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LIVRE NEUVIÈMEDE LAMOUR DE SOUMISSION, PAR LEQUEL NOTRE VOLONTÉ SUNIT AU BON PLAISIR DE DIEU.
De lunion de notre volonté avec la volonté divine quon appelle volonté de bon plaisir.
Que lunion de notre volonté au bon plaisir de Dieu se fait principalement ès tribulations.
De lunion de notre volonté au bon plaisir divin, ès afflictions spirituelles, par la résignation.
De lunion de notre volonté au bon plaisir de Dieu, par lindifférence.
Que la sainte indifférence sétend à toutes choses.
De la pratique de lindifférence amoureuse ès choses du service de Dieu.
De lindifférence que nous devons pratiqueren ce qui regarde notre avancement ès vertus.
Comme nous devons unir notre volonté à celle de Dieu en la permission des péchés.
Comme la pureté de lindifférence se doit pratiquer ès actions de lamour sacré.
Moyen de connaître le change au sujet de ce saint amour.
De la perplexité du coeur qui aime sans savoir quil plaît au bien-aimé.
Comme la volonté étant morte à soi vit purement dans la volonté de Dieu.
Éclaircissement de ce qui a été dit touchant le trépas de notre volonté.
Du dépouillement parfait de lâme unie à la volonté de Dieu.
CHAPITRE PREMIER.De lunion de notre volonté avec la volonté divine quon appelle volonté de bon plaisir.
Rien ne se fait, hormis le péché, que par la volonté de Dieu, quon appelle volonté absolue et de bon plaisir, que personne ne peut empêcher, et laquelle ne nous est point connue que parles effets, qui, étant arrivés, nous manifestent que Dieu les a voulus et desseignés (4). 1° Considérons en bloc, Théotime, tout ce qui a été, qui est, et qui sera; et tout ravis détonnement, nous serons contraints dexclamer, à limitation du Psalmiste : O Seigneur, je vous louerai, parce que vous êtes excessivement magnifié; vos oeuvres sont merveilleuses, et mon âme le reconnaît trop plus (2). Votre science est admirable au-dessus
(1) Desseignés, marqués dans ses desseins. (2) Trop plus, au delà du nécessaire.
de moi, elle prévaut, et je ne puis y atteindre (1). Et de là nous passerons à la très sainte complaisance, nous réjouissant de quoi Dieu est si infini en sagesse, puissance et bonté, qui sont les trois propriétés divines, desquelles lunivers nest quun petit essai et comme une montre. 2° Voyons les hommes et les anges, et toute cette variété de natures, de qualités, conditions, facultés, affections, passions, grâces et privilèges que la suprême Providence a établie en la multitude innombrable de ces intelligences célestes et des personnes humaines, esquelles est si admirablement exercée la justice et miséricorde divine; et nous ne pourrons nous contenir de chanter avec une joie pleine de respect et de crainte amoureuse
Jai pour objet de mon cantique La justice et le jugement; Je vous consacre ma musique, O Dieu tout juste et tout clément (2) !
Théotime, nous devons avoir une extrême complaisance de voir comme Dieu exerce sa miséricorde par tant de diverses faveurs quil distribue aux anges et aux hommes, au ciel et en la terre, et comme il pratique sa justice par une infinie variété de peines et châtiments: car sa ,justice et sa miséricorde sont également aimables et admirables en elles-mêmes, puisque lune et lautre ne sont autre chose quune même très unique bonté et divinité. Mais dautant que les effets de sa justice nous sont âpres et pleins damertume, il les
(1) Ps. CXXXVIII, 6, 14. (2) Ps., c, 1.
adoucit toujours par le mélange de ceux de sa miséricorde, et fait quemmi (1)les eaux du déluge de sa juste indignation, lolive verdoyante soit conservée, et que lâme dévote, comme une chaste colombe, ly puisse enfle trouver, si toutefois elle veut bien amoureusement méditer à la façon des colombes. Ainsi la mort, les afflictions, les sueurs, les travaux dont notre vie abonde, qui, par la juste ordonnance de Dieu, sont les peines du péché, sont aussi, par sa douce miséricorde, des échelons pour monter an ciel, des moyens pour profiter en la grâce et des mérites pour obtenir la gloire. Bienheureuse sont la pauvreté, la faim, la soif, la tristesse, la maladie, a mort, la persécution : car ce sont voirement (2) des équitables punitions de nos fautes, mais punitions tellement tempérées, et, comme parlent les médecins, tellement aromatisées de la suavité, débonnaireté et clémence divine, que leur amertume est très aimable. Chose étrange, mais véritable, Théotime ! si les damnés nétaient aveuglés de leur obstination et de la haine quils ont contre Dieu, ils trouveraient de la consolation en leurs peines et verraient la miséricorde divine admirablement mêlée avec les flammes qui les brûlent éternellement. Si que (3) les saints, considérant, dune part, les tourments des damnés si horribles et effroyables, ils eu louent la justice divine, et sécrient :
Vous êtes juste, ô Dieu ! vous êtes équitable La justice à jamais règne en vos jugements (4).
(1) Emmi, parmi. (2) Voirement, certainement. (3) Si que, tellement que. (4) Ps., CXVIII, 137.
Mais voyant dautre part que ces peines, quoique éternelles et incompréhensibles, sont toutefois moindres de beaucoup que les coulpes et crimes pour lesquels elles sont infligées, ravis de linfinie miséricorde de Dieu: O Seigneur, diront-ils, que vous êtes bon! puisque, au plus fort de votre ire, vous ne pouvez contenir le torrent de vos miséricordes, quelles nécoulent leurs eaux dans les impiteuses flammes de lenfer.
Vous navez oublié la bonté de votre âme, Non pas même jetant les damnés dans la flamme De lenfer éternel, emmi votre fureur, Vous navez su garder votre sainte douceur; De répandre les traits de sa compassion Emmi les justes coups de la punition.
3° Venons par après à nous-mêmes en particulier, et voyons une quantité de biens intérieurs et extérieurs, comme aussi un nombre très grand de peines intérieures et extérieures que la Providence divine nous a préparées selon sa très sainte justice et miséricorde; et comme ouvrant les bras de notre consentement, embrassons tout cela très amoureusement, acquiesçant à sa très sainte volonté, et chantant à Dieu, par manière dun hymne déternel acquiescement : Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel (1). Oui, Seigneur, votre volonté soit faite en la terre, où nous navons point de plaisir sans mélange de quelque douleur, point de rose sans épines, point de jour sans la suite dune nuit, point-de printemps sans quil soit précédé de lhiver, en la terre, Seigneur, où les consolations sont rares, et les travaux innombrables. O Dieu!
(1) Matth., VI, 10
néanmoins que votre volonté soit faite, non seulement en lexécution de vos commandements, conseils et inspirations qui doivent être pratiqués par nous, mais aussi en la souffrance des afflictions et peines qui doivent être reçues en nous, afin que votre volonté fasse par nous, pour nous, en nous et de nous, tout ce quil lui plaira.
CHAPITRE IIQue lunion de notre volonté au bon plaisir de Dieu se fait principalement ès tribulations.
Les peines, considérées en elles-mêmes, ne peuvent être aimées; mais regardées en leur origine, cest-à-dire, en la providence et volonté divine qui les ordonne, el1~s sont infiniment aimables. Voyez la verge de Moise en terre, cest un serpent effroyable: voyez-la en la main de Moise, cest une baguette de merveilles. Voyez les tribulations en elles-mêmes, elles sont affreuses: voyez-les en la volonté de Dieu, elles sont des amours et des délices. Combien de fois nous est-il arrivé davoir à contre-coeur les remèdes et médicaments tandis que le médecin ou lapothicaire les présentait, et que nous étant offerts par quelque main bien-aimée, lamour surmontant lhorreur, nous les recevions avec joie! Certes, ou lamour ôte lâpreté du travail, ou il rend le sentiment aimable. On dit quen Béotie il y a un fleuve dans lequel les poissons paraissent tout dor : mais ôtez-les de ces eaux qui sont le lieu de leur origine, ils ont la couleur naturelle des autres poissons. Les afflictions sont comme cela. Si nous les regardons hors de la volonté de Dieu, elles ont leur amertume naturelle; mais qui les considère en ce bon plaisir éternel, elles sont toutes dor, aimables et- précieuses plias quil ne se peut dire. Si le grand Abraham eût vu la nécessité de tuer son fils hors la volonté de Dieu, pensez, Théotime, combien de peines et de convulsions de coeur il eût souffertes: mais la voyant dans le bon plaisir de Dieu, elle lui est toute dor, et il lembrasse tendrement. Si les martyrs eussent vu leurs tourments hors ce bon plaisir, comment eussent-ils pu chanter entre les fers et les flammes? Le coeur vraiment amoureux aime le bon plaisir, non seulement ès consolations, mais aussi ès afflictions; ains il laime plus en la croix ès peines et travaux, parce que cest la principale vertu de lamour de faire souffrir lamant pour la chose aimée. Les stoïciens, particulièrement le bon Épictète, colloquaient toute leur philosophie à sabstenir et soutenir, à se déporter (1) et supporter, à sabstenir et se déporter des plaisirs, voluptés et honneurs terrestres, à soutenir et supporter les injures, travaux et incommodités. Mais la doctrine chrétienne, qui est la seule vraie philosophie, a trois principes sur lesquels elle établit tout son exercice: labnégation de soi-même, qui est bien plus que de sabstenir des plaisirs; porter sa croix, qui est bien plus que de la supporter; suivre notre Seigneur, non seulement en ce qui est die renoncer à soi-même et porter sa croix, mais aussi en ce qui est de la pratique de toutes sortes de bonnes oeuvres.
(1) Se déporter, se désister.
Mais toutefois on. ne témoigne point tant lamour en labnégation ni en laction, comme on fait eu la passion. Certes, le Saint-Esprit marque en l Écriture sainte le plus hait point de lamour de notre Seigneur envers nous eu la mort et passion qui a soufferte pour nous. 1° Aimer la volonté de Dieu, ès consolations, cest un bon amour, quand en vérité on aime la volonté de Dieu, et non pas la consolation en laquelle elle est ; néanmoins cest un amour sans contradiction, sans répugnance, et sans effort: car qui naimerait une si digne volonté en un sujet si agréable? 2° Aimer la volonté divine eu ses commandements, conseils et inspirations, cest un second degré damour, plus parfait : car il nous porte à renoncer et quitter notre propre volonté, et nous fait abstenir et déporter de plusieurs voluptés,. mais non pas de toutes. 3° Aimer les souffrances et afflictions pour lamour de Dieu, cest le haut point de la très sainte charité : car en cela il ny a rien daimable que la seule volonté divine; il y a une grande contradiction de la part de notre nature : et non seulement on quitte toutes les voluptés, mais on embrasse les tourments et travaux. Le malin ennemi savait bien que cétait le dernier affinement de lamour, quand après avoir oui de la bouche de Dieu que Job était juste, droiturier (1), craignant Dieu, fuyant le péché et terme en linnocence, il estima tout cela peu de chose, en comparaison de la souffrance des
(1) Droiturier, qui suit le droit chemin.
afflictions par lesquelles il fit le dernier et le plus grand essai de lamour de ce grand serviteur de Dieu; et pour les rendre extrêmes, il les composa de la perte de tous ses biens et de tous ses enfants, de labandonnement de tous ses amis, dune arrogante contradiction de ses plus grands confédérés (1) et de sa femme, mais contradiction pleine de mépris, moqueries et reproches, à quoi il ajouta lassemblage de presque toutes les maladies humaines, notamment une plaie universelle, cruelle, infecte, horrible. Or, voilà toutefois le grand Job, comme roi des misérables de la terre, assis sur un fumier, comme sur le trône de la misère, paré de plaies, dulcères, de pourriture, comme de vêtements royaux assortissants à la qualité de sa royauté; avec une si grande abjection et anéantissement, que sil neût parlé, on ne pouvait discerner si Job était un homme réduit en fumier, ou si le fumier était une pourriture en forme dhomme. Or le voilà, dis-je, le grand Job qui sécrie : Si nous avons reçu des biens de la main de Dieu, pourquoi nen recevrons-nous pas aussi bien les maux (2)? O Dieu, que cette parole est de grand amour! Il pense, Théotime, que cest de la main de Dieu quil a reçu les biens, témoignant quil navait pas tant estimé les biens parce quils étaient biens, comme parce quils provenaient de la main du Seigneur. Ce quétant ainsi, il conclut que donc il faut supporter amoureusement les adversités, puisquelles procèdent de la même main
(1) Confédérés, alliés. (2) Job., II, 10.
du Seigneur, également aimable lorsquelle distribue les afflictions, comme quand elle donne les consolations. Les biens sont volontiers reçus de tous; mais de recevoir les maux, il nappartient quà lamour parfait, qui les aime dautant plus, quils ne sont aimables que pour le respect de la main qui les donne. Le voyageur qui a peur de faillir le droit chemin, marchant en doute, va regardant çà et là le pays où il est, et samuse presque à chaque bout de champ à considérer sil ne se fourvoie point. Mais celui qui est assuré de sa route, va gaiement, hardiment et vitement. Ainsi certes, lamour voulant aller à la volonté de Dieu parmi les consolations, il va toujours en crainte, de peur de prendre le change et quen lieu daimer le bon plaisir de Dieu, il naime le plaisir propre qui est en la consolation. Mais lamour qui tire chemin devers la volonté de Dieu en laffliction, il marche en assurance : car laffliction nétant nullement aimable en elle-même, il est bien aisé de ne laimer que pour le respect de la main qui la donne. Les chiens sont à tous coups en défaut au printemps, et nont quasi nul sentiment, parce que les herbes et fleurs poussent alors si fortement leur senteur, quelle outre-passe celle du cerf ou du lièvre. Parmi le printemps des consolations, lamour na presque nulle reconnaissance du bon plaisir de Dieu, parce que le plaisir sensible de la consolation jette tant dattraits dedans le coeur, quil en est diverti de lattention quil devrait avoir à la volonté de Dieu. Notre-Seigneur ayant donné le choix à sainte Catherine de Sienne dune couronne dor et dune couronne dépines, elle choisit celle-ci, comme plus conforme à lamour. Cest une marque assurée de lamour, dit la bienheureuse Angèle de Foligny, que de vouloir souffrir, et le grand Apôtre sécrie quil ne se glorifie quen la croix, en linfirmité, en la persécution (1).
CHAPITRE IIIDe lunion de notre volonté au bon plaisir divin, ès afflictions spirituelles, par la résignation.
Lamour de la croix nous fait entreprendre des afflictions volontaires, comme, par exemple, les jeûnes, veilles, cilices et autres macérations de la chair, et nous fait renoncer aux plaisirs, honneurs et richesses, et lamour en ces exercices est tout agréable au bien-aimé. Toutefois il lest enore davantage quand nous recevons avec patience, doucement et agréablement les peines, tourments et tribulations, en considération de la volonté divine qui nous les envoi-e. Mais lamour est alors en son excellence quand nous ne recevons pas seulement avec douceur et patience les afflictions, nias nous les chérissons, nous les aimons et les caressons à cause du bon plaisir divin duquel elles procèdent. Or, entre tous les essais de lamour parfait, celui qui se fait par lacquiescement de lesprit aux tribulations spirituelles, est sans doute le plus fin et le plus relevé. La bienheureuse Angèle de Foligny fait une admirable description des
(1) Gal., VI, 14 ; II, Cor., XII, 5.
peines intérieures, esquelles quelquefois elle sétait trouvée, disant que son âme était en tourment, comme un homme qui, pieds et mains liés, serait pendu par le col, et ne serait pourtant pas étrang1é, mais demeurerait en cet état entre mort et vif, sans espérance de secours, ne pouvant ni se soutenir de ses pieds, ni saider de ses mains, ni crier de la bouche, ni même soupirer ou plaindre. Il est ainsi, Théotime. Lâme est quelquefois tellement pressée dafflictions intérieures, que toutes ses facultés et puissances en sont accablées par la privation de tout ce qui la peut alléger, et par lappréhension et impression de tout ce qui la-peut attrister. Si quà limitation de son Sauveur, elle commence à sennuyer, à craindre (1), à sépouvanter, puis à sattrister (2); dune tristesse pareille à celle des mourants, dont elle peut bien dire : Mon âme est triste jusques à la mort (3) ; et du consentement de tout son intérieur elle désire, demande et supplie que, sil est possible, ce calice soit éloigné delle (4), ne lui restant plus que la fine suprême pointe de lesprit, laquelle, attachée au coeur et bon plaisir de Dieu, dit par un très simple acquiescement: O Père éternel, mais toutefois ma volonté ne soit pas faite, ains la vôtre (5). Et cest limportance que lâme fait cette résignation parmi tant de troubles, entre tant de contradictions et répugnances, quelle ne saperçoit presque pas de la faire; au moins lui était-il advis que cest
(1) Marc., XIV,33.
(2) Matth,., XXVI, 37. (3) Ibid., 38. (4) Ibid., 39. 5) Luc., XXII, 42. si languidement (1), que ce ne soit pas de bon coeur, ni comme il est convenable, puisque ce qui se passe alors pour le bon plaisir divin, se fait non seulement sans plaisir et contentement, mais contre tout le plaisir et contentement de tout le reste du coeur, auquel lamour permet bien de se plaindre, au moins de ce quil ne se peut pas plaindre, et de dire toutes les lamentations de Job et de Jérémie, mais à la charge que toujours le sacré acquiescement se fasse dans le fond de lâme, en la suprême et plus délicate pointe de lesprit, et cet acquiescement nest pas tendre ni doux, ni presque pas sensible, bien quil soit véritable, fort, indomptable et très amoureux, et semble quil soit retiré au fin bout de lesprit comme dans le donjon de la forteresse où il demeure courageux, quoique tout le reste soit pris et pressé de tristesse. Et plus lamour en cet état est dénué de tout secours, abandonné de toute lassistance des vertus et facultés de laine, plus il en est estimable de garder si constamment sa fidélité. Cette union et conformité au bon plaisir divin se fait ou par la sainte résignation, ou par la très sainte indifférence. Or, la résignation se pratique par manière deffort et de soumission: on voudrait bien vivre au lieu de mourir: néanmoins, puisque cest le bon plaisir de Dieu quon meure, on acquiesce. On voudrait vivre, sil plaisait à Dieu; et, de plus, on voudrait quil plût à Dieu de faire vivre. On meurt de bon coeur, mais on vivrait
(1) Languidement, faiblement, nonchalamment,
encore plus volontiers; on passe dassez bonne volonté, mais on demeurerait encore plus affectionément. Job en ses travaux fait lacte de résignation : Si nous avons reçu les biens, dit-il, de la main de Dieu, pourquoi ne soutiendrions-nous les peines et travaux quil nous envoie (1)? Voyez, Théotime, quil parle de soutenir, supporter, endurer. Comme il a plu au Seigneur, ainsi a-t-il été tait : le nom du Seigneur soit béni (2)! Ce sont des paroles de résignation et acceptation, par manière de souffrance et de patience.
CHAPITRE IVDe lunion de notre volonté au bon plaisir de Dieu, par lindifférence.
La résignation préfère la volonté de Dieu à toutes choses ; mais elle ne laisse pas daimer beaucoup dautres choses outre la volonté de Dieu. Or, lindifférence est au-dessus de la résignation, car elle naime rien, sinon pour lamour de la volonté de Dieu. Certes le coeur le plus indifférent du monde peut être touché de quelque affection, tandis, quil ne sait encore pas où est la volonté de Dieu. Eliézer étant arrivé à la fontaine de Haran, vit bien la vierge Rébecca, et la trouva sans doute trop plus belle (3) et agréable (4); mais pourtant il demeura en indifférence jusquà
(1) Job, 11, 10.
(2) Job, I, 21.
(3) Trop plus belle, excessivement belle, (4) Gen, XXIV, 16.
ce que, par le signe que Dieu lui avait inspiré, il connût que la volonté divine lavait préparée au fils de son maître; car alors il lui donna les pendants doreilles et les bracelets dor (l). Au contraire, si Jacob neût aimé en Rachel que lalliance de Laban, à laquelle son père Isaac lavait obligé, il eût autant aimé Lia que Rachel, puisque lune et lautre étaient également filles de Laban; et par conséquent la volonté de son père eût été aussi bien accomplie eu lune comme en lautre. Mais parce que, outre la volonté de son père, il voulait satisfaire à son goût particulier, amorcé de la beauté et gentillesse de Rachel, il se fâcha dépouser Lia, et l,a prit à contre-coeur par résignation. Le coeur indifférent nest pas comme cela : car sachant que la tribulation , quoiquelle soit laide comme une autre Lia, ne laisse pas dêtre fille, et fille bien-aimée du bon plaisir divin, il laime autant que la consolation, laquelle néanmoins en elle-même est plus agréable; ains il aime encore plus la tribulation, parce quil ne voit rien daimable en elle que la marque de la volonté de Dieu. Si je ne veux que leau pure, que mimporte-t-il quelle me soit apportée dans un vase dor ou dans un verre, puisquaussi bien ne prendrai-je que leau? Ains je laimerai mieux dans le verre: parce quil na point dautre couleur que celle de leau même, laquelle jy vois aussi beaucoup mieux. Quimporte-t-il que la volonté de Dieu me soit présentée en la tribulation ou en la consolation, puisquen lune et en lautre
(1) Gen., XXIIV, 22.
je ne veux ni ne cherche autre chose que la volonté divine, laquelle y parait dautant mieux quil ny a point dautre beauté en icelle que celle de ce très saint bon plaisir éternel. Héroïque, ains plus quhéroïque lindifférence de lincomparable saint Paul: Je suis pressé, dit-il aux Philippiens, de deux côtés, ayant désir dêtre délivré de ce corps, et dêtre avec Jésus-Christ, chose trop meilleure; mais aussi de demeurer en cette vie pour vous (1). En quoi il fut imité par le grand évêque saint Martin, qui, parvenu à la fin de sa vie, pressé dun extrême désir daller à son Dieu, ne laissa pas pourtant de témoigner quil demeurerait aussi volontiers antre les travaux de sa charge, pour le bien de son cher troupeau, comme si après avoir chanté ce cantique:
Que vos pavillons souhaitables, O Dieu des armées redoutables ! Hélas ! à bon droit sont aimés ! Mon âme fond dardeur extrême,
Et mes sens se pâment de même Après vos parvis réclamés; Mon coeur bondit, ma chair ravie Saute après vous, Dieu de la vie (2);
Il vînt par après faire cette exclamation : O Seigneur! néanmoins, si je suis encore requis au service du salut de votre peuple, je ne refuse point le travail: votre volonté soit faite. Admirable indifférence de lApôtre ! admirable celle de cet homme apostolique ! Ils voient le paradis ouvert pour eux, ils voient mille travaux en terre, lun et lautre leur est indiffèrent au choix, et il
(1) Philipp., I, 23, 24. (2) Ps., LXXXIII, 1, 2, 3.
ny a que la volonté de Dieu qui puisse donner le contrepoids à leurs coeurs. Le paradis nest point glus aimable que les misères de ce monde, si le bon plaisir divin est également là et ici. Les travaux leur sont un paradis, si la volonté divine se trouve en iceux ; et le paradis un travail, si la volonté de Dieu ny est pas. Car, comme dit David, ils ne demandent ni au ciel ni en la terre que de voir le bon plaisir de Dieu accompli. O Seigneur ! quy a-t-il au ciel pour moi, ou que veux-je en terre, sinon vous (1) ? Le coeur indifférent est comme une boule de cire entre les mains de son Dieu, pour recevoir semblablement toutes les impressions du bon plaisir éternel : un coeur sans choix, également disposé à tout, sans aucun autre objet de sa volonté que la volonté de son Dieu, qui ne met point son amour ès choses que Dieu veut, ains en la volonté de Dieu qui les veut. Cest pourquoi, quand la volonté de Dieu est en plusieurs choses, il choisit, à quelque prix que ce soit, celle où il y en a plus. Le bon plaisir de Dieu est au mariage et en la virginité: mais parce quil est plus en la virginité, le coeur indifférent choisit la virginité, quand elle lui devrait coûter la vie, comme elle fit à la chère fille spirituelle de saint Paul, sainte Thècle, à sainte Cécile, à sainte Agathe et mille autres. La volonté de Dieu est au service du pauvre et du riche, mais un peu plus en celui du pauvre; le coeur indifférent choisira ce parti. La volonté de Dieu est en la modestie exercée entre les consolations, et en la patience
(1) Ps., LXXII, 25
pratiquée entre les tribulations; lindifférent préfère celle-ci, car il y a plus de la volonté do Dieu. En somme, le bon plaisir de Dieu est le souverain objet de lâme indifférente; partout où elle le voit, elle court a lodeur de ses parfums (1), et cherche toujours lendroit où il y en a plus, sans considération daucune autre chose. Il est conduit par la divine volonté comme par un lien très aimable; et partout où elle va il la suit: il aimerait mieux lenfer avec la volonté de Dieu, que le paradis sans la volonté de Dieu. Oui même il préférerait lenfer au paradis, sil savait quen celui-ci il y eût un peu plus du bon plaisir divin quen celui-ci : en sorte quo si, par imagination de chose impossible, il savait que sa damnation fût un peu plus agréable à Dieu que sa salvation (2), il quitterait sa salvation et courrait à sa damnation.
CHAPITRE VQue la sainte indifférence sétend à toutes choses.
Lindifférence se doit pratiquer ès choses qui regardent la vie naturelle, comme la santé, la maladie, la beauté, la laideur, la faiblesse, la force ; ès choses de la vie civile, pour les honneurs, rangs, richesses; ès variétés de la vie spirituelle, comme sécheresses, consolations, goûts, aridités; ès actions, ès souffrances, et en somme
(1) Cant. cant. I, 3.
(2) Sa salvation, son salut.
en toutes sortes dévénements. Job, quant à la vie naturelle, fut ulcéré dune plaie la plus horrible quon eût vue. Quant à la vie civile, il fut moqué, bafoué, vilipendé, et par ses plus proches; en la vie spirituelle, il fut accablé de langueurs, pressures (1), convulsions, angoisses, ténèbres et de toutes sortes dintolérables douleurs intérieures, ainsi que ses plaintes et lamentations font foi. Le grand Apôtre nous annonce une générale indifférence, pour nous montrer vrais serviteurs de Dieu, en fort grande patience ès tribulations, ès nécessités, ès angoisses, ès blessures, ès prisons, ès séditions, ès travaux, ès veilles, ès jeûnes; en chasteté, en science, en longanimité et suavité au Saint-Esprit, en charité non feinte, en parole de vérité, en la vertu de Dieu; par les armes de justice é droite et il gauche, par la gloire et par labjection, par linfamie et bonne renommée; comme séducteurs, et néanmoins véritables (2), comme inconnus, et toute fois reconnus ; comme mourants, et toutefois vivants; comme châtiés, et toutefois non tués; comme tristes, et toutefois toujours joyeux; comme pauvres, et toutefois enrichissant plusieurs; comme nayant rien, et toutefois possédant toutes choses (3). Voyez, je vous prie, Théotime comme la vie des apôtres était affligée: selon le corps, par les blessures ; selon le coeur, par les angoisses; selon le monde, par linfamie et les prisons; et parmi tout cela, ô Dieu, quelle indifférence ! leur tristesse est joyeuse, leur pauvreté est riche, leurs
(1) Pressures, oppressions. (2) Véritables, disant la vérité, sincères.. (3) II Cor., VI, 4 et suiv.
morts sont vitales et leurs déshonneurs honorables: cest-à-dire, ils sont joyeux dêtre tristes, contents dêtre pauvres, revigorés de vivre entre les périls de la mort, et glorieux dêtre avilis, parce que telle était la volonté de Dieu. Et parce quelle était pins reconnue ès souffrances quès actions des autres vertus, il met lexercice de la patience le premier, disant: Paraissons en toutes choses comme serviteurs de Dieu, en beaucoup de patience, ès tribulations, ès nécessités, ès angoisses, et puis enfin, en chasteté, en prudence, en longanimité (1). Ainsi notre divin Sauveur fut affligé incomparablement en sa vie civile, condamné comme criminel de lèse-majesté divine et humaine, battu, fouetté, bafoué et tourmenté avec une ignominie extraordinaire ; en sa vie naturelle, mourant entre les plus cruels et sensibles tourments que lon puisse imaginer; en sa vie spirituelle, souffrant des tristesses, craintes, épouvantements, angoisses, délaissements et oppressions intérieures qui nen eurent ni nen auront jamais de pareilles. Car encore que la suprême portion de son âme fût souverainement jouissante de la gloire éternelle, si est-ce que lamour empêchait cette gloire de répandre ses délices ni ès sentiments, ni en limagination, ni en la raison inférieure, laissant ainsi tout le coeur exposé à la merci de la tristesse et angoisse. Ézéchiel vit le simulacre dune main qui le saisit par un seul flocquet (2) de cheveux de sa tête,
(1) II Cor., VI, 4, 5. (2) Flocquet, petite touffe.
lélevant entre le ciel et la terre (1). Notre Seigneur aussi élevé en la croix entre la terre et le ciel, nétait, ce semble, tenu de la main de son Père que par lextrême pointe de lesprit, et, par manière de dire, par un seul cheveu de sa tête, qui touché de la douce main du Père éternel, recevait une souveraine affluence de félicité, tout le reste demeurant abîmé dans la tristesse et ennui. Cest pourquoi il sécrie : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi mas-tu délaissé (2)? On dit que le poisson quon appelle lanterne de mer, au plus fort des tempêtes tient sa langue hors des ondes, laquelle est si fort luisante, rayonnante et claire, quelle sert de phare et flambeau aux nochers. Ainsi emmi la mer des passions dont notre Seigneur fut accablé, toutes les facultés de son âme demeurèrent comme englouties et ensevelies dans la tourmente de tant de peines, hormis la pointe de lesprit, qui, exempte de tout travail, était toute claire et resplendissante de gloire et félicité. O que bienheureux est lamour qui règne dans la cime de lesprit des fidèles, tandis quils sont entre les vagues et les flots des tribulations intérieures!
CHAPITRE VIDe la pratique de lindifférence amoureuse ès choses du service de Dieu.
On ne connaît presque point le bon plaisir divin que par les événements; et tandis quil nous
(1) Ezech., VIII, 3.
(2) Matth. XXVII, 46.
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est inconnu, il nous faut attacher le plus fort quil nous est possible à la volonté de Dieu qui nous est manifestée ou signifiée. Mais soudain que le bon plaisir de sa divine majesté comparait, il faut aussitôt se ranger amoureusement à son obéissance. Ma mère ou moi-même (car cest tout un) (1) sommes au lit malades; que sais-je si Dieu -veut que la mort sensuive ? Certes, je nen sais rien; mais je sais bien pourtant quen attendant lévénement que son bon plaisir a ordonné, il veut, par sa volonté déclarée, que jemploie les remèdes convenables à la guérison. Je le ferai donc fidèlement, sans rien oublier de ce que bonnement je pourrai contribuer à cette intention. Mais si cest le bon plaisir divin que le mal, victorieux des remèdes, apporte enfin la mort, soudain que jen serai certifié par lévénement, jacquiescerai amoureusement en la pointe de mon esprit, nonobstant toute la répugnance des puissances inférieures de mon âme. Oui, Seigneur, je le veux bien, ce dirai-je, parce que tel a été votre bon plaisir (2); il vous a ainsi plu, et il me plaît ainsi à moi qui suis très humble serviteur de votre volonté. Mais si le bon plaisir divin métait déclaré avant lévénement dicelui, comme au grand saint Pierre la façon de sa mort, au grand saint Paul ses liens et prisons, à Jérémie. la destruction de sa chère Jérusalem, à David la mort de sou fils; alors il faudrait unir à linstant notre volonté à
(1) Madame de Boisy, mère du saint auteur, mourut en 1609. (2) Matth., II, 26.
celle de Dieu, à lexemple du grand Abraham, et comme lui, sil nous était commandé, entreprendre lexécution du décret éternel en la mort même de nos enfants. Admirable union de la volonté de ce patriarche avec celle de Dieu ! qui croyant que ce fût le bon plaisir divin quil sacrifiât son enfant, le voulut et entreprit si fortement: admirable celle de la volonté de lenfant qui se soumit si doucement au glaive paternel, pour faire vivre le bon plaisir de son Dieu au prix de sa propre mort. Mais notez, Théotime, un trait de la parfaite union dun coeur indifférent avec le bon plaisir divin. Voyez Abraham lépée au poing, le bras relevé, prêt à donner le coup de mort à son cher unique enfant. Il fait cela pour plaire à la volonté divine, et voyez à même temps un ange qui, de la part de cette même volonté, larrête tout court, et soudain il retient son coup, également prêt à sacrifier son fils et à ne le sacrifier pas, la vie et la mort dicelui lui étant indifférentes en la présence de Dieu. Quand Dieu lui ordonne de sacrifier cet enfant, il ne sattriste point; quand il len dispense, il ne sen réjouit point. Tout est pareil à ce grand coeur, pourvu que la volonté de son Dieu soit servie. Oui, Théotime; car Dieu bien souvent, pour nous exercer en cette sainte indifférence, nous inspire des desseins fort relevés, desquels pourtant il ne veut pas le succès; et lors, comme il nous faut hardiment, courageusement et constamment commencer et suivre louvrage tandis quil se peut, aussi faut-il acquiescer doucement et tranquillement à lévénement de lentreprise, tel quil plaît à Dieu nous le donner. Saint Louis, par inspiration, passe la mer pour conquérir la terre sainte: le succès fut contraire, et il acquiesce doucement. Jestime plus la tranquillité de cet acquiescement que la magnanimité du dessein. Saint François va en Égypte pour y convertir les infidèles, ou mourir martyr entre les infidèles, telle fut la volonté de Dieu; il revient néanmoins sans avoir fait ni lun ni lautre, et telle fut aussi la volonté de Dieu. Ce fut également la volonté de Dieu que saint Antoine de Padoue désirât le martyre, et quil ne lobtînt pas. Le bienheureux Ignace de Loyola ayant, avec tant de travaux, nuis sur pied la compagnie de Jésus,, de laquelle il voyait tant de beaux fruits, et en prévoyait encore de plus beaux à lavenir, eut néanmoins le courage de se promettre que, sil la voyait dissiper, qui serait le plus âpre déplaisir, dans demi-heure après il en serait résolu (1) et saccoiserait en la volonté de Dieu. Ce docte et saint prédicateur dAndalousie, Jean Avila, ayant dessein de dresser une compagnie de prêtres réformés pour le service de la gloire de Dieu, en quoi il avait déjà fait un grand progrès, lorsquil vit celle des jésuites en campagne, qui lui sembla suffire pour cette saison-là, il arrêta court son dessein avec une douceur et une humilité nonpareille. O que bienheureuses sont telles âmes, hardies et fortes aux entreprises que Dieu leur inspire, souples et douces à les quitter, quand Dieu eu dispose ainsi! Ce sont des traits dune indifférence très parfaite, de cesser de
(1) Il en serait résolu, il en aurait pris son parti.
faire un bien quand il plait à Dieu, et de sen retourner de moitié chemin, quand la volonté de Dieu, qui est notre guide, lordonne. Certes, Jouas eut grand tort de sattrister de quoi, à son -avis, Dieu naccomplissait pas sa prophétie sur Ninive. Jonas fit la volonté de Dieu, annonçant la subversion de Ninive; mais il mêla son intérêt et sa volonté propre avec celle de Dieu: cest pourquoi, quand il voit que Dieu nexécute pas sa prédiction selon la rigueur des, paroles dont il avait usé en lannonçant, il sen fâche et murmure indignement. Que sil eût eu pour seul motif de ses actions le bon plaisir de la divine volonté, il eût été aussi content de le voir accompli en la rémission de la peine que Ninive avait méritée, comme de le voir satisfait en la punition de la coulpe que Ninive avait commise. Nous voulons que ce que nous entreprenons et manions réussisse; mais il nest pas raisonnable que Dieu fasse toutes choses à notre gré. Sil veut que Ninive soit menacée, et que néanmoins elle ne soit pas renversée, puisque la menace suffit à la corriger, pourquoi Jonas sen plaint-il? Mais si cela est ainsi, il ne faudra donc rien affectionner, ains laisser les affaires à la merci des événements? Pardonnez-moi, Théotime; il ne faut rien oublier de tout ce qui est requis pour faire bien réussir les entreprises que Dieu nous met en main; mais à la charge que, si lévénement est contraire, nous le recevrons doucement et tranquillement: car nous avons commandement davoir un grand soin des choses qui regardent la gloire de Dieu, et qui sont en notre charge; mais nous ne sommes pas obligés ni chargés de lévénement, car il nest pas en notre pouvoir. Ayez soin de lui (1), fut-il dit au maître détable, en la parabole du pauvre homme mi-mort entre Jérusalem et Jérico. Il nest pas dit, remarque saint Bernard : Guéris-le, mais: Aie soin de lui. Ainsi, les apôtres avec une affection nonpareille, prêchèrent premièrement aux Juifs, bien quils sussent quenfin il les faudrait quitter comme une terre infructueuse, et se retourner du côté des Gentils. Cest à nous de bien planter et bien arroser; mais de donner laccroissement (2), cela nappartient quà Dieu. Le grand Psalmiste fait cette prière au Sauveur, comme par une acclamation de joie et de présage de victoire : O Seigneur, par votre beauté et bonne grâce, bandez votre arc, marchez heureusement (3), et montez à cheval ; comme sil voulait dire que, par les traits de son amour, décochés dans les coeurs humains, il se rendrait maître des hommes, pour les manier à son gré, tout ainsi quun cheval bien dressé. O Seigneur, vous êtes le chevalier royal, qui tournez à toutes mains les esprits de vos fidèles amants; vous les poussez quelquefois à toute bride, et ils courent à toute outrance ès entreprises que vous leur inspirez; et puis, quand il vous semble bon, vous les faites parer au milieu de la carrière au plus fort de leur course. Mais derechef, si lentreprise faite par inspiration périt par la faute de ceux à qui elle était confiée, comme peut-on dire alors quil faut
(1) Luc., X. 35.
(2) I Cor , III, 6.
(3) Ps., XLIV, 5,6.
acquiescer à la volonté de Dieu? Car, me dira quelquun, ce nest pas la volonté de Dieu qui empêche lévénement, ains ma faute, de laquelle la volonté divine nest pas la cause. Il est vrai, mon enfant, ta faute ne test pas advenue par la volonté de Dieu, car Dieu nest pas auteur da péché; mais cest bien pourtant la volonté divine que ta faute soit suivie de la défaite et du manquement de ton entreprise en punition de ta faute : car si sa bonté ne lui peut permettre de vouloir ta faute, sa justice fait quil veut la peine que tu en souffres. Ainsi Dieu ne fut pas cause que David péchât, mais il lui infligea bien la peine due à son péché. Il ne fut pas la cause du péché de Saül, mais oui bien quen punition la victoire périt entre les mains dicelui. Quand donc il arrive que les desseins sacrés ne réussissent pas en punition de nos fautes, il faut également détester la faute par une solide repentance, et accepter la peine que nous en avons; car comme le péché est contre la volonté de Dieu, aussi la peine est selon sa volonté.
CHAPITRE VIIDe lindifférence que nous devons pratiqueren ce qui regarde notre avancement ès vertus.
Dieu nous a ordonné de faire tout ce que nous pourrons pour acquérir les saintes vertus : noublions donc rien pour bien réussir dans cette sainte entreprise. Mais après que nous aurons planté et arrosé, sachons que cest à Dieu de donner laccroissement (4) aux arbres de nos bonnes inclinations et habitudes. Cest pourquoi il faut attendre le fruit de nos désirs et travaux de sa divine providence. Que si nous ne sentons pas le progrès et avancement de nos esprit en la vis dévote, tel que nous voudrions, ne nous troublons point, demeurons en paix, que toujours la tranquillité règne dans nos coeurs. Cest à nous de bien cultiver nos âmes, et partant il y faut fidèlement vaquer. Mais quant à labondance de la prise et de la moisson, laissons-en le soin à notre Seigneur. Le laboureur ne sera jamais tancé sil na pas belle cueillette, mais oui bien sil na pas bien labouré et ensemencé ses terres. Ne nous inquiétons point pour nous voir toujours novices en lexercice des vertus; car au monastère de fa vie dévote chacun sestime toujours novice, et toute la vie y est destinée à la probation, nayant point de plus évidente marque dêtre non seulement novice, mais digne dexpulsion et réprobation, que de penser et se tenir pour profès; car selon la règle de cet ordre-là, non la solennité, mais laccomplissement des voeux rend les novices profès. Or; les voeux ne sent jamais accomplis, tandis quil y a quelque chose à faire pour lobservance diceux; et lobligation de servir Dieu et faire progrès en son amour, dure toujours jusquà la mort Voire mais(2), me dira quelquun, si je connais que cest par ma faute que mon avancement ès vertus est retardé, comme pourrai-je mempêcher de men attrister et inquiéter?
(1) I Cor., III, 6.
(2) Voire mais, mais pourtant
Jai dit ceci en lIntroduction à la vie dévote; mais je le redis volontiers, parce quil ne peut jamais être assez dit. Il se faut attrister pour les fautes commises, dune repentance forte, rassise, constante, tranquille, mais non turbulente, non inquiète, non découragée. Connaissez-vous que votre retardement au chemin des vertus est provenu de votre coulpe (1), or sus, humiliez-vous devant Dieu, implorez sa miséricorde, prosternez-vous devant la face de sa bouté, et demandez-lui-en pardon, confessez votre faute, et criez-lui merci à loreille même de votre confesseur, pour eu recevoir labsolution; mais cela fait, demeurez en paix, et ayant détesté loffense, embrassez amoureusement labjection qui est en vous pour le retardement de votre avancement au bien. Hélas! mon Théotime, les âmes qui sont en purgatoire, y sont sans doute pour leurs péchés, quelles ont détestés et détestent souverainement: mais quant à labjection et peine qui leur en reste dêtre arrêtées en ce lieu-là, et privées pour un temps de la jouissance de lamour bienheureux du paradis, elles la souffrent amoureusement, et prononcent dévotement le cantique de la justice divine : Vous êtes juste, Seigneur, et votre jugement équitable (2). Attendons donc en patience notre avancement; et en lieu de nous inquiéter den avoir si peu fait par le passé, procurons avec diligence den faire plus à lavenir. Voyez cette bonne âme, je vous prie elle a
(1) Coulpe, faute formelle. (2) Ps., LXVII, 137.
grandement désiré et tâché de saffranchir de la colère, en quoi Dieu la favorisée; car il la rendue quitte de tous les péchés qui procèdent de la colère. Elle mourrait plutôt que de dire un seul mot injurieux, ou de lâcher un seul trait de haine. Néanmoins elle est encore sujette aux assauts et premiers mouvements de cette passion, qui sont certains élans, ébranlements et saillies du coeur irrité, que la paraphrase chaldaïque appelle trémoussements, disant: Trémoussez-vous et ne veuillez point pécher, où notre sacrée version a dit : Courroucez-vous, et ne veuillez point pécher (1), qui en est effet une même chose: car le prophète ne veut dire, sinon que si le courroux nous surprend, excitant en nos coeurs les premiers trémoussements de la colère, nous gardions bien de nous laisser emporter plus avant en cette passion, dautant que nous pécherions. Or, bien que ces premiers élans et trémoussements ne soient aucunement péché, néanmoins la pauvre âme qui en est souvent atteinte, se trouble, safflige, sinquiète, et pense bien faire de sattrister, comme si cétait lamour de Dieu qui la provoquât à cette tristesse; et cependant, Théotime, ce nest pas lamour céleste qui fait ce trouble, car il ne se fâche que pour le péché ; cest notre amour propre qui voudrait que nous fussions exempts de la peine et du travail que les assauts de lire (2) nous donnent. Ce nest pas la coulpe qui nous déplaît en ces élans de la colère, car il ny a du
(1) Ps., IV, 5. (2) Ire, colère.
tout point de péché; cest la peine dy résister qui nous inquiète. Ces rébellions de lappétit sensuel, tant en lire quen la convoitise, sont laissées en nous pour notre exercice, afin que nous pratiquions la vaillance spirituelle en leur résistant. Cest le Philistin que les vrais Israélites doivent, toujours combattre, sans que jamais ils le puissent abattre; ils le peuvent affaiblir, mais non pas anéantir. Il ne meurt jamais quavec nous, et vit toujours avec nous; il est certes exécrable et détestable, dautant quil est issu du péché et tend perpétuellement au péché. Cest pourquoi, comme nous sommes appelés terre, parce que nous sommes extraits de la terre, et que nous retournerons en terre (1), ainsi cette rébellion est appelée par le grand Apôtre péché, comme provenue du péché et tendante au péché, quoiquelle ne nous rende nullement coupables, sinon quand nous la secondons et lui obéissons (2). Dont le même apôtre nous avertit de faire en sorte que ce mal-là ne règne point en notre corps mortels pour obéir aux convoitises dicelui (3). Il ne nous défend pas de sentir le péché, mais seulement dy consentir; il nordonne pas que nous empêchions le péché de venir en nous et dy être, mais il commande quil ny vigne pas. Il est en nous quand nous sentons la rébellion de lappétit sensuel; mais il ne règne pas en nous, sinon quand nous y consentons. Le médecin nordonnera jamais au fébricitant (4) de
(1) Gen., III, 19.
(2) Rom., VII.
(3) Rom., VI, 12. (4) Fébricitant, qui a la fièvre.
navoir pas soif, car ce serait une impertinence trop grande; mais il lui dira bien quil sabstienne de boive, encore quil ait soif. Jamais on ne dira à une femme enceinte quelle nait pas envie de manger des choses extraordinaires, car cela nest pas en son pouvoir, mais on lui dira bien quelle die ses appétits, afin que, sils sont de chose nuisible, on divertisse son imagination, et que telle fantaisie ne règne pas en sa cervelle. Laiguillon de la chair, messager de Satan (1), piquait rudement le grand saint Paul pour le faire précipiter au péché. Le pauvre apôtre soufrait cela comme une injure honteuse et infâme, cest pourquoi il lappelait un soufflettement (2) et bafouement, et priait Dieu quil lui plût de len délivrer; mais Dieu lui répondît : O Paul, ma grâce te suffit, car ma force se perfectionne en linfirmité; à quoi ce grand homme acquiesçant: Donc, dit-il, volontiers, je me glorifierai en mes infirmités, afin que la vertu de Jésus-Christ habite en moi (3). Mais, remarquez, de grâce, que la rébellion sensuelle est en cet admirable vaisseau délection, lequel, recourant au remède de loraison, nous montre quil nous faut combattre par ce même moyen les tentations que nous sentons. Remarquez encore que si notre Seigneur permet ces cruelles révoltes en lhomme, ce nest pas toujours pour le punir de quelque péché, ains pour manifester la force et vertu de lassistance et grâce divine, et remarquez enfla que non seulement
(1) II Cor., XII, 7.
(2) Ibid.
(3) ibid., 5.
sous ne devons pas nous inquiéter en nos tentations ni en nos infirmités; mais nous devons nous glorifier dêtre infirmes, afin que la vertu divine paraisse en nous, soutenant notre faiblesse contre leffort de la suggestion et tentation; car le glorieux apôtre appelle ses infirmités les élans et rejetons dimpureté quil sentait, et dit quil se glorifiait en icelles, parce que si bien il les sentait par sa misère, néanmoins par la miséricorde de Dieu il ny consentait pas. Certes, comme jai dit ci-dessus, lÉglise condamna lerreur de certains solitaires qui disaient quen ce monde nous pouvions être parfaitement exempts des passions dire, de convoitise, de crainte et autres semblables. Dieu veut que nous ayons des ennemis, Dieu veut que nous les repoussions. Vivons donc courageusement entre lune et lautre volonté divine, souffrant avec patience dêtre assaillis, et tâchant avec vaillance de faire tête et résistance aux assaillants.
CHAPITRE VIIIComme nous devons unir notre volonté à celle de Dieu en la permission des péchés.
Dieu hait souverainement le péché, et néanmoins il le permet très sagement pour laisser agir la créature raisonnable selon la condition de la nature, et rendre les bons plus raisonnables, quand, pouvant violer la loi, ils ne violent pus. Adorons donc et bénissons cette sainte permission. Mais puisque la Providence qui permet le péché le hait infiniment, détestons-le avec elle, haïssons-le, désirant de tout notre pouvoir que le péché permis ne soit point commis; et ensuite de ce désir, employons tous les remèdes quil nous sera possible pour empêcher la naissance, le progrès et le règne du péché, à limitation de notre Seigneur, qui ne cesse dexhorter, promettre, menacer, défendre, commander et inspirer parmi nous, pour détourner notre volonté du péché, en tant quil se peut faire sans lui ôter sa liberté. Mais quand le péché est commis, faisons tout ce qui est en nous, afin quil soit effacé, comme notre Seigneur, qui assura Carpus (1), ainsi quil a été ci-devant noté, que sil était requis, il subirait derechef la mort pour délivrer une seule âme du péché. Que si le pécheur sobstine, pleurons, Théotime, soupirons, prions pour lui avec le Sauveur de nos âmes, qui, ayant jeté maint-es larmes toute sa vie sur les pécheurs et sur ceux qui les représentaient, mourut enfin les yeux couverts de pleurs et son corps tout détrempé de sang, regrettant la perte des pécheurs. Cette affection toucha si vivement David, quil en tomba à coeur failli (2): La pamoison, dit-il, ma saisi pour les pécheurs abandonnant votre loi (3). Et le grand Apôtre proteste quil a au coeur une douleur continuelle pour lobstination des Juifs (4). Cependant, pour obstinés que les pécheurs puissent, être, ne perdons point courage de les aider et servir; car que savons-nous si par aventure ils feront pénitence et seront sauvés? Bien
(1) Corpus, Voir p. 97. (2) A coeur failli, en défaillance. (3) Ps., CXVIII., 53.
(4) Rom. III, 2.
heureux est celui qui peut dire à ses prochains comme saint Paul: Je nai cessé ni jour ni nuit en vous admonestant un chacun de vous avec larmes (1), et partant je suis net du sang de tous; car je ne me suis point épargné que je ne voies aie annonce tout le bon plaisir de Dieu (2). Tandis que nous sommes dans les bornes de lespérance que le pécheur se puisse amender, qui sont toujours de même étendue que celles de sa vie, il ne faut jamais le rejeter, ains prier pour lui, et laider autant que son malheur le permettra. Mais en fin finale, après que nous avons pleuré sur les obstinés, et que nous leur avons rendu le devoir de charité, pour essayer de les retirer de perdition, il faut imiter noire Seigneur et las apôtres; cest-à-dire, divertir notre esprit de là,, le retourner sur des autres objets et à dautres occupations plus utiles à la gloire de Dieu. Il fallait, disaient les apôtres aux Juifs, vous annoncer premièrement la parole de Dieu; mais dautant que vous lui rejetez et vous tenez pour indignes du règne de Jésus-Christ, voici que nous nous retournons du côté des Gentils (3). On vous ôtera, dit le Sauveur, le royaume de Dieu, et il sera. donné à une nation qui en fera du fruit (4). Car ou ne saurait samuser à pleurer trop longuement les uns, que ce ne fût en perdant le temps propre et requis à procurer le salut des autres. LApôtre certes dit, quil a une douleur continuelle de la perte des Juifs; mais cest comme nous disons que nous bénissons Dieu en
(1) Act.,xx,31.
(2) Act., XXVI, 37.
(3) Act., XIII, 46.
(4) Matth., XXI, 43.
tout temps, car cela ne veut dire autre chose sinon que nous le bénissons fort souvent et en toute occasion: et de même le glorieux saint Paul avait une continuelle douleur en son coeur (1), à cause de la réprobation des Juifs, parce quà toutes occasions il regrettait leur malheur. Au reste, il faut adorer, aimer et louer à jamais la justice vengeresse et punissante de notre Dieu, comme nous aimons sa miséricorde; parce que lune et lautre est fille de sa bonté. Car par sa grâce il nous veut faire bons, comme très bon, ains souverainement bon quil est; par sa justice il veut châtier le péché, parce quil le hait: or, il le hait, parce quétant souverainement bon, il déteste le souverain mal, qui est liniquité. Et notez, pour conclusion, que jamais Dieu ne retire sa miséricorde de nous que par léquitable vengeance de sa justice punissante, et jamais nous néchappons à la rigueur de sa justice que par sa miséricorde justifiante; et toujours, ou punissant, ou gratifiant, son bon plaisir est adorable, aimable et digne déternelle bénédiction. Ainsi le juste qui chante les louanges de sa miséricorde pour ceux qui seront sauvés, se réjouira de même quand il verra la vengeance: les bienheureux approuveront avec allégresse le jugement de la damnation des réprouvés, comme celui du salut des élus, et les anges ayant exercé leur charité envers les hommes quils ont en garde, demeureront en paix, les voyant obstinés ou même damnés. Il faut donc acquiescer à la volonté divine, et lui baiser avec une dilection et révérence égale la main droite de sa miséricorde et la main gauche de sa justice.
(1) Rom., IX, 2.
CHAPITRE IXComme la pureté de lindifférence se doit pratiquer ès actions de lamour sacré.
Un musicien des plus excellents de lunivers et qui jouait parfaitement du luth, devint en peu de temps si extrêmement sourd, quil ne lui resta plus aucun usage de ouïe; néanmoins il ne laissa pas pour cela de chanter et manier son luth délicatement à merveille, à cause de la grande habitude quil en avait, et que sa surdité ne lui avait pas ôtée. Mais parce quil navait aucun plaisir en son chant, ni au chant du luth, dautant quétant privé de louïe il nen pouvait apercevoir la douceur et beauté, il ne chantait plus ni ne sonnait du luth que pour contenter un prince duquel il était né sujet, et auquel il avait une extrême inclination de complaire, accompagnée dune infinie obligation pour avoir été nourri dès sa jeunesse chez lui. Cest pourquoi il avait un plaisir nonpareil de lui plaire, et quand son prince lui témoignait dagréer son chant, il était tout ravi de contentement. Mais il arrivait quelquefois que le prince, pour essayer lamour de cet aimable musicien, lui commandait de chanter, et soudain le laissant là en sa chambre, il sen allait à la chasse; mais le désir que le chantre avait de suivre ceux de son maître, lui faisait continuer aussi attentivement son chant, comme si le prince eût été présent, quoiquen vérité il navait aucun plaisir à chanter: car il navait ni le plaisir de la mélodie, duquel sa surdité le privait, ni celui de plaire au prince, puisque le prince étant absent ne jouissait pas de la douceur des beaux airs quil chantait.
Mon coeur est prêt, Seigneur, mon coeur est disposé De sonner un cantique a ton los (1) composé: Mon âme et mon esprit volontiers se range A chanter ta louange. Sus donc, ma gloire ! il se faut réveiller: Harpe et psaltérion, cessez de sommeiller (2).
Certes le coeur humain est le vrai chantre du cantique de lamour sacré, et il est lui-même la harpe et le psaltérion. Or, ce chantre sécoute soi-même pour lordinaire, et prend un grand plaisir douïr la mélodie de son cantique, cest-à-dire, notre coeur aimant Dieu savoure les délices de cet amour, et prend un contentement nonpareil daimer un objet tant aimable. Voyez, je vous prie, Théotime, ce que je veux dire. Les jeunes petits rossignols sessayent de chanter au commencement pour imiter les grands; mais étant façonnés et devenus maîtres, ils chantent pour le plaisir quils prennent en leur propre gazouillement, et saffectionnent si passionément à cette délectation, ainsi que jai dit ailleurs, quà force de pousser leur voix, leur gosier séclate, dont ils meurent. Ainsi, nos coeurs, au commencement de leur dévotion, aiment Dieu pour sunir à lui, lui être agréables, et limiter en ce quil nous a aimés éternellement; mais petit à petit étant duicts (3) et exercés au saint amour, ils prennent imperceptiblement le change, et en lieu daimer Dieu pour plaire à Dieu, ils commencent daimer pour le
(1) Los, du latin laus, louange. (2) Ps., LVI, 8, 9. (3) Duicts, instruits, lat. ducti.
plaisir puis ont eux-mêmes ès exercices du saint amour; et en lieu quils étaient amoureux de Dieu, ils deviennent amoureux de lamour quils lui portent, ils sont affectionnés à leurs affections, et ne se plaisent plus en Dieu, mais au plaisir quils ont en son amour; se contentant en cet amour, en tant quil est à eux, quil est dans leur esprit, et quil en procède. Car encore que cet amour sacré sappelle amour de Dieu, parce que Dieu est aimé par icelui, il ne laisse pas dêtre nôtre, garce que nous sommes les amants qui aimons par icelui. Et cest là le sujet du change: car en lieu daimer ce saint amour, parce quil tend à Dieu qui est laimé, irons laimons parce quil procède de nous qui sommes les amants. Or, qui ne voit quainsi faisant ce nest plus Dieu que nous cherchons, ains que nous retenons à nous-mêmes, aimant lamour en tien daimer le bien-aimé; aimant, dis-je, cet amour, non pour le bon plaisir et contentement de Dieu, mais pour le plaisir et contentement que nous en tirons nous-mêmes? Ce chantre donc qui chantait au commencement à Dieu et pour Dieu, chante maintenant plus à soi-même et pour soi-même que pour Dieu; et sil prend plaisir à chanter, ce nest plus tant pour contenter à loreille de son Dieu, que pour contenter la sienne. Et dautant que le cantique de lamour divin est te plus excellent de tous, il laime aussi davantage, non à cause de lexcellence divine qui est louée; mais parce que lair du chant en est plus délicieux et agréable.
CHAPITRE XMoyen de connaître le change au sujet de ce saint amour.
Vous connaîtrez bien cela, Théotime; car si ce rossignol mystique chante pour contenter Dieu, il chantera le cantique quil saura être le plus agréable à la divine Providence. Mais sil chante pour le plaisir que lui-même prend en la mélodie de son chant, il ne chantera pas le cantique qui est le plus agréable à la bonté céleste, ains celui qui est le plus à son gré de lui-même et duquel il pense tirer plus de plaisir. De deux cantiques qui seront voirement lun et lautre divins, il se peut bien faire que lun sera chanté parce quil est divin, et lautre parce quil ail agréable. Rachel et Lia sont également épouses de Jacob mais lune est aimée de lui en qualité dépouse seulement, et lautre en qualité de belle. Le cantique est divin ; mais le- motif qui nous le fait chanter, cest la délectation spirituelle que nous en prétendons. Ne vois-tu pas, dira-t-on à cet évêque, que Dieu veut que tu chantes le cantique pastoral de sa dilection emmi son troupeau, lequel en vertu de son saint amour il te recommande par trois fois de paître en la personne du grand saint Pierre qui fût le premier des pasteurs? Que me répondras-tu? Quà Rome, quà Paris il y a plus de délices spirituelles, et quon y peut pratiquer le divin amour avec plus de suavité. O Dieu! ce nest donc pas pour vous plaire que cet homme peut chanter, cest pour le plaisir quil prend à cela; ce nest pas vous quil cherche en lamour; cest Je contentement quil a ès exercices du saint amour. Les religieux voudraient chanter le cantique des pasteurs, et les mariés celui des religieux, afin, ce disent-ils, de pouvoir mieux aimer et servir Dieu. Eh! vous vous trompez, mes chers amis; ne dites pas que cest pour mieux aimer et servir Dieu : ô nenni certes, cest pour mieux servir votre propre contentement, lequel vous aimez plus que le contentement de Dieu. La volonté de Dieu est en la maladie aussi bien et presque ordinairement mieux quen la santé. Que si nous aimons mieux la sauté, ne disons pas que cest pour tant mieux servir Dieu: car qui ne voit que cest la santé que nous cherchons en la volonté de Dieu, et non pas la volonté de Dieu en la santé? Il est malaisé, je le confesse, de regarder longuement et avec plaisir la beauté dun miroir, quon ne sy regarde, ains quon ne se plaise à sy regarder soi-même; mais il y n pourtant de la différence entre Je plaisir que lon prend à regarder un miroir parce quil est beau, et laise que lon a de regarder dans un miroir, parce quon sy voit, Il est aussi sans doute malaisé daimer Dieu quon aime quant et quant (1) le plaisir que lon prend en son amour : mais néanmoins il y a bien à dire entre le contentement que lon a daimer Dieu parce quil est beau, et celui que lon a de laimer parce que son amour nous est agréable. Or, il faut tâcher de ne chercher en Dieu que lamour de sa beauté, et non le plaisir
(1) Quant et quant, avec.
quil y a en la beauté de son amour. Celui qui priant Dieu saperçoit quil prie, nest pas parfaitement attentif à prier; car il divertit son attention de Dieu, lequel il prie pour penser à la prière par laquelle il le prie. Le soin même que nous avons à navoir point de distractions, nous sert souvent de fort grande distraction; la simplicité ès actions spirituelles est la plus recommandable. Voulez-vous regarder Dieu, regardez-le donc et soyez attentif à cela; car si vous réfléchissez et retournez vos yeux de dessus vous-même pour voir la contenance que vous tenez en le regardant, ce nest plus lui que vous regardez, cest votre maintien, cest vous-même. Celui qui est en une fervente oraison, ne sait sil est en oraison ou non, car il ne pense pas à loraison quil fait, ains à Dieu à qui il la fait. Qui est en lardeur de lamour sacré, il ne retourne point son coeur sur soi-même pour regarder ce quil fait, ains le tient arrêté et occupé en Dieu auquel il applique son amour. Le chantre céleste prend tant de plaisir de plaire à son Dieu, quil ne prend nul plaisir en la mélodie de sa voix, sinon parce quelle plaît à son Dieu Vous verrez, Théotime, cet homme qui prie Dieu, ce vous semble, avec tant de dévotion, et qui est si ardent aux exercices de lamour céleste; mais attendez un peu, et vous verrez si cest Dieu quil aime. Hélas! soudain que la suavité et satisfaction quil prenait en lamour cessera, et que les sécheresses arriveront, il quittera tout là, il ne priera plus quen passant. Or, si cétait Dieu quil aimait, pourquoi eût-il cessé de laimer, puisque Dieu est toujours Dieu? Cétait donc la consolation de Dieu quil aimait, et non pas le Dieu de consolation. Plusieurs certes ne se plaisent point en lamour divin, sinon quil soit confit au sucre de quelque suavité sensible, et feraient volontiers comme les petits enfants, auxquels quand on donne du miel sur un morceau de pain, ils lèchent et su-cent le miel, et jettent par après le pain.; car si la suavité était séparable de lamour, ils quitteraient lamour et tireraient la suavité. Cest pourquoi ils suivent lamour à cause de la suavité, laquelle quand ils ny rencontrent pas, ils ne tiennent compte de lamour. Mais telles gens sont exposés à beaucoup de dangers: ou de retourner en arrière quand les goûts et consolations leur manquent, ou de samuser à des vaines suavités bien éloignées du véritable amour, et prendre le miel dHéraclée pour celui de Narbonne.
CHAPITRE XIDe la perplexité du coeur qui aime sans savoir quil plaît au bien-aimé.
Le chantre duquel jai parlé, étant devenu sourd, navait nul contentement à chanter, que celui de voir aucunes fois son prince attentif à louïr et y prendre plaisir. O que bienheureux est le coeur qui aime Dieu, sans aucun autre plaisir que celui quil prend de plaire à Dieu! car quel plaisir peut-on jamais avoir plus pur et plus parfait que celui que lon prend dans le plaisir de ta Divinité? Néanmoins ce plaisir de plaire à Dieu nest pas, à proprement parler, lamour divin, ains seulement un fruit dicelui, qui en peut être séparé, ainsi quun citron de son citronnier. Car, comme jai dit, notre musicien chantait toujours, sans tirer aucun plaisir de son chant, puisque la surdité len empêchait; et maintes fois il chantait aussi sans avoir le plaisir de plaire à son prince, parce que le prince, lui-ayant commandé de chanter, se retirait ou allait à la chasse, sans prendre ni le loisir ni le plaisir de louïr. Tandis, ô Dieu! que je vois votre douce face qui témoigne dagréer le chant de mon amour, hélas! que je suis consolé ! car y a-t-il aucun plaisir qui égale le plaisir de bien plaire à son Dieu? Mais quand vous retirez vos yeux de moi, et que je naperçois plus la douce faveur de la complaisance que vous preniez en mon cantique, vrai Dieu, que mon âme est en grande peine! niais sans cesser pourtant de vous aimer fidèlement, et de chanter continuellement lhymne de sa dilection, non pour aucun plaisir quelle y trouve, car elle nen a point, ains chante pour le pur amour de votre volonté. On a vu tel enfant malade manger courageusement, avec un incroyable dégoût, ce que sa mère lui donnait, pour le seul désir quil avait de la contenter; et alors il mangeait sans prendre aucun plaisir en la viande, mais non pas sans un antre plaisir plus estimable et relevé, qui était le plaisir de plaire à sa mère et de la voir contenter. Mais lautre qui, sans voir sa mère, pour la seule connaissance quil avait de sa volonté, prenait tout ce quon lui apportait de sa part, il mangeait sans aucun plaisir, car il navait ni le plaisir de manger, ni le contentement de voir le plaisir de sa mère, ains mangeait simplement et purement pour faire la volonté dieelle. La seule satisfaction dun prince présent, ou de quelque personne fortement aimée, fait délicieuses les veillées, les peines, les sueurs, et rend les hasards désirables: niais il ny a rien de si triste que de servir un maître qui nen sait rien, ou, sil le sait, ne fait nul semblant den savoir gré: et faut bien en ce cas-là que lamour soit puissant, puisquil se soutient lui seul, sans être appuyé daucun plaisir ni daucune prétention. Ainsi arrive-t-il quelquefois que nous navons nulle consolation ès exercices de lamour sacré, dautant que, comme chantres sourds, nous noyons pas notre propre voix, ni ne pouvons jouir de la suavité de notre chant; ains au contraire outre cela nous sommes pressés de mille craintes, troublés de mille tintamares que lennemi fait autour de notre coeur, nous suggérant que peut-être ne sommes-nous point agréables à notre maître, et que notre amour est inutile, oui même quil est faux et vain, puisquil ne produit point de consolation. Or alors, Théotime, nous travaillons non seulement sans plaisir, mais avec un extrême ennui, ne voyant ni le bien de notre travail, ni le contentement de celui pour qui nous travaillons. Mais ce qui accroît le mal en cette occurrence, cest que lesprit et suprême pointe de la raison ne nous peut donner aucune sorte dallégement; car cette pauvre portion supérieure de la raison étant tout environnée des suggestions que lennemi lui fait, elle est même tout alarmée, et se trouve assez embesognée à se garder dêtre surprise daucun consentement au mal; de sorte quelle ne peut faire aucune sortie pour désengager la portion inférieure de lesprit. Et bien quelle nait pas perdu le courage, elle est pourtant si terriblement attaquée, que si elle est sans coulpe (1), elle nest pas sans peine; car, pour comble de son ennui, elle est privée de la générale consolation que lon a presque toujours en tous les autres maux de ce monde, qui est lespérance quils ne seront pas perdurables, et que lon en verra la fin, si que (2) le coeur en ces ennuis spirituels tombe en une certaine impuissance de penser à leur fin, et par conséquent dêtre allégé par lespérance. La foi certes, résidante en la cime de lesprit, nous assure bien que ce trouble finira, et que nous jouirons un jour du repos, mais la grandeur du bruit et des cris que lennemi fait dans le reste de lâme en la raison inférieure, empêche que les avis et remontrances de la foi ne sont presque point entendus, et ne nous demeure en limagination que ce triste présage : Hélas ! je ne serai jamais joyeux. O Dieu! mon cher Théotime, mais cest alors quil faut témoigner une invincible fidélité envers le Sauveur, le servant purement pour lamour de sa volonté, non seulement sans plaisir, mais parmi ce déluge de tristesses, dhorreurs, de frayeurs et dattaques, comme fit sa glorieuse mère et saint Jean au jour de sa passion, qui entre tant de blasphèmes, de douleurs et de détresses mortelles, demeurèrent fermes en lamour, lors même que le Sauveur, avant retiré toute sa sainte joie
(1) Coulpe, faute. (2) Si que, tellement que.
dans la cime de son esprit, ne répandait ni allégresse ni consolation quelconque en son divin visage, et que ses yeux alangouris et couverts des ténèbres de la mort ne jetaient plus que des regards de douleur, comme aussi le soleil des rayons dhorreur et daffreuses ténèbres.
CHAPITRE XIIComme, entre ces travaux intérieurs, lâme ne connaît pas lamour quelle porte à son Dieu, et du trépas très aimable de la volonté.
Le grand saint Pierre étant à la veille dêtre martyrisé, lange vint en la prison, quil remplit toute de splendeur, éveilla saint Pierre, le fit lever, ceindre, chausser, vêtir, lui ôta les liens et menotes, le tira hors de la prison, et le mena au travers de la première et seconde garde jusquà la porte de fer qui menait en la ville, laquelle souvrit devant eux; et ayant passé une rue, lange laissa là le glorieux saint Pierre en pleine liberté. Voilà une grande variété dactions fort sensibles: et saint Pierre néanmoins qui avait été éveillé avant toutes choses, ne pensait pas que ce qui se faisait par lange fût vrai, ains estimait que ce fût une vision imaginaire. Il était éveillé et ne pensait pas lêtre; il sétait chaussé et vêtu, et ne savait pas quil leût fait; il marchait et nestimait pas de marcher; il était délivré et ne le croyait pas; et cela dautant que la merveille de sa délivrance fut si grande quelle occupait son esprit, en telle sorte quencore quil eût assez de sentiment et de connaissance pour faire ce quil faisait, néanmoins il nen avait pas assez pour connaître quil le faisait réellement et tout de bon ; il voyait bien lange, niais il ne sapercevait pas que ce fût dune vraie et naturelle vision; cest pourquoi il navait nulle consolation de sa délivrance jusquà ce quen revenant à soi: Maintenant, dit-il, je connais en vérité que Dieu a envoyé son ange, et ma délivré de la main dHérodes et de toute lattente du peuple juif (1). Or, il en est de même, Théotime, dune âme qui est grandement chargée dennuis intérieurs; car, bien quelle ait le pouvoir de croire, despérer et daimer Dieu, et quen vérité elle le fasse; toutefois elle na pas la force de bien discerner si elle croit, espère et chérit son Dieu, dautant que la détresse loccupe et accable si fort quelle ne peut faire aucun retour sur soi-même pour voir ce quelle fait; et cest pourquoi il lui est advis quelle na ni foi, ni espérance, ni charité, ains seulement des fantômes et inutiles impressions de ces vertus-là, quelle sent presque sans les sentir, et comme étrangères, non comme domestiques de son âme. Que si vous y prenez garde, vous trouverez que nos esprits sont toujours en pareil état quand ils sont puissamment occupés de quelque violente passion; car ils font plusieurs actions comme en songe, et desquelles ils ont si peu de sentiment, quil ne leur est presque pas avis que ce soit en vérité que les choses se passent. Cest pourquoi le sacré Psalmiste exprime la grandeur de la consolation que les Israélites eurent au retour de la captivité de Babylone, en ces paroles ;
(1) Act, XII, 11.
Lorsquil plut au Seigneur de Sion le servage En liberté changer, Un tel ravissement surprit notre courage, Que nous pensions songer.
Et comme porte la sainte version latine, après les Septante : Nous fûmes faits comme consolés (1); cest-à-dire, ladmiration de la grandeur du bien qui nous arriva était si excessive, quelle nous empêchait de bien sentir la consolation que nous reçûmes; et nous était advis que nous ne fussions pas véritablement consolés, et que nous neussions pas une consolation en vérité, ains seulement en figure et en songe. Tels sont donc les sentiments de lâme laquelle est entre les angoisses spirituelles qui rendent lamour extrêmement pur et net ; car, étant privé de tout plaisir par lequel il puisse être attaché à son Dieu, il nous joint et unit à Dieu immédiatement, volonté à volonté, coeur à coeur, sans aucune entremise de contentement ou prétention. Hélas! Théotime, que le pauvre coeur est affligé, quand, comme abandonné de lamour, il regarde partout et ne le trouve point, ce lui semble! Il ne le trouve point ès sens extérieurs, car ils nen sont pas capables; ni en limagination, qui est cruellement tourmentée de diverses impressions; ni en la raison troublée de mille obscurités de discours et appréhensions étranges; et bien quenfin elle le trouve en la cime et suprême pointe de lesprit où cette divine dilection réside, si est-ce néanmoins quelle le méconnaît, et lui est advis que ce nest pas lui, parce que la grandeur des
(1) Ps., CXXV, 1.
ennuis et des ténèbres lempêche de sentir sa douceur. Elle le voit sans le voir, et le rencontre sans le connaître, comme si cétait en songe et en image. Ainsi Magdeleine ayant rencontré son cher maître, nen reçoit aucun allégement, dautant quelle ne pensait pas que ce fût lui, ains seulement le jardinier (1). Mais que peut donc faire lâme qui est en cet état ? Théotime, elle ne sait plus comme se maintenir entre tant dennuis, et na plus de force que pour laisser mourir sa volonté entre les mains de la volonté de Dieu, à limitation du doux Jésus, qui étant arrivé au comble des peines de la croix que le Père lui avait préfigées (2), et ne pouvant plus résister à lextrémité de ses douleurs, fit comme le cerf, qui hors dhaleine et accablé de la meute, se rendant à lhomme, jette les derniers abois la larme à loeil. Car ainsi ce divin Sauveur proche de sa mort, et jetant les derniers soupirs avec un grand cri et force larmes : Hélas! dit-il, ô mon Père, je recommande mon esprit en vos mains; parole, Théotime, qui fut la dernière de toutes, et par laquelle le Fils bien-aimé donna le souverain témoignage de son amour envers son père. Quand donc tout nous défaut, quand nos ennuis sont en leur extrémité, cette parole, ce sentiment, ce renoncement de notre âme entre les mains de notre Sauveur, ne nous peut manquer. Le Fils recommanda son esprit au Père en cette dernière et incomparable détresse, et nous, lorsque les convulsions des peines spirituelles nous ôtent toute autre
(1) Joan., XX. (2) Préfigées, fixées davance.
sorte dallégements et de moyens de résister, recommandons notre esprit ès mains de ce Fils éternel, qui est notre vrai père; et baissant la tête de notre acquiescement à son bon plaisir, consignons. lui toute notre volonté.
CHAPITRE XIIIComme la volonté étant morte à soi vit purement dans la volonté de Dieu.
Nous parlons avec une propriété toute particulière de la mort des hommes en notre langage français; car nous lappelons trépas, et les morts trépassés; signifiant que la mort entre les hommes nest quun passage dune vie à lautre, et que mourir nest autre chose sinon outrepasser les confias de cette vie mortelle pour aller à limmortelle. Certes notre volonté ne peut jamais mourir, non plus que notre esprit; mais elle outrepasse quelquefois les limites de sa vie ordinaire, pour vivre toute en la volonté divine cest lorsquelle ne sait ni ne veut plus rien vouloir, ains elle sabandonne totalement et sans réserve au bon plaisir de la divine Providence, se mêlant et détrempant tellement avec ce bon plaisir, quelle ne paraît plus, mais est toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu, où elle vit, non plus elle-même, ains la volonté de Dieu vit en elle. Que devient la clarté des étoiles, quand le soleil parait sur notre horizon? Elle ne périt certes pas; mais elle est ravie et engloutie dans la souveraine lumière du soleil, avec laquelle elle est heureusement mêlée et conjointe. Et que devient la volonté humaine, quand elle est entièrement abandonnée au bon plaisir divin? Elle ne périt pas tout à fait; mais elle est tellement abîmée et mêlée avec la volonté de Dieu, quelle ne paraît plus, et na plus aucun vouloir séparé de celui de Dieu. Imaginez-vous, Théotime, le glorieux et non jamais assez loué saint Louis, qui sembarque et fait voile pour aller outre-mer, et voyez que la reine sa chère femme sembarque avec Sa Majesté. Or, qui eût demandé à cette brave princesse: Où allez-vous, madame? elle eût sans doute répondu: Je vais où le roi va. Et qui eût derechef demandé: Mais savez-vous bien, madame, où le roi va? elle eût aussi répondu: Il me la dit en général, et néanmoins je nai aucun souci de savoir où il va, ains seulement daller avec lui. Que si on eût répliqué: Donc, madame, vous navez point de dessein en ce voyage ? Non, eût-elle dit, je nen ai point dautre que dêtre avec mon cher seigneur et mari. Voire mais (1), lui eût-on pu dire, il va en Égypte pour passer en Palestine; il logera à Damiette, dans Acre et plusieurs autres lieux; navez-vous pas intention, madame, dy aller aussi? À cela elle eût répondu: Non vraiment, je nai nulle intention, sinon dêtre auprès de mon roi, et les lieux où il va me sont indifférents et de nulle considération,. sinon en tant quil y sera; je vais sans désir daller, car je naffectionne rien que la présence du roi. Cest donc le roi qui va, et qui veut le voyage, et quant à moi, je ne vais pas, je suis; je ne veux pas le voyage, ains la seule présence du
(1) Voire mais, mais pourtant.
roi; le séjour, le voyage et toute sorte de diversités métant tout à fait indifférents. Certes, si on demande à quelque serviteur qui est à la suite de son maître, où il va, il ne doit pas répondre quil va en tel ou tel lieu, ains seulement quil suit son maître; car il ne va nulle part par sa volonté, ains seulement par celle de sou maître. Ainsi, mon Théo Lime, une volonté résignée en celle de son Dieu ne doit avoir aucun vouloir, ains suivre simplement celui de Dieu. Et comme celui qui est dans un navire ne se remue pas de son mouvement propre, ains se laisse seulement mouvoir selon le mouvement du vaisseau dans lequel il est; de même le coeur qui est embarqué dans le bon plaisir divin, ne doit avoir aucun autre vouloir que celui de se laisser porter au vouloir de Dieu. Et lors le coeur ne dit plus : Votre volonté soit faite, et non la mienne, car il na plus aucune volonté à renoncer, ains il dit ces paroles: Seigneur, ,je remets ma volonté entre vos mains, comme si sa volonté nétait plus en sa disposition, ains en celle de la divine Providence; de sorte que ce nest pas proprement comme les serviteurs suivent leurs maîtres: car encore que le voyage se fasse par la volonté de leur maître, leur suite toutefois se fait par leur propre volonté particulière, bien quelle soit une volonté suivante et servante, soumise et assujettie à celle de leur maître; si que (1) tout ainsi que le maître et le serviteur sont deux, aussi la volonté du maître et celle du serviteur sont deux. Mais la volonté qui est morte à soi-même pour vivre en celle de Dieu,
(1) Si que, tellement que.
elle est sans aucun vouloir particulier, demeurant non seulement conforme et sujette, mais tout anéantie en elle-même et convertie en celle de Dieu; comme on dirait dun petit enfant qui na point encore lusage de sa volonté pour vouloir ni aimer chose quelconque que le sein elle visage de sa chère mère; car il ne pensa nullement à vouloir ni aimer chose quelconque, sinon dêtre entre les bras de sa mère, avec laquelle il pense être une même chose, et nest nullement en souci daccommoder sa volonté à celle de sa mère; car il ne sent point la sienne, et ne cuide pas (1) den avoir une, laissant le soin à sa mère daller, de faire et de vouloir ce quelle trouvera bon pour lui. Cest, certes, la souveraine perfection de notre volonté que dêtre ainsi unie à celle de notre souverain bien, comme fut celle du saint qui disait: O Seigneur, vous mavez conduit et- ment é votre volonté; car que voulait-il dire, sinon quil navait nullement employé sa volonté pour se conduire, sétant simplement laissé guider et mener à celle de son Dieu?
CHAPITRE XIVÉclaircissement de ce qui a été dit touchant le trépas de notre volonté.
Il est croyable que la très sainte Vierge Notre-Dame recevait tant de contentement de porter son cher petit Jésus entre ses bras, que
(1) Ne cuide pas, na pas souci,
le contentement empêchait la lassitude, ou du moins rendait la lassitude agréable; car, si de porter une branche dagnus-castus (1) soulage les voyageurs et les délasse, quel allégement ne recevait pas la glorieuse Mère de porter lAgneau de Dieu immaculé ! Que si parfois elle le laissait marcher sur ses pieds avec elle, le tenant par la main, ce nétait pas quelle neût mieux aimé de lavoir pendant à son col sur sa poitrine; mais elle le faisait pour lexercer à former ses pas et à cheminer lui-même. Et nous autres, Théotime, comme petits enfants du Père céleste, nous pouvons aller avec lui en deux sortes; car nous pouvons aller premièrement marchant des pas de notre propre vouloir, lequel nous conformons au sien, tenant toujours de la main de notre obéissance celle de son intention divine, et la suivant partout où elle nous conduit, qui est ce que Dieu requiert de nous par la signification de sa volonté; car puisquil veut que je fasse ce quil mordonne, il veut que jaie le pouvoir de le faire. Dieu ma signifié quil voulait que je sanctifiasse le jour du repos; puisquil veut que je le fasse, il veut donc que je le veuille faire, et que pour cela jaie mon propre vouloir, par lequel je suive le sien, me conformant et correspondant à icelui. Mais nous pouvons aussi aller avec notre Seigneur sans avoir aucun vouloir propre, nous laissant simplement porter à son bon plaisir divin comme un petit enfant entre les bras de sa mère, par une certaine sorte de consentement admirable qui se peut appeler union, ou plutôt unité de notre
(1) Agnus-castus, voir, p. 83.
volonté avec celle de Dieu. Et cest la façon avec laquelle nous devons tâcher de nous comporter en la volonté du bon plaisir divin, dautant que les effets de cette volonté du bon plaisir procèdent purement de sa providence, et sans que nous les fassions, ils nous arrivent, Il est vrai que nous pouvons bien vouloir quils arrivent selon la volonté de Dieu, et ce vouloir est très bon; mais nous pouvons bien aussi recevoir les événements du bon plaisir céleste par une très simple tranquillité de notre volonté, qui, ne voulant chose quelconque, acquiesce simplement à tout ce que Dieu veut être fait en nous, sur nous et de nous. Si on eût demandé au doux enfant Jésus, étant porté entre les bras de sa mère, où il allait? neût-il pas eu raison de répondre: Je ne vais pas, cest ma mère qui va pour moi? et qui lui eût demandé: Mais au moins nallez-vous pas avec votre mère? neût-il pas eu raison de dire: Non, je ne vais nullement ; ou si je vais là par où ma mère me porte, je ny vais pas avec elle, ni par mes propres pas; ains jy vais par les pas de ma mère, par elle et en elle? Et qui lui eût répliqué: Mais au moins, ô très cher divin enfant, vous vouiez bien vous laisser porter à votre douce mère? Non fait (1) certes, eût-il pu dire: Je ne veux rien de tout cela ; ains comme ma toute bonne mère marche pour moi, aussi elle veut pour moi; je lui laisse également le soin et daller et de vouloir aller pour moi où bon lai semblera; et comme je ne marche que par ses pas, aussi je ne
(1) Non fait, par opposition à si fait.
veux que par son vouloir; et dès que je me trouve entre ses bras, je nai aucune attention ni à vouloir, ni à ne vouloir pas, laissant tout autre soin à ma mère, hormis celui dêtre sur son sein, de sucer ses sacrées mamelles, et de me tenir bien attaché à son col très aimable, pour la baiser amoureusement des baisers de ma bouche(1). Et afin que vous le sachiez, tandis que je suis parmi les délices de ces saintes caresses qui surpassent toute suavité, il mest advis que ma mère est un arbre de vie, et que je suis en elle comme son fruit, que je suis son propre coeur au milieu de sa poitrine, ou son âme au milieu de son coeur cest pourquoi, comme son marcher suffit pour elle et pour moi, sans que je me mêle de faire aucun pas, aussi sa volonté suffit pour elle et pour moi, sans que je fasse aucun vouloir pour ce qui est daller ou de venir; aussi ne prends-je point garde si elle va vite ou tout bellement; ni si elle va dun côté ou dautre; ni je ne menquiers nullement où elle veut aller, me contentant que, comme que ce soit, je suis toujours entre ses bras, joignant ses aimables mamelles, où je me repais comme entre les lis (2). O divin enfant de Marie, permettez à ma chétive âme ces élans de dilection. Or allez donc, ô cher petit enfant très aimable, ou plutôt nallez pas, mais demeurez ainsi saintement collé à la poitrine de votre douce mère; allez toujours en elle et par elle ou avec elle; et nallez jamais sans elle pendant que vous êtes enfant. O que bienheureux est le sein qui vous
(1) Cant., cant. I, 1. (2) Ibid., II, 2.
a porté, et les mamelles que vous avez sucées (1) ! Le Sauveur de nos âmes eut lusage de raison dès linstant de sa conception au sein de sa mère, et pouvait faire tous ces discours; oui, même le glorieux saint Jean, son précurseur, dès le jour de la sainte visitation. Et bien que lun et lautre, pendant ce temps-là et celui de lenfance, jouit de sa propre liberté pour vouloir et ne vouloir pas les choses; si est-ce quils laissèrent le soin, en ce qui était de leur conduite extérieure, à leurs mères de faire et vouloir pour eux ce qui était requis. Théotime, nous devons être comme cela, nous rendant pliables et maniables au bon plaisir divin comme si nous étions de cire, ne nous amusant point à souhaiter et vouloir les choses, mais les laissant vouloir et faire à Dieu pour nous ainsi quil lui plaira : jetant en lui toute notre sollicitude, dautant quil a soin de nous (2), ainsi que dit le saint Apôtre. Et notez quil dit : toute notre sollicitude, cest-à-dire, autant celle que nous avons de recevoir les événements, comme celle de vouloir ou de ne vouloir pas; car il aura soin du succès de nos affaires, et de vouloir pour nous ce qui sera le meilleur. Cependant employons chèrement notre soin
(1) Luc., II, 27.
(2) I Petr., V, 7.
à bénir Dieu de tout ce quil fera, à lexemple de Job, disant : Le Seigneur ma donné beaucoup, le Seigneur me la été : le nom du Seigneur soit béni (1). Non, Seigneur, je ne veux aucun événement, car je vous le laisse vouloir pour moi tout à votre gré; mais en lieu de vouloir les événements, je vous bénirai de quoi vous les aurez voulus. O Théotime, que cette occupation de notre volonté est excellente, quand elle quitte le soin de vouloir et choisir les effets du bon plaisir divin, pour louer et remercier ce bon plaisir de tels effets!
CHAPITRE XVDu plus excellent exercice que nous puissions faire parmi les peines intérieures et extérieures de cette vie, en suite de lindifférence et trépas de la volonté.
Bénir Dieu et le remercier pour tous les événements que sa providence ordonne, cest à le
(1) Job, 1, 21.
vérité une occupation toute sainte; mais si tandis que nous laissons le soin à Dieu de vouloir et faire ce qui lui plait en nous, sur nous et de nous, sans être attentifs à ce qui se passe, quoique nous le sentions bien, nous pouvions divertir notre coeur et appliquer notre attention en la bonté et douceur divine; la bénissant, non en ses effets ni ès événements quelle ordonne, mais en elle-même et en sa propre excellence, nous ferions sans doute un exercice beaucoup plus éminent. Démétrius tenant le siège devant Rhodes, Protogène (1) qui était en une petite maison des fat~bourgs, ne cessa jamais de travailler, mais avec tant dassurance et de repos desprit, quencore quon lui tint presque toujours lépée à la gorge, il fit lexcellent chef-doeuvre dun satyre admirable qui ségayait à jouer du flageolet. O Dieu, quelles âmes, qui, entre toutes sortes daccidents, tiennent toujours leur attention et affection sur la bonté éternelle pour lhonorer et chérir à jamais! La fille dun excellent médecin et chirurgien, étant en fièvre continue, et sachant que son père laimait uniquement, disait à lune de ses amies: Je sens beaucoup d-e peine, mais pourtant je ne pense point aux remèdes; car je ne sais pas ce qui pourrait servir à ma guérison. Je pourrais désirer une chose, et il men faudrait une autre. Ne gagné-je doue pas mieux de laisser tout ce soin à mon père, qui sait, qui peut et qui veut pour moi tout ce qui est requis à ma santé? Jaurais tort dy penser, car il y pensera assez pour moi;
(1) Protogène, peintre célèbre, vivait à Rhodes vers 336 av. J.-C. Son mérite fut surtout mis en lumière par Apelle.
jaurais tort de vouloir quelque chose, car il voudra assez tout ce qui me sera profitable. Seulement donc jattendrai quil veuille ce quil jugera expédient, et ne mamuserai quà le regarder quand il sera près de moi, à lui témoigner mon amour filial, et lui faire connaître ma confiance parfaite. Et sur ces paroles, elle sendormit, tandis que son père, jugeant à propos de la saigner, disposa ce qui était requis, et venant à elle, ainsi quelle se réveilla, après lavoir interrogée comme elle se trouvait de son sommeil, il lui demanda si elle ne voulait pas bien être saignée pour guérir. Mon père, répondit-elle, je suis vôtre : je ne sais ce que je dois vouloir pour guérir, cest à vous de vouloir et faire pour moi tout ce qui vous semblera bon; car, quant à moi, il me suffit de vous aimer et honorer de tout mon coeur, comme je fais. Voilà donc quon lui bande le bras, et que le père même porte la lancette sur la veine mais tandis quil donne Je coup et que le sang en sort, jamais cette aimable fille ne regarda son bras piqué, ni son sang sortir de la veine; ains tenant les yeux arrêtés sur le visage de son père, elle ne disait autre chose, sinon parfois tout doucement Mon père maime bien, et moi je suis toute sienne; et quand tout fut fait, elle ne le remercia point, mais seulement répéta encore une fois les mêmes paroles de son affection et confiance filiale. Or, dites-moi. maintenant, mon ami Théotime, cette fille ne témoigna-t-elle pas un amour plus attentif et plus solide envers son père, que si elle eût eu beaucoup de soin de lui demander des remèdes à son mal, de regarder comme on lui ouvrait la veine, ou comme le sang coulait, de lui dire beaucoup de paroles de remerciement? Il ny a certes doute quelconque en cela car si elle eût pensé à soi, queût-elle gagné, sinon davoir souci inutile, puisque son père en avait assez pour elle? Regardant son bras, queût-elle fait, sinon recevoir de la frayeur? Et remerciant son père, quelle vertu eût-elle pratiquée, sinon celle de la gratitude? Na-t-elle pas donc mieux fait de soccuper toute ès démonstrations de son amour filial, infiniment plus agréable au père que toute autre vertu? Mes yeux sont toujours au Seigneur, car il désengagera mes pieds des filets et des pièges (1). Es-tu tombé dans les filets des adversités; eh! ne regarde pas ton aventure, ni les pièges esquels tu es pris regarde Dieu, et le laisse faire, il aura soin de toi. Jette ta pensée sur lui, et il te nourrira (2). Pourquoi te mêles-tu de vouloir ou ne vouloir pas les événements et accidents du monde, puisque tu ne sais pas ce que tu dois vouloir, et que Dieu voudra toujours assez pour toi tout ce que tu pourras vouloir sans que tu ten mettes en peine? Attends donc en repos desprit les effets du bon plaisir divin, et que son vouloir te suffise, puisquil est toujours très bon; car ainsi ordonna-t-il à sa bien-aimée sainte Catherine de Sienne : Pense en moi, lui dit-il, et je penserai pour toi. Il est fort malaisé de bien exprimer cette extrême indifférence de la volonté humaine, qui est ainsi réduite et trépassée eu la volonté de Dieu; car il ne faut pas dire, ce me semble, qu elle acquiesce à celle de Dieu, puisque lacquiescement
(1) Ps., XXIV, 13 (2) Ps., LIV, 23.
est un acte de lâme qui déclare son consentement. Il ne faut pas dire non plus quelle accepte ni quelle reçoit, dautant quaccepter et recevoir sont certaines actions quon peut, en certaine façon, appeler actions passives, par lesquelles nous embrassons et prenons ce qui nous arrive. Il ne faut pas dire aussi quelle permet, dautant que la permission est une action de la volonté, et par conséquent un certain vouloir oisif qui ne veut voire-ment rien faire, mais veut pourtant laisser faire. Il me semble donc plutôt que lâme qui est en cette indifférence, et qui ne vent rien, aine laisse vouloir à Dieu ce qui lui plaira, doit être dite avoir sa volonté en une simple et générale attente, dautant quattendre ce nest pas faire ou agir, ains demeurer exposé à quelque événement. Et si vous y prenez garde, lattente de lâme est vraiment volontaire : et toutefois ce nest pas une action, mais une simple disposition à recevoir ce qui arrivera et lorsque les événements sont arrivés et reçus, lattente se convertit en consentement ou acquiescement; mais avant la venue diceux, en vérité lâme est en une simple attente, indifférente à tout ce quil plaira à la volonté divine dordonner. Notre Sauveur exprime ainsi lextrême soumission de la volonté humaine à celle de son Père éternel : Le Seigneur Dieu, dit-il, a ouvert mon oreille, cest-à-dire ma annoncé son bon plaisir touchant la multitude des travaux que je dois souffrir; et moi, dit-il par après, je ne contredis point, je ne me retire point en arrière. Quest-ce à dire je ne contredis point, je ne me retire point en arrière (1)? sinon: Ma volonté est une simple attente,
(1) Is., L, 5.
et demeure disposée à tout ce que celle de Dieu ordonnera; ensuite de quoi je baille et abandonne mon corps à la merci de ceux qui le battront, et mes joues à ceux qui les pelleront (1), préparé à tout ce quils voudront faire de moi. Mais voyez, je vous prie, Théotime, que tout ainsi que notre Sauveur, après loraison de résignation quil fit au jardin des Olives, et sa prise, se laissa manier et mener au gré de cieux qui le crucifièrent, avec un abandonnement admirable de son corps et de sa vie entre leurs mains, aussi mit-il son âme et sa volonté, par une indifférence très parfaite, ès mains de son Père éternel. Car bien quil dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi mas-tu abandonné (2)? ce fut pour nous faire savoir les véritables amertumes et peines de son âme, et non pour contrevenir à la très sainte indifférence en laquelle il était, ainsi quil montra bientôt après, concluant toute sa vie et sa passion par ces incomparables paroles : Mon Père, je remets mon esprit entre vos mains (3).
CHAPITRE XVIDu dépouillement parfait de lâme unie à la volonté de Dieu.
Représentons-nous le doux Jésus, Théotime, chez Pilate, où, pour lamour de nous, les gens darmes, ministres de la mort, le dévêtirent de ses habits lan après lautre; et non contents de cela, lui ôtèrent encore sa peau, la déchirant à
(1) Is., L, 6. Les pelleront. Le texte latin dit: vellentibus, ceux qui enlèvent le poil. (2) Matth., XXVII, 46.
(3) Luc., XXIII, 46.
coups de verges et de fouets: comme par après son âme fut dépouillée de son corps, et le corps de sa vie, par la mort quil souffrit en la croix; mais trois jours passés, par sa très sainte résurrection, lâme se revêtit de son corps glorieux, et le corps de sa peau immortelle, et shabilla de vêtements différents, ou en pèlerin, ou en jardinier, ou dautre sorte, selon que le salut des hommes et la gloire de son Père le requéraient.. Lamour fit tout cela, Théotime; et cest lamour aussi qui entrant en une âme afin de la faire heureusement mourir à soi et revivre à Dieu, la fait dépouiller de tous les désirs humains et de lestime de soi-même, qui nest pas moins attachée à lesprit que la peau à la chair, et la dénue (1) enfin des affections plus aimables : comme sont celles quelle avait aux consolations spirituelles, aux exercices de piété et à la perfection des vertus, qui semblaient être la propre vie de lâme dévote. Alors, Théotime, lâme a raison de sécrier : Jai ôté mes habits, comme men revêtirai-je (2)? Jai lavé mes pieds de toute sorte daffections, comme tes souillerais-je derechef? Nue je suis sortie de la main de Dieu, et nue jy retournerai. Le Seigneur mavait donné beaucoup de désirs, le Seigneur me les a ôtés, que son saint nom soit béni (3). Oui, Théotime, le même Seigneur qui nous fait désirer les vertus en notre commencement, et qui nous les fait pratiquer eu toutes occurrences, cest lui-même qui nous ôte
(1) La dénue, la dépouille. (2) Cant. cant., V, 3. (3) Job., I, 21.
laffection des vertus et de tous les exercices spirituels, afin quavec plus de tranquillité, de pureté et de simplicité, nous naffectionnions rien que le bon plaisir de sa divine majesté. Car, comme la belle et sage Judith avait voirement dans ses cabinets (1) ses beaux habits de fête, et néanmoins ne les affectionnait point, ni ne sen para jamais en sa viduité, sinon quand inspirée de Dieu elle alla ruiner Holopherne; ainsi, quoique nous ayons appris la pratique des vertus et les exercices de dévotion, si est-ce que nous ne les devons point affectionner, ni en revêtir notre coeur, sinon à mesure que nous savons que cest le bon plaisir de Dieu. Et comme Judith demeura toujours en habits de deuil, sinon en cette occasion en laquelle Dieu voulut quelle se mit en pompe, aussi devons-nous paisiblement demeurer revêtus de notre misère et abjection parmi nos imperfections et faiblesses, jusquà ce que Dieu nous exalte à la pratique des excellentes actions. On ne peut longuement demeurer en cette privation, dépouillé de toute sorte daffections. Cest pourquoi, selon lavis du saint Apôtre, après que nous avons ôté les vêtements du vieil Adam, il se faut revêtir des habits du nouvel homme (2), cest-à- dire, de Jésus-Christ; car ayant tout renoncé (3), voire même les affections des vertus, pour ne vouloir ni de celles-là, ni dautres quelconques, quautant que le bon plaisir divin portera, il nous faut revêtir derechef de plusieurs affections,
(1) Voirement dans ses cabinets, certainement dans ces armoires. (2) Coloss., III, 9, 10. (3) Ayant tout renoncé, ayant renoncé à tout.
et peut-être des mêmes que nous avons renoncées et résignées (l); mais il sen faut derechef revêtir, non plus parce quelles nous sont agréables, utiles, honorables, et propres à contenter lamour que nous avons pour nous-mêmes, ains parce quelles sont agréables à Dieu, utiles à son honneur, et destinées à sa gloire. Eliézer portait des pendants doreilles, des bracelets et des vêtements neufs pour la fille que Dieu avait préparée au fils de son maître; et par effet il les donna à la vierge Rebecca, sitôt quil connut quelle était celle-là. Il faut des habits neufs à lépouse du Sauveur. Si pour lamour de lui elle sest dépouillée de laffection ancienne quelle avait à ses parents (2), au pays, à la maison, aux amis, il faut quelle en prenne une toute nouvelle, affectionnant tout cela en son rang, non plus selon les considérations humaines, mais parce que lépoux céleste le veut, le commande et lentend, et quil a mis un tel ordre en la charité (3). Si on sest dénué de la vieille affection aux consolations spirituelles, aux exercices de la dévotion, à la pratique des vertus, voire même à notre propre avancement en la perfection, il se faut revêtir dune autre affection toute nouvelle, aimant toutes ces grâces et faveurs célestes, non plus parce quelles perfectionnent et ornent notre esprit, mais parce que le nom de notre Seigneur en est sanctifié, que son royaume en. est enrichi, et son bon plaisir glorifié. Ainsi saint Pierre shabille dans la prison, non
(1) Résignées, abandonnées. (2) Ps., XLIV, 11, 12. (3) Cant. cant., II, 12, 4.
par son élection, mais à mesure que lange le lui commande (1). Il met sa teinture, puis ses sandales, puis ses autres vêtements. Et le glorieux saint Paul, dépouillé en un moment de toutes affections, Seigneur, dit-il, que voulez-vous que je fasse (2)? cest-à-dire, que vous plait-il que jaffectionne, puisque me jetant à. terre vous avez fait mourir ma volonté propre? Eh! Seigneur, mettez votre bon plaisir en sa place, et menseignez de faire votre volonté; car vous êtes mon Dieu (3). Théotime, quiconque a tout quitté pour Dieu, ne doit rien reprendre que comme Dieu le veut;. il ne nourrit plus son corps, sinon comme Dieu lordonne, afin quil serve à lesprit; il nétudie plus que pour servir le prochain et sa propre âme, selon lintention divine; il pratique les vertus, non selon quelles sont plus à son gré, mais selon que Dieu le désire. Dieu commanda au prophète Isaïe de se dépouiller, et il le fit; marchant et prêchant en cette sorte, ou trois jours entiers, comme quelques-uns disent, ou trois ans, comme les autres pensent: puis il reprit ses habits quand le terme que Dieu lui avait préfigé (4) fut passé. Ainsi se faut-il dénuer de toutes affections, petites et grandes, et faut souvent examiner notre coeur pour voir sil est bien prêt à se dévêtir, comme fit Isaïe, de tous ses habits; puis reprendre aussi, quand il est temps, les affections convenables du service de la charité, afin de mourir en croix nus avec notre
(1) Act., XII, 8.
(2) Ibid., IX, 6.
(3) Ps., CXLII, 10. (4) Préfigé, fixé davance
divin Sauveur, et ressusciter par après en un nouvel homme avec lui. Lamour est fort comme la mort (1), pour nous faire tout quitter : il est magnifique comme la résurrection, pour nous parer de gloire et dhonneur.
(1) Cant. cant., VIII, 6.
FIN DU LIVRE NEUVIÈME
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