LETTRE II

Précédente Accueil Remonter Suivante

Accueil
Remonter
INNOCENT
LETTRE I
LETTRE II
LETTRE III
LETTRE IV
LETTRE V
LETTRE VI
LETTRE VII
LETTRES VIII-XVII
LETTRES XVIII-XLII
LETTRES XLIII-LXXI
LETTRES LXXII-XCIX
LETTRES C-CXXI
LETTRES CXXII-CXXXIX
LETTRES CXL- CLXXIII
LETTRES CLXXIV-CCII
LETTRES CCIII-CCXXXVI

LETTRE II.

 

Ecrite à Cucuse, en 404.

 

1. Il est dangereux de se laisser abattre par le chagrin. — 2. Exemple : Saint Paul, après avoir excommunié le Corinthien incestueux, le réconcilie ensuite avec l'Eglise, pour l'empêcher de tomber dans le désespoir. — 3. C'est la pensée des peines de l'enfer, on plutôt du bonheur céleste qui doit occuper l'âme d'Olympiade. — 4. Que de consolations elle puisera dans le souvenir de ses actions vertueuses, et dans l'espoir des récompenses éternelles! — 5-6. Bel éloge de la sobriété, de la patience, de la modestie et des autres vertus d'Olympiade. — 7. Eloge de la virginité. — 8-10. Digression sur Job et ses malheurs. Retour au sujet. — 14-13. Il console Olympiade qui s'affligeait de son absence.

 

A OLYMPIADE.

 

1. Sans doute la lettre que je vous ai écrite, suffirait pour calmer 3-a vivacité de votre douleur. Toutefois vous étiez si abattue, si affligée que j'ai cru nécessaire de vous écrire `encore pour répandre dans votre coeur les plus abondantes consolations et raffermir votre santé. Je vais donc secouer de nouveau cette poussière de la tristesse qui recouvre votre âme. Cet ulcère, cette tumeur, se sont, je crois, changés en poussière. Ce n'est pas une raison pour mettre de côté les précautions: La poussière, en effet, si l'on n'a pas soin de la secouer, met en péril le plus précieux de nos organes; elle s'attache à la prunelle de l’oeil, dont elle trouble la sérénité, et qu'elle couvre comme d'un voile. C'est un malheur que nous devons éviter; et ce reste de maladie, il ne faut rien épargner pour le faire disparaître. Mais levez-vous vous-même, et tendez-nous la main. Voyez ce qui se passe chez les malades. Le médecin a beau prêter le secours de son art; si le malade se montre négligent, il ne recouvre point la santé : Ainsi en est-il de ceux qui souffrent dans leur âme. Faites qu'il en arrive autrement, secondez nos efforts avec toute la prudence dont vous êtes capable, afin que de part et d'autre vous receviez du secours. Mais direz-vous, c'est ce que je désire, seulement je ne puis rien, je fais tout ce que je puis, sans réussir à dissiper ce nuage épais et noir de la tristesse. Vaines excuses, vains prétextes. Je connais la noblesse de votre âme, l'énergie de votre piété, l'étendue de votre prudence et de votre sagesse, et je sais qu'il vous suffit de vouloir commander aux flots de la tristesse, pour qu'aussitôt ils  s'apaisent. Mais vous arriverez plus vite encore à ce résultat, si nous vous apportons nous-même quelque secours. Comment donc bannirez-vous cette tristesse de votre coeur? C'est en méditant tout ce que nous vous avons dit dans notre première lettre, car elle renferme bien des motifs de consolation; c'est ensuite en faisant ce que j'exige de vous. Qu'est-ce donc? Quand vous entendrez dire: Une Eglise a péri, une autre est agitée par la tempête, une autre est abîmée dans les flots, une autre est en proie à toutes les calamités, une autre encore est dévorée par un loup ravisseur, au lieu d'être régie par un pasteur; celle-ci est au pouvoir d'un pirate au lieu d'être conduite par un habile pilote, celle-là est aux mains d'un bourreau au lieu d'être traitée par un médecin, il y a certes lieu pour vous de vous affliger. Qui pourrait alors ne pas éprouver une vive douleur? Oui, affligez-vous, mais cependant mettez des bornes à votre chagrin. Si, lorsque nous avons commis nous-mêmes des fautes dont il nous faudra rendre compte, il n'est ni nécessaire, ni prudent, mais il est au contraire funeste et pernicieux de s'affliger outre mesure, à plus forte raison, quand il s'agit des crimes d'autrui, est-il inutile et superflu, satanique et dangereux pour l'âme de se laisser tomber dans la mollesse et le désespoir.

2. Pour vous montrer qu'il en doit être ainsi, je veux vous raconter une vieille histoire. Un corinthien, qui avait reçu le saint baptême, qui avait été admis à la table sacrée, qui en un mot avait participé à tous les mystères de notre religion, qui de plus, à ce que beaucoup disent, avait été chargé d'instruire les autres, après avoir reçu de si grands bienfaits, après avoir été élevé aux plus liantes dignités dans l'Eglise, tomba dans une faute très-grave. il porta des regards criminels sur l'épouse de son père; il ne s'en tint pas à ces désirs impudiques; mais il réalisa son infâme intention. Ce n'était pas seulement une impudicité, c'était un adultère et le plus affreux de tous les adultères. Aussi, quand saint Paul en eût été informé, ne trouva-t-il pas de nom qui pût convenir à ce crime, et pour en faire concevoir toute l'énormité, il employa ces paroles: On dit que chez vous se commettent des impudicités, et de telles impudicités, qu'il n'y a pas de nom pour les exprimer même chez les gentils. (I Cor. V, 1.) 11 ne dit point : telles qu'il, ne s'en commet point de pareilles, mais telles (405) qu'il n'y a pas de nom polir les exprimer, voulant ainsi désigner une faute d'une incroyable gravité.

Il le livre au démon, et le retranche de l'Eglise; il ne permet à personne de l'admettre à sa table. Avec cet homme on ne doit prendre aucune nourriture. Il s'emporte contre lui, il le condamne au dernier supplice, et le bourreau qui doit l'exécuter, qui doit déchirer sa chair, c'est Satan lui-même. Et cependant cet apôtre qui l'avait excommunié, qui défendait à tous les chrétiens de l'admettre à leurs repas, qui faisait prendre à tous le deuil à son sujet: Vous êtes tous enflés d'orgueil, leur disait-il, et vous n'êtes point plongés dans la douleur, et vous n'avez point retranché du milieu de vous celui qui a commis ce crime (I Cor. V, 2), cet apôtre, dis-je, qui le bannissait de toute réunion, comme un pestiféré, qui le chassait de toutes les maisons, qui le livrait à Satan, qui le condamnait au dernier supplice , ne l'eut pas plus tôt vu plongé dans la douleur, regrettant amèrement son crime, revenant à la pratique des bonnes couvres, qu'il enjoignit aux Corinthiens tout le contraire de ce qu'il leur avait naguère prescrit. Il leur avait dit Retranchez-le, chassez-le, pleurez, que le démon s'empare de lui : Et maintenant, que leur dit-il ? Ayez à son égard une ardente charité, de peur qu'il ne soit comme absorbé par une trop grande tristesse , et que Satan ne triomphe de nous : car nous n'ignorons pas ses artifices. (II Cor. II, 7.) Ne voyez-vous pas que Satan cherche lui-même à nous plonger dans l'excès de la douleur, que cette tristesse exagérée est un piège qu'il nous tend, afin de changer en poison ce qui eût été pour nous un remède salutaire. Oui , la tristesse dégénère en poison, quand elle est excessive, et elle livre l'homme à Satan. C'est pourquoi saint Paul disait : De peur que Satan ne nous dresse des embûches. C'est comme s'il eût dit : cette brebis était atteinte d'un mal contagieux, on l'a séparée du troupeau, chassée loin de l'Eglise ; mais voici que le mal est guéri, la brebis est redevenue ce qu'elle était auparavant. Telle a été la vertu de la pénitence. Elle est donc rentrée dans le troupeau. Attirons-la vers nous, tendons-lui les bras, embrassons-la, couvrons-la de nos baisers, témoignons-lui en un mot toute notre affection. Si nous ne sommes résolus à le faire, Satan triomphe de nous; il prend, non pas ce qui lui appartient, mais celui qui est devenu notre propriété ; il s'en empare, grâce à notre lâcheté; il le plonge dans l'abîme de la tristesse, et désormais ne l'abandonne plus. C'est pourquoi l'Apôtre ajoute ces paroles: Car nous n'ignorons pas ses artifices (II Cor. II, 11), c'est-à-dire, les choses mêmes qui nous seraient utiles, du moment où elles se font autrement qu'il ne faudrait, le démon sait en profiter pour renverser celui qui manque de prudence.

3. Ainsi donc pour un tel crime, pour un crime si énorme, l'apôtre saint Paul ne veut point que ce corinthien se laisse abattre par la tristesse ; au contraire il s'empresse, il se hâte, il s'efforce de prévenir le découragement, et assure que toute tristesse excessive est une victoire remportée par Satan, l'oeuvre de sa méchanceté et de ses perfides desseins. N'est-ce donc pas une folie que de s'affliger si vivement, que de se tourmenter ainsi pour des fautes commises par d'autres , fautes dont leurs auteurs rendront un compte rigoureux Faut-il, pour cette raison, jeter son âme dans ces épaisses ténèbres de la tristesse , dans ce trouble, dans cette agitation, dans cette violente tempête de la douleur ? Si vous dites encore une fois, je voudrais, mais je' ne puis; je vous répondrai de nouveau , ce sont de vaines excuses et de purs prétextes. Je connais en effet toute la sagesse, toute la force de votre âme. Mais voici encore un autre moyen qui pourra vous aider à combattre et à vaincre ce funeste, ce mortel chagrin. Suivez le conseil que je vais vous donner. Si vous entendez parler de ces calamités, écartez de votre esprit les souvenirs que ce récit vous rappelle, et transportez-vous par la pensée au jour terrible du' jugement, songez à ce redoutable tribunal, à ce juge incorruptible, à ces fleuves de feu qui coulent devant le tribunal et où bouillonne une flamme pleine d'ardeur, à ces glaives acérés, à ces supplices affreux, à ces tourments éternels, aux ténèbres extérieures, à ce ver plein de venin, à ces chaînes qu'on ne peut briser, à ces grincements de dents, à ces pleurs intarissables , à ces innombrables spectateurs , venus du ciel et de la terre. Les Vertus du ciel seront émues (Matth. XXIV, 29), dit le Christ. Sans doute elles n'ont rien à se reprocher, et ce n'est pas elles que l'on jugera; toutefois à la vue du genre humain rassemblé et de tant de nations citées à ce tribunal, elles ne pourront se défendre d'un sentiment de crainte, tant ce (406) spectacle inspirera d'effroi. Oui, songez à ce jour terrible, à cette sentence à laquelle il est impossible d'échapper. Le souverain Juge n'aura pas besoin d'entendre les accusateurs et les témoins; il n'aura pas besoin de preuves ni de démonstrations, mais il produira devant toute cette multitude et mettra sous les yeux des coupables leurs fautes et les circonstances qui les ont accompagnées. Personne ne se présentera pour arracher au supplice, ni le père, ni le fils, ni la fille, ni la mère, ni un proche , ni un voisin , ni un ami, ni un avocat. Personne ne pourra compter ni sur les présents, ni sur ses richesses , ni sur son crédit, ni sur sa puissance. Tout cela aura disparu, comme la poussière que les pieds ont secouée ; et il ne restera que l'accusé et ses oeuvres qui le feront absoudre ou condamner. Personne ne sera jugé pour les fautes d'autrui , mais bien pour les siennes propres. Voilà les pensées qu'il vous faut entretenir dans votre âme , la terreur qu'elle doit ressentir, qu'elle doit opposer à cette tristesse inspirée par Satan et toujours si nuisible : armez-vous ainsi contre lui, et vous n'aurez qu'à vous montrer pour dissiper, pour faire disparaître tousses artifices. Cette tristesse, non-seulement elle est vaine et superflue, mais elle est dangereuse, elle est pernicieuse. Cette crainte du jugement, au contraire, n'est-elle pas nécessaire et utile, n'offre-t-elle pas les plus grands avantages? Mais je me suis laissé entraîner trop loin, et tout ce que je viens de vous dire, ne semble point vous regarder. C'est à moi-même et à ceux qui comme moi sont plongés dans toute sorte de péchés, qu'il faudrait tenir ce langage, bien capable à la fois d'effrayer et d'exciter au bien. Mais vous qui êtes ornée de tant de vertus, qui déjà touchez à la porte des cieux, vous ne pouvez en éprouver le moindre mouvement de crainte. Je vais donc chercher un autre instrument, et toucher une autre corde, puisque la pensée du jugement ne peut produire en vous plus d'effroi que dans les anges. Tournons-nous donc d'un autre côté. Suivez-nous et songez maintenant à vos bonnes actions, aux brillantes récompenses qui leur sont réservées, à ces splendides couronnes, aux choeurs des vierges , à ces portiques sacrés, à cette chambre nuptiale, à la compagnie des anges, à ces entretiens si doux avec l'Epoux céleste, à ces splendeurs merveilleuses , à tous ces blé , en un mot , qui surpassent tout ce que l'on peut exprimer et concevoir.

4. Ne vous étonnez pas de m'entendre vous introduire parmi les choeurs des vierges. Vous êtes veuve , il est vrai. Mais ne m'avez-vous point souvent entendu dire, soit dans des entretiens particuliers, soit dans des discours publics, où je traitais de la virginité; me m'avez-vous pas entendu prétendre, dis-je, que rien ne s'opposait à ce que l'on admît dans le chœur des vierges, celle qui dans les autres vertus avait fait preuve d'une grande sagesse; qu'elle surpassait même de beaucoup les vierges en mérite. L'apôtre saint Paul, parlant de la virginité, n'at-il pas donné le nom de vierges, non-seulement à celles qui n'ont pas été mariées, mais à celles même qui ont servi le Seigneur avec zèle. La charité envers les pauvres, cette vertu qui vous est si chère, dans la pratique de laquelle vous n'avez point d'égale, Jésus-Christ ne l'élève-t-il pas bien au-dessus de la virginité? N'a-t-il pas chassé du chœur des vierges celles qui y étaient entrées sans posséder cette vertu , ou plutôt parce qu'elles ne la possédaient pas assez pleinement? (car elles avaient de l'huile, mais en trop petite quantité.) Au contraire ceux qui n'avaient plus la virginité en partage, mais dont les coeurs étaient ornés par la charité, ne tes reçoit-il pas avec honneur, ne les appelle-t-il pas les bénis de son Père, ne les fait-il pas approcher de sa personne, ne les met-il pas en possession de son héritage, et ne publie-t-il pas leurs vertus en face de l'univers entier? Oui, en présence des anges et de tout le genre humain rassemblé, il les proclame ses nourriciers et ses hôtes. Voilà les paroles que vous entendrez à votre tour. Voilà la récompense que vous recevrez. Oui , votre seule charité envers les pauvres vous vaudra cette récompense, cette couronne, cet éclat merveilleux, cette gloire immense. Que serait-ce donc, si je passais en revue toutes vos autres vertus? Dès maintenant donc vous devriez couler vos jours dans une fête continuelle, tressaillir d'allégresse , former des choeurs et couronner votre tête. Peut-on vous pardonner de vous consumer de chagrin, parce que celui-ci s'est laissé égarer par la fureur, parce que cet autre s'est lancé dans le précipice ? Peut-on vous excuser de donner au démon cet accès dans votre âme, quand jusqu'ici vous n'avez cessé de lui porter des coups toujours victorieux? Rappellerai-je cette patience dont nous avons eu tant de preuves ? Un discours, un (407) volume ne suffirait pas à redire les souffrances que vous avez supportées depuis votre enfance. Vos amis et vos ennemis, vos proches et les étrangers, les puissants et les faibles, les magistrats et les simples particuliers, les clercs eux-mêmes, ne vous ont-ils pas souvent offert l'occasion de souffrir? Une seule de leurs injustices composerait un long récit, pour peu qu'on veuille la développer. Mais si l'on se rappelle en outre ces afflictions, que vous vous êtes ménagées vous-même, si l'on veut les examiner par le détail, on verra que vous avez toujours triomphé ; ni la pierre , ni le fer, ni le diamant n'ont pu résister à votre énergie. Vous aviez une nature tendre et délicate, habituée à toutes les délices; vous l'avez accablée sous les coups de la douleur, et aujourd'hui elle se trouve, pour ainsi dire, en un état de mort. Vous avez appelé tout l'essaim des maladies, et désormais l'art des médecins, la force des remèdes, les traitements de toute espèce seraient impuissants à les guérir; vous vivez dans de continuelles souffrances.

5. Comment redire encore votre sobriété, votre patience dans les veilles? Ou plutôt n'appelons plus des noms de sobriété et de patience des vertus dignes de noms plus relevés. Nous appelons patient et courageux l'homme qui, tourmenté de quelque passion , finit par la vaincre. Pour vous, quelle passion n'avez-vous point vaincue? Dès le principe vous vous êtes lancée contre votre chair avec une telle ardeur, que vous en avez éteint tous les appétits. Ce n'est pas seulement un frein que vous avez mis au coursier, ce sont des entraves, vous l'avez terrassé, vous l'avez rendu immobile. Alors vous aviez la force en partage, maintenant c'est le calme le plus parfait qui règne dans votre âme. Vous n'avez plus à lutter contre la soif des délices, vous n'avez plus d'efforts à faire pour en triompher. Vous l'avez détruite, vous lui avez fermé tout accès, vous avez appris à votre estomac à ne recevoir de nourriture que ce qu'il faut pour ne pas mourir et pour continuer à faire pénitence. Et c'est pourquoi je ne puis appeler cela du nom de jeûne ou d'abstinence; il faut un nom plus relevé. Vos veilles ne sont pas moins dignes d'admiration ; cette soif des jouissances une fois éteinte, le désir du sommeil a cessé lui-même de se faire sentir. N'est-ce pas, en effet, la nourriture qui entretient le sommeil? Mais ce second besoin, vous en avez triomphé d'une autre manière encore ; dès le principe vous avez surmonté la nature, en passant des nuits entières sans dormir; et l'habitude maintenant est pour vous une seconde nature. Si chez les autres le sommeil est un besoin, chez vous c'est le contraire : la veille vous est devenue indispensable. Toutes ces vertus, considérées en elles-mêmes, ont de quoi ravir d'admiration et frapper d'étonnement. Mais si l'on songe que vous vous imposiez toutes ces privations dans un âge encore tendre, sans être dirigée par aucun maître, n'ayant autour de vous que des scandales; si l'on songe que vous êtes sortie d'une maison impie pour embrasser la vérité, que la faiblesse naturelle à votre sexe était accrue encore par les délicatesses d'une demeure opulente, quel océan de merveilles s'offre alors aux regards ! A quoi bon parler de votre humilité, de votre charité et de tant d'autres vertus? A leur souvenir, mon âme ouvre devant moi mille autres sources, et me force à ne mentionner que les espèces, que les titres, pour ainsi dire : autrement il faudrait un discours infini. Mais je ne veux pas m'écarter de mon dessein ni me laisser entraîner dans cet océan sans rivage. Si je ne me proposais d'arracher de votre coeur cette tristesse qui le ronge, je m'arrêterais volontiers à ce récit, et je m'embarquerais sur cet océan, ou plutôt sur ces océans immenses. Oui, chacune de vos vertus serait comme une route qui ouvrirait devant moi comme un nouvel océan, qu'il s'agisse de votre patience; ,ou de votre humilité, ou de votre miséricorde inépuisable, qui se répand jusqu'aux extrémités du monde , ou de cette charité plus ardente que les flammes d'une fournaise, ou de votre prudence ornée de tant de grâces et vraiment au-dessus de la nature. Mais vouloir énumérer les fruits que ces vertus ont produits, c'est vouloir compter les flots de ta mer.

6. Ne nous lançons donc point dans de si vastes espaces, et contentons-nous de montrer, comme on dit, le lion par ses griffes. C'est de votre vêtement, de ces habits dont vous recouvrez si négligemment votre corps, que je veux dire quelques mots. Cette vertu , sans doute, semble le céder aux autres, toutefois, en bien examinant, on lui trouvera beaucoup de grandeur, on la jugera digne d'une âme vraiment sage, d'une âme qui foule aux pieds toutes les choses de ce monde et prend son essor vers les cieux. Aussi n'est-ce point (408) seulement dans le Nouveau Testament, mais dans l'Ancien lui-même que le Seigneur défend avec sévérité toute recherche dans les vêtements. Et cependant Dieu instruisait alors le genre humain par des ombres et des figures; la vie était réglée par des lois moins parfaites; il n'y était jamais question des choses célestes, des biens à venir, la sagesse que nous professons y était à peine indiquée, et les lois données aux Hébreux étaient bien plus grossières, bien plus charnelles que les nôtres. Voici donc ce que dit le Seigneur par la bouche du Prophète : Voici ce que dit le Seigneur au sujet des princesses de Sion : Parce qu'elles se sont enflées d'orgueil, parce qu'elles ont marché la tête haute, en faisant signe des yeux, parce qu'elles se sont avancées traînant des tuniques flottantes et étudiant leurs démarches; le Seigneur abaissera les princesses de Sion, il les dépouillera de leur magnificence, leur enlèvera ces vêtements superbes. Leurs parfums seront changés en poussière, leur ceinture en une corde; ces têtes, chargées d'ornements, il les rendra chauves, à cause de leurs oeuvres; et au lieu des tuniques de pourpre, il les revêtira de sacs. Tels seront désormais leurs ornements. (Isaïe, III, 16, 18, 24.) Peut-on parler un langage plus indigné?quel châtiment! quel supplice ! quelle affreuse captivité ! Vous pouvez par là même apprécier la gravité de la faute. Un Dieu si miséricordieux n'eût certes pas infligé des peines si graves, si le péché n'eût été bien plus grave encore. Si le luxe des vêtements est un crime, quel ne sera pas le mérite de la vertu contraire? Aussi l'apôtre saint Paul, s'adressant à ces femmes qui ont embrassé la vie du monde, non-seulement leur conseille de ne point porter d'ornements d'or, mais il ne leur permet pas même de se vêtir d'habits somptueux. (I Tim. II, 9.) Ah ! il savait bien, il savait bien que le goût de la parure est une maladie grave et difficile à guérir, que c'est le signe manifeste d'une âme corrompue, et qu'il lui faut un médecin plein de prudence et d'habileté. Et n'en sont-elles pas la preuve, ces femmes du monde, ces femmes mariées, qui ne peuvent suivre aucun conseil sur ce point? N'en sont-elles pas la preuve, celles même qui paraissent sages et qui font partie du choeur dés vierges? Combien d'entre elles font violence à la nature, fournissent leur course sans jamais porter la moindre atteinte à, leur vertu, mènent dès ici-bas la vie des anges, et dans un corps mortel préludent à cette vie qui suivra la résurrection ! (dans le siècle futur, nous dit Jésus-Christ, ni on n'épousera, ni on ne sera épousé. Luc, XX, 35.) Combien rivalisent de pureté avec les esprits célestes, et revêtues d'un corps périssable engagent la lutte avec ces esprits immortels! Combien accomplissent des conseils que beaucoup ne peuvent même entendre , repoussent la volupté comme un chien furieux qui sans cesse revient les attaquer, apaisent les flots de cette mer irritée et y naviguent tranquillement portées sur ces vagues furieuses vers le terme de leurs désirs! Combien demeurent debout dans cette fournaise des passions, -ans éprouver aucun dommage , et foulent aux pieds ces charbons ardents, comme ils fouleraient de la boue! Et cependant elles se laissent prendre honteusement à cet amour de la parure, et, après avoir surmonté tant d'obstacles plus difficiles, elles succombent devant celui-ci.

7. Voyez la grandeur de la virginité, l'énergie qu'elle suppose ! Le Christ, descendu des cieux pour faire de nous des anges, pour nous initier à une vie toute céleste, n'a pas osé nous ordonner la virginité, ni faire une loi de cette vertu. Il a fait une loi de mourir (qu'y a-t-il de plus rude cependant?), il a fait une loi de porter constamment sa croix, de faire du bien à ses ennemis; il n'a pas fait une loi de la virginité. Sur ce point, il a laissé libres ceux auxquels il s'adressait, et leur a dit : Celui qui peut suivre ce conseil, qu'il le suive. (Matth. XIX,12.) Oui, grande est la difficulté, rude est le combat ! que de sueurs à répandre ! que le chemin est escarpé ! et ne le voyons-nous point par ces hommes qui, dans l'ancienne loi, pratiquèrent tant de vertus ? Ce Moïse, si grand, ce chef dés prophètes, cet ami si cher à Dieu, qui possédait toute sa confiance, qui avait assez de crédit auprès de lui pour arracher six cent mille coupables au châtiment venu du ciel, cet homme si puissant, qui commandait à la mer, qui en divisait les flots, qui brisait les rochers, qui changeait la nature de l'air , (lui changeait en sang les eaux du Nil, qui opposait à Pharaon une armée de grenouilles et de sauterelles, qui transformait tous les éléments, qui opéra tarit de miracles et pratiqua tant de vertus, cet homme, dis-je, ne put même envisager ce combat. Mais il se maria, il rechercha la société d'une épouse, comme s'il n'eût pu s'en passer, et il n'osa se confier à (409) cet océan de la virginité, dont il redoutait les flots. Cet autre patriarche qui fut sur le point d'immoler son fils, put bien fouler aux pieds les sentiments les plus vifs de la nature, il put bien vouer à la mort cet Isaac, qui était à la fleur de son âge et dans toute la vigueur de la jeunesse, cet Isaac, son fils unique, son fils bien-aimé, qui lui avait été donné contre toute espérance , seul appui de son extrême vieillesse, orné de toutes les vertus; il put gravir avec lui cette montagne où devait s'accomplir le sacrifice, élever l'autel, disposer le bûcher, étendre la victime, saisir le glaive et l'approcher de la gorge d'Isaac. Oui, il en vint jusque là, et il fut sur le point de teindre ce glaive du sang de son fils, cet homme plus dur que l'airain. Car il est dans la nature de l'airain d'être dur, mais c'est par l'énergie de sa volonté qu'Abraham put acquérir cette invincible fermeté, et déployer ce calme, cette tranquillité digne des anges. Eh bien ! cet homme qui put soutenir un pareil combat, cet homme qui franchit les bornes de la nature, n'osa se risquer aux luttes de la virginité. Lui aussi, il craignit de descendre dans la lice, et rechercha les consolations du mariage.

8. Voyez Job lui-même, cet homme juste, cet homme ami de la vérité, cet homme si pieux, qui s'abstenait de toute action coupable. Il fit au démon de terribles blessures; sans cesse attaqué, n'attaquant jamais lui-même, il vida le carquois de son ennemi. Que de flèches lancées sur lui ! Il soutint tous ces assauts avec une force merveilleuse. Que semble-t-il y avoir, qu'y a-t-il en effet de plus pénible dans la vie? N'est-ce pas la pauvreté, la maladie, la mort des enfants, les attaques des ennemis, l'ingratitude des amis, la faim, les douleurs corporelles, les insultes, les calomnies, la mauvaise réputation? Or, tous ces maux vinrent fondre sur Job, sur son corps, sur son âme; et, pour surcroît de peine, au moment où il s'y attendait le moins. Comprenez bien ma pensée. Un homme, né de parents pauvres, élevé dans leur maison, supporte aisément une pauvreté à laquelle il est habitué depuis longtemps. Mais celui qui est plongé dans les richesses, qui possède de nombreux trésors, et qui soudain s'en voit dépouillé, pourra-t-il facilement souffrir un tel changement de fortune? Moins il s'y attend, plus ce changement lui semblera cruel. Ou bien encore : l'homme obscur et né de parents obscurs, l'homme qui vit entouré de mépris, les outrages, les injures ne le troublent guère. Mais celui qui, après avoir été dans une position brillante, après s'être vu entouré des hommages de tous , s'être entendu célébrer par toutes les bouches , tombe ensuite dans le mépris et dans l'infamie, ne ressent-il pas le même chagrin que celui qui, riche tout à l'heure , se voit maintenant abîmé dans la misère ? De même encore celui qui se voit privé de ses enfants, qui les perd tous, il est vrai, mais à des époques différentes , trouve dans ceux qui survivent quelque consolation à sa douleur, son chagrin s'apaise, et si, quelque temps après, un autre vient à mourir, ce malheur lui paraît , moins cruel : car la première blessure a eu le temps de se fermer et de se guérir, et la seconde est moins cuisante. Pour Job, en un instant il vit mourir ses nombreux fils, et de la mort la plus cruelle. Ils mouraient de mort violente et dans la force de l'âge, et le temps et le lieu rendaient encore ce malheur plus épouvantable. C'était pendant un festin, dans une maison ouverte aux hôtes, et cette maison leur servait de tombeau. Quelle est après cela cette faim d'un nouveau genre, et que nulle parole ne peut exprimer? Non, je ne sais quel mot employer, quel nom donner à une calamité si étrange ! En vain lui offrait-on de la nourriture, il ne touchait pas aux mets servis devant lui. L'horrible odeur qui s'exhalait de ses blessures lui ôtait tout appétit, et toute nourriture lui devenait insupportable. Ce qu'il faisait bien comprendre en disant : La puanteur est devenue ma nourriture. (Job, VI, 7.)

La violence de la faim le contraignait, sans doute, à goûter les mets qu'on lui servait. Mais la puanteur qu'exhalaient ses ulcères l'emportait bientôt sur la faim qui le tourmentait. Aussi, vous l'ai-je dit, cette faim, je ne sais de quel nom l'appeler. Dirai-je qu'elle était volontaire? Mais il désirait prendre de la nourriture. Dirai -je qu'elle était involontaire ? Mais les mets étaient devant lui, et personne ne lui défendait d'en user. Comment rappeler maintenant ses horribles souffrances, ces vers qui pullulaient sur sa chair, ce pus qui en découlait, ces outrages dont ses amis l'accablaient, ce mépris qu'avait pour lui ses serviteurs ? Mes serviteurs eux-mêmes ne m'ont pas épargné, dit-il; ils m'ont craché au visage. (Job, XXX, 10.) D'autres l'insultèrent dans son malheur, (410) et le poursuivirent de leurs sarcasmes. Ceux que je ne daignais pas mettre au rang des chiens qui gardaient mes troupeaux se sont élancés contre moi, et ces hommes si méprisables viennent me donner des conseils. (Job, XXX, 4.) Tout cela ne vous semble-t-il pas bien cruel? Oui, sans doute. Et cependant voici qui l'est encore davantage; voici qui met le comble à ses souffrances, ce qui domine tout le reste. Il était comme suffoqué par cette tempête qui agitait son âme : la pureté de sa conscience soulevait ses flots tumultueux, enveloppait sa raison de ténèbres épaisses, et y répandait le trouble. Ceux qui se sentent coupables de crimes nombreux trouvent au moins dans leurs péchés la cause des maux qui leur arrivent, et ils n'éprouvent point ce trouble, conséquence de l'incertitude. Mais ceux qui n'ont conscience d'aucun crime, dont les âmes, ornées de toutes les vertus, trouvent dans le dogme de la résurrection, dans l'espérance des biens futurs un soulagement aux souffrances qu'ils endurent, et ces combats qu'ils soutiennent, ils les envisagent comme l'occasion de couronnes sans nombre. Mais Job, cet homme de bien, ne savait rien du dogme de la résurrection, et ce qui le tourmentait surtout, c'était d'ignorer la cause de ses maux; le doute, cette anxiété, étaient plus cruels pour lui que les vers et'les douleurs du corps. C'est l'exacte vérité. Quand le Dieu miséricordieux eut daigné lui faire connaître la cause de tant de combats, et que Job eut appris que tout cela avait été permis afin de manifester sa justice, ne commença-t-il pas dès lors à respirer, comme s'il n'avait rien souffert, et ses paroles ne nous le disent-elles pas assez? Cependant s'il souffrait cruellement avant de connaître la cause de ses douleurs, il ne perdit pas un instant courage, et prononça ces admirables paroles : Le Seigneur m'a donné, le Seigneur m'a ôté. Tout a été fait selon le bon plaisir de Dieu : que le nom du Seigneur soit béni clans tous les siècles! (Job. I, 21.)

9. Le désir de parler de Job m'a écarté de mon sujet. Encore quelques mots, et j'y reviens. Ce grand homme, cet homme si vertueux, qui foula aux pieds toutes les jouissances de la nature, n'osa point non plus soutenir ces combats de la virginité; il eut une épouse qui lui donna de nombreux enfants. Elle est donc bien pénible cette vertu ! ses combats sont donc bien méritoires et bien sublimes ! Que de sueurs elle exige, et quelle fermeté d'âme elle suppose! Et cependant combien de femmes, après avoir engagé cette lutte généreuse, n'ont pu triompher de leur amour pour le luxe des vêtements, mais au contraire s'y sont livrées avec plus d'ardeur même que les femmes du monde ! Ne venez pas me dire qu'elles ne portent point d'ornements d'or, ni de vêtements de soie, brodés d'or, ni de colliers de pierres précieuses. Elles font pis encore, elles révèlent mieux encore le mal qui les ronge, la passion qui les tyrannise; elles s'étudient, elles s'appliquent de tout leur pouvoir à l'emporter par la simplicité même de leurs vêtements, sur celles qui emploient l'or et les soieries, et à paraître plus aimables qu'elles. Il n'y a, ce leur semble, aucun mal à cela; et cependant, à bien examiner, quoi de plus pernicieux, dé plus dangereux, de plus près de l'abîme? Ne faudrait-il donc pas avoir mille langues pour célébrer les louanges que vous méritez à ce sujet? Voilà un vice dont peuvent à peine triompher les vierges; et vous qui êtes veuve, vous le surmontez avec facilité , avec promptitude, comme le montre votre conduite. Ce que j'admire, ce n'est pas seulement la simplicité de vos vêtements, plus pauvres que ceux des mendiants; c'est encore cette absence de tout apprêt, de toute recherche dans vos habits, dans vos chaussures, dans votre démarche. Ce sont là comme autant de couleurs qui peignent aux regards les vertus cachées dans votre âme. Les vêtements, dit le Sage, le rire, la démarche de l'homme manifestent son âme. (Eccl. XIX, 27.) Il faut en effet que vous ayez terrassé, que vous ayez foulé aux pieds toutes les vanités de ce inonde, pour les mépriser comme vous le faites, pour avoir banni de votre âme ce vice si coupable, après en avoir auparavant courageusement triomphé. Que personne ne me taxe d'exagération, quand j'appelle ce vice un vice très-coupable. Voyez en effet quels châtiments il valut à ces femmes du inonde, chez les Hébreux, sous la loi ancienne! Eh bien! celles dont la conversation doit être dans le ciel, qui doivent mener la vie des anges, qui vivent sous la loi de grâce, pensez-vous que Dieu puisse leur pardonner, quand elles tombent dans ce désordre? cette vierge, qu'enveloppent d'amples vêtements , qui porte une tunique flottante, dont la démarche respire la mollesse, dont la voix, les yeux, tout l'extérieur est un poison pour les cœurs impudiques, qui (411) creuse chaque jour un précipice sous les pieds des passants, qui ne cesse de tendre des piéges, pouvez-vous l'appeler encore du nom de vierge, et ne la rangerez-vous point parmi les courtisanes? mais les courtisanes ont moins d'appâts, et secouent moins les ailes de la volupté ! Oui, nous vous félicitons, nous vous admirons, nous vous louons d'avoir rejeté loin de vous ces charmes funestes, de vous être mortifiée encore sur ce point, non pour orner votre sacrifice, mais pour faire preuve de courage, non pour y trouver plus de beauté, mais pour vous en faire une arme puissante.

10. Je viens de montrer, pour ainsi dire, les griffes du lion, et encore je ne les ai montrées qu'en partie. Comment en effet célébrer tant de vertu? Je le disais tout à l'heure; je tremble de m'embarquer sur l'océan de vos mérites. Au surplus, ce que je me suis proposé, ce n'est pas de faire l'éloge de votre sainteté, mais de verser dans votre âme le baume de la consolation. Je reviens donc à ce que je disais plus haut. Que disais-je donc? Je vous disais de ne plus vous préoccuper des péchés de celui-ci, ou des crimes de celui-là, mais de songer à votre patience, à votre constance, à vos jeûnes, à vos veilles, à votre tempérance, à votre miséricorde, à votre charité, à toutes ces vertus où il faut soutenir des luttes si multipliées, si variées, si terribles. Rappelez-vous que depuis votre jeunesse, vous n'avez cessé d'apaiser la faim de Jésus-Christ, d'apaiser sa soif, de lui donner des vêtements, de le recevoir dans votre maison, de le soigner dans ses maladies, de le visiter dans les prisons. Rappelez-vous l'océan de votre charité, cet océan si vaste, cet océan qui a roulé ses flots impétueux jusqu'à l'extrémité du monde. Non-seulement votre maison est ouverte à tous ceux qui veulent y entrer; mais partout, sur terre et sur mer, que d'étrangers ont joui de vos généreuses libéralités! Rassemblez toutes ces vertus, réjouissez-vous, tressaillez d'allégresse à la vue de ces couronnes et de ces palmes qu'elles vous assurent. Si vous voulez voir punir ces hommes criminels, sanguinaires , chargés des crimes les plus affreux, vous serez satisfaite aussi en ce jour du jugement. Lazare ne vit-il pas le mauvais riche plongé dans les flammes? La différence de leur vie leur avait mérité des places éloignées l'une de l'autre; un abîme les séparait, puisque l'un se trouvait dans le sein d'Abraham, et l'autre dans une horrible fournaise. Néanmoins Lazare vit le mauvais riche, il entendit sa voix et lui répondit. Il en sera de même pour vous. Si pour avoir méprisé un seul homme, le mauvais riche est ainsi tourmenté; si, pour avoir scandalisé un seul de ses semblables, il vaudrait mieux être précipité dans la mer, une meule au cou; quel sera le sort de ceux qui ont scandalisé le monde entier, qui ont renversé tant d'églises, qui ont répandu partout le désordre et le trouble, dont la barbarie, dont la cruauté surpasse celle des pirates et des barbares, auxquels le diable, leur chef, et les démons leurs alliés, ont inspiré assez de fureur pour exposer à la risée des juifs et des gentils une doctrine si vénérable, si sainte, vraiment digne de son auteur? quel sera le sort de ces hommes qui ont submergé tant d'âmes, causé tant de naufrages par tout l'univers, allumé un si effroyable incendie, déchiré le corps du Christ et dispersé ses membres? Vous êtes, nous dit l'Apôtre, le corps du Christ, et vous en êtes tes membres. (I Cor. XII, 27.) Mais pourquoi vouloir essayer de peindre une fureur que rien ne peut exprimer? Oui, quels châtiments sont réservés à ces hommes cruels et sanguinaires? si, pour avoir refusé de la nourriture au Sauveur, on est jeté dans les flammes éternelles pour y brûler avec le démon, quels supplices ne méritent point, croyez-vous, ces hommes qui ont fait mourir de faim, tant de moines, tant de vierges, qui les ont dépouillés de leurs vêtements, qui, loin de recueillir les étrangers, les ont chassés, qui; loin de soigner les malades, ont redoublé leurs souffrances, qui, au lieu de se rendre auprès des captifs, ont fait jeter en prison ceux qui étaient libres? quels supplices ne méritent-ils point? Ah ! vous les verrez dévorés par les flammes, chargés de chaînes , grinçant les dents, poussant de vaines lamentations, se consumant dans une douleur inutile, et, comme le mauvais riche, éprouvant un repentir sans effet. Eux aussi, ils vous verront au sein du bonheur et du repos, une couronne sur la tête, formant des choeurs avec les anges, régnant avec le Christ; ils pousseront de grands cris et de grands gémissements, ils se repentiront des outrages dont ils vous accablaient, ils vous adresseront leurs prières, ils se rappelleront votre miséricorde et votre charité. Mais que leur en reviendra-t-il?

11. Occupez donc sans cesse votre âme de ces pensées, et ainsi, vous pourrez secouer (412) cette poussière de la tristesse. Mais il y a, je crois, un autre motif de votre affliction. Je veux y porter remède et par ce que j'ai dit, et par ce que je vais dire encore. Ce qui vous afflige, il me semble, c'est aussi d'être loin de nous, qui sommes pourtant si peu de chose. Vous vous en désolez, et vous dites à tout le monde Nous n'entendons plus sa parole, nous ne recevons plus ses enseignements, la faim nous dévore, et ces menaces que Dieu faisait aux Hébreux se réalisent à notre égard; ce qui nous manque, ce n'est point le pain matériel, ce n'est point l'eau matérielle, c'est le pain de la doctrine sacrée. Quelle doit être notre réponse? La voici : même en notre absence, vous pouvez lire nos livres. De notre côté, toutes les fois que nous en trouverons l'occasion, nous nous empresserons de vous adresser de longues lettres. Si vous souhaitez de recevoir de notre bouche les divins enseignements, peut-être un jour aurez-vous ce bonheur, et Dieu permettra que vous nous revoyiez; peut-être, c'est trop peu dire; certainement, vous nous reverrez; n'en doutez pas. Ne croyez pas que nous parlions légèrement , sans être sûr de ce que nous disons : Oui, un jour vous nous entendrez vous exposer de vive voix ce qu'aujourd'hui vous apprenez par nos lettres. S'il vous est pénible d'attendre, rappelez-vous que ce délai ne sera point sans profit pour vous, que votre patience sera généreusement récompensée, si vous savez ne point murmurer, si vous en prenez occasion de louer Dieu, comme vous le louez en toute circonstance. Ce n'est pas sans lutter vivement, sans déployer beaucoup de sagesse et de courage, que l'on peut supporter d'être éloigné d'une âme que l'on aime. Qui est-ce qui vous tient ce langage ? Quiconque aime sincèrement et connaît la force de la charité, comprend ce que je viens de dire.

Sans nous donner la peine de chercher çà et là ces hommes, trop rares, hélas ! qui ont ressenti une affection sincère, adressons-nous au bienheureux apôtre Paul. Il nous dira tout ce qu'il faut d'énergie et de courage pour supporter une telle séparation. Il s'était dépouillé de l'homme charnel, il avait comme répudié son corps; son âme seule parcourait, pour ainsi dire, le monde; son coeur était vide de passion et aussi calme que les esprits célestes; la terre était pour lui le ciel, il vivait avec les chérubins et assistait à leurs mystérieux concerts; loua les maux il les supportait, comme si ce n'eût pas été lui qui les eût soufferts, soit qu'on le jetât en prison, qu'on l'enchaînât, qu'on l'envoyât en exil, qu'on l'accablât de menaces, qu'on voulût le faire mourir, ou le lapider, ou le jeter à la mer, ou lui infliger tout autre supplice. Eh bien ! saint Paul, séparé d'une âme qu'il aimait tendrement, fut saisi d'un trouble si violent, qu'il sortit aussitôt de cette ville où il n'avait point rencontré cet ami qu'il espérait revoir. Troas était cette ville qu'il abandonna sur-le-champ, parce qu'elle ne put lui montrer son cher disciple. Comme j'étais venu à Troas pour y annoncer l'Evangile, et comme la porte de cette ville m'avait été ouverte par le Seigneur, je sentis aussitôt mon esprit tout troublé, parce que je n'y trouvai point mort frère Tite. Je pris congé des habitants et je partis pour la Macédoine. (II Cor. II, 12, 13.) Que dites-vous, ô Paul? On vous met des entraves, on vous jette dans les fers, les coups s'impriment dans votre chair, le sang ruisselle sur vos membres, vous instruisez, vous baptisez, vous offrez les saints mystères, et vous ne dédaignez pas de vous inquiéter du salut d'une âme. Voici que vous arrivez à Troas, le terrain est bien purifié, tout prêt à recevoir la semence, l'aire est bien remplie et vous offre toutes les chances de succès : vous le savez et vous laissez échapper tous ces avantages. C'est pour cela que vous y êtes venu (comme j'étais venu à Troas, dit-il, afin d'y annoncer l'Evangile) personne ne songeait a vous résister; (la porte m'en était ouverte, dit-il encore.) Et cependant vous en sortez aussitôt! Oui, sans doute, répond-il : car une violente tristesse s'empara de mon âme, la jeta dans le trouble, en triompha; l'absence de Tite me força de quitter cette ville. Que la tristesse en ait été cause, ce n'est point de notre part une conjecture; lui-même nous le fait assez entendre. Ne nous dit-il pas, en effet : Le trouble s'empara de mon âme, parce que je ne rencontrai point Tite. Alors, prenant congé des habitants, je sortis de la ville?

12. Voyez-vous comme il est difficile de supporter sans se plaindre l'éloignement d'un ami ! Combien cette séparation est amère et douloureuse ! Combien, pour l'endurer, il faut de magnanimité et de courage ! L'épreuve, pour vous, se prolonge. Mais, plus elle est grande, plus aussi la couronne sera brillante, plus les récompenses seront magnifiques ! Que ce soit là votre consolation; songez, que lors de mon (413) retour, je vous reverrai enrichie de ces récompenses, ornée de cette couronné et de cet éclat. Quand on s'aime , ce n'est pas assez que les âmes soient unies par les liens de l'affection; la joie n'est pas complète tant qu'on demeure loin l'un de l'autre; elle est bien diminuée par cette séparation. Si nous interrogeons encore le disciple de la charité, il nous répond qu'il en est ainsi. Ne dit-il pas, en effet, dans sa lettre aux Thessaloniciens : Mes frères, ayant été pour un. peu de temps séparé de vous, de corps , non d'esprit ni de cœur, nous avons désiré avec d'autant plus d’ardeur et d'empressement de vous revoir. C'est pourquoi j'ai eu plus d'une fois le dessein d'aller vous trouver mais Satan y a mis obstacle. Aussi, pour apaiser ma douleur, ai-je mieux aimé rester seul à Athènes et vous envoyer Timothée? (I Thess. II, 17, 18; et  III, 1, 2.) O quelle énergie dans chaque expression ! Comme elles révèlent, toutes, cette flamme qui brûle son coeur ! Il ne dit pas séparé de vous, emmené du milieu de vous, éloigné de vous, absent... mais, privé de vous et comme orphelin. Il lui fallait ce mot pour manifester toute sa douleur. Il était pour eux comme un père, et cependant il emploie l'expression dont se servent les enfants qui, encore en bas-âge, ont perdu leur père, afin de faire mieux sentir l'excès de sa tristesse. Qu'y a-t-il de plus cruel que d'être orphelin de bonne heure? L'orphelin ne peut se suffire à cause de son âge; personne ne s'empresse de lui venir en aide, et combien, au contraire, sont tout prêts, ou du moins se préparent à lui nuire c'est comme un agneau laissé au milieu des loups, qui le tuent et le dévorent. Nulle expression ne peut dire l'étendue de ce malheur. Aussi l'Apôtre, après avoir cherché de toute part un mot capable de bien exprimer la solitude et l'abandon, et de montrer combien il souffrait de se voir séparé de ses chers Thessaloniciens, s'est-il arrêté à celui-là et l'a-t-il développé par ceux qui suivent. Nous sommes comme un orphelin, dit-il, non pas depuis longtemps, mais depuis une heure; non pas d'esprit et de coeur, mais de corps seulement; et néanmoins nous en ressentons une insupportable douleur. Cependant, quoi de plus consolant que de savoir nos âmes étroitement unies , que de vous porter tous dans notre coeur, que de vous avoir v u hier et avant-hier rien de tout cela ne peut calmer noire chagrin. Que voulez-vous donc ! dites-moi, que désirez-vous donc si vivement? Ah ! ce que je désire, c'est de voir vos visages. C'est pourquoi, dit-il, nous souhaitons avec tant d'ardeur et d'empressement de vous revoir. (I Thess. II,17.) Que dites-vous, ô grand, ô sublime apôtre? Le monde n'est-il pas crucifié pour vous, et n'êtes-vous point crucifié au monde, n'avez-vous point renoncé à toute jouissance charnelle, ne vous êtes-vous point, pour ainsi dire, dépouillé de votre corps? Et voilà que l'affection vous captive au point de vous contraindre à rechercher la chair, la boue, ce qui tombe sous les sens, en un mot ! Oui, certes, répond-il, et je ne rougis point de le dire, au contraire, je m'en fais gloire. La charité, cette mère de tous les biens, ruisselle dans mon âme, et c'est elle qui m'y porte. Ce qu'il désire, ce n'est point simplement leur présence, c'est encore. de voir leurs visages. Nous avons désiré avec d'autant plus d'empressement de voir vos visages, dit-il. Vous désirez donc, vous désirez de les voir, de contempler leurs visages ! Oui, répond-il, oui, je le désire, et vivement. Car c'est là que sont rassemblés tous les sens. L'âme toute seule unie à une autre âme ne peut rien dire ni rien entendre. liais si je puis jouir de leur présence, je leur parlerai, je les entendrai. C'est pourquoi je désire contempler votre visage , où se trouve cette langue qui rend des sons et manifeste les sentiments intérieurs, où se trouve cette oreille qui les perçoit, où se trouvent ces yeux qui peignent les mouvements de l'âme : ce sont autant de moyens de jouir plus pleinement du commerce d'une âmes que l'on aime.

13. Voyez quelle est l'ardeur de son désir! Il ne se contente pas de dire: Nous avons souhaite avec empressement, il ajoute : avec ardeur. Puis, lassé de se confondre avec d'autres, et pour montrer que son amour l'emporte sur celui des autres, après avoir dit : Nous avons souhaité avec empressement, avec ardeur d'aller vous trouver, il se sépare des autres, il parle maintenant en son nom, et il ajoute : Moi, Paul, j'ai désiré à plusieurs reprises. Ne veut-il pas faire comprendre que son désir est plus ardent que le leur? Ensuite, comme il ne peut le réaliser, il ne se contente pas d'écrire aux Thessaloniciens, il leur envoie son disciple Timothée : il tiendra lieu d'une lettre, et il ajoute : Nous éprouvons la plus vive douleur. O noble expression ! ô parole énergique et bien propre à manifester cette charité, que nul frein (414) ne peut comprimer, que nulle patience ne peut arrêter l Un homme que le feu dévore met tout en mouvement pour soulager sa douleur ; l'Apôtre aussi, brûlé intérieurement, suffoqué, enflammé, cherche un moyen de calmer sa douleur : Ne pouvant supporter cette douleur, nous vous envoyons Timothée, ministre de l'Evangile, notre compagnon et notre auxiliaire. (I Thess. III, 1.) C'est un membre bien nécessaire que nous enlevons à notre compagnie, c'est un chagrin qui succède à un autre. Oui, l'absence de Timothée lui était bien pénible, et cette peine, il se l'imposait pour les chrétiens de Thessalonique. C'est ce qu'il nous fait entendre par ces paroles : il nous a plu de rester seul. Son âme ne s'est-elle pas changée tout entière en charité ? Il est séparé d'un seul de ses frères; et il nous dit qu'il est seul, quand il en a tant d'autres avec lui. Voilà ce que sans cesse vous devez méditer, et plus la séparation vous causera de peine, plus aussi votre patience à la supporter vous méritera de récompenses. Ce ne sont pas seulement les souffrances du corps, mais aussi celles de l'âme, qui gagnent ces couronnes, dont nul langage ne peut dire la magnificence : ce sont surtout les souffrances de l'âme, quand on les accepte avec reconnaissance. Si on déchirait, si on flagellait votre corps, vous souffririez généreusement, vous en glorifieriez le Seigneur, et vous seriez magnifiquement récompensée : attendez-vous donc à de grandes récompenses pour les maux que vous endurez dans votre âme. Attendez-vous aussi à nous revoir, à être délivrée de cette douleur, qui alors, qui dès maintenant, sera pour vous si avantageuse. C'en est assez pour vous consoler, non-seulement vous, mais toute autre personne, eût-elle un coeur plus dur que la pierre. Mais, avec votre prudence, votre vive piété, votre sagesse si élevée , avec cette âme qui foule aux pieds les vanités de ce monde, comment ne seriez-vous point promptement consolée? Montrez-nous que vous nous aimez, en obéissant à nos lettres, comme vous nous obéiriez à nous-même, si nous étions près de vous. Nous aurons la preuve de votre affection, si nous apprenons que cette lettre a produit quelque effet, ou plutôt tout l'effet que nous désirons. Or, nous désirons que vous recouvriez cette sérénité que nous remarquions en vous, quand nous étions près de vous. S'il en est ainsi, nous ressentirons une grande joie dans le désert où nous vivons. Voulez-vous que notre âme goûte plus de calme? (Je sais que vous le souhaitez et que vous n'avez rien plus à coeur.) Faites-nous savoir que vous avez secoué cette poussière de la tristesse, que votre âme est sans trouble; et récompensez-nous ainsi de notre affection pour vous. Vous savez bien, oh oui ! vous savez bien quelle joie vous nous causeriez en recouvrant la paix de l'âme, et en nous informant par une lettre que vous l'avez enfin recouvrée.

 

Haut du document

 

 

 

  Précédente Accueil Remonter Suivante