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LIVRE HUITIÈMEDE LAMOUR DE CONFORMITÉ PAR LEQUEL NOUS UNISSONS NOTRE VOLONTÉ A CELLE DE DIEU, QUI NOUS EST SIGNIFIÉE PAR SES COMMANDEMENTS, CONSEILS ET INSPIRATIONS.
De lamour de conformité provenant de la sacrée complaisance.
De la conformité de soumission qui procède de lamour de bienveillance.
Comme nous nous devons conformer à la divine volonté que lon appelle signifiée.
De la conformité de notre volonté avec celle que Dieu a de nous sauver.
De la conformité de notre volonté à celle de Dieu qui nous est signifiée par ses commandements.
De la conformité de notre volonté à celle que Dieu nous a signifiée par ses conseils.
Que lamour de la volonté de Dieu signifiée ès commandements nous porte à lamour des conseils.
Que lemépris des conseils évangéliques est un grand péché.
Troisième marque de linspiration, qui est la sainte obéissance à lEglise et aux supérieurs.
Briève méthode pour connaître la volonté de Dieu.
CHAPITRE PREMIERDe lamour de conformité provenant de la sacrée complaisance.
Comme la bonne terre ayant reçu le grain, le rend en sa saison au centuple (1), ainsi le coeur qui a pris de la complaisance en Dieu ne se peut empêcher de vouloir réciproquement donner à Dieu une autre complaisance. Nul ne nous plaît à qui nous ne désirions de plaire. Le vin frais rafraîchit pour un temps ceux qui le boivent; mais soudain quil a été échauffé par lestomac dans lequel il entre, il léchauffe réciproquement; et plus lestomac lui donne de chaleur; plus il lui en rend. Le véritable amour nest jamais ingrat, il tâche de complaire à ceux esquels il se complaît; et de là Vient la conformité des amants qui nous fait être tels que ce que nous aimons. Le très dévot et très sage roi Salomon devint idolâtre
(1) Luc., VIII, 8.
et fou, quand il aima les femmes idolâtres et folles, et eut autant didoles que ces femmes en avaient. LÉcriture appelle pour cela efféminés les hommes qui aiment éperdument les femmes pour leur sexe, parce que lamour les transforme dhommes en femmes quant aux moeurs et humeurs. Or, cette transformation se fait insensiblement par la complaisance, laquelle étant entrée en nos coeurs, en engendre une autre pour donner à celui de qui nous lavons reçue. On dit quil y a ès Indes un petits animal terrestre qui se plaît tant avec les poissons et dans la. mer, quà. force de venir souvent nager avec eux, enfin il devient poisson; et danimal terrestre, il est rendu tout à fait animal marin. Ainsi à. force de se plaire en Dieu on devient conforme à Dieu, et notre volonté se transforme en celle de la divine Majesté par la complaisance quelle y prend. Lamour, dit saint Chrysostome, ou. il trouve, ou il fait la ressemblance; lexemple de ceux que nous aimons a un doux et imperceptible empire et une autorité insensible sur nous il est forcé de les quitter ou de les imiter. Celui qui, attiré de la suavité des parfums, entre en la boutique dun parfumeur, en recevant le plaisir quil prend à sentir ces odeurs, il se parfume soi-même; et au sortir de là il donne part aux autres du plaisir quil a reçu, répandant entre eux la senteur des parfums quil a contractée. Avec le plaisir que notre coeur prend en la chose aimés, il tire à soi les qualités dicelle ; car la délectation ouvre le coeur, comme la tristesse le resserre; dont lÉcriture sacrée use souvent du mot de dilater, en lieu de celui de réjouir. Or, le coeur se trouvant ouvert par le plaisir, les impressions des qualités desquelles le plaisir dépend, entrent aisément en lesprit; et avec elles les autres encore qui sont au même sujet, bien quelles nous déplaisent, ne laissent pas dentrer en nous parmi la presse du plaisir; comme celui qui sans robe nuptiale (1) entra au festin parmi ceux qui étaient parés. Ainsi les disciples dAristote se plaisaient à parler bègue comme lui, et ceux de Platon tenaient les épaules courbées à son imitation En somme, le plaisir que lon a en la chose, est un certain fourrier (2), qui fourre dans le coeur amant les qualités de la chose qui plaît. Et pour cela la sacrée complaisance nous transforme en Dieu que nous aimons; et à mesure quelle est grande, la transformation est-plus parfaite. Ainsi les saints qui ont grandement aimé, ont été fort vitement et parfaitement transformés, lamour transportant et transmettant les moeurs et humeurs de lun des coeurs en lautre. Chose étrange, mais véritable : sil y a deux luths unisones (3), cest-à-dire, de même son et accord, lun près de lautre, et que lon joue dun diceux, lautre, quoiquon ne le touche point, ne laissera pas de résonner comme celui duquel on joue, la convenance de lun à lautre, comme par un amour naturel, faisant cette correspondance. Nous avons répugnance dimiter ceux que nous haïssons, ès choses mêmes qui sont bonnes; et les
(1) Matth., XXII, 12. (2) Fourrier désigne ici, ce que lauteur explique lui-même, celui qui fourre, qui introduit. (3) Unisones, à lunisson.
Lacedémoniens ne voulurent pas suivre le bon conseil dun méchant homme, sinon après quun homme de bien laurait prononcé. Au contraire, on ne peut sempêcher de se conformer à ce quon aime. Le grand Apôtre dit, comme je pense en ce sens, que la loi nest point mise aux justes (1); car, en vérité, le juste nest juste, sinon parce quil a le saint amour, et sil a lamour, il na pas besoin quon le presse par la rigueur de la loi, puisque lamour est le plus pressant docteur et solliciteur pour persuader au coeur quil possède lobéissance aux volontés et intentions du bien-aimé. Lamour est un magistrat qui exerce sa puissance sans bruit, sans prévôt, ni sergents, par cette mutuelle complaisance par laquelle, comme nous nous plaisons en Dieu, nous désirons aussi réciproquement de lui plaire. Lamour est labrégé de toute la théologie, qui rend très saintement docte lignorance des Paul, des Antoine, des Hilarion, des Siméon, des François, sans livres, sans précepteurs, sans art. En vertu de cet amour, la bien-aimée peut dire en assurance : Mon bien-aimé est tout mien, par la complaisance de laquelle il me plaît et me paît ; et moi je suis toute à lui (2) par bienveillance de laquelle je lui pais et le repais. Mon coeur se paît de se plaire en lui, et le sien se paît de quoi je lui plais pour lui; tout ainsi quun sacré berger il me paît, comme sa chère brebis, entre les lis de ses perfections esquelles je me plais; et pour moi, comme sa chère brebis, je le pais du fait de mes affections, par lesquelles je lui veux
(1) I Tim., I, 9.
(2) Cant., cant., II, 16.
plaire. Quiconque se plait véritablement en Dieu, désire de plaire fidèlement à Dieu, et, pour lui plaire, de se conformer à lui.
CHAPITRE II.De la conformité de soumission qui procède de lamour de bienveillance.
La complaisance attire donc en nous les traits des perfections divines selon que nous sommes capables de les recevoir, comme le miroir reçoit la ressemblance du soleil, non selon lexcellence et grandeur de ce grand et admirable luminaire, mais selon la capacité et mesure. de sa glace, si que nous sommes ainsi rendus conformes à Dieu. Mais outre cela, lamour de bienveillance nous donne cette sainte conformité par une autre voie. Lamour de complaisance tire Dieu dedans nos coeurs mais lamour de bienveillance jette nos coeurs en Dieu, et par conséquent toutes nos actions et affections, les lui dédiant et consacrant très amoureusement : car la bienveillance désire à Dieu tout lhonneur, toute la gloire et toute la reconnaissance quil est possible de lui rendre, comme un certain bien extérieur qui est dû à la bonté. Or, ce désir se pratique selon la complaisance que nous avons. en Dieu, en la façon qui sensuit. Nous avons eu une extrême complaisance à voir que Dieu est souverainement bon; et partant nous désirons, par lamour de bienveillance, que tous les amours quil nous est possible dimaginer, soient employés à bien aimer cette bonté. Nous nous sommes plu en la souveraine excellence de la perfection de Dieu; ensuite de cela nous désirons quil soit souverainement loué, honoré et adoré. Nous nous sommes délectés à considérer comme Dieu est non seulement le premier principe, mais aussi la dernière fin, auteur, conservateur et seigneur de toutes choses; à raison de quoi nous souhaitons que tout lui soit soumis par une souveraine obéissance. Nous voyons la volonté de Dieu souverainement parfaite, droite, juste et équitable; et à cette considération nous désirons quelle soit la règle et la loi souveraine de toutes choses, et quelle soit suivie, servie et obéie par toutes les autres volontés. Mais notez, Théotime, que je ne traite pas ici de lobéissance qui est due à Dieu parce quil est notre seigneur et maître, notre père et bienfaiteur: car cet-te sorte dobéissance appartient à la vertu de justice, et non pas à lamour. Non, ce nest pas cela dont je parle à présent: car encore quil ny eût ni enfer pour punir les rebelles, ni paradis pour récompenser les bons, et que nous neussions nulle sorte dobligations ni de devoir à Dieu (et ceci soit dit par imagination de chose impossible, et qui nest presque pas imaginable) ; si est-ce toutefois que (1) lamour de bienveillance nous porterait à rendre toute obéissance et soumission à Dieu par élection et inclination, voire même par une douce violence amoureuse, en considération de la souveraine bonté, justice et droiture de la divine volonté. Voyons-nous pas, Théotime, quune fille, par
(1) Si est-ce que, toujours est-il que.
une libre élection qui procède de lamour de bienveillance, sassujettit à un époux, auquel dailleurs elle navait aucun devoir; quun gentilhomme se soumet au service dun prince étranger, ou bien jette sa volonté ès mains du supérieur de quelque ordre de religion auquel il se rangera? Ainsi donc se fait la conformité de notre coeur avec celui de Dieu, lorsque par la sainte bienveillance nous jetons toutes nos affections entre les mains de la divine volonté, afin quelles soient par icelle pliées et maniées, à son gré, moulées et formées selon son bon plaisir. Et en ce point consiste la très profonde obéissance damour, laquelle na pas besoin dêtre excitée par menaces ou récompenses, ni par aucune loi ou par quelque commandement; car elle prévient tout cela, se soumettant à Dieu - pour la seule très parfaite bonté qui est en lui, à raison de laquelle il mérite que toute volonté lui soit obéissante, sujette et soumise, se conformant et unissant à jamais en tout et partout à ses intentions divines,
CHAPITRE IIIComme nous nous devons conformer à la divine volonté que lon appelle signifiée.
Nous considérons quelquefois la volonté de Dieu en elle-même; et la voyant toute sainte et toute bonne, il nous est aisé de la louer, bénir et adorer, et de sacrifier notre volonté et toutes celles des autres créatures à son obéissance, par cette divine exclamation : Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel (1). Dautres fois nous considérons la volonté de Dieu en ses effets particuliers, comme ès événements qui nous touchent, et ès occurrences qui nous arrivent; et finalement en la déclaration et manifestation de ses intentions. Et, bien quen vérité sa divine majesté nait quune très unique et très simple volonté, si est-ce que nous la marquons de noms différents, suivant la variété des moyens par lesquels nous la connaissons; variété selon laquelle nous sommes aussi diversement obligés de nous conduire à icelle. La doctrine chrétienne nous propose clairement les vérités que Dieu veut que nous croyions, les biens quil veut que nous espérions, les peines quil veut que nous craignions, ce quil veut que nous aimions, les commandements quil veut que nous fassions et les conseils quil désire que nous suivions. Et tout cela sappelle la volonté signifiée de Dieu, parce quil nous a signifié et manifesté quil veut et entend que tout cela soit cru, espéré, craint, aimé et pratiqué. Or, dautant que cette volonté signifiée de Dieu procède par manière de désir, et non par manière de vouloir absolu, nous pouvons ou la suivre par obéissance, ou lui résister par désobéissance, car Dieu fait trois actes de sa volonté pour ce regard (2) : il veut que nous puissions résister, il désire que nous ne résistions pas, et permet néanmoins que nous résistions si nous voulons. Que nous puissions résister, cela dépend de notre naturelle condition et liberté; que nous résistions,
(1) Matth., VI, 10. (2) Pour ce regard, dans ce but
cela dépend de notre malice; que nous ne résistions pas, cest selon le désir de la divine bonté. Quand donc nous résistons, Dieu ne contribue rien à notre désobéissance; ains laissant notre volonté en la main (1) de son franc arbitre, il permet quelle choisisse le mal. Mais quand nous obéissons, Dieu contribue son secours, son inspiration et sa grâce. Car la permission est une action de la volonté, qui de soi-même est bréhaigne (2), stérile, inféconde, et, par manière de dire, cest une action passive, qui ne fait rien, ains laisse faire. Au contraire, le désir est une action active, féconde, fertile, qui excite, semond (3) et presse. Cest pourquoi Dieu désirant que nous suivions, sa volonté signifiée, il nous sollicite, exhorte, incite, inspire, aide et secourt; niais permettant que nous résistions, il ne fait autre chose que de simplement nous laisser faire ce que nous voulons, selon notre libre élection, contre son désir et intention. Et toutefois ce désir est un vrai désir: car comme peut-on exprimer plus naïvement le désir que lon a quun ami fasse bonne chère, que de préparer un bon et excellent festin, comme fit ce roi de la parabole évangélique; puis linviter, presser et presque contraindre, par prières, exhortations et poursuites, de venir sasseoir à table et de manger? Certes, celui qui, à vive force, ouvrirait la bouche à un ami, lui fourrerait la viande dans le gosier, et la lui ferait avaler, il ne lui donnerait pas un festin de courtoisie, mais le traiterait en bête, et comme un
(1) Eccl., XV, 14. (2) Bréhaigne, stérile, qui ne produit pas, (3) Semond, reprend.
chapon quon veut engraisser. Cette espèce de bienfait veut être offert par semonces, remontrances et sollicitations, et non violemment et forcément exercé. Cest pourquoi il se fait par manière de désir, et non de vouloir absolu. Or, cen est de même de la volonté signifiée de Dieu; car par icelle Dieu désire dun vrai désir que nous fassions ce quil déclare; et à cette occasion il nous fournit tout ce qui est requis, nous exhortant et pressant de lemployer. En ce genre de faveur on ne peut rien désirer de plus. Et comme les rayons de soleil ne laissent pas dêtre vrais rayons, quand ils sont rejetés et repoussés par quelque obstacle; aussi la volonté signifiée de Dieu ne laisse pas dêtre vraie volonté de Dieu, encore quon lui résiste, et bien quelle ne fasse pas tant deffets comme si on la secondait. La conformité donc de notre coeur à la volonté signifiée de Dieu consiste en ce que nous voulions tout ce que la divine bonté nous signifie être de son intention, croyant selon sa doctrine, espérant selon ses promesses, craignant selon ses menaces, aimant et vivant selon ses ordonnances et avertissements, à quoi tendent les protestations que si souvent nous en faisons ès saintes cérémonies ecclésiastiques. Car pour cela nous demeurons debout tandis quon lit les levons de lÉvangile, comme prêts à obéir à la sainte signification de la volonté de Dieu, que lÉvangile contient. Pour cela nous baisons le livre à lendroit de lÉvangile, comme adorant la sainte parole qui déclare la volonté céleste. Pour cela plusieurs saints et saintes portaient sur leurs poitrines anciennement lÉvangile en écrit, comme un épithème (1) damour, ainsi quon lit de sainte Cécile; et de fait on trouva celui de saint Matthieu sur le coeur de saint Barnabé trépassé, écrit de sa propre main. Ensuite de quoi, ès anciens conciles, on mettait au milieu de lassemblée de tous les évêques un grand trône, et sur icelui le livre des saints Évangiles, qui représentait la personne du Sauveur, roi, docteur, directeur, esprit et unique coeur des conciles et de toute lÉglise : tant on honorait la signification de la volonté de Dieu exprimée en ce divin livre. Certes, le grand miroir de lordre pastoral, saint Charles, archevêque de Milan, nétudiait jamais dans lÉcriture sainte, quil ne se mit à genoux et tête nue, pour témoigner le respect avec lequel il fallait entendre et lire la volonté de Dieu signifiée.
CHAPITRE IVDe la conformité de notre volonté avec celle que Dieu a de nous sauver.
Dieu nous a signifié en tant de sortes et par tant de moyens quil voulait que nous fussions tous sauvés, que nul ne le peut ignorer. A cette intention, il nous a faits à son image et semblance (2) par la création, et sest fait à notre image et semblance par lincarnation; après laquelle il a souffert la mort pour racheter toute la race des hommes et la sauver : ce quil fit avec tant damour, que, comme raconte le grand saint Denis, apôtre de la France, il dit un jour au saint homme Carpus (3) quil était prêt à pâtir encore
(1) Epithème, médicament topique. (2) Semblance, ressemblance. (3) Carpus, V. t. Ier p. 328.
une fois pour sauver les hommes, et que cela lui serait agréable, sil se pouvait faire sans le péché daucun homme. Or, bien que tous ne se sauvent pas, cette volonté néanmoins ne laisse pas dêtre une vraie volonté de Dieu, qui agit en nous selon la condition de sa nature et de la nôtre : car sa bonté le porte à nous communiquer libéralement le secours de sa grâce, afin que nous parvenions au bonheur de sa gloire; mais notre nature requiert que sa libéralité nous laisse en liberté de nous en prévaloir pour nous sauver, on de le mépriser pour nous perdre. Jai demandé une chose, disait le Prophète, et cest celle-ci que je requerrai à jamais que je voie la volupté du Seigneur et que je visite son temple (1). Mais quelle est la volupté de la souveraine bonté, sinon de se répandre et communiquer ses perfections? Ceters, ses délices sont dêtre avec les enfants des hommes (2), pour verser ses grâces sur eux. Rien nest si agréable et délicieux aux gens libres que de faire leur volonté. Notre sanctification est la volonté de Dieu (3), et notre salut son bon plaisir: or, il ny a nulle différence entre le bon plaisir et la bonne volupté, ni par conséquent donc entre la bonne volupté et la bonne volonté divine; ains la volonté que Dieu a pour le bien des hommes est appelée bonne (4), parce quelle est aimable, propice, favorable, agréable, délicieuse : et comme les Grecs, après saint Paul,
(1)Ps., XXVI, 4.
(2) Prov., VIII, 31.
(3) I Thess., IV, 3.
(4) Rom., XII, 2.
ont dit; cest une vraie philanthropie, cest-à-dire, une bienveillance ou volonté tout amoureuse envers les hommes. Tout le temple céleste de lÉglise triomphante et militante résonne (1) de toutes parts les cantiques de ce doux am6ur de Dieu envers nous. Et le corps très sacré du Sauveur, comme un temple très saint de sa divinité, est tout paré de marques et enseignes de cette bienveillance. Cest pourquoi, en visitant le temple divin, nous voyons ces aimables délices que son coeur prend à nous favoriser. Regardons donc cent fois le jour cette amoureuse volonté de Dieu; et fondant notre volonté dans icelle, écrions (2) dévotement: O bonté dinfinie douceur, que votre volonté est aimable, que vos faveurs sont désirables ! Vous nous avez créés pour la vie éternelle; et votre poitrine maternelle, enflée des mamelles sacrées dun amour incomparable, abonde en lait de miséricorde, soit pour pardonner aux pénitents, soit pour perfectionner les justes. Hé ! pourquoi donc ne collons-nous pas nos volontés à la vôtre, comme les petits enfants sattachent au sein de leur mère, pour sucer le lait de vos éternelles bénédictions? Théotime, nous devons vouloir notre salut ainsi que Dieu le veut : or, il veut notre salut par manière de désir, et nous le devons aussi incessamment désirer ensuite de son désir. Non seulement il veut, mais en effet il nous donne tous les moyens requis pour nous faire parvenir
(1) Résonne, fait retentir. (2) Ecrions, écrions-nous, disons.
au salut; et nous, ensuite du désir (1) que nous avons dêtre sauvés, nous devons non seulement vouloir, mais en effet accepter toutes les grâces quil nous a préparées et quil nous offre. Il suffit de dire : Je désire dêtre sauvé ; mais il ne suffit pas de dire : Je désire embrasser les moyens convenables pour y parvenir; aine il faut dune résolution absolue, vouloir et embrasser les grâces que Dieu nous départ : car il faut que notre volonté corresponde à celle de Dieu. Et dautant quelle nous donne les moyens de nous sauver, nous les devons recevoir comme nous devons désirer le salut, ainsi quelle nous le désire, et parce quelle le désire. Mais il arrive maintes fois que les moyens de parvenir au salut, considérés en bloc ou en général, sont agréables à notre coeur, et regardés en détail et particulier, ils lui sont effroyables. Car navons-nous pas vu le pauvre saint Pierre disposé à recevoir en général toutes sortes de peines, et la mort même, pour suivre son maître? et néanmoins quand ce vint au fait et au prendre, pâlir, trembler et renier son maître à la voix dune simple servante? Chacun pense pouvoir boire le calice de notre Seigneur avec lui (2); mais quand on nous le présente par effet (3), on senfuit, on quitte tout. Les choses représentées particulièrement font une impression plus forte, et blessent plus sensiblement limagination. Cest pourquoi en lIntroduction, nous avons donné par avis quaprès les affections générales on fît des
1) Ensuite du désir, outre le désir, 2) Matth., XX, 22. 3) Par effet, en réalité.
résolutions particulières en la sainte oraison. David acceptait en particulier des afflictions comme un acheminement à sa perfection, quand il chantait en cette sorte : O quil mest bon, Seigneur, que vous mayez humilié, afin que japprenne vos justifications (1)! Ainsi furent les apôtres joyeux, ès tribulations, de quoi ils avaient la faveur dendurer des ignominies pour le nom de leur Sauveur (2).
CHAPITRE VDe la conformité de notre volonté à celle de Dieu qui nous est signifiée par ses commandements.
Le désir que Dieu a -de nous faire observer ses commandements est extrême, ainsi que toute lÉcriture témoigne. Et comme le pouvait-il mieux exprimer que par les grandes récompenses quil propose aux observateurs de sa loi, et les étranges supplices dont il menace les violateurs dicelle? Cest pourquoi David exclame : O Seigneur! vous avez ordonné que vos commandements soient trop plus (3) observés (4). Or, lamour de complaisance regardant ce désir divin, veut complaire à Dieu en lobservant: lamour de bienveillance, qui veut tout soumettre ù Dieu, soumet par conséquent nos désirs et use volontés à celle-ci que Dieu nous a signifiée; et de là provient non seulement lobservation, mais aussi lamour des commandements que David
(1) Ps., CXVIII, 71.
(2) Act., V, 41.
(3) Trop plus, au delà, de la manière la plus complète. (4) Ps., CXVIII, 4.
exalte dun style extraordinaire au psaume 118, quil semble navoir fait que pour ce sujet :
Que jaime votre loi dun très ardent amour ! Cest tout mon entretien, jen parle tout le jour. O Seigneur ! je chéris vos très saints témoignages Plus que lor et léclat du topaze doré, Que doux à mon palais sont vos sacrés langages ! Pour moi fade est le miel, sil leur est comparé (1).
Mais pour exciter ce saint et salutaire amour des commandements, nous devons contempler leur beauté, laquelle est admirable. Car comme il y a des oeuvres qui sont mauvaises parce quelles sont défendues, et des autres qui sont défendues parce quelles sont mauvaises; aussi y en a-t-il qui sont bonnes parce quelles sont commandées, et des autres qui sont commandées parce quelles sont bonnes et très utiles; de sorte que toutes sont très bonnes et très aimables, parce que le commandement donne la bonté aux unes qui nen auraient point autrement, et donne un surcroît de bonté aux autres, qui sans être commandées ne laisseraient pas dêtre bonnes. Nous ne recevons pas le bien en bonne part quand il nous est présenté par une main ennemie. Les Lacédémoniens ne voulurent- pas suivre un fort sain et salutaire conseil dun méchant homme, jusquà ce quun homme de bien le leur redit. Au contraire, le présent nest jamais quagréable quand un ami le fait: les plus doux commandements deviennent âpres si un coeur tyran et cruel les impose, et ils deviennent très aimables quand lamour les ordonne: le service de Jacob lui semblait une royauté, parce quil procédait de lamour.
(1) Ps., CXVIII, 97, 127, 130.
O que doux et désirable est le joug de la loi céleste quun roi si aimable a établie sur nous! Plusieurs observent les commandements comme on avale les médecines, plus crainte de mourir damnés que pour le plaisir de vivre au gré du Sauveur. Ains comme il y a des personnes qui, pour agréable que soit un médicament, ont du contre-coeur à le prendre, seulement parce quil porte le nom de médicament; aussi y a-t-il des âmes qui ont en horreur les actions commandées, seulement parce quelles sont commandées; et sest trouvé tel homme, ce dit-on, qui ayant doucement vécu dans la grande ville de Paris lespace de quatre-vingts ans sans en sortir, soudain quon lui eut enjoint de par le roi dy demeurer encore le reste de ses jours, il alla dehors voir les champs que de sa vie il navait désirés. Au contraire, le coeur amoureux aime les commandements; et plus ils sont de chose difficile, plus il les trouve doux et agréables, parce quil complaît plus parfaitement au bien-aimé et lui rend plus dhonneur. Il lance et chante des hymnes dallégresse, quand Dieu lui enseigne ses commandements et justifications (1). Et comme le pèlerin qui va gaiement chantant en son voyage, ajoute voirement la peine du chant à celle du marcher, et néanmoins en effet par surcroît de peine il se désennuie et allège du travail du chemin; aussi lamant sacré trouve tant de suavité aux commandements, que rien ne lui donne tant dhaleine et de soulagement en cette vie mortelle que la gracieuse charge des préceptes de son Dieu. Dont le saint Psalmiste sécrie : O Seigneur, vos
(1) Ps., CXVIII, 171.
justifications ou commandements me sont des douces chansons en ce lieu de mon pèlerinage (1). On dit que les mulets et chevaux chargés de figues (2) succombent incontinent au faix et perdent toutes leurs forces. Plus douces que les figues est la loi du Seigneur; mais lhomme brutal qui sest rendu comme le cheval et mulet, es quels il ny a point dentendement (3), perd le courage et ne peut trouver des forces pour porter cet aimable faix. Au contraire, comme une branche dagnus-castus (4) empêche de lassitude le voyageur qui la porte, aussi la croix, la mortification, le joug, la loi du Sauveur, qui est le vrai agneau chaste, est une charge qui délasse, qui soulage et récrée les coeurs qui aiment sa divine Majesté. On na point de travail en ce qui est aimé; on sil y a du travail, cest un travail bien-aimé le travail mêlé du saint amour est un certain aigre-doux plus agréable au goût quune pure douceur. Le divin amour nous rend donc ainsi conformes à la volonté de Dieu, et nous fait soigneusement observer ses commandements en qualité de désir absolu de sa majesté à laquelle nous voulons plaire; si que cette complaisance prévient par sa douce et aimable violence la nécessité dobéir que la loi nous impose, convertissant cette nécessité en vertu de dilection, et toute la difficulté en délectation.
(1) Ps., LIV. (2) Croyance populaire du temps, sans doute. (3) Ps., XXXI, 9. (4) Agnus castus, gattilier, arbrisseau aromatique auquel on attribuait anciennement des propriétés qui lui faisaient donner ce nom dagneau chaste.
CHAPITRE VI.De la conformité de notre volonté à celle que Dieu nous a signifiée par ses conseils.
Le commandement témoigne une volonté fort ent,ière et pressante de celui qui ordonne; mais le conseil ne nous représente quune volonté de souhait. Le commandement nous oblige, le conseil nous incite seulement. Le commandement rend coupables les transgresseurs; le conseil rend seulement moins louables ceux qui ne le suivent pas. Les violateurs des commandements méritent dêtre damnés: ceux qui négligent les conseils méritent seulement dêtre moins glorifiés. Il y a différence entre commander et recommander. Quand on commande, on use dautorité pour obliger; quand on recommande, on use damitié pour induire et provoquer. Le commandement impose nécessité; le conseil et recommandation nous incite à ce qui est de plus grande utilité. Au commandement correspond lobéissance, et la créance au conseil. On suit le conseil afin de plaire, et le commandement pour ne pas déplaire. Cest pourquoi lamour de complaisance qui nous oblige de plaire au bien-aimé, nous porte par conséquent à la suite de ses conseils; et lamour de bienveillance qui veut que toutes les volontés et affections lui soient soumises, fait que nous voulons, non seulement ce quil ordonne, mais ce quil conseille et à quoi il exhorte ; ainsi que lamour et respect quun enfant fidèle porte à son bon père, le fait résoudre de vivre, non seulement selon les commandements quil impose, mais encore selon les désirs et inclinations quil manifeste. Le conseil se donne voirement en faveur de celui quon conseille, afin quil soit parfait. Si tu veux être parfait, dit le Sauveur, va, vends tout ce que tu as. etle donne aux pauvres et me suis (1). Mais le coeur amoureux ne reçoit pas le conseil pour son utilité, ains pour se conformer au désir de celui qui conseille, et rendre lhommage qui est dû à sa volonté. Et partant il ne reçoit les conseils, sinon ainsi que Dieu le veut; et Dieu ne veut pas quun chacun observe tous les conseils, ains seulement ceux qui sont convenables selon la diversité des personnes, des temps, des occasions et des forces, ainsi que la charité le requiert; car cest elle qui, comme reine de toutes les vertus, de tous les commandements, de tous les conseils, et en somme de toutes les lois et de toutes les actions chrétiennes, leur donne à tous et à toutes le rang, lordre, le temps et la valeur. Si ton père ou ta mère ont une vraie nécessité de ton assistance pour vivre, il nest pas temps alors de pratiquer le conseil de la retraite en un monastère; car la charité tordonne que tu ailles en effet exécuter ce commandement dhonorer, servir, aider et secourir ton père ou ta mère (2). Tu es un prince par la postérité duquel les sujets de la couronne qui tappartient doivent être conservés en paix, et assurés contre la tyrannie, sédition et guerre civile : loccasion donc dun si grand bien toblige de produire en un saint mariage des légitimes successeurs. Ce nest pas perdre la chasteté, ou au moins cest la perdre chastement, que de la sacrifier au bien public en faveur
(1) Matth., X, 21. (2) Ex., XXIX, 12.
de la charité. As-tu une santé faible, inconstante, qui a besoin de grands supports? Ne te charge donc pas volontairement de la pauvreté effectuelle; car la charité te le défend. Non seulement la charité ne permet pas aux pères de famille de tout vendre pour donner aux pauvres, mais leur ordonne dassembler honnêtement ce qui est requis pour léducation et sustentation de la femme, des enfants et serviteurs; comme aussi aux rois et princes davoir des trésors qui, provenus dune juste épargne et non de tyranniques inventions servent comme de salutaires préservatifs contre les ennemis visibles. Saint Paul ne conseille-t-il pas aux mariés, passé le temps de loraison, de retourner (1) au train bien réglé au devoir nuptial ? Les conseils sont tous donnés pour la perfection du peuple chrétien, mais non pas pour celle de chaque chrétien en particulier. Il y a des circonstances qui les rendent quelquefois impossibles, quelquefois inutiles, quelquefois périlleux, quelquefois nuisibles à quelques-uns, qui est une des intentions pour lesquelles notre Seigneur dit de lun diceux ce quil veut -être entendu de tous : Qui te peut prendre, quil le prenne (2); comme sil disait, ainsi que saint Jérôme expose: Qui peut gagner et emporter lhonneur de la chasteté comme un prix de réputation, quil le prenne car il est exposé à ceux qui courront vaillamment. Tous donc ne peuvent pas, cest-à-dire, il nest pas expédient à tous dobserver tous les conseils, lesquels étant donnés en faveur de la charité,
(1) 1 Cor., vu, 5. (2) Matth., XIX. 12
elle sert de règle et de mesure à lexécution diceux. Quand donc la charité lordonne, on tire les moines et religieux des cloîtres pour en faire des cardinaux, des prélats, des curés; voire même on les réduit quelquefois au mariage pour le repos des royaumes, ainsi que jai dit ci-dessus. Que si la charité fait sortir des cloîtres ceux qui par voeu solennel sy étaient attachés, à plus forte raison, et pour moindre sujet, on peut, par lautorité de cette même charité, conseiller à plusieurs de demeurer chez eux, garder leurs moyens, se marier, voire de prendre les armes et aller à la guerre, qui est une profession si dangereuse. Or, quand la charité porte les uns à la pauvreté, et quelle en retire les autres, quand elle en pousse les uns au mariage, les autres à la continence; quelle enferme lun dans le cloître, et en fait sortir lautre, elle na pas besoin den rendre raison à personne; car elle a la plénitude de la puissance en la loi chrétienne, selon quil est écrit La charité peut toutes choses (1); elle a le comble de la prudence, selon quil est dit : La charité ne fait rien en vain (2). Que si quelquun veut contester, et lui demander pourquoi elle fait ainsi, elle répondra hardiment : Parce que te Seigneur en a besoin (3); tout est fait pour la charité, et la charité pour Dieu; tout doit servir à la charité, et elle à personne, non pas même à son bien-aimé, duquel elle nest pas servante, mais épouse. Pour cela on doit prendre delle lordre de lexercice
(1) I Cor., XIII.
(2) Ibid., 4.
(3) Matth., XXI, 3.
des conseils; car aux uns elle ordonnera la chasteté, et non la pauvreté; aux autres lobéissance, et non la chasteté; aux autres le jeûne, et non laumône; aux autres laumône, et non le jeûne; aux autres la solitude, et non la charge pastorale; aux autres la conversation, et non la solitude. En somme, cest une eau sacrée par laquelle le jardin de lÉglise est fécondé, et bien quelle nait quune couleur sans couleur, les fleurs néanmoins quelle fait croître ne laissent pas davoir une chacune sa couleur différente. Elle fait des martyrs plus vermeils que la rose, des vierges plus blanches que le lis aux uns elle donne le fin violet de la mortification, aux autres le jaune des soucis du mariage; employant diversement les conseils pour la perfection des âmes qui sont si heureuses que de vivre sous sa conduite.
CHAPITRE VIIQue lamour de la volonté de Dieu signifiée ès commandements nous porte à lamour des conseils.
O Théotime ! que cette volonté divine est aimable! ô quelle est amiable (1) et désirable ! ô loi toute damour et toute pour lamour! Les Hébreux, par le mot de paix, entendent lassemblage et comble de tous biens, cest-à-dire, la félicité; et le Psalmiste sécrie : Quune paix plantureuse abonde à ceux qui aiment la loi de Dieu, et que nul choppement (2) ne leur arrive (3); comme sil voulait dire: O Seigneur! que de suavité en lamour de vos
(1) Amiable, douce. (2) Choppement, action de chopper, heurter en marchant. (3) Ps., CXVIII, 165
sacrés commandements! toute douceur délicieuse saisit le coeur qui est saisi de la dilection de votre loi. Certes ce grand roi, qui avait son coeur fait selon le coeur de Dieu, savourait si fort la parfaite excellence des ordonnances divines, quil semble que ce soit un amoureux épris de la beauté de cette loi, comme de la chaste épouse et reine de son coeur, ainsi quil appert par les continuelles louanges quil lui donne. Quand lépouse céleste veut exprimer linfinie suavité des parfums de son divin époux: Votre nom, lui dit-elle, est un onguent répandu (1); comme si elle disait : Vous êtes si excellemment parfumé, quil semble que vous soyez tout parfum, et quil soit à propos de vous appeler onguent et parfum, plutôt quoint et parfumé. Ainsi lâme qui aime Dieu, est tellement transformée en la volonté divine, quelle mérite plutôt dêtre nommée volonté de Dieu, quobéissante ou sujette à la volonté divine ; dont Dieu dit par Isaïe quil appellera lÉglise chrétienne dun nom nouveau que la bouche du Seigneur nommera (2), marquera et gravera dans le coeur de ses fidèles; puis expliquant ce nom, il dit que ce sera : Ma volonté en icelle (3); comme sil disait quentre ceux qui ne sont pas chrétiens, un chacun a sa volonté propre au milieu de son coeur; mais parmi les vrais enfants du Sauveur, chacun quittera sa volonté, et il ny aura plus quune volonté maîtresse, régente et universelle, qui animera, gouvernera et dressera toutes les âmes, tous les coeurs et toutes les volontés; et le nom
(1) Cant. cant., 1, 2.
(2) Is., LXII, 2.
(3) Ibid., 4.
dhonneur des chrétiens ne sera autre chose, sinon la volonté de Dieu en eux : volonté qui règnera sur toutes les volontés, et les transformera toutes en soi; de sorte que les volontés des chrétiens et la volonté de notre Seigneur ne soient plus quune seule volonté. Ce qui fut parfaitement vérifié en la primitive Église, lorsque, comme dit le glorieux saint Luc, en la multitude des croyants il ny avait quun coeur et quune âme (1) : car il nentend pas parler du coeur qui fait vivre nos corps, ni de lâme qui anime ces coeurs dune vie humaine; mais il parle du coeur qui donne la vie céleste à nos âmes, et de lâme qui anime nos coeurs de la vie surnaturelle : coeur et âme très unique des vrais chrétiens, qui nest autre chose que la volonté de Dieu. La vie, dit le Psalmiste, est en la volonté de Dieu (2), non seulement parce que notre vie temporelle dépend de la volonté divine, mais aussi dautant que notre vie spirituelle en lexécution dicelle, par laquelle Dieu vit et règne en nous, et nous fait vivre et subsister en lui. Au contraire, le méchant, dés le siècle, cest-à-dire toujours, a rompu le joug de la loi de Dieu, et a dit : Je ne servirai point (3). Cest pourquoi Dieu dit quil la appelé, dés le ventre de sa mère, transgresseur et rebelle (4) : et parlant au roi de Tyr, il lui reproche quil avait mis son coeur comme le coeur de Dieu (5); car lesprit révolté veut que son coeur soit maître de soi-même, et que sa propre
(1) Act., IV, 32.
(2 Ps., XXIX, 6.
(3) Jer., II, 20.
(4) Is., XLVIII, 8.
(5) Ezech., XXVIII, 2.
volonté soit souveraine comme la volonté de Dieu. Il ne veut pas que la volonté divine règne sur la sienne, ains veut être absolu et sans dépendance quelconque. O Seigneur éternel, ne le permettez pas, ains faites que jamais ma volonté ne soit faite, mais la vôtre (1), Hélas! nous sommes en ce monde, non point pour faire nos volontés, mais celle de votre bonté qui nous y a mis. Il fut écrit de vous, ô Sauveur de mon âme! que vous fissiez la volonté (2) de votre Père éternel; et par le premier vouloir humain de votre âme, à linstant de votre conception, vous embrassâtes amoureusement cette loi de la volonté divine, et la mîtes au milieu de votre coeur (3) pour y régner et dominer éternellement. Eh! qui fera la grâce à mon âme quelle nait point de volonté que la volonté de Dieu? Or, quand notre amour est extrême à lendroit de la volonté de Dieu, nous ne nous contentons pas de faire seulement la volonté divine qui nous est signifiée ès commandements, mais nous nous rangeons encore à lobéissance des conseils, lesquels ne nous sont donnés que pou-r plus parfaitement observer les commandements, auxquels aussi ils se rapportent, ainsi que dit excellemment saint Thomas. O combien excellente est lobservation de la défense des injustes voluptés en celui qui a même renoncé aux plus justes et légitimes délices: ô combien celui-là est éloigné de convoiter le bien dautrui, qui rejette toutes richesses, et celles mêmes que saintement il pourrait garder! Que celui-ci est bien éloigné de vouloir préférer sa
(1) Luc., XXXII, 42.
(2) Ps., XXXIX, 8, 9.
(3) Ibid.
volonté à celle de Dieu, qui, pour faire la volonté de Dieu, sassujettit à celle dun homme. David était un jour en son préside (1), et la garnison des Philistins en Bethléem. Or il fit un souhait, disant : O si quelquun me donnait à boire de leau de la citerne qui est à la porte de Bethléem (2)! Et voilà quil neut pas plus tôt dit le mot, que trois vaillants chevaliers partent de là, main et tête baissées, traversent larmée ennemie, vont à la citerne de Bethléem, puisent de leau, et lapportent à David: lequel voyant le hasard auquel ces gentilshommes sétaient mis pour contenter son appétit, ne voulut point boire cette eau conquise au péril de leur sang et de leur vie, ains la répandit en oblation au Père éternel (3). Eh! voyez, je vous prie, Théotime, quelle ardeur de ces chevaliers au service et contentement de leur maître! ils volent et fendent la presse des ennemis avec mille dangers de se perdre, pour assouvir un seul simple souhait que le roi leur témoigne. Le Sauveur étant en ce monde déclara sa volonté en plu. sieurs choses par manière de commandement, et en plusieurs autres il la signifia seulement par manière de souhait : car il loua fort la chasteté, la pauvreté, lobéissance et résignation parfaite, labnégation de la propre volonté, la viduité, le jeûne, la prière ordinaire; et ce quil dit de la chasteté, que qui en pourrait emporter le prix, quil le print, il la ainsi dit de tous les autres conseils. A. ce souhait, les plus vaillants chrétiens se sont mis à la course; et forçant toutes les
(1) Son préside, son camp, sa tente. (2) II Reg., XXIII, 15. (3) Ibid., 16.
répugnances, convoitises et difficultés, ont atteint à la sainte perfection, se rangeant à létroite observance des désirs de leur roi, obtenant par ce moyen la couronne de gloire. Certes, ainsi que témoigne le divin Psalmiste, Dieu nexauce pas seulement loraison de ses fidèles, ains il exauce même encore le seul désir diceux, et la seule préparation quils font en leurs coeurs pour prier (1) tant il est favorable et propice à faire la volonté de ceux qui laiment. Et pourquoi donc réciproquement ne serons-nous si jaloux de suivre la sacrée volonté de notre Seigneur, que nous fassions non seulement ce quil commande, mais encore ce quil témoigne dagréer et souhaiter? Les âmes nobles nont pas besoin dun plus fort motif pour embrasser un dessein, que de savoir que le bien-aimé le désire. Mon âme, dit lune dicelles, sest écoulée soudain que mon ami a parlé (2).
CHAPITRE VIIIQue lemépris des conseils évangéliques est un grand péché.
Les paroles par lesquelles notre Seigneur nous exhorte de tendre et prétendre à la perfection, sont si fortes et pressantes, que nous ne saurions dissimuler lobligation que nous avons de nous engager à ce dessein. Soyez saints, dit-il, parce .que je suis saint (3). Qui est saint, quil soit encore davantage sanctifié, et qui est juste, quil soit encore plus justifié (4). Soyez parfaits, ainsi que votre
(1) Ps., IX, 38. (2) Cant. cant., V, 5, (3) Levit., XI, 44. (4) APOC., XXII, 11.
Père céleste est parfait (1). Pour cela, le grand saint Bernard écrivant au glorieux saint Guarin, abbé dAux (2), duquel la vie et les miracles ont tant rendu de bonne odeur en ce diocèse: Lhomme juste, dit-il, ne dit jamais: Cest assez; il a toujours faim et soif de la justice. Certes, Théotime, quant aux biens temporels, rien ne suffit à celui auquel ce qui suffit ne suffit pas : car quest-ce qui peut suffire à un coeur auquel la suffisance nest pas suffisante? Mais quant aux biens spirituels, celui nen a pas ce qui lui suffit (3), auquel il suffit davoir ce qui lui suffit; et la suffisance nest pas suffisante, parce que la vraie suffisance ès choses divines consiste en partie au désir de laffluence. Dieu, au commencement du monde, commanda à la terre de germer lherbe verdoyante faisant sa semence, et tout arbre fruitier faisant son fruit, un chacun selon son espèce, qui sùt aussi sa semence en soi-même (4). Et ne voyons-nous pas par expérience que les plantes et fruits nont pas leur juste croissance et maturité, que quand elles portent leurs graines et pépins, qui leur servent de géniture (5) pour la production de plantes et darbres de pareille sorte? Jamais vertus nont leur juste stature et suffisance, quelles ne produisent eu nous des désirs de faire progrès, qui, comme semences spirituelles, servent eu la. production de nouveaux
(1) Matth., V, 48. (2) Aux, Notre-Dame des Alpes, monastère du diocèse de Genève, fondé en 1133. (3) Celui nen a pas, pour celui-là nen a pas. La construction de la phrase est évidemment tourmentée. (4) Gen., I, 11. (5) Géniture, famille, enfants.
degrés de vertus. Et me semble que la terre de notre coeur a commandement de germer les plantes des vertus qui portent les fruits des saintes uvres, une chacune selon son genre, et qui ait les semences des désirs et desseins de toujours multiplier et avancer en perfection. Et la vertu qui na point la graine ou le pépin de ces désirs, elle nest pas en sa suffisance et maturité. « O donc, dit saint Bernard au fainéant, tu ne veux pas tavancer en la perfection? Non. Et tu ne veux pas non plus empirer? Non de vrai. Et quoi donc tu ne veux être ni pire ni meilleur? Hélas ! pauvre homme, tu veux être ce qui ne peut être. Rien voirement (1) nest stable ni ferme en ce monde; mais de lhomme il en est dit encore plus particulièrement que jamais il ne demeure en un état (2). 11 faut donc ou quil savance, ou quil retourne en arrière. » Or, je ne dis pas, non plus que saint Bernard, que ce soit péché de ne pratiquer pas les conseils. Non certes, Théotime : car cest la propre différence du commandement au conseil, que le commandement nous oblige sous peine de péché. et le conseil nous invite sans peine de péché. Néanmoins je dis bien que cest un grand péché de mépriser la prétention à la perfection chrétienne, et encore plus de mépriser la semonce par laquelle notre Seigneur nous y appelle: mais cest une impiété insupportable de mépriser les conseils et moyens dy parvenir que notre Seigneur nous marque. Cest une hérésie de dire que notre Seigneur ne nous a pas bien conseillés,
(1) Voirement, à la vérité. (2) Job, XIV, 2.
et un blasphème de dire à Dieu : Retire-toi de nous, nous ne voulons pas la science de tes voies (1). Mais cest une irrévérence horrible contre celui qui avec tant damour et de suavité nous invite à la perfection, de dire : Je ne veux pas être saint ni parfait, ni avoir plus de part en votre bienveillance, ni suivre les conseils que vous me donnez pour faire progrès en icelle. On peut bien, sans pécher, ne suivre pas les conseils, pour laffection que lon a ailleurs: comme, par exemple, on peut bien ne vendre pas ce que lon a, et ne le donner pas aux pauvres, parce quon na pas le courage de faire un si grand renoncement; on peut bien aussi se marier, parce quon aime une femme, on quon na pas assez de force en lâme pour entreprendre la guerre quil faut faire à la chair. Mais de faire profession de ne vouloir point suivre les conseils, ni aucun diceux, cela ne se peut faire sans mépris de celui qui les donne. De ne suivre pas le conseil de virginité, afin de se marier, cela nest pas malfait; mais de se marier pour préférer le mariage à la chasteté, comme font les hérétiques, cest un grand mépris ou du conseiller ou du conseil. Boire du vin contre lavis du médecin, quand on est vaincu de la soif ou de la fantaisie den boire, ce nest pas proprement mépriser le médecin ni son avis, mais dire : Je ne veux point suivre lavis du médecin; il faut que cela provienne dune mauvaise estime quon a de lui. Or, quant aux hommes, on peut souvent mépriser leur conseil, et ne mépriser pas ceux qui le donnent, parce me ce nest pas mépriser un homme, destimer
(1) Job, XXI, 14,
quil ait erré. Mais quant à Dieu, rejeter son conseil et le mépriser, cela ne peut provenir que de lestime que lon fait quil na pas bien conseillé ce qui ne peut être pensé que par esprit de blasphème; comme si Dieu nétait pas assez sage pour savoir, ou assez bon pour vouloir bien conseiller. Et cen est de même des conseils de lÉglise, laquelle, à raison de la continuelle assistance du Saint-Esprit, qui lenseigne et conduit en toute vérité, ne peut jamais donner de mauvais avis.
CHAPITRE IX.Suite de discours commencé. Comme chacun doit aimer, quoique non pas pratiquer, tous les conseils évangéliques; et comme néanmoins chacun doit pratiquer ce quil peut.
Encore que tous les conseils ne puissent, ni doivent être pratiqués par chaque chrétien en particulier, si est-ce quun chacun est obligé de les aimer tous, parce quils sont tous très bons. Si vous avez la migraine, et que lodeur du muse vous nuise, laisserez-vous pour cela davouer que cette senteur soit bonne et agréable? Si une robe dor ne vous est pas advenante, direz-vous quelle ne vaut rien? Si une bague nest pas pour votre doigt, la jetterez-vous pour cela dans la boue? Louez donc, Théotime, et aimez chèrement tous les conseils que Dieu a donnés aux hommes. O que béni soit à jamais lange du grand conseil, avec tous les avis quil donne, et les exhortations quil fait aux humains ! Le coeur est réjoui par les onguents et bonnes senteurs, dit Salomon, et par les bons conseils de lami, lâme est adoucie (1). Mais de quel ami et de quels conseils parlons-nous? O Dieu! cest de lami des amis, et ses conseils sont plus aimables que le miel ! Lami, cest le Sauveur; ses conseils sont pour le salut. Réjouissons-nous, Théotime, quand nous verrons des personnes entreprendre la suite des conseils que nous ne pouvons ou ne devons pas observer : prions pour eux, bénissons-les, favorisons-les et les aidons; car la charité nous oblige de naimer pas seulement ce qui est bon pour nous, mais daimer encore ce qui est bon pour le prochain. Nous témoignerons assez daimer tous les conseils, quand nous observerons dévotement ceux qui nous seront convenables; car tout ainsi que celui qui croit un article de foi dautant que Dieu la révélé par sa parole annoncée et déclaré par lEglise, ne saurait mécroire (2) les autres; et celui qui observe un commandement pour le vrai amour de Dieu, est tout prêt à observer les autres quand loccasion sen présentera; de même celui qui aime et estime un conseil évangélique, parce que Dieu la donné, il ne peut quil nestime consécutivement tous les autres, puisquils sont aussi de Dieu. Or, nous pouvons aisément en pratiquer plusieurs, quoique non pas tous ensemble ; car Dieu en a donné plusieurs, afin que chacun en puisse observer quelques-uns, et il ny a jour que nous nen ayons quelque occasion. La charité requiert-elle que, pour secourir votre père ou votre mère vous demeuriez chez eux
(1) Prov., XXVII, 9. (2) Mécroire, refuser de croire.
conservez néanmoins lamour et laffection à Votre retraite, ne tenez votre coeur au logis paternel quautant quil faut pour y faire ce que la -charité vous ordonne. Nest-il pas expédient, à cause de -votre qualité, que vous gardiez la parfaite chasteté; gardez-en donc au moins ce que, sans faire tort à la charité, vous en pourrez garder. Qui ne peut faire le tout, quil fasse quelque partie. Vous nêtes pas obligé de rechercher celui qui vous a offensé, car cest à lui de revenir à soi, et venir à vous pour vous donner satisfaction, puisquil vous a prévenu par injure et outrage; mais allez néanmoins, Théotime, faites ce que le Sauveur vous conseille, prévenez-le au bien, rendez-lui bien pour mal, jetez sur sa tête et sur son coeur un brasier ardent de témoignages de charité (1) qui le brûle tout, et le force de vous aimer. Vous nêtes pas obligé par la rigueur de la loi de donner à tous les pauvres que vous rencontrez, ains seulement à ceux qui en ont très grand besoin; mais ne laissez pas pour cela, suivant le conseil du Sauveur, de donner volontiers à tous les indigents que vous trouverez, autant que votre condition et que les véritables nécessités de vos affaires vous le permettront. Vous nêtes pas obligé de faire aucun voeu, mais faites-en pourtant quelques-uns qui seront jugés propres par votre père spirituel pour, votre avancement eu lamour divin. Vous pouvez librement user du vin dans les termes de ta bienséance; mais, selon le conseil de saint Paul à Timothée, nen prend que ce quil faut pour soulager votre estomac.
(1) Rom., XII. 20.
Il y a divers degrés de perfection ès conseils: de prêter aux pauvres, hors la très grande nécessité, cest le premier degré du conseil de laumône, et cest un degré plus haut de leur donner, plus haut encore de donner tout, et enfin encore plus haut de donner sa personne, en ta vouant au service des pauvres. Lhospitalité, hors lextrême nécessité, est un conseil : recevoir létranger est le premier degré dicelui; mais aller sur les avenues des chemins pour les semondre (1), comme faisait Abraham, cest un degré plus haut, et encore plus de se loger ès lieux périlleux, pour retirer, aider et servir les passants : en quoi excella ce grand saint Bernard de Menthon, originaire de ce diocèse, lequel, étant issu dune maison fort illustre, habita plusieurs années entre les jougs (2) et cimes de nos Alpes, y assembla plusieurs compagnons, pour attendre, loger, secourir, délivrer des dangers de la tourmente les voyageurs et passants, qui mourraient souvent entre les orages, les neiges et froidures, sans les hôpitaux que ce grand ami de Dieu établit et fonda ès deux monts, qui pour cela sont appelés de son nom, Grand-Saint-Bernard, au diocèse de Sion, et Petit-Saint-Bernard, en celui de Tarentaise. Visiter les malades qui ne sont pas en extrême nécessité, cest une louable charité; les servir est encore meilleur; mais se dédier à leur service, cest lexcellence de ce conseil, que les clercs de la Visitation des infirmes exercent par leur propre institut; et plusieurs dames en divers lieux, à limitation de ce grand saint Samson,
(1) Semondre, exhorter, reprendre. (2) Jougs, en latin juga, sommets, quelquefois chaman de montagnes.
gentilhomme et médecin romain, qui, en la ville de Constantinople, où il fut prêtre, se dédia tout à fait, avec une admirable charité, au service des malades, en un hôpital quil y commença, et que lempereur Justinien éleva et paracheva; à limitation des saintes Catherine de Sienne et de Gênes, de sainte Elisabeth de Hongrie, et des glorieux amis de Dieu, saint François et le bienheureux lgnace de Loyola, qui, au commencement de leurs ordres, firent cet exercice avec ardeur et utilité spirituelle incomparable. Les vertus ont donc une certaine étendue de perfection, et, pour lordinaire, nous ne sommes pas obligés de les pratiquer en lextrémité de leur excellence: il suffit dentrer si avant en lexercice dicelles, quen effet on y soit. Mais de passer outre, et savancer en la perfection, cest un conseil; les actes héroïques des vertus nétant pas pour lordinaire commandés, ains seulement conseillés. Que si, en quelque occasion, nous nous trouvons obligés de les exercer, cela arrive pour des occurrences rares et extraordinaires, qui les rendent nécessaires à la conservation de la grâce de Dieu. Le bienheureux portier de la prison de Sébaste, voyant lun des quarante qui étaient lors martyrisés perdre le courage et la couronne du martyre, se mit en sa place, sans que personne le poursuivit, et fut ainsi le quarantième de ces glorieux et triomphants soldats de notre Seigneur. Saint Adauctus, voyant que lon conduisait saint Félix au martyre: Et moi, dit-il, sans être pressé de personne, je suis aussi bien chrétien que celui-ci, adorant le même Sauveur; puis baisant saint Félix, sachemina avec lui au martyre, et eut la tête tranchée. Mille des anciens martyrs en firent de même; et pouvant également éviter et subir le martyre sans pécher, ils choisirent de le subir généreusement plutôt que de léviter loisiblement (1). En ceux-ci donc le martyre fut un acte héroïque de la force et constance quun saint excès damour leur donna. Mais quand il est force dendurer le martyre, ou renoncer à la foi, le martyre ne laisse pas dêtre martyre, et un excellent acte damour et de force; néanmoins je ne sais sil le faut nommer acte héroïque, nétant pas choisi par aucun excès damour, ains par la nécessité de la loi, qui en ce cas le commande. Or, en la pratique des actes héroïques de la vertu consiste la parfaite imitation du Sauveur, qui, comme dit le grand saint Thomas, eut dès linstant de sa conception toutes les vertus en un degré héroïque; et certes, je dirais volontiers plus quhéroïque, puisquil nétait pas simplement plus quhomme, mais infiniment plus quhomme, cest-à-dire, vrai Dieu.
CHAPITRE XComme il se faut conformer à la volonté divine qui nous est signifiée par les inspirations; et premièrement, de la variété des moyens par lesquels Dieu nous inspire.
Les rayons du soleil éclairent en échauffant, et échauffent en éclairant. Linspiration est nu rayon céleste qui porte dans nos coeurs une lumière chaLeureuse, par laquelle il nous fait voir le bien, et nous échauffe au pourchas (2) dicelui. Tout ce qui u vie sur terre sengourdit au froid de lhiver; mais an retour de la chaleur vitale du printemps tout
(1) Loisiblement, comme ils en avaient le loisir. (2) Pourchas, recherche ardente.
reprend son mouvement. Les animaux terrestres courent plus vilement, les oiseaux volent plus hautement et chantent plus gaiement, et les plantes poussent leurs feuilles et leurs fleurs très agréablement. Sans linspiration, nos âmes vivraient paresseuses, percluses et inutiles; mais à larrivée des divins rayons de linspiration, nous sentons une lumière mêlée dune chaleur vivifiante, laquelle éclaire notre entendement, réveille et anime notre volonté, lui donnant la force de vouloir et faire le bien appartenant au salut éternel. Dieu ayant formé le corps humain du limon de la terre, ainsi que dit Moïse, il inspira en icelui la respiration de vie,
et il fut fait en âme vivante (1), cest-à-dire en âme qui donnait vie, mouvement et opération au corps; et ce même Dieu éternel souffle et pousse les inspirations de la vie surnaturelle en nos âmes, afin que, comme dit le grand Apôtre, elles soient faites en esprit vivifiant (2), cest-à-dire, en esprit qui nous fasse vivre, mouvoir, sentir et ouvrer les oeuvres de la grâce; en sorte que celui qui nous a donné lêtre, nous donne aussi lopération. Lhaleine de lhomme échauffe les choses esquelles elle entre, témoin lenfant de la Sunamite, sur la bouche duquel le prophète Elisée ayant mis la sienne, et haléné sur icelui, sa chair séchauffa; et lexpérience est toute manifeste. Mais quant au souffle de Dieu, non seulement il échauffe, ains il éclaire parfaitement, dautant que lesprit divin est une lumière infinie, duquel le souffle vital est appelé inspiration; dautant que par icelui cette suprême
(1) Gen., II, 7.
(2) I Cor., XV, 45.
bonté halène et inspire en nous les désirs et intentions de son coeur. Or, les moyens dinspirer dont elle use sont infinis. Saint Antoine, saint François, saint Anselme et mille autres, recevaient souvent des inspirations par la vue des créatures. Le moyen ordinaire, cest la prédication; mais quelquefois ceux auxquels la parole ne profite pas, sont instruits par la tribulation, selon le dire du prophète : Laffliction donnera intelligence à louïe, cest-à-dire, ceux qui par louïe des menaces célestes sur les méchants ne se corrigent pas, apprendront la vérité par lévénement et les effets, et deviendront sages sentant laffliction. Sainte Marie Égyptienne fut inspirée par la vue dune image de Notre-Dame; saint Antoine oyant lévangile quon lit à la messe; saint Augustin, oyant le récit de la vie de saint Antoine; le duc de Gandie, voyant limpératrice morte; saint Pacôme, voyant un exemple de charité; le bienheureux Ignace de Loyola, lisant la vie des saints; saint Cyprien (ce nest pas le grand évêque de Carthage, ains un autre qui fut laïc, mais glorieux martyr) fut touché voyant le diable confesser son impuissance sur ceux qui se confient en Dieu. Lorsque jétais jeune, à Paris, deux écoliers, dont lun était hérétique, passant la nuit au faubourg Saint-Jacques en une débauche, ouïrent sonner les matines des chartreux ; et lhérétique demandant à lautre à quelle occasion on sonnait, il lui fit entendre avec quelle dévotion on célébrait les offices sacrés en ce saint monastère. O Dieu, dit-il, que lexercice de ces religieux est différent du nôtre! ils font celui des anges, et nous celui des bêtes brutes; et voulant voir par expérience, le jour suivant, ce quil avait appris par le récit de son compagnon, il trouva ces pères dans leurs formes (1), rangés comme des statues de marbre en une suite de niches immobiles, à toute autre action quà celle de la psalmodie, quils faisaient avec une attention et dévotion vraiment angélique, selon la coutume de ce saint ordre; si que ce pauvre jeune homme, tout ravi dadmiration, demeura pris en la consolation extrême quil eut de voir Dieu si bien adoré parmi les catholiques, et se résolut, comme il fit par après, de se ranger dans le giron de lEglise, vraie et unique épouse de Celui qui lavait visité de son inspiration, dans linfâme litière de labomination en laquelle il était. O que bienheureux sont ceux qui tiennent leurs coeurs ouverts aux saintes inspirations! car jamais ils ne manquent de celles qui leur sont nécessaires pour bien et dévotement vivre en leurs conditions, et pour saintement exercer les charges de leurs professions. Car comme Dieu donne, par lentremise de la nature, à chaque animal les instincts qui lui sont requis pour sa conservation et pour lexercice de ses propriétés naturelles; aussi, si nous ne résistons pas à la grâce de Dieu, il donne à chacun de nous les inspirations nécessaires pour vivre, opérer, et nous conserver en la vie spirituelle. Hé! Seigneur, disait le fidèle Eliézer, voici que je suis près de cette fontaine deau; et les filles de cette cité sortiront pour puiser de leau. La jeune fille donc à laquelle je dirai: Penchez votre cruche, afin que je boive, et eue répondra: Buvez, ains je donnerai encore à boire à vos chameaux; cest celle-là que
(1) Formes, stalles de choeur
cous avez préparée pour votre serviteur Isaïe (1). Théotime, Éliézer ne se laisse entendre de désirer de leau que pour sa personne; mais la belle Rébecca, obéissant à linspiration que Dieu et sa débonnaireté lui donnaient, soffre dabreuver encore les chameaux. Pour cela elle fut rendue épouse du saint Isaac, belle-fille du grand Abraham, et grandmère du Sauveur. Les âmes certes qui ne se contentent pas de faire ce que par les commandements et conseils le divin époux requiert delles, mais sont promptes à suivre les sacrées inspirations, ce sont celles que le Père éternel a préparées pour être épouses de son Fils bien-aimé. Et quant à son Eliézer, parce quil ne peut autrement discerner entre les filles de Haran, ville de Nachor, celle qui était destinée au fils de son maître, Dieu la lui fait connaître par inspiration. Quand nous ne savons que faire, et que lassistance humaine nous manque en nos perplexités, Dieu alors nous inspire. Et si nous sommes humblement obéissants, il ne permet point que nous errions. Or, je ne dis rien de plus de ces inspirations nécessaires, pour en avoir souvent parié en cet oeuvre, et encore en l Introduction à la vie dévote.
CHAPITRE XIDe lunion de notre volonté à celle de Dieu ès inspirations qui sont données pour la pratique extraordinaire des vertus et de la persévérance en la vocation, première marque de linspiration.
Il y a des inspirations qui tendent seulement à une extraordinaire perfection des exercices ordinaires de la vie chrétienne. La charité envers les
(1) Gen., XXIV, 12, 13, 14.
pauvres malades est un exercice ordinaire des vrais chrétiens, mais exercice ordinaire qui fut pratiqué en perfection extraordinaire par saint François et sainte Catherine de Sienne, quand ils léchaient et suçaient les ulcères des lépreux et chancreux; et par le glorieux saint Louis, quand il servait à genoux et tête nue les malades, dont un abbé de Cîteaux demeura tout éperdu dadmiration, le voyant en cette posture manier et agencer un misérable ulcéré de plaies horribles et chancreuses. Comme encore cétait une pratique bien extraordinaire de ce saint monarque de servir à table les pauvres les plus vils et abjects, et manger les restes de leurs potages. Saint Jérôme, recevant en son hôpital de Bethléem les pèlerins dEurope qui fuyaient la persécution des Goths, ne leur lavait pas seulement les pieds, mais sabaissait jusque-là que de laver encore et de frotter les jambes de leurs chameaux; à lexemple de Rébecca dont nous parlions naguères, qui non seulement puisa de leau pour Eliézer, mais aussi pour ses chameaux. Saint François ne fut pas seulement extrême en la pratique de la pauvreté, comme chacun sait, mais il le fut encore en celle de la simplicité. Il racheta tut agneau, de peur quon ne le tuât, parce quil représentait Notre-Seigneur. Il portait respect presque à toutes créatures, en contemplation de leur Créateur, par une non accoutumée, mais très prudente simplicité. Telles fois il sest amusé à retirer les vermisseaux du chemin, afin que quelquun ne les foulât au passage, se ressouvenant que son Sauveur sétait parangonné (1) au vermisseau, Il appelait les créatures ses frères et soeurs, par certaine
(1) Parangonné, comparé.
considération admirable que le saint amour lui suggérait. Saint Alexis, seigneur de très noble extraction, pratiqua excellemment labjection de soi-même, demeurant dix-sept ans inconnu chez son propre père à Rome en qualité de pauvre pèlerin. Toutes ces inspirations furent, pour des exercices ordinaires, pratiquées néanmoins en perfection extraordinaire. Or, en cette sorte dinspiration, il faut observer les règles que nous avons données pour les désirs en notre Introduction. Il ne faut pas vouloir suivre plusieurs exercices à la fois et tout à coup; car souvent lennemi tâche de nous faire entreprendre et commencer plusieurs desseins, afin quaccablés de trop de besogne nous nachevions rien et laissions tout imparfait. Quelquefois mêmement, il nous suggère la volonté dentreprendre, de commencer quelque excellente besogne, laquelle il prévoit que nous naccomplirons pas, pour nous détourner den poursuivre une moins excellente que nous eussions aisément achevée; car il ne se soucie point quon fasse force desseins et commencements, pourvu quon nachève rien. Il ne veut pas empêcher, non plus que Pharaon, que les mystiques femmes dIsraël, cest-à-dire les âmes chrétiennes, enfantent des mâles, pourvu quavant quils croissent on les tue. Au contraire, dit le grand saint Jérôme, entre les chrétiens, on na pas tant dégard au commencement quà la fin. Il ne faut pas tant avaler de viande quon ne puisse faire la digestion de ce que lon en prend. Lesprit séducteur nous arrête au commencement et nous fait contenter du printemps fleuri : mais lesprit divin ne nous fait regarder le commencement que pour parvenir à la fin, et ne nous fait réjouir des fleurs du printemps que pour la prétention de jouir des fruits de lété et de lautomne. Le grand saint Thomas est dopinion quil nest pas expédient de beaucoup consulter et longuement délibérer sur linclination que lon a dentrer dans une bonne et bien formée religion; et il a raison : car la religion étant conseillée par notre Seigneur en lEvangile, quest-il besoin de beaucoup de consultations? Il suffit den faire une bonne avec quelque peu de personnes qui soient bien prudentes et capables de telle affaire, et que nous puissent aider à prendre une courte et solide résolution. Mais dès que nous avons délibéré et résolu, et en ce sujet, et en tout autre qui regarde le service de Dieu, il faut être fermes et invariables, sans se laisser nullement ébranler par aucune sorte dapparence. de plus grand bien, car bien souvent, dit le glorieux saint Bernard, le malin esprit nous donne le change, et, pour nous détourner dachever un bien, il nous en propose un autre qui semble meilleur, lequel, après que nous avons commencé, pour nous divertir de le parfaire, il en présente un troisième. se contentant que nous fassions plusieurs commencements, pourvu que nous ne fassions point de fine. Il ne faut pas même passer dune religion en une autre, sans des motifs grandement considérables, dit saint Thomas après labbé Nestorius rapporté par Cassian. Jemprunte au grand saint Anselme, écrivant à Lauzon, une belle similitude. Comme un arbrisseau souvent transplanté ne saurait prendre racine ni par conséquent venir à sa perfection, et rendre le fruit désiré; ainsi lâme qui transplante son coeur de dessein en dessein ne saurait profiter, ni prendre la juste croissance de sa perfection, puisque la perfection ne consiste pas en commencements, mais en accomplissements. Les animaux sacrés dEzéchiel allaient où limpétuosité de lesprit les portait, et ne se retournaient point en marchant, mais un chacun, savançait cheminant devant sa face (1). Il faut aller où linspiration nous pousse, et ne point se revirer ni retourner en arrière, ains marcher du côté où Dieu a contourné notre face, sans changer de visée. Qui est en bon chemin, quil se sauve. Il arrive que lon quitte quelquefois le bien pour chercher le mieux, et que laissant lun on ne trouve pas lantre. Mieux vaut la possession dun petit trésor trouvé que la, prétention dun plus grand quil faut aller chercher. Linspiration est suspecte qui nous pousse à quitter un vrai bien que nous avons présent, pour en pourchasser un meilleur à venir. Un jeune homme portugais, nommé François Bassus, était admirable, non seulement en léloquence divine, mais en la pratique des vertus, sous la discipline du bienheureux Philippe Nérius, en sa congrégation de lOratoire de Rome. Or, il crut dêtre inspiré de quitter cette sainte société pour se rendre en une religion formelle (2), et enfin se résolut à cela. Mais le bienheureux Philippe, assistant à sa réception en lordre de Saint-Dominique, pleurait amèrement; dont étant interrogé par François-
(1) Ezech., I. 12. (2) Religion formelle, un ordre religieux proprement dit.
Marie Tauruse, qui depuis fut archevêque de Sienne et cardinal, pourquoi il jetait des larmes: Je déplore, dit-il, la perte de tant de vertus. Et de fait, ce jeune homme si excellemment sage et dévot en la congrégation, sitôt quil fut en la religion, devint tellement inconstant et volage, quagité de divers désirs de nouveautés et changements, il donna par après de grands et fâcheux scandales. Si loiseleur va droit au nid de la perdrix, elle se présentera à lui et contrefera lerrénée (1) et boiteuse, et se lançant comme pour faire grand vol, se laissera tout à coup tomber, comme si elle nen pouvait plus, afin que le chasseur samusant après elle, et croyant quil la pourra aisément prendre, soit diverti de rencontrer ses petits hors du nid; puis comme il la quelque temps suivie, et quil cuide lattraper, elle prend lair et séchappe. Ainsi notre ennemi voyant un homme qui, inspiré de Dieu, entreprend une profession et manière de vivre propre à son avancement en lamour céleste, il lui persuade de prendre une autre voie de plus grande perfection en apparence, et layant dévoyé de son premier chemin, il lui rend petit à petit impossible la suite du second, et lui en propose un troisième, afin que loccupant en la recherche continuelle de divers et nouveaux moyens pour se perfectionner, il lempêche den employer aucun, et par conséquent de parvenir à la fin pour laquelle il les cherche, qui est la perfection. Les jeunes chiens à tous rencontres quittent la meute et tirent au change; mais les vieux, qui sont sages,
(1) Errénée, ou plutôt érénée pour éreintée.
ne prennent jamais le change, ains suivent toujours les erres (1) sur lesquelles ils sont. Quun chacun donc ayant trouvé la très sainte volonté de Dieu en sa vocation, demeure saintement et amoureusement en icelle, y pratiquant les exercices convenables selon lordre de ta discrétion, et avec le zèle de la perfection.
CHAPITRE XIIDe lunion de la volonté humaine à celle de Dieu ès inspirations qui sont contre les lois ordinaires, et de la paix et douceur de coeur, seconde marque de linspiration.
Il se faut donc comporter ainsi, Théotime, ès inspirations qui ne sont extraordinaires que dautant quelles nous incitent à pratiquer avec une extraordinaire ferveur et perfection les exercices ordinaires du chrétien. Mais il y a dautres inspirations que lon appelle extraordinaires, non seulement parce quelles font avancer Lâme au delà du train ordinaire, mais aussi parce quelles la portent à des actions contraires aux lois, règles et coutumes communes de la très sainte Église, et qui partant sont plus admirables quimitables. La sainte demoiselle que les historiens appellent Eusèbe létrangère, quitta Rome, sa patrie, et shabillant en garçon avec deux autres filles, sembarqua pour aller outre mer, et passa en Alexandrie, et de là en lîle de Cô (2), où se voyant en assurance, elle reprit les habits de son sexe, et se
(1) Erres, traces et route dun cerf, (2) Cô, Cos.
remettant sur mer, elle alla au pays de Carie, en la ville de Mylassa, où le grand Paul qui lavait trouvée en Cô, et lavait prise sous sa conduite spirituelle, la mena, et où par après étant devenu évêque, il la gouverna si saintement quelle dressa un monastère, et semploya au service de lÉglise en loffice quen ce temps-là on appelait de diacresse (1), avec tant de charité, quelle mourut enfin toute sainte, et fut reconnue pour telle par une grande multitude de miracles que Dieu fit par ses reliques et intercessions. De shabiller des habits du sexe duquel on nest pas, et sexposer ainsi déguisé au voyage avec des hommes, cela est non seulement au delà, mais contraire aux règles ordinaires de la modestie chrétienne. Un jeune homme donna un coup de pied à sa mère, et touché de vive repentance sen vint confesser à saint Antoine de Padoue, qui, pour lui imprimer plus vivement en lâme lhorreur de son péché, lui dit entrautres choses : Mon enfant, le pied qui a servi dinstrument à votre malice, pour un si grand forfait, mériterait dêtre coupé : ce que le garçon prit si à coeur, quétant de retour chez sa mère, ravi du sentiment de sa contrition, il se coupa le pied. Les paroles du saint neussent pas eu cette force selon leur portée ordinaire, si Dieu ny eût ajouté son inspiration, mais inspiration si extraordinaire quon croirait que ce fut plutôt une tentation, si le miracle de la réunion de ce pied coupé, fait par la bénédiction du saint, ne leût autorisée. Saint Paul, premier ermite, saint Antoine, sainte Marie Égyptiaque, ne se sont pas
(1) Diacresse, diaconesse.
abîmés en ces vastes solitudes, privés douïr la messe, de communier et de se confesser, et privés, jeunes gens quils étaient encore, de conduite et de toute assistance, sans une forte inspiration. Le grand Siméon Stylite fit une vie quhomme du monde neût pu penser ni entreprendre sans linstinct et lassistance céleste. Saint Jean, évêque, surnommé le Silentiaire, quittant son évêché à linsu de tout son clergé, alla passer le reste de ses jours au monastère de Laura, sans quon pût oncques avoir de ses nouvelles : cela nétait-ce pas contre les règles de la très sainte résidence? Et le grand saint Paulin, qui se vendit pour racheter lenfant dune pauvre veuve, comme le pouvait-il faire selon les lois ordinaires, puisquil nétait pas sien, ains à son église et au public par la consécration épiscopale? Ces filles et-femmes qui, poursuivies pour leur beauté, défigurèrent leurs visages par des blessures volontaires, afin de garder leur chasteté sous la faveur dune sainte laideur, ne faisaient-elles pas chose, ce semble, défendue? Or, une des meilleures marques de la bonté de toutes les inspirations, et particulièrement des extraordinaires, cest la paix et la tranquillité du coeur qui les reçoit; car lesprit divin est voirement violent, mais dune violence douce, suave et paisible. Il Vient comme un vent impétueux (1) et comme un foudre céleste, mais il ne renverse point les apôtres, il ne les trouble point : la frayeur quils reçoivent de son bruit est momentanée, et se trouve soudain suivie dune douce assurance. Cest pourquoi ce feu sassied sur un chacun
(1) Act., I, 2.
diceux (1), comme y prenant et donnant sou sacré repos; et comme le Sauveur est appelé paisible ou pacifique Salomon, aussi son épouse est appelée Sulamite, tranquille et fille de paix et la voix, cest-à-dire linspiration de lépoux, ne lagite rit la trouble nullement, ains lattire si suavement. quil la fait doucement fondre, et comme écouler son âme en lui : Mon âme, dit-elle, sest fondue, quand mon bien-aimé a parlé (2). Et bien quelle soit belliqueuse et guerrière, si est-ce que (3) tout ensemble elle est tellement paisible, quemmi les armées et batailles, elle continue les accords dune mélodie nonpareille. Que verrez-vous, dit-elle, en la Sulamite, sinon les choeurs des armées (4)? Ses armées sont des choeurs, cest-à-dire des accords de chantres; et ses chantres sont des armées, parce que les armes de lÉglise et de lâme dévote ne sont autre chose que les oraisons, les hymnes, les cantiques et les psaumes. Ainsi les serviteurs de Dieu qui ont eu les plus hautes et relevées inspirations, ont été les plus doux et paisibles de lunivers Abraham, Isaac et Jacob. Moïse est qualifié le plus débonnaire dentre tous les hommes (5); David est recommandé par sa mansuétude. Au contraire, lesprit malin est turbulent, âpre, remuant; et ceux qui suivent sus suggestions infernales, cuidant que ce soient inspirations célestes, sont ordinairement connaissables, parce
(1) Act., 1, 3.
(2) Cant. cant., V, 6. (3) Si est-ce que, toujours est-il que (4) Cant. cant., VII, 1. (5) Num., XII, 3.
quils sont inquiets, têtus, fiers, entrepreneurs et remueurs daffaires, qui, sous le prétexte de zèle, renversent tout sens dessus dessous, censurent tout le monda, tancent un chacun, blâment toutes choses: gens sans conduite, sans condescendance, qui ne supportent rien, exerçant les passions de lamour-propre sous le nom de la jalousie de lhonneur divin.
CHAPITRE XIIITroisième marque de linspiration, qui est la sainte obéissance à lEglise et aux supérieurs.
A la paix et douceur du coeur est inséparablement conjointe la très sainte humilité. Mais je nappelle pas humilité ce cérémonieux assemblage de paroles, de gestes, de baisements de terre, de révérences, dinclinations, quand il se fait, comme il advient souvent, sans aucun sentiment intérieur de sa propre abjection et de la juste estime du prochain. Car tout cela nest quun vain amusement des faibles esprits, et doit plutôt être nommé fantôme dhumilité, quhumilité. Je parle dune humilité noble, réelle, moelleuse, solide, qui nous rend souples à la correction, ma niables et prompts à lobéissance. Tandis que lincomparable Siméon Stylite était encore novice à Tolède (1), il se rendit impliable (2) à lavis de
(1) Tolède : ainsi écrit dans S. François de Sales pour Thélède ou Télède, monastère de Syrie, près du mont Coryphée, où S. Siméon passa plusieurs années. (2) Impliable, qui ne plie pas, inflexible, indocile.
ses supérieurs qui le voulaient empêcher de pratiquer tant détranges rigueurs par lesquelles il sévissait désordonnément contre soi-même; si que enfin il fut pour cela chassé du monastère, comme peu susceptible de la mortification du coeur, et trop adonné à celle du corps. Mais étant par après rappelé et devenu plus dévot et plus sage en la vie spirituelle, il se comporta bien dune autre façon, ainsi quil témoigna en laction suivante. Car lorsque les ermites épars parmi les déserts voisins dAntioche surent la vie extraordinaire quil faisait sur sa colonne, en laquelle il semblait être ou un ange terrestre ou un homme céleste, ils lui envoyèrent un député dentreux. auquel ils donnèrent ordre de lui parler de leur part en cette sorte : Pourquoi est-ce, Siméon, que laissant le grand chemin de la vie dévote frayé par tant de grands et saints devanciers, vous en suivez un autre inconnu aux hommes, et tant éloigné de tout ce qui a été vu et oui jusquà présent? Quittez, Siméon , cette colonne, et rangez-vous meshui (1) avec les autres à la façon de vivre et la méthode de servir Dieu usitée par les bons pères prédécesseurs. Que si Siméon acquiesçait à leur avis, et pour condescendre à leur volonté se montrait prompt à vouloir descendre, ils donnèrent charge an député de lui laisser la liberté de persévérer en ce genre de vie jà commencé; dautant que par son obéissance, disaient ces bons pères, on pourra bien connaître quil a entrepris cette sorte de vie par linspiration divine: mais si au contraire il résistait, et que, méprisant leur
(1) Meshui, aujourdhui.
exhortation, il voulût suivre sa propre volonté, ils résolurent quil le fallait retirer par force, et lui faire abandonner sa colonne. Le député donc étant venu à la colonne, il neut pas sitôt fait son ambassade, que le grand Siméon, sans délai, sans réserve, sans réplique quelconque, se print à vouloir descendre avec une obéissance et humilité digne du sa rare sainteté. Ce que voyant le délégué : Arrêtez, dit-il, ô Siméon, demeurez là, persévérez constamment, et ayez bon courage, poursuivez vaillamment votre entreprise : votre séjour sur cette colonne est de Dieu. Mais voyez, Théotime, je vous prie, comme ces anciens et saints anachorètes, un leur assemblée générale, ne trouvent point de marque plus assurée de linspiration céleste eu un sujet si extraordinaire, comme fut la vie de ce grand Stylite, que de le voir simple, doux et maniable sous les lais de la très sainte obéissance : aussi Dieu, bénissant la soumission du ce grand homme, lui donna la grâce de persévérer trente ans entiers sur une colonne haute de trente-six coudées après avoir déjà été sept ans sur les autres colonnes de six, de douze et de vingt pieds de hauteur, et ayant auparavant été dix ans sur une petite pointe de rocher au lieu appelé la Mandre (1). Ainsi cet oiseau de paradis, vivant en lair sans toucher terre, fut un spectacle damour pour les anges, et dadmiration pour les humains. Tout est assuré en lobéissance, tout est suspect hors de lobéissance.
(1) La Mandre, montagne de Syrie, placée, disent les historiens, près du bourg de Télanisse.
Quand Dieu jette des inspirations dans un coeur, la première quil répand cest celle de lobéissance. Mais y eut-il jamais une pi-us illustre et sensible inspiration que celle qui fut donnée au glorieux saint Paul? Or, le chef principal dicelle fat quil allât en la cité, en laquelle il apprendrait par la bouche dAnanie ce quil avait à faire; et cet Ananie, homme grandement célèbre, était, comme dit saint Dorotisée, évêque de Damas. Quiconque dit quil est inspiré, et refuse dobéir aux supérieurs et suivre leurs avis, il est un imposteur. Tous les prophètes et prédicateurs qui ont été inspirés de Dieu, ont toujours aimé, lEglise, toujours adhéré à sa doctrine, toujours aussi été approuvés par icelle, et nont jamais rien annoncé si fortement que cette vérité: que les lèvres du prêtre gardaient la science, et quon devait requérir la loi de sa bouche (1). De sorte que les missions extraordinaires sont des illusions diaboliques, et non des inspirations célestes, si elles ne sont reconnues et approuvées par les pasteurs, qui sont de la mission ordinaire; car ainsi saccordent Moïse et les prophètes. Saint Français, saint Dominique, et les autres pères des ordres religieux, vinrent au service des âmes par une inspirai ion extraordinaire, mais ils se soumirent dautant plus humblement et cordialement à la sacrée hiérarchie de lÉglise. En somme, les trois meilleures et plus assurées marques des légitimes inspirations sont la persévérance, contre linconstance et légèreté; ta paix et douceur du coeur, contre les inquiétudes
(1) Malach., II, 7.
et empressements, lhumble obéissance ; contre lopiniâtreté et bizarrerie. Et pour conclure tout ce que nous avons dit de lunion de notre volonté à celle de Dieu quon -appelle signifiée, presque toutes les herbes qui ont les fleurs jaunes, et même la chicorée sauvage qui les a bleues, les tournent toujours du côté du soleil, et suivent ainsi son contour ; mais lhéliotropium (1) ne contourne pas seulement ses fleurs, ains encore toutes. ses feuilles à la suite de ce grand luminaire; de même tous les élus tournent la fleur de leur coeur, qui est lobéissance aux commandements du côté de la volonté divine; mais les lImes vivement éprises du saint amour ne regardent pas seulement cette divine bonté par lobéissance aux commandements, ains aussi par lunion de toutes leurs affections, suivant le contour de ce divin soleil en tout ce quil leur commande, conseille et inspire, sans réserve ni exception quelconque; dont elles peuvent dire avec le sacré Psalmiste: Seigneur, vous avez empoigné ma main droite et mavez conduit en votre volonté, et mavez recueilli avec beaucoup de gloire. Jai du fait comme un cheval envers vous, et je suis toujours avec vous (2); car comme un cheval bien dressé se manie aisément, doucement et justement, en toutes façons, par lécuyer qui le monte, aussi lâme amante est si souple à la volonté de Dieu, quil en fait tout ce quil veut.
(1) Héliotropium, tournesol. (2) Ps., LXII, 23, 24.
CHAPITRE XIVBriève méthode pour connaître la volonté de Dieu.
Saint Basile dit que la volonté de Dieu nous est témoignée par ses ordonnances ou commandements, et que lors il ny a rien à délibérer; car il faut faire simplement ce qui est ordonné: mais que pour le reste il est en notre liberté de choisir à notre gré ce que bon nous semblera, bien quil ne faille pas faire tout ce qui est loisible, ains seulement ce qui est expédient; et quenfin, pour bien discerner ce qui est convenable, il faut ouïr lavis du sage père spirituel. Mais, Théotime, je vous avertis dune tentation ennuyeuse qui arrive maintes fois aux âmes qui ont un grand désir de suivre en toutes choses ce qui est plus selon la volonté de Dieu; car lennemi en toutes occurrences, les met en doute si cest la volonté de Dieu quelles fassent une chose plutôt quune autre ; comme, par exemple, si cest la volonté de Dieu quelles mangent avec lami, ou quelles ne mangent pas, quelles prennent des habits gris ou noirs, quelles jeûnent le vendredi ou le samedi, quelles aillent à la récréation ou quelles sen abstiennent, en quoi elles consument beaucoup de temps; et tandis quelles soccupent et embarrassent à vouloir discerner ce qui est meilleur, elles perdent inutilement le loisir de faire plusieurs biens, desquels lexécution serait plus à la gloire de Dieu, que ne saurait être le discernement du bien et du mieux auquel elles se sont amusées. On na pas accoutumé de peser la menue monnaie, ains seulement les pièces dimportance. Le trafic (1) serait trop ennuyeux et mangerait trop de temps sil fallait peser les-sols, les liards, les deniers et les pites (2). Ainsi ne doit-on pas peser toutes sortes de menues actions pour savoir si elles valent mieux que les autres. Il y a même bien de la superstition à vouloir faire cet examen: car à quel propos mettra-t-on en difficulté sil est mieux douïr la messe en une église quen une autre, de filer que de coudre, de donner laumône à un homme quà une femme? Ce nest pas bien servir un maître demployer autant de temps à considérer ce quil faut faire, comme à faire ce qui est requis. Il faut mesurer notre attention à limportance de ce que nous entreprenons: ce serait un soin déréglé de prendre autant de peine à délibérer pour faire un voyage dune journée, comme pour celui de trois ou quatre cents, lieues. Le chois de la vocation, le dessein de quelque affaire de longue conséquence, de quelque oeuvre de longue haleine, ou de quelque dépense bien grande, le changement de séjour, lélection des conversations, et telles semblables choses, méritent quon pense sérieusement-ce qui est plus selon la volonté divine. Mais ès menues actions journalières, esquelles même la faute nest ni de conséquence, ni irréparable, quest-il besoin de faire lembesogné (3), lattentif et lempêché à faire des
(1) Trafic, commerce en général. (2) Pites, petite monnaie de cuivre, frappée à Poitiers, lat. Pictavum, valant le quart dun denier. (1) Embesogné, fort occupé à une besogne.
importunes consultations? A quel propos me mettrai-je en dépense pour apprendre si Dieu aime mieux que je dise le rosaire ou loffice de Notre-Dame, puisquil ne saurait y avoir tant de différence entre lun et lautre quil faille pour cela taire une grande enquête? que jaille plutôt à lhôpital visiter les malades quà vêpres, que jaille plutôt au sermon quen une église où il y a indulgence ? Il ny a rien pour lordinaire de si apparemment remarquable en lun plus quen lautre, quil faille pour cela entrer en grande délibération. Il faut aller tout à la bonne foi et sans subtilité on telles occurrences; et, comme dit saint Basile, faire librement ce que bon nous semblera, pour ne point lasser notre esprit, perdre le temps, et nous mettre en danger dinquiétude, scrupule et superstition. Or, jentends toujours quand il ny a pas grande disproportion entre une oeuvre et lautre, et quil ne se rencontre point de circonstance considérable dune part plus que de lautre. Es choses mêmes de conséquence, il faut être bien humble, et ne point penser de trouver la volonté de Dieu à force dexamen et de subtilité de discours. Mais après avoir demandé la lumière du Saint-Esprit, appliqué notre considération à la recherche de son bon plaisir, pris le conseil de notre directeur, et, sil y échoit, de deux ou trois autres personnes spirituelles, il se faut résoudre et déterminer au nom de Dieu, et ne faut plus par après révoquer en doute notre choix, mais le cultiver et soutenir dévotement, paisiblement et constamment. Et bien que les difficultés, tentations et diversités dévénements qui se rencontrent au progrès de lexécution de notre dessein, nous pourraient donner quelque défiance davoir bien choisi, il faut néanmoins demeurer fermes, et ne point regarder tout cela, ains considérer que si nous eussions fait un autre choix, nous eussions peut-être trouvé cent fois pis: outre que nous ne savons pas si Dieu veut que nous soyons exercés en la consolation ou en la tribulation, en la paix ou en la guerre. La résolution étant saintement prise, il ne faut jamais douter de la sainteté de lexécution : car, sil ne tient à nous, elle ne peut manquer; faire autrement, cest une marque dun grand amour-propre ou denfance, faiblesse ou niaiserie desprit.
FIN DU HUITIÈME LIVRE.
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