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EXPLICATIONS DE DIVERS PASSAGES DE L'ÉCRITURE SAINTE.
PARTIE II.
A ALGASIA.
Mon fils Apodemius a parfaitement rempli (1) la signification de son nom en s'exposant à une si longue navigation pour nous venir voir. Il est parti des bords de l'Océan et des extrémités des Gaules, et ayant laissé sur sa route la ville de Rome, il est venu chercher à Bethléem le pain du ciel, afin de s'en rassasier et de pouvoir dire : « Mon coeur a produit une excellente parole ; c'est au roi suprême que j'adresse et que je consacre mes ouvrages. » Il m'a donné de votre part un petit mémoire qui contient plusieurs difficultés très considérables que vous me proposez. En les lisant, vous m'avez paru remplie de lesprit et du zèle de la reine de Saba, qui « vint des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon. » Ce n'est pas que je me compare à ce prince qui a surpassé en sagesse tous les hommes qui ont été et avant et depuis lui; mais pour;vous, on doit vous appeler « reine de Saba, » puisque le péché ne règne point dans votre corps mortel, et que tournant du côté de Dieu toutes les affections de votre coeur, vous méritez d'entendre de sa bouche (2): « Tournez-vous vers moi, ma Sunamite, tournez-vous vers moi; » car le mot Baba signifie en notre langue : conversion. J'ai encore remarqué que les questions que vous me proposez ne sont que sur l'Évangile et sur les épîtres de saint Paul, ce qui fait voir ou que vous lie lisez guère l'Ancien-Testament, ou que vous ne l'entendez pas trop bien. Il faut avouer qu'il est si rempli de difficultés et de figures qu'il n'y a aucun endroit qui n'ait besoin d'explication. Semblable à cette porte orientale d'où se lève la véritable lumière, et par laquelle le grand prêtre a coutume d'entrer et de sortir, il demeure toujours fermé, et n'est ouvert qu'à Jésus-Christ, « qui a la clef de David, qui
(1) Saint Jérôme fait allusion au grec apodemos, qui veut dire : pèlerin, voyageur. (2) La vulgate porte : «Revenez, revenez! O Sunamite ! »
ouvre et personne ne ferme qui ferme et personne n'ouvre. Il S'il daigne vous ouvrir, vous entrerez dans sa chambre et, vous direz: « Le roi m'a fait entrer dans son appartement. » Au reste je m'étonne que vous abandonniez une source très pure dont vous êtes si proche, pour venir puiser de l'eau dans notre petit ruisseau; et que laissant les eaux de Siloé, « qui coulent paisiblement et en silence, Il vous souhaitiez de boire des eaux de Silior, qui sont sales et bourbeuses par le mélange et la contagion des vices du siècle. Vous avez dans votre province le saint prêtre Aletius (1) qui peut vous expliquer de vive voix, et avec cette sagesse et cette éloquence qui lui sont si naturelles, les difficultés que vous me proposez, si ce n'est peut-être que vous n'aimiez mieux des marchandises qui viennent de loin, et que vous n'ayez envie de goûter des viandes apprêtées de ma main. Car les goûts sont différents : les uns, aiment ce qui est un peu amer; ceux-ci rétablissent leur estomac par les acides; ceux-là le fortifient par quelque chose de salé. J'en ai vu plusieurs qui ont fait passer des soulèvements de coeur et des étourdissements de tête par un antidote qu'on appelle picra (2), guérissant ainsi, selon Hippocrate, les contraires par les contraires. Ayez donc soin de corriger par la douceur qu'Aletius a coutume de mettre dans ses discours l'amertume que vous trouverez dans le mien, de jeter le bois de la croix dans les eaux de Mara, et de relever par la force et la vivacité du style de ce jeune ecclésiastique ce quil y a de trop faible gt de trop languissant dans celui d'un vieillard comme je suis, afin que vous puissiez chanter avec joie : « Que vos paroles me paraissent douces! Elles le sont plus que le miel ne l'est à ma bouche. »
Première question.
Pourquoi saint Jean envoie-t-il ses disciples au Sauveur, lui demander s'il est celui qui doit venir ou s'ils doivent en attendre un autre, puisqu'il avait dit lui-même en montrant Jésus
(1) Il y a quelque apparence que cet Aletius est celui à qui saint Paulin adressa une lettre qui est la trente-troisième de sa collection. il était frère de Moirent, évêque de Cahors, auquel il succéda , comme on en peut juger par Grégoire de Tours, liv. 2, chap. 15, de son Histoire. Cela fait voir aussi qu'Hedibia et Algasia étaient de Guienne. (2) Du mot grec pikros, qui veut dire : amer.
Christ : « Voici l'agneau de Dieu, voici celui qui ôte les péchés du monde ? » J'ai traité cette question à fond dans mes commentaires sur saint Mathieu, et puisque vous me la proposez, il est aisé de juger que vous n'avez pas cet ouvrage. Il ne faut pourtant pas la passer ici sous silence, et je vais vous l'expliquer en peu de mots. Lorsque saint Jean, du fond de sa prison et au milieu de ses chaînes, envoie ses disciples vers Jésus-Christ, c'est plutôt pour le leur faire connaître que pour s'informer lui-même s'il était le véritable Messie. Convaincu qu'Hérode doit lui faire trancher la tête , il veut engager ses disciples à suivre celui qu'il reconnaissait lui-même, comme il parait par sa demande, pour le maître de tous les hommes; car il était impossible qu'il ne connût pas celui qu'il avait montré à ceux qui ne le connaissaient pas, » et dont il avait dit : « Lépoux est celui à qui est l'épouse. Je ne suis pas digne de porter ses souliers. Il faut qu'il croisse, et moi que je diminue; » et à qui le Père éternel avait rendu ce témoignage éclatant: « Celui-ci est mon fils bien-aimé dans lequel j'ai mis mon affection. » On peut encore expliquer en cette manière ces paroles de saint Jean : « Êtes-vous celui qui doit venir, ou si nous devons en attendre un autre? » C'est-à-dire : Je sais bien que c'est vous qui êtes venu pour ôter les péchés du monde; mais comme je dois bientôt descendre dans les enfers, je vous prie de me dire si vous y descendrez aussi, ou si l'on lie peut croire sans impiété que le fils de Dieu s'abaisse jusque-là, et si vous en enverrez un autre. Ce qui m'oblige à vous faire cette demande, c'est afin d'annoncer votre venue à ceux qui sont dans les enfers, en cas que vous y descendiez, de même que je l'ai annoncée aux hommes sur la terre ; car vous êtes venu pour nous rendre la liberté et pour rompre les chaînes des âmes, captives. Jésus-Christ, qui savait quel était le dessein de Jean-Baptiste dans la demande qu'il lui faisait, lui répond plus par ses uvres que par ses paroles: « Allez dire à votre maître, » dit-il à ses disciples, « que les aveugles voient, que les boiteux marchent, que les lépreux sont guéris, que les sourds entendent, que les morts ressuscitent; » et, ce qui est encore plus important « que l'Évangile est annoncé aux pauvres, » c'est-à-dire à ceux qui le sont ou par une véritable indigence, ou par un détachement. parfait des choses de la terre; de manière que tous sont appelés au salut sans aucune distinction ni du riche ni du pauvre. Jésus-Christ ajoute : « Et heureux celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale et de chute; » ce qui regarde non pas saint Jean, mais ses disciples, qui étaient déjà venus trouver le Sauveur pour lui dire; « Pourquoi les pharisiens et nous jeûnons nous souvent, et que vos disciples ne jeûnent point? » et qui avaient dit aussi à saint Jean « Maître, les disciples de celui à qui vous avez rendu témoignage sur les bords du Jourdain donnent le baptême , et plusieurs personnes vont à lui; »par où ils font assez voir que leur coeur était déchiré par une envie secrète que leur inspirait la grandeur des miracles que faisait Jésus-Christ, jaloux qu'ils étaient de ce que celui qui avait été baptisé par saint Jean entreprenait lui-même de baptiser les autres, et attirait à lui plus de monde que leur maître. Mais de peur que le peuple ne prit le change et n'attribuât à saint Jean ce reproche qui ne regardait que ses disciples, Jésus-Christ fait publiquement son éloge en disant à ceux qui étaient autour de lui : « Qu'êtes vous allé voir dans le désert? un roseau agité du vent ? Encore un coup qu'êtes-vous allés voir dans le désert? Un homme vêtu avec luxe et avec mollesse? etc., » c'est-à-dire: Etes-vous allé au désert dans l'espérance de voir un homme aussi inconstant et aussi fragile que lest « un roseau agité des vents? » un homme qui balance aujourd'hui à reconnaître celui dont il a déjà fait l'éloge? et qui après avoir dit de lui. « Voici l'Agneau de Dieu, » lui demande maintenant s'il est celui qui devait venir ou si fan doit en attendre un autre? Et parce que tous ceux qui ne débitent qu'une fausse doctrine nont en vue qu'un gain honteux et sordide et ne cherchent que la vaine estime des hommes, afin de faire servir à leurs propres intérêts leur réputation et leur gloire, Jésus-Christ fait voir qu'un homme qui, comme saint Jean, n'est vêtu que d'un habit de poil de chameau, est incapable de se laisser séduire par la flatterie; que n'ayant pour toute nourriture que des sauterelles et du miel sauvage, les richesses et les délices de la terre ne doivent avoir aucun attrait pour lui; et que la vie dure et austère qu'il mène ne peut saccommoder du faste et de la mollesse qui règnent à la cour et dans les palais des rois, où lon ne voit ordinairement que des gens vêtus de pourpre, de lin et de soie, et qui ne cherchent dans leurs habits que ce qui peut flatter leur luxe et leur délicatesse. Jésus-Christ ajoute que saint Jean est non-seulement un prophète qui a coutume de prédire les choses à venir, mais même plus que prophète, parce qu'il a montré au doigt celui que les prophètes ont prédit et qu'il a dit de lui : « voici lAgneau de Dieu qui ôte les péchés du monde. » Et ce qui le rend encore plus recommandable, c'est que cette qualité de prophète se trouve relevée en lui par l'honneur qu'il a eu de baptiser Jésus-Christ ; car après lui avoir dit : « C'est vous qui devez me baptiser, » il le baptisa non point par aucun droit d'autorité et de supériorité sur le Sauveur, mais avec l'humble docilité d'un disciple et la crainte respectueuse d'un serviteur. Quand le Sauveur dit ensuite « qu'entre ceux qui sont nés de femmes il n'y en a point eu de plus grand que saint Jean, » il donne assez à entendre que la naissance qu'il a reçue d'une Vierge lélève au-dessus de son précurseur, et même que le plus petit des anges surpasse, en dignité tous les hommes qui vivent sur la terre car les hommes deviennent semblables aux anges, trais les anges ne deviennent pas hommes comme se l'imaginent (1) certains visionnaires dont la tête n'est remplie que de songes et de chiffres. A cet éloge que le Sauveur fait de saint Jean-Baptiste l'on doit ajouter qu'il avait déjà prêché le baptême de pénitence en disant: « Faites pénitence, car le royaume des Cieux est proche. » De là vient que depuis sa prédication « le royaume des Cieux se prend par violence; » en sorte que lhomme, qui est né semblable aux autres animaux de la terre, s'élevant au-dessus de la bassesse de son origine, tâche de devenir semblable aux anges et de s'établir une demeure dans le ciel. « Les prophètes, aussi bien que la loi, ont prophétisé jusqu'au temps de saint Jean ; » non pas que saint Jean soit la fin de la loi et des prophètes, mais parce que les prophètes n'ont eu en vue dans leurs prédictions que celui à qui saint Jean a rendu témoignage. Jean-Baptiste, selon le sens mystérieux
(1) Saint Jérôme veut parler des origénistes.
de la prophétie de Malachie; « est aussi lui-même cet Élie qui doit venir; » non qu'Élie et Jean-Baptiste n'aient eu qu'une même âme, comme quelques hérétiques se l'imaginent mais parce que saint Jean a été rempli de la grâce et de l'esprit d'Élie, qu'il a porté une ceinture de cuir comme Élie, qu'il a passé sa vie comme Élie dans le fond des déserts, qu'il a été persécuté par Hérodiade, de même qu'Élie l'avait été par Jésabel, et que, comme ce prophète doit être le précurseur du second avènement de Jésus-Christ, de même saint Jean la été du premier, annonçant la venue du Sauveur non-seulement par ses prédications dans le désert, mais encore par ses tressaillements dans le sein de sa mère.
Seconde question.
Comment doit-on entendre ce passage de saint Mathieu : « Il ne brisera point le roseau cassé, et il n'achèvera point d'éteindre la mèche qui fume encore?» Pour bien comprendre le véritable sens de ces paroles, il faut rapporter ici dans toute son étendue ce passage que saint Mathieu a tiré d'Isaïe, et même les paroles de ce prophète, tant selon les Septante que selon le texte hébreu, auquel les versions de Théodotien, d'Aquila et de Symmaque sont entièrement conformes. Voici donc comment cette prophétie est rapportée par saint Mathieu, qui est le seul des quatre évangélistes qui s'en soit servi. « Jésus, sachant que les pharisiens avaient formé le dessein de le perdre, se retira de ce lieu-là, et beaucoup de personnes l'ayant suivi, il les guérit tous, et il leur commanda de ne le point découvrir, afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie: «Voici mon serviteur que j'ai élu, mon bien-aimé dans qui mon âme a mis toute son affection. Je ferai reposer sur lui mon esprit, et il annoncera la justice aux nations. Il ne disputera point, il ne criera point, et personne n'entendra sa voix dans les rues. Il ne brisera point le roseau cassé, et il n'achèvera point d'éteindre la mèche qui fume encore , jusqu'à ce qu'il fasse triompher la justice, et les nations espéreront en son nom. » Voici ce que porte la version des Septante : « Jacob est mon serviteur; je le prendrai sous ma protection. Israël est pop peuple choisi ; mon âme s'est déclarée en sa faveur. J'ai mis mon esprit sur lui, il annoncera la justice aux nations. Il ne criera point, il n'abandonnera personne, et on n'entendra point sa voix au dehors. Il ne foulera point aux pieds le roseau qui est déjà rompu, et il n'achèvera point d'éteindre la mèche qui fume encore; mais il rendra la justice selon la vérité. Il paraîtra avec éclat et ne sera point brisé, jusqu'à ce qu'il ait établi sur la terre le règne de la justice, et les nations espéreront en son nom. » Pour moi, j'ai traduit cet endroit sur le texte hébreu en cette manière : « Voici mon serviteur; je le prendrai sous ma protection; c'est moi qui l'ai choisi; mon âme a mis en lui son affection. J'ai répandu mon esprit sur lui; il annoncera la justice aux nations. Il ne criera point; il n'aura point d'égard à la condition des personnes et il ne fera pont entendre sa voix au-dehors. Il ne foulera point aux pieds le roseau brisé, et il n'achèvera point d'éteindre la mèche qui fume encore. Il rendra la justice selon la vérité. Il ne sera point d'une humeur brusque et chagrine, jusqu'à ce qu'il ait établi la justice sur la terre; et les îles espéreront en sa loi.» Tout cela fait voir que l'évangéliste saint Mathieu n'a pas cru devoir préférer au texte hébreu l'autorité des Septante, mais qu'étant hébreu de nation et très savant dans la loi du. Seigneur, il a enseigné aux gentils ce qu'il avait lu dans l'hébreu. Car si l'on s'arrête à la version des Septante qui porte : «Jacob est mon serviteur; je le prendrai sous ma protection. Israël est mon peuple choisi : mon âme s'est déclarée en sa faveur, » comment pourrons-nous concevoir que ce qui a été prédit de Jacob et d'Israël a été accompli en la personne de Jésus-Christ? Ce n'est pas seulement en cette occasion que saint Mathieu s'est attaché au texte hébreu préférablement à la version des Septante; il en a encore usé de même dans un autre endroit où il dit : « Je rappellerai mon fils de l'Égypte; » au lieu que les Septante ont traduit « Je rappellerai ses enfants, de l'Égypte. » Il parait clairement que cela ne peut convenir au Sauveur, et qu'il faut dans cet endroit suivre la vérité hébraïque, car le prophète ajoute immédiatement après: « Ils ont immolé à Baal. » Quant à ces paroles d'Isaïe qui ne se trouvent point dans la citation de saint Mathieu : « Il paraîtra avec éclat, et il ne sera point brisé, jusqu'à ce qu'il ait établi sur la terre le règne de la justice, » je crois que ce mécompte est arrivé par la faute du premier copiste, qui, ayant trouvé deux versets de suite qui finissaient l'un et l'autre par le mot « justice, » a pris le dernier pour le premier et a passé tout ce qui est entre deux. Saint Mathieu, s'attachant plus au sens qu'aux mots, a encore traduit ces paroles du texte hébreu : « Et les îles espéreront en sa loi, » parcelles-ci : «Et les nations espéreront en son nom. » Sur quoi il faut remarquer que, dans tous les passages que les évangélistes et les- apôtres citent de l'Ancien Testament; ils s'attachent toujours plus au sens qu'aux paroles, et que lorsqu'il y a de la différence entre le texte hébreu et la version des Septante, ils expriment en leur manière le sens de l'hébreu. Le Sauveur donc, selon la nature humaine dont il a bien voulu se revêtir, est appelé: le serviteur du Dieu tout-puissant, et c'est à lui que le Père éternel adresse ces paroles dans un autre endroit : « C'est beaucoup pour vous que vous me serviez pour réunir les tribus de Jacob. » Il est cette « vigne de force; » qui veut dire choisie; il est ce Fils bien-aimé en qui Dieu a mis toutes les affections de son âme. Ce n'est pas que Dieu ait une « âme, » mais le prophète a voulu exprimer par ce mot toute l'affection et toute la tendresse que Dieu a pour son fils. Au reste il ne faut point s'étonner qu'on se serve du mal « âme » pour exprimer les affections de dieu, puisque dans un sens moral, et selon les différentes manières d'expliquer lÉcriture sainte, on lui attribue aussi toutes les parties du corps humain. « Il a mis » aussi « son esprit sur lui, » c'est-à-dire : « un esprit de sagesse et d'intelligence, un esprit de conseil et de force, un esprit de science et de piété et de la crainte du Seigneur, » cet esprit enfin qui descendit sur lui sous la forme d'une colombe, selon ce que Jean-Baptiste nous assure avoir ouï de la bouche même de Dieu le Père : « Celui sur qui vous verrez descendre et demeurer le Saint-Esprit est celui qui baptise dans le Saint-Esprit; et il annoncera la justice aux nations, » selon ce qui est écrit dans les Psaumes : « O Dieu, donnez au roi la droiture de vos jugements, et au fils du roi la lumière de votre justice; » et selon ce que Jésus-Christ lui-même dit dans l'Evangile : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout pouvoir de juger au Fils. Il ne disputera point;» car il s'est laissé conduire comme un agneau pour être immolé. « Il ne disputera point » pour séduire ses auditeurs. « Il ne criera point, » selon ce que dit l'apôtre saint Paul: « Que toute dispute, toute colère, toute aigreur soient bannies d'entre vous. «Il ne criera point, » parce qu'Israël, au lieu de faire rendre la justice, a fait crier ceux qui étaient dans loppression. «Et personne n'entendra sa voix au dehors » ou «dans les rues; » car toute la gloire de la fille du roi lui vient du dedans, et la porte qui conduit à la vie est petite et étroite. On n'entendra donc point sa voix dans ces places publiques où la sagesse, sans entrer dans les voies larges et spacieuses du péché, parle avec assurance aux pécheurs et condamne hautement leurs égarements, employant pour instruire ceux qui sont dehors non pas ses expressions naturelles, mais les énigmes et les paraboles. « Il ne brisera point, le roseau cassé,» ou, comme porte la version des Septante : « Il ne foulera point aux pieds le roseau qui est déjà rompu. » Par ce roseau cassé, qui autrefois servait à chanter les louanges du Seigneur, on doit entendre : le peuple d'Israël, qui, ayant heurté contre la pierre angulaire et s'étant laissé tomber dessus, s'y est malheureusement brisé. Aussi est-ce de lui que le prophète-roi a dit «Réprimez, Seigneur, ces bêtes sauvages qui habitent dans les roseaux. » Il est parlé aussi dans le livre de Josué du « torrent des roseaux, » dont Israël a préféré les eaux sales et bourbeuses à celles du Jourdain qui sont très pures et très claires. Comme ce peuple est retourné de coeur en Egypte, qu'il a souhaité de demeurer dans ce pays sale et marécageux, qu'il a soupiré après les melons, les ognons, rail, les concombres et les marmites d'Egypte, c'est avec justice que le prophète Isaïe l'appelle un a roseau cassé, »dont les éclats ne sont propres qu'à blesser la main de ceux qui s'appuient dessus; car celui qui, après la venue du Sauveur, abandonne l'esprit de lEvangile pour s'arrêter comme le Juif à la lettre qui tue, se blesse lui-même par toutes les actions qu'il fait. «Il n'achèvera point d'éteindre la mèche qui fume encore. » Le peuple gentil, que Dieu a uni à son Eglise, ayant éteint la lumière de la loi naturelle, vivait dans lerreur, enveloppé d'épaisses ténèbres, et d'une fumée noire qui ne manque jamais d'être funeste à la vue; mais Jésus-Christ, bien loin d'éteindre entièrement et de réduire en cendre cette mèche » qui fumait encore, de cette petite étincelle prête à expirer il a excité un très grand embrasement; de manière qu'on a vu tout le monde brûler de ce feu qu'il est venu apporter sur la terre, et dont il souhaite que tous les coeurs soient embrasés. J'ai expliqué en peu de mots le sens moral de ces paroles dans mes commentaires sur saint Mathieu. Ce divin Sauveur, qui n'a point brisé le roseau cassé ni éteint la mèche qui fumait encore, «a fait» aussi « triompher la justice, » parce que ses «jugements sont véritables et pleins de justice en eux-mêmes ; » qu'il « est reconnu juste et sincère dans ses paroles, et qu'il demeure victorieux lorsqu'on veut juger de sa conduite.» La lumière de son Evangile brillera aussi toujours dans le monde, et quelque artifice qu'on emploie contre lui, il ne, succombera jamais, «jusqu'à ce qu'il ait établi la justice sur la terre» et qu'on voie l'accomplissement de cette parole de l'Evangile : «Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » «Les nations espéreront en son nom, »ou bien: «Les îles espéreront en sa loi. » Comme les îles sont très souvent battues des vents et des tempêtes sans néanmoins en être renversées, semblables en cela à cette maison dont parle l'Evangile, qui est solidement établie sur la pierre, de même les Eglises qui espèrent en la loi ou au nom du Sauveur disent par la bouche du prophète Isaïe : « Je suis une ville forte, une ville qu'on ne saurait prendre d'assaut.»
Troisième question.
Dans quel sens doit-on entendre ces paroles de saint Mathieu: « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même?» Qu'est-ce que«renoncer à soi-même?» ou comment celui qui suit le Sauveur renonce-t-il à lui-même? Voici ce que j'ai déjà dit sur cela en peu de mots dans mes commentaires sur saint Mathieu. Renoncer à soi-même, c'est quitter le vieil homme avec ses oeuvres,c'est-à-dire: «Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi;» c'est porter sa croix, et être mort et crucifié au monde. Suivre Jésus-Christ crucifié, c'est regarder le monde comme mort et crucifié pour soi. Voici maintenant ce que nous pouvons ajouter à cette explication. «Le Sauveur ayant dit à ses disciples qu'il fallait qu'il allât à Jérusalem, qu'il y souffrît beaucoup de la part des sénateurs, des docteurs de la loi et des princes des prêtres, et qu'il y fût mis à mort, Pierre, le prenant à part, commença à le reprendre en lui disant: « A Dieu ne plaise, Seigneur! cela ne vous arrivera point;» mais Jésus se retournant lui dit: «Retirez-vous de moi, Satan; vous m'êtes un sujet de scandale, parce que vous n'avez point de goût pour les choses de Dieu, mais pour les choses de la terre. » En effet, ce n'était que par une crainte toute humaine que saint. Pierre appréhendait de voir souffrir Jésus-Christ. S'il avait craint pour son divin maître lorsqu'il lui dit qu'il aurait beaucoup à souffrir et qu'il devait être mis à mort, il devait aussi se réjouir lorsqu'il lui entendit dire qu'il ressusciterait le troisième jour, et la gloire de la résurrection du Sauveur devait adoucir le chagrin qu'il avait de sa Passion et de sa mort. Jésus-Christ, ayant donc fait à saint Pierre une rude réprimande de ce qu'il craignait si fort pour lui, dit à tous ses disciples, ou, comme le rapporte saint Marc, il appela à lui le peuple avec ses disciples, ou, selon saint Luc, il dit à tous: « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à lui-même, qu'il se charge de sa croix et qu'il me suive.» C'est-à-dire : Quiconque veut prendre le parti de Dieu ne doit point s'attendre à mener une vie douce et tranquille. Celui qui croit en moi doit répandre son sang; car c'est conserver sa vie pour l'autre monde que de la perdre en celui-ci. L'emploi d'une âme fidèle qui croit en Jésus-Christ est de porter tous les jours sa croix et de renoncer à soi-même: un impudique qui embrasse la chasteté renonce par la continence à ses dissolutions et à ses débauches; une âme lâche et timide ne se reconnaît plus dès qu'elle vient à prendre des sentiments nobles et généreux; un homme injuste renonce à ses injustices lorsqu'il suit les règles que la justice lui prescrit; un insensé renonce à sa folie s'il confesse Jésus-Christ, qui est la vertu et la sagesse de Dieu. Pénétrés donc de ces importantes vérités , renonçons à nous-mêmes, non-seulement dans le temps de la persécution et lorsqu'il s'agit de souffrir le martyre, mais encore dans toute notre conduite, dans toutes nos actions, dans toutes nos pensées , dans tous nos discours; renonçons à tout ce que nous avons été autrefois, et Lisons voir que nous avons reçu en Jésus-Christ une nouvelle naissance. Carle Seigneur a été crucifié afin que, croyant en lui et étant morts au péché, nous nous crucifiions aussi avec lui et que nous disions comme lApôtre: « Je suis crucifié avec Jésus-Christ; »et derechef : « Mais pour moi, à Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de notre seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est mort et crucifié pour moi, comme je suis mort et crucifié pour le monde! » Il faut que celui qui est crucifié avec Jésus-Christ « désarme les principautés et les puissances, et triomphe d'elles sur la croix. » C'est pourquoi nous lisons dans l'Evangile de saint Mathieu que Simon le Cyrénéen porte la croix du Sauveur, qui, selon les autres évangélistes, lavait portée le premier; en quoi cet homme était une figure de ceux qui devaient croire en Jésus-Christ et se crucifier avec lui.
Quatrième question.
Que veut dire ce que nous lisons encore dans saint Mathieu : « Malheur aux femmes qui seront grosses ou nourrices en ce temps-là ! » et : « Priez Dieu que votre fuite n'arrive point durant l'hiver ni au jour du sabbat? » Lexplication de ce passage dépend de ce qui précède. Quand lEvangile de Jésus-Christ aura été prêché à toutes les nations, que la fin sera venue et quon verra dans le lieu saint labomination qui a été prédite par le prophète Daniel, « Alors, » dit le Sauveur, « que ceux qui seront dans la Judée s'enfuient sur les montagnes; que ceux qui seront au haut du toit n'en descendent point pour emporter quelque chose de leur maison, et que ceux qui seront dans le champ ne retournent point pour prendre leur robe. » J'ai expliqué tout cela avec assez d'étendue dans mes commentaires sur saint Mathieu. Jésus-Christ ajoute immédiatement après : « Malheur aux femmes qui seront grosses et nourrices en ce temps-là! » En quel temps? lorsqu'on verra l'abomination dans le lieu saint; ce qui doit s'entendre à la lettre , comme tout le monde en convient, de la venue de lAntéchrist, qui excitera une persécution si cruelle que chacun sera obligé de prendre la fuite pour se dérober à sa fureur. Mais le malheur des femmes grosses et des nourrices, dans cette fatale conjoncture, est que leur grossesse ou les enfants qui seront encore à la mamelle, les empêcheront de fuir aisément. Quelques-uns néanmoins entendent ce passage de la guerre que Titus et Vespasien ont faite aux Juifs, et particulièrement des extrémités où la ville de Jérusalem se vit réduite lorsque ces princes l'assiégèrent. « Priez Dieu, » dit Jésus-Christ, « que votre fuite n'arrive point durant l'hiver ou au jour du sabbat; » c'est-à-dire, comme l'expliquent ces auteurs : Faites en sorte que vous ne soyez pas obligés de vous enfuir dans les champs ni dans les déserts, surtout quand l'observation du sabbat vous met dans la nécessité ou de violer la loi si vous prenez la fuite, ou de tomber en la puissance de vos persécuteurs si vous voulez observer la loi. Mais puisque le Sauveur, nous dit : « Que ceux qui sont dans la Judée s'enfuient sur les montagnes, » levons les yeux vers ces montagnes dont il est écrit dans les Psaumes : « J'ai levé les yeux vers les montagnes d'où me doit venir du secours. Ses fondements sont posés Sur les saintes montagnes. Jérusalem est environnée de montagnes, et le Seigneur est tout autour de son peuple; » et dans l'Evangile : « Une ville située sur une montagne ne peut être cachée. » Détachons-nous de la lettre ; ôtons nos souliers comme Moïse pour monter sur la montagne de Sina, et disons avec lui : « Il faut que j'aille reconnaître une merveille que je vois; » et alors nous pourrons comprendre que ces nourrices et ces femmes grosses dont parle l'Evangile sont la figure de ces âmes qui, ayant reçu la semence de la parole de Dieu, ont commencé à porter les premiers fruits d'une foi naissante, et qui disent avec le prophète Isaïe : « Nous avons conçu par votre crainte, Seigneur; nous avons été comme en travail, et nous avons enfanté lesprit du salut que vous avez répandu sur la terre. » Car comme le sang que la femme reçoit dans son sein s'y forme peu à peu, et qu'on ne lui donne le nom d'homme que lorsque cette matière confuse, venant à se démêler , prend la forme et les parties qui conviennent au corps humain, de même si nous ne mettons pas en pratique les bonnes pensées que nous avons conçues; elles demeurent oisives dans notre coeur, et ne manquent point de périr et d'avorter dès que nous voyons l'abomination dans l'Église et le démon transformé en ange de lumière. C'était de ces premières semences ou de foi ou de vertu que parlait saint Paul lorsqu'il disait : « Mes petits enfants, pour qui je sens de nouveau les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. » Je crois que dans un sens spirituel l'on peut appliquer à ces âmes ce que dit le même apôtre : « La femme, ayant été séduite, est tombée dans la désobéissance; néanmoins, en mettant dès enfants au monde les femmes se sauveront , si elles demeurent dans la foi; dans la charité, dans la sainteté et dans une vie bien réglée; » et si, après avoir reçu la semence de la parole de Dieu, ces âmes viennent à produire leur fruit, il faut qu'elles aient soin de le faire croître et de le nourrir de lait, jusqu'à ce qu'il soit capable d'une nourriture plus solide et qu'il ait atteint la maturité et la plénitude de l'âge de Jésus-Christ. Car celui qui est encore à la mamelle ne sait ce que c'est que de suivre les règles de la justice, parce qu'il est encore enfant. Ces âmes donc, qui n'ont point encore enfanté et qui n'ont pu nourrir le fruit qu'elles ont porté, ne manquent point de tomber et de se perdre dès qu'elles voient quelque hérésie s'élever dans l'Église, incapables qu'elles sont de se soutenir au milieu des tempêtes et des persécutions, particulièrement lorsqu'elles nont pas eu soin de faire de bonnes couvres et de marcher dans les voies que Jésus-Christ nous a marquées. C'est de cette abomination, que l'erreur et l'hérésie ont introduite dans lEglise, que saint Paul voulait parler lorsqu'il disait qu'un homme d'iniquité et ennemi de Dieu devait s'élever au-dessus de tout ce qui s'appelle Dieu et religion; qu'il aurait la témérité de s'asseoir dans le temple de Dieu et de se faire passer lui-même pour Dieu. Cet homme de péché, animé de l'esprit de Satan , étouffe dans les âmes toutes les semences de la foi, fait périr et avortement fruit ou l'empêche de croître et d'arriver à un âge parfait. Ayons donc recours au Seigneur: prions-le de ne pas permettre que dans les commencements d'une foi naissante nous soyons exposés aux rigueurs de cet hiver dont il est écrit : « L'hiver est déjà passé , les pluies se sont dissipées; » ne languissons point dans une oisiveté criminelle; mais lorsque nous nous verrons en danger de faire naufrage , réveillons le Seigneur qui dort et disons-lui : « Maître, sauvez-nous ; nous périssons. »
Cinquième question.
Comment doit-on entendre ces paroles de saint Luc : « Ils ne voulurent point le recevoir, parce qu'il paraissait qu'il allait à Jérusalem?» Jésus-Christ se hâtait d'aller à Jérusalem parce que « le temps où il devait être enlevé du monde étant proche, » il voulait célébrer la Pâques, selon ce qu'il avait dit à ses apôtres : « J'ai souhaité avec ardeur de manger cette Pâques avec vous avant que je souffre; » il voulait boire ce calice dont il avait dit : « Ne faut-il pas que je boive ce calice que mon père ma donné ? » Il voulait enfin sceller pat la mort de la croix la doctrine qu'il avait enseignée, selon ce qu'il avait dit lui-même : « Quand j'aurai été enlevé de la terre, j'attirerai tout à moi. » Ce divin Sauveur était donc résolu d'aller à Jérusalem. Quelle résolution et quel courage ne faut-il pas avoir pour aller de son propre mouvement. C'est pour cela que Dieu, après avoir dit au prophète Ézéchiel : « Fils de l'homme, vous habitez au milieu des scorpions, mais ne les craignez point, » il ajoute aussitôt : « Regardez-les d'un visage ferme et assuré , car je vous ai donné un visage d'airain et un front de fer, » afin que si « le marteau de toute la terre » s'élevait contre lui, ce prophète, devenu semblable à une enclume très-dure, pût lui résister et briser ce marteau dont il est était : « Comment celui qui était comme le marteau de toute la terre a-t-il été brisé et réduit en poudre ?» «Et il envoya devant lui des personnes » ou « des anges pour annonce sa venue. » Il était de la dignité du fils de Dieu de se faire servir par des anges. Lon peut dire aussi que lEvangile donne ici aux apôtres le nom « danges » de même qu'il le donne ailleurs à saint Jean le Précurseur du Seigneur. « Et ils entrèrent dans une ville des Samaritains pour lui préparer un logement; mais les habitants ne le voulurent point recevoir, parce qu'il paraissait se diriger vers Jérusalem. » Il y a entre les Juifs et les Samaritains une guerre ouverte et une haine déclarée. Ces deux peuples, qui haïssent toutes les autres nations , sont acharnés à se persécuter, parce qu'ils prétendent l'un et l'autre avoir la gloire de posséder la loi de Moïse. Ils portent sur cela leur haine et leur fureur si loin que, les Juifs étant de retour de Babylone , les Samaritains s'opposèrent toujours au rétablissement du temple de Jérusalem; puis ayant voulu eux-mêmes se joindre aux Juifs pour le rebâtir , ceux-ci leur répondirent : « Nous ne pouvons bâtir avec vous une maison à notre Dieu. » De là cette injure atroce que les pharisiens crurent faire à Jésus-Christ en l'appelant Samaritain et possédé du démon. De là la parabole de cet homme qui allait de Jérusalem à Jéricho, dans laquelle on nous représente la charité d'un Samaritain qui le secourut comme quelque chose d'extraordinaire et de digne d'admiration, qu'un méchant homme eût fait une bonne action; de là enfin ce que la Samaritaine dit à Jésus-Christ auprès du puits de Jacob, que les Juifs n'avaient aucun commerce avec les Samaritains. Ceux-ci donc voyant que noire Seigneur allait à Jérusalem, c'est-à-dire vers leurs ennemis (ce qu'ils avaient appris des disciples qui étaient venus pour lui préparer un logement ), ils reconnurent qu'il était Juif, et le regardant comme un ennemi, ils refusèrent de le recevoir dans leur ville. L'on peut dire encore dans un autre sens que Jésus-Christ permit que les Samaritains lui refusassent lentrée de leur ville parce que étant pressé d'aller à Jérusalem pour y sacrifier sa vie et y répandre son sang, il ne voulait pas que le séjour qu'il serait obligé de faire parmi ces peuples, pour les instruire des vérités du ciel, lui fit différer le temps de sa mort qu'il souhaitait et qu'il cherchait avec tant d'empressement. C'est pour cela qu'il disait : « Je ne suis venu que pour les brebis de la maison d'Israël qui se sont perdues, » et qu'il avait défendu aux apôtres d'entrer dans les villes des Samaritains, voulant par là ôter aux Juifs tout prétexte de le persécuter, et de dire qu'ils ne lavaient crucifié que parce qu'il avait embrassé le parti de leurs ennemis. Il était donc aisé de juger, comme nous l'avons dit d'abord, que Jésus-Christ allait à Jérusalem et qu'il voulait s'y rendre au plus tôt c'est ce qui obligea les Samaritains à lui refuser les devoirs de l'hospitalité ; ce qu'ils ne firent néanmoins que parce qu'il voulut bien qu'ils en usassent de la sorte à son égard. Mais les apôtres, qui ne connaissaient point d'autre justice que celle que prescrit la loi, de donner oeil pour oeil et dent pour dent, sensibles à l'outrage que lon faisait à leur divin maître , entreprirent de le venger; et voulant imiter le zèle d'Elie qui consuma par le feu du ciel deux capitaines de cinquante hommes, ils lui dirent : « Seigneur, voulez-vous que nous commandions que le feu descende du ciel et qu'il les dévore? » On ne saurait parler plus juste : « Voulez-vous, » disent-ils, « que nous commandions au feu du ciel de descendre ? » C'est ce que fit Elie en disant : « Si je suis homme de Dieu, que le feu du ciel descende sur vous. » Les apôtres ne pouvaient donc rien faire sans le consentement du Seigneur; en vain auraient-ils commandé au feu de descendre: si Jésus-Christ ne le commandait lui-même ils ne pouvaient réussir dans. leur dessein. «Voulez-vous que nous commandions au feu de descendre? » c'est comme s'ils eussent dit : Si, pour venger l'outrage fait à Elie , qui n'était que le serviteur de Dieu, le feu du ciel a dévoré non pas des Samaritains, mais des Juifs, par quelles flammes ne doit-on pas punir le mépris que ces impies Samaritains font du fils de Dieu! Mais Jésus-Christ au contraire, qui était venu pour sauver les hommes et non pas pour les perdre, et qui avait paru sur la terre, non point revêtu de la puissance et de la gloire de son père, mais sous des dehors qui n'avaient rien que de méprisable aux yeux du monde, reproche à ses apôtres d'avoir oublié ces belles maximes qu'il leur avait enseignées dans son Evangile, et qui ne sont propres qu'à inspirer des sentiments de douceur et d'humanité : « Aimez vos ennemis; » et derechef : « Si quelqu'un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l'autre.»
Sixième question.
Vous me proposez encore une autre petite question sur lEvangile de saint Luc, savoir quel est cet économe infidèle dont le Sauveur loue la conduite ? Pour répondre juste à cette difficulté et pour savoir sur quoi elle était fondée, j'ai consulté le livre des Evangiles, et j'ai remarqué entre autres choses que « les publicains et les gens de mauvaise vie se tenant auprès du Sauveur pour lécouter, les pharisiens et les docteurs de la loi en murmuraient et disaient : « D'où vient que cet homme reçoit des gens de mauvaise vie et mange avec eux?» sur quoi Jésus leur proposa la parabole d'un berger qui, ayant cent brebis et en ayant perdu une, va la chercher et la rapporte lui-même sur ses épaules ; et pour leur faire comprendre le sens mystérieux de cette parabole, il ajouta : « Je vous dis qu'il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de pénitence. » Il leur proposa encore et leur expliqua dans le même sens une autre parabole de dix drachmes , dont une que l'on croyait perdue avait été heureusement retrouvée, et il ajouta : « Je vous dis de même que c'est une joie parmi les anges de Dieu lorsqu'un seul pécheur fait pénitence. » Enfin il leur en proposa une troisième , d'un homme qui avait deux enfants et qui leur donna tout son bien. Le cadet, ayant dépensé tout ce qui lui était échu en partage et se voyant dans la nécessité et réduit à manger les écosses dont on nourrissait les pourceaux, retourna vers son père qui le reçut avec beaucoup de joie et de tendresse, ce qui excita la jalousie de laîné; mais le père lui en fit des reproches : « Vous devez vous réjouir, » lui dit-il, «du retour de votre frère, parce qu'il était mort et il est ressuscité, il était perdu et il a été retrouvé. » Jésus-Christ se servit de ces trois paraboles pour confondre les pharisiens et les docteurs de la loi, qui prétendaient qu'il n'y avait ni pénitence ni salut pour les publicains et les gens de mauvaise vie. Mais voulant inspirer à ses disciples des sentiments de douceur et de miséricorde envers les pécheurs, et leur imprimer cette belle maxime qu'il leur avait déjà enseignée: « Remettez et on vous remettra,» afin qu'ils pussent dire avec confiance dans leurs prières : «Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à ceux qui nous doivent, » il leur dit en parabole, comme il venait de faire eaux pharisiens et aux docteurs de la loi : «Un homme riche avait un fermier » ou «intendant: » c'est ce que signifie le mot « économe, » car «fermier » veut dire proprement : celui qui a ladministration d'une ferme, et c'est du mot «ferme» qu'on l'appelle « fermier,» au lieu qu'un économe a l'intendance non-seulement des terres, mais encore de l'argent et de tous les biens de son maître; et c'est l'idée que Xénophon nous en donne dans ce beau livre qu'il a intitulé De l'Economie, qui signifie, comme l'explique Cicéron : l'administration, non pas d'une simple métairie, mais de toute la maison et de tout ce qui appartient au maître. On accusa donc cet économe devant son maître d'avoir dissipé tout son bien. Sur cette accusation le maître, l'ayant fait venir, lui dit ci Qu'est-ce que j'entends dire de vous? Rendez-moi compte de votre administration, car vous ne pouvez plus désormais gouverner mon bien. »Alors cet économe dit en lui-même : « Que ferai-je puisque mon maître môte l'administration de son bien ? Je ne saurais travailler à la terre, et j'aurais honte de mendier. Je sais bien ce que je ferai afin que, lorsqu'on m'aura dépouillé de ma charge, je trouve des personnes qui me reçoivent chez elles. » Ayant donc fait venir chacun de ceux qui devaient à son maître, il dit au premier: « Combien devez-vous à mon maître? » Il répondit: « Cent barils d'huile. » L'économe lui dit : « Reprenez votre obligation ; asseyez-vous là, et faites-en vitement une autre de cinquante. » Il dit encore à un autre : « Et vous, combien devez-vous?» Il répondit : «Cent mesures de froment. » «Reprenez,» dit-il, « votre obligation, et faites-en une de quatre-vingts. » Et le maître loua ce fermier ou cet économe infidèle de ce qu'il avait agi prudemment; car les enfants du siècle sont plus sages dans la conduite de leurs affaires que ne sont les enfants de lumière. Je vous dis donc de même: « Employez les richesses injustes à vous faire des amis, afin que lorsque vous viendrez à manquer ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. Celui qui est fidèle dans les petites choses sera fidèle aussi dans les grandes ; et celui qui est injuste dans les petites choses sera injuste aussi dans les grandes. Si donc vous n'avez pas été fidèles dans les richesses injustes, qui voudra vous confier les véritables? et si vous n'avez pas été fidèles dans un bien étranger, qui vous donnera celui qui vous appartient en propre ? Nul serviteur ne peut servir deux maîtres, car ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il obéira à l'un et méprisera lautre. Vous ne pouvez servir tout ensemble Dieu et l'argent. « Les pharisiens, qui étaient avares, lui entendaient dire toutes ces choses, et ils se moquaient de lui. » J'ai rapporté cette parabole dans toute son étendue, afin de n'être pas obligé d'en chercher ailleurs le véritable sens et de l'appliquer à certaines personnes en particulier; car nous devons toujours la regarder comme une parabole, c'est-à-dire, selon l'étymologie du mot grec, comme une comparaison et comme une ombre qui nous conduit à la connaissance de la vérité. Si donc cet homme riche, sans avoir égard à la perte qu'il avait faite, loue la prudence de cet économe infidèle qui avait su l'art de faite servir au rétablissement de ses affaires des biens injustement acquis, et de ménager ses propres intérêts aux dépens de ceux de son maître, quelles louanges Jésus-Christ, à qui l'on ne saurait faire aucun tort et qui a un penchant naturel à la clémence, ne donnera-t-il pas à ses disciples, s'ils font miséricorde à ceux qui doivent croire en lui ? A la fin de cette parabole le fils de Dieu ajoute : « Je vous dis de même : Employez les richesses injustes à vous faire des amis ». Le mot mammona, dont se sert l'Évangile; signifie non pas en hébreu, mais en syriaque : dès richesses acquises par des voies injustes. Si donc un bien mal acquis peut devenir un principe de mérite et de justice par le bon usage qu'on en fait, à combien plus forte raison la parole de Dieu, qui est pure de toute iniquité, deviendra-t-elle pour les apôtres, à qui elle a été confiée, la source d'une félicité et d'une gloire immortelle, s'ils s'acquittent dignement d'un si saint ministère ! C'est ce qui fait dire au Sauveur : « Celui qui est fidèle dans les petites choses, » c'est-à-dire : dans les biens extérieurs et passagers, « sera fidèle aussi dans les Brandes, » c'est-à-dire : dans l'usage des biens intérieurs et éternels ; « et celui qui est injuste dans les petites choses, » et qui refuse de faire part à ses frères des biens que Dieu a créés pour lusage de tous les hommes, « sera injuste aussi dans les grandes, » et aura en vue en prêchant la parole de Dieu, non pas l'utilité des peuples, mais la dignité des personnes. Or, si vous n'êtes pas fidèles dans la dispensation des richesses temporelles, qui passent et qui vous échappent malgré tous, qui voudra vous confier le soin de distribuer aux peuples les trésors éternels et les véritables richesses de la parole de Dieu ? Si vous avez administré avec tant d'infidélité des biens étrangers, je veux dire : tout ce qui appartient au mondes qui pourra vous confier les biens qui vous appartiennent, et qui sont proprement les biens de lhomme? De là Jésus-Christ prend occasion de condamner l'avarice en disant qu'ors ne saurait allier dans un même coeur l'amour de Dieu avec l'amour des richesses, et que si les apôtres veulent aimer véritablement Dieu, ils doivent mépriser tous les biens de la terre. Mais les pharisiens et les docteurs de la loi, gens avares et attachés à leurs intérêts, voyant bien que Cette parabole s'adressait à eux, se moquaient de Jésus-Christ , parce qu'ils préféraient la possession et la jouissance des biens extérieurs à lespérance des biens futurs et éternels. Théophile, qui a été le septième évêque de l'Eglise d'Antioche après saint Pierre, et qui nous a laissé un illustre monument de son érudition, faisant un corps d'histoire des paroles des quatre évangélistes, explique ainsi cette parabole dans ses Commentaires : « Cet homme riche qui avait un fermier ou un économe est Dieu, dont les richesses sont infinies. Son économe est saint Paul, qui, instruit aux pieds de Gamaliel dans la science des saintes Ecritures, était chargé du soin d'enseigner aux autres la loi du Seigneur. Mais ayant commencé à persécuter ceux qui croyaient en Jésus-Christ, à les charger de draines, à les faire mourir, et à dissiper par là les biens de son maître, le Seigneur, blâmant une conduite si violente et si emportée, lui a dit: «Saül ; Saül,pourquoi me persécutez-vous? » Il vous est dur de regimber contre l'aiguillon. Que ferai-je ? dit alors en lui-même cet économe infidèle. De maître et d'intendant que j'étais; je me vois réduit au rang des disciples et des ouvriers. « Je ne saurais travailler à la terre, car je vois qu'on a aboli tous les commandements de la loi, qui ne nous proposait pour récompense que des biens terrestres et passagers, et que cette loi aussi bien que les prophètes n'ont duré que jusqu'à Jean. « J'ai honte de mendier, » et de me voir réduit à apprendre des gentils, et d'Ananie qui n'est qu'un disciple, la science du salut et de la foi, moi qui ai été le maître et le docteur des Juifs. Je vais donc prendre le parti qui me paraît le plus avantageux pour moi, afin que, lorsqu'on m'aura ôté l'administration que l'on m'avait confiée, les chrétiens me reçoivent chez eux. Il commença donc à instruire ceux qui avaient renoncé au judaïsme pour embrasser la foi de Jésus-Christ; et de peur qu'ils ne crussent qu'ils devaient être justifiés par la loi de Moïse, il leur fit voir que cette loi était abolie, que le temps des prophètes était passé, et qu'ils devaient regarder comme des ordures ce qu'autrefois ils avaient considéré comme un gain et un avantage. Il fit ensuite venir deux des débiteurs de son maître. Le premier devait «cent barils d'huile: » c'était le peuple gentil qui avait besoin que Dieu répandit sur lui l'abondance de ses miséricordes. De cent barils dont il était redevable, et qui est un nombre plein et parfait, l'économe lui fit faire une obligation de cinquante; nombre qui marque la pénitence, et qui revient aux années de jubilé, et à cette autre parabole dont il est parlé dans l'Évangile, ou un créancier remet à l'un de ses débiteurs cinq cents deniers et à l'autre cinquante. Le second devait « cent mesures de blé :» c'était le peuple juif, qui s'était nourri des commandements de Dieu comme d'un froment très pur. L'économe lui fit faire une obligation de quatre-vingts mesures : c'est-à-dire qu'il l'engagea à croire en la résurrection du Sauveur, et à passer de l'observation du sabbat à la célébration du dimanche, qui est le premier jour de la semaine. Ce fut par une conduite si sage que cet économe mérita l'approbation et les éloges de son maître, qui le loua d'avoir renoncé pour les intérêts de son salut à la sévérité d'une loi dure et austère, pour prendre les sentiments de douceur et de miséricorde qu'inspire l'Evangile. Mais pourquoi, me direz-vous, appelle-t-on cet économe « infidèle, » puisqu'il n'agissait que par l'esprit de la loi dont Dieu même est l'auteur? C'est que, quoiqu'il servît Dieu avec un véritable zèle et des intentions épurées, néanmoins son culte était défectueux et partagé, parce qu'en croyant au Père il ne laissait pas de persécuter le Fils, et que reconnaissant un Dieu tout-puissant, il ne voulait pas confesser la divinité du Saint-Esprit. Saint Paul a donc fait paraître plus de prudence en transgressant la loi que les enfants de lumière, qui, en vivant dans la pratique exacte de la loi de Moïse , ont méconnu Jésus-Christ qui est la véritable lumière de Dieu le Père. » Si vous voulez savoir comment saint Ambroise, évêque de Milan, explique cette parabole, vous pouvez consulter ses commentaires. Je n'ai pu trouver ce qu'Origène et Didyme ont écrit sur ce sujet, et je ne sais s'ils ont traité cette matière ou si leur ouvrage s'est perdu. Pour revenir à la première explication que j'ai donnée à cette parabole, il me semble que nous devons employer les richesses injustes à nous faire des amis, en les distribuant non pas à toutes sortes de pauvres, mais à ceux qui peuvent nous recevoir chez eux, et « dans les tabernacles éternels ; » leur donnant peu de chose pour recevoir beaucoup d'eux, nous dépouillant des biens étrangers pour entrer en possession de ceux qui nous sont propres , et «semant avec abondance pour recueillir avec abondance; » car « celui qui sème peu moissonnera peu. »
Septième question.
En quel sens doit-on prendre ce passage de l'épître aux Romains : « Et certes, à peine quelqu'un voudrait-il mourir pour un homme juste; peut-être néanmoins qu'il s'en pourrait trouver un qui voudrait bien donner sa vie pour un homme dont la vertu lui serait connue?» Deux hérétiques également impies, quoique engagés dans différentes erreurs, ont pris occasion de ce passage pour blasphémer ce qu'ils ne pouvaient comprendre ; car Marcion admet deux Dieux, l'un juste, et l'autre bon. Il fait le Dieu juste auteur de la loi et des prophètes, et il attribue au Dieu bon, dont il dit que Jésus-Christ est le fils, les Evangiles et les Epîtres des apôtres. Or il prétend qu'il n'y a personne, ou du moins qu'il s'en trouve très peu qui aient souffert la mort pour le Dieu juste; mais qu'une infinité de martyrs ont répandu leur sang pour le Dieu bon; cest-à-dire pour Jésus-Christ. Arius, au contraire, attribue à Jésus-Christ le nom de « juste, » selon ce qui est écrit dans les psaumes : « O Dieu! donnez au roi la droiture de vos jugements, et au fils du roi la lumière de votre justice, » et selon ce que Jésus-Christ lui-même dit dans l'Évangile : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout. pouvoir de juger au Fils; » et derechef : « Je juge selon ce que j'entends; » et il attribue au Père la qualité de «bon, » conformément à ce que Jésus-Christ dit dans l'Evangile : « Pourquoi m'appelez-vous bon ? Il n'y a que Dieu le Père seul qui soit bon. » Jusqu'ici cet hérésiarque trouve de quoi se sauver et soutenir son impiété; mais dans la suite il ne fait que broncher, et ne rencontre que des précipices; car comment peut-on dire que quelqu'un peut-être voudra bien donner sa vie pour le Père, et qu'à peine en trouvera-t-on qui veuille mourir pour le Fils, puisque tant de martyrs ont répandu leur sang pour le nom de Jésus-Christ? Si fon veut donc expliquer ce passage dans un sens simple et naturel, l'on peut dire que dans lancienne loi, qui exerçait envers les pécheurs une justice sévère et rigoureuse, à peine s'est-il trouvé quelqu'un qui ait répandu son sang, au lieu que la nouvelle alliance , qui n'inspire que la douceur et la miséricorde, a produit une infinité de martyrs. Mais comme l'apôtre saint Paul parle d'une manière douteuse en disant que « l'on pourrait trouver peut-être quelqu'un qui voulût bien mourir, » et que de là lon peut conclure qu'il n'y en a que fort peu qui soient dans la disposition de sacrifier leur vie pour les intérêts de lEvangile , il faut nécessairement donner un autre sens à ce passage, et l'expliquer par rapport à ce qui précède et à ce qui suit. Saint Paul dit qu'il « se glorifie dans les afflictions, parce que laffliction produit la patience, la patience lépreuve, et lépreuve lespérance, et que cette espérance ne nous trompe point, » fondée qu'elle est sur ce que « l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné, » selon ce que Dieu avait dit par un prophète : « Je répandrai mon esprit sur toute chair. » De là cet apôtre prend sujet d'admirer la bonté de Jésus-Christ, qui a bien voulu mourir pour des impies et des pécheurs comme nous, qui étions encore dans les langueurs du péché, et mourir dans le temps que Dieu avait marqué, selon ce qu'il dit lui-même : « Je vous ai exaucé au temps favorable, je vous aide au jour du salut; » et derechef : «Voici maintenant le temps favorable, voici maintenant le jour du salut ; » dans un temps où tous les hommes s'étaient corrompus et détournés du droit chemin, et où il n'y en avait pas un seul qui fît le bien. Il n'y a donc qu'une bonté infinie et une miséricorde incompréhensible qui aient pu le porter à donner sa vie pour des impies; car la mort a quelque chose de si affreux et de si terrible qu'à peine peut-on trouver quelqu'un qui veuille bien mourir pour un homme juste et dont la vertu lui est connue, quoiqu'il s'en puisse quelquefois rencontrer qui voudront bien donner leur vie pour une chose bonne et juste. Or la marque la plus sensible que Dieu ait pu nous donner de son amour envers les hommes, c'est que dans le temps même que nous étions encore pécheurs Jésus-Christ est mort pour nous, sacrifiant sa vie sur la croix, se laissant conduire au supplice pour les iniquités de son peuple, se chargeant de nos péchés, se livrant volontairement à la mort, et souffrant qu'on le mît au nombre des scélérats, afin de nous rendre ;justes, forts et vertueux, de faibles, d'impies et de pécheurs que nous étions. Quelques-uns expliquent ce passage de cette manière : Si Jésus-Christ est mort pour nous dans le temps que nous étions encore impies et pécheurs, avec quel zèle et quel empressement ne devons-nous pas donner notre vie pour Jésus-Christ, qui est «bon » et «juste » tout ensemble! Au reste il ne faut pas s'imaginer qu'il y ait de la différence entre « bon » et « juste,» et que par ces deux mots l'apôtre saint Paul ait voulu marquer quelque personne en particulier; ils signifient simplement: une chose bonne et juste, pour laquelle il est assez difficile de trouver quelqu'un qui veuille répandre son sang, quoiqu'on en puisse quelquefois rencontrer d'assez généreux pour le faire.
Huitième question.
Comment doit-on entendre ces paroles de l'épître de saint Paul aux Romains: « Le péché, ayant pris occasion du commandement de s'irriter, a produit en moi toutes sortes de mauvais désirs ? » Je vais rapporter ici ce passage tout au long, afin de lexpliquer ensuite par parties, avec la grâce et le secours de Jésus-Christ. Je vous dirai simplement et en peu de mots quel est mon sentiment, sans prétendre prévenir le vôtre ni vous ôter la liberté d'en penser ce qu'il vous plaira. « Que dirions-nous donc? » dit l'Apôtre. « La loi est-elle péché? Dieu nous garde d'une telle pensée! Mais je n'ai connu le péché que par la loi: car je n'aurais jamais connu la concupiscence si la loi n'avait dit: « Vous n'aurez point de mauvais désirs. » Mais le péché, ayant pris occasion du commandement de s'irriter, a produit en moi toutes sortes de mauvais désirs; car sans la loi le péché était comme mort. Et pour moi je vivais autrefois sans loi ; mais le commandement étant survenu, le péché est ressuscité. Et moi je suis mort; et il s'est trouvé que le commandement qui devait me donner la vie a servi à me donner la mort; car le péché, ayant pris occasion du commandement, m'a trompé et m'a tué par le commandement même. Ainsi la loi est sainte à la vérité, et le commandement est saint, juste et bon. Ce qui est bon en soi m'a-t-il donc causé la mort? Nullement; mais c'est le péché et la concupiscence, qui, m'ayant causé la mort par une chose qui était bonne, a fait paraître ce qu'elle était; de sorte qu'elle est devenue, par le commandement même une source plus abondante de péché. Car nous savons que la loi est spirituelle ; mais pour moi je suis charnel, étant vendu pour être assujetti au péché. Je n'approuve pas ce que je fais, parce que je ne fais pas ce que je veux; mais je fais ce que je liais. Que si je fais ce que je ne veux pas, je consens à la loi et je reconnais quelle est bonne. Ainsi ce n'est point moi qui fais cela, mais c'est le péché qui habite en moi; car je sais qu'il n'y a rien de bon en moi, c'est-à-dire dans ma chair, parce que je trouve en moi la volonté de faire le bien, mais je ne trouve point le moyen, de laccomplir; car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux pas. Que si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, mais c'est le péché qui habite en moi. Lors donc que je veux faire le bien, je trouve en moi une loi qui s'y oppose, parce que le mal réside en moi; car je me plais dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur, mais je sens dans les membres de mon corps une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché, qui est dans les membres de mon corps. Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur. » La médecine ne nous donne pas la mort en nous faisant connaître des poisons capables de nous faire mourir, quoiqu'il se trouve des scélérats qui s'en servent, ou pour s'empoisonner eux-mêmes, ou pour se défaire de leurs ennemis. Il en est de même de la loi: elle nous a été donnée pour nous faire connaître le poison du péché. Comme l'homme, abusant de sa liberté, se laissait aller au gré de ses injustes désirs et tombait de précipice en précipice ; Dieu a voulu le retenir par sa loi comme par une espèce de frein, et lui apprendre à mesurer ses pas et à marcher avec plus de circonspection, afin que nous le servions « dans la nouveauté de l'esprit, et non point dans la vieillesse de la lettre », c'est-à-dire que nous nous assujettissions à la loi, nous qui autrefois vivions comme des bêtes et qui disions : « Ne pensons qu'à boire et à manger, puisque nous mourrons demain. » Que si, malgré la loi qui est survenue, et qui nous a montré et le bien que nous devons faire et le mai que nous devons éviter, nous ne laissons pas de transgresser, ses commandements, emportés que nous sommes par le dérèglement de notre cur et par l'impétuosité de nos passions, il semble alors que cette loi est la cause du péché, puisque les bornes quelle prescrit à notre cupidité ne servent en quelque façon que pour la rendre plus vive et plus ardente. C'est une maxime chez les Grecs, que les choses permises sont celles que nous souhaitons avec moins d'empressement. Rien au contraire n'irrite plus nos désirs et n'excite davantage la vivacité de nos passions que ce qui nous est défendu. C'est pourquoi Cicéron dit que, dans les lois que Solon donna aux Athéniens, ce sage législateur ne voulut prescrire aucune punition pour les parricides, de peur que sa loi ne fût pas tant une défense d'un crime si énorme qu'un attrait pour le commettre. La loi donc semble être une occasion de péché pour ceux qui méprisent et foulent a un pieds les commandements qu'elle nous fait, parce qu'en défendant ce qu'elle ne veut pas permettre elle lie par ses ordonnances ceux qui, avant l'établissement de la loi, pouvaient sans se rendre coupables commettre, des crimes qu'aucune loi ne leur défendait. Tout ce que j'ai dit jusqu'ici ne regarde que la loi de Moïse; mais comme saint Paul, parle dans la suite d'une loi de Dieu, et d'une loi de la chair et des membres, qui s'oppose sans cesse à la loi de l'esprit et qui nous asservit à la loi du péché, je crois qu'à l'occasion de de ces quatre lois toujours opposées l'une à l'autre, il est à propos d'examiner de combien de sortes de lois il est fait mention dans la sainte Écriture. Il n'y a qu'une loi qui a été donnée par Moïse, et dont saint Paul dit dans son épître aux Galates : « Tous ceux qui s'appuient sur les oeuvres de la loi sont dans la malédiction, puisqu'il est écrit : « Malédiction sur tous ceux qui n'observent pas tout ce qui est prescrit dans le livre de la loi. » Il ajoute au même endroit : « La loi a été établie pour faire reconnaître les crimes que l'on commettait en la violant, jusqu'à l'avènement de ce Fils que la promesse regardait; et cette loi a été donnée par les anges par l'entremise d'un médiateur; » et derechef : « La loi nous a servi de conducteur pour nous mener comme des enfants à Jésus-Christ, afin que nous fussions justifiés par la foi ; mais la foi étant venue, nous ne sommes plus sous un conducteur comme des enfants , puisque vous êtes tous enfants de Dieu par la foi en Jésus-Christ. » Saint Paul donne encore le nom de « loi », à quelques endroits de l'Écriture qui ne renferment aucun commandement et qui ne regardent que des faits purement historiques. « Dites-moi, je vous prie, » dit cet apôtre, « vous qui voulez être sous la loi, n'entendez-vous point ce que dit la loi ? Car il est écrit qu'Abraham a eu deux fils, l'un de la servante et l'autre de la femme libre; mais celui qui naquit de la servante naquit selon la chair, et celui qui naquit de la femme libre naquit en vertu de la promesse de Dieu. » On appelle encore les Psaumes du nom de «loi, » selon ce que Jésus-Christ dit dans lÉvangile : « Afin que la parole qui est écrite dans leur loi soit accomplie, ils m'ont haï sans aucun sujet. » La prophétie d'Isaïe porte aussi le nom de loi : « Il est écrit dans la loi, » dit l'Apôtre: « Je parlerai à ce peuple en des langues étrangères et inconnues, et après cela même ils ne m'entendront point, dit le Seigneur. » C'est ce que j'ai trouvé dans le prophète Isaïe selon le texte hébreu et la version d'Aquila. On donne encore le nom de « loi » au sens mystique de l'Écriture sainte , conformément à ce que dit saint Paul : « Nous savons que la loi est spirituelle. » Outre toutes ces lois, le même apôtre nous apprend qu'il y a une loi naturelle écrite dans nos curs. « Lors, » dit-il, « que les gentils, qui n'ont point la loi, font naturellement les choses que la loi commande, n'ayant point la loi ils se tiennent à eux-mêmes lieu de loi, faisant voir que ce qui est prescrit par la loi est écrit dans leur coeur, comme leur conscience en rend témoignage. » Cette loi que nous portons écrite dans le coeur est commune à toutes les nations ; personne ne l'ignore. Ainsi tous les hommes se rendent coupables lorsqu'ils transgressent cette loi que Dieu, dont les jugements sont toujours justes et équitables, a écrite dans nos coeurs : «Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse à vous-même. » Où est l'homme qui ignore que l'homicide, l'adultère, le vol et toutes sortes de convoitises sont un mal, dès qu'il les envisage par rapport à lui-même et à ses propres intérêts ? Car s'il n'était persuadé que toutes ces injustices sont un mal, il ne se plaindrait pas lorsqu'on les commet à son endroit. C'est cette loi naturelle qui découvrait à Caïn toute l'énormité de son crime lorsqu'il disait : « Mon iniquité est trop grande pour que je puisse en obtenir le pardon; » c'est elle qui fit connaître à Adam et à Eve la grandeur de leur péché, et qui les obligea à se cacher sous l'arbre de vie; c'est elle qui, avant même la loi de Moïse , tourmenta Pharaon par de secrets remords, et arracha de sa bouche cet aveu de son orgueil et de sa désobéissance : « Le Seigneur est ,juste, et moi et mon peuple nous sommes des impies. » Cette loi est inconnue à un enfant qui n'a pas encore l'usage de la raison, et comme il ne tonnait point de commandement, il le transgresse aussi sans crime : il bat ses parents, il maudit son père et sa mère. Comme il ne sait point encore les règles de la sagesse, le péché est mort en lui. Mais dès qu'il viendra à connaître la loi, et que la raison plus avancée lui aura fait voir et le bien qu'il doit faire et le mal qu'il doit éviter, alors le péché ressuscitera, et cet enfant commencera à mourir par le péché dont il se rendra coupable. Ainsi l'époque, où la raison commence à se développer et à nous faire connaître les commandements de Dieu pour arriver à la vie devient pour nous un principe de mort, si nous nous acquittons de nos devoirs avec négligence et si ce qui devait nous instruire et nous éclairer ne sert qu'à nous séduire, à nous perdre et à nous conduire à la mort. Ce n'est pas que la connaissance que nous avons de la loi soit un péché, car cette loi que nous connaissons est sainte, elle est juste, elle est bonne; mais c'est que les actions qui, avant la connaissance de la loi; ne nie paraissaient pas criminelles, deviennent pour moi des crimes par la connaissance que la loi nie donne de ce qui est péché et de ce qui est vertu. Ainsi, ce qui m'avait été donné comme un bien se change en mal par la corruption et le dérèglement de mon propre coeur; ou, pour m'exprimer d'une manière encore plus forte, le péché que je commettais sans crime avant que j'eusse la connaissance de la loi devient, par la transgression de cette même loi, une source plus abondante de péché. Mais voyons auparavant quelle est cette convoitise dont il est dit dans la loi: « Vous ne convoiterez point. » Quelques-uns croient que c'est celle qui est défendue par ce commandement du Décalogue: « Vous ne convoiterez point ce qui appartient à votre prochain. » Pour moi il me semble que par le mot « convoitise » on doit entendre toutes les passions du coeur humain, c'est-à-dire : nos chagrins, nos joies,nos craintes, nos désirs. Au reste il ne faut pas s'imaginer que dans le portrait que saint Paul nous fait ici des différents mouvements dont il se sent agité cet apôtre veuille parler de lui-même, lui qui était un vaisseau d'élection, lui dont le corps était le temple du Saint-Esprit, lui qui disait : « Est-ce que vous voulez éprouver la puissance de Jésus-Christ, qui parle par ma bouche? , et dans un autre. endroit : « Jésus-Christ nous a rachetés; » et derechef: «Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi. » Il parle donc de celui qui veut expier ses péchés par la pénitence ; il fait sous son noie la peinture des faiblesses humaines ; il décrit les combats continuels que deux hommes , l'un intérieur et l'autre extérieur, se livrent sans cesse au dedans de nous-mêmes. L'homme intérieur approuve la loi écrite et la loi naturelle, et reconnaît qu'elle est bonne,qu'elle est sainte, qu'elle est juste, qu'elle est spirituelle; l'homme extérieur dit comme saint Paul. « Pour moi je suis charnel, étant vendu pour être assujetti au péché ; car je n'approuve pas ce que je fais,et je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais. » Que si l'homme extérieur fait ce qu'il ne veut pas et ce qu'il hait, il démontre que le commandement de la loi est bon, et que ce n'est point lui qui fait le mal, mais le péché qui demeure en lui, c'est-à-dire: la corruption de la chair, et l'amour du plaisir qui est naturel à tous les hommes , mais dont ils ne doivent user que dans la vue d'avoir des enfants, et qui devient criminel dès qu'il passe les bornes que le Créateur lui a prescrites. Que chacun de nous s'examine ici lui-même, qu'il se rende compte de ses propres sentiments, qu'il considère à combien de vices et de dérèglements son coeur s'abandonne, combien de paroles indiscrètes, de pensées volages, de mouvements involontaires lui échappent malgré lui dans la vivacité et l'emportement de la passion. Je ne parle point des actions, de peur de donner atteinte à l'innocence et à la sainteté de quelques hommes justes, comme de Job, dont il est écrit : « Cet homme-là ne cherchait que la vérité, mettant une vie pure et sans tache; servant Dieu dans la pratique de la justice, et s'éloignant de tout ce qui est mauvais; » et de Zacharie et d'Elisabeth, dont lEvangile dit : « Ils étaient tous deux justes devant Dieu, et ils marchaient dans tous les commandements et les ordonnances du Seigneur d'une manière irrépréhensible; » et des apôtres, à qui Jésus-Christ avait dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait; » car le Sauveur n'aurait jamais fait ce commandement à ses apôtres s' il n'avait été persuadé que l'homme peut devenir parfait; si ce n'est peut-être qu'on dise que « s'éloigner de tout ce qui est mauvais, » comme faisait Job, c'est se corriger et passer, des désordres et des égarements d'une jeunesse libertine, à une vie plus réglée et à la pratique de la vertu; que « marcher dans les voies de la justice, » comme faisaient Zacharie et Elisabeth , c'est mener une vie irréprochable aux yeux des hommes, ce qui peut-être n'empêchait pas que cette convoitise qui, selon saint Paul, demeure dans nos membres, ne dominât dans leur coeur. Quant au commandement que Jésus-Christ fait à ses apôtres d'être parfaits, ce n'est point à des enfants qu'il le fait, mais à des hommes d'un âge mûr et consommé , que j'avoue être propre à l'état de perfection. Je ne prétends point par là flatter les vices et la corruption du coeur humain; je ne m'attache quà l'autorité des saintes Ecritures, qui nous apprennent qu'il n'y a personne exempt de souillure, et que Dieu a voulu que tous les hommes fussent « enveloppés dans le péché, afin d'exercer sa miséricorde envers tous, » excepté celui-là seul « qui n'a commis aucun péché, et de la bouche duquel il nest jamais sorti aucune parole de tromperie, se selon ce que dit Salomon: « Le serpent ne laisse aucune trace sur la pierre; » et Jésus-Christ dans lEvangile: « Le prince de ce monde va venir, mais il ne trouvera rien en moi qui lui appartienne, cest-à-dire: aucune mauvaise action, aucun vestige de sa malice. Cest pour cela que Dieu nous défend d'insulter un homme qui veut se retirer de ses anciens désordres, et davoir « l'Egyptien en abomination, » parce que nous avons tous été étrangers en Egypte, que nous y avons travaillé à des ouvrages de brique et de terre et à bâtir des villes pour Pharaon, et qu'on nous a menés captifs en Babylone, c'est-à-dire que nous avons été asservis comme les autres à la loi du péché qui dominait dans nos membres. Or le homme ne trouvant presque plus de ressource à ses maux, et confessant ingénument que toute la nature humaine a été engagée dans les pièges du démon , saint Paul, ou plutôt lhomme en la personne duquel cet apôtre déplore les faiblesses et les misères de tous les autres, revenu à lui-même, rend grâces au Seigneur de ce qu'il a bien voulu le racheter par son sang, le purifier de ses souillures dans les eaux sacrées du baptême, le revêtir de la nouvelle robe de Jésus-Christ, et faire succéder au vieil homme, qui est mort en lui, un homme nouveau qui dit : « Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort ? » Je rends grâces à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur qui m'a délivré d'un corps de mort. Que si quelqu'un prétend que lapôtre saint Paul ne parle point ici en sa personne des faiblesses communes à tous les hommes, qu'il nous explique comment l'on peut appliquer à Daniel, qui était sans doute un homme juste, ce qu'il disait comme de lui-même dans cette prière qu'il faisait à Dieu pour ses compatriotes: « Nous avons péché, nous avons commis l'iniquité, nous avons fait des actions impies, nous nous sommes retirés de vous et détournés de la voie de vos préceptes et de vos ordonnances; nous n'avons point écouté la voix de vos serviteurs les prophètes qui ont parlé en votre nom à nos rois, à nos princes, à nos pères, et à tout le peuple de la terre. La justice est de votre côté, Seigneur, et pour nous il ne nous reste que la confusion.» Ces paroles encore du psaume trente et unième: « Je vous ai fait connaître mon crime et ne vous ai point caché mon iniquité; j'ai dit: «Je déclarerai au Seigneur et confesserai contre moi-même mon injustice; et vous m'avez remis aussitôt l'impiété de mon péché. C'est pour cette raison que tout homme saint vous priera dans le temps favorable; se ces paroles, dis-je, ne conviennent point à David, à un homme juste, en un mot au prophète qui parle; elles ne conviennent qu'à un pécheur; mais cet homme juste les ayant dites en la personne et sous la figure d'un homme pénitent, il mérita d'entendre de la bouche de Dieu même : « Je vous donnerai l'intelligence, je vous enseignerai la voie par laquelle vous devez marcher, et j'arrêterai mes yeux sur vous. » Nous lisons quelque chose de semblable dans le psaume trente-septième, qui est intitulé Pour le souvenir, où le même prophète, voulant nous apprendre à faire pénitence et à ne perdre jamais nos péchés de vue, dit à Dieu : « A la vue de mes péchés il n'y a plus aucune paix dans mes os, parce que mes iniquités se sont élevées jusque par-dessus ma tête, et qu'elles se sont appesanties sur moi comme un fardeau insupportable. La pourriture et la corruption se, sont mises dans mes plaies à cause de ma folie; je suis devenu tout courbé sous le poids de ma misère. » Ce passage de l'apôtre saint Paul, aussi bien que ce qui le précède et ce qui le suit, ou plutôt toute son épître aux Romains est remplie de tant de difficultés que, si j'entreprenais d'expliquer tout, il nie faudrait faire non pas un seul livre, mais plusieurs gros volumes.
Neuvième question.
Pourquoi l'apôtre saint Paul dit-il dans le même épître aux Romains: «Je souhaitais devenir moi-même anathème et d'être séparé de Jésus-Christ pour mes frères qui sont du même sang que moi selon la chair, qui sont les Israélites, à qui appartient l'adoption des enfants de Dieu, sa gloire, son alliance, sa loi, son culte et ses promesses; de qui les patriarches sont les pères, et desquels est sorti, selon la chair, Jésus-Christ même, qui est Dieu au-dessus de tout et béni dans tous les siècles? » Il faut avouer que cette difficulté est fort grave; car saint Paul avait dit auparavant: « Qui nous séparera de l'amour de Jésus-Christ ? Sera-ce l'affliction, ou les déplaisirs, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou le fer et la violence? » et derechef : « Je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les Anges, ni les Principautés, ni les choses présentes, ni les futures, ni la violence, ni tout ce qu'il y a de plus haut ou de plus profond, ni toute autre créature, ne pourra jamais nous séparer de l'amour que nous portons à Dieu en Jésus-Christ, notre Seigneur. » Comment donc cet apôtre peut-il dire maintenant, et même avec serment : «Jésus-Christ mest témoin que je dis la vérité je ne mens point, ma conscience me rendant ce témoignage, par le Saint-Esprit que je suis saisi d'une tristesse profonde, et que mon coeur est pressé sans cesse d'une vive douleur, jusque-là que je souhaite de devenir moi-même anathème et d'être séparé de Jésus-Christ pour mes frères qui sont d'un même sang que moi selon la chair, etc. ; » car enfin s'il aime Dieu avec tant d'ardeur et de vivacité que ni la crainte de la mort , ni l'espérance de la vie, ni la persécution, ni la faim, ni la nudité, ni les périls, ni le fer et la violence ne sont capables de l'en séparer; et si les Anges, les Puissances, les choses présentes et futures, toutes les vertus des, cieux, ce qu'il y a de plus haut et de plus profond, en un mot toutes les créatures conjurées contre lui ( ce qui est impossible); si, dis-je, tout cela ne peut rompre les liens de la charité qui l'attachent à Dieu et à Jésus-Christ, pourquoi donc change-t-il tout à coup de sentiment, et quelles sont ses vues de vouloir, pour l'amour-même de Jésus-Christ renoncer à la possession de Jésus-Christ? Et de peur qu'on ne veuille pas l'en croire et ajouter foi à ses paroles, il les confirme par serment; il nous en assure au nom de Jésus-Christ même; et prenant le Saint-Esprit à témoin des sentiments de son coeur, il proteste qu'il est dans une tristesse, non pas superficielle et qui soit l'effet du hasard, mais incroyable et accablante, et que son cur est saisi d'une douleur, on point passagère, mais qui ne lui donne aucun relâche et qui le tourmente sans cesse. Quel est donc le sujet de cette profonde tristesse, et de cette douleur continuelle dont il se sent pénétré? C'est qu'il souhaite d'être anathème, de se voir séparé de Jésus-Christ et de périr lui-même, afin de procurer par sa propre perte le salut des autres. Souvenons-nous ici de cette prière que Moïse faisait à Dieu pour obtenir la grâce du peuple et le pardon de sa révolte : « Je vous conjure, Seigneur, de leur pardonner cette faute, ou, si vous ne le faites pas, effacez-moi de votre livre que vous avez écrit; » et nous verrons que ce prophète et notre apôtre avaient l'un et l'autre la même affection et le même zèle pour le troupeau que Dieu avait confié à leurs soins. « Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis, mais le mercenaire, voyant venir le loup, prend la fuite parce que les brebis ne lui appartiennent pas. » Dire: «Je souhaitais d'être anathème et séparé de Jésus-Christ, » cest-à-dire «Effacez-moi du livre que vous avez écrit ; » car tous ceux qui sont effacés du livre des vivants et qui ne sont point écrits avec les justes sont anathèmes et séparés du Seigneur. Remarquez ici, je vous prie, combien vive et ardente était la charité que saint Paul avait pour Jésus-Christ, puisque pour l'amour de lui il souhaite de mourir et de périr tout seul, pourvu que tout le monde croie en lui. Mais s'il souhaite sa perte, ce n'est que pour la vie présente et non pas pour l'éternité, suivant ce que dit l'Evangile : « Celui qui aura perdu sa vie pour l'amour de Jésus-Christ la retrouvera.» C'est pour cela qu'il cite ce passage du psaume quarante-troisième : « On nous égorge tous les jours pour l'amour de vous, Seigneur; on nous regarde comme des brebis destinées à la boucherie. » Cet apôtre souhaite donc de périr selon la chair, afin que les autres se sauvent selon l'esprit. Il veut acheter au prix de son sang le salut de plusieurs. Il me serait aisé de prouver ici, par plusieurs passages, de l'Ancien Testament, que le mot anathème , se prend quelquefois pour la mort que lion fait souffrir aux criminels. Et pour faire voir que ce nétait pas sans sujet que saint Paul s'affligeait de la sorte, cet apôtre ajoute que ce qui lui causait une douleur si vive et si cuisante était de voir « ses frères et ses proches selon la chair, » en danger de se perdre sans ressource. Lorsqu'il les appelle « ses frères et ses proches selon la chair,» il donne assez à entendre qu'ils lui étaient étrangers selon l'esprit. « A qui appartient, » dit- il,« l'adoption des enfants de Dieu;» car c'était d'eux que le Seigneur disait autrefois: « Israël est mon fils aîné;» et derechef: «J'ai nourri des enfants et je les ai élevés ; » et desquels il dit maintenant: «Des enfants étrangers ont agi avec dissimulation à mon égard.» Dieu leur avait confié « sa gloire,» parce qu'il les avait choisis parmi toutes les nations comme son peuple particulier; « son alliance, » dont l'une est selon la lettre et l'autre selon l'esprit, afin qu'après avoir observé d'une manière charnelle les cérémonies de l'Ancien Testament qui venait d'être aboli, ce peuple le servit d'une manière spirituelle dans la pratique des commandements de lEvangile éternel ; «sa loi, » qui renfertnect l'Ancien et le Nouveau-Testament,ot;«soi( culte, »c'est-à-dire: la véritable religitm ; «ses hrunicsses, »dans la vuc dc répandre sur les enfants tous les bienfaits qu'il a\ ait promis à leurs pères. Mais leur plus beau titre et leur plus grande gloire, c'est que Jésus-Christ a pris naissance parmi eux de la vierge Marie. Et pour nous l'aire connaître quel est ce« Christ,» et nous expliquer en même temps le véritable sujet de sa douleur, il ajoute : « qui est Dieu au-dessus de tout et béni dans tous les siècles.» Voilà celui qui lui cause une affliction si grande et si sensible; c'est de voir que les Juifs refusent de reconnaître ce Dieu de majesté qui est né d'eux selon la chair. Cet apôtre néanmoins loue la justice de Dieu et l'équité de ses jugements, de peur qu'on ne trouve quelque chose d'outré et de trop sévère dans la manière dont il en a usé à l'égard des Juifs. En un mot, saint Paul se sent pénétré de douleur en voyant accablés de maux et de disgrâces ceux que Dieu avait autrefois comblés de bienfaits et traités avec tant de distinction.
Dixième question.
Comment doit-on entendre ce que le même apôtre dit dans son épître aux Colossiens : «Que nul ne vous surpasse en affectant de paraître humble par un culte superstitieux des anges, se mêlant de parler des choses qu'il ne sait point, étant enflé par les vaines imaginations d'un esprit humain et charnel, et ne demeurant point attaché à celui qui est la tête et le chef, duquel tout le corps, recevant l'influence parles vaisseaux qui en joignent et lient toutes les parties, s'entretient et s'augmente par l'accroissement que Dieu lui donne, etc. ?» Je ne puis m'empêcher de répéter ici ce que j'ai déjà dit plusieurs fois, que ce n'est point par un sentiment d'humilité, mais par un aveu sincère fondé sur le témoignage de sa propre conscience, que saint Paul disait : « Que si je suis grossier et peu instruit pour la parole, il n'en est pas de même pour la science.» En effet, cet apôtre ne saurait expliquer ce qu'il y a de profond et de caché dans nos mystères. Pénétré qu'il est lui-même de ce qu'il veut dire, il ne peut s'exprimer ni se faire entendre d'une manière claire et intelligible. Quoique très éloquent dans sa langue naturelle, qui était la langue hébraïque, quoique instruit aux pieds de Gamaliel, l'un des plus savants hommes de la Synagogue et très versé dans la science de la loi, cependant lorsqu'il veut exprimer ce qu'il pense, il le fait toujours d'une manière très obscure et très embarrassée. Que s'il avait tant de peine à s'expliquer en grec, qu'il avait appris dès ses plus tendres années à Tarse en Cilicie, où il avait été élevé , que dirons-nous des versions latines où les interprètes, voulant exprimer mot à mot les pensées de cet apôtre, ne font que les embarrasser davantage, et étouffent pour ainsi dire sous un amas de mauvaises herbes un champ si abondant et si fertile? Je vais donc tâcher de faire sur ce passage de saint Paul une espèce de paraphrase, d'en expliquer le véritable sens, d'éclaircir ce que les expressions ont de confus et d'embrouillé, de mettre chaque chose à son rang et clans sa place naturelle, afin que les pensées de l'Apôtre, dégagées de ce qu'il y a d'embarrassé et d'obscur dans le style, paraissent dans leur véritable jour. « Que nul ne vous surpasse, » c'est-à-dire, comme le porte le texte grec : que personne ne vous ravisse le prix de votre course, comme il arrive lorsque celui qui combat dans le cirque et qui a mérité le prix vient à le perdre, ou par l'injustice de celui qui préside aux courses, ou par la supercherie de ceux qui donnent au peuple ces sortes de spectacles. L'on trouve dans saint Paul plusieurs expressions de cette nature, dont il se sert assez souvent parce qu'elles étaient en usage dans sa ville et dans sa province. En voici quelques exemples: « Pour moi, je me mets fort peu en peine d'être jugé par le jour humain (1) ; » «je vous parle humainement; » « je ne vous ai point été à charge ; » et ce que nous expliquons maintenant : « que nul ne vous surpasse, » ou « ne vous ravisse le prix de la course ; » et d'autres semblables manières de parler qui sont encore aujourd'hui en usage parmi les peuples de Cilicie. Au reste, il ne, faut point s'étonner que saint Paul se serge de ces sortes d'expressions, qui étaient propres à la province où il avait revu et la naissance et l'éducation, puisque Virgile, qui est lHomère des Latins, a dit conformément à l'usage de son pars:« Un froid scélérat (2) » « Que nul » donc « ne vous surpasse » et ne vous ravisse le prix de votre course, en s'attachant à la bassesse de la lettre et au culte superstitieux des anges, afin de vous engager par son exemple à abandonner le sens spirituel et mystérieux des saintes Ecritures, pour ne vous repaître que des figures des closes à venir, que celui même qui veut vous séduire « n'a point vues » ou « ne voit point » (car le texte grec peut signifier l'un et l'autre), surtout étant enflé d'orgueil compte il est, et faisant paraître dans ses démarches fières et superbes quelle est la vanité et la présomption de son esprit. Mais en vain se repaît-il de cet orgueil secret qu'un esprit charnel lui inspire, puisqu'il entend les saintes Ecritures d'une manière toute charnelle, ajoutant foi à toutes les traditions ou plutôt à toutes les rêveries des Juifs, sans s'attacher à celui que toutes les Ecritures regardent comme le chef et dont il est écrit : « Jésus-Christ est le chef et la tête de lhomme, » c'est-à-dire: le chef de ceux qui croient en lui, le principe qui donne la vie à ce corps mystique, et la source où l'on doit puiser tous les sens spirituels des saintes Ecritures. C'est de ce chef que le corps de l'Eglise « reçoit par les vaisseaux qui en
(1) C'est-à-dire: « Je me mets fort peu en peine des jugements des hommes, » ou « d'être jugé par quelque homme que ce soit.» Les manières de parler dont saint Jérôme cite ici des exemples, et qu'il dit être particulières aux habitants de Tarse et aux peuples de Cilicie, ne paraissent-elles que par rapport au grec qui était leur langue naturelle, mais ou le peut pas les faire sentir dans une traduction. (2) Cest-à-dire : « pernicieux aux fruits de la terre.» Nous disons aussi « un froid cruel, » quoique la cruauté ne convienne pas plus au froid que la scélératesse.
joignent et lient toutes les parties » le suc d'une doctrine toute céleste, qui lui donne la vie; c'est ce chef qui nourrit tous les membres de ce corps, et qui, répandant dans ses veines, par des routes secrètes, un sang très pur, l'entretient, le fortifie, et lui donne l'accroissement et la perfection qu'il doit avoir en Dieu, afin que cette prière que le Sauveur faisait à son père soit accomplie : « Mon Père, je désire que comme nous ne sommes qu'un vous et moi, de même ceux-ci ne soient qu'un en nous,» et qu'après que Jésus-Christ nous aura donnés à son père, « Dieu soit tout en tous. » Saint Paul, dans son épître aux Ephésiens, s'exprime à peu près de la même manière, soit pour le sens, soit pour les mots, soit pour le style qui est très obscur et très embarrassé «Afin, » dit cet apôtre, «qu'en disant la vérité dans la charité, nous croissions en toutes choses dans Jésus-Christ, qui est notre chef et notre tête; car c'est de lui que tout le corps, dont les parties sont jointes et unies ensemble avec une si juste proportion, reçoit, par tous les vaisseaux et tous les nerfs qui portent l'esprit et la vie, l'accroissement qu'il lui communique par l'efficacité de son influence, selon la mesure qui est propre à chacun des membres, afin qu'il se forme ainsi et s'édifie par la charité. » J'ai expliqué ce passage avec assez d'étendue dans mes commentaires sur celle même épître. Or l'Apôtre écrit tout cela contre les Juifs qui, après avoir embrassé la foi de Jésus-Christ, voulaient encore observer les cérémonies de l'ancienne loi; sur quoi il y a eu une dispute assez grande entre les premiers chrétiens, comme nous le lisons dans les Actes des apôtres. C'est pour cela que saint Paul, parlant de ceux qui se vantaient d'être les docteurs et les maîtres de la loi, dit un peu auparavant : « Que personne ne vous condamne pour le manger et pour le boire, » prétendant que, parmi les choses qui servent à votre nourriture, les unes sont pures et les autres impures, « ou sur le sujet des fêtes, » distinguant les jours de fête d'avec ceux qui ne le sont point, parce que toute la vie d'un chrétien, qui croit en Jésus-Christ ressuscité, est une fête continuelle qui n'a point d'autres bornes que l'éternité, « ou sur la célébration des nouvelles lunes, » c'est-à-dire du premier jour de chaque mois, lorsque la lune est dans son décours et ne luit plus durant la nuit, parce que la lumière des chrétiens est éternelle et que le soleil de justice ne cesse jamais de les éclairer, « ou sur l'observation des jours de sabbat,» vous défendant durant ces jours de porter aucun fardeau ou de faire aucune uvre servile; car nous sommes tous libres en Jésus-Christ, et nous ne gémissons plus sous le joug accablant du péché. « Toutes ces choses, » dit l'Apôtre, « n'ont été que l'ombre de celles qui devaient arriver, » et une figure de la félicité dont nous devions jouir un jour, les Juifs s'arrêtant à la lettre et s'attachant à la terre, tandis que, par l'intelligence spirituelle des saintes Ecritures, nous-nous élevons jusqu'à Jésus-Christ, que saint Paul appelle ici « le corps » pour le distinguer des ombres; car, comme le corps est quelque chose de réel et de véritable, et que l'ombre au contraire n'est qu'une représentation vaine et trompeuse, de même, en suivant le sens spirituel des Ecritures, tout ce qui sert à boire et à manger est pur, tous les jours de notre vie sont des jours de fête pour nous, la solennité du premier de chaque mois est une fête continuelle, et notre sabbat doit être éternel. Mais comment doit-on entendre ces paroles de l'Apôtre : « En affectant de paraître, humble par un culte superstitieux des anges?» Depuis que Jésus-Christ a dit à ses disciples : « Levez-vous, sortons d'ici; » et aux Juifs : « Votre maison demeurera déserte; » et que le lieu où le Seigneur a été crucifié « est appelé dans un sens spirituel Egypte et Sodome;» depuis ce temps-là- toutes les cérémonies des Juifs ont été abolies, et ce n'est plus à Dieu, mais aux anges rebelles et aux esprits impurs qu'ils immolent toutes leurs victimes. Il ne faut point s'étonner qu'ils soient tombés dans cette impiété après la Passion du Sauveur, puisque c'était à eux que le prophète Amos adressait autrefois ces paroles: «Maison d'Israël, est-ce à moi que vous avez offert des sacrifices et des victimes dans le désert durant quarante ans? Et vous avez porté le tabernacle de Moloch et l'astre de votre dieu Remphan, qui sont des figures que vous avez faites pour les adorer. » C'est ce que saint Etienne, disputant dans le sénat des Juifs et parcourant leurs anciennes histoires, leur expliqua d'une manière encore plus forte et plus précise. « Dans ce temps-là », dit-il, « les Israélites firent un veau et sacrifièrent à cette idole, mettant leur joie dans l'ouvrage de leurs mains. Alors Dieu, se détournant d'eux, les abandonna à l'impiété qui leur fit adorer l'armée du ciel, comme il est écrit au livre des Prophètes. » Par cette « armée du ciel, » on ne doit pas seulement entendre le soleil, la lune et tous les astres, mais encore toute la multitude et les armées des anges, qu'où appelle en hébreu Sabaoth, c'est-à-dire: des vertus et des armées célestes. C'est dans ce sens que nous lisons dans lEvangile de saint Luc : « Au même instant il se joignit à l'ange une grande troupe de l'armée céleste, louant Dieu et disant: « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté; » car le Seigneur « rend ses anges aussi prompts que les vents et ses ministres aussi ardents que les flammes. » Le prophète Ezéchiel nous fait voir, d'une manière encore mieux marquée, que ceux qui adoraient les idoles offraient toujours leurs sacrifices aux anges et non pas à Dieu, quoiqu'ils immolassent leurs victimes dans le temple du Seigneur. « Je leur ai donné, » dit Dieu par la bouche de ce prophète, « des lois et des préceptes qui n'étaient point bons; » car le Seigneur ne cherche point le sang des boucs et des taureaux : un esprit brisé de douleur est le seul sacrifice qui soit digne de lui, et il ne méprise jamais un coeur contrit et humilié. Ceux donc qui s'étaient fait un veau près dOreb et qui avaient adoré lastre du dieu Remphan, dont j'ai parlé plus à fond dans mes commentaires sur le prophète Amos, ceux-là ont offert leur encens aux idoles qu'ils ont faites eux-mêmes, et Dieu les a abandonnés à l'impiété qui leur a fait adorer l'armée du ciel, que saint Paul appelle ici « le culte des anges.» Le mot « humilité, » dont on s'est servi dans la traduction latine de ce passage, signifie selon le texte grec une « bassesse desprit et de sentiment. » Il faut en effet avoir l'esprit bien bas, et porter la superstition jusqu'à l'extravagance, pour s'imaginer que Dieu prenne plaisir à voir couler le sang des boucs et des taureaux, et à souffrir lodeur désagréable d'un parfum que bien souvent nous ne saurions souffrir nous-mêmes. Quant à ce qui suit: « Si vous êtes morts avec Jésus-Christ à ces premières et plus grossières instructions du monde, comment vous laissez-vous imposer des lois comme si vous viviez dans ce premier état du monde? Ne mangez pas, »vous dit-on, d'une telle chose; « ne goûtez pas » de ceci; « ne touchez pas » à cela. « Cependant ce sont des choses qui périssent toutes par lusage, en quoi vous ne suivez que des maximes et des ordonnances humaines, qui ont à la vérité quelque apparence de sagesse dans une superstition et une humilité affectée, dans le rigoureux traitement qu'on fait au corps, et dans le peu de soin qu'on prend de rassasier la chair. » Voici, ce me semble, ce que saint Paul veut dire dans cet endroit, que je me contente de parcourir, afin d'expliquer avec le secours du Seigneur, ce qu'il a de confus dans les termes et d'obscur dans le sens. Si vous avez été baptisés en Jésus-Christ et ensevelis avec lui par le baptême. si vous êtes morts avec lui à ces premières et plus grossières instructions du monde, pourquoi ne dites-vous pas avec moi. A Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de notre Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est mort et crucifié pour moi, comme je suis mort et crucifié pour le monde? et Pourquoi n'écoutez-vous pas ce que le Seigneur dit à son père: « Ils ne sont point du monde, comme je ne suis point moi-même du monde; »et «Le monde les hait, parce qu'ils ne sont point du monde, comme je ne suis point moi-même du monde ? » « Pourquoi » au contraire « vous laissez-vous imposer des lois, comme si vous viviez dans le premier état du monde? » « Ne touchez point, » vous dit-on, le corps d'un homme mort, ni les habits d'une femme qui a ses infirmités ordinaires, ou le siège sur lequel elle s'est assise. « Ne mangez point de pourceau, ni de lièvre, ni de séche (1), ni de calmar (2), ni de lamproie, ni d'anguille, ni de tous les poissons qui n'ont ni nageoires ni écailles. Cependant toutes ces choses périssent par l'usage qu'on en fait, et tombent dans les lieux secrets après que l'estomac les a digérés. Car « les viandes sont pour le ventre, et le ventre est pour les viandes; et ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme, mais c'est ce qui sort de sa bouche.» « Et en cela, » et dit l'Apôtre, « vous ne suivez que des maximes et des ordonnances humaines; »selon cette parole du prophète Isaïe : « Ce peuple m'honore des lèvres, mais son cur est éloigné de moi ;
(1) Poisson de mer. (2) Autre poisson de mer qui vole.
mais c'est en vain qu'ils m'honorent, enseignant des maximes et des pratiques humaines. » De là ces reproches que Jésus-Christ faisait aux pharisiens: « Vous avez, » leur dit-il, « anéanti la loi de Dieu pour établir et autoriser vos traditions. Car Dieu a fait ce commandement: « Honorez votre père et votre mère; » et cet autre : « Que celui qui aura outragé de parole son père ou sa mère soit puni de mort. » Mais vous autres vous dites: « Quiconque aura dit à son père ou à sa mère : «Tout don que je fais vous est utile, » satisfait à la loi, quoiqu'il n'honore et n'assiste point son père et sa mère, etc. Et ainsi,» ajoute-t-il, « vous avez anéanti le commandement de Dieu par vos traditions. » Cet ouvrage, qui n'est déjà que trop étendu, ne me permet pas de rapporter ici combien les, pharisiens ont inventé de traditions qu'ils appellent aujourdhui Deuteroses, et de combien de fables et de chimères ils les ont remplies. La plupart même sont si infâmes que je ne saurais en parler sans rougir. Je vais néanmoins en rapporter ici un exemple, afin de couvrir de honte et de confusion ces ennemis déclarés de la religion de Jésus-Christ. Les principaux et les plus sages de leurs Synagogues étaient obligés par le devoir de leur charge ( l'horrible emploi ! ) de goûter le sang d'une fille ou d'une femme qui avait ses infirmités ordinaires, afin de juger par le goût, lorsqu'ils ne le pouvaient faire par la vue, si ce sang était pur ou s'il ne l'était pas. De plus, comme la loi leur ordonne de demeurer assis dans leurs maisons les jours de sabbat, et leur défend de sortir de chez eux et de se promener ces jours-là, si nous leur faisons voir dans nos disputes que, pour observer le commandement de la loi prise à la lettre, ils sont obligés de demeurer assis, et qu'il ne leur est pas permis ni de se coucher, ni de demeurer debout, ni de se promener, ils nous répondent ordinairement que leurs maîtres Barachibas, Syméon et Hellés leur ont appris par tradition que l'on pourrait, le jour du sabbat, se promener l'espace de deux mille pieds. Ils nous repaissent de plusieurs semblables rêveries fondées sur des maximes humaines qu'ils préfèrent à celles que Dieu leur a enseignées. Ce n'est pas qu'il faille être toujours assis le jour du sabbat, et qu'on soit obligé, de demeurer dans le lieu où l'on se trouve sans pouvoir s'en éloigner; mais on doit accomplir d'une manière spirituelle « ce que la loi ne saurait faire, la chair la rendant faible et impuissante. » Poursuivons. « Qui ont à la vérité quelque apparence de sagesse. » Ce mot « à la vérité » est ici superflu, car il n'est point suivi de la conjonction « mais, » ou de quelque autre semblable qui le suit ordinairement. Saint Paul, qui n'était pas grammairien, tombe souvent dans de pareilles fautes. Les ignorants donc et la masse trouvent dans ces pratiques superstitieuses des Juifs quelque apparence de raison et quelques traits de la sagesse humaine. De là vient qu'on donne à leurs docteurs le nom de sages, et lorsqu'ils enseignent leurs maximes ( ce qu'ils font en certains jours), ils ont coutume de dire à leurs disciples « Les sages expliquent leurs traditions. » « Dans une superstition, » ou, comme porte le texte grec, « dans une fausse religion, et dans une humilité » affectée. Quoique le terme « humilité, » selon la signification naturelle du mot grec, marque plutôt une vertu qu'un vice, cependant on le doit prendre ici pour une bassesse d'âme et de sentiment. « Et dans le rigoureux traitement qu'on fait au corps,» c'est-à-dire, selon le texte original que la version latine n'exprime pas à la lettre: « en n'épargnant pas son corps. » Les Juifs n'épargnent pas leur corps dans le choix qu'ils font des viandes, se privant quelquefois de ce qu'ils ont, cherchant ce qu'ils n'ont pas, et se réduisant par là à des extrémités qui souvent les jettent dans des langueurs et des maladies fâcheuses. Et en cela ils ne, se font point honneur à eux-mêmes, puisque « tout est pur pour ceux qui sont purs, » et que « ce qui se mange avec action de grâces » ne saurait être impur, le Seigneur n'ayant créé les viandes que pour nourrir le corps et conserver la vie de l'homme. Par ces « premières instructions, » ou ces « premiers éléments du monde, par lesquels, » ou plutôt « auxquels nous sommes morts, » on doit entendre la loi de Moïse et tout lAncien Testament, qui sont comme les commencements de notre religion, et les premiers éléments où nous apprenons à connaître Dieu. Car comme on donne le nom « d'éléments », aux lettres qui composent les syllabes et les mots, et ensuite les discours les plus travaillés, que la musique a ses éléments, que la dialectique et la médecine ont leurs « introductions, » et que les lignes sont les éléments de la géométrie, de même l'Ancien Testament est comme les premiers éléments qui forment l'enfance de l'homme juste, et qui le rendent capable de s'élever jusqu'à la perfection de l'Evangile. C'est ainsi que le psaume cent dix-huitième, et tous ceux qui sont marqués par les lettres de l'alphabet, nous conduisent par des vérités morales à la connaissance des vérités divines, et, nous faisant passer par les éléments d'une lettre qui tue et qui se détruit, nous élèvent jusqu'à l'esprit qui vivifie. Puis donc que nous sommes morts au monde et à ses éléments, nous ne devons plus suivre les pratiques et les maximes du monde ; car s'assujettir à ces « premiers éléments, » c'est commencer à ; y mourir, c'est être parfait.
Onzième question.
Que veulent dire ces paroles du même apôtre dans son épître aux Thessaloniciens : « Le Seigneur ne viendra point que la révolte et la désertion ne soient arrivées auparavant, et quon nait vu paraître l'homme de péché, etc.? » Saint Paul avait dit dans sa première épître aux fidèles de Thessalonique. « Or, pour ce qui regarde le temps et les moments où ces choses arriveront, il n'est pas besoin, mes frères, de vous en écrire, parce que vous savez bien vous-mêmes que le jour du Seigneur doit venir comme un voleur de nuit. Car lorsqu'ils diront : « Nous voici en paix et en sûreté, » ils se trouveront surpris tout à coup d'une ruine imprévue, comme l'est une femme grosse des douleurs de l'enfantement, sans qu'il leur reste aucun moyen de se sauver. » Il leur avait dit un peu auparavant . «Aussi nous vous déclarons, comme l'ayant appris du Seigneur, que nous qui vivons et qui sommes réservés pour son avènement, nous ne préviendrons point ceux qui sont déjà dans le sommeil de la mort. Car aussitôt que le signal aura été donné par la voix de l'archange et par le son de la trompette de Dieu, le Seigneur lui-même descendra du ciel, et ceux qui seront morts en Jésus-Christ ressusciteront les premiers. Puis nous autres qui sommes vivants, et qui serons restés jusqu'alors, nous serons emportés avec eux dans les nuées pour aller au-devant du Seigneur au milieu de l'air; et ainsi nous vivrons pour jamais avec le Seigneur. Consolez-vous donc les uns les autres par ces vérités. » Les Thessaloniciens ne comprenant point quels étaient ceux dont l'apôtre saint Paul voulait parler, qui, étant encore en vie et étant restés jusques alors. seraient emportés dans les airs pour aller au-devant du Seigneur, crurent qu'ils seraient encore envie lorsque Jésus-Christ viendrait, et qu'ils le verraient dans sa majesté avant que de mourir. Sur quoi l'Apôtre les prie et les « conjure par l'avènement de notre Seigneur Jésus-Christ de ne se point laisser ébranler si légèrement en croyant, sur la foi de quelque prophétie, ou sur quelque discours,ou quelque lettre qu'on supposerait venir de sa part, que le jour du Seigneur était près d'arriver. » L'Évangile et tous les prophètes nous apprennent qu'il y a deux sortes d'avènements du Sauveur : dans le premier il a paru humilié et anéanti aux yeux des hommes; dans le second il paraîtra revêtu de toute sa gloire et de toute sa majesté, selon ce que Jésus-Christ lui-même disait à ses apôtres lorsqu'il leur prédit ce qui devait arriver avant la fin du monde, et quel devait être l'avènement de l'Antéchrist: « Lorsque vous verrez, » leur dit-il, « que l'abomination qui a été prédite par le prophète Daniel sera dans le lieu saint, que celui qui lit entende bien ce qu'il lit. Alors que ceux qui seront dans la Judée s'enfuient sur les montagnes ; que celui qui sera au haut du toit n'en descende point pour emporter quelque chose de sa maison; et que celui qui sera dans le champ ne retourne point pour prendre sa robe. » Et derechef « Alors si quelqu'un vous dit: « le Christ est ici, » ou « il est là, » ne le croyez point, parce qu'i1 s'élèvera de faux Christs et de faux prophètes, qui feront de grands prodiges et des choses étonnantes, jusqu'à séduire même, s'il était possible, les élus. J'ai voulu vous en avertir auparavant. Si donc on vous dit : « Le voici dans le désert, » ne sortez point pour y aller. Si l'on vous dit: « Le voici dans le lieu le plus retiré de la maison, » ne le croyez point. Car comme un éclair qui sort de l'Orient parait tout d'un coup jusqu'à l'Occident, ainsi sera l'avènement du Fils de l'homme. » Et un peu après: « Alors le signe du Fils de l'homme paraîtra dans le ciel, et tous les peuples de la terre seront dans les pleurs et dans les gémissements, et ils verront le Fils de l'homme qui viendra sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande majesté ; et il enverra ses anges qui feront entendre la voix éclatante de leurs trompettes, et qui rassembleront ses élus des quatre coins du monde, depuis une extrémité du ciel jusqu'à l'autre. » Voici encore ce qu'il dit de l'Antéchrist en parlant aux Juifs : «Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne me recevez pas. Si un autre vient en son propre nom, vous le recevrez. » Les Thessaloniciens donc n'ayant pas bien compris le sens de la première épître que saint Paul leur avait écrite, ou s'étant laissé séduire par quelque prétendue révélation quils croyaient avoir eue durant leur sommeil, ou par les fausses conjectures de quelques visionnaires, s'imaginaient que ce qui avait été prédit de l'Antéchrist par les prophètes Isaïe et Daniel, et par Jésus-Christ même dans l'Évangile, devait s'accomplir de leurs jours. C'est ce qui les avait ébranlés et jetés dans le trouble, prévenus qu'ils étaient que le fils de Dieu devait bientôt venir dans tout l'éclat de sa gloire et de sa majesté. Mais l'apôtre saint Paul, pour les détromper et les faire revenir de leurs préjugés, leur explique ici toutes les choses qui devaient précéder l'avènement du Sauveur; afin que par leur accomplissement ils pussent juger de l'avènement de l'Antéchrist, « de cet homme de péché, de cet enfant de perdition, de cet ennemi de Dieu qui s'élèvera au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu. ou qui est adoré. jusqu'à s'asseoir dans le temple de Dieu. » « Le Seigneur,» dit-il, « ne viendra point que la désertion, » ou, comme porte le texte grec, « l'apostasie ne soit arrivée auparavant, » c'est-à-dire : que toutes les nations qui sont soumises à l'empire romain ne se soient soustraites par une révolte déclarée à la domination des empereurs; « et qu'on ait vu paraître cet homme de péché » prédit par tous les prophètes, qui est la source et le principe de tous les péchés ; « de cet enfant de perdition. » c'est-à-dire du démon qui est la cause de la perte de tous les hommes ; « de cet ennemi déclaré de Jésus-Christ, » ce qui fait qu'on l'appelle « Antéchrist, » qui s'élèvera au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu,» se faisant passer pour le Dieu de toutes les nations, foulant aux pieds la véritable religion et le culte du vrai Dieu, et portant son orgueil «jusqu'à s'asseoir dans le temple de Dieu, » c'est-à-dire, comme lexpliquent quelques auteurs, dans le temple de Jérusalem, ou plutôt dans l'Eglise, où il se fera passer pour Jésus- Christ et pour fils de Dieu. La décadence de l'empire romain et la naissance de l'Antéchrist doivent donc précéder l'avènement de Jésus-Christ, qui ne viendra que pour détruire cet ennemi de sa gloire et de sa religion. Vous devez vous souvenir, dit l'Apôtre, que lorsque j'étais à Thessalonique, je vous ai dit de bouche ce que je vous écris maintenant, que l'avènement de lAntéchrist devait précéder celui du Sauveur; « et vous savez bien ce qui empêche qu'il ne vienne, afin qu'il paraisse en son temps;» c'est-à-dire: Vous nignorez pas pourquoi l'Antéchrist ne parait pas encore. Il ne veut pas parler ici ouvertement de la ruine de l'empire romain, que les empereurs croyaient devoir être éternel. De là vient que cette femme prostituée et vêtue de pourpre, dont saint Jean parle dans son Apocalypse, portait sur son front ce nom de blasphème, « Rome l'éternelle. » Car si saint Paul eût dit sans détour et sans allégorie que l'Antéchrist ne devait venir quaprès l'entière. destruction de l'empire romain , il semble quil eût donné par là un juste sujet de persécuter l'Eglise qui ne faisait que de naître. «Car le mystère d'iniquité,» continue l'Apôtre, « se forme dès à présent. Seulement que celui qui a maintenant la foi la conserve jusqu'à ce que la désertion arrive, et alors cet impie paraîtra; c'est-à-dire : Néron, le plus infâme et le plus corrompu des Césars, prépare déjà les voies à l'Antéchrist par les maux infinis et les crimes énormes dont il accable et, fait gémir toute la terre; l'on remarque dans celui-là des traits de l'impiété et de la cruauté dont on verra un jour la consommation dans celui-ci. Il ne reste plus qu'à voir tomber l'empire romain par la révolte et la désertion de tous les peuples qu'il tient aujourd'hui sous sa puissance ; et alors l'Antéchrist, qui est la source de toutes sortes d'iniquités , viendra au monde ; mais « le Seigneur Jésus le détruira par le souffle de sa bouche, » c'est-à-dire : par le poids de sa majesté, et de cette puissance divine dont les mandements portent leur exécution avec eux. Il n'emploiera point contre lui ni de nombreuses armées, ni la force des soldats, ni le secours des anges; il l'exterminera par sa seule présence ; semblable au soleil qui chasse et dissipe les ténèbres de la nuit dès qu'il commence à paraître, le Seigneur perdra et détruira lAntéchrist par le seul éclat de sa majesté. « Il n'agira,» cet impie, «que par la puissance de Satan. Comme toute la plénitude de la divinité a été en Jésus-Christ corporellement, de même l'Antéchrist sera revêtu de la puissance de Satan pour faire, des prodiges et des miracles, mais faux et trompeurs, semblables à ceux que les magiciens de Pharaon opposèrent aux prodiges que Dieu opérait par Moïse; mais comme la verge de ce prophète dévora celle de ces imposteurs, de même la vérité de Jésus-Christ triomphera des mensonges de l'Antéchrist. » Ce séducteur n'imposera par ses artifices qu'à ceux qui doivent périr. Ici l'on pouvait former une difficulté, et demander à saint Paul pourquoi Dieu a permis que l'Antéchrist eût le pouvoir de faire des miracles et des prodiges capables, s'il était possible, de faire illusion même aux élus de Dieu; mais cet apôtre prévient cette objection, et la résout avant même qu'on la lui fasse. Ce ne sera point, dit-il, par sa propre vertu, mais par la permission de Dieu que l'Antéchrist fera tous ces prodiges, pour punir les Juifs de ce qu'ils n'ont voulu ni recevoir ni aimer la vérité, c'est-à-dire le Saint-Esprit, que Dieu nous a donné par Jésus-Christ. Car l'amour de Dieu a été répandu dans les curs des fidèles, et Jésus-Christ dit lui-même : «Je suis la vérité ;» et d'est de lui qu'il est écrit dans les Psaumes: « La vérité est sortie de la terre. » Puis donc que les Juifs n'ont pas voulu recevoir la vérité et la charité, ni reconnaître le Sauveur pour être sauvés, « Dieu les livrera » , non, pas à un homme qui leur fasse illusion mais « à l'illusion même, » c'est-à-dire : à un égarement qui sera la source de toutes sortes d'erreurs, et qui les engagera immanquablement dans le mensonge ; car le démon est menteur et père du mensonge. Si l'Antéchrist était né d'une Vierge, et venu au monde avant Jésus-Christ, les Juifs seraient en quelque manière excusables: ils pourraient dire quils avaient vu en lui quelques traits et quelques caractères de vérité et que, séduits par ces fausses apparences, ils avaient pris le mensonge pour la vérité; mais aujourd'hui ce qui fait leur crime et ce qui rend leur condamnation certaine et infaillible, cest qu'après avoir méprisé la vérité de Jésus-Christ ils ont suivi le mensonge, c'est-à-dire : lAntéchrist.
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