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LIVRE SEPTIÈMEDE LUNION DE LÂME AVEC SON DIEU QUI SE PARFAIT EN LORAISON.
Comme lamour fait lunion de lâme avec Dieu en loraison.
Des divers degrés de la sainte union qui se fait en loraison.
Du souverain degré dunion par la suspension et ravissement.
De la seconde espèce de ravissement.
Des marques du bon ravissement, et de la troisième espèce dicelui.
Comme lamour est la vie de lâme, et suite du discours de la vie extatique.
Admirable exhortation de saint Paul à la vie extatique et surhumaine.
De ceux qui moururent par lamour et pour lamour divin.
Que quelques-uns entre les divins amants moururent encore damour.
Histoire merveilleuse du trépas dun gentilhomme qui mourut damour sur le mont dOlivet (2).
Que la très sacrée Vierge mère de Dieu mourut damour pour son fils.
Que la glorieuse Vierge mourut dun amour extrêmement doux et tranquille.
CHAPITRE PREMIERComme lamour fait lunion de lâme avec Dieu en loraison.
Nous ne parlons pas ici de lunion générale du coeur avec son Dieu, mais de certains actes et mouvements particuliers que lâme recueillie en Dieu fait par manière doraison, afin de sunir et joindre de plus en plus à sa divine bonté; car il y a, certes, différence entre unir et joindre une chose à lautre, et serrer ou presser une chose contre une autre ou sur une autre, dautant que pour joindre et unir il nest besoin que dune simple application dune chose à lautre en sorte quelles se touchent et soient ensemble, ainsi que nous joignons les vignes aux ormeaux et les jasmins aux treilles des berceaux que lon fait ès jardins. Mais pour serrer et presser, il faut faire une application forte qui accroisse et augmente lunion; de sorte quo serrer, cest intimement et fortement joindre, comme nous voyons que le lierre se joint aux arbres, car il ne sunit pas seulement, mais il se presse et serre si fort à eux, que même il pénètre et entre dans leurs écorces. La comparaison de lamour des petits enfants envers leur mère ne doit point être abandonnée, à cause de son innocence et pureté. Voyons donc ce beau petit enfant auquel sa mère assise présente son sein ; il se jette de force entre les bras dicelle, ramassant et pliant tout son petit corps dans ce giron et sur cette poitrine aimable. Et voyez réciproquement sa mère, comme le recevant elle le serre, et, par manière de dire, le colle à son sein, et le baisant, joint sa bouche à la sienne. Mais voyez derechef ce petit poupon appâté des caresses maternelles, comme de son côté il coopère à cette union dentre sa mère et lui ; car il se serre aussi et se presse tant quil peut par lui-même sur la poitrine et le visage de sa mère, et semble quil se veuille tout enfoncer et cacher dans ce sein agréable duquel il est extrait. Or alors, Théotime, lunion est parfaite; laquelle nétant quune, ne laisse pas de procéder de la mère et de lenfant, en sorte néanmoins quelle dépend toute de la mère; car elle a attiré à soi lenfant, elle la la première serré entre ses bras et pressé sur sa poitrine, et les forces du poupon ne sont pas si grandes quil eût pu se serrer et prendre si fort à sa mère. Mais toutefois ce pauvre petit fait bien ce quil peut de son côté, et se joint de toute sa force au sein maternel, non seulement consentant à la douce union que sa mère pratique, mais y contribuant ses faibles efforts (1) de tout son coeur. Et je dis ses faibles efforts, parce quils sont si imbéciles (2), quils ressemblent presque plutôt des essais (3) dunion que non pas une union. Ainsi donc, Théotime, notre Seigneur montrant le très aimable sein de son divin amour à lâme dévote, il la tire toute à soi, la ramasse, et, par manière de dire, il replie toutes les puissances dicelle dans le giron de sa douceur plus que maternelle, puis brûlant damour, il serre lâme, il la joint, la presse et colle sur ses lèvres de suavité et sur sa délicieuse poitrine, la baisant du sacré baiser de sa bouche, et lui faisant savourer ses mamelles meilleures que te vin (4). Alors lâme, amorcée des délices de ses faveurs, non seulement consent et se prête à lunion que Dieu fait, mais de tout son pouvoir elle coopère, sefforçant de se joindre et serrer de plus en plus à la divine bonté; de sorte toutefois quelle reconnaît bien que son union et liaison à cette souveraine douceur dépend toute de lopération divine, sans laquelle elle ne pourrait seulement pas faire le moindre essai du monde pour sunir à icelle. Quand on voit une exquise beauté regardée avec grande ardeur, ou une excellente mélodie écoutée avec une grande attention, ou un rare discours entendu avec grande contention, on dit que cette beauté-là tient collés sur soi les yeux des spectateurs, que cette musique tient attachées les
(1) Contribuant ses efforts, y apportant ses efforts (2) Imbéciles, impuissants. (3) Ressemblent des essais, à des essais. (4) Cant. cant., I, 1.
oreilles, que ce discours ravit les coeurs des auditeurs. Quest-ce à dire tenir collés les yeux, tenir attachées les oreilles et ravir les coeurs, sinon unir et joindre fort serrés les sens et puissances dont on parle à leurs objets? Lâme donc se serre et se presse sur son objet, quand elle sy affectionne avec grande attention; car le serrement nest autre chose que le progrès et avancement de lunion et conjonction. Nous usons même de ce mot selon notre langage ès choses morales : Il me presse de faire ceci ou cela, il me presse de demeurer; cest-à-dire, il nemploie pas seulement sa persuasion ou sa prière, mais il lemploie avec contention et effort, comme firent les pèlerins en Emmaüs, qui non seulement supplièrent notre Seigneur, mais le pressèrent et serrèrent à force, le contraignant dune amoureuse violence darrêter au logis avec eux (1). Or, en loraison, lunion se fait souvent par manière de petits, mais fréquents élancements et avancements de lâme en Dieu. Et si vous prenez garde aux petits enfants unis et joints au sein de leur mère, vous verrez que de temps en temps ils se pressent et serrent par de petits élans que le plaisir de téter leur donne. Ainsi en loraison le coeur uni à son Dieu fait maintes fois certaines recharges dunion par des mouvements avec lesquels il se serre et presse davantage en sa divine douceur: comme, par exemple, lurne ayant longuement demeuré au sentiment dunion par lequel elle savoure doucement combien elle est heureuse dêtre à Dieu; enfin accroissant cette union par un serrement et élan cordial: Oui, Seigneur,
(1) Luc., XXIV, 29.
Dira-t-elle, je suis vôtre toute, toute, toute sans exception; ou bien: Eh! Seigneur, je le suis, certes, et je le veux être toujours plus; ou bien, par manière de prière: O doux Jésus, eh! tirez-moi toujours plus avant dans votre coeur afin que votre amour mengloutisse, et que je sois du tout (1) abîmée en sa douceur! Mais dautres fois lunion se fait, non par des élancements répétés, ains par manière dun continuel insensible pressement et avancement du coeur en la divine bonté ; car comme nous voyons quune grande et pesante masse de plomb, dairain ou de pierre, quoiquon ne la pousse point, se serre, enfonce et presse tellement contre la terre sur laquelle elle est posée, quenfin avec le temps on la trouve tout enterrée, à cause de linclination de son poids, qui par sa pesanteur la fait toujours tendre au centre: ainsi notre coeur étant une fois joint à son Dieu, sil demeure en cette union et que rien ne len divertisse, il va senfonçant continuellement par un insensible progrès dunion, jusques à ce quil soit tout en Dieu, à cause de linclination sacrée que le saint amour lui donne de sunir toujours davantage à la souveraine bonté; car, comme dit le grand apôtre de France (2), lamour est une vertu unitive, cest-à-dire, qui nous porte à la parfaite union du souverain bien. Et puisque cest une vérité indubitable que le divin amour, tandis que nous sommes en ce monde, est un mouvement ou au moins une habitude active et tendante au mouvement; lors même quil est parvenu à la simple union, il ne laisse pas dagir,
(1) Du tout, entièrement. (2) S. Denys IAréopagite.
quoique imperceptiblement, pour laccroître et perfectionner de plus en plus. Ainsi les arbres qui aiment à être transplantés, après quils le sont, étendent leurs racines et se fourrent bien avant dans le sein de la terre qui est leur élément et leur aliment, nul ne sapercevant de cela tandis quil se fait, ains seulement quand il est fait. Et le coeur humain transplanté du monde en Dieu par le céleste amour, sil sexerce fort en loraison, certes il sétendra continuellement et se serrera à la Divinité, sunissant de plus en plus à sa bonté, mais par des accroissements imperceptibles, desquels on ne remarque pas bonnement le progrès tandis quil se fait, ains quand il est fait. Si vous buvez quelque exquise liqueur, par exemple de leau impériale (1), la simple union dicelle avec vous se fera à mesure que vous la recevrez; car la réception et lunion sont une même chose en cet endroit; mais par après, petit à petit, cette union sagrandira par un progrès imperceptiblement sensible; car la vertu de cette eau, pénétrant de toutes parts, confortera le cerveau, revigorera le coeur, et étendra sa force sur tous vos esprits. Ainsi un sentiment de dilection, comme par exemple, que Dieu est bon! étant entré dedans le coeur, dabord il fait lunion avec cette bonté, mais étant entretenu un peu longuement, comme un parfum précieux il pénètre de tous les côtés lâme, il se répand et dilate dans notre volonté, et, par manière de dire, il sincorpore avec notre esprit, se joignant et serrant de toutes parts
(1) Eau impériale, liqueur odorante, employée aussi en médecine, dans la composition de laquelle il entre du citron, de la cannelle, etc.
de plus en plus à nous et nous unissant à lui. Et cest ce que nous enseigne le grand David, quand il compare les sacrées paroles au miel (1); car qui ne sait que la douceur du miel sunit de plus en plus à notre sens par un progrès continuel de savourement, lorsque le tenant longuement en la bouche, ou que lavalant tout bellement, sa saveur pénètre plus avant le sens de notre guét? Et de même, ce sentiment de la bonté céleste exprimé par cette parole de saint Bruno: O bonté! ou par celle de saint Thomas: Mon Seigneur et mon Dieu! ou par celle de Magdeleine : Eh mon Maître! ou par celle de saint François: Mon Dieu et mon tout! ce sentiment, dis-je, demeurant un peu longuement dedans un coeur amoureux, iI se dilate, il sétend et senfonce par une intime pénétration en lesprit, et de plus en plus le détrempe tout de sa saveur, qui nest autre chose quaccroître lunion, comme fait longuent précieux ou le baume, qui, tombant sur le coton, se mêle et sunit tellement de plus en plus, petit à petit, avec icelui, quenfin on ne saurait plus dire si le coton est parfumé ou sil est parfum; ni si le parfum est coton, ou le coton parfum. O quheureuse est une âme qui, en la tranquillité de son coeur, conserve amoureusement le sacré sentiment de la présence de Dieu! car son union avec la. divine bonté croîtra perpétuellement, quoiquinsensiblement, et détrempera tout lesprit dicelui de son infinie suavité. Or, quand je parIe du sacré sentiment de la présence de Dieu en cet endroit, je nentends pas parler du sentiment sensible, mais de celui qui réside en
(1) Ps., CXVII, 103
la cime et suprême pointe de lesprit, où le divin amour règne et fait ses exercices principaux.
CHAPITRE IIDes divers degrés de la sainte union qui se fait en loraison.
Lunion se fait quelquefois sans que nous y coopérions, sinon par une simple suite, nous laissant unir sans résistance à la divine bonté, comme un petit enfant amoureux du sein de sa mère, mais tellement alangouri (1), quil ne peut faire aucun mouvement pour y aller ni pour se serrer quand il y est, mais seulement est bien aise dêtre pris et tiré entre les bras de sa mère et dêtre pressé par elle sur sa poitrine. Quelquefois nous coopérons, lorsquétant tirés, nous courons volontiers pour seconder la douce force de la bonté qui nous tire et nous serre à soi par son amour. Quelquefois il nous semble que nous commençons à nous joindre et serrer à Dieu avant quil se joigne à nous, parce que nous sentons laction de lunion de notre côté, sans sentir celle qui se fait de la part de Dieu, lequel toutefois sans doute nous prévient toujours, bien que toujours nous ne sentions pas sa prévention : car sil ne sunissait à nous, jamais nous ne nous unirions à lui ; il nous choisit et saisit toujours avant que nous le choisissions ni saisissions. Mais quand, suivant ses attraits imperceptibles, nous commençons à nous unir à lui, il fait quelquefois le progrès de notre union, secourant notre imbécillité, et se serrant
(1) Alangouri, languissant.
insensiblement lui-même à nous, si que (1) nous le sentons quil entre et quil pénètre notre coeur par une suavité incomparable. Et quelquefois aussi, comme il nous a attirés insensiblement à lunion, il continue insensiblement à nous aider et secourir. Et nous ne savons comme une si grande union se fait, mais nous savons bien que nos forces ne sont pas assez grandes pour la faire, si que nous jugeons bien par là que quelque secrète puissance fait son insensible action en nous. Comme les nochers qui portent du fer, lorsque sous un vent fort faible, ils sentent leurs vaisseaux cingler puissamment, connaissent quils sont proche des montagnes de laimant, qui les tirent imperceptiblement, et voient en cette sorte un connaissable et perceptible avancement provenant dun moyen inconnu et imperceptible : car ainsi lorsque nous voyons notre esprit sunir de plus en plus à Dieu sous de petits efforts que notre volonté fait, nous jugeons bien que nous avons trop peu de vent pour cingler si fort, et quil faut que lamant de nos âmes nous tire par linfluence secrète de sa grâce, laquelle ii veut nous être imperceptible, afin quelle nous soit plus admirable, et que sans nous amuser à sentir ses attraits, nous nous occupions plus purement et simplement à nous unir à sa bonté. Aucune fois (2) cette union se fait si insensiblement que notre coeur ne sent ni lopération divine en nous, ni notre coopération; ains il trouve ta seule union insensiblement toute faite, à limitation de Jacob, qui, sans y penser, se trouva marié avec Lia, ou plutôt comme un autre Samson, mais plus
(1) Si que, à tel point que. (2) Aucune fois, certaines fois.
heureux, il se trouve lié et serré des cordes de la sainte union, sans que nous nous en soyons aperçus. Dautres fois nous sentons les serrements, lunion se faisant par des actions sensibles tant de la part de Dieu que de la nôtre. Quelquefois lunion se fait par la seule volonté et en la seule volonté, et aucune fois lentendement y a sa part, parce que la volonté le tire après soi et lapplique à son objet, lui donnant un plaisir spécial dêtre fiché à le regarder; comme nous voyons que lamour répand une profonde et spéciale attention en nos yeux corporels, pour les arrêter à voir ce que nous aimons. Quelquefois cette union se fait de toutes les facultés de lâme, qui se ramassent toutes autour de la Volonté, non pour sunir elles-mêmes à Dieu, car elles nen sont pas toutes capables, mais pour donner plus de commodité à la volonté de faire son union. Car si les autres facultés étaient appliquées une chacune à son objet propre, lâme opérant par icelles, ne pourrait pas si parfaitement semployer à laction par laquelle lunion se fait avec Dieu. Telle est la variété des unions. Voyez saint Martial (car ce fut, comme on dit, le bienheureux enfant duquel il est parlé en saint Marc, ch. IX.), notre Seigneur le prit, le leva et le tint assez longuement entre ses bras. O beau petit Martial! que vous êtes heureux dêtre saisi, pris, porté, uni, joint et serré sur la poitrine céleste du Sauveur et baisé de sa bouche sacrée, sans que vous y coopériez quen ne faisant pas résistance à recevoir ces divines caresses ! Au contraire, saint Siméon embrasse et serre notre Seigneur sur son sein, sans que notre Seigneur fasse aucun semblant de coopérer à cette union, bien que, comme chante la très sainte Église, le vieillard portait lenfant, mais lenfant gouvernait le vieillard (1). Saint Bonaventure, touché dune sainte humilité, non seulement ne sunissait pas à notre Seigneur, ains se retirait de sa présence réelle, cest-à-dire, du très saint sacrement de lEucharistie, quand un jour oyant messe, notre Seigneur se vint unir .à lui, lui portant son divin sacrement. Or, cette union faite, eh Dieu ! Théotime, pensez de quel amour cette sainte âme serra son Sauveur sur son coeur ! A lopposite, sainte Catherine de Sienne désirant ardemment notre Seigneur en la sainte communion, pressant et poussant son âme et son affection devers lui, il se vint joindre à elle, entrant en sa bouche avec mille bénédictions. Ainsi notre Seigneur commença lunion avec saint Bonaventure, et sainte Catherine sembla commencer celle quelle eut avec son Sauveur. La sacrée amante du Cantique parle comme ayant pratiqué lune et lautre sorte dunion : Je suis toute à mon bien-aimé, se dit-elle, et son retour est devers moi (2); car cest autant que si elle disait Je sue suis unie à mon cher ami, et réciproquement il se retourne devers moi, pour, en sunissant de plus en plus à moi, se rendre aussi tout mien. Mon cher ami mest un bouquet de myrrhe, il demeurera sur mon sein(3), et je le serrerai comme un bouquet de suavité. Mon âme, dit David, sest serrée à vous, ô mou Dieu, et votre main droite ma
(1) Luc., II., 28. (2) Cant. cant., VII, 10. (3) Ibid., I., 12.
empoigné et saisi (1). Mais ailleurs elle confessa dêtre parvenue, disant : ilion cher ami est tout à moi; et moi je suis toute sienne (2) ; nous faisons une sainte union par laquelle il se joint à moi et moi je nie joins à lui. Et pour montrer que toujours toute lunion se fait par la grâce de Dieu qui nous tire à soi, et par ses attraits émeut notre âme et anime le mouvement de notre union envers lui, elle sécrie comme tout impuissante : Tirez-moi (3) ; mais pour témoigner quelle ne se laissera pas tirer comme une pierre ou comme un forçat, aies quelle coopérera de sou côté et mêlera son faible mouvement parmi les puissants attraits de son amant, nous courrons, dit-elle, à lodeur de vos parfums (4). Et afin quon sache que si on la tire un peu fortement par la volonté, toutes les puissances de lâme se porteront à lunion Tirez-moi, dit-elle, et nous courrons. Lépoux nen tire quune, et plusieurs courent à lunion. La volonté est la seule que Dieu veut, mais toutes les autres puissances courent après elle pour être unies à Dieu avec elle. A cette union le divin berger des âmes provoquait sa chère Sulamite. Mettez-moi, disait-il, comme un sceau sur votre coeur, comme un cachet sur votre bras (5). Pour bien imprimer un cachet sur la cire, on ne le joint pas seulement, mais on le presse bien serré. Ainsi veut-il que nous nous unissions à lui dune union si forte et pressée
(1) Ps., LXII, 9. (2) Cant. Cant, II, 16.
(3) Ibid., I. 3.
(4) Ibid.
(5) Cant. Cant., VIII, 6.
que nous demeurions marqués de ses traits. Le saint amour du Sauveur nous presse (1). O Dieu, quel exemple dunion excellente ! il sétait joint à notre nature humaine par grâce, comme une vigne à son ormeau, pour la rendre aucunement participante de son fruit. Mais voyant que cette union sétait défaite par le péché dAdam, il fit une union plus serrée et pressante en lIncarnation, par laquelle la nature humaine demeure à jamais jointe en unité de personne à la Divinité. Et afin que non seulement la nature humaine, mais tous les hommes pussent sunir intimement à sa bonté, il institua le sacrement de la très sainte Eucharistie, auquel un chacun peut participer pour unir son Sauveur à soi-même réellement et par manière m!e viande (2). Théotime, cette union sacramentelle nous sollicite et nous aide à la spirituelle de laquelle nous parlons.
CHAPITRE IIIDu souverain degré dunion par la suspension et ravissement.
Soit donc que lunion de notre âme avec Dieu se fasse imperceptiblement, soit quelle se fasse perceptiblement, Dieu en est toujours lauteur, et nul ne peut sunir à lui, sil ne va à lui : nul ne peut aller à lui, sil nest tiré par lui, comme témoigne le divin époux, disant: Nul ne peut venir à moi, sinon que mon Père te tire (3) : ce que sa céleste épouse proteste aussi, disant : Tirez-moi, nous courrons à lodeur de vos parfums (4).
(1) II Cor., V. 14.
(2) Viande, chair, aliment en général. (3) Joan., VI, 44. (4) Cant. cant., 1, 3.
Or, la perfection de cette union consiste en deux points : quelle soit pure et quelle soit forte. Ne puis-je pas mapprocher de quelquun pour lui parler, pour le mieux Voir, pour obtenir quelque chose de lui, pour odorer (1) les parfums quil porte, pour mappuyer sur lui ? Et alors je mapproche voirement (2) de lui et je me joins à lui mais lapprochement et lunion nest pas ma principale prétention, ains je men sers seulement comme dan moyen et dune disposition pour obtenir une autre chose. Que si je mapproche de lui et me joins à lui, non pour aucune autre fin que pour être proche de lui, et jouir de cette prochaineté et union; cest alors un approchement dunion pure et simple. Ainsi plusieurs sapprochent de notre Seigneur, les uns pour louïr, comme Magdeleine; les autres pour être guéris, comme lhémorroïsse; les autres pour ladorer, comme les Mages ; les autres pour le servir, comme Marthe ; les autres pour vaincre leur incrédulité, comme saint Thomas; les autres pour le parfumer, comme Magdeleine, Joseph, Nicodème. Mais sa divine Sulamite le cherche pour le trouver, et layant trouvé, ne veut autre chose que de le tenir bien serré, et le tenant, ne jamais le quitter. Je le tiens, dit-elle, et ne labandonnerai point (3). Jacob, dit saint Bernard, tenant Dieu bien serré, le veut bien quitter, pourvu quil reçoive sa bénédiction ; mais la Sulamite ne le quittera pas, quelle bénédiction quil lui donne ; car elle ne veut pas les bénédictions de Dieu, elle
(1) Odorer, flairer. (2) Voirement, vraiment. (3) Cant. Cant., III., 4.
veut le Dieu des bénédictions, disant avec David: Quy a-t-il au ciel pour moi, et que veux-je sur la terre, sinon vous ? Vous êtes le Dieu de mon coeur et mon partage à toute éternité (1). Ainsi fut la glorieuse Mère auprès de la croix de son Fils (2). ((Eh! que cherchez-vous, Ô Mère de la vie, en ce mont de Calvaire et en ce lieu de mort? Je cherche, eût-elle dit, mon enfant, qui est la vie de ma vie. Et pourquoi le cherchez-Vous ? Pour être auprès de lui. Mais maintenant il est parmi les tristesses de la mort. Eh! ce ne sont pas les allégresses que je cherche, cest lui-même et partout mon coeur amoureux me fait rechercher dêtre unie à cet aimable enfant, mon cher bien-aimé. En somme, la prétention de lâme en cette union nest autre que dêtre avec son amant. Mais quand lunion de lâme avec Dieu est grandement très étroite et très serrée, elle est appelée par les théologiens inhésion (3) ou adhésion, parce que par icelle lâme demeure prise, attachée, collée et affichée à la divine Majesté; en-sorte que malaisément peut-elle sen déprendre et retirer. Voyez, je vous prie, cet homme pris et serré par attention à la suavité dune harmonieuse musique, ou bien (ce qui est extravagant) à la niaiserie dun jeu de cartes ; vous len voulez retirer et vous ne pouvez: quelles affaires quil ait au logis, on ne le peut arracher, il eu perd même le boire et le manger. O Dieu ! Théotime, combien plus doit être attachée et serrée lâme qui est amante de son Dieu, quand elle est unie à la
(1)Ps., LXXII. 25,26. (2) Joan., XIX, 25. (3) Inhésion, attachement.
divinité de linfinie douceur, et quelle est prise et éprise en cet objet dincomparables perfections ! Telle fut celle du grand vaisseau délection, qui sécriait: Afin que je vive à Dieu, je suis affiché (1) à la croix avec Jésus-Christ (2). Aussi proteste-t-il que rien, non pas la mort même, ne le peut séparer de son Maître (3). Et cet effet de lamour fut même pratiqué entre David et Jonathas; car il est dit que lâme de Jonathas fut collée à celle de David (4). Aussi est-ce un axiome célébré par les anciens Pères, que lamitié qui peut finir ne fut jamais vraie amitié, ainsi que jai dit ailleurs. Voyez, je vous prie, Théotime, ce petit enfant attaché au sein et au col de sa mère. Si on le veut arracher de là pour le porter en son berceau parce quil est temps, il marchande et dispute tant quil peut pour ne point quitter ce sein tant aimable. Si on le fait déprendre dune main, il saccroche de lautre, et si on lenlève du tout, il se met à pleurer ; et tenant son coeur et ses yeux où il ne peut plus tenir son corps, il va réclamant sa chère mère, jusquà ce quà force de le bercer on lait endormi. Ainsi lâme, laquelle, par lexercice de lunion, est parvenue jusquà demeurer prise et attachée à la divine bonté, nen peut être tirée presque que par force et avec beaucoup de douleur, on ne la peut faire déprendre: si on détourne son imagination, elle ne laisse pas de se tenir prise par son entendement; que si on tire son entendement, elle se tient attachée par la volonté;
(1) Affiché, fixé. (2) Galat., II, 19.. (3) Rom., VII, 1, 38, 39.
(4) I Reg., XVIII, 1.
et si on la fait encore abandonner de la volonté par quelque distraction violente, elle se retourne de moment en moment du côté de son cher objet, duquel elle ne peut du tout se déprendre, renouant tant quelle peut les doux liens de son union avec lui par de fréquents retours quelle fait comme à la dérobée, expérimentant en cela la peine de saint Paul ; car elle est pressée de deux désirs (1), dêtre délivrée de toute occupation extérieure pour demeurer en son intérieur avec Jésus-Christ, et daller néanmoins à loeuvre de lobéissance que lunion même avec lui enseigne être requise. Or, la bienheureuse mère Térèse dit excellemment que lunion étant parvenue jusquà cette perfection que de nous tenir pris et attachés avec notre Seigneur, elle nest point différente du ravissement, suspension ou pendement desprit ; mais quon lappelle seulement union, ou suspension, ou pendement, quand elle est courte ; et quand elle est longue, on lappelle extase ou ravissement, dautant quen effet lâme attachée à son Dieu si fermement et si serrée quelle nen puisse pas aisément être déprise, elle nest plus en soi-même, mais en Dieu : non plus quun corps crucifié nest plus en soi-même, mais en la croix, et que le lierre attaché à la muraille nest plus en soi, mais en la muraille. Mais afin déviter toute équivoque, sachez, Théotime, que la charité est un lien, et un lien de perfection (2), et qui a plus de charité, il est plus étroitement uni et lié à Dieu. Or, nous ne parlons pas de cette union qui est permanente en nous,
(1) Philipp., I, 23.
(2) Coloss., III, 14.
ravit et nous emporte, comme au contraire à raison du très volontaire consentement et ardent mouvement par lequel lâme ravie sécoule après les attraits divins, il semble que non seulement elle monte et sélève, mais quelle se jette et sélance hor. de soi en la Divinité même. Et cen est de même en la très infâme extase ou abominable ravissement qui arrive à lâme, lorsque par les amorces des plaisirs charnels elle est mise hors de sa propre dignité spirituelle, et au-dessous de sa condition naturelle; car en tant que volontairement elle suit cette malheureuse volupté, et se précipite hors de soi-même, cest-à-dire, hors de létat spirituel, on dit quelle est en lextase sensuelle; mais en tant que les appas sensuels la tirent puissamment, et, par manière de dire, lentraînent dans cette basse et vile condition, on dit quelle est ravie et emportée hors de soi-même, parce que ces voluptés grossières la démettent de lusage de la raison et intelligence avec une si furieuse violence, que, comme dit Fun des plus grands philosophes, lhomme étant en cet accident, semble être tombé en épilepsie, tant lesprit demeure absorbé et comme perdu. O hommes ! jusques à quand serez-vous si insensés que de vouloir raya1er votre dignité naturelle, descendant volontairement, et vous précipitant en la condition des bêtes brutes? Mais, mon cher Théotime, quant aux extases sacrées, elles sont de trois sortes. Lune est de lentendement, lautre de laffection, et la troisième de laction: lune est en la splendeur, lautre en la ferveur, et la troisième en loeuvre; lune se fait par ladmiration, lautre par la dévotion, et la troisième par lopération. Ladmiration se fait en nous par la rencontre dune vérité nouvelle que nous ne connaissions pas, ni nattendions pas de connaître. Et si à la nouvelle vérité que nous rencontrons, est jointe la beauté et bonté, ladmiration qui en provient est grandement délicieuse. Ainsi la reine de Saba trouvant en Salomon plus de véritable sagesse quelle navait pensé, elle demeura toute pleine dadmiration; et les Juifs, voyant en notre Sauveur une science quils neussent jamais cru, furent surpris dune grande admiration. Quand donc il plaît à la divine bonté de donner à notre entendement quelque spéciale clarté, par le moyen de laquelle il vient à contempler les mystères divins dune contemplation extraordinaire et fort relevée, alors voyant plus de beauté en iceux quil navait pu simaginer, il entre en admiration. Or, ladmiration des choses agréables attache et colle fortement lesprit à la chose admirée, tant à raison de lexcellence de la beauté quelle lui découvre, quà raison de la nouveauté de cette excellence, lentendement, ne se pouvant assez assouvir de voir ce quil na encore point vu, et qui est si agréable à voir. Et quelquefois, outre cela, Dieu donne à lâme une lumière non seulement claire, mais croissante comme laube du jour; et alors, comme ceux qui ont trouvé une minière dor, fouillent toujours plus avant pour trouver toujours davantage de ce tant désiré métal, ainsi lentendement va de plus en plus senfonçant à la considération et admiration de son divin objet: car ne plus ne moins que ladmiration a causé la philosophie et attentive recherche des choses naturelles, elle a aussi causé la contemplation et théologie mystique; et dautant que cette admiration, quand elle est forte, nous tient hors et au-dessus de nous-mêmes par la vive attention et application de notre entendement aux choses célestes, elle nous porte par conséquent en lextase.
CHAPITRE VDe la seconde espèce de ravissement.
Dieu attire les esprits à soi par sa souveraine beauté et incompréhensible bonté : excellences qui toutes deux ne sont néanmoins quune suprême divinité très uniquement belle et bonne tout ensemble. Tout se fait pour le bon et pour le beau; toutes choses regardent vers lui, sont mues et contenues par lui, et pour lamour de lui. Le bon et le beau est désirable, aimable et chérissable à tous: pour lui toutes choses font et veulent tout ce quelles opèrent et veulent. Et quant au beau, parce quil attire et rappelle à soi toutes choses, les Grecs lappellent dun nom qui est tiré dune parole qui vent dire appeler (1). De même quant au bien, sa vraie image cest la lumière, surtout en ce que la lumière recueille, réduit et convertit à soi tout ce qui est, dont le soleil entre les Grecs est nommé dune parole (2) laquelle montre que toutes choses soient ramassées et serrées, rassemblant les dispersées, comme la bonté convertit à soi toutes choses, étant non seulement la souveraine unité, mais
(1) Beau, en grec Kalos, kalein, appeler. (2) Soleil, en grec élios.
souverainement unissante, dautant que toutes choses la désirent comme leur principe, leur conservation et leur dernière fin; de sorte quen somme le bon et le beau ne sont quune même chose, dautant que toutes choses désirent le beau et le bon. Ce discours, Théotime, est presque tout composé des paroles du divin saint Denis Aréopagite. Et certes, il est vrai que le soleil, source de la lumière corporelle, est la vraie image du bon et du beau; car entre les créatures purement corporelles, il ny a point de bonté ni de beauté égale à celle du soleil. Or, la beauté et bonté du soleil consistent en sa lumière, sans laquelle rien ne serait beau et rien ne serait bon en ce monde corporel. Elle éclaire tout, comme belle; elle échauffe et vivifie tout, comme bonne. En tant quelle est belle et claire, elle attire tous les yeux qui ont vue au monde; en tant quelle est bonne et quelle échauffe, elle attire à soi tous les appétits et toutes les inclinations du monde corporel, car elle tire et élève les exhalaisons et vapeurs; elle tire et fait sortir les plantes et les animaux de leurs origines, et ne se fait aucune production à laquelle la chaleur vitale de ce grand luminaire ne contribue. Ainsi Dieu, père de toute lumière, souverainement bon et beau, par sa beauté attire notre entendement à le contemple-r, et par sa bonté il attire notre volonté à laimer. Comme beau, comblant notre entendement de délices, il répand son amour, dans notre volonté; comme bon, remplissant notre volonté de son amour, il excite notre entendement à le contempler, lamour nous provoquant à la contemplation, et la contemplation à lamour, dont il sensuit que lextase et le ravissement dépend totalement de lamour: car cest lamour qui porte lentendement à la contemplation, et la volonté à lunion; de manière quenfin il faut conclure, avec le grand saint Denis, que lamour divin est exatique, ne permettant pas que les amants soient à eux-mêmes, ains à la chose aimée. A raison de quoi cet admirable apôtre saint Paul, étant en la possession de ce divin amour, et fait participant de sa force extatique, dune bouche divinement inspirée: Je vis, dit-il, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi (1). Ainsi, comme un vrai amoureux sorti hors de soi en Dieu, il vivait, non plus de sa propre vie, mais de la vie de son bien-aimé, comme souverainement aimable. Or, ce ravissement damour se fait sur la volonté en cette sorte: Dieu la touche par ces attraits de suavité; et lors, comme une aiguille touchée par laimant se tourne et remue vers le pôle, soubliant de son insensible condition, ainsi la volonté, atteinte de lamour céleste, sélance et porte en Dieu, quittant toutes ses inclinations terrestres, entrant par ce moyen en un ravissement, non de connaissance, mais de jouissance; non dadmiration, mais daffection; non de science, mais dexpérience; non de vue, mais de goût et de savourement. Il est vrai que, comme jai déjà signifié, lentendement entre quelquefois en admiration, voyant la sacrée délectation que la volonté a en son extase, apercevant lentendement en admiration : de sorte que ces deux facultés sentre-communiquent leurs ravissements, le regard de la beauté nous la faisant aimer, et lamour nous la faisant regarder.
(1) Galat., II, 20.
On nest guère souvent échauffé des rayons du soleil quon nen soit éclairé, ni éclairé quon nen soit échauffé. Lamour fait facilement admirer, et ladmiration facilement aimer. Toutefois les deux extases de lentendement et de la volonté ne sont pas tellement appartenantes lune à lautre, que lune ne soit bien souvent sans lautre; car, comme les philosophes ont eu plus de la connaissance que de lamour du Créateur, aussi les bons chrétiens en ont maintes fois plus damour que de connaissance, et par conséquent lexcès de la connaissance nest pas toujours suivi de celui de lamour, non plus que lexcès de lamour nest pas toujours accompagné de celui de la connaissance, ainsi que jai remarqué ailleurs~ Or, lextase de ladmiration étant seule, ne nous fait pas meilleurs, suivant ce quen dit celui qui avait été ravi en extase jusquau troisième ciel: Si je connaissais, dit-il, tous les mystères et toute la science, et que je naie pas la charité, je ne suis rien (1); et partant le malin esprit peut extasier, sil faut ainsi parler, et ravir lentendement, lui représentant des merveilleuses intelligences qui le tiennent élevé et suspendu au-dessus de ses forces naturelles; et par telles clartés il peut encore donner à la volonté quelque sorte damour vain, mou, tendre et imparfait, par manière de complaisance, satisfaction et consolation sensible. Mais de donner la vraie extase de la volonté, par laquelle elle sattache uniquement et puissamment à la bonté divine, cela nappartient quà cet esprit souverain, par lequel la charité de Dieu est répandue dedans nos coeurs (2).
(1) I Cor., XIII, 2.
(2) Rom., V, 5.
CHAPITRE VIDes marques du bon ravissement, et de la troisième espèce dicelui.
En effet, Théotime, ou a vu en notre âge plusieurs personnes qui croyaient elles-mêmes, et chacun avec elles, quelles fussent fort souvent ravies divinement en extase; et enfin toutefois on découvrait que ce nétaient quillusions et amusements diaboliques. Un certain prêtre du temps de saint Augustin se mettait en extase toujours quand il voulait, chantant ou faisant chanter certains airs lugubres et pitoyables, et ce pour seulement contenter la curiosité de ceux qui désiraient voir ne spectacle. Mais ce qui est admirable, cest que son extase passait si avant, quil ne sentait même pas quand on lui appliquait le feu, sinon après quil était revenu à soi; et néanmoins si quelquun parlait un peu fort et à voix claire, il lentendait comme de loin, et navait aucune respiration. Les philosophes mêmes ont reconnu certaines espèces dextases naturelles faites par la véhémente application de lesprit à la considération des choses plus relevées. Cest pourquoi il ne se faut pas étonner si le malin esprit, pour faire le singe (1), tromper les âmes, scandaliser les faibles, et se transformer en esprit de lumière (2), opère des ravissements en quelques âmes peu solidement instruites en la vraie piété. Afin donc quon puisse discerner les extases divines davec les humaines et diaboliques,
(1) Faire le singe, imiter les bons esprits. (2) II Cor., XI,14.
les serviteurs de Dieu ont laissé. plusieurs documents. Mais quant à moi, il me suffira pour mon propos de vous proposer deux marques de la bonne et sainte extase. Lune est que lextase sacrée ne se prend ni attache jamais tant à lentendement quà la volonté, laquelle elle émeut, échauffe et remplit dune puissante affection envers Dieu; de manière que si lextase est plus belle que bonne, plus lumineuse que chaleureuse, plus spéculative quaffective, elle est grandement douteuse et digne de soupçon. Je ne dis pas quon ne puisse avoir des ravissements, des visions même prophétiques, sans avoir la charité; car je sais bien. que comme on peut avoir la charité sans être ravi et sans prophétiser, aussi peut-on être ravi et prophétiser sans avoir la charité; mais je dis que celui qui en son ravissement a plus de clarté en lentendement pour admirer Dieu, que de chaleur en la volonté pour laimer, il doit être sur ses gardes; car il y a danger que cette extase ne soit fausse, et ne rende lesprit plus enflé quédifié, le mettant voirement comme Saül, Rainant et Caïphe, entre les Prophètes (1), mais le laissant néanmoins entre les réprouvés. La seconde marque des vraies extases consiste en la troisième espèce dextase que nous avons marquée ci-dessus.; extase toute sainte, tout aimable, et qui couronne les deux autres : et cest lextase de loeuvre et de la vie. Lentière observation des commandements de Dieu nest pas dans lenclos des forces humaines, mais elle est bien pourtant dans les confins de linstinct de lesprit humain, comme très conforme à la raison et
(1) I Reg., X, II; Num., XXII; Joan., XI, 51.
lumière naturelle; de sorte que vivant selon les commandements de Dieu, nous ne sommes pas pour cela hors de notre inclination naturelle. Mais, outre les commandements divins, il y a des inspirations célestes pour lexécution desquelles il ne faut pas seulement que Dieu nous élève au-dessus de nos forces, mais aussi quil nous tire au-dessus des instincts et des inclinations de notre nature, dautant quencore que ces inspirations ne sont pas contraires à la raison humaine, elles lexcèdent toutefois, la surmontent, et sont au-dessus dicelle : de sorte que lors nous ne vivons pas seulement une vie civile, honnête et chrétienne, mais une vie surhumaine, spirituelle, dévote et extatique; cest-à-dire, une vie qui est en toute façon hors et au-dessus de notre condition naturelle. Ne point dérober, ne point mentir, ne point commettre de luxure, prier Dieu, ne point jurer en vain, aimer et honorer son père, ne point tuer, cest vivre selon la raison naturelle de lhomme. Mais quitter tous nos biens, aimer la pauvreté, lappeler et tenir en qualité de très délicieuse maîtresse ; tenir les opprobres, mépris, abjections, persécutions, martyres, pour des félicités et béatitudes; se contenir dans les termes dune absolue chasteté, et enfin vivre parmi le monde et en cette vie mortelle contre toutes les opinions et maximes du monde, et contre le courant du fleuve de cette vie par des ordinaires., résignations, renoncements et abnégations de nous-mêmes, ce nest pas vivre humainement, mais surhumainement; ce nest pas vivre en nous, mais hors de nous et au-dessus de nous. Et parce que nul ne peut sortir en cette façon au-dessus de soi-même, si le Père éternel ne le tire (1), partant cette sorte de vie doit être un ravissement continuel et une extase perpétuelle daction et dopération. Vous êtes morts, disait le grand Apôtre aux Colossiens, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu (2). La mort fait que lâme ne vit plus en son corps ni en lenclos dicelui. Que veut donc dire, Théotime, cette parole de lApôtre : Vous êtes morts? Cest comme sil eût dit : Vous ne vivez plus en vous-mêmes, ni dedans lenclos de votre propre condition naturelle; votre âme ne vit plus selon elle-même, mais au-dessus delle-même. Le phénix est phénix (3) en cela quil anéantit sa propre vie à la faveur des rayons du soleil, pour en avoir une plus douce et vigoureuse, cachant, pour ainsi dire, sa vie sous les cendres. Les bigats (4) et vers à soie changent leur être, et de vers se font papillons; les abeilles naissent vers, puis deviennent nymphes, marchant sur leurs pieds, et enfin deviennent mouches volantes. Nous en faisons de même, Théotime, si nous sommes spirituels ; car nous quittons notre vie humaine, pour vivre dune autre vie plus éminente au-dessus de nous-mêmes, cachant toute cette vie nouvelle en Dieu avec Jésus-Christ, qui seul la voit, la connaît et la donne. Notre vie nouvelle, cest lamour céleste qui vivifie et, anime notre âme, et cet amour est tout caché en Dieu, et ès choses divines avec Jésus-Christ. Car puisque, comme disent les lettres sacrées de lÉvangile, après que Jésus-Christ
(1) Joan., VI, 44.
(2) Coloss., III, 3
(3) Le phénix fable antique. (4) Les bigats, de litalien bigatto, ver à soie.
se fut un peu laissé voir à ses disciples en montant là haut au ciel, enfin une nuée lenvironna, qui lôta et cacha de devant leurs yeux (1). Jésus-Christ donc est caché au ciel en Dieu : or, Jésus-Christ est notre amour, et notre amour est la vie de notre âme; donc notre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ, et quand Jésus-Christ, qui est notre amour, et par conséquent notre vie spirituelle, viendra paraître au jour du jugement, alors nous apparaîtrons avec lui en gloire (2); cest-à-dire, Jésus-Christ notre amour nous glorifiera, nous communiquant sa félicité et splendeur.
CHAPITRE VIIComme lamour est la vie de lâme, et suite du discours de la vie extatique.
Lâme est le premier acte et principe de tous les mouvements vitaux de lhomme; et, comme parle Aristote, elle est le principe par lequel nous vivons, sentons et entendons; dont il sensuit que nous connaissons la diversité des vies selon la diversité des mouvements; en sorte même que les animaux qui nont point de mouvement naturel, sont du tout (3) sans vie. Ainsi, Théotime, lamour est le premier acte et principe de notre vie dévote ou spirituelle par lequel nous vivons, sentons et nous émouvons; et notre vie spirituelle est telle que sont nos mouvements affectifs; et un coeur qui na point de mouvement et daffection, il na point damour comme au contraire un coeur qui a de lamour,
(1) Act., 1, 9.
(2) Colos., V,
(3) Du tout, entièrement.
nest point sans mouvement affectif. Quand donc nous avons colloqué notre amour en Jésus-Christ, nous avons par conséquent mis en lui notre vie spirituelle. Or, il est caché maintenant en Dieu ai ciel, comme Dieu fut caché en lui tandis quil était en terre. Cest pourquoi notre vie est cachée en lui; et quand il paraîtra en gloire, notre vie et notre amour paraîtra de même avec lui en Dieu. Ainsi saint Ignace, au rapport de saint Denis, disait que son amour était crucifié, comme sil eût voulu dire: Mon amour naturel et humain, avec toutes les passions qui en dépendent, est attaché sur la croix : je lai fait mourir comme un amour mortel qui faisait vivre mon coeur dune vie mortelle, et comme mon Sauveur fut crucifié et mourut selon sa vie mortelle pour ressusciter à limmortelle, aussi je suis mort avec lui sur la croix selon mon amour naturel qui était la vie mortelle de mon âme, afin que je ressuscitasse à la vie surnaturelle dun amour qui, pouvant être exercé au ciel, est aussi par conséquent immortel. Quand donc on voit une personne qui, en loraison, a des ravissements par lesquels elle sort et monte au-dessus de soi-même en Dieu, et néanmoins na point dextase en sa vie, cest-à-dire, ne fait point une vie relevée et attachée à Dieu par abnégation des convoitises mondaines, et mortification des volontés et inclinations naturelles par une intérieure douceur, simplicité, humilité, et surtout par une continuelle charité; croyez, Théotime, que tous ces ravissements sont grandement douteux et périlleux; ce sont ravissements propres à faire admirer les hommes, mais non pas à les sanctifier. Car quel bien peut avoir une âme dêtre ravie à Dieu par loraison, si en sa couversation et en sa vie elle est ravie des affections terrestres, basses et naturelles? Etre au-dessus de toi-même en loraison, et au-dessous de soi en la vie et opération, être angélique en la méditation, et bestial en la conversation, cest clocher de part et dautre, jurer en Dieu, et jurer en Melchon (1); et en somme, cest une vraie marque que tels ravissements et telles extases ne sont que des amusements et tromperies du malin esprit. Bienheureux sont ceux qui Vivent une vie surhumaine, extatique, relevée au-dessus deux-mêmes, quoiquils ne soient point ravis au-dessus deux-mêmes en loraison. Plusieurs saints sont au ciel qui jamais ne furent en extase ou ravissement de contemplation; car combien de martyrs et de grands saints et saintes voyons-nous en lhistoire, navoir jamais eu en loraison autre privilège que celui de la dévotion et ferveur ! Mais il ny eut jamais saint qui nait eu lextase et ravissement de la vie et de lopération, se surmontant soi-même et ses inclinations naturelles. Et qui ne voit, Théotime, je vous prie, que cest lextase de la vie et opération de laquelle le grand Apôtre parle principalement quand il dit: Je vis, mais non plus moi, ains Jésus-Christ vit en moi (2)? Car il lexplique lui-même en autres termes aux Romains, disant que notre vieil homme est crucifié ensemblement avec Jésus-Christ (3), que nous soin-
(1) III Reg., XVIII, 21. Sophon,. I, 5. Melchon ou Melchom, la même idole des païens que Moloch. (2) Galat., II, 20.
(3) Rom., VI, 3.
mes morts au péché (1) avec lui, et que de même nous sommes ressuscités avec lui pour marcher en nouveauté de vie (2), afin de ne plus servir au péché (3). Voilà deux hommes représentés en un chacun de nous, Théotime, et par conséquent deux vies, lune du vieil homme, qui est une vieille vie, comme on dit de laigle, qui, étant devenue vieille, va tramant ses plumes et ne peut plus prendre son vol; lautre vie est de lhomme nouveau, qui est aussi une vie nouvelle, comme celle de laigle, laquelle déchargée de ses vieilles plumes quelle a secouées dans la mer, en prend des nouvelles, et sétant rajeunie, Vole en la nouveauté de ses forces. En la première vie, nous vivons selon le vieil homme, cest-à-dire, selon les défauts, faiblesses et infirmités que nous avons contractés par le péché de notre premier père, Adam, et partant nous vivons au péché dAdam, et notre vie est une vie mortelle, ains la même mort. En la seconde vie, nous vivons selon lhomme nouveau, cest-à-dire, selon les grâces, faveurs, ordonnances et volontés de notre Sauveur, et par conséquent nous vivons au salut et à la rédemption, et cette nouvelle vie est une vie vive, vitale et vivifiante. Mais quiconque veut parvenir à la nouvelle vie, il faut quil passe par la mort de la vieille, crucifiant sa chair avec tous les vices et toutes les convoitises dicelle (4), et lensevelissant sous les eaux du saint baptême ou de la pénitence, comme Naaman qui
(1) Rom. VI, 11.
(2) Ibid., 4.
(3) Ibid., 6.
(4) Galat., V, 24.
noya et ensevelit sous les eaux du Jourdain sa vieille vie lépreuse et infecte, pour vivre une vie nouvelle, saine et nette; car on pouvait bien dire de cet homme quil nétait plus le vieux Naaman lépreux et infect, ains un Naaman nouveau, net, sain et honnête, parce quil était mort à la lèpre et vivait à la santé et netteté. Or, quiconque est ressuscité à cette nouvelle vie du Sauveur, il ne vit plus ni à soi, ni pour soi, ni en soi, ains à son Sauveur, en son Sauveur, et pour son Sauveur. Estimez, dit saint Paul, que vous êtes vraiment morts au péché, et vivants à Dieu en Jésus-Christ notre Seigneur (1).
CHAPITRE VIIIAdmirable exhortation de saint Paul à la vie extatique et surhumaine.
Mais enfin saint Paul fait le plus fort, le plus pressant et le plus admirable argument qui fut jamais fait, ce me semble, pour nous porter tous à lextase et ravissement de la vie et opération. Oyez, Théotime, je vous prie, soyez attentif et pesez la force et efficace des ardentes et célestes paroles de cet apôtre tout ravi et transporté de lamour de son maître. Parlant donc de soi-même (et il en faut autant dire dun chacun de nous): La charité, dit-il, de Jésus-Christ nous presse (2). Oui, Théotime, rien ne presse tant le coeur de lhomme que lamour. Si un homme sait dêtre aimé de qui que ce soit, il est pressé daimer réciproquement; mais si cest un homme vulgaire
(1) Rom., VI, 11. (2) II Cor., V, 14
qui est aimé dun grand seigneur, certes il est bien plus pressé; mais si cest dun grand monarque, combien est-ce quil est pressé davantage ! Et maintenant, je vous prie, sachant que Jésus-Christ, vrai Dieu éternel, tout-puissant, nous a aimés jusquà vouloir souffrir pour nous la mort, et la mort de la croix, ô mon cher Théotime ! nest-ce pas cela avoir nos coeurs sous le pressoir, et les sentir presser de force et eu exprimer de lamour par une violence et contrainte qui est dautant plus violente quelle est tout aimable et amiable (1)? Mais comme est-ce que ce divin amant nous presse? La charité de Jésus-Christ nous presse, dit son apôtre, estimant ceci. Quest-ce à dire estimant ceci? Cest-à-dire, que la charité du Sauveur nous presse, lors principalement que nous estimons, considérons, pesons, méditons et sommes attentifs à cette résolution de la foi. Mais quelle résolution? Voyez, je vous prie, Théotime, comme il va gravement, fichant et poussant sa conception dans nos coeurs : estimant ceci, dit-il. Et quoi? Que si un est mort pour tous, donc tous sont morts, et Jésus-Christ est mort pour tous (2). Il est vrai, certes, si un Jésus-Christ est mort pour tous, donc tous sont morts en la personne de cet unique Sauveur qui est mort pour eux, et sa mort leur doit être imputée, puisquelle a été endurée pour eux et en leur considération. Mais que sensuit-il de cela ? Il mest advis que joye (3) cette bouche apostolique comme un
(1) Amiable, douce, gracieuse. (2) II Cor., V, 14.
(3) Il mest advis que joye, il me semble que jentends.
tonnerre qui exclame aux oreilles de nos coeurs; il sensuit donc, ô chrétiens ! ce que Jésus-Christ a désiré de nous en mourant pour nous. Mais quest-ce quil a désiré de nous? sinon que nous nous conformassions à lui: afin, dit lApôtre, que ceux qui vivent ne vivent plus désormais ô eux-mêmes, ains ô celui qui est mort et ressuscité pour eux (1). Vrai Dieu ! Théotime, que cette conséquence est forte en matière damour! Jésus-Christ est mort pour nous, il nous a donné la vie par sa mort, nous ne vivons que parce quil est mort; il est mort pour nous, à nous et en nous. Notre vie nest donc plus nôtre, mais à celui qui nous la acquise par sa mort: nous ne devons donc plus vivre à nous, mais à lui; non en nous, mais en lui; non pour nous, mais pour lui. Une jeune fille de lîle de Sestos (2) avait nourri une petite aigle avec le soin que les enfants ont accoutumé demployer en telles occupations; laigle devenue grande commença petit à petit à voler et chasser aux oiseaux selon son instinct naturel; puis sétant rendue plus forte, elle se rua sur les bêtes sauvages,.sans jamais manquer dapporter toujours fidèlement sa proie à sa chère maîtresse, comme en reconnaissance de la nourriture quelle avait reçue dicelle. Or, advint que cette jeune demoiselle mourut un jour, tandis que la pauvre aigle était au pourchas (3), et son corps, selon la coutume de ce temps et de ce pays-là, fut mis sur un bûcher en public pour être brûlé; mais ainsi que la flamme
(1) Cor., V, 15. (2) Probablement Sestos, ville de Thrace, sur lHellespont, vis-à-vis dAbydos. Géogr. anc. (3) Au pourchas, à la poursuite, à la chasse.
du feu commençait à le saisir, laigle survint à grands traits dailes, et voyant cet inopiné et triste spectacle, outrée de douleur, elle lâcha ses serres, et abandonnant sa proie, se vint jeter sur sa pauvre chère maîtresse, et la couvrant de ses ailes, comme pour la défendre du feu, ou pour lembrasser de pitié, elle demeura ferme et immobile, mourant et brûlant courageusement avec elle; lardeur de son affection ne pouvant céder la place aux flammes et ardeurs du feu, pour se rendre victime et holocauste de son brave et prodigieux amour, comme sa maîtresse létait de la mort et des flammes. Ah! Théotime, quel essor nous fait prendre cette aigle ! Le Sauveur nous a nourris dès notre tendre jeunesse, ainsi il nous a formés et reçus comme une aimable nourrice, entre les bras de sa divine providence, dès linstant de notre conception. Il nous a rendus siens par le baptême, et nous a nourris tendrement, selon le coeur et selon le corps, par un amour incompréhensible; et pour nous acquérir la vie il a supporté la mort, et nous a repus de sa propre chair et de son propre sang. Eh! que reste-t-il donc? quelle conclusion avons-nous plus à prendre, mon cher Théotime, sinon que ceux qui vivent ne vivent plus à eux-mêmes, ains ô celui qui est mort pour eux (1)? cest-à-dire, que nous consacrions au divin amour de la mort de notre Sauveur tous les moments de notre vie, rapportant à sa gloire toutes nos proies, toutes nos conquêtes, toutes nos oeuvres, toutes nos actions, toutes nos pensées et toutes nos
(1) II Cor., V, 15.
affections. Voyons-le, Théotime, ce divin Rédempteur étendu sur la croix comme sur son bûcher dhonneur, où il meurt damour pour nous, mais dun amour plus douloureux que la mort même, ou dune mort plus amoureuse que lamour même. Eh! que ne nous jetons-nous en esprit sur lui, pour mourir sur la croix avec lui, qui, pour lamour de nous, a bien voulu mourir? Je le tiendrai, devrions-nous dire, si nous avions la générosité de laigle, et ne le quitterai jamais; je mourrai avec lui et brûlerai dedans les flammes de son amour : un même feu consumera ce divin Créateur et sa chétive créature. Mon Jésus est tout mien, et moi je suis toute sienne (1), je vivrai et mourrai sur sa poitrine, ni la mort ni la vie ne me séparera jamais de lui (2). Ainsi donc se fait la sainte extase du vrai amour quand nous ne vivons plus selon les raisons et inclinations humaines, mais au-dessus dicelles, selon les inspirations et instincts du divin Sauveur de nos âmes.
CHAPITRE IXDu suprême effet de lamour affectif, qui est la mort des amants, et premièrement de ceux qui moururent en amour.
Lamour est fort comme la mort (3). La mort sépare lâme du mourant davec son corps et davec toutes les choses du monde : lamour sacré sépare lâme de lamant davec son corps et davec toutes
(1) Cant. cant., III, 16. (2) Rom., VIII, 38, 39.
(3) Cant. cant., VIII, 16.
les choses du monde ; et il ny a point dautre différence, sinon en ce que la mort fait toujours par effet ce que lamour ne fait ordinairement que par laffection. Or je dis ordinairement, Théotime, parce que quelquefois lamour sacré est bien si violent, que même par effet il cause la séparation du corps et de lâme, faisant mourir les amants dune mort très heureuse qui vaut mieux que cent vies. Comme cest le propre des réprouvés de mourir en péché, aussi est-ce le propre des élus de mourir en lamour et grâce de Dieu; mais cela toutefois advient différemment. Le juste ne meurt jamais à limprévu; car cest avoir bien pourvu à sa mort que davoir persévéré en la justice chrétienne jusquà la fin. Mais il meurt bien quelque-fais de mort subite ou soudaine. Cest pourquoi lEglise toute sage ne nous fait pas simplement requérir, ès litanies, dêtre délivrés de mort soudaine, mais de mort soudaine et imprévue: pour être soudaine, elle nen est pas pire, sinon (1) quelle soit encore imprévue. Si des esprits faibles et vulgaires eussent vu le feu du ciel tomber sur saint Siméon Stylite, et le tuer, qu~eussent-ils pensé, sinon des pensées de scandale? Mais lon nen doit toutefois point faire dautre, sinon que ce grand saint sétant immolé très parfaitement à Dieu en son coeur déjà tout consumé damour, le feu vint du ciel pour faire lholocauste et le brûler du tout (2); car labbé Julien, éloigné dune journée, vit lâme dicelui montant au ciel, et fit jeter
(1) Si non que, à moins que. (2) Du tout, entièrement.
de lencens à même heure pour en rendre grâces à Dieu. Le bienheureux Hommebon (1), Crémonois, oyant un jour la sainte messe, planté sur ses deux genoux en extrême dévotion, ne se leva point à lévangile, selon la coutume; et pour cela ceux qui étaient autour de lui le regardèrent, et virent quil était trépassé. Il y a eu de notre âge de très grands personnages en vertu et doctrine, que lon a trouvés morts les uns en un confessionnal, les autres oyant le sermon ; et même on en a vu quelques-uns tomber morts au sortir de la chaire où ils avaient prêché avec grande ferveur; morts toutes soudaines, mais non imprévues. Et combien de gens de bien voit-on mourir apoplectiques, léthargiques, et en mille sortes fort subitement, et des autres mourir en rêveries et frénésie, hors de lusage de raison ! et tous ceux-ci, avec les enfants baptisés, sont décédés en grâces et par conséquent en lamour de Dieu. Mais comme pouvaient-ils décéder en lamour de Dieu, puisque même ils ne pensaient pas en Dieu lors de leur trépas ? Les savants hommes, Théotime, ne perdent pas leur science en dormant; autrement ils seraient ignorants à leur réveil, et faudrait quils retournassent à lécole. Or cen est de même de toutes les habitudes de prudence, de tempérance, de foi, despérance, de charité: elles sont toujours dedans lesprit des justes, bien quils nen fassent pas toujours les actions. En un homme dormant, il semble que toutes ses habitudes dorment avec
(1) Hommebon ou Hommobon de Crémone mourut le 13 novembre 1197, en assistant à genoux à la messe.
lui, et quelles se réveillent aussi avec lui. Ainsi donc lhomme juste mourant subitement, ou accablé dune maison qui lui tombe dessus, ou tué par la foudre, ou suffoqué dun catarrhe, ou bien mourant hors de son bon sens par la violence de quelque fièvre chaude, il ne meurt certes pas en Lexercice de lamour divin; mais il meurt néanmoins en lamour dicelui, dont le Sage a dit : Le juste, sil est prévenu de la mort, il sera en réfrigère (1) ; car il suffit, pour obtenir la vie éternelle, de mourir en létat et lhabitude de lamour et charité. Plusieurs saints néanmoins sont morts non seulement en charité et avec lhabitude de lamour céleste, mais aussi en laction et pratique dicelui. Saint Augustin mourut en lexercice de la sainte contrition, qui nest pas sans amour; saint Jérôme exhortant ses chers enfants à lautour de Dieu, du prochain et de la vertu; saint Ambroise, tout ravi, devisant doucement avec son Sauveur soudain après avoir reçu le très divin sacrement de lautel; saint Antoine de Padoue, après avoir récité une hymne à la glorieuse Vierge mère, et parlant en grande joie avec Je Sauveur; saint Thomas dAquin joignant les mains, élevant ses yeux au ciel, haussant fortement sa voix, et prononçant, par manière délans, avec grande ferveur, ces paroles du Cantique, qui étaient les dernières quil avait exposées : Venez, ô mon cher bien-aimé, et sortons ensemble aux champs (2). Tous les Apôtres et
(1) Sap., IV, 7. En refrigère, in refrigerio dans le texte, lieu du rafraîchissement par opposition aux flammes de lenfer. (2) Cant. cant., VII, 11.
presque tous les martyrs sont morts en priant Dieu: le bienheureux et vénérable Bède ayant su par révélation lheure de son trépas, alla à vêpres (et cétait le jour de lAscension), et se tenant debout, appuyé seulement aux accoudoirs de son siège, sans maladie quelconque, finit sa vie au même instant quil finit de chanter vêpres, comme justement pour suivre son maître montant au ciel, afin dy jouir du beau matin de léternité qui na point de vêpres (1). Jean Gerson, chancelier de luniversité de Paris, homme si docte et si pieux, que, comme dit Sixtus Senensis (2), on ne peut discerner sil a surpassé sa doctrine par la piété, ou sa piété par la doctrine, ayant expliqué les cinquante propriétés de lamour divin marquées au Cantique des cantiques, trois jours après montrant un visage et un coeur fort vifs, expira, prononçant et répétant plusieurs fois, par manière doraison jaculatoire, ces saintes paroles tirées du même Cantique : O Dieu, votre dilection est forte comme la mort (3). Saint Martin, comme chacun sait, mourut si attentif à lexercice de dévotion, quil ne se peut rien dire de plus. Saint Louis, ce grand roi entre les saints, et grand saint entre les rois, frappé de pestilence, ne cessa jamais de prier : puis ayant reçu le divin viatique, étendant les bras en croix, les yeux fixés au ciel, expira, soupirant ardemment ces paroles dune parfaite confiance amoureuse : Eh! Seigneur, jentrerai en votre maison, je vous adorerai en votre
(1) Vêpres, soir. (2) Sixtus Senensis, Sixte de Sienne. V. t. Ier, préface. (3) Cant. cant., VIII, 6.
saint temple, et bénirai votre nom (1). Saint Pierre Célestin, tout détrempé en- des cruelles afflictions quon ne peut bonnement dire, étant arrivé à la fin de ses jours, se mit à chanter comme un cygne sacré le dernier des psaumes, et acheva son chant et sa vie en ces amoureuses paroles : Que tous esprit loue le Seigneur (2)! Ladmirable et sainte Eusèbe, surnommée lÉtrangère, mourut à genoux en une fervente prière; saint Pierre le martyr, écrivant avec son doigt et de son propre sang la confession de la foi pour laquelle il mourait, et disant ces paroles : Seigneur, je recommande mon esprit en vos mains (3) ; et le grand. apôtre des Japonais, François Xavier, tenant et baisant limage du crucifix, et répétant à tout coup ces élans desprit: O Jésus, le Dieu de mon coeur !
CHAPITRE XDe ceux qui moururent par lamour et pour lamour divin.
Tous les martyrs, Théotime, moururent pour lamour divin: car quand on dît que plusieurs sont morts pour la foi, on ne doit pas entendre que çait été pour la foi morte, aine pour la foi vivante, cest-à-dire, animée de la charité. Aussi la confession de la foi nest pas tant un acte de lentendement et de la foi, comme cest. un acte de la volonté et. de lamour de Dieu. Et. cest pourquoi
(1) Ps., V, 8. (2) Ps., CL, 6. (3) Ps., XXX, 6
le grand saint Pierre, gardant la foi dans son âme au jour de la Passion, perdit néanmoins la charité, ne voulant pas avouer de bouche pour son maître celui quil reconnaissait pour tel en son coeur. Mais pourtant il y a eu des martyrs qui moururent expressément pour la charité seule : comme le grand précurseur du Sauveur, qui fut martyrisé pour la correction fraternelle; et les glorieux princes des apôtres, saint Pierre et saint Paul, mais principalement saint Paul, moururent pour avoir converti à la sainteté et chasteté les femmes que linfâme Néron avait débauchées; les saints évêques Stanislas et Thomas de Cantorbéry furent aussi tués pour un sujet qui ne regardait pas la foi, mais la charité. Et enfin une grande partie de saintes vierges et martyres furent massacrées pour le zèle quelles eurent à garder la chasteté, que la charité leur avait fait dédier à lépoux céleste. Mais il y en a entre les amants sacrés qui sabandonnent si absolument aux exercices de lamour divin, que ce saint feu les dévore, et consume leur vie. Le regret quelquefois empêche si longuement les affligés de boire, de manger, de dormir, quenfin affaiblis et alangouris (4), ils meurent, et lors le vulgaire dit quils sont morts de regret : mais ce nest pas la vérité, car ils meurent de défaillance de forces et dinanition, Il est vrai que cette défaillance leur étant arrivée à cause du regret, il faut avouer que sils ne sont pas morts de regret, ils sont morts à cause du regret et par le regret. Ainsi, mon cher Théotimo,
(1) Alangouris, alanguis, languissants.
quand lardeur du saint amour est grande, elle donne tant dassauts au coeur, elle le blesse si souvent, elle lui cause tant de langueurs, elle le porte en des extases et ravissements si fréquents, que par ce moyen lâme presque tout occupée en Dieu, ne pouvant fournir assez dassistance à la nature pour faire la digestion et nourriture convenable, les forces animales et vitales commencent à manquer petit à petit, la vie saccourcit, et le trépas arrive. O Dieu! Théotime, que cette mort est heureuse! Que douce est cette amoureuse sagette (1), qui, nous blessant de cette plaie incurable de la sacrée dilection, nous rend pour jamais languissants et malades dun battement de coeur si pressant, quenfin il faut mourir. De combien pensez-vous que ces sacrées langueurs, et les travaux supportés pour la charité, avançassent les jours aux divins amants, comme à sainte Catherine de Sienne, à saint François, au petit Stanislas Kostka, à saint Charles, et à plusieurs centaines dautres, qui moururent si jeunes? Certes, quant à saint François, dès quil eut reçu les saintes (2) stigmates de son maître, il eut de si fortes et pénibles douleurs, tranchées, convulsions et maladies, quil ne lui demeura que la peau et les os, et semblait plutôt une anatomie, ou une image de la mort, quun homme vivant et respirant encore.
(1) Sagette, flèche. (2) Saintes pour sainte.
CHAPITRE XIQue quelques-uns entre les divins amants moururent encore damour.
Tous les élus donc, Théotime, meurent en lhabitude de lamour sacré ; mais quelques-uns, outre cela, meurent en lexercice de ce saint amour ; les autres pour cet amour; et dautres par ce même amour. Mais ce qui appartient au souverain degré damour, cest que quelques-ans meurent damour; et cest lorsque non seulement lamour blesse lâme, en sorte quil la met en langueur, mais quand il la transperce, donnant son coup droit dans le milieu du coeur, et si fortement quil pousse lâme dehors de son corps; ce qui se fait ainsi : Lâme attirée puissamment par les suavités divines de son bien-aimé, pour correspondre de son côté à ses doux attraits, elle sélance de force et tant quelle peut devers ce désirable ami attrayant; et ne pouvant tirer son corps après soi, plutôt que de sarrêter avec lui parmi les misères de cette vie, elle le quitte et se sépare, volant seule comme une belle colombelle (1) dans le sein délicieux de son céleste époux. Elle sélance en son bien-aimé, et son bien-aimé la tire et ravit à soi; et comme lépoux quitte père et mère pour se joindre à sa bien-aimée (2), ainsi cette chaste épouse quitte la chair pour sunir à son bien-aimé. Or cest le plus violent effet que lamour fasse en une âme, et qui requiert auparavant une grande nudité (3)
(1) Colombelle, jeune colombe. (2) Gen., II, 24. (3) Nudité, dépouillement.
de toutes les affections qui peuvent tenir le coeur attaché ou au monde ou. au corps; en sorte que comme la feu ayant séparé petit à petit lessence de sa. masse, et layant du- tout épurée, fait enfla sortir la quintessence: aussi le saint amour ayant retiré le. coeur humain de toutes humeurs, inclinations et passions, autant quil se peut, il en fait par après sortir lâme, afin que, par cette mort précieuse aux yeux divins, elle passe en la. gloire immortelle. Le grand saint François, qui en ce sujet de lamour céleste me revient toujours devant, les yeux, ne pouvait pas échapper quil ne mourût par lamour, à cause de la multitude et grandeur des langueurs, extases et défaillances que sa dilection envers Dieu lui donnait; mais outre cela, Dieu qui lavait exposé à la vue de tout le monde comme un miracle damour, voulut que non seulement il mourût pour lamour, ains quil mourût encore damour. Car voyez, je vous supplie, Théotime, son trépas. Se voyant sur le point de son départ, il se fit mettre nu sur la terre; puis ayant reçu un habit en aumône, duquel on le vêtit, il harangua ses frères, les animant à lamour et crainte de Dieu et de lEglise, fit lire la passion du Sauveur, puis commença avec une ardeur extrême. à prononcer, le psaume CXLI : Jai crié de ma voir au Seigneur, jai supplié de ma voix le Seigneur (1); et ayant prononcé ces dernières paroles : O Seigneur, tirez mon âme de la prison, afin que je bénisse votre saint nom; les justes mattendent jus quà ce que vous me guerdonniez (2), il expira
(1) Ps., CXLI, 2. (2) Ibid., 8. Guerdonniez, récompensiez.
lan quarante-cinquième de son age. Qui ne voit, je vous prie, Théotime, que cet homme séraphique, qui avait tant désiré dêtre martyrisé et de mourir pour lamour, mourut enfin damour, ainsi que je lai expliqué ailleurs? Sainte Magdeleine ayant, lespace de trente ans, demeuré en la grotte que lon voit encore en Provence, ravie tous les jours sept fois, et élevée en lair par les anges, comme pour aller chanter les sept heures canoniques en leur choeur; enfin un jour de dimanche elle vint à léglise, en laquelle son cher évêque saint Maximin la trouvant en contemplation, les yeux pleins de larmes et les bras élevés, il la communia; et tôt après elle rendit son bienheureux esprit, qui derechef alla pour jamais aux pieds de son Sauveur jouir de la meilleure part quelle avait déjà choisie en ce monde (1). Saint Basile avait fait une étroite amitié avec un grand médecin, juif de nation et de religion, en lintention de lattirer à la foi de notre Seigneur: ce que toutefois il ne put oncques faire, jusques à ce que rompu de jeûnes, veilles et travaux, étant arrivé à larticle de la mort, il senquit du médecin quelle opinion il avait de sa santé, le conjurant de lui dire franchement; ce que le médecin fit, et lui ayant tâté le pouls : Il ny a plus, dit-il, aucun remède ; devant que le soleil soit couché, vous trépasserez. Mais que direz-vous, répliqua alors le malade, si je suis encore demain en vie ? Je me ferai chrétien, je vous le promets, dit le médecin. Le saint pria donc Dieu, et impétra (2)
(1) Luc., X, 43. (2) Impétra, obtint.
la prolongation de sa vie corporelle en faveur de la spirituelle de son médecin, lequel ayant vu cette merveille, se convertit; et saint Basile se levant courageusement du lit, alla à léglise, et le baptisa avec toute sa famille; puis étant revenu en sa chambre et remis dans son lit, après sêtre assez, longuement entretenu par loraison avec notre Seigneur, il exhorta saintement les assistants à servir Dieu de tout leur coeur; et enfin voyant les anges venir à lui, prononçant avec extrême suavité ces paroles : Mon Dieu, je vous recommande mon âme et la remets entre vos mains, il expira ; et le pauvre médecin converti le voyant trépassé, lembrassant et fondant en larmes sur icelui : O grand Basile, serviteur de Dieu, dit-il, en vérité si vous eussiez voulu, vous ne fussiez non plus (1) mort aujourdhui quhier. Qui ne voit que cette mort- fut toute damour? Et la bienheureuse mère Térèse de Jésus révéla, après son trépas, quelle était morte dun assaut et impétuosité damour qui avait été si violent, que la nature ne le pouvant supporter, lâme sen était allée vers le bien-aimé, objet de ses affections.
CHAPITRE XIIHistoire merveilleuse du trépas dun gentilhomme qui mourut damour sur le mont dOlivet (2).
Outre ce qui a été dit, jai trouvé une histoire, laquelle pour être extrêmement admirable, nen
(1) Non plus, pas plus. (2) Sur le mont dOlivet, la montagne des Oliviers, in monte Oliveti du texte latin.
est que plus croyable aux amants sacrés, puisque, comme dit le saint apôtre, la charité croit très volontiers toutes choses (1), cest-à-dire, elle ne pense pas aisément quon mente; et sil ny a des masques apparentes de fausseté en ce quon lui représente, elle ne fait pas difficulté de les croire, mais surtout quand ce sont choses qui exaltent et magnifient lamour de Dieu envers les hommes, ou lamour des hommes envers Dieu; dautant que la charité, qui est reine souveraine des vertus, se plaît, à la façon des princes, ès choses qui servent à la gloire de son empire et domination. Et bien que le récit que je veux faire ne soit ni tant publié, ni si bien témoigné, comme la grandeur de la merveille quil contient le requerrait, il ne perd pas pour cela sa vérité; car, comme dit excellemment saint Augustin, à peine sait-on les miracles, pour magnifiques quils soient, au lieu même où ils se font, et encore que ceux qui les ont vus les racontent, on a peine de les croire mais ils ne laissent pas pour cela dêtre véritables; et, en matière de religion, les âmes bien faites ont plus de suavité en croire les choses esquelles il y a plus de difficulté et dadmiration. Un fort illustre et vertueux chevalier alla donc un jour outre mer en Palestine, pour visiter les saints lieux esquels notre Seigneur avait fait les oeuvres de notre rédemption; et pour commencer dignement ce saint exercice, avant toutes choses, il se confessa et communia dévotement: puis alla n premier lien en la. ville de Nazareth où lange annonça à la Vierge très sainte la très sacrée
(1) I Cor. , XIII, 4, 7.
incarnation, et où se fit la très adorable conception du Verbe éternel ; et là ce digne pèlerin se mit à contempler labîme de la bonté céleste qui avait daigné prendre chair humaine pour retirer lhomme de la perdition. De là il passa en Bethléem au lieu de la nativité, où Lon ne saurait dire combien de larmes il répandit, contemplant celles desquelles le Fils de Dieu, petit enfant de la Vierge, avait arrosé ce saint étable (1), baisant et rebaisant cent fois cette terre sacrée, et léchant la poussière sur laquelle la. première enfance du divin poupon avait été reçue. De Bethléem il alla en Bethabara (2), et passa jusquau petit lieu de Béthanie, où se ressouvenant que notre Seigneur sétait dévêtu peur être baptisé, il se dépouilla aussi lui-même, et entrant dans le Jourdain, se lavant et buvant des eaux dicelui, il lui était advis dy voir son Sauveur recevant le baptême par la main de son précurseur, et le Saint-Esprit descendant visiblement sur icelui sous la forme de colombe, avec les cieux encore ouverts, doù, ce lui semblait, descendait la voix du Père éternel, disant: Celui-ci est mon Fils bien-aimé auquel je me complais (3). De Béthanie il va dans le désert, et y voit, des yeux de son esprit, le Sauveur jeûnant, combattant et vainquant lennemi, puis les anges qui le servent de viandes admirables. De là il va sur la montagne de Thabor, où il voit le Sauveur transfiguré; puis en la montagne de Sion, où il voit, ce lui semble encore, notre Seigneur
(1) Ce saint étable, le masculin pour le féminin. (2) Bethabara, ville de la tribu de Benjamin où vint Josué. (3) Matth., XVII, 5.
agenouillé dans le cénacle, lavant les pieds aux disciples, et leur distribuant par après son divin corps en la sacrée Eucharistie. Il passe le torrent de Cédron, et va au jardin de Gethsémani, où son coeur se fond ès larmes dune très aimable douleur, lorsquil sy représente son cher Sauveur suer le sang en cette extrême agonie quil y souffrait, puis tôt après, lié, garrotté et mené en Jérusalem, où il sachemine aussi, suivant partout les traces de son bien-aimé ; et le voit en imagination, tramé çà et là chez Anne, chez Caïphe, chez Pilate, chez Hérode, fouetté, baffoué, craché (1), couronné dépines, présenté au peuple, condamné à mort, chargé de sa croix, laquelle il porte, et la portant, fait la pitoyable rencontre de sa mère toute détrempée de douleur et des dames de Jérusalem pleurantes sur lui. Il monte enfin ce dévot pèlerin sur le mont Calvaire, où il voit en esprit la croix étendue sur terre, et notre Seigneur que lon renverse, que lon, cloue pieds et mains sur iodle très cruellement. Il contemple de suite comme on lève la croix et le crucifié en lair, et le sang qui ruisselle de tous les endroits de son divin corps. Il regarde la pauvre sacrée Vierge toute transpercée du glaive de douleur (2) ;. puis il tourne les yeux sur le Sauveur crucifié, duquel il écoute les sept paroles avec un amour non pareil; et enfin le voit mourant, puis mort, puis recevant le coup de lance, et montrant par louverture de la plaie son coeur divin ; puis ôté de la croix et porté au sépulcre, où il va le suivant
(1) Craché, couvert de crachats. (2) Luc., II, 35.
jetant une mer de larmes sur les lieux détrempés du sang de son Rédempteur : si quil entre dans le sépulcre, et ensevelit son coeur auprès du corps de son Maître ; puis ressuscitant avec lui, il va en Emmaüs, et voit tout ce qui se passe entre le Seigneur et les deux disciples; et enfin revenant sur le mont Olivet où se fit le mystère de lAscension, et en voyant les dernières marques et vestiges des pieds du divin Sauveur, prosterné sur icelles, et baisant mille et mille fois avec des soupirs dun amour infini, il commença à retirer à soi toutes les forces ,de ses affections, comme un archer retire la corde de sou arc quand il veut décocher sa flèche; puis se relevant, les yeux et les mains tendus au ciel : O Jésus, dit-il, mon doux Jésus, je ne sais plus où vous chercher et suivre en terre. Eh! Jésus, Jésus, mon amour, accordez donc à ce coeur quil vous suive et sen aille après vous là-haut; et avec ces ardentes paroles, il lança quant et quant (1) son âme au ciel, comme une sacrée sagette, que comme divin archer il tira au blanc de son très heureux objet. Mais ses compagnons et serviteurs qui virent ainsi subitement tomber comme mort ce pauvre amant, étonnés de cet accident, coururent de force au médecin, qui venant trouva quen effet il était trépassé; et pour faire jugement assuré des causes dune mort tant inopinée, senquiert de quelle complexion, de quelles moeurs et de quelle humeur était le défunt, et il apprit quil était dun naturel tout doux, aimable, dévot à merveille, et
(1) Quant et quant, pour quand et quand, avec, en même temps.
grandement ardent en lamour de Dieu. Sur quoi, sans doute, dit le médecin, son coeur sest donc éclaté dexcès et de ferveur damour. Et afin de mieux affermir son jugement, il le voulut ouvrir et trouva ce brave coeur ouvert avec ce sacré mot gravé au dedans dicelui; Jésus mon amour! Lamour donc fit en ce coeur loffice de la mort, séparant lâme du corps sans concurrence daucune autre cause. Et cest saint Bernardin de Sienne, auteur fort docte et fort saint,, qui fait ce récit au premier de ses sermons de lAscension. Certes, un autre auteur presque du même âge, qui a célé son nom par humilité, mais qui serait néanmoins digne dêtre nommé, en un livre quil a intitulé Miroir des spirituels,, raconte une antre histoire encore plus admirable; car il dit quès quartiers de Provence il y avait un seigneur grandement adonné à lamour de Dieu et à la dévotion du très saint Sacrement de lautel. Or, un jour étant extrêmement affligé dune maladie qui lui donnait des vomissements continuels, ou lui apporta la divine communion, laquelle nosant recevoir à cause du danger quil y avait de la rejeter, il supplia son curé de la lui mettre sur la poitrine, et le signer avec icelle du signe de la croix, ce qui fut fait, et en un moment, cette poitrine enflammée du saint amour se fendit, et tira dedans soi le céleste aliment dans lequel était le bien-aime, et à même temps expira. Je vois bien à la vérité que cette histoire est grandement extraordinaire, et qui mériterait un témoignage du plus grand poids; mais après la très véritable histoire du coeur fendu de sainte Claire de Monfalcon, que tout le monde peut voir encore maintenant, et celle des stigmates de saint François qui est très assurée, mon âme ne trouve rien de malaisé à croire parmi les effets du divin amour.
CHAPITRE XIIIQue la très sacrée Vierge mère de Dieu mourut damour pour son fils.
On ne peut quasi pas bonnement douter que le grand saint Joseph ne fût trépassé avant la Passion et mort du Sauveur, qui sans cela neût pas recommandé sa mère à saint Jean. Et comme pourrait-on donc imaginer que le cher enfant de son coeur, son nourrisson bien-aimé, ne lassistât à lheure de son passage? Bienheureux sont les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde (1). Hélas! combien de douceur, de charité et de miséricorde furent exercées par ce bon père nourricier envers le Sauveur lorsquil naquit petit enfant au monde ! Et qui pourrait donc croire quicelui sortant de ce monde, ce divin Fils ne lui rendit la pareille au centuple (2), le comblant de suavités célestes? Les cigognes sont un vrai portrait de la mutuelle piété des enfants envers les pères, et des pères envers les enfants; car comme ce sont des oiseaux passagers, elles portent leurs pères et mères vieux en leurs passages, ainsi quétant encore petites leurs pères et mères les avaient portées en même occasion. Quand le Sauveur était encore petit, le grand Joseph son père nourricier, et la très
(1) Matth., V, 7.
(2) Matth,, XIX, 29.
glorieuse Vierge sa mère lavaient porté maintes fois, et spécialement au passage quils firent de Judée en Egypte, et dEgypte en Judée. Eh! qui doutera donc que ce saint père, parvenu à la fin de ses jours, nait réciproquement été porté par son divin nourrisson, au passage de ce monde en lautre, dans le sein dAbraham, pour de là le transporter dans le sien à la gloire, le jour de son ascension? Un saint qui avait tant aimé en sa vie ne pouvait mourir que damour: car son âme ne pouvant à souhait aimer son cher Jésus entre les distractions de cette vie, et ayant achevé le service qui était requis au bas-âge dicelui, que restait-il sinon quil dit au Père éternel : O Père ! jai accompli loeuvre que vous maviez donnée à charge (1)? et puis au Fils : O mon enfant! comme votre père céleste remit votre corps entre mes mains au jour de votre venue au monde, ainsi en ce jour de mon départ de ce monde je remets mon esprit entre les vôtres. Telle, comme je pense, fut la mort de ce grand patriarche, homme choisi pour faire les plus tendres et amoureux offices qui furent ni seront jamais faits à lendroit du Fils de Dieu, après ceux qui furent pratiqués par sa céleste épouse, vraie mère naturelle de ce même fils, de laquelle il est impossible dimaginer quelle soit morte dautre sorte de mort que de celle damour, mort la plus noble de toutes, et due par conséquent à la plus noble vie qui fût oncques entre les créatures, mort de laquelle les anges mêmes désireraient de mourir, sils étaient capables de mort. Si les
(1) Joan., XVII, 4.
premiers chrétiens furent dits navoir quun coeur et une âme (1), à cause de leur parfaite mutuelle dilection, si saint Paul ne vivait plus lui-même, ains Jésus-Christ vivait en lui, à raison de lextrême union de son coeur à celui de son Maître, par laquelle son âme était comme morte en son coeur quelle animait, pour vivre dans le coeur de son divin Sauveur; ô vrai Dieu, combien est-il plus véritable que la sacrée Vierge et son Fils navaient quune âme, quun coeur et quune vie; en sorte que cette sacrée mère, vivant, ne vivait pas elle, mais son Fils vivait en elle! Mère la plus amante et la plus aimée qui pouvait jamais être, mais amante et aimée dun amour incomparablement plus éminent que celui de tous les ordres des anges et des hommes, à mesure que les noms de mère unique et de fils unique sont aussi des noms au-dessus de tous autres noms en matière damour. Et je dis de mère unique et denfant unique, parce que tous les autres enfants des hommes partagent la reconnaissance de leur production entre le père et la mère. Mais en celui-ci comme toute sa naissance humaine dépendit de sa seule mère, laquelle seule contribua (2) ce qui était requis à la vertu du Saint-Esprit pour la conception de ce divin enfant, aussi à elle seule fut dû et rendu tout lamour qui provient de la production, de sorte que ce fils et cette mère furent unis dune union dautant, plus excellente quelle a un nom différent en amour par-dessus tous les autres noms; car à qui de tous les
(1) Act., IV, 32. (2) Contribua, fournit, donna.
séraphins appartient-il de dire au Sauveur: Vous êtes mon vrai fils, et je vous aime comme mon vrai fils? et à qui de toutes les créatures fut-il jamais dit par le Sauveur.: Vous êtes ma vraie mère, et je vous aime comme ma vraie mère; vous êtes ma vraie mère toute mienne, et je suis votre vrai fils tout vôtre? Si donc un serviteur amant osa bien dire, et le dit en vérité, quil navait point dautre vie que celle de son maître, hélas! combien hardiment et ardemment devait. exclamer cette mère : Je nai point dautre vie que la vie de mon fils, ma vie est toute en la sienne, et la sienne toute en la mienne! Car ce nétait plus union, ains unité de coeur, dâme et de vie entre cette mère et ce fils. Or, si cette mère vécut de la vie de son Fils, elle mourut aussi de la mort de son Fils; car quelle (1) est la vie, telle est la mort. Le phénix, comme on dit, étant fort envieilli, ramasse sur le haut dune montagne une quantité de bois aromatiques sur lesquels, comme sur son lit dhonneur, il va finir ses jours ; car lorsque le soleil au fort de son midi jette ses rayons plus ardents, ce tout unique oiseau, pour contribuer à lardeur du soleil un surcroît daction, ne cesse point de battre-des ailes sur son bûcher jusquà ce quil lui ait fait prendre feu, et, brûlant avec icelui, il se consume et meurt entre ses flammes odorantes. De même, Théotime, la Vierge mère ayant assemblé en son esprit, par une vive et continuelle mémoire, tous les plus aimables mystères de la vie et mort de son Fils, et recevant toujours à droit
(1) Quelle... telle, pour telle, telle, qualis talis, en latin,
fil (1) parmi cela les plus ardentes inspirations que son Fils soleil de justice, jetât sur les humains au plus fort du midi de sa charité, puis dailleurs faisant aussi de son côté un perpétuel mouvement de contemplation; enfin le feu sacré de divin amour la consuma toute comme un holocauste de suavité, de sorte quelle en mourut, son âme étant toute ravie et transportée entre les bras de la dilection de son Fils. O mort amoureusement vitale ! ô amour vitalement mortel! Plusieurs amants sacrés furent présents à la mort du Sauveur, entre lesquels ceux qui eurent le plus damour eurent le plus de douleur : car lamour alors était tout détrempé en la douleur, et la douleur en lamour : et tous ceux qui pour leur Sauveur étaient passionnés damour, furent amoureux de sa passion et douleur; mais la douce mère, qui aimait plus que tous, fut plus que tous outre-percée du glaive de douleur (2). La douleur du Fils fut alors une épée tranchante qui passa au-travers du coeur de la mère, dautant que ce coeur de mère était collé, joint et uni à son Fils dune union si parfaite que rien ne pouvait blesser lun quil ne navrât aussi vivement lautre. Or, cette-poitrine maternelle étant ainsi blessée damour, non seulement ne chercha pas la guérison de sa blessure, mais aima sa blessure plus que toute guérison, gardant chèrement les traits de douleur quelle avait reçus, à cause de lamour qui les avait décochés dans son coeur, et désirant continuellement den mourir, puisque son Fils en était
(1) A droit fil, directement. (2) Luc., II, 35.
mort, qui, comme dit toute lEcriture sainte et tous les docteurs, mourut entre les flammes de la charité, holocauste parfait pour tous les péchés du monde.
CHAPITRE XIVQue la glorieuse Vierge mourut dun amour extrêmement doux et tranquille.
On dit dun côté que Notre-Dame révéla à sainte Mathilde que la maladie de laquelle elle mourut ne fut autre chose quun assaut impétueux du divin amour; mais sainte Brigitte et saint Jean Damascène témoignent quelle mourut dune mort extrêmement paisible; et lun et lautre est vrai, Théotime. Les étoiles sont merveilleusement belles à voir, et jettent des clartés agréables; mais si vous y avez pris garde, cest par brillements (1), étincellements et élans quelles produisent leurs rayons, comme si elles enfantaient la lumière avec effort à diverses reprises, soit que leur clarté étant faible ne puisse pas agir si continuellement avec égalité, soit que nos yeux imbéciles ne fassent pas leur vue constante et ferme à cause de la grande distance qui est entre eux et ces astres. Ainsi, pour ordinaire, les saints qui moururent damour sentirent une grande variété daccidents et de symptômes de dilection avant que den venir au trépas, force élans, force assauts, force extases, force langueurs, force agonies, et semblait que leur amour
(1) Brillements, éclats soudaine
enfantât par effort et à plusieurs reprises leur bienheureuse mort : ce qui se fit à cause de la débilité de leur amour, non encore absolument parfait, qui ne pouvait pas continuer sa dilection avec une égale fermeté. Mais ce fut tout autre chose en la très sainte Vierge; car comme nous voyons croître la belle aube du jour, non à diverses reprises et par secousses, ains par une certaine dilatation et croissance continue, qui est presque insensiblement sensible, en sorte que vraiment on la voit croître en clarté, mais si également que nul naperçoit aucune interruption, séparation ou discontinuation de ses accroissements; ainsi le divin amour croissait à chaque moment dans le coeur virginal de notre glorieuse Dame, mais par des croissances douces, paisibles et continues, sans agitation, ni secousse, ni violence quelconque. Ah! non, Théotime, il ne faut pas mettre une impétuosité dagitation en ce céleste amour du coeur maternel de la Vierge; car lamour, de soi-même, est doux, gracieux, paisible et tranquille. Que sil fait quelquefois des assauts, sil donne des secousses à lesprit, cest parce quil trouve de la résistance. Mais quand les passages de lâme lui sont ouverts sans opposition ni contrariété, il fait ses progrès paisiblement avec une suavité nonpareille. Ainsi donc la sainte dilection employait sa force dans le coeur virginal de sa mère sacrée, sans effort ni violente impétuosité, dautant quelle ne trouvait ni résistance ni empêchement quelconque; car comme lon voit les grands fleuves faire des bouillons et rejaillissements avec grand bruit ès endroits raboteux, esquels les rochers font des bancs et écueils, qui sopposent et empêchent lécoulement des eaux, ou au contraire se trouvant en la plaine ils coulent et flottent doucement sans effort, de même le divin amour trouvant ès âmes humaines plusieurs empêchements et résistances, comme à la vérité toutes en ont, quoique différemment, il y fait des violences, combattant les mauvaises inclinations, frappant le coeur, poussant la volonté par diverses agitations et différents efforts, afin de se faire faire place, ou du moins outre-passer ces obstacles. Mais en la Vierge sabrée, tout favorisait et secondait le cours de lamour céleste. Les progrès et accroissements dicelui se faisaient incomparablement plus grands quen tout le reste des créatures, progrès néanmoins infiniment doux, paisibles et tranquilles. Non, elle ne se pâma pas damour ni de compassion auprès de la croix de son Fils, encore quelle eût alors le plus ardent et plus douloureux accès damour quon puisse imaginer; car bien que laccès fût extrême, si fut-il toutefois également fort et doux tout ensemble, puissant et tranquille, actif et paisible, composé dune chaleur aiguë, mais suave. Je ne dis pas, Théotime, quen lâme de la très sainte Vierge il ny eût deux portions, et par conséquent deux appétits : lun selon lesprit et la raison supérieure, lautre selon les sens et la raison inférieure; en sorte quelle pouvait sentir des répugnances et contrariétés de lun à lautre appétit; car ce travail se trouva même en notre Seigneur son Fils: mais je dis quen cette céleste mère toutes les affections étaient si bien rangées et ordonnées que le divin amour exerçait en elle son empire et sa domination très paisiblement, sans être troublée par la diversité des volontés ou appétits, ni par la contrariété des sens; parce que les répugnances de lappétit naturel, ni les mouvements des sens narrivaient jamais jusquau péché, non pas même jusquau péché véniel; ains au contraire tout cela était saintement et fidèlement employé au service du saint amour pour lexercice des autres vertus, lesquelles pour la plupart ne peuvent être pratiquées quentre les difficultés, oppositions et contradictions. Les épines, selon lopinion vulgaire, sont non seulement différentes, mais aussi contraires aux fleurs, et semble que, sil ny en avait point au monde, la chose en irait mieux: qui a fait penser à saint Ambroise que sans le péché il nen serait point. Mais toutefois, puisquil y en a, le bon laboureur les rend utiles, et en fait des haies et clôtures autour des champs et jeunes arbres, auxquels elles servent de défenses et remparts contre les animaux. Ainsi la glorieuse Vierge ayant eu part à toutes les misères du genre humain, excepté celles qui tendent immédiatement au péché, elle les employa très utilement pour lexercice et accroissement des saintes vertus de force, tempérance, justice et prudence, pauvreté, humilité, souffrance, compassion ; de sorte quelles ne donnaient aucun empêchement, ains beaucoup doccasions à lamour céleste de se renforcer par des continuels exercices et avancements et chez elle, Magdeleine ne se divertit(1) point de lattention avec laquelle elle reçoit les impressions
(1) Divertit, détourne.
amoureuses du Sauveur, pour toute lardeur et sollicitude que Marthe peut avoir: elle a choisi lamour de son Fils, et rien ne le lui ôte. Laimant, comme chacun sait, Théotime, tire naturellement à soi le fer par une vertu secrète et très admirable; mais pourtant cinq choses empêchent cette opération :1° la trop grande distance de lun à lautre ; 2° sil y a quelque diamant entre deux ; 3° si le fer est engraissé ; 4° sil est frotté dun ail ; 5° si le fer est trop pesant. Notre coeur est fait pour Dieu, qui lallèche continuellement, et ne cesse de jeter en lui les attraits de son céleste amour. Mais cinq choses empêchent la sainte attraction dopérer : 1° le péché qui nous éloigne de Dieu ; 2° laffection aux richesses; 3° les plaisirs sensuels; 4° lorgueil et vanité ; 5° lamour-propre avec la multitude des passions déréglées quil produit, et qui sont en nous un pesant fardeau, lequel nous accable. Or, nul de ces empêchements neut lieu au coeur de la glorieuse Vierge : 1° toujours préservée de tout péché; 2 toujours très pauvre de coeur; 3° toujours très pure; 4° toujours très humble; 5° toujours maîtresse paisible de toutes ses passions, et tout exempte de la rébellion que lamour-propre fait à lamour de Dieu. Et cest pourquoi, comme le fer, sil était quitte de tous empêchements et même de sa pesanteur, serait attiré fortement, mais doucement et dune attraction égale par laimant, en sorte néanmoins que lattraction serait toujours plus active et plus forte à mesure que lun serait plus près de lautre, et que le mouvement serait plus proche de sa fin ; ainsi, la très sainte Mère nayant rien en soi qui empêchât lopération du divin amour de son Fils, elle sunissait avec icelui dune union incomparable, par des extases douces, paisibles et sans efforts; extases esquelles la partie sensible ne laissait pas de faire ses actions, sans donner pour cela aucune incommodité à lunion de lesprit : comme réciproquement la parfaite application de son esprit ne donnait pas fort grand divertissement aux sens. Si que la mort de cette Vierge fut plus douce quon ne se peut imaginer, son Fils lattirant suavement à lodeur de ses parfums (1) ; et elle sécoulant très amiablement après la senteur sacrée diceux dedans le sein de la bonté de son Fils. Et bien que cette sainte âme aimât extrêmement son très saint, très pur et très aimable corps ; si le quitta-t-elle néanmoins sans peine ni résistance quelconque, comme la chaste Judith, quoiquelle aimât grandement les habits de pénitence et de viduité, les quitta néanmoins et sen dépouilla avec plaisir pour se revêtir de ses habits nuptiaux, quand elle alla se rendre victorieuse dHolopherne; ou comme Jonathas, quand, pour lamour de David, il se dépouilla de ses vêtements. Lamour avait donné près de la croix à cette divine épouse les suprêmes douleurs de la mort; certes il était raisonnable quenfin la mort lui donnât les souveraines délices de lamour.
(1) Cant. cant., I, 3,
FIN DU SEPTIÉME LIVRE.
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