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LIVRE DOUZIEMECONTENANT QUELQUES AVIS POUR LE PROGRÈS DE LAME AU SAINT AMOUR.
Que le progrès au saint amour ne dépend pas de la complexion naturelle.
Quil faut avoir un désir continuel daimer.
Que pour avoir le désir de lamour sacré, il faut retrancher les autres désirs.
Que les occupations légitimes ne nous empêchent point de pratiquer le divin amour.
Exemple très amiable sur ce sujet.
Quil faut employer toutes les occasions présentes en la pratiqua du divin amour.
Quil faut avoir soin de faire nos actions fort parfaitement.
Moyen général pour appliquer nos oeuvres au service de Dieu.
De quelques autres moyens pour appliquer plus particulièrement nos oeuvres à lamour de Dieu.
Exhortation au sacrifice que nous devons faire à Dieu de notre franc arbitre (1).
Des motifs que nous avons pour le saint amour
Méthode très utile pour employer ces motifs.
Que le mont Calvaire est la vraie académie de la dilection.
CHAPITRE PREMIER.Que le progrès au saint amour ne dépend pas de la complexion naturelle.
Un grand religieux de notre âge a écrit que la disposition naturelle sert de beaucoup à lamour contemplatif, et que les personnes de complexion affective y sont plus propres. Or, je ne pense pas quil veuille dire que lamour sacré soit distribué aux hommes ni aux anges, en suite (1), et moins encore en vertu des conditions naturelles, ni quil veuille dire que la distribution de lamour divin soit faites aux hommes selon leurs qualités et habiletés naturelles : car ce serait démentir lÉcriture, et violer la règle ecclésiastique par laquelle les pélagiens furent déclarés hérétiques. Pour moi, je parle, en ce Traité, de lamour surnaturel que Dieu répand en nos coeurs par sa bonté, et duquel la résidence est en la suprême pointe de lesprit pointe qui est au-dessus de tout le reste de notre âme, et qui est indépendante de toute complexion naturelle. Et puis, bien que les âmes inclinées à la dilection aient
(1) En suite, par suite.
dun côté quelque disposition qui les rend plus propres à vouloir aimer Dieu; dautre part toutefois elles sont si sujettes à sattacher par affection aux créatures aimables, que leur inclination les met autant en péril de se divertir de la pureté de lamour sacré par le mélange des autres, comme elles ont de facilité à vouloir aimer Dieu; car le danger de mal aimer est attaché à la facilité de mal aimer. Il est pourtant vrai que ces âmes ainsi faites, étant une fois bien purifiées de lamour des créatures, font des merveilles en la dilection sainte, lamour trouvant une grande aisance à se dilater en toutes les facultés du coeur : et de là procède une très agréable suavité, laquelle ne paraît pas en ceux qui ont lâme aigre, âpre, mélancolique et revêche. Néanmoins si deux personnes, dont lune est aimante et douce, lautre chagrine et amère, par condition naturelle, ont une charité égale; elles aimeront sans doute également Dieu, mais non pas semblablement. Le coeur de naturel doux aimera plus aisément, plus amiablement, plus doucement, mais non pas plus solidement ni plus parfaitement; ains lamour qui naîtra emmi les épines et répugnances dun naturel âpre et sec, sera plus brave (4) et plus glorieux; comme lautre sera aussi plus délicieux et gracieux. Il importe donc peu que lon soit naturellement disposé à lamour, quand il sagit dun amour surnaturel et par lequel on nagit que surnaturellement. Seulement, Théotime, je dirais volontiers à tous les hommes O mortels, si vous
(1) Brave, fort.
avez le coeur enclin à lamour, eh ! pourquoi ne prétendez-vous pas au céleste et divin? Mais si vous êtes rudes et amers de coeur, hélas! pauvres gens, puisque vous êtes privés de lamour naturel pourquoi naspirez-vous à lamour surnaturel qui vous sera amoureusement donné par celui qui vous appelle si saintement à laimer?
CHAPITRE IIQuil faut avoir un désir continuel daimer.
Thésaurisez des trésors au ciel (1). Un trésor ne ne suffit pas au gré de ce divin amant, ains il veut que nous ayons tant de trésors, que notre trésor soit composé de plusieurs trésors; cest-à-dire, Théotime, quil faut avoir un désir insatiable daimer Dieu, pour joindre toujours dilection à dilection. Quest-ce qui presse si fort les avettes daccroître leur miel, sinon lamour quelles ont pour lui? O coeur de mon âme, qui est créé pour aimer le bien infini, quel amour peux-tu désirer, sinon cet amour qui est le plus désirable de tous les amours? Hélas! ô âme de mon coeur! quel désir peux-tu aimer, sinon le plus aimable de tous les désirs? O amour des désirs sacrés ! ô désirs du saint amour! oh! que jai convoité de désirer vos perfections (2) ! Le malade dégoûté na pas appétit de manger, mais il souhaite davoir appétit; il ne désire pas la viande, mais il désire de la désirer, Théotime, de savoir si nous aimons Dieu sur toutes choses. il nest pas en notre pouvoir, si Dieu même ne
(1) Matth., VI, 20. (2) Psal., CXXIII, 20.
nous le révèle; mais nous pouvons bien savoir si nous désirons de laimer; et quand nous sentons eu nous le désir de lamour sacré, nous savons que nous commençons daimer. Cest notre partie sensuelle et animale qui demande à manger, mais cest notre partie raisonnable qui désire cet appétit, et dautant que la partie sensuelle nobéit pas toujours à la partie raisonnable, il arrive maintes fois que nous désirons lappétit et ne le pouvons pas avoir. Mais le désir daimer et lamour dépendent de la même volonté, cest pourquoi soudain que nous avons formé le vrai désir daimer, nous commençons davoir de lamour: et à mesure que ce désir va croissant, lamour aussi va saugmentant. Qui désire ardemment lamour, aimera bientôt avec ardeur. O Dieu ! qui nous fera la grâce, Théotime, que nous brûlions de ce désir, qui est le désir des pauvres et la préparation de leur coeur que Dieu exauce volontiers (1)? Qui nest pas assuré daimer Dieu, il est pauvre; et sil désire de laimer, il est mendiant, mais mendiant de lheureuse mendicité de laquelle le Sauveur a dit: Bienheureux sont les mendiants desprit; car à eux appartient le royaume des cieux (2). Tel fut saint Augustin, quand il sécria : O aimer! ô marcher ! ô mourir à soi-même ! ô parvenir à Dieu ! Tel saint François, disant : Que je meure de ton amour, ô lami de mon coeur, qui as daigné mourir pour mon amour. Telles sainte Catherine de Gênes et la bienheureuse mère Thérèse, quand, comme biches spirituelles,
(1) Ps., LX, 39.
(2.) Matth,, V, 3.
pantelantes et mourantes de la soif du divin amour, elles lançaient cette voix: Eh ! Seigneur, donnez-moi cette eau (1) ! Lavarice temporelle, par laquelle on désire avidement les trésors terrestres, est la racine de tous maux (2) ; mais lavarice spirituelle, par laquelle on souhaite incessamment le fin or de lamour sacré, est la racine de tous biens. Qui bien désire la dilection, bien la cherche; qui bien la cherche, bien la trouve ; qui bien la trouve, il a trouvé la source de la vie, de laquelle il puisera le salut du Seigneur (3). Crions nuit et jour, Théotime : Venez, ô Saint-Esprit, remplissez les coeurs de vos fidèles, et allumez en iceux le feu de votre amour. O amour céleste, quand comblerez-vous mon âme?
CHAPITRE IIIQue pour avoir le désir de lamour sacré, il faut retrancher les autres désirs.
Pourquoi pensez-vous, Théotime, que les chiens, en la saison printanière, perdent plus souvent quen autre temps la trace et piste de la bête? Cest parce, disent les chasseurs et les philosophes, que les herbes et fleurs sont alors en leur vigueur; si que la variété des odeurs quelles répandent étouffe tellement le sentiment des chiens, quils ne savent ni choisir ni suivre la senteur de la proie entre tant de diverses senteurs que la terre exhale. Certes, ces âmes qui foisonnent
(1) Joan., IV, 15.
(2) I Tim., VI, 10,
(3) Prov., VIII, 35.
continuellement en désirs, desseins et projets, ne désirent jamais comme il faut le saint amour céleste, ni ne peuvent bien sentir la trace amoureuse et piste du divin bien-aimé, qui est comparé au chevreuil et petit faon de biche (1). Le lis na point de saison, ains fleurit tôt ou tard, selon quon le plante plus ou moins avant en terre : car si on ne le pousse que de trois doigts en terre, il fleurira incontinent; mais si on le pousse six ou neuf doigts, il fleurira aussi toujours plus tard à même proportion. Si le coeur qui prétend à lamour divin est fort enfoncé dans les affaires terrestres et temporelles, il fleurira tard et difficilement; mais sil nest dans le monde que justement autant que sa condition le requiert, vous le verrez bientôt fleurir en dilection, et répandre son odeur agréable. Pour cela les saints se retirèrent ès solitudes, afin que dépris des sollicitudes mondaines, ils vaquassent plus ardemment au céleste amour. Pour cela lépouse sacrée fermait lun de ses yeux (2), afin dunir plus fortement sa vue en lautre seul, et visiter plus justement par ce moyen au milieu du coeur de son bien-aimé quelle veut brêler damour. Pour cela elle-même tient sa perruque (3) tellement plissée et ramassée dans sa tresse, quelle semblait navoir quun seul cheveu (4), duquel elle se sert comme dune chaîne pour lier et ravir le coeur de son époux quelle rend esclave de sa dilection.
(1) Cant. Cant., n, 9. (2) Cant. cant., IV, 9. (3) Sa perruque, sa chevelure (4) Ibid.
Les âmes qui désirent tout de bon daimer Dieu ferment leur entendement aux discours des choses mondaines pour lemployer plus ardemment ès méditations des choses divines, et ramassent toutes leurs prétentions sous lunique intention quelles ont daimer uniquement Dieu. Quiconque désire quelque chose quil ne désire pas pour Dieu, il en désire moins Dieu. Un religieux demanda au bienheureux Gilles ce quil pourrait faire de plus agréable à Dieu. Il lui répondit en chantant : Une à un, une à un : cest-à-dire, une seule âme à un seul Dieu; Tant de désirs et damour en un coeur sont comme plusieurs enfants sur une mamelle, qui, ne pouvant téter tous ensemble, la pressent tantôt lun, tantôt lautre, à lenvi, et la font enfin tarir et dessécher. Qui prétend au divin amour, doit soigneusement réserver son loisir, son esprit et ses affections pour cela.
CHAPITRE IVQue les occupations légitimes ne nous empêchent point de pratiquer le divin amour.
La curiosité, lambition, linquiétude avec linadvertance et inconsidération de la fin pour laquelle nous sommes en ce monde, sont cause que nous avons mille fois plus dempêchements que daffaires, plus de tracas que doeuvre, plus doccupation que de besogne. Et ce sont ces embarrassements, Théotime, cest-à-dire, les niaises, vaines et superflues occupations desquelles nous nous chargeons qui nous divertissent de lamour de Dieu, et non pas vrais et légitimes exercices de nos vocations. David, et après lui saint Louis, parmi tant de hasards, de travaux et daffaires quils eurent, soit en paix, soit en guerre, ne laissaient pas de chanter en vérité :
Que veut mon coeur sinon Dieu, De ce quau ciel on admire! Quest-ce quemmi ce bas lieu Sinon Dieu mon coeur respira (1)!
saint Bernard ne perdait rien du progrès quil désirait faire en ce saint amour, quoiquil fût ès cours et armées des grands princes où il semployait à réduire les affaires détat au service de la gloire de Dieu: il changeait de lieu, mais il ne changeait point de coeur, ni son coeur damour, ni son amour dobjet; et pour parler son propre langage, ces mutations se faisaient en lui, mais non pas de lui, puisque bien que ses occupations fussent fort différentes, il était indifférent à toutes occupations, et différent de toutes occupations, ne recevant pas la couleur des affaires et des conversations, comme le caméléon celle des lieux où il se trouve, ainsi demeurant toujours uni à Dieu, toujours blanc en pureté, toujours vermeil de charité et toujours plein dhumilité. Je sais bien, Théotime, lavis des sages :
Celui qui fuit la cour et quitte le palais, Qui veut vivre dévot rarement à ès armées On voit de piété les âmes animées. La foi, la sainteté sont filles de la paix.
Et les Israélites avaient raison de sexcuser aux Babyloniens, qui les pressaient de chanter les sacrés cantiques de Sion :
Hélas ! mais en queue musique. En ce triste bannissement, Pourrions-nous chanter saintement Du Seigneur le sacré cantique (4)!
(1) Psal., LXXII, 25, 29. (2) Psal., CXXXVI.
Mais ne voyez-vous pas aussi que ces pauvres gens étaient non seulement parmi les Babyloniens, ains encore captifs des Babyloniens. Quiconque est esclave des faveurs de la cour, du succès du palais, de lhonneur de la guerre, ô Dieu, cen est fait, il ne saurait chanter le cantique de lamour divin. Mais celui qui nest en cour, en guerre, au palais que par devoir, Dieu lassiste, et la douceur céleste lui sert dépithème (1) sur le coeur pour le préserver de la peste qui règne en ces lieux-là. Lorsque la peste affligea les Milanois, saint Charles ne fit jamais difficulté de chanter les maisons et toucher les personnes empestées: mais, Théotime, il les hantait aussi, et touchait seulement et justement autant que la nécessité du service de Dieu le requérait, et pour rien il ne fût allé au danger sans la vraie nécessité, de peur de commettre le péché de tenter Dieu. Ainsi ne fut-il atteint daucun mal, la divine providence conservant celui qui avait en elle une confiance si pure quelle nétait mêlée ni de timidité, ni de témérité. Dieu a soin de même de ceux qui ne vont à la cour, au palais, à la guerre, sinon par la nécessité de leur devoir : et ne faut en cela ni être si craintif que lon abandonne les bonnes et justes affaires faute dy aller, ni si outrecuidé (2) et présomptueux que dy aller ou demeurer sans lexpresse nécessité du devoir et des affaires
(1) Epithème, médicament. (2) Outrecuidé, outrecuidant.
CHAPITRE VExemple très amiable sur ce sujet.
Dieu est innocent à linnocent (1), bon au bon, cordial au cordial, tendre envers les tendres; et son amour le porte quelquefois à faire des traits dune sacrée et sainte mignardise (2) pour les âmes qui, par une amoureuse pureté et simplicité, se rendent comme petits enfants auprès de lui. Un jour sainte Françoise (3) disait loffice de Notre-Dame, et comme il advient ordinairement que, sil ny a quune affaire en toute la journée, cest au temps de loraison que la presse en arrive, cette sainte dame fut appelée de la part de son mari pour un service domestique; et par quatre diverses fois pensant reprendre le fil de son office, elle fut rappelée et contrainte de couper un même verset, jusques à ce que cette bénite affaire pour laquelle on avait si empressément diverti sa prière, étant enfin achevée, revenant à son office, elle trouva ce verset, si souvent laissé par obéissance, et si souvent recommencé par dévotion, tout écrit en beaux caractères dor, que sa dévote compagne, madame Vannocie, jura davoir vu écrire par le cher ange gardien de la sainte, à laquelle par après saint Paul le révéla. Quelle suavité, Théotime, de cet époux céleste envers cette douce et fidèle amante ! Mais vous voyez cependant que les occupations nécessaires
(1) Ps., XVII, 26. (2) Mignardise, caresse. (3) Sainte Françoise.
à un chacun selon sa vocation ne diminuent point lamour divin, ains laccroissent, et dorent, par manière de dire, louvrage dela dévotion. Le rossignol naime pas moins sa mélodie quand il fait ses pauses, que quand il chante : les coeurs dévots naiment pas moins lamour quand il se divertit pour les nécessités extérieures, que quand il prie: leur silence et leur voix, leur contemplation, leur occupation et leur repos chantent également en eux le cantique de leur dilection.
CHAPITRE VIQuil faut employer toutes les occasions présentes en la pratiqua du divin amour.
Il y a des âmes qui font de grands projets de faire des excellents services à notre Seigneur par des actions éminentes et des souffrances extraordinaires; mais actions et souffrances desquelles loccasion nest pas présente, ni ne se présentera peut-être jamais, et sur cela pensent davoir fait un traité de grand amour; en quoi elles se trompent fort souvent, comme il appert, en ce quembrassant par souhait, ce leur semble, des grandes croix futures, elles fuient ardemment la charge des présentes qui sont moindres. Nest-ce pas une extrême tentation dêtre si vaillant en imagination, et si lâche en lexécution? Eh ! Dieu nous garde de ces ardeurs imaginaires qui nourrissent bien souvent, dans le fond de nos coeurs, la vaine et secrète estime de nous-mêmes ! Les grandes oeuvres ne sont pas toujours en notre chemin, mais nous pouvons à toutes heures en faire des petites excellemment, cest-à-dire avec un grand amour. Voyez ce saint, je vous prie, qui donne un verre deau (1) pour Dieu au pauvre passager altéré, il fait peu de chose, ce semble, mais lintention, la douceur, la dilection dont il anime son oeuvre, est si excellente, quelle convertit cette simple eau en eau de vie, et de vie éternelle. Les avettes picotent dans les lis, les flambes (2) et les roses; mais elles ne font pas moins de butin sur les menues petites fleurs du romarin et du thym, ains elles y cueillent non seulement plus de miel, mais encore de meilleur miel, parce que dedans ces petits vases le miel se trouvant plus serré, sy conserve aussi bien mieux. Certes ès bas et menus exercices de dévotion, la charité se pratique non seulement plus fréquemment, mais aussi pour lordinaire plus humblement, et par conséquent plus utilement et saintement. Ces condescendance aux humeurs dautrui, ce support des actions et façons agrestes et ennuyeuses du prochain, ces victoires sur nos propres humeurs et passions, ce renoncement à nos menues inclinations, cet effort contre nos aversions et répugnances, ce cordial et doux aveu de nos imperfections, cette peine continuelle que nous prenons de tenir nos âmes en égalité, cet amour de notre abjection, ce bénin et gracieux accueil que nous faisions au mépris et censure de notre condition, de notre vie, de notre conversation, de nos actions: Théotime, tout cela est plus fructueux à nos âmes que nous ne saurions penser, pourvu que la céleste dilection le ménage; mais nous lavons déjà dit à Philothée.
(1) Matth., X, 42. (2) Flambes, iris.
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CHAPITRE VIIQuil faut avoir soin de faire nos actions fort parfaitement.
Notre Seigneur, au rapport des anciens, souhait (1) dire aux siens : Soyez bons monnoyeurs. Si lécu nest de bon or, sil na son poids, sil nest battu au coin légitime, on le rejette comme non recevable. Si une oeuvre de bonne espèce, si elle nest ornée de charité, si lintention nest pieuse, elle ne sera point reçue entre les bonnes oeuvres. Si je jeûne, mais pour épargner, mon jeûne nest pas de bonne espèce; si cest par tempérance, mais que jaie quelque péché mortel en mon âme, le poids manque à cette oeuvre, car cest la charité qui donne le poids à tout ce que nous faisons; si cest seulement par conversation et pour maccommoder à mes compagnons, cette oeuvre nest point marquée au coin dune intention approuvée. Mais si je jeûne par tempérance, et que je sois en la grâce de Dieu, et que jaie intention de plaire à sa divine majesté par cette tempérance loeuvre sera une bonne monnaie propre pour accroître en moi le trésor de la charité. Cest faire excellemment les actions petites, que de les faire avec beaucoup de pureté dintention et une forte volonté de plaire à Dieu; et lors elles nous sanctifient grandement. II y a des personnes qui mangent beaucoup, et sont toujours maigres, exténuées et alangouries, parce quelles nont pas la force digestive bonne; il y en a lautres qui mangent peu, et sont toujours en
(1) Soulait, avait coutume.
bon point et vigoureuses, parce quelles ont lestomac bon. Aussi y a-t-il des âmes qui font beaucoup de bonnes oeuvres, et croissent fort peu en charité, parce quelles les font ou froidement et lâchement ou par instinct et inclination de nature, plus que par inspiration de Dieu ou ferveur céleste; et au contraire il y en a qui font peu de besogne, mais avec une volonté et intention si sainte, quelles font un progrès extrême en dilection : elles ont peu de talent, mais elles le ménagent si fidèlement que le Seigneur les en récompense largement.
CHAPITRE VIII.Moyen général pour appliquer nos oeuvres au service de Dieu.
Tout ce que vous faites et quoi que vous fassiez en paroles et en oeuvres, faites-le tout au nom de Jésus-Christ. Soit que vous mangiez soit que vous buviez, ou que vous fassiez quelque autre chose, faites-le tout d la gloire de Dieu (1). Ce sont les paroles propres du divin Apôtre, lesquelles, comme dit le grand saint Thomas en les expliquant, sont suffisamment pratiquées quand nous avons lhabitude de la très sainte charité, par laquelle, bien que nous nayons pas une expresse et attentive intention de faire chaque oeuvre pour Dieu, cette intention est contenue couvertement (2) en lunion et communion que nous avons avec Dieu, par laquelle tout ce que nous pouvons faire de bon est dédié avec nous à sa divine bonté. Il nest pas
(1) Col., III, 17. 1. Cor., X, 31.
(2) Couvertement, implicitement.
besoin quun enfant, demeurant en la maison et puissance de son père, déclare que ce quil acquiert est acquis à son père, car sa personne étant à son père, tout ce qui en dépend lui appartient aussi. Il suffit aussi que nous soyons enfants de Dieu par dilection, pour rendre tout ce que nous faisons entièrement destiné à sa gloire. Il est donc vrai, Théotime, que, comme nous avons dit ailleurs, tout ainsi que lolivier planté près de la vigne lui donne sa saveur; de même la charité se trouvant auprès des autres vertus, elle leur communique sa perfection. Mais comme il est vrai aussi que si lon ente la vigne sur lolivier, il ne lui communique pas seulement plus parfaitement son goût, mais la rend encore participante de son suc, ne vous contentez pas aussi davoir la charité, et avec elles la pratique des vertus, mais faites que ce soit par et pour elle que vous les pratiquiez, afin quelles lui pussent être justement attribuées. Quand un peintre tient et conduit la main de lapprenti, le trait qui en provient est principalement attribué au peintre, parce quencore que lapprenti ait contribué (1) le mouvement de sa main et lapplication du pinceau si est-ce que le maître a aussi de sa part tellement mêlé son mouvement à celui de lapprenti, quimprimant en icelui lhonneur de ce qui est bien au trait, il lui est spécialement différé, encore quon ne laisse pas de louer lapprenti à cause de la souplesse avec laquelle il a accommodé son mouvement à sa conduite du maître. O que les actions des vertus sont excellentes, quand le divin amour
(1) Contribué, donné, fourni,
leur imprime son sacré mouvement, cest-à-dire, lorsquelles se font par le motif de la dilection. Mais cela se fait différemment. Le motif de la divine charité répand une influence de perfection particulière sur les actions vertueuses de ceux qui se sont spécialement dédiés à Dieu pour le servir à jamais. Tels sont les évêques et prêtres, qui, par une consécration sacramentelle et par un caractère spirituel, qui ne peut être effacé, se vouent, comme serfs stigmatisés et marqués, au perpétuel service de Dieu. Tels les religieux, qui, par leurs voeux, ou solennels ou simples, sont immolés à Dieu en qualité dhosties vivantes et raisonnables (1). Tels tous ceux qui se rangent aux congrégations pieuses, dédiées à jamais à la gloire divine. Tels tous ceux encore qui à. dessein se procurent des profondes et puissantes résolutions de suivre la volonté de Dieu, faisant pour cela des retraites de quelques jours, afin dexciter leurs âmes par divers exercices spirituels à lentière réformation de leur vie; méthode sainte, familière aux anciens chrétiens, mais depuis presque tout à fait, délaissée, jusquà ce que le grand serviteur de Dieu, Ignace de Loyola, la remit en usage du temps de nos pères. Je sais que quelques-uns nestiment pas que cette obligation si générale de nous-mêmes étende sa vertu et porte son influence sur les actions que nous pratiquons par après, sinon à mesure quen lexercice dicelles nous appliquons en particulier le motif de la dilection, les dédiant spécialement à la gloire de Dieu. Mais tous confessent néanmoins, avec saint Bonaventure, loué dun
(1) Rom., XII, 1.
chacun en ce sujet, que si jai résolu en mon coeur de donner cent écus pour Dieu, quoique par après je fasse à loisir la distribution de cette somme, ayant lesprit distrait et sans attention, toute la distribution néanmoins ne laissera pas dêtre faite par amour, à cause quelle procède du premier objet que le divin amour me fit faire de donner tout cela. Mais de grâce, Théotime, quelle différence y a-t-il entre celui qui offre cent écus à Dieu, et celui qui offre toutes ses actions ? Certes, il ny en a point sinon que lun offre une somme dargent et lautre une somme dactions. Et pourquoi donc, je vous prie, ne seront-ils lun comme lautre estimés faire la distribution des pièces de leurs sommes, en vertu de leurs premiers propos et fondamentales résolutions? Et si lun, distribuant ses écus sans attention, ne laisse pas de jouir de linfluence de son premier dessein, pourquoi lautre, distribuant ses actions,. ne jouira-t-il pas du fruit de sa première intention? Celui qui destinément sest rendu esclave amiable de la divine bonté, lui a par conséquent dédié toutes ses actions. Sur cette vérité chacun devrait une fois en sa vie faire une bonne retraite, pour en icelle bien purger son âme de tout péché, pour ensuite faire une intime et solide résolution de vivre tout à Dieu, selon que nous avons enseigné en la première partie de lIntroduction à la vie dévote; puis au moins une fois lannée faire la revue de sa conscience, et le renouvellement de la première résolution que nous avons marqué en la cinquième partie de ce livre -là, auquel pour ce regard je vous renvoie (1). Certes, saint Bonaventure avoue quun homme qui sest acquis une si grande inclination et coutume de bien faire, que souvent il le fait sans spéciale attention, ne laisse pas de mériter beaucoup par telles actions, lesquelles sont ennoblies par la dilection de laquelle elles proviennent comme la racine et source originaire de cette heureuse habitude, facilité et promptitude.
CHAPITRE IX.De quelques autres moyens pour appliquer plus particulièrement nos oeuvres à lamour de Dieu.
Quand les paonnesses (2) couvent en des lieux bien blancs, les poulets sont aussi tout blancs et quand nos intentions sont en lamour de Dieu, lorsque nous projetons quelque bonne oeuvre, ou que nous nous jetons en quelque vocation, toutes les actions qui sen suivent prennent leur valeur et tirent leur noblesse de la dilection de laquelle elles ont leur origine; car qui ne voit que les actions qui sont propres à ma vocation, ou requises à mon dessein, dépendent de cette première élection et résolution que jai faite? Mais, Théotime, il ne se faut pas arrêter là; ains pour faire un excellent progrès en la dévotion, il faut none seulement au commencement de notre conversion, et puis tous les ans destiner notre vie et toutes nos actions à Dieu; mais aussi il les lui faut offrir tous les jours, selon lexercice
(1) Pour ce regard, sur ce point. (2) Paonnesses, paonnes.
du matin que nous avons enseigné à Philothée: car en ce renouvellement journalier de notre oblation, nous répandons sur nos actions la vigueur et vertu de la dilection par une nouvelle application de notre coeur à la gloire divine, au moyen de quoi il est toujours plus sanctifié. Outre cela, appliquons cent et cent fois le jour notre vie au divin amour par la pratique des oraisons jaculatoires, élévations de coeur et retraites spirituelles; car ces saints exercices lançant et jetant continuellement nos esprits en Dieu, y portent ensuite toutes nos actions. Et comme se pourrait-il faire, je vous prie, quune âme laquelle à tous moments sélance en la divine bonté, et soupire incessamment des paroles de dilection pour tenir toujours son coeur dans le sein de ce Père céleste, ne fût pas estimée faire toutes ses bonnes actions en Dieu et pour Dieu? Celle qui dit: Hé! Seigneur, je suis vôtre (1) : Mon bien-aimé est tout mien, et moi je suis toute sienne (2): Mon Dieu, vous êtes mon tout: O Jésus, vous êtes ma vie: Hé! qui me fera la grâce que je meure à moi-même, afin que je ne vive quà vous? O aimer! ô sacheminer! ô mourir à soi-même ! ô vivre à Dieu! ô être en Dieu! O Dieu! ce qui nest pas vous-même ne mest rien : celle-là, dis-je, ne dédie-t-elle pas continuellement ses actions au céleste époux? O que bienheureuse est lâme qui a une fois bien fait le dépouillement et la parfaite résignation de soi-même entre les mains de Dieu, dont nous avons parlé ci-dessus! car par après elle na à faire quun
(1) Ps. CXVIII, 94.
(2) Cant. cant., II, 16.
petit soupir et regard en Dieu pour renouveler et confirmer son dépouillement, sa résignation et son oblation., avec la protestation quelle ne veut rien que Dieu et pour Dieu, et quelle ne saime, ni chose du monde, quen Dieu, et pour lamour de Dieu. Or, cet exercice de continuelles aspirations est donc fort propre pour appliquer toutes nos oeuvres à la dilection, mais principalement il suffit très abondamment pour les menues et ordinaires actions de notre vie car quant aux oeuvres relevées et de conséquence, il est expédient, pour faire un profit dimportance, duser de la méthode suivante, ainsi que jai déjà touché ailleurs. Élevons en ces occurrences nos coeurs et nos esprits en Dieu, enfonçons notre considération et étendons notre pensée dans la très sainte et glorieuse éternité ; voyons quen icelle la divine bonté nous ch,érissait tendrement, destinant pour notre salut tous les moyens convenables à notre progrès en sa dilection,. et particulièrement la commodité de faire le bien qui se présente alors à nous, ou de souffrir le mal qui nous arrive. Cela fait, déployant, sil faut ainsi dire, et élevant le bras de notre consentement, embrassons chèrement, ardemment et très amoureusement, soit le bien qui se présente à. faire, soit le mal quil nous faut souffrir, en considération de ce que Dieu la voulu éternellement, pour lui complaire et obéir à sa. providence. Voyez le grand saint Charles, lorsque la peste attaqua son diocèse. Il releva son courage en Dieu, et regarda attentivement quen léternité de la providence divine ce fléau était préparé et destiné à son peuple, et que emmi ce fléau, cette même providence avait ordonné quil eût un soin très amoureux de servir, soulager et assister cordialement les affligés, puisquen cette occasion il se trouvait le père spirituel, pasteur et évêque de cette province-là. Cest pourquoi se représentant la grandeur des peines, travaux et hasards quil lui serait force (1) de subir pour ce sujet, il simmola en esprit au bon plaisir de Dieu, et baisant tendrement cette croix, il sécria du fond de son coeur, à limitation de saint André : Je te salue, ô croix précieuse! Je te salue, ô tribulation bienheureuse ! O affliction sainte, que tu es aimable, puisque tu es issue du sein aimable de ce Père déternelle miséricorde, qui ta voulue de toute éternité, et ta destinée pour ce cher peuple et pour mai! O croix ! mon coeur te veut, puisque celui de mon Dieu ta voulue. O croix! Mon âme te chérit et tembrasse de toute sa dilection. En cette sorte devons-nous entreprendre les plus grandes affaires et les plus âpres tribulations qui nous puissent arriver. Nais quand elles seront de longue haleine, il faudra de temps en temps, et fort souvent répéter cet exercice, pour continuer plus utilement notre union à la volonté et bon plaisir de Dieu, prononçant cette briève, mais toute divine protestation de son Fils: Oui, ô Père éternel ! je le veux de tout mon cur, parce quainsi a-t-il été agréable devant vous (2). O Dieu ! Théotime, que de trésors en cette pratique!
(1) Il lui serait force, quil serait forcé. (2) Matth., XI, 26.
CHAPITRE XExhortation au sacrifice que nous devons faire à Dieu de notre franc arbitre (1).
Jajoute au sacrifice de saint Charles celui du grand patriarche Abraham, comme une vive image du plus fort et loyal amour quon puisse imaginer en créature quelconque. Il sacrifia certes toutes ses plus fortes affections naturelles quil pouvait avoir, lorsque oyant la voix de Dieu qui lui disait: Sors de ton pays et de ta parenté, et de la maison de ton père, et viens au pays que je te montrerai (2), il sortit soudain, et se mit promptement en chemin, sans savoir où il irait (3). Le doux amour de la patrie, la suavité de la conversation des proches, les délices de la maison paternelle ne lébranlèrent point : il part hardiment et ardemment, et va où il plaira à Dieu de le conduire. Quelle abnégation, Théotime! quel renoncement! On ne peut aimer Dieu parfaitement, si lon ne quitte les affections aux choses périssables. Mais ceci nest rien en comparaison de ce quil fit par après, quand Dieu lappelant par deux fois, et ayant vu sa promptitude à répondre, il lui dit : Prends Isaac ton enfant unique, lequel tu aimes, et va en la terre de vision, où tu loffriras en holocauste sur lun des monts que je te montrerai (4); car voilà ce grand homme qui part soudain avec ce tant aimé et tant aimable fils, fait trois
(1) Franc arbitre, libre arbitre, liberté. (2) Gen., XII, 1. (3) Hebr., XI, 18. (4) Gen., XXII, 1, 2 et seq.
journées de chemin, arrive au pied de la montagne, laisse là ses valets et lâne, charge son fils Isaac du bois requis à lholocauste, se réservant de porter lui-même le glaive et le feu ; et comme il va montant, ce cher enfant lui dit: Mon père? et il lui répond : Que veux-tu, mon fus ? Voici, dit lenfant, voici te bois et le feu, mais où est ta victime de lholocauste ? A quoi le père répond : Dieu se pourvoira de la victime de lholocauste, mon enfant. Et tandis, ils arrivent sur le mont destiné, où soudain Abraham construit un autel, arrange le bois sur icelui, lie son Isaac et le colloque sur le bûcher, il létend sa main droite, empoigne, et tire à soi le glaive, il hausse le bras, et comme il est près de décharger le coup pour immoler cet enfant, lange crie den haut: Abraham, Abraham! qui répond: Me voici; et lange lui dit: Ne tue pas lenfant, cen est assez; maintenant je connais que tu crains Dieu, et nas pas épargné ton fils pour lamour de moi. Sur cela, Isaac est délié, Abraham prend un bélier quil voit pris par les cornes aux ronces dun buisson, et limmole.
Théotime, qui voit la femme de son prochain pour la convoiter, il a déjà adultéré en son coeur (1): et qui lie son fils pour limmoler, il la déjà sacrifié en son coeur. Eh ! voyez donc, de grâce, quel holocauste ce saint homme fit en, son coeur. Sacrifice incomparable! sacrifice quon ne peut assez estimer! sacrifice quon ne peut assez louer ! O Dieu! qui saurait discerner quelle des deux dilections fut la plus grande, ou celle dAbraham qui, pour plaire à Dieu, immole cet enfant tant aimable; ou celle de cet enfant qui, pour plaire à
(1) Matth. V, 23.
Dieu, veut bien être immolé, et pour cela se laisser lier et étendre sur le bois, et, comme un doux agnelet, attend paisiblement le coup de mort de la chère main de son bon père? Pour moi, je préfère le père en la longanimité: mais aussi je donne hardiment le prix de la magnanimité au fils. Car dun côté cest voirement une merveille, mais non pas si grande, de voir quAbraham déjà vieil et consommé en la science daimer Dieu, et fortifié de la récente vision et parole divine, fasse ce dernier effort de loyauté et dilection envers un maître duquel il avait si souvent senti et savouré la suavité et providence. Mais de voir Isaac au printemps de son âge, encore tout novice et apprenti en lart daimer son Dieu, soffrir sur la seule parole de son père au glaive et au feu, pour être un holocauste dobéissance à la divine volonté : cest chose qui surpasse toute admiration. Dautre part néanmoins, ne voyez-vous pas, Théotime, quAbraham remâche et roule plus de trois jours dans son âme lamère pensée et résolution de cet âpre sacrifice? Navez-vous point de pitié de son coeur paternel, quand montant seul avec son fils, cet enfant, plus simple quune colombe, lui disait : Mon Père, où est la victime? et quil lui répondait: Dieu y pourvoira, mon fils. Ne pensez-vous point que la douceur de cet enfant, portant le bois sur ses épaules et lentassant par après sur lautel, fit fondre en tendreté (1) les entrailles de ce père? O coeur que les anges admirent, et que Dieu magnifie! Hé, Seigneur Jésus, quand sera-ce donc que vous ayant sacrifié tout
(1) Tendreté, tendresse.
ce que nous avons, nous vous immolerons tout ce que nous sommes? Quand vous offrirons-nous en holocauste notre franc arbitre, unique enfant de notre esprit? Quand sera-ce que noue le lierons et étendrons sur le bûcher de voire croix, de vos épines, de votre lance, afin que, comme une brebiette, il soit victime agréable de votre non plaisir, pour mourir et brûler du feu et du glaive de votre saint amour? O franc arbitre de mon coeur! que ce vous sera chose bonne dêtre lié et étendu sur la croix du divin Sauveur! Que ce vous est chose désirable de mourir à vous-même, pour ardre (1) à jamais en holocauste au Seigneur! Théotime, notre franc arbitre nest jamais si franc que quand il est esclave de la volonté de Dieu, comme il nest jamais si serf que quand il sert à notre propre volonté: jamais il na tant de vie que quand il meurt à soi-même, et jamais il na tant de mort que quand il vit à soi. Nous avons la liberté de faire le bien et le mal: mais de choisir le mal, ce nest pas user, ains abuser de cette liberté. Renonçons à cette mal. heureuse liberté et assujettissons pour jamais notre franc arbitre au parti de lamour céleste ; rendons-nous esclaves de la dilection, de laquelle les serfs sont plus heureux que les rois. Que si jamais notre âme voulait employer sa liberté contre nos résolutions de servir Dieu éternellement et sans réserve, ô alors, pour Dieu, sacrifions ce franc arbitre, et le faisons mourir à soi, afin quil vive à Dieu. Qui le voudra garder pour lamour propre en ce monde, le perdra pour
(1) Ardre, brûler, du latin ardere.
lamour éternel en lautre; et qui le perdra pour lamour de Dieu en ce monde, il le conservera (1) pour le même amour en lautre. Qui lui donnera la liberté en ce monde, laura serf et esclave en lautre; et qui lasservira à la croix en ce monde, laura libre en lautre, où étant abîmé en la jouissance de la divine bonté, sa liberté se trouvera convertie en amour, et lamour en liberté, mais liberté de douceur infinie: sans effort, sans peine et sans répugnance quelconque, lions aimerons invariablement à jamais le Créateur et Sauveur de nos âmes.
CHAPITRE XIDes motifs que nous avons pour le saint amour
Saint Bonaventure, le père Louis de Grenade, le père Louis du Pont, F. Diègue de Stella, ont suffisamment discouru sur ce sujet: je me contenterai de marquer seulement les points que jen ai touchés en ce Traité. La bonté divine considérée en elle-même nest pas seulement le premier motif de tous, mais le plus noble et le plus puissant: car cest celui qui ravit les bienheureux, et comble leur félicité. Comme peut-on avoir un coeur, et naimer pas une si infinie bonté? Or ce sujet est aucunement (2) proposé aux chapitres IX et II, du second livre, et dès le chapitre VIII du troisième livre jusquà la fin, et au chapitre II du livre dixième. Le second motif est celui de la providence naturelle de Dieu envers nous, de la création et conservation, selon que nous disons au chapitre III, du second livre.
(1) Marc., VIII, 35. (2) Aucunement, absolument ou en quelque façon.
Le troisième motif est celui de la providence surnaturelle de Dieu envers nous, et de la rédemption quil nous a préparée, ainsi quil est expliqué aux chapitres IV, V, VI et VII du second livre. Le quatrième motif, cest de considérer comme Dieu pratique cette providence et rédemption, fournissant à un chacun toutes les grâces et assistances requises à notre salut; de quoi nous traitons au second livre dès le chapitre VIII, et au livre troisième dès le commencement jusquau chapitre VI. Le cinquième motif est la gloire éternelle que la divine bonté nous a destinée, qui est le comble des bienfaits de Dieu envers nous, dont il est aucunement discouru dès le chapitre IX, jusquà la fin du livre troisième.
CHAPITRE XIIMéthode très utile pour employer ces motifs.
Or, pour recevoir de ces motifs une profonde et puissante chaleur de dilection, il faut: 1° quaprès en avoir considéré lun en général, nous lappliquions en particulier à nous-mêmes. Par exemple: O quaimable est ce grand Dieu, qui par son infinie bonté a donné son Fils en rédemption pour tout le monde! hélas! oui, pour tous en général, mais en particulier encore pour moi qui suis le premier des pécheurs (1). Ah ! il ma aimé; je dis, il ma aimé, moi; mais je dis moi-même tel que je suis, et sest livré à la passion pour moi (2). 2° Il faut considérer les bénéfices divins en leur origine première et éternelle. O Dieu! mon Théotime, quelle assez digne dilection pourrions-nous
(1) Tim., I, 16.
(2) Gal., II, 10.
avoir pour linfinie bonté de notre Créateur, qui de toute éternité a projeté de nous créer, conserver, gouverner, racheter, sauver et glorifier tous en général et en particulier! Eh! qui étais-je, lorsque je nétais pas? moi, dis-je, qui étant maintenant quelque chose, ne suis rien quun simple chétif vermisseau de terre? et cependant Dieu dès labîme de son éternité pensait pour moi des pensées de bénédiction (1) ! Il méditait et désignait, ains déterminait lheure de ma naissance, de mon baptême, de toutes les inspirations quil me donnerait, et en sommes tous les bienfaits quil me ferait et offrirait. Hélas! y a-t-il une douceur pareille à cette douceur? 3° Il faut considérer les bienfaits divins en leur seconde source méritoire. Car ne savez-vous pas, Théotime, que le grand prêtre de la loi portait sur ses épaules et sur sa poitrine les noms des enfants dIsraël, cest-à-dire, des pierres précieuses, esquelles les noms des chefs dIsraël étaient gravés? Hé! voyez Jésus, notre grand évêque (2), et regardez-le dès linstant de sa conception, considérez quil nous portait sur ses épaules, acceptait a charge de nous racheter par sa mort, et la mort de la croix (3). O Théotime, Théotime! cette âme du Sauveur nous connaissait tous par nom et par surnom; biais surtout au jour de sa passion, lorsquil offrait ses larmes, ses prières, son sang et sa vie pour tous, il lançait en particulier pour vous ces pensées de dilection: Hélas ! ô mon Père éternel, je prends à moi et me charge de tous les
(1) Jer., xXIX, 11. (2) I Petr., II, 25.
(3) Philip., II, 8.
péchés du pauvre Théotime, pour souffrir les tourments et la mort, afin quil en demeure quitte et quil ne périsse point, mais quil vive. Que je meure, pourvu quil vive; que je sois crucifié, pourvu quil soit glorifié. O amour souverain du coeur de Jésus! quel coeur te bénira jamais assez dévotement! Ainsi, dedans sa poitrine maternelle, son coeur divin prévoyait, disposait, méritait, impétrait (1) tous les bienfaits que nous avons, non seulement en général pour tous, mais en particulier pour un chacun; et ses mamelles de douceur nous préparaient le lait de ses mouvements, de ses inspirations et des suavités par lesquelles il tire, conduit et nourrit nos coeurs à la vie éternelle. Les bienfaits ne nous échauffent point, si nous ne regardons la volonté éternelle qui les nous destine, et le coeur du Sauveur qui les nous a mérités par tant de peines, et surtout en sa mort et passion.
CHAPITRE XIII.Que le mont Calvaire est la vraie académie de la dilection.
Or, enfin, pour conclusion, la mort et la passion de notre Seigneur est le motif le plus doux et le plus violent qui puisse animer nos coeurs en cette vie mortelle; et cest la vérité, que les abeilles (2) mystiques font leur plus excellent miel dans les plaies de ce lion de la tribu de Juda (3) égorgé, mis en pièces et déchiré sur le mont un Calvaire: et les enfants de la croix le glorifient en leur
(1) Impétrait, obtenait. (2) Judic., XIV, 8. (3) Apoc., V, 5.
admirable problème (1) que le monde nentend pas: de la mort qui dévore tout, est sortie la viande de notre consolation; et de la mort plus forte que tout, est issue la douceur du miel de notre amour (2). O Jésus mon Sauveur! que votre mort est amiable, puisquelle est le souverain effet de votre amour! Aussi là-haut en la gloire céleste, après le motif de la bonté divine connue et considérée en elle-même, celui de la mort du Sauveur sera le plus puissant pour ravir les esprits bienheureux en la dilection de Dieu; en signe de quoi, en la transfiguration, qui fut un échantillon de la gloire, Moïse et Élie parlaient avec notre Seigneur de lexcés quil devait accomplir en Jérusalem (3). Mais de quel excès, sinon de cet excès damour par lequel la vie fut ravie à lamant pour être donnée à la bien-aimée? Si que (4) au cantique éternel je mimagine quon répétera à tous moments cette joyeuse acclamation:
Vive Jésus, duquel la mort Montra combien lamour est fort!
Théotime, le mont Calvaire est le mont des amants. Tout amour qui ne prend son origine de la passion du Sauveur est frivole et périlleux. Malheureuse est la mort sans lamour du Sauveur : malheureux est lamour sans la mort du Sauveur. Lamour et la mort sont tellement mêlés ensemble en la passion du Sauveur, quon ne peut avoir au coeur lun sans lautre. Sur le Calvaire,
(1) Problème, énigme; allusion à celle que Samson proposait aux Philistins. (2) Judic, XIV, 13, 14. (3) Luc., IX, 31. (4) Si que, tellement que.
on ne peut avoir la vie sans lamour, ni lamour sans la mort du Rédempteur. Mais hors de là tout est ou mort éternelle, ou amour éternel; et toute la sagesse chrétienne consiste à bien choisir; et pour vous aider à cela, jai dressé cet écrit, mon Théotime
Il faut choisir, ô mortel, En cette vie mortelle, Ou bien lamour éternel, Ou bien la mort éternelle; Lordonnance du grand Dieu Ne laisse point de milieu.
O amour éternel! mon âme vous requiert et vous choisit éternellement. Hé! venez, Saint-Esprit, et enflammez nos coeurs de votre dilection. Ou aimer ou mourir: mourir et aimer. Mourir à tout autre amour, pour vivre à celui de Jésus, afin que nous ne mourions point éternellement; ains que vivant en votre amour éternel, ô Sauveur de nos âmes, nous chantions éternellement: Vive Jésus! jaime Jésus. Vive Jésus que jaime! Jaime Jésus qui vit et règne ès siècles des siècles Amen.
Ces choses, Théotime, qui, par la grâce et faveur de la charité, ont été écrites à votre charité, puissent tellement sarrêter en votre coeur, que cette charité trouve en vous le fruit des saintes oeuvres, non les feuilles des louanges. Amen. Dieu soit béni! Je ferme donc ainsi tout ce Traité par ces paroles par lesquelles saint Augustin finit un sermon admirable de la charité, quil fit devant une illustre assemblée.
FIN DU DOUZIÈME LIVRE ET DE TOUT LE TRAITÉ.
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