discuter les « états » et les miracles de Jeanne des Anges. Elle s'est rangée docilement à l'opinion de personnes considérables. Mme du Houx au contraire, a fait une véritable enquête et qui semble l'avoir beaucoup occupée, sans néanmoins la tirer de doute. Cf. Dom Lobineau, op. cit., pp. 446-449.

(2) Nous avons plusieurs lettres du P. Surin, toutes très belles, à Mme du Houx et aux visitandines de Rennes qui, sans doute, s'étaient adressées à lui par l'entremise de cette dame. Cf. Lettres spirituelles du P. Surin, II, pp. 167, sq.

 

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parloirs assiégés de la sorte. Ce qui suit nous surprend davantage.

« De toutes parts on demandait cette sainte directrice dans les maisons religieuses, à Rennes, à Nantes, à Vannes, à Saint Brieuc, à Tréguier, à Quimper, à Hennebont, à Pontivy, à Dinan et même dans les provinces voisines. Les supérieures ne purent la refuser à tant d'instances, et il fallut que Mme du Houx allât visiter toutes ces maisons, malgré ses répugnances et ses infirmités qui s'augmentaient tous les jours. » D'un autre côté, « la calomnie la représentait comme une hypocrite, une trompeuse, une sorcière même ». La noble femme laissait dire et elle entreprit « de faire les visites de tous les monastères où elle était appelée ».

« Elle commença par l'abbaye de La Joie, près de Hennebont. La dissension régnait depuis longtemps dans cette maison. Les évêques, les lieutenants généraux de la province, les membres du Parlement, s'étaient inutilement employés pour y mettre la paix. Ce grand ouvrage était réservé à mine du Houx. L'abbesse (Mme Le Coigneux) lui en écrivit... et l'évêque de Rennes l'obligea de se transporter sur le lieu. Elle partit le 4 décembre 1659... Avant de rien commencer, elle se mit en retraite, où elle eut infiniment à souffrir de ses maux de tête. Après cela, assistée des conseils du P. Huby... elle employa de si vives persuasions auprès des religieuses, qu'elles ne pensèrent plus qu'à se réunir. Elles s'assemblèrent dans une grande salle par où devait passer leur abbesse. Dès qu'elle parut, toutes se jetèrent à ses pieds, et lui protestèrent qu'elles voulaient désormais vivre dans une parfaite union. Mme du Houx, qui accompagnait l'abbesse, leur parla avec son éloquence ordinaire... (et) dressa un acte qu'elles signèrent sur le livre des Evangiles. Ensuite on chanta le Te Deum, tandis que les religieuses s'embrassaient les unes les autres, pour marque d'une éternelle réconciliation. Après cette cérémonie, elles

 

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entrèrent en retraite, où Mme du Houx leur rendit de très grands services. La retraite finie, elle prit congé de la communauté, où elle avait demeuré deux mois. »

Cependant « l'évêque de Tréguier(B. Grangier)... voulut l'avoir dans son diocèse, pour y mettre la ferveur partout (1). Il fit tant qu'il l'obligea de venir à Tréguier. Sitôt qu'elle y fut arrivée (1663), il la conduisit lui-même aux Ursulines où... elle ménagea si bien les esprits qu'elle engagea les quatre maisons de cet Ordre qui étaient dans ce diocèse à garder entre elles une parfaite uniformité... Après un mois de séjour aux Ursulines, elle entra aux Hospitalières..., retourna ensuite aux Ursulines où elle fut deux mois. De là elle se rendit aux Ursulines de Guingamp; elle alla ensuite à celles de Saint-Brieuc, de Lamballe, et de Pontivy ». D'autres couvents et d'autres couvents. De retour à Rennes, « elle apprit que la Mère des Anges la désirait à Loudun, pour qu'elle l'assistât à la mort. Elle y alla promptement et demeura neuf mois auprès d'elle. » Encore un voyage à Tréguier, où « elle travailla, par l'ordre de Mgr l'évêque... à faire des mémoires sur ce qu'elle savait de la Mère des Anges ». Oeuvre malheureusement perdue, je le crains, et peut-être parce qu'elle ne plaisait pas à tout le monde.

A la fin de 1674, elle vient à Vannes, où l'appelaient le P. Huby et Mlle de Francheville. Elle organise, elle inaugure les retraites de femmes, parlant trois ou quatre heures par jour à cet auditoire et le tenant sous le charme. « Enfin après treize mois passés à Vannes dans la direction des femmes, elle vit s'aggraver ses infirmités et revint au Colombier de Rennes. » On gardait encore l'espoir de la rappeler et le P. Huby lui écrivait en 1677 :

 

M. de Kerlivio et moi jugeons qu'il est de la gloire de Dieu

 

 

(1) Sur cet admirable évêque, + 1679, cf. la notice de Dom Lobineau (Vies des saints de Bretagne, IV, pp. 464, sq.), et La vie du P. Maunoir, par le P. Séjourné, passim.

 

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que vous nous reveniez voir. Nous avons besoin de vos conseils et nous savons par expérience que Dieu vous a donné grâce pour cela. Votre peu de santé vous suffira, quand même vous n'auriez ni pieds ni mains. Nous n'avons besoin que d'un bon sens, d'une bonne volonté et d'une langue comme la vôtre, conduite par le Saint-Esprit. Vous pourrez demeurer dans le lit et n'en plus sortir, comme nous savons que vous faites. Au reste, vous ne pouvez mieux finir votre vie que dans un si saint emploi (1).

 

L'aimable, la cruelle, la magnifique et sainte lettre! Mais Mme du Houx était arrivée au terme de sa course. Elle mourut chez les visitandines do Rennes, le 26 septembre 1677, « âgée de soixante et un ans,... femme en qui Dieu avait renfermé plusieurs grands trésors de la nature et de la grâce. Elle avait le corps assez bien fait et un certain air de majesté sur le visage, qui inspirait du respect à tout le monde. Sa complexion était vive et ardente, son humeur gaie; ses manières étaient aisées. Naturellement elle eût été fière, vive et orgueilleuse, si la vertu n'avait corrigé ses défauts. Dieu lui avait donné une âme forte et généreuse, un esprit sublime et capable des plus grandes choses, un jugement solide, beaucoup de discernement et de belles inclinations pour la vertu. Voilà ses qualités naturelles. Pour ce qui est des dons surnaturels, son attrait principal était la solitude et la souffrance. Elle était toute morte au monde et à elle-même; toujours unie à Dieu par une oraison continuelle et toujours occupée par le prochain » (2). Ainsi parle Dom Lobineau avec une émotion que n'arrive pas à voiler la grave sobriété de son style. En achevant de résumer :ces quelques pages, si courtes et si pleines, on ne sait vraiment ce qu'il faut admirer davantage ou de Mme du Houx elle-même, ou des hauts personnages, au grand coeur et à l'esprit large, qui ont accepté, qui ont exigé la collaboration

 

(1) Debuchy, La vénérable C. de Francheville, p. 47.

(2) Les vies des saints de Bretagne, IV, pp. 421-458.

 

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d'une femme ; ou enfin des catholiques français — « peuple ingrat! » — dont l'indifférence a laissé mourir une telle gloire (1).

 

(1) On s'attendait peut-être à trouver ici mention du fameux pénitent, Pierre de Kériolet. Mais, encore une fois, je suis obligé de choisir et condamné de ce chef à bien des sacrifices qu'il serait trop long de justifier. Cf. Le Pénitent breton, Pierre de Kériolet, par le vicomte Hippolyte Le Gouvello (3e édit.), Paris, 1910.

 

 

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