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TRADUCTEUR

EXPLICATION DE LA PARABOLE DE L'ENFANT PRODIGUE.

 

AU PAPE DAMASE.

 

Votre Sainteté, en me proposant la difficulté, l'a expliquée elle-même; et interroger de sorte, c'est mettre sur la voie ceux que l'on interroge. En effet, il y a de grandes lumières ms une demande sagement posée. « Quel est, dites-vous, ce père dont parle l'Évangile, qui partage son bien à ses deux enfants? quels sont ces deux fils? Le plus jeune, après avoir dissipé son patrimoine avec des courtisanes, tombe dans le dénûment, et se trouve réduit à garder les pourceaux et à se nourrir de racines; puis il retourne près de son père, qui lui donne un anneau et une robe et fait tuer un veau gras pour le recevoir. Son frère aîné revient des champs et porte envie à l'accueil que l'on fait à son frère. « Je sais, » ajoutez-vous, « que les commentateurs expliquent différemment cette parabole : quelques-uns pensent que le fils aîné représente le peuple juif, et que le puîné est la figure des gentils. » Mais, je le demande, comment peut-on appliquer au peuple juif ce que dit le fils aîné: « Voilà déjà bien des années que je vous sers sans vous désobéir en rien, et jamais vous ne m'avez donné un chevreau pour me réjouir avec mes amis; » et ce que lui répond son père: « Mon fils, vous êtes toujours avec moi, et tout ce que j'ai est à vous? » Si, d'accord avec vous, nous voulons y voir le symbole du juste et du pécheur, comment peut-on concevoir que le juste s'afflige du salut de son prochain, et surtout de son frère? Car, si la mort est entrée dans le monde par l’envie du démon, et si les partisans de l'esprit malin sont ses imitateurs, peut-on attribuer à un homme juste cette hideuse jalousie qui porte le fils aîné de la parabole à demeurer sur le seuil de la maison, à opposer tant de froideur aux caresses de son père, et à rester seul, le front pâle, le coeur ulcéré, sans vouloir prendre part à la joie de la famille? Il faut donc que nous examinions le motif et l'occasion qui ont inspiré ces paroles au Sauveur, de même que nous avons coutume de le faire pour toutes les paraboles dont Jésus-Christ lui-même n'a pas révélé le sens.

Les publicains et les pécheurs se tenant auprès de Jésus pour l'écouter, les scribes et les pharisiens en murmuraient et disaient: «Pourquoi cet homme reçoit-il les pécheurs et mange-t-il avec eux? » Leur jalousie venait de ce que le Seigneur ne dédaignait pas de manger et de s'entretenir avec des gens que la loi de Moise condamnait. Tel est le récit de saint Luc; voici celui de saint Mathieu: « Jésus étant à table dans une maison, il y vint beaucoup de publicains et de gens de mauvaise vie, qui se placèrent près du Seigneur et de ses disciples. Alors les pharisiens dirent à ces derniers: « Pourquoi votre maître mange-t-il avec des pécheurs et des publicains?» Jésus les ayant entendus, leur dit:  « Ce ne sont pas les sains, mais les malades qui ont besoin de médecin. Allez, et apprenez cette parole : j'aime mieux la miséricorde que le sacrifice; car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. » Saint Marc se sert des mêmes termes. C'était donc au nom des préceptes de la loi que les pharisiens élevaient leurs murmures. Cette loi, d'une justice rigoureuse, fie connaissait pas la clémence : point de pardon pour l’adultère, l’homicide, le faussaire; le crime ne pouvait se soustraire à l’expiation ; il fallait donner oeil pour oeil, dent pour dent, vie pour vie. « Tous s'étaient détournés du droit chemin et étaient devenus inutiles : il n'y en avait point qui fissent le bien, il n'y en avait pas un seul. Mais où avait abondé le péché Dieu a répandu une surabondance de grâces. (Rom.3.) Il a envoyé son fils, né d'une femme, lequel, brisant la muraille qui séparait le juif du gentil, de ces deux peuples n'en a fait qu'un, et a adouci par la grâce de l'Evangile la rigueur et l'austérité de la toi. » (Galat. 4. Eph. 2) C'est ce qui fait dite à saint Paul, écrivant aux fidèles : « Que Dieu, notre père, et notre Seigneur Jésus-Christ vous donnent la grâce et la paix;» sa grâce qui n'est point due à nos mérites, mais que nous recevons de la bonté de celui qui la donne; la paix qui à opéré 'notre réconciliation avec Dieu, et que nous devons à la médiation de Jésus-Christ. Car Jésus nous a pardonné nos péchés, il a anéanti, en l'attachant à sa croix, ce contrat de mort qui pesait sur nous, et il a mené en triomphe les puissances et les principautés, après les avoir vaincues sur la croix.

Quel excès de bonté pour le fils de Dieu que de devenir fils de l'homme, de demeurer, pendant dix mois dans le sein de sa mère, d'attendre patiemment le moment de la naissance, de se laisser envelopper de langes, et de passer par tous les degrés de l'enfance sous l'autorité de ses parents! Il se résigne aux injures, aux soufflets, à la flagellation; obéissant jusqu'à sa mort aux volontés de son père, il se soumet à la malédiction de la croix pour nous racheter de la malédiction de la loi; et il accomplit ce qu'il avait demandé auparavant en qualité de médiateur : « Mon père, je souhaite qu'ils ne soient qu'un en nous, comme nous ne sommes  qu'un vous et moi. » Or, comme il était venu pour opérer par son ineffable miséricorde ce que la loi ne pouvait faire, c'est-à-dire pour nous sauver, il exhortait à la pénitence les publicains et les pécheurs, et il cherchait à s'asseoir à leur table afin de pouvoir les instruire; car dans toutes ses actions et dans toutes ses démarches ce divin Sauveur n'avait en vue que le salut des hommes, comme on peut s'en convaincre en lisant attentivement l'Évangile.

Mais c'est en cela même que les scribes et les pharisiens l'accusaient de violer la loi. « Voyez cet homme, » disaient-ils, « il aime à faire bonne chère, et il est l’ami des publicains et des gens de mauvaise vie. » Ils lui avaient déjà fait un crime de guérir les malades le jour du sabbat. Ce fut donc pour renverser leurs accusations par les efforts de la raison et de la douceur que Jésus leur proposa trois paraboles : la première est celle du pasteur qui, laissant ses quatre-vingt-dix-neuf brebis sur la montagne, en va chercher une qui s'était égarée et la rapporte sur ses épaules ; la deuxième est celle de la femme qui allume sa lampe pour chercher la drachme qu’elle a perdue, et qui, après l'avoir trouvée, invite en ces termes ses compagnes à prendre part à sa joie: «Félicitez-moi, j'ai retrouvé la drachme que j'avais perdue;» enfin la troisième est celle des deux enfants, que Votre Sainteté m'ordonne d'expliquer.

Quoique les deux paraboles de la brebis égarée et de la drachme perdue aient le même sens, ce n'est point ici le lieu d'en parler. Je me contenterai de dire que tous ceux à qui la pénitence n'est pas nécessaire doivent se réjouir de la conversion des pécheurs et des publicains, à l'exemple des anges et des compagnes qui se félicitent de voir retrouver la brebis et la drachme égarées. Tel est l'esprit de, ces deux paraboles. Aussi je suis étonné que  Tertullien, dans son livre sur la chasteté, où il combat la pénitence et où il professe des opinions contraires aux traditions de l'Église, ait prétendu que les publicains et les pécheurs qui mangeaient avec Jésus-Christ étaient païens, se fondant sur ce texte de l'Écriture : « Aucun des enfants d'Israël ne paiera l'impôt. » Mais saint Mathieu n'était-il pas publicain et Juif en même temps, ainsi que cet autre publicain qui, priait dans le temple avec le pharisien et qui n'osait lever les yeux au ciel? Saint Luc ne dit-il pas aussi : « Le peuple et les publicains, ayant entendu la parole de Jean, bénirent Dieu et se firent baptiser?» D'ailleurs était-il croyable qu'un païen fût entré dans le temple, ou que Jésus-Christ eût mangé avec des païens, lui qui craignait sur toutes choses de donner atteinte à la loi, lui qui n'était venu que pour chercher dans Israël les brebis égarées, et qui répondit à la femme chananéenne implorant la guérison de son fils: « Il ne faut pas prendre le pain des enfants et le donner aux chiens; » lui enfin qui avait dit à ses disciples : « N'allez pas vers les gentils et n'entrez pas dans les villes des Samaritains?» Tout cela fait voir que par le mot de «publicain» on doit entendre, non pas les gentils en particulier, mais tous les pécheurs en général, soit Juifs, soit gentils . Tertullien en soutenant, selon les visions de ces femmes impies et insensées (1), que les chrétiens ne doivent pas être admis à la pénitence, a donc eu tort de prétendre que les publicains n'étaient pas Juifs mais païens.

Revenons à notre parabole. Je vais citer les paroles de l'Évangile et j'y joindrai, en forme de commentaire, les idées qu'elles me suggéreront.

« Un homme avait. deux enfants.» L'Ecriture en plusieurs endroits donne à Dieu le nom d'homme. « Le témoignage de deux hommes est vrai, » dit Jésus-Christ : « or, je me rends témoignage à moi-même, et mon Père qui m'a envoyé me rend aussi témoignage. » Dans une autre parabole Dieu est appelé « pasteur;»  ailleurs encore «père de famille; » là il « loue sa vigne; » ici il « convie aux noces. » Toutes ces paraboles ne tendent qu 'à condamner l'orgueil des Juifs et à inviter à la pénitence tous les pécheurs en général, Juifs ou gentils. Les deux enfants sont les deux peuples dont la vocation est un des mystères les mieux marqués dans l'Ecriture.

« Le plus jeune dit à son père : « Mon père, donnez-moi ce qui doit me revenir de votre bien. » Notre vie, nos sentiments, nos pensées, nos paroles appartiennent à Dieu ; c'est un bien qu'il a partagé entre tous les hommes, suivant l'expression de l'évangéliste: « Il était la vraie

 

(1) Prisca et Maxilla, qui partageaient, ainsi que Tertullien, les opinion de Montan.

 

lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. » Le bien dont il nous a dotés, c'est « l'ail droit que nous devons préserver de scandale, »c'est « la lampe qui éclaire notre corps, c'est « le talent » qu'il ne faut pas « envelopper dans le manteau, » en menant une vie molle et oisive, ni «cacher dans la terre» en livrant notre coeur à des désirs et des pensées terrestres.

«Le père leur fit le partage de son bien, » Le texte grec porte : « Il leur donna de quoi vivre.» En d'autres termes, il leur donna le libre arbitre; il voulut que chacun pût agir, non sous l'influence de la volonté divine, mais sous celle de sa propre détermination, non d'après les lois de la nécessité, mais suivant l'impulsion de sa volonté; il donna à l'homme cette liberté. afin qu'il devint capable de vertu, afin qu'en faisant ce qu'il voulait, à l'exemple de Dieu, il se distinguât des autres animaux. Aussi c'est avec une égale justice que le pécheur est condamné aux châtiments et que le juste reçoit sa récompense.

«Peu de jours après, le plus jeune de ces deux enfants, avant réuni tout ce qu'il avait, s'en alla dans un pays étranger fort éloigné. » Si Dieu tient le ciel et la terre dans sa main, si, comme dit Jérémie, « il s'approche, il est près de nous, » ou, suivant les expressions du prophète-roi, si « Dieu est en tous lieux, » comment un enfant peut-il quitter son père et s'en aller dans un pays étranger fort éloigné? Remarquons que ce n'est pas par la distance des lieux, mais par les affections du coeur que nous sommes avec Dieu, ou que nous nous en éloignons. De même qu'il dit à ses apôtres : « Je serai toujours avec, vous jusqu'à la consommation des siècles, » de même aussi il dit à ceux que leur orgueil rend indignes d'être avec le Seigneur : « Je ne vous ai jamais connus; retirez-vous de moi, vous qui faites des oeuvres d'iniquité. »

Ce  jeune homme se sépara de son père avec tout son bien et s'en alla clans un pays éloigné. C'est ainsi que Caïn, après s'être retiré de devant la face du Seigneur, alla demeurer dans la terre de Naïd, ou d'agitation. En effet, lorsqu'une âme s'éloigne de Dieu, elle est en proie à d'éternelles agitations et elle se voit exposée à toutes les tempêtes. Quand les hommes abandonnèrent, après le déluge, les contrées de l'Orient, et s'éloignèrent de la véritable lumière, dans les efforts de leur impiété, ils élevèrent une tour contre Dieu ; c'est-à-dire qu'ils bâtirent d'orgueilleux systèmes, et qu'ils voulurent par une curiosité criminelle pénétrer les secrets du ciel. Ce lieu fut appelé Babel, ou : confusion.

« Là il dissipa tout son bien en menant une vie licencieuse. » La volupté est ennemie de Dieu et des vertus chrétiennes; elle nous fait dissiper l'héritage de notre père céleste, et en nous séduisant par l'attrait du plaisir, elle nous empêche de songer à la misère qu'elle nous réserve.

« Après qu'il eut dépensé tout ce qu'il possédait, il survint une grande famine dans ce pays. » Il avait reçu de son père le pouvoir de découvrir les choses invisibles au moyen de celles qui tombent sous les sens, et de connaître le Créateur par la beauté des créatures; mais lui, au mépris de la justice et de la vérité, il rendit aux idoles le culte qu'on ne doit qu'à Dieu, et dissipa les trésors dont la nature l'avait gratifié. Alors il se vit privé de toutes les vertus dont il avait abandonné la source. « Il survint une grande famine dans ce pays. » Tout lieu où nous sommes sans notre père est un lieu de famine, de misère et d'indigence. C'est de ce lieu que parle le prophète, lorsqu'il s'écrie: « O vous qui habitez dans la ténébreuse région de la mort , une lumière se lèvera pour vous. » Il est au contraire une région que doivent posséder ceux qui ont un cœur pur, et après laquelle soupirait David. «J'espère, » disait le saint prophète, « voir un jour les biens du Seigneur dans la terre des vivants. »

« Il commenta à tomber dans la détresse c'est pourquoi il s'en alla et il s'attacha au service d'un des principaux du pays. » Ce jeune homme abandonne le plus généreux des pères pour s'attacher à un prince de ce monde, c'est-à-dire au démon, qui est le prince de ce siècle de ténèbres. L'Ecriture donne encore à celui-ci une foule d'autres noms, tels que ceux « d'homme ennemi, » de «juge d'iniquité, » de « dragon, » de « satan, » de « marteau, » de « Bélial, » de « lion rugissant, » de « Léviathan, » de « Béhemoth, » etc. Le texte porte : « un des principaux du pays, »ce qui nous fait voir qu'il existe un grand nombre de démons ; l'air est infesté de ces esprits malfaisants qui, par les attraits du vice, cherchent à ranger le genre humain sous leur domination.

« Et cet homme l'envoya dans sa maison des champs pour y garder les pourceaux. » Le pourceau est un animal immonde qui ne se plaît que dans la fange. Telle est aussi la nature des démons : ils aiment le sang des victimes immolées aux idoles , et ils se repaissent d'un holocauste plus précieux encore, de la mort de l'homme lui-même. Il l'envoya donc dans sa maison pour y garder les pourceaux , c'est-à-dire qu'il se l'asservit et lui fit immoler son âme.

« Il désirait se nourrir des cosses que mangeaient les pourceaux, mais personne ne lui en donnait. » Nous voyons dans ce jeune homme une nouvelle application des terribles paroles qu'Ezéchiel adresse à Jérusalem: « A la différence des autres prostituées, tu as payé le prix de ta prostitution au lieu de le recevoir. » Après avoir dissipé tout son bien, il est réduit à garder les pourceaux et souffre toutes les angoisses de la misère et de la faim. Les basses voluptés, les passions impures, tous les vices, en un mot, sont la nourriture des démons. Ces ennemis de notre salut ont-je ne sais quoi de séduisant et de corrupteur; ils savent nous attirer par les funestes appâts du plaisir; aussitôt qu'ils se présentent à nous ils éveillent et excitent nos passions. Ce jeune homme ne pouvait assouvir les siennes , car la volupté laisse toujours après elle le vide et l'insatiété. Lorsqu'une fois le démon a pu par ses artifices séduire une âme et l'assujettir à sa tyrannie, il ne se met pas en peine de la plonger plus avant dans le crime, parce qu'il sait qu'elle est déjà frappée de mort. C'est ainsi que nous voyons une foule d'idolâtres mourir de faim et expirer dans l’indigence; à eux aussi on peut appliquer ces paroles du prophète. « Tu as payé toi-même ceux qui t'aimaient, et tu n'as pas reçu d'eux le prix de la prostitution. »

« Il désirait se nourrir des cosses que mangeaient les pourceaux, mais personne ne lui en donnait. » On peut encore donner un autre sens à ces paroles. La poésie, la fausse sagesse du monde, la vaine éloquence des rhéteurs sont la nourriture des démons. Elles ont des beautés et des agréments qui charment tous les hommes; leur agréable cadence et leur douce harmonie, en flattant l'oreille, saisissent l'esprit et enchantent le cœur; mais étudiez avec attention ces sortes d'ouvrages, vous n'en tirez qu'un son vide qui frappe et étourdit les oreilles; vous n'y trouvez ni ce goût de la vérité qui rassasie l'esprit , ni ce pain de la justice qui nourrit une âme chrétienne. Le Deutéronome nous peint cette sagesse mondaine sous la figure d'une femme faite prisonnière à la guerre si quelqu'un d'entre les enfants d'Israël voulait l'épouser, il devait auparavant lui couper les ongles et lui raser les cheveux, et ce n'était qu'après l'avoir purifiée de la sorte qu'il pouvait la prendre pour épouse; vaine et ridicule cérémonie, si on la prend à la lettre. Nous usons de cette salutaire précaution lorsque nous lisons les livres des philosophes, ou qu'il tombe entre nos mains quelque ouvrage de ces pré tendus sages du siècle. Ce que nous y trouvons de bon et d'utile , nous l'accommodons aux principes de notre religion; les choses superflues, par exemple ce qu'ils disent de l'amour, des idoles, de l'attachement aux choses du siècle, nous le rejetons comme inutile; ce sont les ongles et les cheveux de la femme captive que nous devons retrancher. Ainsi, l'apôtre saint Paul défend aux chrétiens de manger dans un lieu consacré aux idoles. « Prenez garde, leur dit-il,.. que cette liberté que vous vous donnez ne soit aux faibles une occasion de chute; car si l'un d'eux voit un de ses frères, plus instruit que lui, assis à table dans un lieu consacré aux idoles, ne sera-t-il pas porté, lui dont la conscience est encore faible, à manger aussi de ces viandes impures? Par votre science vous perdriez une âme pour laquelle Jésus-Christ est mort. » N'est-ce pas dire en d'autres termes : N'ouvrez pas les livres des philosophes, des poètes et des orateurs; ne mettez pas votre plaisir à lire ces sortes d'ouvrages ?

En vain nous alléguons que nous n'ajoutons point foi aux fables dont ces auteurs ont rempli leurs écrits, cette raison ne nous justifie pas, parce que nous pouvons être une occasion de scandale pour tous ceux qui pensent que, loin de condamner ce que nous lisons, nous en approuvons les doctrines. Un semblable raisonnement conduirait. à dire que saint Paul louait ceux qui dans le temple des idoles mangeaient des viandes immolées. A Dieu ne plaise qu'une bouche chrétienne prononce jamais les noms de Jupiter, d'Hercule, de Castor, noms plus convenables à des monstres qu'à des divinités! Cependant aujourd'hui nous voyons des ministres du Seigneur, négligeant l'Evangile et les prophètes, lire des pièces de théâtre, avoir sans cesse Virgile entre les mains, chanter les chansons amoureuses que ce poète mit dans la bouche de ses bergers, et trouver un plaisir criminel dans ce qui doit être uniquement un objet d'études pour la jeunesse. Si donc cette captive a su gagner notre cœur par ses attraits, et si nous voulons la prendre pour épouse, abstenons-nous de manger avec elle dans le temple des idoles, purifions-la de ses souillures et retranchons ce qu'elle a d'impur, de peur que notre frère, pour qui Jésus-Christ est mort, ne soit scandalisé de nous entendre réciter des vers composés à l'honneur des faux dieux.

Enfin ce jeune homme, étant rentré en lui-même, se dit : « Combien y a-t-il dans la maison de mon père de serviteurs à gages qui ont plus de pain, qu'il ne leur en faut! et moi je meurs ici de faim ! » On peut regarder comme des serviteurs à gages, ou plutôt comme des mercenaires, ceux d'entre les Juifs qui n'observent la loi que dans la seule vue des biens présents. Ils sont justes et charitables, non par un principe de charité ni par un véritable amour de la justice, mais afin d'obtenir de Dieu une longue et paisible jouissance des biens de la terre. Ils n'observent donc les commandements du Seigneur que par intérêt, et de peur qu'en les transgressant ils ne se voient privés de ces biens temporels qui font tout l'objet de leurs désirs. Or, la crainte ne se trouve pas avec la charité, mais « la charité parfaite chasse la crainte (Jean). » Lorsqu'on aime véritablement Dieu, ce n'est ni par l'appréhension des supplices , ni dans la vue de récompenses qu'on observe ses préceptes; on les pratique parce que l'on est persuadé que. tout ce qu'il commande est juste et bon. C'est donc ainsi qu'il faut expliquer ces paroles de notre Evangile : Combien y a-t-il de Juifs qui ne servent Dieu que dans la seule vue d'obtenir de lui des biens fragiles et passagers, tandis que moi je meurs ici de faim et de misère !

« Il faut que je me lève et que j'aille trouver mon père. » Quelle justesse dans cette expression: « il faut que je me lève ! » Éloigné de Dieu, il devait être couché et gisant sur la terre. Tel est le sort des pécheurs ; il n'appartient qu'aux justes d'être debout et de marcher le front haut. «Pour vous,» disait Dieu à Moïse, « demeurez ici debout avec moi. » Le Psalmiste dit aussi au psaume cent trente-troisième: « Bénissez le Seigneur, vous tous qui êtes les serviteurs de Dieu, vous qui êtes debout dans la maison du Tout-Puissant. »

« Et je lui dirai : « Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre vous, et je ne suis plus digne d'être appelé votre fils. » Il avait péché contre le ciel en abandonnant la Jérusalem céleste, qui est sa mère ; il avait péché contre son père en quittant le Créateur pour adorer des dieux faits par la main des hommes. Il n'était plus cligne d'être appelé enfant de Dieu, parce qu'il avait préféré se rendre esclave des idoles.

«Traitez-moi comme un des serviteurs qui sont à vos gages ; » c'est-à-dire : traitez-moi comme ces Juil's qui rte vous servent que dans la vue des biens corporels que vous leur avez promis. Recevez un enfant touché d'un véritable repentir de ses désordres passés, vous qui tant de titis avez pardonné à vos serviteurs les fautes qu'ils ont commises.

« Et il s'en vint trouver son père. » Nous retournons vers notre père lorsque nous nous relevons de la dégradation où nous sommes tombés. Un prophète a dit : « Dès la première démarche que vous ferez pour vous convertir et pour pleurer vos péchés, je vous en accorderai le pardon. »

« Et lorsqu'il était encore bien loin, son père l'aperçut et fut touché de compassion. » Avant quo le pécheur retourne vers sort père par le mouvement d'une sincère pénitence et par la pratique des bonnes oeuvres, Dieu, qui connaît les choses à venir comme si elles étaient déjà présentes à ses yeux, va au-devant de lui, et le prévient par l'incarnation de son Verbe qui s'est fait homme dans le sein d'une Vierge.

« Et courant à lui, il se jeta à son cou. » Dieu descend sur la terre avant que le pécheur entre dans la maison paternelle pour y faire un aveu sincère de ses péchés: il se jette à son cou en se revêtant d'un corps mortel. Jésus-Christ fit reposer saint Jean s:ir son sein, il lui fit part de ses secrets et lui révéla la connaissance de ses mystères : de même, Dieu charge de son joug, qui n'a rien que de doux et d'aimable, ce  jeune homme qui retourne vers lui; c'est-à-dire titre par un pur effet de sa grâce, et sans avoir égard aux mérites du pécheur, il lui impose une

règle qu'il est facile de suivre, la pratique de ses commandements.

« Et il le baisa. » C'est ce baiser que l'Eglise demande à son époux dans le Cantique des cantiques : « Donne-moi, » dit-elle, « un baiser de ta bouche, »je ne veux pas qu'il me parle par Moïse ni par les prophètes; je désire qu'il se revête de ma chair et qu'il me donne un baiser de sa bouche.

« Et son fils lui dit : « Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre vous, et je ne suis plus digne d'être appelé votre fils. » Il reconnaît qu'il n'est plus digne d'être appelé son fils; mais le sang qui coule dans ses veines, c'est lui qui le lui a transmis ; sa vie, c'est de lui qu'il la tient : il cède à l'instinct de la nature, et il s'écrie : « Mon père, j'ai péché contre le ciel. » Qu'on ne dise donc pas, comme quelques-uns l'ont fait, que les justes seuls ont le droit d'appeler Dieu leur père, puisqu'un pécheur ne craint pas de lui donner ce nom, tout en se reconnaissant indigne de celui de fils. Il se sent on effet animé de la confiance que donne une conversion sincère et parfaite.

« Alors le père dit à ses serviteurs : « Apportez promptement sa première robe, » revêtez-le de cette robe d'innocence qu'Adam a perdue par son péché, revêtez-le du Saint-Esprit; donnez-lui cette robe qu'on appelle dans une autre parabole la « robe nuptiale, » et sans laquelle personne n'est digne d'avoir part au festin du roi.

«Mettez-lui un anneau au doigt ; » c'est-à-dire le sceau de la ressemblance de Jésus-Christ , suivant ces paroles de saint Paul «Après avoir cru en Jésus-Christ, vous avez été scellés du sceau de l'Esprit-Saint qui avait été promis. » Ezéchiel, parlant au prince de Tyr qui avait perdu la ressemblance du Créateur, s'exprime ainsi : « Vous étiez le sceau de la ressemblance de Dieu, vous étiez parfait en beauté, et vous avez été créé dans les délices du paradis. » C'est aussi de ce sceau due parle le prophète Isaïe lorsqu'il s'écrie : « Alors on reconnaîtra ceux qui sont marqués du sceau de Dieu. » Lorsqu'on passe au doigt cet anneau, il devient le symbole des œuvres de justice, et c'est en ce sens que l'Ecriture dit : « Le Seigneur adressa la parole au prophète Aggée, et lui ordonna de dire à la ville de Jérusalem : « Je vous ai parée des ornements les plus précieux, et je vous ai mis des bracelets aux mains. » Dans Ezéchiel Dieu parle en ces termes à celui qui apparaît au prophète vêtu d'une longue robe : « Passez au travers de la ville, au milieu de Jérusalem, et imprimez une marque sur le front des hommes qui gémissent et qui sont dans la douleur de voir toutes les abominations qui s'y commettent. » Pourquoi cela? afin qu'ils puissent dire : « La lumière de votre visage est gravée sur nous, Seigneur. »

« Mettez-lui un anneau au doigt et des souliers aux pieds. » Cet enfant, déchu de la qualité d'époux, ne pouvait célébrer la Pâques les pieds nus. C'est de cette chaussure que parle le Seigneur lorsqu'il dit par un prophète : « Je vous ai donné une chaussure magnifique. » Mettez-lui des souliers aux pieds, pour qu'il se garantisse des morsures de la couleuvre et qu'il foule aux pieds les scorpions et les serpents; en d'autres termes, afin que marchant, non selon la chair, mais selon l'esprit, pour prêcher l'Evangile de paix, on puisse lui appliquer ces paroles du prophète : « Qu'ils sont beaux les pieds de ceux qui annoncent l'Evangile de paix, de ceux qui annoncent les vrais biens! »

« Amenez et tuez le veau gras. Mangeons et faisons bonne chère, parce que mon fils que voici était mort, et il est ressuscité, il était perdu, et il est retrouvé » revient à ce que dit le Sauveur dans la précédente parabole : « Je vous dis de même que c'est une joie parmi les anges de Dieu lorsqu'un seul pécheur fait pénitence.»

«Ils commencèrent donc à faire festin. » Nous faisons tous les jours ce festin, car tous les jours Dieu reçoit le pécheur pénitent, et tous les jours Jésus-Christ s'immole pour les fidèles.

« Cependant son fils aîné était dans les champs. » Jusqu'ici nous avons parlé du plus jeune de ces enfants; qui, selon notre parabole, est l'image des publicains et des gens de mauvaise vie que Jésus-Christ exhortait à la pénitence; quoique, dans un sens spirituel et mystique, il soit aussi la figure des gentils que Dieu devait un jour appeler à la foi. Il faut maintenant parler du fils aîné, qui, selon quelques-uns, représente tous les justes, et selon d’autres le peuple juif. Ce qu'il dit à son père « Je ne vous ai jamais désobéi en rien de ce que vous m'avez commandé, » peut fort bien s'appliquer aux saints ; mais il semble que la jalousie qu'il fait paraître du retour de son frère ne peut pas leur convenir. Cette jalousie au

contraire convient bien aux Juifs; mais on ne peut pas dire qu'ils ont toujours été fidèles observer les commandements du Père céleste. Nous expliquerons tout cela en son lieu.

« Cependant son fils aîné était dans les champs,» uniquement occupé des choses de la terre, éloigné de la maison paternelle, privé dans son éloignement et des grâces du Saint-Esprit et des conseils de son père. C'est lui qui dit : « J'ai acheté une terre, il faut nécessairement que je l'aille voir; je vous supplie de m'excuser;» c'est lui qui a acheté « cinq couples de bœufs, » et qui, chargé du joug accablant de la loi, ne songe qu'à goûter les plaisirs des sens; c'est lui qui, ayant épousé une femme, ne peut aller aux noces, et qui, devenu tout charnel, ne peut avoir d'union avec le Saint-Esprit. Il est aussi la figure de ces ouvriers que, le père de famille, d’une autre, parabole, envoie à sa vigne à une; à trois, à six et à neuf heures, et qui murmurent de ce que ceux qui n'ont commencé à travailler qu'à la onzième heure reçoivent la même récompense.

« Lorsqu'il revint et qu'il fut proche de sa maison, il entendit des concerts et le bruit de ceux qui dansaient.» C'est ce qu'exprime le mot promeleth, qui forme le titre d'un psaume

ce mot veut dire : un choeur de musiciens qui chantent ou jouent des instruments. C'est donc se tromper que de croire, comme font quelques auteurs latins, que le mot de symphonie signifie : un certain instrument de musique; car il veut dire : un concert d'instruments, ou: un chœur de plusieurs voix qui chantent les louanges de Dieu.

« Il appela donc un des serviteurs et lui demanda ce que c'était. » Le peuple juif demande encore aujourd'hui pourquoi Dieu se réjouit de la vocation des gentils, et, déchiré qu'il est par la passion de l'envie, il ignore les desseins du Père céleste.

« Le serviteur lui répondit : « C'est que votre frère est revenu, et votre père a tué le veau gras parce qu'il le revoit en santé. » C'est le salut des gentils et la conversion des pécheurs qui causent cette joie; les anges et toutes les créatures y prennent part, tout le monde en loue Dieu de concert; les Juifs seuls en murmurent.

« Ce récit l'ayant irrité, il ne voulait point entrer dans le logis. » Il se fâche de ce qu'on a reçu son frère en son absence, et il ne peut sans chagrin et sans indignation voir vivant celui qu'il croyait mort. Israël ne veut point entrer dans la maison paternelle, et, pendant que les disciples de Jésus-Christ entendent l'Evangile dans l'Eglise, sa mère et ses frères le cherchent dehors.

« Mais son père, étant sorti, le pria d'entrer. » Que ce père est bon ! qu'il est charitable il prie son fils de prendre part à la joie de toute la famille, et il l'en prie par les apôtres et par tous les ministres de l'Evangile. « Nous vous conjurons au nom de Jésus-Christ, » dit l'un d'eux,« de vous réconcilier avec Dieu; » et dans un autre endroit: «Vous étiez les premiers à qui il fallait annoncer la parole de Dieu; mais, puisque vous la rejetez et que vous vous jugez vous-mêmes indignes de la vie éternelle, nous nous en allons présentement vers les gentils. »

« Et son fils lui fit cette réponse : « Voilà déjà tant d'années que je vous sers. » Son père le supplie et le conjure de ne point troubler la paix et l'union de la famille; mais celui-ci, mettant sa justice dans l’observance de la lois ne veut point se soumettre à Dieu pour recevoir la justice qui vient de lui. Or, Dieu peut-il faire paraître sa justice d'une manière plus sensible qu'en pardonnant aux pécheurs convertis, et en recevant avec bonté ses enfants qui reviennent à lui par la pénitence?

« Voilà déjà tant d'années que je vous sers, et je ne vous ai jamais désobéi en rien de ce que vous m'avez commandé; »  comme si ce n'était pas violer les commandements du Père céleste que d'être jaloux du salut d'autrui, et de faire vanité de ses bonnes oeuvres aux yeux d'un Dieu devant qui personne n'est exempt de péché. Car qui peut se vanter d'avoir le cœur pur, fût-ce un enfant d'un jour? « Vous savez, Seigneur, » disait David, «que j'ai été formé dans l'iniquité et que ma mère m'a conçu dans le péché; » et dans un autre endroit : « Si vous observez exactement nos iniquités, qui pourra, Seigneur, subsister devant vous? » Et cet enfant présomptueux se vante de n'avoir jamais transgressé les commandements de son père, lui qui tant de fois a été mené en captivité en punition de son idolâtrie!

« Voilà déjà tant d'années que je vous sers, et je ne vous ai jamais désobéi en rien de ce que vous m'avez commandé. » C'est dans ce sens que saint Paul a dit : « Que dirons-nous donc, sinon que les gentils, qui ne cherchaient point la justice, ont embrassé la justice, et la justice qui vient de la foi; et que les Israélites au contraire, qui recherchaient la loi de la justice, ne sont point parvenus à la loi de la justice? Et pourquoi? parce qu'ils ne font point recherchée par la foi, mais parles oeuvres de la foi. » Ce que dit ici l'aîné de notre parabole, on peut justement l'appliquer au Juif qui ne s'est jamais départi de la justice qui vient de la loi, quoiqu'il y ait à mon gré plus de présomption que de vérité dans ses paroles ; car il est comme le pharisien qui disait : « Mon Dieu, je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme le reste des hommes qui sont voleurs, injustes et adultères, ni même comme ce publicain. » Ces paroles du pharisien et les reproches de l'aîné de la parabole ne vous semblent-ils pas inspirés par le même esprit?

« Je ne vous ai jamais désobéi, » dit-il, « en rien de ce que vous m'avez commandé. » Le père ne répond rien à cela; il ne lui dit point qu'il a raison de parler de la sorte, et qu'en effet il n'est jamais contrevenu à ses ordres; mais il tâche de l'apaiser par un autre motif en lui disant ; « Vous êtes toujours avec moi, » vous êtes avec moi par la loi qui vous lie et vous attache à mon service; vous êtes avec moi par les différentes captivités où je vous ai réduit pour éprouver votre fidélité; vous êtes avec moi, non point parce que vous avez toujours observé mes commandements, mais parce que je n'ai pas permis que vous vous éloignassiez de moi; enfin vous êtes avec moi de la manière dont je m'en suis expliqué moi-même en disant à David : « Si ses enfants abandonnent ma loi et s'ils ne marchent point dans mes préceptes, s'ils violent la justice de mes ordonnances et s'ils ne gardent point mes commandements, je visiterai avec la verge leurs iniquités et je punirai leurs péchés par des plaies différentes; mais je ne retirerai point de dessus eux ma miséricorde. » II est aisé de voir par ce passage que c'est à tort que ce fils aîné de notre Evangile se fait un mérite de sa prétendue fidélité, puisqu'il ne marche point dans les commandements de Dieu et qu'il n'observe point ses préceptes. Comment donc se peut-il faire qu'il ait toujours été avec son père, puisqu'il n'a pas obéi à sa loi? C'est que Dieu l'a châtié lorsqu'il s'est écarté de son devoir, et que ces châtiments lui ont mérité le pardon de ses péchés. Au reste il ne faut point s'étonner qu'il sit eu la hardiesse de mentir et d'en imposer à son père, puisqu'il a été capable de porter envie à son frère; surtout puisque, selon l'Evangile, il y aura des gens, au jour du jugement, qui porteront l'impudence et la fourberie jusqu'à oser dire à Jésus-Christ : « N'avons-nous pas bu et mangé, n'avons-nous pas chassé les démons et fait plusieurs miracles en votre nom?» Quant à ce qu'ajoute le père de famille: « Et tout ce que j'ai est à vous, » je me réserve de l'expliquer en son lieu.

« Cependant vous ne m'avez jamais donné un chevreau pour me réjouir avec mes amis. » C'est-à-dire : quoiqu'il y ait eu tant de sang répandu en Israël et que nous ayons vu périr tant de milliers d'hommes, cependant il ne s'est trouvé personne qui ait donné sa vie pour nous sauver et nous délivrer de la servitude. Josias même, ce roi si agréable à vos yeux, et les Machabées qui ont combattu avec tant de zèle pour la défense de votre héritage, ont péri par l'épée de nos ennemis, malgré le respect dû à leur vertu, et leur sang ne nous a point rendu la liberté. Nous sommes encore aujourd'hui asservis à la cruelle domination des Romains, et il ne se trouve ni prophète, ni prêtre, ni aucun juste qui se soit immolé pour le salut de son peuple. Cependant vous avez répandu le plus beau et le plus précieux sang du monde pour un enfant débauché, c'est-à-dire: pour les gentils et pour les pécheurs; et vous comblez de vos grâces des étrangers qui s'en étaient rendus tout-à-fait indignes, tandis que vous refusez les moindres faveurs à un peuple qui semblait les mériter.

« Vous ne m'avez jamais donné un chevreau pour me réjouir avec mes amis. » Vous vous trompez, ô Israël! dites plutôt : « Pour me réjouir avec vous. » Pouvez-vous goûter quelque plaisir dans un festin où votre père ne se trouve pas? Jugez-en vous-même par la manière dont vous en usez aujourd'hui à son égard. Votre père et tous ses domestiques se réjouissent du retour de votre frère; car il ne dit pas : « Mangez et divertissez-vous bien, » mais : « Mangeons et faisons bonne chère; » tandis que, tourmenté par une jalousie cruelle qui vous aigrit contre votre frère, et qui vous retient à la campagne loin de votre père, vous voulez vous réjouir et faire festin en son absence.

« Vous ne m'avez jamais donné un chevreau.» Un père ne donne pas si peu de chose. Voici que l'on vient d'immoler un veau : entrez et mangez avec votre frère. Pourquoi demander un chevreau puisqu'on vous donne un agneau? De peur que vous ne prétextiez votre ignorance, saint Jean vous l'a montré dans le désert, en disant : « Voici l'agneau de Dieu, voici celui qui ôte les péchés du monde. » Votre père, toujours plein de bonté pour vous, et désirant vous faire rentrer en vous-même par une sincère pénitence, vous exhorte à venir manger le veau gras qu'il a immolé au lieu d'un chevreau, qui, au jour du jugement, doit être à la gauche. Mais vous, à la fin des siècles, vous immolerez un boue, qui est l'Antechrist, et vous mangerez sa chair avec vos amis, c'est-à-dire avec les démons, suivant cette prédiction du prophète : « Vous avez écrasé la tête du dragon, et vous l'avez donné en nourriture aux peuples d'Ethiopie. »

« Mais aussitôt que votre autre fils, qui a mangé son bien avec les femmes de mauvaise vie, est revenu, vous avez tué pour lui le veau gras... Les Juifs avouent aujourd'hui que c'est le veau gras » qu'on a tué; ils savent que le Christ est venu; mais, rongés qu'ils sont par la passion de l'envie, ils ne veulent point être sauvés, à moins que leur frère ne périsse.

« Alors le père lui dit : « Mon fils, vous êtes toujours avec moi, et tout ce que j'ai est à vous.» Il l'appelle « son fils,» quoique celui-ci refuse d'entrer dans la maison paternelle. Mais comment peut-on dire que tout ce que Dieu possède appartient aux Juifs? Est-ce que les Anges, les Trônes, les Dominations et toutes les autres puissances célestes sont à eux ? Cela doit donc s'entendre de la loi, des prophètes, et des oracles divins que Dieu leur a confiés. Voilà ce qu'il leur a donné, afin que leur emploi fat de méditer jour et nuit sur sa loi qui est renfermée dans le canon des saintes Ecritures. « Tout ce que j'ai est à vous; » c'est-à-dire la plus grande partie de ce que j'ai; et c'est dans ce sens qu'on doit entendre ce que dit l'Ecriture : « Tous se sont détournés de la droite voie, ils sont tous devenus inutiles; » et ailleurs : « Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des larrons; » et saint Paul, dans son épître aux Corinthiens: « Je me suis fait tout à tous pour les sauver tous, » et aux Philippiens : « Car tous cherchent leurs propres intérêts et non ceux de Jésus-Christ. » Cependant, puisque ce père invite son fils à manger le veau gras, il est à croire qu'il ne lui a jamais rien refusé.

« Mais il fallait faire festin et nous réjouir, parce que votre frère était mort, et il est ressuscité ; il était perdu, et il a été retrouvé. »  Nous devons donc croire que la pénitence peut nous redonner la vie que le péché nous a ôtée. Dans notre parabole ce jeune homme revient lui-même vers son père; mais dans les deux autres, lé pasteur rapporte la brebis qui s'était égarée et la femme retrouve la drachme qu'elle avait perdue. Ces trois paraboles ont le même dénouement: on retrouve ce qu'on avait perdu, pour nous marquer sous des figures différentes que Dieu reçoit avec bonté les pécheurs qui retournent à lui.

Voilà ce que j'avais à dire des Juifs et des gentils par rapport à notre parabole. Voyons maintenant comment on en peut faire l’application aux justes et aux pécheurs. Quant aux justes, on rie peut douter qu'elle rie leur convienne parfaitement. Toute la difficulté est de comprendre comment il se peut faire qu'un homme juste soit jaloux de la conversion et du salut du pécheur, et que, possédé par l'envie, cette cruelle et injuste passion, il ne se laisse ni toucher par la misère de son frère, ni fléchir par les prières de son père, ni gagner par la joie que fait paraître toute la famille.

A cela je réponds en peu de mots que l’homme, quelque juste qu'il sait , ne paraît point juste dès qu'on le compare à Dieu; car, comme Sodôme, selon un prophète, est justifiée par les péchés de Jérusalem; c'est-à-dire qu'elle est, non pas juste, mais moins criminelle que Jérusalem, de même toute la justice des hommes, lorsqu'on la compare avec celle de Dieu, n'est plus une véritable justice. De là vient que saint Paul, après avoir dit : « Tous tant que nous sommes de parfaits, restons dans ce sentiment dont je vous ai parlé, » fait voir ailleurs combien nous sommes éloignés de la perfection, en disant : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements sont impénétrables et ses voies incompréhensibles ! » et dans un autre endroit: « Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est très imparfait; » et en outre: « Nous ne voyons maintenant que comme dans un miroir et dans des énigmes; » et dans son épître aux Romains : « Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera de ce corps mortel ?

Tout cela fait voir que la perfection de la justice ne convient qu'à Dieu seul, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, répand la pluie du soir et du matin. sans avoir égard aux mérites des hommes, invite aux noces tous ceux qu'il rencontre dans les rues et les places publiques, chasse de la salle ceux gui s'attendaient à avoir part au festin, va chercher le pécheur pénitent, comme le pasteur fait pour une brebis égarée qui ne peut revenir d'elle-même, et après l'avoir retrouvée la rapporte sur ses épaules, parce qu'elle s'était fatiguée à courir dans des chemins écartés.

Mais pour nous convaincre que les saints même sont susceptibles d'envie, et qu'il n'y a que Dieu seul dont la bonté soit parfaite et la charité pure et désintéressée, nous n’avons qu'à jeter les yeux sur les enfants de Zébédée. Leur mère, poussée par un tète indiscret que lui inspirait sa tendresse, ayant demandé pour eux à Jésus-Christ un rang trop élevé et des distinctions trop honorables, les dix autres apôtres en conçurent de l’indignation; et Jésus, les ayant appelés à lui, leur dit : « Vous savez que les princes des nations les dominent, et que ceux qui sont grands parmi eux les traitent avec empire : il n'en doit point être de même parmi vous autres; mais que celui qui voudra devenir plus grand parmi vous soit votre serviteur, et que celui qui voudra être le premier d'entre vous soit votre esclave, parce que le fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour la rédemption de plusieurs. » Au reste, on ne doit pas croire qu'il y ait de l'impiété et de la témérité à dire que les apôtres ont été susceptibles de jalousie, puisque les anges même ont leurs défauts, suivant l'expression de Job: « Les astres ne sont point purs aux yeux de Dieu, et il a trouvé du dérèglement jusque dans ses anges. » Le roi-prophète dit aussi : « Nul vivant ne sera trouvé juste devant vous. » Il ne dit pas « nul homme, » mais « nul vivant ne sera trouvé juste devant vous; » c'est-à-dire ni évangéliste , ni apôtre, ni prophète; disons plus, ni Anges, ni Trônes, ni Dominations, ni Puissances, ni aucunes des Vertus célestes. Dieu seul est exempt de péché, mais toutes les autres créatures qui ont la raison et la liberté en partage (car c'est en cela que l'homme à été créé à l'image et à la ressemblance du Créateur) peuvent également se porter et au bien et au mal.

Que si ce raisonnement ne vous parait pas convaincant, peut-être vous rendrez-vous à l'autorité de cette parabole où l'on nous représente un père de famille qui envoie, durant tout le jour, des ouvriers travailler â sa vigne. A la première heure du jour il appelle Adam, Abel et Seth ; à la troisième Noé, à la sixième Abraham, à la neuvième Moïse, et à la onzième les gentils. « Pourquoi, »leur dit-il, « demeurez-vous là tout le long du jour sans travailler? » Ils lui répondent : « C'est parce que personne ne nous a loués. » Cette dernière heure du jour nous marqué I'avènement dû Sauveur, selon ce que dit l’apôtre saint Jean : « Mes frères, c'est ici la dernière heure; et comme vous avez ouï dire que l'Antechrist doit venir, il y a dès maintenant plusieurs antechrists , ce qui nous fait connaître que nous sommes dans la dernière heure. » Si vous n'agréez pas cette explication, je me soumets à tout, pourvu que vous m'accordiez que ceux qui ont été appelés les premiers étaient justes car, cela supposé, pourquoi murmuraient-ils contre le père de famille en disant : « Ces derniers n'ont travaillé qu'une heure, et vous les rendez égaux à nous qui avons porté le poids du jour et de la chaleur! » C'est avec quelque apparence de justice qu'ils représentent au père de famille qu'on ne doit pas donner à ceux qui n'ont travaillé qu'une heure la même récompense qu'à ceux qui depuis le matin jusqu'à la huit ont gémi sous le poids d'un rude travail; mais c'est l'envie qui fait naître cette justice prétendue, puisqu'elle voit avec déplaisir le bonheur d'autrui. Aussi est-ce le reproche que leur fait le père de famille : « Mon ami, »dit-il à fur de ces envieux, « votre oeil est-il mauvais parce que je sais bon?» C'est pourquoi, lorsque l'apôtre saint Paul dit que Dieu seul est juste et immortel, il ne prétend pas dire que les anges sont injustes et mortels; son dessein est de faire voir que Dieu seul est souverainement juste et immortel, et que toute justice, par rapport à la sienne, n'est qu'injustice.

Mais pour vous montrer l'injustice des ouvriers dont parle cette parabole, remarquez que ceux qu'on a loués à la première heure méritent une plus grande récompense que ceux qui n'ont commencé à travailler qu'à la troisième ; qu'on doit aussi donner davantage à ceux-ci qu'à ceux qui n'ont été à la vigne qu'à la sixième heure, et que ces derniers sont plus dignes de récompense que ceux qu'on a loués à la neuvième heure : d'où vient donc qu'ils ne se plaignent point les uns des autres, et qu'ils ne font paraître leur jalousie que contre ceux qui n'ont travaillé qu'à la dernière heure? Vous qu'on a loués à la neuvième heure, pourquoi portez-vous envie à ceux qui n'ont travaillé qu'à la onzième heure ? Quelques raisons que vous puissiez apporter pour faire voir que, ayant travaillé plus longtemps qu'eux, vous méritez aussi une plus grande récompensé, vous serez toujours dans le même cas; et ceux qui ont travaillé dès la sixième heure pourront en dire autant de vous. L'envie vous fait aussi murmurer contre les derniers, vous qui avez commencé à travailler dès la sixième heure, et vous trouvez mauvais qu'on leur donne la même récompense qu'à vous; mais ceux qui ont travaillé à la troisième heure sont en droit de faire les mêmes plaintes contre vous; les ouvriers qui ont été à la vigne à la première heure pourront aussi en dire autant de ceux-ci. Or, quoique ces ouvriers n'aient pas également travaillé et qu'ils aient été envoyés à la vigne à des heures différentes, cependant ils ne sont point jaloux les uns des autres, et ils reçoivent tous sans se plaindre la même récompense. Il n'y a que contre les derniers, c'est-à-dire contre les gentils, qu'ils font éclater leur envie ; ils invoquent cette prétendue faveur pour insulter le père de famille; et c'est leur jalousie que le Fils de Dieu condamne dans toutes ces paraboles.

Je sais que vous trouverez peu d'exactitude, d'élégance dans pion style; mais je vous ai déjà fait observer plusieurs fois qu'il est impossible d'écrire correctement quand on n'est pas en état de retoucher soi-même ce que l'on a écrit. Je réclame donc de vous un peu d'indulgence une cruelle ophtalmie me met dans la nécessité de dicter les choses à la hâte. D'ailleurs il ne faut pas demander dans ces sortes d'ouvrages l'élégance du style, mais la solidité des pensées ; on ne doit pas chercher à se repaître de cosses, mais à se nourrir de pain.

 

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