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HOMÉLIE SUR CE TEXTE DE JÉRÉMIE SEIGNEUR., LA VOIE DE L'HOMME N'EST PAS EN LUI. L'HOMME NE MARCHERA et NE CONDUIRA POINT SES PAS PAR LUI-MÊME.
AVERTISSEMENT ET ANALYSE.
L'authenticité de cette homélie n'est pas douteuse : le saint Orateur y rappelle, comme récent, son discours sur la discussion de saint Pierre et de saint Paul, suivi, dit-il, d'un panégyrique de saint Eustathe, et en dernier lieu d'un éloge de saint Romain, martyr. Ces indications nous font connaître approximativement la date relative de ces homélies sans nous permettre d'en fixer la date absolue. Nous savons seulement qu'elles furent toutes prononcées à Antioche. Le texte de celle-ci est emprunté à un passage de Jérémie dont quelques-uns s'autorisaient pour nier le libre arbitre.
1. Nécessité d'aborder tour à tour, dans la prédication, les matières faciles et les sujets épineux.
2. Danger des citations tronquées ou inexactes : exemples.
3. Autres exemples.
4. Circonstances qui expliquent le texte de Jérémie. Part de la grâce et part du libre arbitre.
5. Que les hommes de bonne volonté doivent avoir bonne espérance.
1. Cette voie publique que vous apercevez d'ici, tantôt descend ou s'étend en plaine, tantôt monte et devient difficile; il en est de même des saintes Ecritures : elles offrent des endroits que tout le monde embrasse d'un coup d'oeil, d'autres qui réclament , au contraire, beaucoup de soin et de méditation. Quand nous suivons une route plane et unie, nous n'avons pas besoin d'une grande attention; mais quand notre chemin est montueux, étroit, escarpé, bordé de précipices, c'est alors que tout notre sang-froid, toute notre vigilance nous deviennent nécessaires , attendu que la difficulté des lieux ne comporte point le laisser-aller. Pour peu qu'on regarde de côté, le pied peut glisser, et voilà le voyageur précipité dans les abîmes; pour peu que l'on regarde au fond des gouffres, on est pris de vertige et l'on tombe. De même, dans les divines Ecritures, les pensées simples et faciles sont accessibles à l'esprit le moins recueilli ; mais il n'en est pas de même pour les endroits scabreux. Il faut donc faire appel à tout notre sang-froid, à toute notre vigilance au moment de traverser ces passages difficiles , si nous ne voulons pas nous exposer aux plus grands dangers. Que si nous vous proposons quelquefois, pour exercice, des textes faciles, et vous en soumettons d'autres fois de plus épineux, c'est, d'une part, pour vous reposer, de l'autre, pour vous préserver de la nonchalance. Car si une facilité continue est propre à engendrer la mollesse, les exercices violents, trop répétés, peuvent provoquer le découragement. Il faut donc (447) entremêler ces deux genres d'instruction et faire succéder l'un à l'autre, de telle sorte que notre pensée ne s'abandonne pas à un excès de relâchement, et que, d'un autre côté , elle ne succombe pas à une tension continuelle au point de se refuser désormais au travail. Voilà pourquoi , dans ces derniers temps , après vous avoir entretenus de Paul et de Pierre, de la discussion qu'ils eurent ensemble à Antioche, et vous avoir montré comment aucune paix ne saurait donner d'aussi beaux fruits que cette guerre apparente, vous voyant fatigués de cette excursion sur une matière difficile, nous vous avons amenés le jour suivant sur un terrain plus uni, en vous faisant l'éloge du bienheureux Eustathe, puis en vantant les mérites du généreux martyr Romain, devant une assemblée plus nombreuse et plus enthousiaste que jamais. De même qu'un voyageur fatigué , parvenu à une prairie, se réjouit, se délecte, en voyant qu'il était au bout de ses peines, et que tout est désormais pour lui repos, plaisir, contentement : ainsi vous-mêmes, au sortir d'une instruction hérissée de difficultés, vous vîtes arriver le panégyrique des martyrs avec un profond contentement et une joie. sans mélange. Il ne s'agissait plus, en effet, d'arguments ni de réfutations, d'attaque ni de défense : en l'absence de tout adversaire et de tout obstacle , le discours parcourait sa carrière en toute liberté. Il n'en fut que plus solennel, plus approprié à .la fête, et plus approuvé : car les auditeurs, quand ils n'ont pas de peine à suivre l'orateur, et que rien ne fatigue leur attention, sont plus disposés à louer le prédicateur. Aujourd'hui, que nous nous sommes suffisamment assuré la faveur de vos charités , en évitant de leur proposer aucune question difficile, il faut que nous en revenions à notre premier genre d'exercices , que nous vous ramenions aux passages plus épineux et vraiment difficiles à comprendre des Ecritures, non pour vous fatiguer, mais pour vous exercer à vous tirer sans péril de ces endroits escarpés. De même que dans notre premier discours nous croyons voir d'abord une division, une lutte entre les apôtres, et qu'après avoir franchi cette difficulté, nous avons pu reconnaître enfin , de la hauteur où nous étions montés, les fruits spirituels qui résultèrent de ce débat, charité, joie, paix, de sotte que notre travail, loin d'être stérile et vain, aboutit à la plus heureuse conclusion ; de même aujourd'hui je m'attends, avec le secours de vos prières, si nous savons franchir avec patience et persévérance la route qui s'ouvre devant nous, et gravir cette pente escarpée , à trouver tout uni, aisé, accessible, une fois que nous serons au sommet. Quel est donc le sujet qui nous est proposé? La parole du Prophète qui vous a été lue aujourd'hui : « Seigneur, la voie de l'homme n'est pas en lui ; l'homme ne marchera point et ne conduira point ses pas par lui-même. » Voilà le problème : veuillez me prêter la même attention que vous m'avez montrée précédemment : ce problème-ci n'est pas moins important que l'autre, et même il demande encore plus de méditation. Comment cela? C'est que la discorde apparente et non réelle de Pierre et de Paul n'est point fort connue, de sorte qu'il n'était pas probable que cette histoire mal comprise dût faire un grand mal : notre texte, au contraire, on le colporte en tous lieux, dans les maisons, sur les places, à la ville, à la campagne, sur terre , sur mer et dans les îles : en quelque lieu que vous portiez vos pas, vous entendrez mille bouches redire : il est écrit : « La voie de l'homme n'est pas en lui. » Et l'on ne se contente point de commenter cette parole : il y en a d'autres qu'on y rattache , celle-ci, par exemple : « Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court (Rom. IX, 16) ; » et cette autre encore : « Si le Seigneur ne bâtit pas une maison, ceux qui la bâtissent ont perdu leurs peines.» (Ps. CXXVI.) Et si l'on cite ces passages, c'est pour mettre sa propre négligence à l'abri derrière les saintes Ecritures, c'est afin de percer à jour notre salut et nos espérances. Ce qu'on veut établir par là, c'est simplement que nous ne sommes maîtres de rien. Dès lors, tout est fini pour nous : adieu la promesse du royaume, adieu la menace de l'enfer, adieu lois, châtiments, supplices, conseils. 2. En effet, à quoi bon conseiller un être qui ne dispose de rien? et que promettre à une créature dénuée de toute liberté? ni celui qui a bien agi n'est,digne de louange, ni celui qui a faibli n'encourt peine ou châtiment, dès que notre conduite ne dépend plus de nous-mêmes. Si les hommes concevaient jamais une pareille idée, personne ne voudrait pratiquer la vertu ni fuir le vice. Nous ne laissons point un jour se passer sans vous parler de l'enfer , du (448) royaume des intolérables supplices, des récompenses que la pensée humaine ne saurait se représenter : promesses, conseils, menaces, moyens de tout genre, aboutissent à peine à déterminer quelques-uns d'entre vous à souffrir pour la vertu, à s'abstenir des joies du vice. Retranchez maintenant cette ancre sainte, ne verrez-vous pas aussitôt la barque entière submergée, tous les passagers précipités au fond des abîmes, ne compterez-vous pas chaque jour de nouveaux naufrages ? Car il n'est rien, non, rien que le diable ait à coeur comme de nous persuader que les péchés ne nous font encourir aucuns châtiments, et que d'autre part les bonnes oeuvres ne nous rendent dignes ni d'éloges ni de couronnes : c'est là-dessus qu'il compte pour paralyser les hommes de bonne volonté et éteindre leur zèle, comme pour redoubler la négligence, accroître la mollesse des hommes sans vertu. Il faut donc peser bien attentivement ces paroles. Des deux côtés un précipice, un abîme s'ouvre pour nous, si nous lisons étourdiment ce passage. Que devons-nous dire? Que le Prophète a menti? Voilà un danger : car un prophète ne ment pas, puisqu'il ne fait qu'énoncer les paroles de Dieu. Mais si le Prophète n'a pas menti, il faut donc admettre qu'il ne dépend pas de nous de faire notre devoir? Non : il dépend de nous de faire notre devoir, et cependant le Prophète n'a pas menti : nous établirons ces deux points, si vous nous prêtez attention. Si j'ai pris soin de vous montrer ces deux abîmes ouverts à droite et à gauche, c'est afin que nous apportions tout notre sang-froid à effectuer le passage. Nous ne devons pas nous borner à examiner cette parole « La voie de l'homme n'est pas en lui ; » nous devons embrasser toute la suite du texte, voir de qui il s'agit; quel est celui qui parle, à qui il s'adresse, le but, le temps, les circonstances dans lesquelles il tient ce langage. En effet, ce n'est pas assez de dire qu'une chose se trouve dans les saintes Ecritures, d'en détacher au hasard certaines paroles, d'en mutiler le texte inspiré, et d'en présenter quelques lambeaux sans liaison sur lesquels on s'acharne tout à son aise : trop de doctrines empoisonnées ont pénétré dans l'Eg
Il ne suffit donc pas de dire: Cette parole est dans l'Ecriture; il faut lire le texte en son entier : car si nous nous avisions de rompre le lien et l'enchaînement qui en unissent les parties, ce serait l'origine d'une foule de doctrines pernicieuses. Ne lit-on pas dans l'Ecriture : « Il n'y a point de Dieu (Ps. XIII, 1)? » et encore : « Il a détourné son visage, pour ne pas voir jusqu'à la fin; » et pareillement « Dieu ne cherchera point? » (Ps. X, 13.) Est-il vrai? il n'y a point de Dieu? Il ne surveille point ce qui se passe sur la terre? Et qui pourrait tenir ou tolérer chez autrui un pareil langage? Pourtant, cela se trouve dans l'Ecriture : mais apprenez comment cela s'y trouve « L'insensé a dit dans son cur : il n'y a point de Dieu. » Ce n'est point l'avis, le jugement. de l'Ecriture, mais celui du coeur de l'impie l'Ecriture n'exprime point sa propre pensée, mais bien celle d'autrui. Passons à l'autre exemple : « Jusques à quand l'impie a-t-il irrité Dieu? Car il a dit dans son coeur : il ne recherchera pas. Il a détourné son visage pour ne pas voir jusqu'à la fin. » Ici encore l'Ecriture ne fait qu'exposer l'avis et l'opinion de l'impie. Ainsi font les médecins : ils racontent aux personnes bien portantes les égarements des fous et des insensés, afin de leur inspirer plus de circonspection. Comme la piété est la santé de l'âme, comme la pire des maladies et des infirmités est de ne pas connaître Dieu, l'Ecriturc nous cite les paroles des impies, non pas seulement pour que nous les entendions, trais pour que nous nous gardions de les proférer. Elle vous dit quel est le langage de l'insensé, afin que vous deveniez sensé, et que vous n'appreniez point un pareil propos : elle vous dit quel est le langage de l'impie, afin que vous fuyiez l'impiété. Mais ce n'est pas assez de dire qu'il ne faut pas isoler le texte: il faut encore le citer exactement et n'y rien ajouter. Il y a dans les Ecritures d'autres passages que l'on cite souvent en les dénaturant. Par exemple, on prétend qu'il est écrit : « Si tu brûles, marie-toi. » Mais nulle part vous ne trouverez la chose exprimée en ces termes. Ecoutez plutôt le texte véritable : « Je dis aux célibataires et aux veuves qu'il leur est avantageux de rester ainsi comme moi-même. Que s'ils ne peuvent se contenir, qu'ils se marient. Car il vaut mieux se marier que de brûler. » (I Cor. VII, 8, 9.) Eh bien ! (449) répondra-t-on, n'est-ce pas la même chose que de dire : si tu brûles, marie-toi? D'abord, quand bien même ce serait la même chose, on aurait tort néanmoins de défigurer le vrai texte de l'Écriture, et de prêter au sens du texte sacré ses propres expressions. Mais, de plus, ce n'est pas du tout la même chose, et nous allons le montrer. En effet, dire simplement: si tu brûles, marie-toi, ce serait donner le droit à tous ceux qui ont fait voeu de célibat, pour peu qu'ils fussent tourmentés parla concupiscence de rompre leurs engagements avec Dieu, et de courir se marier, au mépris de leur promesse. 3. Si au contraire vous savez à qui Paul s'adresse, et que ce n'est pas à tous indistinctement, mais seulement à ceux qui n'ont jamais contracté d'engagement, vous saurez alors faire justice de cette liberté pernicieuse et funeste. Je parle, dit Paul, pour les célibataires et les veuves, non pour celles qui ont fait voeu de viduité, mais pour celles qui ne se sont arrêtées à aucun parti et sont encore dans l'indécision à cet égard. Par exemple, une femme a perdu son mari, elle n'a pas encore résolu ni décidé en elle-même si elle doit rester fidèle à la viduité ou prendre un autre époux. Je lui fais savoir, dit Paul, qu'il est mieux qu'elle reste ainsi. Mais si elle ne peut résister à un tel fardeau, qu'elle se marie. Quant à celles qui ont déjà pris un parti et se sont enrôlées parmi les veuves fidèles, quant à celles qui ont des engagements avec Dieu, il ne dit nullement qu'elles soient libres de convoler en secondes noces. Aussi écrivant à Timothée il s'exprime à peu près comme il suit : « Écarte les jeunes veuves; car après s'être dégoûtées du Christ, elles veulent se marier, s'attirant ainsi la condamnation, puisqu'elles ont violé leur première foi. » (I Tim. V, 11, 12.) Voyez-vous comment ici il les punit, les châtie, les menace de condamnation, pour avoir enfreint leurs engagements à l'égard de Dieu, et trahi leur promesse ? Il est donc clair que ce texte ne s'applique pas à celles qui ont fait des voeux. Par conséquent, il ne faut plis le citer purement et simplement, mais savoir encore quelles personnes les Écritures ont eu en vue. Il y a encore un texte que l'on colporte, non plus en l'altérant dans sa forme, mais en y introduisant quelque chose qui ne s'y trouve pas. Telle est la malice du diable : additions, retranchements, changements, altérations des textes, tout lui est bon pour introduire les doctrines de perdition. Quelle est donc cette parole? La voici : A moi est l'argent et à moi l'or; et à qui je voudrai, je les donnerai. Une partie de cette phrase est prise dans l'Écriture, l'autre ne s'y trouve pas : c'est une pièce étrangère qu'on y a rajustée. « A moi est l'argent et à moi l'or » est en effet, une parole du prophète. Quant à « Et à qui je voudrai , je les donnerai , » ceci n'est plus dans le texte, c'est une addition imputable à lignorance de ceux qui le citent. Et quel mal résulte-t-il de cette nouvelle altération ? Une foule de scélérats, de fourbes, de libertins qui ne sont pas dignes même devoir la lumière du soleil, de vivre, de respirer, se procurent une grande opulence, en bouleversant tout, en pillant les maisons des veuves, en dépouillant les orphelins, en opprimant les faibles. En conséquence, le diable, voulant persuader aux hommes que toute richesse vient d'en-haut et de la munificence divine, afin d'exciter par là de nombreux blasphèmes contre le Seigneur, a pris dans l'Écriture cette parole : « A moi est l'argent, et à moi l'or, » et y a ajouté ceci qui n'est plus dans le texte : Et à qui je voudrai, je les donnerai. Le prophète Aggée ne dit point cela. A leur retour du pays des barbares, les Juifs avaient à relever leur temple et à lui rendre son ancienne splendeur. Mais ils étaient dans l'embarras, pressés par l'ennemi, par la disette, et manquant de ressources. Alors voulant leur rendre la confiance et leur faire espérer une heureuse issue, Aggée leur dit, au nom du Seigneur : « A moi l'argent, et à moi l'or ! la gloire de cette dernière maison sera encore plus grande que celle de la première. » (Aggée, II, 9, 10.) Et qu'est-ce que cela fait à notre objet? Cela prouve qu'il faut se garder de traiter légèrement les textes des Écritures, de les isoler de ce qui les explique et s'y enchaîne, de les priver de la lumière que leur prêtent ce qui précède et ce qui suit pour en médire étourdiment et les calomnier. Si devant un tribunal qui statue seulement sur des choses mondaines, on a soin de produire toutes les raisons pour et contre, lieux, circonstances, motifs, personnes, que sais-je encore? comment ne serait-il pas absurde, lorsqu'il s'agit pour nous de la vie éternelle, de citer inconsidérément lés textes de l'Écriture? On se garde bien (450) de lire étourdiment une loi promulguée par un monarque : faute d'avoir indiqué la date, le nom du législateur, d'avoir cité enfin le texte exactement et dans son intégrité, on est puni, condamné au dernier supplice: et nous, quand nous lisons, non pas une loi humaine, mais une loi divine et descendue des cieux, nous pousserons la négligence au point de la mettre en pièces, en lambeaux? Comment justifier, excuser une pareille conduite? Peut-être me suis-je étendu démesurément sur ce point : ce n'est pas sans intention : j'ai voulu vous corriger d'une détestable habitude. Ne nous lassons donc point, jusqu'à ce que notre but soit atteint : en effet, si nous sommes au monde, ce n'est pas pour boire, manger ou nous vêtir, c'est pour fuir le vice, et pratiquer la vertu, grâce aux lumières de la sagesse révélée. Voulez-vous vous convaincre qu'en effet nous ne sommes pas nés pour manger et pour boire, mais pour des choses bien plus grandes et bien meilleures? écoutez Dieu lui-même qui va vous dire pour quelle fin il a créé l'homme. Au moment où il le façonne, il prononce ces paroles : « Faisons l'homme à a notre image et à notre ressemblance. » 4. Or ce n'est pas en mangeant, en buvant, en nous habillant que nous devenons semblables à Dieu; car Dieu ne mange, ni ne boit, ni ne s'habille. C'est en pratiquant la justice, en montrant de la charité, en faisant preuve de sagesse et de probité, en compatissant aux maux du prochain , en cultivant toutes les vertus. Quant au boire et au manger, ces choses nous sont communes avec les brutes, et nous n'avons en ce point aucune supériorité sur elles. En quoi donc réside notre excellence ? En ce que nous sommes faits à l'image et à la ressemblance de Dieu. Ne nous lassons donc point de conférer au sujet de la vertu, et puisque nous avons cité ce texte du prophète, examinons-le scrupuleusement; demandons-nous qui a prononcé cette parole, pour qui il parlait, quand, à qui, dans quelles circonstances; en un mot ne négligeons rien de ce qui peut nous mettre sur la voie. D'abord cette parole est du prophète Jérémie : il ne priait point alors pour lui-même, mais pour autrui, je veux dire pour les Juifs, ce peuple ingrat, ce peuple grossier, incorrigible, ce peuple réservé à un châtiment, à un supplice exemplaire. Dieu lui disait au sujet des Juifs : « Ne prie pas pour ce peuple, parce que je ne l'écouterai pas. » (Jérémie, VII, 16.) Quelques-uns pensent qu'il s'agit en cet endroit de Nabuchodonosor: ce barbare allait attaquer les Juifs, détruire leur ville, les emmener en captivité. Alors voulant les convaincre tous que ce n'était pas la puissance, les forces du roi qui l'avaient fait triompher, mais bien les égarements de ses ennemis, et la volonté de Dieu qui guidait ses pas et l'avait conduit comme par la main vers sa propre cité, Jérémie dit : « Je sais, Seigneur, que la voie de l'homme n'est pas en lui, que l'homme ne marchera point et ne conduira point ses pas vers lui-même. » Voici le sens de ces paroles Cette voie que le barbare a suivie pour nous attaquer, il n'y est pas entré de lui-même, ce n'est pas lui qui a remporté la victoire ; si vous ne nous aviez pas livrés entre ses mains, il n'aurait pas été vainqueur, il n'aurait pas triomphé. Je vous prie donc et vous conjure, puisque vous avez statué de la sorte, que la vengeance reste entre certaines limites. «Châtiez-nous, mais selon le jugement et non selon la colère. » Mais comme il y a des gens qui contestent cela et prétendent qu'il est question ici non du barbare, mais de la nature humaine en général, il est nécessaire de les réfuter. Voyons donc ce que nous avons à leur répondre. Jérémie priait pour des pécheurs, pour lesquels souvent il lui avait été interdit de prier. En conséquence, il commence par représenter la ville en pleurs, attendu que Dieu ne cessait de lui répéter : Ne prie pas pour eux ; il prosterne d'abord la cité qui avait besoin de la bonté divine, afin de tirer de là une occasion, un prétexte spécieux pour supplier Dieu en sa faveur. Il s'adresse premièrement à elle, en lui disant: « Hélas ! quel est ton malheur ! ta plaie est douloureuse. » Alors elle répond : « Cette blessure est bien la mienne, ma tente a péri, mes peaux ont été déchirées en lambeaux, mes fils et mes brebis se sont éloignés de moi et ne sont plus. Mes bergers ont perdu l'esprit et ils n'ont pas cherché le Seigneur. Le bruit d'une rumeur et d'un grand ébranlement vient du côté de l'Aquilon, pour réduire les villes de Juda en un désert et en faire un nid de passereaux .» Ensuite, après avoir déploré sa propre infortune, elle ajoute : « Seigneur, la voie de l'homme n'est pas en lui. » Qu'est-ce à dire? Parce que Jérémie pleure et a pu introduire (451) dans le monde une doctrine de perdition, nous Ôter le libre arbitre et dire qu'il ne nous appartient pas de faire notre devoir? Nullement; ses gémissements mêmes contiennent la confirmation de notre liberté; après avoir dit que la voie de l'homme n'est pas en lui, Jérémie ne s'en tient pas là, mais il ajoute: « L'homme ne marchera point et ne guidera point ses pas par lui-même. » Il veut dire par là que tout ne dépend pas de nous , que certaines choses sont en notre pouvoir, d'autres au pouvoir de Dieu. Prendre le meilleur parti, vouloir faire effort, affronter toutes les fatigues, voilà le domaine de notre libre arbitre; mais mener à fin ces louables projets, empêcher qu'ils n'échouent, faire que nos bonnes oeuvres arrivent à consommation, c'est le fait de la grâce d'en-haut. Dieu a partagé la vertu entre lui-même et nous, il n'a pas voulu, qu'elle nous appartînt pleinement, de peur que nous ne nous laissions emporter à l'orgueil; il n'a pas pris tout, pour lui non plus, de peur que nous ne tombions dans le relâchement, il a laissé quelque chose à notre activité et s'est réservé à lui-même la plus forte part. La preuve que si tout dépendait de nous, l'orgueil s'emparerait de nous et nous pousserait à notre perte, ce sont les paroles du pharisien, l'orgueil, la jactance que révèlent ses paroles, cette présomption avec laquelle il se met au-dessus du monde entier. Si Dieu n'a pas tout remis entre nos mains et s'est borné à livrer certaines choses à notre libre arbitre, c'est afin d'avoir un prétexte spécieux de nous couronner sans enfreindre la justice. Et c'est ce qu'il a fait voir dans la parabole où il dit qu'ayant trouvé des hommes vers la onzième heure, il les envoya travailler à sa vigne. Et que pouvaient faire des ouvriers arrivés si tard ? Mais ce moment suffit à Dieu pour leur donner un plein salaire. Et pour bien vous convaincre que c'est là, en effet, ce que dit le Prophète, qu'il ne détruit pas le libre arbitre , qu'il n'a en vue , dans cet endroit, que l'issue des événements, écoutez ce qui suit. Après ces mots :«La voie de l'homme n'est pas en lui, » il se hâte d'ajouter : « Châtiez-nous, Seigneur, mais selon le jugement, et non selon la colère.» Si rien absolument ne dépendait de nous, que signifieraient ces mots : « Châtiez-nous, mais selon le jugement ? » En effet, quelle plus grande injustice que de châtier des êtres qui ne sont pas maîtres de leurs actions, d'infliger une peine à des hommes qui ne disposent pas eux-mêmes de leur voie, de leur conduite. Par conséquent, lorsque Jérémie sollicite Dieu de ne pas rendre le châtiment trop sévère, il indique implicitement que ce châtiment, ce supplice est mérité : or c'est là établir nettement l'existence du libre arbitre. Car, si les Juifs n'étaient pas maîtres de leurs actions, ce n'est pas un adoucissement de leur peine qu'il fallait demander pour eux, ruais bien la complète impunité : ou plutôt il n'était pas besoin de la demander, car Dieu n'a pas besoin d'être sollicité pour ne pas punir les innocents. Que dis-je, Dieu? je devrais dire tout homme sensé. Ainsi donc, quand le prophète intercède pour les Juifs, il est clair qu'il croit intercéder pour des pécheurs : et il y a péché, lorsque dans notre liberté de ne pas transgresser la loi, nous la transgressons. De sorte que tout nous prouve que nos bonnes couvres dépendent à la fois de nous-mêmes et de Dieu. Tel est encore le sens de ce passage : « Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. » Et pourquoi donc courrais-je , dira-t-on, pourquoi voudrais-je, si tout ne dépend pas de moi? Afin d'attirer sur vous par votre course et par votre volonté la faveur, la bienveillance de Dieu, de telle sorte qu'il vous aide, vous tende la main et vous conduise au but. Renoncez à cela, cessez de courir et de vouloir, Dieu ne vous tendra plus la main : et lui-même s'éloignera. Qu'est-ce qui le prouve ? Ecoutez le langage qu'il tient à la ville de Jérusalem : « Combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, et vous ne l'avez pas voulu? Voici que votre maison est laissée dans l'abandon. » (Matth. XXII, 37.) Voyez-vous comment Dieu lui-même se retire, en voyant qu'ils ne veulent point? Si nous avons besoin de vouloir et de courir, c'est afin de nous concilier Dieu. Le prophète veut donc dire, qu'opérer le bien ne dépend point de nous, mais de l'assistance divine ; mais que vouloir le bien, cela est de notre ressort et de celui de notre libre arbitre. Ainsi donc, dira-t-on, l'opération dépendant de l'assistance divine, quand bien même je ne l'effectuerais point , je ne mériterais aucun reproche : dès que j'ai donné tout ce qui est en moi, ma volonté, mon ferme propos, mes efforts, si Celui qui est maître de l'événement ne (452) m'assiste point, ne me tend pas la main, je suis déchargé de tout grief. Mais cela est impossible, oui, impossible. Une fois que nous avons pris un parti, conçu une volonté, formé un propos, Dieu ne saurait nous abandonner. S'il exhorte, s'il avertit ceux à qui la volonté fait défaut, afin qu'ils veulent et prennent une résolution, à plus forte raison ne délaisse-t-il point les hommes tout déterminés. Il est écrit: « Considérez les anciennes générations et voyez. Qui a espéré dans le Seigneur et a été confondu? Qui a persévéré dans ses commandements et a été négligé par lui. » ( II, 11 , 12. ) Paul dit ailleurs : « L'espoir « ne confond point,» à savoir l'espoir en Dieu. Il ne saurait manquer d'arriver à son but, celui qui espère en Dieu de tout son coeur et qui fait tout son possible. Ailleurs : « Dieu est fidèle et il ne souffrira pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces, mais il vous fera tirer profit de la tentation même, afin que vous puissiez persévérer. » (I Corinth., X, 13. ) De là ce conseil du sage : « Mon fils, lorsque tu entreras au service de Dieu, prépare ton âme à la tentation. Dirige ton coeur et patiente, et ne te hâte point au temps de l'obscurité. Attache-toi à Dieu et ne le quitte pas. » (Eccli. II, 1, 2.) Et voici encore un autre conseil : « Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé. » (Matth. X, 22.) Toutes ces choses sont des règles, des lois, des dogmes immuables, et il faut que cette opinion reste solidement implantée dans votre âme, à savoir, qu'un homme zélé, préoccupé de son salut et faisant tout son possible, ne saurait jamais être abandonné de Dieu. Ne savez-vous pas ce que Jésus dit à Pierre: « Simon, Simon, combien de fois Satan vous a demandés pour vous cribler comme le froment, et moi j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point? » Dieu donc, lorsqu'il voit que le fardeau est au-dessus de nos forces , nous tend la main et allége la tentation. Mais quand il voit que nous abandonnons le soin de notre salut par notre faute et par négligence, et que nous ne voulons pas être sauvés, alors il nous lâche et nous délaisse. Il ne nous force pas, ne nous contraint pas; il agit comme dans le temps où il prêchait la doctrine. Alors il ne faisait pas violence à ceux qui s'éloignaient et refusaient de l'entendre, il se bornait à résoudre les difficultés, à éclaircir les énigmes pour ceux qui lui prêtaient attention. Il agit de même en ce qui concerne la conduite; il ne force ni ne contraint les insensés et les rebelles, il attire seulement à lui, avec une grande force, les hommes de bonne volonté. De là ces paroles de Pierre : « En vérité, je vois que dans toute nation, celui qui craint Dieu et pratique la justice lui est agréable. » (Act. X, 34, 35.) Et le prophète nous donne le même avertissement par ces paroles : « Si vous voulez et que vous m'écoutiez, vous mangerez les biens de la terre ; mais si vous ne voulez pas et que vous ne m'écoutiez pas, le glaive vous dévorera. » (Isaïe, I, 19, 20.) Instruits de ces vérités, bien persuadés qu'il dépend de nous de vouloir et de courir, que par là nous nous assurons la protection divine, et que cette protection assure à son tour le succès de nos couvres, réveillons-nous, mes très-chers frères et déployons tout notre zèle pour le salut de notre âme, afin qu'après un court temps passé ici-bas dans les épreuves, nous jouissions au sein de l'éternité des biens impérissables, auxquels puissions-nous tous parvenir, par la grâce et la bonté de N.-S. J. C., avec qui gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
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