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SERMON VII. De l'ardent amour de l’âme pour Dieu et de l'attention qu'il faut apporter dans l'oraison et dans la psalmodie.

 

1. Je m'engage de mon propre mouvement dans un nouveau travail, en provoquant moi-même vos recherches. Car,ayant eu soin à l'occasion du premier de vous montrer, quoique je ne fusse point obligé à le faire, quelles sont les fonctions et les dénominations propres aux pieds spirituels de Dieu, vous me questionnez maintenant sur la main qu'il faut, avons-nous dit, baiser ensuite. J'y consens, je veux vous satisfaire sur ce point; et même je fais plus que vous me demandez, puisque je lie vous montre pas seulement une main, mais deux, et les distingue par leur nom propre. J'appelle l'une, largeur, et l'autre, force ; parce que Dieu donne avec abondance, et conserve puissamment ce qu'il a donné. Quiconque n'est point ingrat, les baisera toutes les deux en reconnaissant et en confessant que Dieu n'est pas moins le distributeur que le conservateur suprême de tous biens. Je crois que nous avons assez parlé des deux baisers; passons au troisième.

2. « Qu'il me baise, dit-elle, du baiser de sa bouche (Cant. I). » Qui dit ces paroles? C'est l'Épouse. Qui est cette épouse? L'âme altérée de Dieu. Considérons les différentes dispositions des hommes, afin que celle qui appartient proprement à une épouse paraisse plus clairement. L'esclave craint le visage de son Seigneur. Un mercenaire ne voit dans son espérance que la récompense du maître. Un disciple prête l'oreille à son précepteur. Un fils honore son père. Mais celle qui demande qu'on la baise est éprise d'amour. De tous les sentiments de la nature, celui-ci est le plus excellent, surtout lorsqu'il retourne à son principe qui est Dieu. Et il n'y a point d'expressions plus douces pour rendre l'amitié réciproque du Verbe et de l'âme, que celles d'époux et d'épouse; attendu que tout est commun entre eux, et qu'ils ne possèdent rien en propre et en particulier. Ils n'ont qu'un même héritage, une même maison, une même table, un même lit, une même chair. Enfin, à cause de sa femme, l'homme doit quitter son père et sa mère, et s'attacher à elle pour ne plus faire tous deux qu'une même chair; la femme, de son côté, doit oublier son peuple et la maison de son père, afin que son époux conçoive de l'amour pour sa beauté. Si donc l'amour convient particulièrement et principalement aux époux, c'est à bon droit qu'on donne le nom d'épouse à l'âme qui aime. Or, celle-là aime, en effet, qui demande un baiser. Elle ne demande ni la liberté, ni des récompenses, ni une succession, ni même la science, mais un baiser. Et elle le demande comme une épouse très-chaste, qui brûle d'un amour sacré, et qui ne veut plus dissimuler le feu qui la consume. Voyez, en effet, comment elle commence son discours. Voulant demander une grande faveur à un roi, elle n'a recours ni aux caresses, ni aux flatteries; elle ne prend aucun détour pour arriver au but de ses désirs; elle n'use point de préambule; elle ne tâche point de gagner sa bienveillance ; mais parlant tout d'un coup de l'abondance du coeur, elle dit tout uniment et même avec une sorte d'impudence « Qu'il me baisé du baiser de sa bouche. »

3. Ne vous semble-t-il pas qu'elle veuille dire : Qu'y a-t-il dans le ciel ou sur la terre, hormis vous, qui puisse être l'objet de mes désirs (Psal. LXVII, 25) ? Celle-là sans doute aime chastement qui ne cherche que celui qu'elle aime, sans se soucier d'aucune autre chose qui soit à lui. Elle aime saintement, parce qu'elle n'aime pas dans la concupiscence de la chair, mais dans la pureté de l'esprit. Elle aime ardemment, puisqu'elle est tellement enivrée de son amour, qu'elle ne pense point à la majesté de celui à qui elle parle. Car à qui demande-t-elle un baiser? A celui qui fait trembler la terre du moindre de ses regards. Est-elle ivre? Oui, sans doute elle l'est. Et peut-être lorsqu'elle s'oubliait ainsi, sortait-elle du cellier où, dans la suite, elle se glorifie d'avoir été menée (Cant. I, III et II, 4). Car David disait aussi à Dieu, en parlant de quelques personnes : « Ils seront enivrés de l'abondance des biens qui se trouvent dans votre maison, et vous les ferez nager dans un torrent de plaisirs et de délices (Psal. XXXV, 9). » Combien grande est la force de l'amour! Combien de confiance il y a dans l'esprit de liberté ! N'est-il pas manifeste que l'amour parfait bannit toute crainte (I Joan. IV, 18) ?

4. C'est néanmoins par un sentiment de pudeur, qu'elle ne s'adresse pas à l'Époux, mais qu'elle dit à d'autres, comme s'il était absent, «qu'il me baise du baiser de sa bouche. » Car, comme elle demande une grande chose, il faut qu'elle donne bonne opinion de soi, en accompagnant sa prière de quelque retenue. C'est pourquoi elle emploie ses amis et ses familiers pour trouver un accès particulier auprès de son bien-aimé. Mais qui sont ces amis? Nous croyons que ce sont les saints anges qui assistent ceux qui prient et qui offrent à Dieu les prières et les ,ceux des nommes, quand ils les voient lever des mains pures au ciel sans colère et sans animosité. C'est ce que témoigne l'ange de Tobie, quand il disait à son père : « Lorsque vous priiez avec larmes, ensevelissiez les morts, et quittiez votre repas pour les cacher le jour dans votre maison et les enterrer la nuit, j'offrais vos prières au Seigneur (Tob. XII, 12). » Je crois que les autres témoignages que l'on trouve dans l'Écriture vous persuadent assez cette vérité. Car que les anges daignent aussi se mêler souvent à ceux qui chantent des paumes, c'est ce que le Psalmiste exprime très-clairement quand il dit : « Les princes marchaient devant, se joignaient au choeur des musiciens, au milieu des jeunes filles qui jouaient du tambour (Psal. LVII, 26). » D'où vient qu'il dit encore ailleurs: « Je chanterai des psaumes à votre gloire en la présence des anges (Psal. CXXXVII, 1). » Aussi je ressens de la douleur lorsque j'en vois quelques uns parmi vous qui cèdent an sommeil durant les veilles sacrées, et qui, au lieu de révérer les citoyens du ciel, sont semblables à des morts en présence de ces princes de la milice céleste, qui, touchés de votre vigilance, seraient heureux de se mêler à vos solennités. Certes, j'ai bien peur qu'ayant enfin horreur de votre lâcheté, ils ne se retirent avec indignation (a); et qu'alors chacun de vous ne commente, mais bien tard, à dire à Dieu avec gémissement: » Vous avez éloigné de moi mes amis, ils m'ont regardé comme l'objet de leur exécration (Psal. LXXXVll, 9); » ou bien: « Vous avez éloigné de moi mes amis, mes proches et ceux de ma connaissance, à cause de mon extrême misère (Ibid. 19); » Et encore . « Ceux qui étaient près de moi se sont retirés bien loin; et ceux qui cherchaient ma mort me faisaient violence (Psal. XXXVII, 12). » En effet, si les bons esprits s'éloignent de nous, comment pourrons-nous soutenir les efforts des méchants? Je dis donc à ceux qui sont ainsi endormis: « Maudit celui qui fait l'oeuvre de Dieu avec négligence (Hier. XLVIII, 10); » et le Seigneur leur dit : « Plût à Dieu que je vous eusse trouvé chaud ou froid; mais parce que je vous ai trouvé tiède, je commencerai à vous vomir de ma bouche. (Apoc. III, 15). » Lors donc que vous priez ou psalmodiez, faites attention à vos princes, tenez-vous dans le respect ! et dans la règle, et soyez fiers, car les anges voient tous les jours la face de votre Père (Matth. XVIII, 10). Ils sont, en effet, envoyés pour nous qui sommes destinés à l'héritage du salut (Hebr. I, 14); ils portent au ciel notre dévotion, et en rapportent des grâces. Prenons part aux foncé Lions de ceux dont nous devons partager la gloire, afin que la louange de Dieu soit parfaite dans la bouche des enfants (Psal. VIII, 3), et de ceux qui sont encore à la mamelle. Disons-leur : « Chantez des hymnes en l'honneur de notre Dieu, chantez des hymnes en son honneur (Psal. XLVI, 7), »

 

a. Non pas à la lettre et matériellement parlant, mais par leurs dispositions, selon ce que dit Sixte de Sienne dans ses notes.

 

afin qu'ils nous répondent aussi à leur tour; « Chantez des cantiques en l'honneur de notre Roi, chantez des cantiques en son honneur.»

5. Joignez-vous donc aux chantres du ciel, pour chanter en commun les louanges de Dieu, car vous êtes vous-mêmes les concitoyens des saints et les domestiques de ce grand maître, et psalmodiez avec goût. De même que c'est la bouche qui savoure les viandes, ainsi c'est le coeur qui savoure les Psaumes. Mais il faut que l'âme fidèle et prudente ait soin de les broyer sous la dent de l'intelligence, si je puis parler ainsi ; de peur que si elle les mange par morceaux entiers, elle ne se prive du plaisir qu'il y a à les goûter, plaisir si agréable, qu'il surpasse en douceur, le miel et le rayon de miel le plus doua. Offrons un rayon de miel avec les apôtres, au banquet céleste et à la table du Seigneur (Luc. XXIV, 41). Le miel dans les ruches, est une dévotion qui s'attache à la lettre. La lettre tue (II Cor.XIV, 14), si on la prend sans l'assaisonnement de l'esprit. Mais si, avec l'Apôtre, vous psalmodiez en esprit et avec intelligence, vous éprouverez avec lui la vertu de ce qu'a dit Jésus-Christ : « Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie (Joan. VI, 64); » et de ce que la Sagesse dit d'elle-même: « Mon esprit est plus doux que le miel (Eccle. XXIV, 27). »

6. C'est ainsi que votre âme sera dans l'abondance et les délices, et que votre holocauste sera gras et parfait. C'est ainsi que vous apaiserez le souverain roi ; que vous serez agréable à ses princes, et que vous gagnerez le cour de toute la cour; à l'odeur agréable de vos sacrifices, qui montera au ciel, ils diront : « Qui est celle-ci qui monte du désert, comme la fumée de la myrrhe, de l'encens et d'une infinité d'autres parfums (Cant. III, 6) ? » « Les princes de Juda, dit le Prophète, de Zabulon et de Nephtali, sont leurs chefs (Psal. LXVII), » c'est-à-dire, les chefs de ceux qui louent Dieu, qui sont continents, et qui aiment la contemplation. Car nos princes savent bien que la louange de ceux qui chantent la générosité des continents, et la pureté des contemplatifs sont agréables à leur roi; et ils ont à coeur d'exiger de nous ces prémices de l'esprit, qui ne sont autre chose, que les premiers et les plus excellents fruits de la sagesse. Car vous le savez, en hébreu, Juda signifie, louant et confessant, Zabulon, demeure assurée, Nephtali, cerf lâché, parce que la légèreté avec laquelle il court et il saute, exprime fort bien, les transports et les extases des spéculatifs; et de même que le cerf perce les endroits les plus épais des forêts ; ainsi pénètrent-ils les sens les plus cachés et les plus difficiles. Nous savons pareillement qui est celui qui a dit : « Le sacrifice de  louanges m'honorera (Psal. XLIX, 23). »

7. Mais, « si les louanges ne sont pas malséantes dans la bouche du pécheur (Eccles. XV, 9), » n'avez-vous pas extrêmement besoin de la vertu de continence, pour que le péché ne règne point dans votre corps mortel ? Mais la continence n'est point agréable à Dieu, quand elle recherche la gloire humaine, aussi, avez-vous encore besoin de la pureté d'intention, qui vous fasse désirer de ne plaire qu'à Dieu, et vous donne la force de vous attacher uniquement à lui. Car il n'y a point de différence entre, être à Dieu, et voir Dieu, ce qui n'est accordé, par un rare bonheur, qu'à ceux qui ont le coeur pur. David avait cette netteté de coeur, lorsqu'il disait à Dieu : « Mon âme s'attache fortement à vous, par un violent amour (Psal. LXII, 9) » et ailleurs : « Pour moi, mon plus grand bien est de m'attacher inviolablement à Dieu. (Psal. LXXII, 23). » En le voyant, il était attaché à lui, et en s'attachant à lui, il le voyait. Lors donc qu'une âme est dans l'exercice continuel de ces vertus sublimes, ces ambassadeurs célestes conversent familièrement et souvent avec elle, surtout s'ils la voient souvent en oraison. Qui m'accordera, ô princes charitables, de pouvoir faire connaître auprès de Dieu, par votre entremise, ce que je lui demande? Je ne dis pas à Dieu, parce que toutes les pensées de l'homme lui sont connues, mais auprès de Dieu, c'est-à-dire aux Vertus, aux autres ordres des anges, et aux âmes bienheureuses dépouillées de leur corps. Qui relèvera de la poussière, et retirera du fumier un homme aussi vil, et aussi misérable que moi, et le fera asseoir avec les princes sur un trône de gloire ? Je ne doute point qu'ils ne reçoivent dans le palais céleste, avec des témoignages extraordinaires de joie et d'affection, celui qu'ils daignent visiter sur son fumier. Après tout, comment, après s'être réjouis de la conversion d'un pécheur, ne le reconnaîtraient-il pas quand il s'élèvera dans les cieux!

8. C'est pourquoi je pense que c'est à eux, les familiers et les compagnons de l'Époux, que parle l'Épouse dans sa prière, et découvre le secret de son coeur, lorsqu'elle dit : « qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. » Et voyez avec quelle familiarité et quelle tendresse, l'âme qui soupire dans cette misérable chair, s'entretient avec les puissances célestes. Elle désire avec passion les baisers de son Époux, elle demande ce qu'elle désire, et néanmoins elle ne nomme point celui qu'elle aime, parce qu'elle ne doute point qu'ils ne le connaissent, parce qu'elle a coutume de s'entretenir souvent avec eux. C'est pour cela qu'elle ne dit point : « Qu'un tel ou un tel me baise; mais seulement qu'il me baise, comme Marie Madeleine ne reconnaît point celui qu'elle cherchait, mais disait seulement à celui qu'elle pensait être un jardinier : « Seigneur, si vous l'avez emporté (Joan. XX, 51). » De qui parle-t-elle ? Elle ne le  nomme point ; parce qu'elle croit que tout le monde connaît quel est celui qui ne peut sortir un seul instant de son coeur. Parlant donc aux compagnons de son Époux, comme à ses confidents, et à ceux qu'elle sait connaître les sentiments de son âme, elle tait le nom de son Bien-aimé, et commence tout d'un coup ainsi : « Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. » Je né veux pas vous entretenir plus longtemps de ce baiser. Demain, je vous dirai ce que, par vos prières, l'onction divine; qui donne des enseignements sur toutes choses, daignera me suggérer ; car la chair et le sang ne révèlent point ce secret, mais celui qui pénètre les mystères de Dieu les plus profonds, c'est-à-dire le Saint-Esprit qui, procédant du Père et du Fils, vit et règne également avec eux, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. SUR LE VII SERMON SUR LE Cantique, n. 6.

 

285. Qu'ils se retirent avec indignation. Voici la remarque que fait, sur ce passage, Sixte de Sienne (Lib. V, Biblioth. S. Annot. 216). « Les scolastiques, dit-il, ont coutume d'alléguer les paroles de saint Bernard dans sa septième homélie sur le Cantique des cantiques, pour prouver que les anges gardiens abandonnent quelquefois le garde qui leur est confiée. Albert le Grand (I Tom. sum. qu. 8), expliquant ce passage, dit : les hommes sont abandonnés par leurs anges gardiens, non point quant au lieu, c'est-à-dire quant à la garde locale, niais quant à la vertu et. à l'efficacité de cette garde. Cela ne vient pas de paresse chez l'ange, mais de faute dans l'homme; de la même manière que les saints disent ordinairement que le pécheur s'éloigne de Dieu, cela ne s'entend point d'un déplacement local, mais d'un éloignement au point de vue du mérite (Note de Horstius). »

 

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